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Frustration, revue d'analyse critique, hostile aux élites et à leurs sous-fifres, énervée mais argumentée, rigoureuse mais lisible. www.frustrationlarevue.fr
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HIVER 2013
FRUSTRATIONSOMMAIRE
OPPOSER LA RAGE p. 4
À L’INDIGNATION
JUGER N’EST p. 10
JOUER PAS
LE VISAGE p. 18
DES PUISSANTS
LES CHIENS p. 34
DE TRAÎNEAUX
CONTRE L’ENTREPRISE p. 44
p. 46
HIVER 2013
N ° Z É R OFRUSTRATIONLA REVUE
ÉDITO. ‘‘Chères lectrices, chers lecteurs, bienvenue. La rédaction de la revue Frustration est heureuse de pouvoir vous présenter ce numéro pilote. Voilà plus d’un an que nous travaillons sur ce projet et nos articles ne nous semblent pas avoir pris une ride d’inactualité. Pourquoi ? Parce que tout est parti d’une brûlante sensation de saturation. Trop de discours humiliants dans la presse, trop de leçons culpabilisantes au travail, trop de soumis satisfaits et fiers de l’être dès qu’on sort à une soirée. Il nous a fallu répondre. Question de survie mentale. Marre d’entendre une guerre culturelle envahir les ondes, départageant les vrais Français du terroir et les faux du bled. Marre de voir le peuple se dresser contre lui-même en oubliant sa communauté d’intérêts de classe. Marre que les ennemis nantis ne soient jamais désignés, qu’on les laisse geindre à longueur de temps pour qu’ils conservent leurs privilèges. Marre du culte de l’entreprise auquel il faudrait se plier. Marre des solutions de fuite dans l’expatriation. Notre credo : on est là, on y reste et on se bat.’’
Mentions légales : Frustration la revue, association loi 1901 Parution et Dépôt légal : décembre 2013
Numéro gratuit ISSN en cours
© Frustration la revue, 2013
Siège social : 26, rue du Simplon 75018 Paris
Directeur de la publication : Nicolas Framont Responsable de la rédaction : Léo Pinguet
Responsable graphique : Benjamin Esnault
Secrétaire de rédaction : Benoît Braunstein
‘‘L’économie n’est ni de droite, ni de gauche, elle est.’’
‘‘Il faut se serrer la ceinture. On est tous dans le même bateau.’’
‘‘De la merde ? Vous oubliez la première règle des médias. Donner aux masses ce qu’elles demandent.’’
‘‘Mais il y a Autre et autre : celui qui sent bon le comme-soi qui gare bien sa bagnole et arrose son jardin de 19 h 30 à 19 h 45... Et l’autre.’’
‘‘Tu ne peux pas comprendre, là-bas à Pétaouchnok, les gens étaient
tellement... - Tellement QUOI ?’’
‘‘Ça ne va pas ? Et si vous souffriez de haine de classe ? Et si vous aviez
envie que tout change ?’’
‘‘Il faut d’abord ouvrir ensemble un œil sur notre cauchemar bien réel. Crier notre frustration, l’atomique
de sa force libératrice.’’
‘‘On ne devient pas sage en vieillissant. On s’assagit, on se
fatigue, on se soumet et on s’en fait un titre d’autorité.’’
‘‘Vous n’avez qu’à commencer par répondre une lettre policée qui finirait par : bien cordialement,
votre éternel dévoué, votre putain d’esclave depuis dix générations !’’
OPPOSER LA
À L'INDIGNATIONRAGE
NI LA BÊTISE, NI L’IGNORANCE
DES MASSES NE FONT TENIR
L’ORDRE DE L’ÉLITE
SI LES MEMBRES DE L’ÉLITE parviennent à se faire une légitimité, à prouver qu’il y a de bonnes raisons pour qu’ils soient là, au pouvoir, ce discours tient rarement la route à la longue. Très vite on se rend compte que les génies créateurs sont souvent les enfants d’autres génies créateurs déjà héritiers. À grat-ter un peu, on se rend compte que le riche qui s’est fait tout seul a été un peu aidé par l’argent de son papa, les relations de son tonton, l’école d’élite où il est entré sans difficulté. Personne n’est dupe : tout le monde peut voir que ce sont toujours les mêmes qui sont au pouvoir, n’im-porte qui en déduit donc que leur grand mérite n’est en fait pas si grand, voire nul.
