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FRANÇOISE JO UKO VSKY-MICHA P O É S I E E T M Y T H O L O G I E A U XVIe S I È C L E

QUELQUES MYTHES DE L'INSPIRATION CHEZ LES POÈTES DE LA RENAISSANCE

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FRANÇOISE JOUKOVSKY-MICHA

POÉSIE ET MYTHOLOGIE AU XVIe SIÈCLE

QUELQUES MYTHES DE L'INSPIRATION CHEZ LES POÈTES DE LA RENAISSANCE

LIBRAIRIE NIZET

3 bis, Place de la Sorbonne, PARIS V 1969

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L'inspiration rustique : le poète aux champs (La tryumphante entrée de Monsieur Charles, Prince des hespaignes, Archiduc daustrice, en sa ville de Bruges, Paris, Gilles de Gour- mont, 1515.)

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INTRODUCTION

Le jugement du grand public sur la poésie de la Renais- sance semble faussé quelquefois par un malentendu initial. On reproche à la Pléiade une érudition difficile à pénétrer. On critique surtout son emploi de la mythologie, ce froid et poussiéreux appareil de divinités, d'allégories et d'attri- buts symboliques. L'Olympe serait un rendez-vous d'im- mortels fatigués, une réserve d'accessoires démodés, un musée de l'ennui. De l'œuvre de la Pléiade on ne retient

que les pièces d'une facture plus simple, les cueillettes de roses ou les chants de l'alouette. On élimine la poésie hau- taine, approche d'un monde supérieur. Ainsi se crée la légende selon laquelle la poésie du XVI siècle, à part quel- ques erreurs regrettables, serait le plus souvent descriptive.

C'est négliger une des plus belles sources de poésie au XVI siècle, le jeu des correspondances entre l'univers divin et l'univers humain : les Rhétoriqueurs, l'école lyonnaise, la Pléiade ont vu dans l'exposition et l 'interprétation des fables un des aspects les plus importants de la création poé- tique (1). C'est même trahir les favoris, ces poèmes faciles

(1) Cf. J. Dagens, La théologie poétique, Atti del Quinto congresso inter- nazion. di lingue e let terature moderne, Florence, 1951 ; Fr . Yates, The French Academies of the sixteenth century, Londres , 1947, p. 131.

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qui sont pourtant une manifestation de la beauté et de la joie divines dans les apparences terrestres. Les poètes du XVI siècle ne se contentent pas de reproduire les formes de ce monde ; la plupart prétendent les interpréter, à l'aide du mythe et du symbole. Ils déchiffrent.

C'est dans la fable que cette poésie de la fable cherche tout naturellement son propre visage. Le mystère de l'ins- piration poétique est évoqué par un ensemble de mythes. Ils constituent le cas privilégié où la réflexion de ces auteurs sur le mythe poétique s'inscrit dans le mythe lui-même ; ils offrent à la fois une analyse et des exemples de ce phé- nomène.

Ces mythes de la poésie sont nombreux, car Apollon et Bacchus, les maîtres de l'« enthousiasme », sont entourés d'une foule de personnages. Nous n'avons retenu que les Muses et leurs rivales, car ces divinités féminines présen- tent l'inspiration poétique sous un jour particulier et rela- tivement peu connu. Elles sont la part de mystère que con- tient l'inspiration. Elles incarnent en effet le charme de la poésie ; elles en sont le sourire et le chant, ou les aspects affectifs de la création poétique, source de consolation et d'émotion, ou bien l'irrationnel, l'enthousiasme sauvage de la prophétesse et la joie primitive des Nymphes. D'autre part, le groupe constitué par les Muses et leurs semblables est un bon exemple de la complexité de l'univers mythique au XVI siècle. Il n'est guère possible d'isoler une fable et de l'analyser séparément, car les personnages mythiques sont protéiformes ; les Muses sont aussi des Nymphes, et elles fréquentent les Grâces ou les Sibylles. Toutes ces créa- tures représentent l'inspiration. Les Muses et les Nymphes sont les inspiratrices, et les Sibylles, le type de l'inspiré.

On pourrait définir le Mythe un récit religieux dont les protagonistes sont des dieux ou des héros, et dont les actions se situent dans le plus lointain passé (2). Cette formule

(2) D é f i n i t i o n e m p r u n t é e à M. U n t e r s t e i n e r , L a F i l o s o f i a d e l Mi to , M i l a n , 1940, p . 2.

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tient compte de l'étymologie du terme, le « mythe » étant à l'origine, notamment chez Homère, un discours et un récit (3). Mais elle est un peu inexacte, car le mythe n'est pas vraiment un récit direct des gestes des immortels, mais plutôt un voile poétique jeté sur les vérités de la foi. D'au- tre part ce passé très éloigné est en fait hors du temps. Aussi dirons-nous plutôt que le monde mythique est l'en- semble des formes — objets et personnages — qui sug- gèrent la présence du divin.

