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Pierre Jacquet Cercle des économistes Contribution au cahier sur les Fonds Souverains Les fonds souverains, acteurs du développement ? Depuis plusieurs mois, les fonds souverains défraient la chronique. Bien qu’ils ne soient pas nouveaux (certains existent depuis les années 1950), leur spectaculaire développement récent a suscité de nombreuses questions sur leur stratégie, leur manque de transparence, ou les enjeux réglementaires de ce nouveau « capitalisme d’Etat ». On met en avant les motivations réelles ou supposées de ces fonds aux ressources très considérables, leur rôle éventuellement stabilisateur, illustré par les prises de participation dans des institutions bancaires et financières fragilisées par la crise des subprime, ou la nécessité d’établir quelques règles simples, des « bonnes pratiques », pour éviter le recours possible à des formes de protectionnisme financier. Or, d’autres dimensions de ces fonds pourraient bien être plus fondamentales encore. Ils sont l’émanation de pays en développement ou de pays émergents, ce qui devrait amener à se demander quelle stratégie de développement ils sous-tendent, ou, plus largement, en quoi ils contribuent au développement du pays même où ils se constituent 1 . On est passé en quelques années de la crise de la dette des pays en développement à l’évidence de la richesse d’une bonne partie d’entre eux. Un pays comme le Brésil s’est même complètement débarrassé de sa dette extérieure nette grâce à l’accumulation de réserves 2 . Contrairement à l’image traditionnelle du pays en développement qui finance son économie par l’endettement externe, c’est-à-dire l’utilisation de l’épargne étrangère, tout se passe comme si la capacité d’accumuler des créances nettes sur l’étranger était parfois perçue comme une stratégie de développement économique et de puissance, un peu dans la ligne du mercantilisme d’antan et à l’encontre des enseignements de la théorie classique et des analyses d’Adam Smith sur la richesse des nations. Sans prétendre proposer une analyse exhaustive, cet article ouvre quelques pistes de réflexion sur le lien entre fonds souverains et stratégies de développement. Développement et fonds souverains Les fonds souverains font partie des instruments d’investissement à disposition des Etats. Kimmit (2008) 3 identifie quatre catégories d’investissements souverains : les réserves internationales (détenues par les ministères des finances ou les banques centrales), les fonds de pension publics, les entreprises d’Etat et les fonds souverains. Ces instruments sont certes clairement distincts par leurs objectifs mais présentent des complémentarités évidentes. Par exemple, en Chine, les fonds souverains créés à partir des réserves de change accompagnent 1 Pour une des rares analyses détaillées sur ce sujet, voir Griffith-Jones, S. et J.A. Ocampo (2008), « Sovereign Wealth Funds : A Developing Country Perspective », texte présenté lors de l’atelier sur les fonds souverains organisé par la Andean Development Corporation à Londres, le 18 février 2008. 2 Voir par exemple Les Echos du 26 février 2008. 3 Kimmit, R. M. (2008), « Public Footprints in Private Markets. Sovereign Wealth Funds and the World Economy », Foreign Affairs, Janvier/février.

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Pierre Jacquet Cercle des économistes Contribution au cahier sur les Fonds Souverains

Les fonds souverains, acteurs du développement ? Depuis plusieurs mois, les fonds souverains défraient la chronique. Bien qu’ils ne soient pas nouveaux (certains existent depuis les années 1950), leur spectaculaire développement récent a suscité de nombreuses questions sur leur stratégie, leur manque de transparence, ou les enjeux réglementaires de ce nouveau « capitalisme d’Etat ». On met en avant les motivations réelles ou supposées de ces fonds aux ressources très considérables, leur rôle éventuellement stabilisateur, illustré par les prises de participation dans des institutions bancaires et financières fragilisées par la crise des subprime, ou la nécessité d’établir quelques règles simples, des « bonnes pratiques », pour éviter le recours possible à des formes de protectionnisme financier. Or, d’autres dimensions de ces fonds pourraient bien être plus fondamentales encore. Ils sont l’émanation de pays en développement ou de pays émergents, ce qui devrait amener à se demander quelle stratégie de développement ils sous-tendent, ou, plus largement, en quoi ils contribuent au développement du pays même où ils se constituent1. On est passé en quelques années de la crise de la dette des pays en développement à l’évidence de la richesse d’une bonne partie d’entre eux. Un pays comme le Brésil s’est même complètement débarrassé de sa dette extérieure nette grâce à l’accumulation de réserves2. Contrairement à l’image traditionnelle du pays en développement qui finance son économie par l’endettement externe, c’est-à-dire l’utilisation de l’épargne étrangère, tout se passe comme si la capacité d’accumuler des créances nettes sur l’étranger était parfois perçue comme une stratégie de développement économique et de puissance, un peu dans la ligne du mercantilisme d’antan et à l’encontre des enseignements de la théorie classique et des analyses d’Adam Smith sur la richesse des nations. Sans prétendre proposer une analyse exhaustive, cet article ouvre quelques pistes de réflexion sur le lien entre fonds souverains et stratégies de développement.

