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AMÉNAGEMENT & URBANISME 52 Le Moniteur 8 décembre 2006 ENTRETIEN AVEC FRANCIS CUILLIER, GRAND PRIX DE L’URBANISME 2006 « La planification est toujours nécessaire » M Quelle a été votre pratique de l’urbanisme ? Je suis d’abord un homme de plani- fication. Je fais également du projet urbain mais je ne fais pas d’« urban design ». J’ai commencé ma vie pro- fessionnelle comme chargé d’étude en transport mais en travaillant sur le centre-ville de Nancy, j’ai dé- couvert l’importance de l’histoire et des formes urbaines. J’ai alors complété ma formation en étu- diant l’urbanisme en Belgique et aux Etats-Unis. Ce qui m’a séduit, c’est que l’urbanisme est un sys- tème ouvert et non pas un champ technique restreint. Dans la ville, tous les éléments interagissent les uns sur les autres. On le voit avec la restructuration des grands ensem- bles où les problèmes ne peuvent pas se résoudre avec des solutions uniquement techniques mais où il faut apporter des réponses égale- ment sociales et économiques. On ne peut plus aborder un problème par une seule dimension. L’urba- nisme est par essence pluridisci- plinaire.. M La planification territoriale est-elle encore utile aujourd’hui alors que le futur à dix ans est de moins en moins prévisible ? La planification est toujours né- cessaire. Dans la compétition mondiale que se livrent les villes pour attirer les entreprises, ce sont celles qui offrent les meilleures conditions d’accueil et de dévelop- pement qui sont les plus attracti- ves : que les transports collectifs soient efficaces, que les universi- tés soient performantes, que les cadres et les employés trouvent à se loger… A Sophia-Antipolis, par exemple, les entreprises ont par- fois du mal à recruter car les prix du foncier et de l’immobilier ont atteint des sommes folles et que la construction de logements sociaux n’a pas été planifiée. M Dans les années 1960, les premières tentatives de planifi- cation, notamment à travers les Sdau (Schéma directeur d’aménagement et d’urba- nisme) n’ont pourtant pas été d’une grande efficacité ? On a effectivement sous-estimé plusieurs facteurs. L’effet de l’auto- mobile sur le territoire, par exem- ple, qui a généré un étalement ur- bain mal contrôlé. Mais aussi le phénomène de décohabitation, dû à l’augmentation des divorces et à l’autonomisation croissante des in- dividus. Aujourd’hui, même dans une ville qui ne gagne pas de po- pulation, il faut construire de nou- veaux logements simplement en raison du phénomène de décoha- bitation. On n’a pas non plus ima- giné que la croissance économique allait générer de nouveaux modes de consommation : les centres com- merciaux de périphérie, par exem- ple, ont plus été imposés par la grande distribution que prévus par les urbanistes ! Enfin, on a manqué de cohérence entre les politiques d’urbanisme, de transport et d’ha- bitat. Le temps n’est pas si loin où les ingénieurs des Ponts faisaient des dossiers de voies rapides ur- baines sans se préoccuper de ce qui allait se passer autour. M Mais aujourd’hui, les chan- ces de se tromper ne sont- elles pas encore supérieures ? Je ne pense pas. Il faut se souvenir que dans les années 1960 et 1970, l’urbanisme, comme champ disci- plinaire, était encore balbutiant. Il y avait peu de recherche en ma- tière urbaine, très peu d’ouvrage publié. Aujourd’hui, les études et Le ministre de l’Equipement, Dominique Perben, remettra le 13 décembre à Paris le Grand prix de l’urbanisme 2006 à Francis Cuillier, directeur de l’agence d’urbanisme de Bordeaux. Son parcours FRANCIS CUILLIER est né en 1944. 1976-1980 : chargé de mission à la direction de l’aménagement foncier et de l’urbanisme (ministère de l’Equipement). 1980-1982 : directeur adjoint de l’agence d’urbanisme de l’agglomération stéphanoise. 1982-1984 : directeur de l’aménagement urbain de la Ville de Lorient. 1985-1990 : directeur de la mission interministérielle du Pôle européen de développement des Trois Frontières (Longwy). 1990-1995 : directeur de l’agence de développement et d’urbanisme de l’agglomération de Strasbourg. 1995-2006 : directeur de l’agence d’urbanisme Bordeaux Métropole Aquitaine. RODOLPHE ESCHER