Nous avons limité nos recherches aux années 1480 à 1580. Ce choix est nécessairement arbitraire. Mais nous avons

voulu suivre l'évolution de ces fables depuis l'école des Rhétoriqueurs, dont la science mythologique n'est pas négli- geable, et nous n'avons pas dépassé l'année 1580 parce qu'après cette date l'école de Ronsard s'épuise en redites. Nous avons fait appel aux écrivains néolatins, qu'ils soient de souche française ou qu'ils viennent d'Italie pour com- poser en France des poèmes à la gloire de nos rois, comme l'ont fait Andrelini et Stoa.

Les matériaux étant très abondants, nous n'avons pu retenir qu'un petit nombre d'exemples pour illustrer chaque idée. Cette analyse ne prétend donc pas être exhaustive. Nous n'avons pas non plus examiné systématiquement tous les aspects du mythe des Nymphes, ou des Grâces, ou des Sibylles. Seuls nous intéressaient les textes où ces person- nages incarnent l'inspiration poétique. Nos incursions dans le domaine de l'iconologie relèvent de la prudence justifiée du non-spécialiste.

Nous avons envisagé successivement les différents rôles de chaque personnage — la Muse éducatrice, la Muse ini- tiatrice, la Muse musicienne... — afin de mieux apprécier la complexité de ce monde mythique. Cette décomposition

(3) Cf. R. Hinks, Myth and allegory in ancient ar t , Londres, 1939, p. 100 ss. C'est seulement au V siècle que ce mot s 'oppose à « logos » comme la fiction à la réalité. P lus tard , on dist ingue le « muthos » de l ' « h is tor ia », c'est-à- dire l 'enquête scientifique.

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morcèle un peu l'étude ; nous avons essayé de remédier à cet inconvénient en résumant dans la conclusion l'évolu- tion de cet ensemble de fables au cours du XVI siècle.

Il nous reste à exprimer notre respectueuse gratitude à M. le Professeur Lebègue, qui a bien voulu s'intéresser à ce travail et nous aider de ses précieux conseils, et à M. le Professeur Saulnier, qui nous a témoigné une attentive sol- licitude. Enfin les paternels encouragements de M. le Pro- fesseur Micha ont atténué souvent l'austérité de ces recherches.

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PREMIÈRE PARTIE

LES MUSES

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LES MUSES

Un contemplateur et un musicien, tel nous apparaît le poète de la Renaissance dans le portrait idéal qu'ébauchent les disciples des Rhétoriqueurs et que la Pléiade complète et embellit. La Muse lui révèle les secrets du monde et les lois de l'harmonie.

Le poète est en effet le fils de la Muse, qui a veillé sur son enfance, et qui lui donne sa tendresse.

I. - MUSA PARENS

Les écrivains anciens avaient imaginé les vagabondages poétiques de l'élu et de sa mère spirituelle (1). Dans la sixième bucolique de Virgile, Gallus est conduit sur les monts d'Aonie par une des neuf Sœurs, et accueilli avec joie. La Muse protège l'enfant poète (2). On raconte mainte histoire miraculeuse sur la jeunesse d'Hésiode, de Pindare, de Stésichore, gardés de tout péril par la présence visible ou invisible de la Muse. Horace prétend dans une de ses odes (III, 4) qu'il s'était égaré dans un paysage solitaire,

(1) Dans l 'hymne orphique aux Muses, elles sont dites « nourr ic ières » (Hymnes orph., LXXIII, 4 ss.). Les Muses ont auss i élevé le jeune Bacchus, pa t ron des poètes (cf. P. Boyancé, Le Culte des muses chez les phi losophes grecs, Paris , 1936, p. 278). Le groupe du poète et de la Muse est représenté dans l 'ar t ant ique (cf. R. Hinks, Myth and allegory in ancient ar t , Londres, 1939, p. 100 ss.).

(2) Cf. Hor., Carm., IV, 3, 1-2 ; Ov., Tristes, IV, 10, 19-20.

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peuplé de loups et vipères, et que des colombes vinrent jeter sur l ' imprudent des lauriers et des myrtes. La Muse est aussi une consolatrice (3).

Si les Muses sont souvent invoquées par les écrivains médiévaux (4), dans ces fonctions maternelles elles souffrent de la concurrence des allégories, qui forment des généra- tions de penseurs (5). Mais les jeunes poètes du Quattro- cento se promènent à nouveau

E'n compagnia delle nove sorelle,

comme l'affirme Politien dans ses Stances. Au siècle sui-

vant, la Muse est souvent la mère du poète, « Musa pa- rens » (6).

En France, à la fin du XV siècle et au début du XVI les disciples de Chastelain ne semblent pas lui proposer ce rôle. Leurs Muses sont au service de la rhétorique : le plus souvent, l'invocation a une valeur purement oratoire (7). Quant aux Muses de Marot et de ses collègues, elles sont réduites à jouer les utilités. Elles admirent François I et servent de modèle aux grandes dames, notamment à Claude de France, dans un panégyrique de Michel de Tours (8). G. de La Perrière intitule Les neuf Muses un poème

(3) Cf. Hes., Theog., 102-103 ; Theocr., XI, 1 ss. ; Ov., Tristes, IV, 1, 19 ss. (4) Sur les Muses dans la l i t térature lat ine du Moyen Age, cf. E.R. Cur-

tius, Die Musen im Mittelalter, Zeitschr. f ü r Rom. Philologie, LIX, 1939, p. 129 ss. Pour la l i t térature f rançaise du Moyen Age, v. R. Dernedde, Uber die den al t f ranzösischen Dichtern bekannten epischen Stoffe, Göttingen, 1887, p. 94 ss.