Alors les puissants tentent de montrer que, dans le fond, ils font aussi partie du peuple, parce qu’on est ‘‘tous dans le même bateau’’.
Un rapide regard sur la répartition des ri-chesses dans la population française fait un sort à ce fantasme bien commode. Pourtant, l’un des derniers remparts de l’élite contre sa propre remise en question, c’est le discours complé-mentaire de pacification des rapports sociaux. C’est lui qui se trouve derrière tous ces insupor-tables glissements sémantiques. De rapport de force salariés/patronat, on passe à négociations entre partenaires sociaux comme s’ils étaient à égalité. On ne parle plus de licenciements mais de ‘‘plans sociaux’’ tandis que la loi concoctée par le MEDEF et la CFDT pour flexibiliser le travail en France s’appelle ‘‘loi sur la sécurisa-tion de l’emploi’’. Puis, on multiplie les appels au calme, à la sérénité, aux débats dépassion-nés et aux concertations en tous genre. Si nous avions progressé depuis 30 ans vers plus de démo-cratie, plus d’égalité entre les classes sociales, nous
pourrions entendre ce discours ambiant comme l’évolution logique qui accompagne un changement effectif. Mais c’est tout le contraire auquel on as-siste : plus la société est violente, moins on élève le ton. Bien sûr les dominants ont toujours intérêt à euphémiser la réalité. Dans ces appels perpétuels à la paix, à la négociation, au calme, réside un moyen efficace de se maintenir au pouvoir en disqualifiant d’avance toute position qui pren-drait acte du scandale perpétuel de l’inégalité et de la monopolisation du pouvoir en adpotant la seule réaction possible : la RAGE.
L’ORDRE DOMINANT RECADRE
PERPÉTUELLEMENT CEUX QUI
"MANQUENT DE SANG-FROID"
Nous ne comptions certainement pas au nombre de ses fans, mais comment ne pas enrager de l’unanimité médiatique avec laquelle la can-didate à la présidentielle de 2007, Ségolène Royal, a été condamnée pour avoir élevé le ton, s’être mise en colère (même hypocritement) devant le cynisme tranquille de son adversaire durant le débat présidentiel ? Plus récemment, les railleries envers Jean-Luc Mélenchon, cou-pable de ses colères chroniques, incapable de s’adapter au niveau de décibel autorisé, nous ont amené à la même conclusion : de nos jours, la violence dans le ton c’est mal, c’est prohibé, ça fait pas propre.
Même rage lorsque, plus récemment, le présen-tateur télé David Pujadas demandait au leader syndicaliste Xavier Martin, s’il regrettait les actes de vandalisme qui avaient eu lieu quelques heures auparavant, lorsque des salariés révoltés par un plan de licenciement avaient envahi les locaux de la direction de l’usine Continental. ‘‘Vous plaisantez j’espère ?’’ lui avait répondu fermement le syndicaliste. ‘‘Attendez, qu’est-ce que vous voulez qu’on regrette ? Quoi ?’’
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toute l’attention réclamée. Leurs souhaits ont été accomplis. Pour les autres, il va falloir faire des efforts. Une fois vos doléances bien écrites, schémas et graphiques à l’appui, voix posées et mégaphones au placard,
ALORS ROULEZ JEUNESSE, ALLEZ NÉGOCIER AVEC L’AUTORITÉ.