Développement et fonds souverains Les fonds souverains font partie des instruments d’investissement à disposition des Etats. Kimmit (2008)3 identifie quatre catégories d’investissements souverains : les réserves internationales (détenues par les ministères des finances ou les banques centrales), les fonds de pension publics, les entreprises d’Etat et les fonds souverains. Ces instruments sont certes clairement distincts par leurs objectifs mais présentent des complémentarités évidentes. Par exemple, en Chine, les fonds souverains créés à partir des réserves de change accompagnent 1 Pour une des rares analyses détaillées sur ce sujet, voir Griffith-Jones, S. et J.A. Ocampo (2008), « Sovereign Wealth Funds : A Developing Country Perspective », texte présenté lors de l’atelier sur les fonds souverains organisé par la Andean Development Corporation à Londres, le 18 février 2008. 2 Voir par exemple Les Echos du 26 février 2008. 3 Kimmit, R. M. (2008), « Public Footprints in Private Markets. Sovereign Wealth Funds and the World Economy », Foreign Affairs, Janvier/février.

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le développement des entreprises d’Etat à l’international ; en Norvège, le fonds souverain créé à partir des ressources d’hydrocarbures (le plus transparent des fonds souverains existants), contribue aussi au financement des engagements publics au titre des retraites. On pourrait cependant ajouter une cinquième catégorie, à savoir l’investissement dans les pays en développement tiers, au titre de différentes formes d’aide publique au développement (APD). Par exemple, l’APD des pays membres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE, pris ensemble, représente un flux annuel supérieur à 100 milliards de dollars, ce qui peut s’interpréter comme le produit d’un fonds public de 2500 milliards (le total des actifs des fonds de pension est évalué fin 2007 à environ 2000 milliards) dont le rendement, consacré à l’APD, serait de 4%. Les institutions de financement du développement bilatérales (comme l’Agence française de développement, établissement public aux fonds propres de 4,4 milliards d’euros, ou la KFW-Entwicklungsbank allemande), régionales (banques africaine, asiatique, interaméricaine ou islamique de développement), européennes (Commission européenne, fonds européen pour le développement) ou multilatérales (groupe de la banque mondiale, notamment l’Association internationale de développement – AID – qui consent des subventions et des prêts à très long terme, 35 à 40 ans, sans intérêt aux pays pauvres) utilisent leur capital et les contributions publiques additionnelles pour mettre en œuvre des prêts, garanties ou prises de participation dans les pays en développement. Certaines de ces institutions s’approchent de fonds souverains. Par exemple, le fonds du Koweit pour le développement économique arabe, créé en 1951, dispose aujourd’hui d’un capital de plus de 7 milliards de dollars. Il accorde des prêts, des garanties, des subventions d’assistance technique, et assure la participation du Koweit dans les banques de développement régionales. Le Fonds arabe de développement économique et social est doté quant à lui de près de 3 milliards de dollars et finance des projets de développement par ses prêts, encourage le développement du secteur privé et fournit de l’assistance technique. Cette action fait clairement partie des investissements internationaux que décident les gouvernements. Notons cependant que les fonds souverains s’en distinguent car ils ne sont pas constitués a priori pour financer l’aide publique au développement. Nous reviendrons sur cette question à la fin de cet article. Les fonds souverains sont en général définis comme fonds détenus et contrôlés par des gouvernements et abondés par des ressources en devises. Leur constitution dépend donc de la capacité des gouvernements à accumuler des devises, qui s’exprime de deux façons principales4. Dans un premier cas, celui des pays exportateurs de pétrole, le gouvernement amasse des recettes fiscales ou directement des recettes d’exportations libellées en dollars. Les fonds souverains créés par ces pays détiennent à peu près la moitié des actifs totaux des fonds souverains5. Dans le second cas, celui des pays exportateurs nets, notamment en Asie, le souci de maintenir un taux de change fixe amène les banques centrales à accumuler sous forme de réserves en devises la contrepartie des excédents des paiements6. Dans un régime de

