Foucault Lettre a Bagarzan

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  • 8/9/2019 Foucault Lettre a Bagarzan

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    Lettre ouverte M ehdi Bazargan

    PAR MICHEL FOUCAULT

    Alors que s'acclre, en Iran, le rythme d'une justice expditivequi envoie chaque jour au poteau d'excution

    plusieurs responsables de l'ancien rgime,Michel Foucault, qui a vcu, Thran,

    les semaines qui ont prcd la chute du chah,s'adresse ici au Premier ministre du gouvernement

    mis en place par l'ayatollah Khomeini

    onsieur le Premier ministre,Au mois de septembre dernier plu-

    sieurs milliers d'hommes et de femmesvenaient d'tre mitraills dans les rues deThran --, vous m'avez accord un entre-tien. C'tait Qom, au domicile de l'ayatol-lah Chariat Madari. Une bonne dizaine deceux qui militaient pour les droits del'homme y avaient trouv refuge. Des sol-dats, pistolet mitrailleur au poing, surveil-laient l'entre de la ruelle.

    Vous tiez alors prsident de l'Associa-tion pour la Dfense des Droits de l'Homme

    en Iran. Il vous fallait du courage. Du cou-rage physique : la prison vous guettait. Etvous la connaissiez dj. Du courage poli-tique : le prsident amricain avait rcem-ment recrut le chah parmi les dfenseursdes droits de l'homme Beaucoup d'Iranienss'irritent qu'on leur donne aujourd'hui desleons bruyantes. Leurs droits, ils ont mon-tr qu'ils savaient s'y prendre pour les fairevaloir. Seuls. Et ils se refusent penserque la condamnation d'un jeune Noir dansl'Afrique du Sud raciste, c'est tout comme lacondamnation Thran d'un bourreau dela Savak, Qui .ne les comprendrait ?

    Vous avez, il y a quelques semaines, faitinterrompre les procs sommaires et lesexcutions htives. La justice et l'injusticesont le point sensible de toute rvolutionc'est de l qu'elles naissent, c'est de ce ct-lque souvent elles se perdent et meurent. Et,puisque vous avez jug opportun d'y faireallusion en public, j'prouve le besoin devous rappeler la conversation que nous avonseue sur ce sujet.

    Nous parlions de tous les rgimes qui ontopprim en invoquant les droits de l'homme.Vous exprimiez un espoir : dans la volont,si gnralement affirme alors par les Ira-niens, d'un gouvernement islamique, onpourrait trouver ces droits une garantierelle. Vous en donniez trois raisons. Unedimension spirituelle, disiez-vous, traversaitla rvolte d'un peuple o chacun, en faveurd'un monde tout autre, risquait tout (et pour

    beaucoup ce tout n'tait ni plus ni moinsqu'eux-mmes) : ce n'tait pas le dsir d'trergi par un gouvernement de mollahs vous avez bien employ, je crois, cette expres-sion. Ce que j'ai yu, de Thran Abadan,ne dmentait pas vos propos, loin de l.

    Vous disiez aussi que l'islam dans sonpaisseur historique, dans son dynamismed'aujourd'hui, tait capable d'affronter, surce point des droits, le redoutable pari que lesocialisme n'avait pas mieux tenu c'est lemoins qu'on puisse dire que le capita-lisme. Impossible , disent aujourd'hui cer-tains, qui estiment en savoir long sur lessocits islamiques ou sur la nature de toutereligion. Je serai beaucoup plus modestequ'eux, ne voyant pas au nom de quelleuniversalit on empcherait les musulmans

    de chercher leur avenir dans un islam dontils auront former, de leurs mains, le visagenouveau. Dans l'expression gouvernementislamique , pourquoi jeter d'emble la sus-picion sur l'adjectif islamique ? Le mot gouvernement suffit, lui seul, veil-ler la vigilance. Aucun adjectif dmocra-tique, socialiste, libral, populaire ne lelibre de ses obligations.