Ce n’est pas un hasard si le seul type en colère que l’État a bien célébré n’est autre que celui qui a appelé à l’INDIGNATION. À ses funérailles, le président de la République lui-même s’est chargé de dépouiller de ses quelques moments malsains la rogne pourtant très saine de Stéphane Hessel. Son opposi-tion radicale à la colonisation israélienne par exemple. Car s’indigner, a rectifié François Hollande, ce n’est pas se révolter, c’est être lucide. Ah ! Au moins les choses sont claires. Au cas où on aurait cru que l’indignation me-nait à l’action, nous voilà recadrés.
IL FAUT SE SCANDALISER, PAS SE RÉVOLTER
Il faut radoter les méandres du problème, orga-niser des conférences-débats à la rigueur, des tables rondes ! Faire une pétition tout au plus. L’indignation, c’est alors cette colère saine, cette sainte lucidité, cette rage raisonnée : contradiction absurde. L’indigné à la mode, c’est un philosophe à l’émission TV de Taddéï qui va compatir avec nonchalance au sort des ouvriers massivement licenciés et rappeler que nous vivons dans un monde ‘‘complexe’’ et ‘‘glo-balisé’’. Merci d’être venu ! Les salariés qui ont débarqué dans les bureaux de la direction de Continental, balançant la rage au cœur ordina-teurs et plantes en pots sur le sol, ne se sont pas correctement indignés. Il y aurait mille autres exemples à donner.
"QUELQUES CARREAUX CASSÉS, QUELQUES
ORDINATEURS ? À CÔTÉ DES MILLIERS
DE VIES BRISÉS, ÇA REPRÉSENTE QUOI ?"
Il y a donc la violence passionnée, la colère, la rage, qui sont autant de sentiments à bannir. Et il y a le calcul, la réflexion, la colère raisonnée ou colère saine, comme disait la candidate Royal pour excuser son moment d’égarement. Depuis les années 80, il semble que cette hiérarchie des colères n’ait cessé de prendre de l’ampleur. ‘‘C’est un pays, la France, libéral, on peut être en colère, il faut demander gentiment, c’est tout’’, ironisait déjà à l’époque Coluche. Oublié l’enthousiasme, domaine réservé des années 70. Oubliées la rage et la punk attitude des années 80. Le cortège des penseurs de l’anti-totalita-risme qui associent mouvement de colère de masse et régime liberticide, le goût nouveau des syndicalistes et des socialistes pour la concerta-tion à tout va sont passés par là. Désormais une bonne colère sera une colère constructive.
« QU’EST-CE VOUS AVEZ À PROPOSER ? »
C’est la remarque médiatique et politique que tous ceux qui se sont battus durant les années Sarkozy auront sans doute le plus entendue. Pour se battre, pour gueuler, pour protester, encore faut-il avoir un petit programme tout prêt dans sa sacoche. Ceux des émeutes de 2005 n’en avaient pas, eux, de programme. La sentence tombe alors : délinquants, voyous ! Ceux des révoltes de 2006 contre le CPE en avaient par moment, mais globalement c’était trop le bazar : ados en crise ! Tandis que le mou-vement des ''pigeons'' – mais si vous savez, une page facebook, avec une série de jeunes-entrepre-neurs-dynamiques-indignés – eux, s’exprimaient clairement dans un style policé. Ceux-là ont eu
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C’est incroyable, soit dit en passant, la ferveur des journalistes et des politiques à s’émouvoir du moindre objet brisé... Oui, mais voilà, les objets brisés l’ont été de manière passionnée, par des ouvriers, et pire, sans doute de manière spontanée. La violence patronale à laquelle cet acte répond c’est autre chose. C’est une décision économique réfléchie et raisonnable. C’est un power point en trois parties avec ses jolis slides et fondus enchaînés. La seule réaction légitime à cela, la seule réaction pacifique, la saine colère qui sera acceptée par l’ordre dominant, c’est celle de l’inter-venant du talk-show. Voilà un interlocuteur qui respecte les formes imposées du débat politique ! Quant aux agités qui se clashent et ne mâchent pas leurs mots, ils seront représentés comme le bon peuple vulgaire de la télé-réalité. Clash qui tourne à vide pour le show, cette pacification terrifiante de la vie sociale a toutes les vertus d’une princesse républicaine : la raison, le calme, la fraternité. Pourtant, ce sont les pires ennemis de la démocratie. Le fait qu’on nous empêche de pouvoir expri-mer notre colère autrement que selon les bornes fixées par le pouvoir rend le pouvoir incontestable et incontesté. Notre rage ne s’exprime plus. Elle ne peut plus s’exprimer tellement la figure du rageux est désormais décriée, caricaturée et ainsi promptement écartée.