4 Voir notamment Aizenman, R. et R. Glick (2007), « Sovereign Wealth Funds: Stumbling Blocks or Stepping Stones to Financial globalization ? », Federal Reserve Bank of San Francisco, Economic Letter, n° 38, novembre. 5 Voir Johson, S. (2007), The Rise of Sovereign Wealth Funds, Finance and Development, 44 :3, Fonds monétaire international. 6 Nous parlerons essentiellement ici des excédents des paiements courants, qui seuls représentent un transfert net de ressources et qui, lorsqu’ils ne sont pas compensés par des sorties nettes de capitaux privés, doivent l’être, en régime de changes fixes, par accumulation de réserves (c’est-à-dire sortie de capitaux publics). Un excédent de la balance des capitaux (des entrées nettes de capitaux) contribue aussi à l’accroissement des réserves en devises, mais elles ne correspondent pas à une richesse nette accumulée vis-à-vis de l’étranger, puisque leur contrepartie est alors une dette et non un transfert net de ressources. Voir la discussion dans Griffith-Jones et Ocampo (2008, op. cit.)

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taux de change flottants, l’accumulation de réserves fait place à une appréciation de la monnaie. Au-delà de motifs propres sur lesquels nous revenons brièvement ci-dessous, l’accumulation de réserves s’interprète donc en changes fixes comme l’instrument d’une politique de change visant à maintenir une monnaie sous-évaluée. Ces deux modalités d’accumulation de capitaux en devises (exploitation et exportations de matières premières et excédents des paiements courants) peuvent d’ailleurs se rejoindre dans le cas de pays pétroliers désireux de maintenir un taux de change fixe par rapport au dollar, comme les Emirats Arabes Unis, le Koweït ou l’Arabie saoudite.

Les fonds souverains alimentés par les excédents de s paiements courants Le volume mondial des réserves en devises des banques centrales a connu dans la dernière décennie une croissance fulgurante. Il dépasse fin 2007 6.000 milliards de dollars après s’être accru en 2007 seulement de plus de 1.000 milliards. Les pays en développement en détiennent environ 4/5ème. Une partie de ces réserves, suivant les pays, a pour contrepartie des entrées nettes de capitaux, c’est-à-dire de l’endettement externe. L’essentiel provient cependant d’un retournement marqué des situations des paiements courants (solde des exportations moins les importations de biens et services, plus transferts unilatéraux). Dans les dix dernières années, de nombreux pays en développement ont en effet dégagé des excédents des paiements courants, parfois massifs, et ces excédents se sont sensiblement accrus. Sur les 150 pays en développement et émergents dont le FMI publie les statistiques des paiements, 45 pays, dont un nombre significatif de pays non pétroliers ont dégagé un excédent courant (ou étaient à l’équilibre) en moyenne sur la période 2000-2008, de Haïti (équilibre) au Timor-Leste (excédent moyen annuel de plus de 50% du PIB), contre 20 pays sur la période 1990-2000. La situation des pays latino-américains, en particulier, s’est complètement transformée. Or ces excédents n’ont en général pas été compensés par des sorties de capitaux, et, pour empêcher les taux de change de s’apprécier, les banques centrales sont intervenues et ont accumulé les réserves en devises correspondantes. En termes comptables, cette situation correspond, dans les pays excédentaires, à un excès de l’épargne nationale sur l’investissement interne, mais ce ne sont pas les acteurs privés qui détiennent les actifs extérieurs correspondant à cette épargne, mais les banques centrales, sous forme de réserves. Un simple raisonnement comptable indique évidemment qu’au niveau mondial, de tels excédents n’ont été possibles que parce que d’autres pays étaient en déficit. La forte progression des réserves de change apparaît ainsi comme la contrepartie des déséquilibres des paiements dans le monde, et notamment d’une croissance américaine essentiellement financée par endettement extérieur (déficit élevé des paiements courants). Il y a un certain paradoxe à observer la conjonction du recours (délibéré) de l’économie américaine à l’endettement externe, et la réticence à voir les créanciers chercher à optimiser la rentabilité de leurs créances ! Le ralentissement prévu de l’économie américaine modifie la donne aussi pour les pays en excédent courant et conduit à un inévitable dilemme entre le maintien des excédents et la croissance économique. L’accumulation de réserves répond, notamment dans le cas des pays ayant eu à faire face à des problèmes d’endettement, à un besoin d’assurance contre les chocs ou à l’instabilité financière internationale. De ce point de vue, les crises financières des dernières décennies, crise de la dette comprise, ont probablement contribué à rendre les pays en développement