    Vous disiez qu'un gouvernement, en serclamant de l'islam, limiterait les droitsconsidrables de la simple souverainet civilepar des obligations fondes sur la religion.Islamique, ce gouvernement se saurait lipar un supplment de devoirs . Et il res-pecterait ces liens : car le peuple pourraitretourner contre lui cette religion qu'il par-tage avec lui. L'ide ma sembl importante.Personnellement, je suis un peu sceptique surle respect spontan que les gouvernementspeuvent porter leurs propres obligations.Mais il est bon que les gouverns puissentse lever pour rappeler qu'ils n'ont pas sim-plement cd des droits qui les gouvernemais qu'ils entendent bien leur imposer desdevoirs. A ces devoirs fondamentaux nulgouvernement ne saurait chapper. Et, de cepoint de vue, les procs qui se droulentaujourd'hui en Iran ne manquent pas d'in-quiter.

    Rien n'est plus important dans l'histoired'un peuple que les rares moments o il sedresse tout entier pour abattre le rgime qu'ilne supporte plus. Rien n'est plus importantpour sa vie quotidienne que les moments, sifrquents, en revanche, o la puissancepublique se retourne contre un individu, leproclame son ennemi et dcide de l'abattre :jamais elle n'a davantage de devoirs res-pecter ni de plus essentiels. Les procs poli-tiques sont toujours des pierres de touche.Non pas parce que les inculps n'y sontjamais des criminels, mais parce que lapuissance publique s'y manifeste sans mas-que, et qu'elle s'offre au jugement en jugeantses ennemis.

    Elle prtend toujours qu'elle doit se fairerespecter, Or c'est l justement qu'elle doittre absolument respectueuse. Le droit dontelle se prvaut de dfendre le peuple lui-mme la charge de devoirs trs lourds.

    Il faut et c'est imprieux donner celui que l'on poursuit le plus de moyens de

    dfense et le plus de droits possible. Est-il manifestement coupable ? A-t-il contre luitoute l'opinion publique ? Est-il ha de-sonpeuple ? Cela justement lui confre des droits,d'autant plus intangibles-; c'est le devoir decelui qui gouverne de lui en donner acte et deles garantir. Pour un gouvernement, il nesaurait y avoir de e dernier des hommes .

    C'est un devoir aussi pour chaque gouyer-nement de montrer tous, je devrais dire auplus obscur, au plus entt, au Plus aveuglede ceux qu'il gouverne, dans quelles condi-tions, comment, au nom de quoi Pautoritpeut revendiquer pour elle le droit de puniren son nom. Un chtiment dont on refusede rendre compte peut bien tre justifi, cesera toujours une injustice. A l'gard ducondamn. A l'gard aussi de tous les justi-ciables.

    Et ce devoir de se soumettre au jugement,quand on prtend juger, je crois qu'un gou-vernement doit l'accepter l'gard de touthomme dans le monde. Pas plus que moi,j'imagine, vous n'admettez le principe d'unesouverainet qui n'aurait de compte rendrequ'a elle-mme. Gouverner ne va pas de Soi,non plus que condamner, non plus que tuer.Il est bien qu'un homme, n'importe qui,ft-il l'autre bout du monde, puisse se leverparce qu'il ne supporte pas qu'un autre soitsupplici ou condamn. Ce n'est pas se mlerdes affaires intrieures d'un Etat. Ceux quiprotestaient pour tin seul Iranien supplici aufond d'une prison de la Savak se mlaientde l'affaire la plus universelle qui soit.

    Peut-tre dira-t-on que, dans sa majorit,le peuple iranien montre qu'il fait confianceau rgime gui se met en place, donc sespratiques judiciaires. Le fait d'tre accept,souhait, plbiscit, n'attnue pas les devoirsdes gouvernements : il en impose de plusstricts.

    Je n'ai, bien entendu, Monsieur le Premierministre, aucune autorit pour m'adresserainsi vous. Sauf la permission que vousmen avez donne, en me faisant comprendrelors de notre premire rencontre que, pourvous, gouverner n'est pas un droit convoitmais un devoir extrmement difficile. Vousavez faire en sorte que ce peuple n'aitjamais regretter la force sans conceisionavec laquelle il vient de se librer lui-mme.

    M. F.

    46 Samedi 14 avril 1979