(5) V. p a r ex. le Labor in tus d 'Evra rd l 'Al lemand (E. Fara l , Les Arts poé- tiques du X I I et du X I I I siècle, Par is , 1924, p. 345 ss.). Grammaire et Poésie enseignent le f u t u r maî t re d'école. Les poètes médiévaux invoquent souvent les Muses, a ins i que l ' a mont ré E.R. Curt ius ; mais ils ne semblent pas leur confier le rôle d 'éducatrices.

(6) V. p a r ex. T r i u m p o e t a r u m . . . o p u s c u l a , P a r i s , 1539, f . 33 v°, P o r c e l i u s , P o e t a a d M u s a m ; M.A. F l a m i n i o , A d A l e x a n d r u m F a r n e s i u m , i n C a r m . q u i n q u e i l l . p o e t . I . , p . 162.

(7) V. p a r ex. Jean d ' Ivry, Tr iumphes, f. A 2, La louenge du roi Loys. Exhor ta t ion reprise au lat in de Charles Curre, qui était tout aussi oratoire.

(8) Elles ont élevé François 1er (G. Telin, Bref sommaire, f. 129 v° et 130, Panegyric) et le couronnent de f leurs (F. Habert , La nouvelle Pal las , Lyon, 1545, f. E 8 v°). Sur la dixième Muse, Claude de France, v. Michel de Tours, Le Penser de royal memoire.. . , Par is , 1518, f. 67, Le soulas de noblesse.

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où il impose ce déguisement aux femmes célèbres de l'époque.

Jusqu'en 1549, les Muses se contentent de nouer avec cer- tains poètes une amitié fort superficielle. A la fin du XV siècle, Molinet (9) penserait-il au pouvoir consolateur de la poésie lorsqu'il nous dit que les Muses « ont les voix seraines » ? Rien n'est moins sûr, vu l'extrême obscurité du contexte, qui est un fatras mythologique. Mais O. de Saint- Gelays (10) regrette le temps où Calliope lui était un soutien. C'est déjà la tristesse de Du Bellay devant la fuite des Muses :

De vous nay loy desormais approucher.

Parmi les maîtres de la Rhétorique, c'est sans doute Saint- Gelays qui a l'inspiration la plus personnelle. Aussi sa Muse est-elle une confidente, dont l'absence lui est cruelle. Pour Jean et Raoul Parmentier, elle est une mère, qui les a nourris de son lait (11). L'auteur d'une plainte sur leur trépas prétend avoir eu le même honneur. Plus banale la formule employée par Cl. Marot en 1536, dans son épître A Monseigneur le Cardinal de Tournon : ce protecteur des lettres est aimé des Muses. Si le poète demande parfois aux neuf Sœurs de le réconforter (12), le plus souvent il parle de la « Muse marotine » avec une aimable désinvol- ture.

Les néolatins aux gages de Louis XII, G. Brice ou Andre- lini, sont des fabricants d'hexamètres épiques, et ignorent

(9) Les Faictz et dictz, éd. Dupire, II, p. 709, La batai l le des deux déesses. (10) Le Séjour d 'honneur , f. A 7. (11) P. Crignon, Plaincte su r le trespas de... J a n et Raoul Parment ie r ,

in Parment ier , Description nouvelle des merveilles de ce monde, Par is , 1531, f. H 3.

(12) Ed. Grenier, I, p. 58, Eglogue s u r la naissance du filz de Monseigneur le Dauphin. La Muse en effet ne l ' abandonne jamais , quelle que soit sa for- tune (éd. Grenier, I, p. 53, L 'Enfer ; Epitres , éd. Mayer, p. 275, Ep. LVI, v. 80).

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tout de l'intimité avec la Muse. Ils l'invoquent avec grandi- loquence. Mais la génération de Bourbon et de Macrin retrouve l'amitié de la douce Muse (13). Certains de ces poètes doivent à leurs modèles anciens la notion d'une poé- sie consolatrice. Ce sont les Muses qui rassérènent Salmon Macrin, et Martin Thierry va se réfugier auprès d'elles lors- que Cupidon le tourmente :

Migrabo ad dulces pernice volamine Musas, Optima sunt blandae pharmaca Pierides.

Dans une pièce publiée en 1557, mais dont la composition est sans doute bien antérieure, les neuf Muses accueillent leur fils spirituel, L. des Masures (14).

Les rapports de Ronsard et de la Muse sont encore plus affectueux. Elle est toute sa « liesse » et son « souci », terme qui traduit le mot latin « cura » et en garde la valeur affec- tive. Le « vates » est l'ami des Piérides, qui lui font fête lorsqu'il revient (15). Composée sans doute dans la seconde moitié de l'année 1550, l'Ode à Michel de L'Hospital définit leur rôle de protectrices ; elles veillent sur les poètes comme sur les devins. L'autre fils de Calliope est Du Bellay,

nourrisson abreuvé Du laict de la douce Muse. (16)

Dès leurs premiers vers, ces poètes expriment leur joie d'avoir suivi la Muse dans ses promenades.