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très prudent dans la gestion de leur exposition financière nette. La combinaison d’une contrainte financière externe parfois très dure et du risque d’instabilité et de chocs financiers dès lors qu’elle se desserre, a conduit de nombreux pays pauvres à rechercher des excédents courants et à accumuler des réserves. Du fait de leur fonction principale assurantielle, ces réserves doivent être investies en actifs sûrs et liquides, typiquement des obligations d’Etat à court terme (comme des bons du Trésor américains en dollars). Plusieurs travaux ont cherché à évaluer le niveau optimal de telles réserves, en spécifiant l’arbitrage entre le coût d’opportunité de leur détention et l’avantage qu’elles procurent en permettant de lisser les profils de consommation en cas de choc externe7. Lorsque les réserves dépassent ce niveau optimal, le souci de maintenir la liquidité de cet « excès » de réserves (par rapport au motif d’assurance) s’estompe devant celui d’en tirer un meilleur rendement en diversifiant les placements. Les banques centrales des pays en développement elles-mêmes commencent à le faire, mais c’est surtout l’un des rôles des fonds souverains de reprendre la gestion des réserves « excédentaires » en la diversifiant (vers d’autres types d’obligations et vers des investissements en actions et prises de participations) pour en accroître le rendement. Par exemple, la China Investment Corporation créée en 2007, a récemment pris des risques importants en prenant une participation de 3 milliards de dollars dans Blackstone en juin 2007 (investissement sur lequel elle réalise des pertes) et de 5 milliards (soit 9,9% du capital) dans Morgan Stanley en décembre 2007. L’accumulation de réserves apparaît parfois comme le résultat de stratégies délibérées de maintien de la compétitivité des exportations par sous-évaluation du taux de change. La Chine est le principal exemple de la stratégie d’accumulation de réserves en devises en contrepartie d’excédents des paiements en très forte croissance (de 1,3 % du PIB en 2001 à 11,4 % en 20078), posant un problème aux autorités chinoises désireuses d’éviter l’appréciation de leur monnaie. Le choix de telles stratégies nécessite un arbitrage entre le bénéfice perçu du maintien de la dynamique exportatrice dans un contexte commercial potentiellement conflictuel et le coût de l’accumulation de réserves sur lequel nous revenons brièvement ci-dessous. Or, de telles stratégies ne se mènent pas seules. Soit elles supposent l’acceptation tacite des partenaires commerciaux, soit elles risquent de dégénérer en cascade auto-entretenue : chacun cherche à empêcher sa monnaie de s’apprécier par rapport à celle du partenaire commercial qui fait de même, et accumule à son tour des réserves. Cette accumulation n’est pas « gratuite ». Certes, le maintien d’un taux de change sous-évalué a joué un rôle important dans la dynamique de croissance tirée par les exportations. Mais elle maintient aussi des termes de l’échange défavorables qui, en pénalisant le pouvoir d’achat des exportations, freine la croissance du niveau de vie. Pour ce qui concerne l’excédent des paiements courants, l’accumulation de réserves sanctionne une situation d’excès d’épargne nationale sur l’investissement intérieur. Or, la Chine a l’un des taux d’investissement les plus élevés au monde (supérieur à 40% du PIB). En soi, cela ne signifie pas qu’elle investit trop : ce taux d’investissement est justifié dans une économie en forte croissance où la rentabilité du

7 Voir par exemple Jeanne, O. et R. Rancière (2006), « The Optimal Level of International Reserves For Emerging Market Countries : Formulas and Applications », Fonds monétaire international, septembre. Les auteurs évaluent le niveau optimal du ratio des réserves au PIB à environ 10%, ce qui, d’après-eux, rend bien compte de la situation des pays émergents d’Asie entre 1980 et 2003, mais pas de l’évolution marquée de leurs réserves depuis 2003. Les réserves chinoises fin 2007, en particulier, représentent plus de 50% du PIB chinois. (1500 milliards de réserves pour un PIB de près de 3.000 milliards de dollars courants) et plus de 18 mois d’importations. 8 Chiffres de la banque de données FERI.