PARCE QUE OUI, ON A TOUS ESSAYÉ DE S’INDIGNER
C’était bien d’écrire une lettre policée à son député. Ouah, c’était bien. C’était bien ce débat en cours d’éducation civique. C’était bien de suivre la CFDT et la CGT dans une manif bien cadrée pour aboutir à l’éternel stand de saucisses merguez qu’on avale en écoutant les prises de parole avant la dispersion. Mais cette colère édulcorée, ce n’est plus de la colère. C’est de la collabora-tion et de la résignation, au mieux de la figuration.
Alors où va cette rage ? Dans la
FRUSTRATION
MAIS ENFIN, REGARDEZ CE PAUVRE CACTUS !
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CERTAINS EXPLIQUENT CE SENTIMENT par une série de causes plus malsaines les unes que les autres. Alors, oui, on est dans une société de tafioles, mais pas à cause des pédés et des meufs, mais à cause de cette injonction au calme et aux arguments constructifs, injonc-tion lancée par les élites et pas par le combat féministe. Pas à cause du rock qui s’est assa-git ou du rap qui n’est plus celui des origines, mais à cause de cette imposition perpétuelle de violence rationnelle de la part des chefs et des puissants à laquelle on ne peut répondre que par un recours policé au tribunal ou une lettre qui finit par :
''BIEN CORDIALEMENT''
"VOTRE ÉTERNEL DÉVOUÉ"
"VOTRE PUTAIN D’ESCLAVE DEPUIS DIX GÉNÉRATIONS"
Je ne sais pas combien d’années on peut tenir à baisser ainsi son froc en suivant les recours à l’amiable et les pétitions de consommateurs. Mais il est clair qu’on est un certain nombre à ne plus en pouvoir et donc à écumer de rage. Je lis des appels à la virilisation, j’en comprends la cause mais ça me fait rire jaune. Je suis tombé une fois sur une offre de stage nature-survie, à prix exorbitant, pour des cadres névrosés, per-suadés à juste titre d’avoir laissé leurs couilles au bureau en effectuant des tâches absurdes et qui pensent se refaire une santé en affrontant les dangers du quotidien préhistorique. Et non, mon ami, ce n’est pas en retrouvant la dignité de l’homme d’il y a 3000 ans que tu changeras quoi que ce soit à ton existence.
C’est en restituant celle de la femme et l’homme de maintenant. Ce n’est pas à la perte de la virilité ou à l’immigration que tu dois ce sen-timent d’amputation, de dégoût de toi. Ce n’est pas en ouvrant un fight club, où tu retrouveras tes soi-disant facultés primitives en cognant ton voisin, que tu résoudras ton problème. Ça, c’est la solution individuelle. C’est le recours proposé par les entreprises pour se faire de la thune sur la frustration qu’elles engendrent elles-mêmes. La salle de sport pour se désintoxiquer, le sauna pour ouvrir ses pores, les vacances Club Med pour prendre du temps pour soi et revenir tout frais au boulot. En plus, ce sont des solutions de pseudo-privilégiés, clefs en main. Une pitié. Pour les pauvres on proposera le FN, Copé, Fil-lon, Zemmour, la méfiance envers le semblable.