Mais le lieu commun est pour les grands écrivains un miroir où ils retrouvent toujours leur propre visage. Partis

(13) Cf. P. Busseron, Sapphicae... Horae, Lyon, 1538, f. A 5, Ad... D. Bar- tholomaeum ( « T e dulces Musae perdocuere novem »). La Muse est la mère du poète. C'est elle qui a nour r i le jeune Arion (N. Petit, Sylvae, f. G v°, Arion).

(14) Cf. G. Bigot, Somnium, Bâle, 1537, f. E 3, Catoptron ; Macrin, Odarum l ibr i sex, Par is , 1537, f. E 4, Ad Antonium Calvinum, et f. G 3 v° ; Thierry, Epigrammata , Par is , 1539, f. 4 v°, In Cupidinem ; Des Masures, Carmina, Lyon, 1557, p. 19, Ad J a n u m Bellaium.

(15) Ces d i f férents thèmes sont constants dans les premiers recueils de Ronsard (v. pa r ex. éd. Laum., I, p. 177, Odes, II, 2, v. 55 ; II, p. 4, Odes, III, 1, v. 53 ; p. 52, Odes, III, 19, v. 20 ; p. 192, Bocage, XIII, v. 1... etc.).

(16) Du Bellay, éd. Cham., IV, p. 47 Contre les envieux poetes (1550).

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de la même idée, Ronsard et Du Bellay vont élaborer des interprétations différentes.

Les années 1555 et 1556 sont des plus importantes pour la carrière poétique de Ronsard. Jamais sa production n'a été aussi variée. On sent une volonté d'explorer des voies nouvelles, et une réflexion du poète sur son art. Nulle ingra- titude chez le fils de Calliope. Les Muses restent les « pu- celles chères » : elles dialoguent familièrement avec Ron- sard ; elles consolent l 'amant malheureux, et ne tardent pas lorsqu'il les appelle ; elles guident parfois le poète. Mais Ronsard est fier d'avoir mûri. Il arrive que les rapports s'inversent et que les Muses suivent le poète (17). Ronsard a conscience de sa présomption, que souligne une paren- thèse de l'Hymne du ... Roy ... Henry II (v. 726 ss.) :

J'iray en ton Palais, menant avecques moy (Si homme les mena) Phebus et Calliope, Pour te celebrer Roy le plus grand de l'Europe.

L'admiration des contemporains justifie son audace, car dans son Amour de Francine Baïf célèbre

Ronsard, que les neuf seurs et leur bande sçavante Suit comme son Phebus.

Cette assurance manque à Du Bellay. Alors que Ronsard se pose en adulte face à ses éducatrices, le poète angevin leur reste soumis parce qu'elles lui sont indispensables. Il est vrai que la tutelle de la Muse lui pèse (18), et qu'il fait

(17) Ronsard les y invite dans les odes de 1555 (éd. Laum., VII, p. 76, A mes Dames).

(18) Sa vocation poétique ne lui vaut que des tourments : « Je voudrois bien (car pour suivre la Muse J ' ay sur mon doz chargé la pauvreté) Ne m'estre au t rac des neuf Sœurs arresté , Pour al ler voir la source de Meduse :

Mais que feray-je à f in d ' eschapper d 'elles ? Leur chant f la t teur a t rompé mes espri ts , Et les appaz auxquels elles m 'on t p r i s D'un doulx l ien ont englué mes ailes. »

(éd. Cham., V, p. 48, A Monsieur d 'Avanson. Cf. Ov., Tristes, IV, 1, 27 ss.).

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à Rome une crise d'adolescence. Mais la Muse est un per- sonnage ambigu, à la fois cruel et consolateur. Elle est la blessure, mais aussi le remède. Du Bellay découvre dans le poème A Monsieur d'Avanson que cette éducatrice lui apprend à vivre, car elle lui permet de dominer l'expérience romaine, d'en faire matière à création artistique. Elle est son guide dans ce monde extérieur où tout le blesse, et en définitive sa raison de vivre : la Muse, dit-il, est

Seule compagne à mon si long voyage. La Muse seule au milieu des alarmes Est asseuree et ne pallist de peur. La Muse seule au milieu du labeur Flate la peine et desseiche les larmes. D'elle je tiens le repos et la vie, D'elle j'apprens à n'estre ambitieux D'elle je tien les saincts presens des Dieux.

Il lui dit sa reconnaissance dans le onzième sonnet des

Regrets, et avoue qu'il lui doit bien « six ans de [sa] vie ».

C'est en effet la Muse qui ouvre à Du Bellay le refuge du souvenir. Le titre même des Regrets semble assimiler la poésie à une contemplation du passé. La Muse fascine Du Bellay comme le sourire des années enfuies. Le souvenir de son enfance poétique reste lié à celui de l'Anjou, au paysage qu'il regrette :

Heureux quand les douceurs de ma terre Angevine M'allaictoient au gyron de la Muse divine. (19)

Les Muses figurent aussi dans les rêves de sa jeunesse, dans les glorieux projets qu'il faisait à Coqueret, et dont le sixième sonnet des Regrets évoque l'enthousiasme.