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capital reste élevée, ce qui semble être le cas9 - mais cette question fait l’objet d’avis contrastés. Si pathologie il y a, cependant, elle est davantage dans une épargne structurellement abondante que dans l’insuffisance de l’investissement. Cette épargne reflète un choix intertemporel d’allocation des ressources, qui peut éventuellement se justifier au regard d’une sécurité sociale encore peu développée et du vieillissement démographique, qui appelleront davantage de dépenses publiques à l’avenir, ou refléter aussi une politique de puissance et d’influence extérieure. Mais à court terme, c’est la consommation des ménages chinois qui est indirectement pénalisée : ils pourraient jouir d’un niveau de vie supérieur, qui se traduirait par davantage de consommation et d’importations au lieu de voir une partie de ce revenu réel potentiel se dissiper dans l’accumulation de réserves en devises, dont la plus grande partie est libellée dans une monnaie, le dollar, qui perd sa valeur. Au lieu d’empêcher l’appréciation du renminbi en achetant des dollars, les autorités chinoises pourraient au contraire veiller à ce qu’une meilleure valorisation des exportations rémunère mieux le travail chinois. La sous-évaluation du renminbi perpétue cette allocation des revenus et freine en quelque sorte l’enrichissement du pays10. Il est probable que les autorités chinoises y remédient graduellement. L’appréciation du renminbi par rapport au dollar a d’ailleurs modestement commencé. De fait, la création de fonds souverains à partir des réserves n’apporte pas de réponse convaincante à la question « A quoi cela sert-il d’exporter, sinon pour importer ? ». Dans le cas chinois, les fonds souverains sont initialement davantage l’expression d’une stratégie de croissance par les exportations que d’une volonté délibérée des gouvernements concernés d’élaborer une stratégie d’enrichissement par l’investissement international, même si, évidemment, lorsque les réserves s’accumulent, il est important de les investir au mieux et si le gouvernement chinois peut se servir de sa richesse en devises pour accompagner le développement des entreprises chinoises à l’étranger. En outre, la rentabilité finale de cette stratégie n’est pas garantie. En effet, l’accumulation de réserves en devises se traduit mécaniquement par une accélération de la création monétaire interne et un risque d’inflation. La banque centrale « stérilise » donc cette création monétaire, en détruisant un volume équivalent de monnaie par vente d’obligations d’Etat. Le retour financier net de l’accumulation de réserves stérilisée est donc la différence entre le taux d’intérêt perçu sur les placements internationaux de ces réserves et le taux d’intérêt intérieur payé sur la dette publique ainsi émise. S’ajoute en outre le risque en capital lié à la surévaluation du billet vert, toute baisse de ce dernier renchérissant sensiblement cette stratégie. Un fonds souverain bien géré accroîtra certes le rendement des placements, mais le bilan financier global peut rester négatif.

Les fonds souverains issus de l’exportation des mat ières premières Les fonds souverains constitués par les pays pétroliers, ou, plus largement des pays exportateurs d’une matière première non renouvelable, relèvent d’une logique différente, celle de la nature et du rythme de l’exploitation. Faut-il exploiter ou conserver la ressource dans le sol ? Comment allouer les recettes tirées de l’exploitation entre consommation et investissement ? Les ressources naturelles non renouvelables représentent une forme de capital, que toute exploitation détruit en partie. Même si leur exploitation n’est pas

9 Voir notamment Chon-En, Chang-Tai et Yingyi (2006), « The Return to Capital in China », NBER Working Paper n° 12755. 10 Cet argument n’implique pas nécessairement que l’appréciation du renminbi suffirait à corriger l’excédent courant chinois, qui renvoie à un excédent structurel de l’épargne sur l’investissement.