Francis Cuillier, urbaniste

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Entretien accordé au Moniteur par l'urbaniste Francis Cuillier en décembre 2006

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AMÉNAGEMENT & URBANISME

52 Le Moniteur • 8 décembre 2006

ENTRETIEN AVEC FRANCIS CUILLIER, GRAND PRIX DE L’URBANISME 2006

« La planifi cation est toujours nécessaire »

M Quelle a été votre pratique de l’urbanisme ?Je suis d’abord un homme de plani-fi cation. Je fais également du projet urbain mais je ne fais pas d’« urban design ». J’ai commencé ma vie pro-fessionnelle comme chargé d’étude en transport mais en travaillant sur le centre-ville de Nancy, j’ai dé-couvert l’importance de l’histoire et des formes urbaines. J’ai alors complété ma formation en étu-diant l’urbanisme en Belgique et aux Etats-Unis. Ce qui m’a séduit, c’est que l’urbanisme est un sys-tème ouvert et non pas un champ technique restreint. Dans la ville, tous les éléments interagissent les uns sur les autres. On le voit avec la restructuration des grands ensem-bles où les problèmes ne peuvent pas se résoudre avec des solutions uniquement techniques mais où il faut apporter des réponses égale-ment sociales et économiques. On ne peut plus aborder un problème par une seule dimension. L’urba-nisme est par essence pluridisci-plinaire..

M La planifi cation territoriale est-elle encore utile aujourd’hui alors que le futur à dix ans est de moins en moins prévisible ?La planifi cation est toujours né-cessaire. Dans la compétition

mondiale que se livrent les villes pour attirer les entreprises, ce sont celles qui offrent les meilleures conditions d’accueil et de dévelop-pement qui sont les plus attracti-ves : que les transports collectifs soient effi caces, que les universi-tés soient performantes, que les cadres et les employés trouvent à se loger… A Sophia-Antipolis, par exemple, les entreprises ont par-fois du mal à recruter car les prix du foncier et de l’immobilier ont atteint des sommes folles et que la construction de logements sociaux n’a pas été planifi ée.

M Dans les années 1960, les premières tentatives de planifi -cation, notamment à travers les Sdau (Schéma directeur

d’aménagement et d’urba-nisme) n’ont pourtant pas été d’une grande effi cacité ?On a effectivement sous-estimé plusieurs facteurs. L’effet de l’auto-mobile sur le territoire, par exem-ple, qui a généré un étalement ur-bain mal contrôlé. Mais aussi le phénomène de décohabitation, dû à l’augmentation des divorces et à l’autonomisation croissante des in-dividus. Aujourd’hui, même dans une ville qui ne gagne pas de po-pulation, il faut construire de nou-veaux logements simplement en raison du phénomène de décoha-bitation. On n’a pas non plus ima-giné que la croissance économique allait générer de nouveaux modes de consommation : les centres com-merciaux de périphérie, par exem-

ple, ont plus été imposés par la grande distribution que prévus par les urbanistes ! Enfi n, on a manqué de cohérence entre les politiques d’urbanisme, de transport et d’ha-bitat. Le temps n’est pas si loin où les ingénieurs des Ponts faisaient des dossiers de voies rapides ur-baines sans se préoccuper de ce qui allait se passer autour.

M Mais aujourd’hui, les chan-ces de se tromper ne sont-elles pas encore supérieures ?Je ne pense pas. Il faut se souvenir que dans les années 1960 et 1970, l’urbanisme, comme champ disci-plinaire, était encore balbutiant. Il y avait peu de recherche en ma-tière urbaine, très peu d’ouvrage publié. Aujourd’hui, les études et

Le ministre de l’Equipement, Dominique Perben, remettra le 13 décembre à Paris le Grand prix de l’urbanisme 2006 à Francis Cuillier, directeur de l’agence d’urbanisme de Bordeaux.

Son parcoursFRANCIS CUILLIER est né en 1944.◗ 1976-1980 : chargé de mission

à la direction de l’aménagement foncier et de l’urbanisme (ministère de l’Equipement).