Cet exilé dans le monde terrestre (20) doit à l'embellis- sement du souvenir par la poésie les seules joies qui ne le

(19) Ibid., p. 364, A Pierre de Ronsard. Il a été le « Nourr isson des neuf Sœurs » (ibid., p. 403, A Phœbus) .

(20) L 'autre exilé, O. de Magny, ne souffre pas d 'une tristesse fondamen- tale, à la différence de Du Bellay ; sa mélancolie est passagère. Aussi n 'a- t- i l pas l ' impress ion que la Muse est sa seule consolation.

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déçoivent pas. Ronsard au contraire n'est pas l'obligé de la Muse, mais un novateur qui de plus en plus aura con- science d'enrichir le Parnasse. Il semblera parfois se tour- ner vers la Muse consolatrice (21). Mais le commerce des

Muses lui procurera plutôt les joies réservées aux natures puissantes. Le poète Ronsard s'ébroue dans l'univers. Dans la Responce aux injures..., composée sans doute en avril 1563, il réplique à ses adversaires qu'il

se promeine D'une libre contrainte, où la Muse le meine.

Cette impression de liberté dans la nature domine l'évoca- tion de son bonheur poétique :

Tout seul me suis perdu par les rives humides Et par les boys tofus, après les Pierides.

Ronsard et Du Bellay sont tentés de battre leur nourrice, mais l'affection reprend le dessus, un amour sans histoire dans le cas du Vendômois, une passion plus complexe chez l'Angevin.

D'autres rimeurs cherchent dans la poésie un divertisse- ment plus superficiel. Ils peuvent répéter que la Muse aime son fils spirituel et qu'elle en est aimée, ils peuvent chan- ter la douceur (22) de la Muse : ces formules ne corres-

pondent à aucune expérience. Ils n'ont pas comme l 'auteur des Regrets découvert la valeur consolatrice de la poésie, ni

(21) Thème qu' i l reprend dès 1550 à Théocrite et à Ovide, ma i s qu ' i l exploite comme un lieu commun (éd. Laum., I, p. 32, Hymne de France, v. 175-176 ; p. 162, Odes, I, 20, 3 ; p. 174, Odes, II, 2, v. 1-2 ; VII, p. 139, « Je crois que je mouroi », v. 1 ss. ; XVII, p. 163, Elegie... à Eurymédon, v. 127). Ch. Guérin (Comment Ronsa rd et Du Bellay disent leur découragement, La Pensée catholique, 1955, p. 102 ss.) a comparé le Dialogue des Muses et de Ronsard (éd. Laum., VII, p. 307 ss.) et le sixième sonnet des Regrets.

(22) Terme qui revient sans cesse sous leur p lume quand i ls par len t des Muses (v. pa r ex. Magny, Odes, éd. Courbet, I, p. 85, A Monsieur d 'Avanson ; Baïf, éd. Marty-L., I, p. 337, Diverses amours ; II, p. 215, Poèmes, l ivre IV, L'aurore. . . etc.).

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comme Ronsard le charme de la liberté poétique. Baïf (23) se souvient du poème A Monsieur d'Avanson. Simple em- prunt, sans résonance dans sa propre inspiration :

j'use Du doux reconfort de la Muse, Cherchant de tromper ma douleur.

Le ton n'est pas plus personnel lorsque R. Belleau chante le pouvoir consolateur de la poésie, d'après les Regrets (24). Chez Baïf ou chez Buttet, les scènes de tendresse entre le poète et la Muse sont parfois d'un goût mignard et assez douteux.

Les néolatins manient à peu près les mêmes formules. Ils vont les chercher dans la littérature antique, mais il est vraisemblable que c'est la Pléiade qui les signale à leur attention, puisqu'elles étaient exceptionnelles dans la pre- mière moitié du siècle. Dès 1553, Sépin (25) se proclame fils spirituel de la Muse. Ils sont unis par un amour éternel, malgré quelques infidélités du poète, qui leur raconte ses tourments amoureux et leur avoue qu'il préfèrerait la pré- sence de sa belle. Plus originale à cette date la notion d'une poésie consolatrice, qu'il reprend à Ovide avant Du Bellay. Il s'adresse à Calliope :

D e s c e n d e coelo leve ge rens m a n u

P l e c t r u m , et c a n o r a m Cal l iope l y r a m :

E t c o n q u e r e n t e m t r i s t e a l u m n u m

D u l c e juves , h i l a r e m q u e r e d d a s .

R i d e n t e vu l tu , m e n t e q u e fu lg ida

R e g i n a l o n g u m c o n c i n i t o m e l o s :

Mulce re quo poss i s d o l o r e s

Atque m e a s sepe l i r e f l ammas .

(23) Ed. Marty-L., V, p. 61, Second livre des Mimes, « Joieuse, cepen- dant. . . ».

(24) Tu es, dit-i l à la Muse, « le soulas de mes peines / Qui detrempes le soin, recuit dedans mes veines » (éd. Marty-L., II, p. 165).