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physiquement soutenable, les travaux de l’économiste John Hartwick ont permis de caractériser les politiques de développement durable, consistant à investir les rentes des ressources naturelles non renouvelables dans d’autres formes de capital. L’idée est assez simple et convaincante : il s’agit de substituer à du capital physique une autre forme de capital, physique, humain ou financier, c’est-à-dire d’investir judicieusement les recettes tirées de l’exploitation du pétrole plutôt que de les consommer. La création de fonds souverains à partir des rentes tirées de l’exploitation fournit un élément de réponse, dont l’exemple de Kiribati, petite île du Pacifique qui a créé en 1956 un fond de réserve pour la stabilisation des revenus tirés de l’exploitation de ses mines de potasse illustre l’intérêt: les revenus de ce fonds de 400 millions de dollars représentent près d’un sixième du PIB de l’île11. Cette approche permet de faire vivre les ressources naturelles au-delà de leur horizon physique. La « règle de Hartwick », combinée aux analyses d’Harold Hotelling sur l’exploitation des ressources naturelles, fixe le cadre économique de cette exploitation. Le premier niveau de choix consiste à décider, ou non, d’extraire la ressource. Hotelling montre que la stratégie optimale d’exploitation consiste à faire en sorte que le taux d’accroissement de la rente (différence entre le prix de marché et le coût marginal de production) soit égale au taux d’intérêt : c’est une condition de maintien de la richesse, puisqu’elle revient à comparer l’évolution de la valeur des ressources gardées dans le sol à la rémunération que permet l’exploitation. Les conditions actuelles sur le marché des hydrocarbures est une incitation à produire, sauf à penser que les prix vont continuer à augmenter. Or, les prix de marché dépendent de l’évolution des conditions de l’offre et des comportements de demande. Il semblerait imprudent de tabler aujourd’hui sur une poursuite de la hausse des prix, plutôt que de rechercher une meilleure valorisation des ressources. Une fois la décision d’exploiter prise, la règle de Hartwick n’implique pas a priori l’existence d’excédents des paiements courants et la création d’un fonds souverain investissant à l’étranger. La bonne utilisation de la rente peut en effet conduire à la formation de capital à l’intérieur du pays producteur de façon à fonder une croissance durable. Cependant, la capacité d’absorption des pays producteurs, c’est-à-dire les contraintes qui pèsent sur le choix d’investissements en capital humain, en infrastructure, ou en capital institutionnel socialement rentables, dépend du niveau de développement atteint et représente un facteur limitant, notamment dans les périodes où, comme aujourd’hui, le prix des hydrocarbures est particulièrement élevé. Une problématique associée est celle du « syndrome hollandais », qui désigne le risque de conséquences négatives de l’exploitation des ressources naturelles sur la compétitivité des secteurs exportateurs, par le biais d’un renchérissement des coûts. La prise en compte de ce risque peut amener à souhaiter transformer les recettes issues de l’exploitation en épargne placée à l’étranger plutôt qu’alimenter la dépense interne. Dans la réalité, les recettes pétrolières des pays exportateurs ont souvent été au moins en partie consommées, ou, lorsqu’elles ont été investies, ont alimenté un « surinvestissement » dans des projets dont la rentabilité économique et sociale s’est avérée faible : infrastructures grandioses ou inadaptées, diversification excessive dans des secteurs qui s’avéreront moins prometteurs que prévus, etc. C’est pour cette raison que la constitution de fonds souverains capable d’investir à bon escient à l’extérieur peut accroître l’efficacité de l’exploitation des hydrocarbures au niveau de l’économie mondiale et pour le pays producteur.

11 D’après The Economist, “Asset-backed insecurity”, 17 janvier 2008.

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Comme le note Reisen (2008)12, l’attitude des pays de l’OCDE vis-à-vis des stratégies d’investissement des fonds souverains joue aussi un rôle dans l’arbitrage entre exploitation des ressources et non exploitation (conserver les ressources dans le sol). Le prix élevé du pétrole, début 2008, crée une incitation à exploiter les champs pétrolifères plutôt qu’à conserver le pétrole, car les perspectives de poursuite de la hausse des prix sont au mieux incertaines. Mais tout protectionnisme à l’encontre des investissements de ces fonds aurait pour résultat de diminuer la rentabilité des placements financiers des recettes de l’exploitation, d’inciter à conserver le pétrole, de restreindre la production courante et de renchérir encore les prix. C’est un argument à prendre au sérieux, même si on peut penser que la tentation de bénéficier des prix actuels élevés l’emporte sur le risque que les recettes soit mal employées.

