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  • 8/9/2019 foucault_asile-illimit

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    LETTRES - ARTS- SPECTACLES

    La M aison des fous , d'aprs KaulbachUne loi toujours en vigueur depuis 1838

    L'ORDRE PSYCHIATRIQUEpar Robert CastelEditions de Minuit, 336 p., 45-F

    Les sciences sont un peu comme les nations ;elles n'existent vraiment que du jour o leurpass ne les scandalise plus : aussi humble,accident, drisoire ou inavouable qu'il ait putre. Mfions-nous donc de celles qui fontavec trop de soin le mnage de leur histoire.

    La psychiatrie, elle, a pouss loin le zlelongtemps elle n'a tolr que l'amnsie. Lesmurs de l'asile taient-ils si solides qu'ilsdfiaient le souvenir ? Ou si fragiles qu'ilfallait se garder d'en explorer les fondations ?Bon gr mal gr, il faudra bien dsormais quela psychiatrie vive avec son pass : RobertCastel vient de le lui raconter d'une voixclaire et forte. Elle fera, je le crains, la gri-mace : quelqu'un qui n'est pas psychiatre luirestitue un pass auquel elle ne voudrait pasressembler. Mais c'est un principe gnralhistoire n'est pas mmoire.

    L'ouvrage de Castel comprendra deuxvolumes. Le premier, c'est la naissance de lagrande psychiatrie du Xr sicle, celle quifut conqurante et glorieuse, dressant la hauteforteresse de l'asile, dfinissant les pouvoirs

    I

  • 8/9/2019 foucault_asile-illimit

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    Michel Foucault, pionnier lui-mmede notre univers psychiatrique, analyse les thses d'un autre

    ezpi rateur des grands espaces de la folie

    extraordinaires (au sens strict) du mde-cin, marquant le statut de l'alin. Le secondsera consacr une politique de sectorisationprojete depuis longtemps mais actualiseseulement depuis quelques annes ; il s'agiraalors de la psychiatrie dans le sicle, celle quicherche dnouer l'enfermement asilaire, effacer les partages qui isolent les alins, disloquer le complexe mdico-administratifinstaur paria vieille loi de 1838.

    En somme, naissance et mort de l'asile.

    Le o soldats de l'ordreMais le travail de Castel est beaucoup plus

    que cela. De toutes les choses nouvelles etimportantes qu'il avance, je voudrais retenircelle qui me semble centrale et la plus richede consquences. Ne pas croire que la psy-chiatrie soit ne modestement dans le fond dequelque cage fous (comme les grandes dcou-vertes, on le sait bien, dans les greniers deschimistes dshrits), ne pas croire qu'elles'est d'abord entoure de grands murs pour seprotger et qu'aprs avoir longtemps men unevie de terrier et veill en silence sur les grandscimetires de la raison elle a commenc avancer timidement en rase campagne, srpandant, s'parpillant, diffusant par les millecanaux de plus en plus fins, de la consultation,du dispensaire, de la psychologie scolaire, descentres mdico-pdagogiques, etc.

    Contre cette image familire, Castel tablit

    solidement trois thses; la psychiatrie n'est pasne dans l'asile ; elle fut, d'entre de jeu,imprialiste ; elle a toujours fait partie int-grante d'un projet social global. Sans doute,l'un des premiers soins des alinistes duxixe sicle a t de se faire reconnatre comme spcialistes . Mais spcialistes de quoi ? Decette faune trange qui, par ses symptmes, sedistingue des autres malades ? Non pas, maisspcialistes plutt d'un cer tain pril gnralqui court travers le corps social tout entier,menaant toute chose et tout le monde, puis-que nul n'est l'abri de la folie ni de lamenace d'un fou. L'aliniste a t avant toutle prpos un danger ; il s'est post commele factionnaire d'un ordre qui est ceui de lasocit dans son ensemble.

    Par toutes ses fibres, le-

    projet psychiatriqueest li aux problmes poss par la socitpost-rvolutionnaire, industrielle et urbaine ; ils'est intgr toute une stratgie de la rgu-larit, de la normalisation, de l'assistance, dela mise en tat de surveillance et de tutelledes enfants, des dlinquants, des vagabonds,des pauvres, enfin et surtout des ouvriers.L'aliniste est apparent de moins prs auxjeunes mdecins de l'poque qu' ces hygi-nistes, eux aussi nouveaux au dbut duxxxe sicle, qui disaient sur un ton valant pournoue comme une prophtie : La mdecinen'a pas seulement pour objet d'tudier ou degurir les maladies ; elle a des rapports intimesavec l'organisation sociale. En retard, lapsychiatrie, sur les autres formes de patholo-gie ?. Peut-tre, si l'on s'en tient la seulescientificit. Mais figure de proue pour une

    mdecine qui allait de plus en plus clairements'affirmer comme une technologie gnrale du corps social.