(25) Cf. Erotopaegnion, Paris , 1553, p. 62, I, 21 ; p. 198, III, 18.

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Toutefois ces douleurs ne sont pas très profondes. Quelque chagrin d'amour, auquel l'oubli remédiera bientôt.

La peine de Du Bellay est d'une autre nature. Dans les Poemata (26), la Muse n'est pas seulement une compagne grâce à laquelle Du Bellay oublie les alarmes de la guerre. Elle est le seul bonheur de l'exilé :

N a m q u i d Musis est du lc ius ?

Les plaisirs nous font vieillir plus vite,

At nec d a m n o s a est Musae j u c u n d a voluptas . . .

Sed levat in r e b u s du r i s , o r n a t q u e s e c u n d i s ;

U tque dece t juvenes , sic j uva t i l la senes.

On reconnaît l'équivalent du poème A M. d'Avanson. Cette consolatrice est cependant capricieuse, et Du Bellay se plaint de ses absences :

Heu, f u g i u n t Musae, r e f u g i t q u e a d v e r s u s Apol lo ;

E t fug iun t d ig i tos mo l l i a p l e c t r a meos.

Tourment et joie, la Muse des Poemata ressemble beaucoup à celle des Regrets. La seule différence est que l'ensemble du recueil n'illustre pas cette idée. Les Poemata sont consti- tués de pièces diverses ; ils n'ont pas comme l'œuvre fran- çaise l'unité d'une évolution. Ces formules restent donc isolées, alors qu'elles sont une des clés du recueil français.

En 1560, Robert de La Haye pleure J. Du Bellay, le soli- taire qui conversait avec les Muses dans la nuit brune (27). Toutefois la notion de poésie consolatrice ne semble pas avoir intéressé ces auteurs. Elle suppose en effet que la création poétique soit intégrée à l'évolution personnelle ; or écrire est pour eux un métier ou un simple divertisse-

(26) D u B e l l a y , A l l o q u i t u r M u s a m , D P , I, p . 427 ; A d i l l u s t r . P r i n c i p e m C a r d . L o t h a r i n g u m , i b i d . , p . 410 ; P a t r i a e d e s i d e r i u m , i b i d . , p . 406.

(27) D e L a H a y e , J . B e l l a i i ... e p i t a p h i u m , i n E p i t a p h e s u r le t r e s p a s d u ... R o y ... H e n r i ..., P a r i s , 1560, f. F v° (« H i c d u m m e l l i f l u o s s i l e n t e n o c t e / V e r s u s s c r i b e r e t , e t n o v e m S o r o r u m / D u l c i c o l l o q u i o , p a t r i s q u e P h o e b i / I n t e n t u s f o v e r e t u r , u t s o l e b a t . . . » . Cf. R e g r e t s , V I ) .

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ment. Les néolatins et leurs inspiratrices peuvent protester de leur affection réciproque (28) ; mais il est rare que ces textes correspondent à une réalité dans la vie de l'artiste. Seul Michel de L'Hospital doit à ces consolatrices l'apaise- ment et la sagesse dans une retraite plus ou moins forcée. Lorsqu'il sent approcher la disgrâce, il se dispose à prendre le même parti que Fr. Olivier, qui a demandé à Phébus et aux Muses de calmer son âme au sortir des agitations de la vie politique. Aussi A. Turnèbe évoque-t-il à juste titre les liens d'affection qui unissent ce poète à la troupe sacrée (29).

II. - L'INITIATRICE

Cette messagère du monde divin a initié son poète à des mystères connus des seuls immortels.

Aux XIV XV et XVI siècles, les détails fournis par les traités de mythologie ne peuvent que renforcer l 'admiration des poètes pour ce savoir surnaturel. Les Muses possèdent les secrets de l'univers, parce qu'elles sont filles de Mémoire et de Zeus (30). Leur nombre correspond à l'ordre du monde (31). Leur nom même les prédispose à l'exploration de l'univers (32).

(28) Le poète est le nour r i s son de la Muse (Cl. Roillet, Ode ad Gulielmum Gal landium, Par is , f. B 3 ; Baïf, Cl. Bineto de Ronsardi morte, DP, I, p. 385 ; Du Bellay, Ad Pe t rum Ronsardum, DP, I, p. 403 ; A. Turnèbe, Joach imi Bellaii ... tumulus , DP, VI, p. 1071). C'est parfois un souvenir d ' un texte f rança is (cf. R. Betolaud, Hodoeporicum, Par is , 1576, f. 26, Ex Gall. Ronsardi . Adapté du Voeu publ ié en tête des Amours de 1552 : v. Ronsard, éd. Laum., IV, p. 4).

(29) Cf. L'Hospital , Œuvres , éd. Dufey, Par is , 1824-1825, t. III, p. 441, Epistol . lib. VI ; Turnèbe, Ad Michaelem Hospitalem, DP, VI, p. 1048 et p. 1057.