Les fonds souverains, financeurs du développement ? L’abondance des ressources financières que traduit la montée en puissance de ces nouveaux fonds amène aussi à se demander dans quelles mesures ils pourraient contribuer au financement du développement des pays pauvres ou renforcer la capacité des Etats concernés à contribuer à l’aide au développement. Certains, comme Santiso (2008)13, notent la taille relative importante de ces fonds par rapport à la taille des marchés des pays émergents. Il suggère que ces fonds consacrent 10% de leur portefeuille aux pays émergents et en développement t sur les dix prochaines années, cela représenterait des flux de 1.400 milliards de dollars, soit plus que toute l’aide publique des pays de l’OCDE. Griffith-Jones et Ocampo (op. cit. 2008) calculent quant à eux que si ces fonds consacraient 1% de leurs actifs au capital de banques de développement de pays en développement, cela pourrait se traduire par une hausse de la capacité de prêt de l’ordre de 70 milliards de dollars par an, soit le double de la capacité actuelle de la Banque mondiale et des trois principales banques régionales. La discussion succincte ci-dessus suggère que cette motivation n’est certainement pas au cœur de l’émergence de ces fonds, mais ils sont amenés néanmoins à jouer un rôle important. Leurs choix d’investissement ne relèvent pas de la philanthropie, même si le développement de ces fonds traduit, plus fondamentalement, la montée en puissance de pays appelés à jouer un rôle de plus en plus actif dans la mondialisation, susceptible de les amener, au-delà des stratégies de placement des fonds souverains, à développer une politique internationale active, y compris dans les pays en développement. Pour les grands pays émergents, ces fonds permettent aussi de disposer de moyens substantiels pour accompagner l’expansion internationale de leurs entreprises. C’est notamment le cas de la Chine, qui a considérablement accru ses interventions en Afrique depuis quelques années et qui finance, au titre de son aide au développement, des projets d’investissement de ses entreprises dans le domaine des ressources naturelles ou des infrastructures. Ainsi, plusieurs centaines d’entreprises d’Etat chinoises ont investi en Afrique, dans le pétrole, les matières premières, ou encore les télécommunications.

12 Reisen, H. (2008), « How to Spend It : Sovereign Wealth Funds and the Wealth of Nations », Policy Insight 59, OECD Development Centre, février. 13 Santiso, J. (2008), « Sovereign Development Funds », Policy Insight 58, OECD Development Centre, janvier.

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La montée en puissance des fonds souverains (ou, plus généralement, de réserves excédentaires en quête de placements) accroît le volume de financements disponibles pour les investissements internationaux. Les pays en développement devraient naturellement en bénéficier. Une diversification naturelle des placements des fonds souverains vers les marchés émergents est probable, dans le cadre d’une gestion prudente de leur portefeuille. Rachel Ziemba14 recense plusieurs exemples qui suggèrent que ce mouvement est en cours : les fonds du Golfe augmentent leurs investissements en Asie et dans la région Afrique du Nord et Moyen Orient ; Les pays émergents ont représenté en 2006 un septième des investissements en actions du fond d’Abu Dhabi (ADIA) ; le fonds du Qatar s’intéresse à l’Amérique latine ; l’Asie (hors Singapour et Japon) représente 40% du portefeuille de Temasek, etc. L’immobilier, l’énergie, les télécommunications et le secteur financier semblent être les principales cibles de ces investissements. Pour l’instant, cette diversification naissante ne fait pas l’objet d’une stratégie véritablement construite. Comme le note Brad Setser lors de son audition devant le la US-China Economic and Security Review Commission15, les investissements récents de la China Investment Corporation paraissent plutôt des investissements d’opportunité, ayant suscité d’importants débats et critiques en Chine même. Quant à l’accompagnement des entreprises chinoises à l’étranger dans les ressources naturelles, il ne relève pas vraiment d’une logique d’optimisation du portefeuille financier par diversification des risques, puisque ces investissements ont de bonnes chances d’être corrélés avec la croissance chinoise. La relation entre les investissements des fonds souverains et le financement du développement reposera largement sur le fait que ce dernier peut et doit être rentable. Leur statut public et leur orientation probablement à plus long terme que celle des marchés financiers peut aussi les intéresser au financement de programmes d’infrastructure dans les pays en développement. Les besoins en la matière sont immenses. Cet accroissement des fonds à la recherche d’investissements (politiquement, stratégiquement ou économiquement) profitables, y compris dans les pays en développement, modifie aussi profondément la donne de l’aide publique au développement. Il renforce la pression concurrentielle sur les donneurs existants, notamment ceux du Comité d’aide au développement de l’OCDE, et crée une sorte de « marché de l’aide »16 qui devient de plus en plus un marché du bénéficiaire et affaiblit de ce fait la capacité des donneurs traditionnels de défendre les bonnes pratiques de l’aide et d’en mettre en œuvre une conditionnalité adaptée, mais aussi de coordonner leurs actions dans la poursuite d’une plus grande efficacité. Il peut en sortir une remise en question salutaire, et un renforcement bienvenu du poids des pays bénéficiaires de l’aide dans l’élaboration de leurs propres stratégies ; mais cela suppose du côté des anciens donneurs comme des nouveaux une volonté de dialogue, de concertation, de transparence, de partage des stratégies et d’adoption et adaptation des bonnes pratiques qui reste à construire et demeure pour l’instant au mieux rhétorique.