ON PROPOSERA LA HAINE,
PAS LA RAGE
Plutôt que de refouler sa rage ou de la cana-liser en faisant son footing, il faudrait faire de sa frustration une force collective. Parce que si perte de dignité il y a eu au niveau de la société toute entière, alors les palliatifs individuels pro-posés par les charognards de la névrose seront sans effet. Il faut donc commencer par refuser ces injonctions au calme et à la thérapie. Il faut oser s’exprimer, sortir des bornes, crier sa rage et sa frustration à la tête du premier chef venu. Il faudrait en faire une création, mais pas une création positive, pas une création jolie, pas une création peace and love.
Il faudrait en faire la seule création possible, la seule laissée à disposition par une élite qui, par sa domination, empêche toute création : sa destruction.
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‘‘VOUS AIMEZ L’EXPRESSION
GUERRE CIVILE ? MOI BEAUCOUP.’’
ÉDOUARD LIMONOV JOURNAL D’UN RATÉ
‘‘VOUS AIMEZ L’EXPRESSION
GUERRE CIVILE ? MOI BEAUCOUP.’’
ÉDOUARD LIMONOV JOURNAL D’UN RATÉ
SUJET DE SOCIÉTÉ
SUJET POLITIQUE
SUJET CULTUREL
‘‘Il ne faut pas juger” est une expression courante. On l’emploie par respect pour la vie
et la liberté des autres.
Elle n’en cache pas moins un vicieux mécanisme de discrimination.
POURQUOI N’EST-CE PLUS À LA MODE DE JUGER ?
JUGERJOUERpas
n’est
C’EST LA RÈGLE DE L’ARTLes premiers à se garder de juger (et à s’en vanter inlassablement comme si c’était un acte de singulière bravoure) sont les gardiens de la mode : la fine fleur de nos artistes, écrivains, cinéastes, acteurs et autres comédiens. Juger le
monde ou leurs personnages les entraînerait vers la caricature, le cliché, et pire : l’enrôlement. Ils risqueraient de se fermer et surtout de sacrifier la beauté profonde de leur œuvre. Pour eux, s’il ne faut pas juger, c’est parce qu’il
est acquis que les failles, les névroses, les petits vices secrets nous unissent.
LEUR MÉDIOCRITÉ EST LE NOUVEL HUMANISME...
Les critiques sont eux plus vicieux puisqu’ils prétendent juger en adoubant cette abstinence des créateurs. Exemplaires parmi tant d’autres, ceux de l’émission de France Inter Le Masque et la Plume n’instruisent guère à leurs procès que
le style ou l’agrément d’une œuvre en amusant. Critiquer le message véhiculé par une œuvre, c’est ringard. Certains poussent alors le vice de langage jusqu’à professer que “ne pas juger” est
une garantie contre la complaisance quand c’est tout l’inverse.
C’EST LA RÈGLE DE LA SCIENCE
Quant à l’expert économiste ou politologue invité sur le plateau télévisé ou dans les colonnes du journal Le Monde, il ne juge pas non plus le système. Il condamne les épiphénomènes qui dérogent au contrat bienveillant qu’aurait passé le capitalisme avec la société. Il lui suffit de constater des faits et de les commenter. Parce que juger invaliderait sa neutralité basée sur le “c’est ainsi”. Ce ne serait pas faire de la pédagogie mais de l’idéologie, de la démagogie, comme ils disent. Alors que l’économie, n’est-ce pas, n’est ni de gauche, ni de droite, elle est – point. Nous vivons dans le meilleur des mondes eu égard aux faiblesses et aux bassesses de l’humanité citées plus haut. C’est aussi évident pour les éminents scientifiques durs ou mous, physiciens ou sociologues. Le plus souvent, ils ne jugent pas leur objet d’étude puisque juger reviendrait à parasiter l’objectivité de leur travail mou du genou.