(30) Cf. Boccace, Geneal. deorum, XI, 2 (on leur a t t r ibue cette origine « cum a deo omnis sit scientia, nec solum ad eam concipiendam intel- lexisse sufficiat, n is i qu ibus intellecta memoriae commendaver i t »). Giraldi , De Deis, p. 356, explique cette origine en rappe lan t que Jupi te r représente l ' intelligence.

(31) Cf. Giraldi , op. cit., p. 356 ss. (le nombre des Muses varie selon les auteurs , ma i s tous ces chiffres ont une valeur symbolique et se rap- por tent à la s t ructure de l 'univers , au nombre des zones célestes, des sphères...) ; Pontus de Tyard, Soli taire premier , éd. Baridon, p. 29-30.

(32) Sabinus, Ovidii interpretat io, f. F v°. Musa vient du grec « mos tha i »

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Cette initiation se réalise de deux manières : par la con- sécration du poète sur le Parnasse, et par le voyage céleste.

Hésiode avait raconté son initiation, et Properce n'est pas seul à le suivre sur les montagnes saintes ou près des sources sacrées qui en jaillissent (33). La fortune de ce thème poétique sera durable dans la littérature occidentale, surtout par delà les Alpes. Alors qu'en France Christine de Pisan par exemple mentionne la fontaine des Muses, mais n'en fait pas approcher les humains (Livre de long estude, v. 799 ss., et Mutacion de Fortune, v. 211 ss.), les poètes italiens s'y font couronner. Si Dante ne décrit pas sa consécration par les Muses, Pétrarque imagine une scène d'initiation poétique sur l'Hélicon (34). Aux XV et XVI siè- cles la Muse néolatine confère le baptème à un grand nombre de néophytes. Mentionnée par les Mythographes, la source Hippocrène est un lieu de pèlerinage pour les poètes (35). Ce détail leur plaisait d 'autant plus que la source est un élément indispensable de leur paysage préféré : elle fait partie du décor de l'idylle, et aussi des villas subur- baines où les Mécènes accueillent leurs protégés.

Dès l'antiquité, le pouvoir initiatique des Muses s'était également manifesté dans l'exploration des contrées ter-

(« ab inqui rendo dictae sunt »). Sur les étymologies ant iques du mot Muses qui autor isent cette définition, cf. P. Decharme, Les Muses, Par i s , 1869, p. 3-4.

(33) Cf. Hes., Theog., 24 ss. (un souvenir de ce texte d a n s l 'Anthologie, VII, 55) ; Prop. , III, 3 ; Virg., Bucol., VI, 64 ss.

(34) Pour la l i t té ra ture la t ine du Moyen Age, v. Curtius. (Die Mus en im Mittelalter, Zeitschr. f ü r Rom. Philologie, 1939, p. 61) qui relève p a r ex. dans une pr ière composée au X siècle la fo rmule « Pectora Pegasici potetis flumine r iv i ». — Sur le rôle des Muses chez Dante, c. P. Renucci, Dante, disciple et juge du monde grécolatin, Par is , 1954, p. 216. Dante reconnaî t cependant aux Muses un pouvoir init iat ique. Il les considère comme des aspects de l 'Intelligence divine ; chacune des « saintes Muses » (Purg., XXIX, 37) peut ouvr i r un domaine à l ' intell igence h u m a i n e (Purg., XXII, 58, et XXIX, 41 ; Pa rad . , XXIII, 55 ss.). Quant à Pét rarque , v. Africa, IX, 17 ss.

(35) V. pa r ex. B. Crotti, Ep ig r ammatum elegiarumque l ibellus, Regii, 1500, f. B 4 v°, Ep i t aph ium quod aegrotans s ibi const ruxi t ; P. Angelius Bargaeus, Ecloga II, DP, p. 127 ; Strozzii ... p a t e r et f i l ius ..., Venise, 1513, f. 41, Titi Vesp. Strozzi poetae epicedium ; Pontano, Carminum ... tomus quar tus , p. 3091, Urania, l ib. V ; p. 3256, Amor. lib. I, Ad Musas. — Une allégorie de Boticelli (fresque, Louvre, vers 1482) représente l ' in t roduct ion solennelle d ' un jeune homme dans le cercle des sept a r t s l ibé raux figurés comme des Muses.

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restres et célestes. Les Muses sont savantes, et les poètes les prient de leur révéler les secrets du monde (36). Ful- gence leur répartit les différents moments de la recherche intellectuelle avec une ingéniosité qui séduira le Moyen Age et la Renaissance (37). Aussi entraînent-elles les élus à la découverte de l'univers. Dans le deuxième livre des Géor-

giques (v. 475 ss.), Virgile leur demande de lui montrer les routes suivies par les astres et de lui expliquer plusieurs phénomènes naturels. La tradition se perpétue, puisqu'au V siècle, dans le premier livre du De Nuptiis Philologiae et Mercurii, Martianus Capella les charge de conduire Mercure et Apollon à travers les espaces célestes. Les auteurs médié- vaux semblent avoir pris goût à ces voyages interplané- taires, qui sont le plus souvent d'inspiration platonicienne. Dans le De universitate mundi de Bernard Silvestris, Nature va chercher de l'aide chez Urania, qui la guide vers le lieu le plus sacré du ciel, Tugaton, c'est-à-dire l'idée de bien. Les Muses peuvent donc révéler les secrets du monde, et au XV siècle Martin Le Franc résumera cette tradition :

Entre elles estoient ouvers Tous les tresors et descouvers Les secretz de toutes sciences.