Conclusion

14 RGE Analysts’ EconoMonitor, 25 février 2008 (www.rgemonitor.com) 15 Brad Setser (2008), « The Implications of Sovereign Wealth Fund Investments for National Security », Testimony before the US-China Economic and Secutiry Review Commission, 7 février 2008. 16 Pour reprendre une expression de Michael Klein et Tim Harford (2005), The Market for Aid, Washington : International Finance Corporation.

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Au total, les fonds souverains confirment l’émergence ce certains pays du Sud comme acteurs majeurs de la mondialisation. Issus de l’abondance des réserves en devises, à la fois du fait des déséquilibres mondiaux des paiements courants et de la hausse des prix des hydrocarbures, ils ont pour rôle principal de valoriser par l’investissement international un stock de créances externes devenu considérable. Ils sont de ce fait appelés à jouer un rôle significatif dans la finance mondiale. Alors que l’essentiel des débats portent sur les risques pour les pays destinataires de leurs placements et les bonnes pratiques à mettre en place, ces fonds posent aussi des problèmes difficiles à leurs propres gestionnaires. La recherche d’une meilleure valorisation des placements suppose de prendre des risques et de savoir les analyser. Des erreurs seront inévitablement faites. Il faudra aussi gérer l’arbitrage entre l’accumulation de créances externes et la promotion de la demande et de l’enrichissement internes. Détenir des fonds souverains ne représente pas la panacée des stratégies de développement économique. Les choix auront aussi une dimension inévitablement politique. Il faut arrêter d’opposer les motivations économiques, financières, commerciales, politiques, ou d’aide comme si elles reflétaient différentes façons alternatives de placement de fonds à la disposition des Etats, alors qu’elles en sont des dimensions complémentaires17. Les fonds souverains renforcent la montée en puissance des pays émergents et producteurs d’hydrocarbure, mais aussi les réseaux d’interdépendance de la mondialisation : les producteurs de pétrole sont aussi dépendants de leurs acheteurs, les créanciers sont aussi dépendants des débiteurs. La puissance que ces fonds souverains confèrent à leurs détenteurs est finalement ambiguë. Les prévisions sur la croissance de ces fonds, cependant, ignorent le fait que les motivations sous-tendant leur création ne sont pas soutenables ni universellement transposables : les excédents structurels des paiements courants, d’une part, entraînent des coûts d’opportunité pour l’économie dans son ensemble, et, d’autre part, ont besoin de déficits ailleurs pour exister. Quant aux fonds financés par les recettes de l’exploitation des matières premières, notamment le pétrole, leur importance ne doit pas dissimuler le fait qu’à terme, il faut bien préparer l’après-pétrole. Ce n’est donc pas uniquement, ni peut être principalement, par les fonds souverains que l’influence des pays émergents va se diffuser, mais bien par la montée en puissance de stratégies internationales encore balbutiantes, mais dont l’activisme chinois en Afrique montre les impacts potentiels sur les relations internationales et sur la gouvernance de la mondialisation.

17 George Magnus (« Sovereign Wealth Funds and the Rise of the « Global South » »,31 août 2007, www.theglobalist.com/DBWeb/StoryId.aspx ?StoryId=6419) évoque à ce titre le rôle de la Compagnie des Indes dans le basculement de la puissance au profit de l’Europe il y a quelques siècles.