foucault_strategie-pourtour

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  • 8/9/2019 foucault_strategie-pourtour

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    TEMOIGNAGE

    Hier, on ne rasait pasgratis. Je ne suis gureconvaincu quand onme dit que les liberts

    ujourd'hui sont entames, que les droits s'ef-ritent et que les espaces se resserrent autoure chacun d'entre nous. La justice pnale d'ila vingt ans ou d'il y a un sicle, je parie

    u'elle n'tait ni mieux ordonne ni plus respec-ueuse. Inutile, pour dramatiser le prsent, d'enllonger les ombres par les clarts imaginairesun soleil en dclin.

    Les transformations qui' se passent sous noseux et qui parfois nous chappent n'ont pasnous rendre nostalgiques. Il suffit de lesrendre au srieux : c'est--dire de saisir oon va et de marquer ce qu'on refuse d'accepterour l'avenir. .

    Dans l'affaire des manifestants du 23 mars,en d'illgal, rien d'exceptionnel. Tout estonforme aux rgles de procdure, la lgisla-on en vigueur et une certaine philoso-hie de la pratique pnale. Tout, hlas.

    La procdure ? C'est le flagrant dlit, c'est--ire la prcipitation, la dfense insuffisante, le

    ugement htif ; on l'a dit, on ne le dira jamaisssez. Mais le principe mme du flagrant dlitst grave et dangereux. Un des principes fonda-

    mentaux du droit pnal, en effet, c'est que pour-uite et infraction ne doivent jamais tre entrees mmes mains ; celui qui soutient l'accu-ation ne saurait tre lui-mme charg d'tablir,es faits. Or la procdure de flagrant dlitemande au Parquet de fournir, tout ficels,vec l'inculp, les lments qui permettent auibunal de statuer. L'accusateur fait la vrit,

    out seul (ou plutt avec la police). La rgleeut que l'instruction se fasse charge et charge ? Ici, plus d'instruction : ne restentonc que les charges.

    Mais le dlit n'est-il pas flagrant, et lesreuves videntes ? Pourquoi faudrait-il ins-uire? Or c'est l que l'usage de la lgislationnti-casseurs, dj bien dangereuse, devient toutfait redoutable. Elle fait un dlit du seul faite participer une manifestation au cours dequelle des actes dlictueux sont commis Par-ciper, c'est--dire tre prsent, se trouver surs lieux, rester dans les parages... Qui ne voitu'en appliquant la procdure de flagrant dlitune infraction dfinie de faon aussi floue

    importe qui, pourvu qu'il soit pass par l,eut tre prsent au tribunal comme cas-eur ? La preuve : la Police l'a vu et l 'a pris.

    La loi anti-casseurs permet - la police deabriquer sur place un dlit et un dlin-uant sur lesquels la procdure de flagrantlit posera -le sceau d'une vrit sans discuS-on.

    Enormit dont les magistrats (Jean Daniel au raison de le noter) ont parfaitementonscience. Mais qu'ils justifient par la philo-ophie qui imprgne de plus en plus laratique pnale. a Philosophie trs simple,resque vidente : en sanctionnant les infrac-ons, la justice se fait fort d'assurer lafense de la socit . Cette ide fort anciennest en train et c'est l le nouveau de

    evenir un principe effectif de fonctionnement.Du dernier des substituts au garde des Sceaux,

    L a

    stratgie dupourtour

    PARMICHEL FOUCAULT

    chaun assure la dfense sociale et prenddes mesures en fonction de ces objectifs.

    Ce qui a plusieurs consquences. Et de poids.

    Dfendre la socit devient un principefonctionnel commun la police, aux procu-reurs, aux magistrats instructeurs et aux juges.Les contrles mutuels, les balancements, lesindispensables divergences entre les diffrentslments de l'institution s'estompent au profitd'une continuit accepte, revendique. Del'homme casqu et matraquant celui qui jugeen son me et conscience, tout le monde, d'unmouvement solidaire, s'entend pour jouer unmme rle.

    Mais dfendre la socit contre quoi ?Contre des infractions ? Sans doute. Contre desdangers surtout. Ce sont les dangers qui mar-quent l'importance relative des infractionsgros danger d'un caillou lanc ; petit dangerd'une grosse fraude fiscale. Et puis l'infractionest-elle mal tablie ? Peu importe, si, derrireces faits douteux, se profile un danger certain.On n'est pas sr qu'un manifestant ait cogn ?En tout cas, dertire lui, il y avait la manifes-

    tation, et au-del toutes celles qui vont veniret au-del encore la violence en gnral et le

    chmage, et l'Italie et le P. 38 et la Rote

    Armee Fraktion. La justice doit ragir au dan-ger rel plus encore qu'au dlit tabli. Et comment s'en protger ? En poursui-

    vant les auteurs d'infraction relle ? Oui, peut-tre, si c'tait possible. Mais la stratgie dupourtour est plus efficace : faire peur, fairedes exemples, intimider. Agir sur cette popu-lation-cible , comme on dit d'un mot si expres-sif, qui est mouvante, friable, incertaine et quipourrait un jour devenir inquitante : jeunesait chmage, tudiants, lycens, etc.

    Et puis qu'est-ce donc, dans cette socit,qu'il faut protger ? Evidemment ce qu'il y ade plus prcieux, de plus essentiel, donc de plusmenac. Et qu'y a-t-il de plus essentiel quel'Etat puisqu'il protge la socit, qui en a tant

    besoin ? Ainsi, le rle de la justice est de pro-tger l'Etat contre des dangers qui, en le mena-ant, menacent la socit qu'il a lui-mmepour rle de protger. Voil la justice biencale entre la socit et l'Etat. L est sa place,l sa fonction, et non pas, comme elle ditencore, entre le droit et l'individu.

    Les condamnations scandaleuses de Des-raisses, de Duval et de tant d'autres ne sont pas aberrantes . Elles montrent avec un effetgrossissant cette transformation insidieuse parlaquelle la justice pnale est en train de devenirune e justice fonctionnelle . Une justice descurit et de protection. Une justice qui,comme tant d'autres institutions, a grerune socit, dtecter ce qui est prilleux pourelle, l'alerter sur ses propres dangers. Unejustice qui se donne pour tche de veiller surune population plutt que de respecter dessujets de droit.

    L'emprise du pouvoir politique a-t-elleaugment ? Je ne sais. Mais il suffit qu' tra-vers les fonctions de a protection sociale des impratifs d'Etat se soient imposs toutnaturellement.

    Les inculps de Longwy ont t relaxs. Ceuxde Paris ont vu leurs peines aggraves, saufdans un cas. Alors de deux choses l'une.

    Ou bien c'est pour le a bon fonctionnement de l'ensemble qu'on a pris deux dcisions siopposes (laxisme envers une population auchmage, svrit envers des groupes pari-siens). Dans ce cas, il s'avre que la justicepnale tout entire se met fonctionner nonplus la loi mais la protection sociale.

    Ou bien c'est que les magistrats ne s'en-tendent pas sur ce que c'est que dfendrela socit. Ou que certains refusent de jouerce rle-l. Et, dans ce cas, la justice a perdusa cohrence.

    De toute faon, nous sommes dans une crisemajeure. Il faut donc que soient librs auplus tt tous ceux qui sont victimes de cettesituation intenable. A ne pas leur accorder lagrce, le prsident de la Rpublique montreraitqu'il souscrit, sans oser le dire, une transfor-mation de la justice qui s'achte du prix decondamnations injustes. Nul ne peut la foisrespecter le droit et les respecter. Le prsident

    de la Rpublique pas plus que n'importe qui. M . F.

    LeNouve Observateur 5