    Il ne faut donc pas survaloriser l'asile et sesclbres murailles dans l'histoire de la psy-chiatrie. Peut-tre ses formes insolentes et tropvisibles, peut-tre aussi ce qu'on a toujourssouponn de violence et d'arbitraire dans sessecrets ont-ils cach tout un fonctionnementexterne et prcoce de psychiatrie. Son interven-tion, ds les annes 1820, dans la justicepnale est le signe que commence trs ttle rgne de son indiscrtion gnralise.L'asile, pourtant, a t essentiel ; mais il est comprendre de l'extrieur, comme pice,

    disons, comme place forte dans une stratgiede la psychiatrie qui prtendait une fonctionpermanente et universelle. Par ses ressem-blances formelles avec l'hpital, il garantissaitle caractre mdical de la psychiatrie. La hautesilhouette qu'il dressait au seuil des villes, enface des prisons, manifestait l'omniprsencedes dangers de la folie. Enfin, les thrapeutiquesqu'il imposait des f ins de punition, de rdu-cation, de moralisation, constituaient une sorted'utopie despotique qui justifiait les prtentionsde la psychiatrie intervenir en permanencedans la socit (1).

    En oprant ce retournement, Castel claireun certain nombre de points fondamentaux.

    Il permet de prendre la mesure d'un faitessentiel : depuis le xix sicle, nous sommes

    tous devenus psychiatrisables ; la plus techni-cienne, la plus rationalisante des socits s'estplace sous le signe, valoris et redout, d'unefolie possible. La psychiatrisation n'est pasquelque chose qui arrive aux plus tranges,aux plus excentriques d'entre nous'; ellepeut nous surprendre tous et de partout, dansles relations familiales, pdagogiques, profes-sionnelles. Peut-tre sommes-nous fous, etnous ne le savons pas , disait, moiti iro-niquement, la philosophie classique. Et voilqu'on nous dit maintenant, mais dans le srieuxtotal : Vous devez savoir que chacun d'entrevous a la folie un rapport profond, obscur,constant, invitable qu'il s'agit d'claircir.

    Une hygine publiqueLa folie fait partie dsormais de notre rap-

    port aux autres et nous-mmes, tout commel'ordre psychiatrique traverse nos conditionsd'existence quotidienne.

    On comprend pourquoi ce fameux asile,maudit et critiqu depuis longtemps, a tenuplus d'un sicle et demi ; la loi sur l'interne-ment date de 1838 et aujourd'hui encore elleest en vigueur, elle qu'on voulait abolir ds1860. Une telle inertie des institutions ou unesi longue patience des hommes se compren-drait mal si l'asile n'avait t que le berceauprovisoire d'une psychiatrie maintenant deve-nue adulte et solidement implante dans des

    (1) En complment du livre de Castel, ilfaut lire, sur les techniques internes l'asile,

    l'tude fort bien documente de Frminville, la Raison du plus fort , le Seuil.

    lieux plus honorables. Mais s'il est une piceindispensable par son rle rel et symbo-lique dans un projet psychiatrique gnral,alors se pose en termes bien plus difficiles laquestion : comment s'en dbarrasser ? Unexemple tout rcent : au mois d'octobre der-nier, l'Etat algrien s'est dot d'un Code deSant ; la psychiatrisation s'y appuie sur unsystme asile-internement semblable, terrible-ment semblable, celui qui fut mis en placepour la France en 1838.

    Et lorsque, chez nous, on propose unee psychiatrie de secteur qui fonctionneraithors des murs de l'asile, qui rpondrait auxdemandes plus qu'aux injonctions, une psy-

    chiatrie ouverte, multiple, facultative qui, aulieu de dplacer , et d'isoler les malades, leslaisserait sur place et dans leur milieu, peut-tre prpare-t-on, en effet, un dprissementde l'asile. Mais est-on en rupture avec la psy-chiatrie du xrx sicle et avec le rve qu'elleportait ds l'origine ? Le secteur n'est-ilpas une autre faon, plus souple, de fairefonctionner la mdecine mentale comme unehygine publique, prsente partout et toujoursprte intervenir ?

    Le rgne du non-droit Castel est trop attentif aux ralits pour

    vouloir rduire ce qu'il peut y avoir de neufdans la politique de secteur et la rabattre surle fait brut de ses origines. Mais il se sert de

    l'histoire pour dchiffrer le prsent, en jaugerles possibilits et en mesurer les dangers poli-tiques.

    IL s'en sert aussi pour faire apparatre cequi est sans doute l'un des problmes les -plusaigus de notre actualit. Nos socits et lespouvoirs .qui s'y exercent sont placs sous lesigne visible de la loi. Mais, de fait, les mca-nismes les plus nombreux, les plus efficaces etles plus sen - s jouent dans l'interstice des lois,selon des modalits htrognes au droit et ehfonction d'un objectif qui n'est pas le respectde la lgalit mais la rgularit et l'ordre. Toutun rgime de non-droit s'est tabli, avecdes effets de dresponsabilisation, de mise ehtutelle et de maintien en minorit ; et on l'ad,-cepte d'autant mieux qu'il peut se justifier, d'idnct par des fonctions de protection et dscurit, de l'autre par un statut scientifiqueou technique.

    Il ne faut pas s'y tromper. S'il est vrai quela loi universelle et galitaire dont on rvaitau xvne sicle a servi d'instrument unesocit d'ingalit et d'exploitation, nous allons,nous, ' grands pas vers une socit extra-juridique o la loi aura pour rle d'autoriser,sur les individus, des interventions contrai-gnantes et rgulatrices (i). La psychiatrie (lelivre de Castel le montre avec mie rigueursans dfaut) a t l'un des grands facteurs decette transformation.

    MICHEL FOUCAULT

    (2) Sur des thmes voisins et le fonctionne-ment a-lgal de la justice pnale, il faut lirele livre intelligent et neuf de N. Herpin, l'Application de la loi , le Seuil, 1977.