Elles tiennent

leurs escoles De science contemplative. (38)

(36) Hes., Theog., v. 150 ss. ; Manilius, Astron., III, 3 ss. ; Etna, 6-7 ; Valerius Flaccus, Argonaut. , III, 16-17.

(37) Mythologiarum l ibr i tres, éd. de 1543, p. 27, F a b u l a de novem Musis. Clio représente la volonté d 'acquér i r des connaissances, Euterpe la joie de la recherche... Repris pa r Boccace (Geneal., XI, 2), Fr. Gafur ius (De Har- monia mus icorum ins t rumentorum opus, Milan, 1518, f. B ss.), Bouchet, Les Tr iumphes de François I , Poitiers, 1550, f. 14 v° et 15, chap. VI), Tya rd (Solitaire premier , éd. Baridon, p. 54-55).

(38) Le Champion des dames, Par is , 1530, III, f. 306, « Le champion ... commence exaulcer les dames sages ». L 'auteur de l 'Ovide moral isé éta- b l i ssa i t une curieuse dis t inct ion : il affirmait que les poètes (représentés pa r les Piérides) sont infér ieurs aux phi losophes (représentés pa r les Muses) parce que leur a r t veut plai re au lieu d ' ins t ru i re et qu ' i ls s ' intéressent p lus aux créatures qu ' au créateur (Ovide moralisé, éd. de Boer, Amsterdam, 1920, V, 2686 ss.).

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Un système de correspondances constant au Moyen Age et au XVI siècle répartit les sphères célestes entre les Muses, qui en possèdent les secrets (39). De façon plus générale, l'union de la Philosophie, des Sciences et de la Poésie n'est pas moins familière aux écrivains du Moyen Age qu'à ceux de l'antiquité tardive, ainsi que l'a montré E.R. Curtius.

Le thème de l'exploration poétique prend une importance particulière dans la littérature italienne de la Renaissance, grâce à l'influence du néoplatonisme. Les philosophes flo- rentins du Quattrocento ne font pas de distinction entre la Muse et la Philosophie. Pour Marsile Ficin, l'intuition poétique est une des formes de contemplation par lesquelles l'homme manifeste la ressemblance de sa nature avec celle

de Dieu. La Muse lui fait connaître l'ordre universel. Quant à Pic de La Mirandole, il pense qu'au terme de cette aven- ture les Muses et leur chef Bacchus permettent à l 'homme d'aborder les réalités divines, de même que dans les mys- tères antiques l'ivresse des initiés leur découvrait les se- crets divins (40).

Les Apollons de la Renaissance française ont-ils été admis

(39) On sait que les Pythagoriciens logeaient les Muses dans les sphères planétai res (cf. A. Bouché-Leclerq, L'Astrologie grecque, Paris , 1889, p. 324). Sur ces correspondances, v. pa r ex. Plut . , Quaest. conviv., IX, 16, 6 ; Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, II, 3 ; Mart ianus Capella, De Nupt i is , I, 28 ; Boccace, Geneal., V, 3 et XI, 2 ; Ficin, Opera, éd. de 1576, I, p. 128 ss., Theologia Platonica, l ib. IV, cap. I, et p. 1283-1284, In Pla tonis Ionem... etc. ; Gafurius, De Harmonia , f. 93 v° ; N. Burzio, Opusculum musices, Bononiae, 1487, f. Q ; S. Champier, Liber de quadrup l ic i vita, Lyon, 1507, f. F 5 v° ; Giraldi , Herculis vita ... De Musis syntagma, p. 89 ; Historiae poetarum ... dialogi decem ..., Bâle, 1545, p. 53, et De Deis, syn tagma VII ; Tyard , Solitaire premier, éd. Baridon, p. 40, Dial. I ; Conti, Mythologia, p. 511, VII, 15. On t rouvera des exemples d i f férents de ceux que nous donnons dans les études de F. Piper (Mythologie und Symbol ik der christ l ichen Kunst , Weimar , 1847- 1851, II, p. 253 et 269) pour le Moyen Age, et dans celle de J. Hut ton (Some english poems in pra ise of music , Engl ish Miscelany, 1951, p. 25) pour la Renaissance.

(40) Cf. Ficin, éd. de 1576, I, p. 927, Epistol. , M. Ficinus Petro Divitio ; Pic de La Mirandole, Opera omnia.. . , Bâle, 1572-1573, I, p. 319-320, De hominis dignitate. — La théorie de Fic in sera développée au siècle su ivant p a r Pontus de Tyard. Les Muses sont « les entendemens eslevez aux concep- t ions et contemplat ions des choses eternelles, ausquel les non la corporelle matiere, ma i s seulement l ' intellectuelle portee peut a t ta indre ». Les Muses sont donc « rechercheuses ou (si vous recevez ce mot) indigatrices, veu qu'elles recherchent la cognoissance des choses hautes et celestes » (Solitaire premier, éd. Baridon, p. 39).