C’EST LA RÈGLE DE L’AUDIMAT
Aux journalistes alors de juger puisqu’ils s’occupent des affaires humaines au jour le jour ? Le hic, c’est qu’ils prétendent alors n’aspirer qu’à être les rapporteurs d’événements et d’informations crues. Déontologie de leur métier oblige. Si d’occasion, vous trouviez la crudité de tel reportage de Zone Interdite racoleuse et nauséabonde ou simplement réchauffée, il ne faudrait pas leur en tenir rigueur. Pourquoi ? “Vous avez oublié la première
règle des médias. Donner aux masses ce qu’elles demandent.” Parce que c’est vous, le public, qui l’avez voulu ainsi. Les journalistes des grands médias et leurs faits divers ne font que répondre à votre demande. S’ils sont si prompts à anticiper vos goûts en la matière, c’est qu’ils doivent le faire avant les autres. C’est la liberté concurentielle de la presse qui la pousse à dégager un nouvel humanisme des bas-fonds dont vous êtes les plus friands spectateurs sinon les principaux acteurs.
C’EST LA RÈGLE DU RELATIVISME
Reste l’intellectuel, le penseur... Sauf qu’il préfèrera “l’éloge de la faiblesse” (Alexandre Jollien). Car s’il fallait juger quoi que ce soit, au nom de quel idéal le ferait-il ? Les utopies n’ont-elles pas toutes été trahies à tel point qu’on se targue de “faire la guerre sans l’aimer” (Bernard-Henri Lévy) ? Et plutôt qu’entretenir le lecteur dans de vaines illusions théoriques, ne vaut-il pas mieux l’aider concrètement et modestement dans sa recherche du bonheur, de la quiétude ou du “comment apprendre à vivre” (Luc Ferry) ? Et, au fond, la règle de l’intellectuel n’est-elle pas d’interroger, de poser, de soulever des questions, les bonnes questions, plutôt que de juger, n’est-ce pas ? Passées ces banalités pour étudiants en première année, le vieux professeur croutonnera éméritement que, de toutes façons, le grand intellectuel d’aujourd’hui a été dépourvu de critères critiques par le tragique xxème siècle.
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En revanche, c’est sans discussions qu’on mettra en œuvre tous les moyens pour éradiquer jusqu’au dernier les ennemis de la “civilisation” ; les “barbares” et leurs crimes “odieux”, les si méchants qu’on peut se permettre de les détruire, de les réduire à la monstruosité sans chercher à les juger en bonne et due forme. Patriot Act, lois an-ti-terroristes sont là et le débat est clos.
Car de Ben Laden à Mohammed Merah, qui ira les pleurer et réclamer un jugement ?
Le terroriste ne peut pas être jugé parce qu’il ne le mérite pas. Et tout le monde se fout de comprendre le symptôme que représentent de tels individus pour la so-ciété – la menace, seulement la menace. Quand il s’agit alors d’agir, on n’attend pas la justice du juge mais l’efficacité du “chef de guerre” : de Georges W. Bush à Vladimir Poutine en passant dernièrement par François Hollande.
OPÉRATION MAINS SALES
IL RESTERAIT DONC UNE OCCASION OÙ L’ÉLITE NE RECHIGNE PLUS À FAIRE DES JUGEMENTS MORAUX :
DANS LA GUERRE DE LA CIVILISATION CONTRE LA BARBARIE
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Parmi les notables, qui reste-t-il alors pour juger ? Le politicien ? Vis-à-vis du jugement, deux positions dominantes sont censées s’affronter dans les débats médiatiques. Pour la gauche caviar, juger équivaut à condamner aveuglément. Pour la droite sécuritaire, l’inverse, comprendre équivaut à excuser. Pourtant, en politique, laxisme compatissant d’un côté ou zèle rigide de l’autre ne sont jamais que les deux faces de la même pièce. Parce que dans tous les cas, juger est réduire, c’est une basse besogne. Juger est sale. C’est pourquoi, plein de suffisance, chacun se targue aussi bien de s’en salir que de s’en laver les mains, sans véritablement rien faire.
Dans ce cas, c’est la “communauté internation-ale” qui juge une guerre juste ou injuste. Ainsi, hier interlocuteur valable, un tyran deviendra du jour au lendemain “infréquentable”. S’il est soutenu par une grande puissance, embarras-sée, la communauté finassera.