◗ 1980-1982 : directeur adjoint de l’agence d’urbanisme de l’agglomération stéphanoise.

◗ 1982-1984 : directeur de l’aménagement urbain de la Ville de Lorient.

◗ 1985-1990 : directeur de la mission interministérielle du Pôle européen de développement des Trois Frontières (Longwy).

◗ 1990-1995 : directeur de l’agence de développement et d’urbanisme de l’agglomération de Strasbourg.

◗ 1995-2006 : directeur de l’agence d’urbanisme Bordeaux Métropole Aquitaine.

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les publications prolifèrent, l’en-seignement s’est structuré, les professionnels sont mieux ar-més. Et les élus ont désormais conscience que la qualité urbaine de leur ville conditionne son dé-veloppement économique. Alors que dans les années 1970, ils se contentaient de faire un POS (plan d’occupation des sols) parce que c’était obligatoire.

M Comment peut-on mieux prendre en compte l’expertise que l’habitant a sur sa vie quotidienne ?Il y a en France une vraie diffi -culté pour faire vivre la démocra-tie de proximité. Les élus doivent écouter mais ensuite être assez courageux pour prendre les déci-sions. De façon générale, il devrait y avoir plus de débats sur les choix à faire en utilisant des moyens pé-dagogiques meilleurs. Il y a quel-que chose qui est mal utilisé, c’est l’enquête publique. Qu’est-ce qui empêche, au moment de l’enquête

publique, de présenter les choix possibles avec des expositions, des débats, de la pédagogie ? La po-pulation a trop souvent l’impres-sion, quand une décision est prise, qu’on lui a caché quelque chose. A Bordeaux, les gens ont admirable-ment accepté les contraintes en-gendrées par les travaux du tram-way parce qu’ils avaient compris la fi nalité du projet.

M Comment considérez-vous l’arrivée depuis quelques années du privé dans les opé-rations d’aménagement ?C’est une évolution logique. L’Etat a porté pendant les Trente glo-rieuses l’urbanisme et le loge-ment parce que le privé ne pou-

vait pas le faire. Aujourd’hui, la France s’est ouverte sur l’Europe et sur la mondialisation, et les fi -nances publiques se sont rédui-tes fortement. On a donc plus le choix. Mais il faut donner des garanties à la population qu’un certain nombre d’objectifs en ma-tière de services et d’équipements seront atteints. En matière d’ha-bitat, on peut parfaitement né-gocier avec le secteur privé qu’il fasse du logement moins cher et qu’il mette en place des condi-tions de fi nancement abordable pour les classes moyennes. Pour les populations démunies, l’Etat et les collectivités resteront bien sûr en première ligne. Un des problèmes, c’est la faiblesse des moyens humains dont disposent la plupart des 36 000 commu-nes françaises. Il faudrait avoir le courage de diviser par dix le nombre de communes en favo-risant les fusions, comme cela a été fait en Belgique. Au lieu de ça, on a inventé les usines à gaz

que sont les structures intercom-munales.

M En tant que directeur d’une agence d’urbanisme, ne connaît-on pas une certaine frustration à faire des études et du conseil, sans jamais passer à la réalisation ?Non, Je pense qu’en urbanisme, il faut bien déconnecter ceux qui étudient les projets et ceux qui les réalisent, pour éviter que les étu-des de départ ne soient biaisées. Les élus sont assistés par leurs services techniques, mais je pense qu’il est important pour eux, pour ne pas s’enfermer dans une pen-sée unique, qu’ils aient également à leur côté des bureaux d’études – privés ou publics, comme les agences d’urbanisme – qui peu-vent ouvrir les débats. Les agences d’urbanisme doivent être du « poil à gratter », avoir le droit à l’imper-tinence et la liberté de faire des propositions iconoclastes.

PROPOS RECUEILLIS PAR GILLES DAVOINE ■

« Par essence, l’urbanisme est un système ouvert et non pas un champ technique restreint. »

L’élaboration du PLU de la Communauté urbaine de Bordeaux (27 communes) a mobilisé pendant trois ans l’équipe de Francis Cuillier à l’agence d’urbanisme.

Approuvé à l’été 2006, il comporte en plus du plan de zonage réglementaire (à droite) un «plan régulateur» prenant en compte les vides urbains (à gauche).

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