Mais qu’à cela ne tienne, on en profitera au passage pour faire perdurer l’illusion d’une moralité, de règles de bonne tenue de la guerre en posant la limite de l’usage d’armes chimiques par exemple.
Cette exception inacceptable servira à con-firmer la règle selon laquelle les troupes et les drones occidentaux, eux, mènent des guerres non seulement justes mais selon le fair-play clinique autorisé. Et dans le cas où le dirigeant criminel de guerre est arrêté, le plus souvent, il ne pourra pas être jugé dans son pays, trop tiers-monde, institutions pas assez modernes. Il sera jugé à La Haye par l’élite judiciaire internationale.
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Mais qui donc fait les frais d’un scandale ? Le plus souvent quelques boucs émissaires. C’est alors la fa-ble de la brebis galeuse et du vilain petit canard qu’on nous sert. Jérôme Kerviel, trader à la Société Géné-rale détourne l’argent, Jérôme Ca-huzac, ministre du Budget pratique l’évasion fiscale. Morale ? Soyez bien sûrs, citoyens, que l’arbre ne cache pas la forêt...
Voilà les médias qui s’offusquent et les intellectuels de plateau télévisé qui parlent alors d’une “défiance grandissante vis-à-vis du politique” quand le gouvernement promet plus de “transparence” et une “Ré-publique exemplaire”. Tout est fait pour rassurer le peuple qui exagère en rétorquant de son cri désabusé : “Tous pourris !”
De notre côté, ne lançons pas la pierre aux journalistes d’investigation. Mais le caractère marginal de ces affaires (difficile de coincer tout le monde) n’en sert pas moins la rhétorique des commentateurs qui rétablissent l’ordre en donnant le change. “Si nous dominons, c’est pour votre bien, pas pour nos intérêts”.
Ils iront même plus loin. Les ex-ceptions seront passées sur le divan pour comprendre leur personnalité complexe prise dans une “spirale du mensonge”, une “spirale de
Un équivalent en politique intérieure de la guerre, une extrémité qui en appellerait encore au jugement des élites : le scandale
l’argent”, ou encore pour DSK une “spirale du libertinage”.
Oui, il faut comprendre les Cahuzac, les DSK, même s’ils ne sont pas très “ragoûtants”. Ils finiront par appa-raître plus malades que coupables, donc toujours respectables par leurs faiblesses. Car ces failles et ces névroses, journalistes et phi-losophes s’en sont fait les avocats, souvenez- vous.
Pour eux, le scandale sera tou-jours l’affaire d’une personne. Il est aussi l’exception qui confirme la règle. Celle du prétendu contrat moral passé entre l’État, le Capital et la société qu’ils régissent, con-trat entre le peuple et les élites pour l’intérêt général.
SANS BLAGUE ?
Pourtant, “moraliser le capitalisme”, l’empêcher de nuire, le politicien s’en révélera incapable. Il ne jugera pas ou ne fera pas appliquer ses jugements parce qu’il n’en-a-plus-les-moyens, nous répète l’élite mé-diatique. L’élite financière ne peut pas être jugée, répétera-t-on, parce qu’elle est hors d’atteinte dans les paradis fiscaux. Là-bas, c’est tous les jours offshore, tous les jours au bal masqué Ohé Ohé parce que la finance est “sans visage” appuie le politicien... !
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ÉTAIT UNE INSTITUTION CATHOLIQUE
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LE JUGEMENT IL FAUT BIEN QUE QUELQU’UN S’EN CHARGE
ET SURTOUT QUE TOUS S’EN DÉCHARGENT
NE PAS JUGER C’EST COMPLAIRE
MÉDIAS
Quant aux autres figures con-voquées plus haut : l’expert, le journaliste et l’intellectuel, cette élite-là ne juge pas puisqu’elle se déclare, de facto, impartiale.
TOUS LIBÉRAUX
Au fond, pour quelle raison la tâche de juger répugne-t-elle tant à nos élites ? Tout bonnemment parce qu’elles se prétendent à la page libérale. Elles ne sont pas sadiques comme celles des régimes totali-taires qui prenaient plaisir à juger. Elles ne sont plus vieille mode. Elles ne cherchent plus à faire respecter les bonnes mœurs.
L’annulation du jugement, on dira pêle-mêle que c’est le mérite de la tolérance ou du relativisme culturel après la décolonisation. On dira que c’est l’héritage de mai 68 : les mœurs de la société ont été libérées du patriarcat et de la morale petite-bourgeoise. Il ne faut plus juger son voisin, chacun sa vie, chacun son cul et c’est tant mieux. Amoralisme pour tous ?
POLITIQUE
Si l’élite politique ne juge pas, c’est parce qu’elle est soit trop impuis-sante soit hyper-puissante. Et les citoyens n’ont qu’à les élire une fois tous les cinq ans puis à se taire sur leurs agissements le reste du temps. En l’absence de rapport de forces, ce n’est pas le sondage d’opinion permanent sur le mécontentement qui changera grand chose sinon perpétuer le clientélisme et les promesses en l’air.
FINANCE
L’élite financière a bien autre chose à faire – du profit – et n’est pas ju-gée parce qu’elle est inatteignable, expatriée ou volatile. Si jamais elle commande quelque rapport à des agences de notation, il s’agira d’une évaluation et non d’un juge-ment. Ces gens-là n’ont pas de préju-gés, c’est bien connu, ils observent avec le regard clinique du marché.
CULTURE
Artiste, c’est pas difficile. Les bien-aimés ne jugent pas non plus puisqu’ils sont lâches et souhaitent rester inoffensifs pour sauvegarder leur succès. Ils ne posent donc qu’un regard sur le monde, une métaphore pour tenter d’y déceler un trait de vérité, de beauté ou de cruauté...
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NE PAS JUGER EST UN PRIVILÈGE
Jugement parcimonieux d’un côté, exhaustif, voire abusif de l’autre, on a du mal à cerner les moments et les situations dans lesquels nos élites dressent de véritables jugements et s’y tiennent...
NE PAS JUGER C’EST MÉPRISER
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Sur le plateau défilent les experts scientifiques, psychologues et neurologues. Ils ne discuteront pas les préjugés du débat mais constateront seulement des faits, évoqueront des statistiques et des études pour évaluer objectivement soit la neutralité, soit la dangerosité de la pratique (c’est la règle de la science).
POLÉMIQUE SÉCULAIRE
Sans le savoir, on retrouve alors les termes d’une vieille querelle du xviiième siècle menée par l’Église contre les partisans du théâtre et du plaisir qu’il apportait aux spectateurs. D’un débat aujourd’hui de santé publique à un ancien débat philosophique et politique, la formulation de la question est devenue pernicieuse. On se de-mandait si le théâtre corrigeait les mœurs ou s’il était à l’origine de leur dissolution ou bien encore s’il ne faisait que les suivre pour assurer son suc-cès auprès des spectateurs. Le spectacle altère-t-il les goûts d’abord sains du public ou bien nous révèle-t-il l’illusion de sa pureté initiale ? Est-ce le divertissement qui institue son public ou bien le public qui institue le divertissement ?
Aujourd’hui la question est tronquée puisqu’on anticipe les effets (forcément néfastes) sans penser à renverser la cause (le spectacle) et les conséquences (sur le public). Les jeux vidéos qui marchent correspondent-ils à une tendance déjà présente dans la jeunesse, un goût préexistant qu’ils amplifient en le rendant visible et désignable ?
SI VIOLENCE IL Y A DANS LA JEUNESSE, ELLE N’A
JAMAIS ATTENDU UN QUELCONQUE JEU POUR SE DÉCLARER. ELLE EST DÉJÀ LÀ, À LA MAISON, À L’ÉCOLE,
DANS LA RUE
RÈGLE DE LA DOUCE ENFANCE
Au passage, sur quoi tombons-nous ? Rien moins qu’une contradiction révélatrice de l’immoralisme moralisateur d’aujourd’hui. Rappelez-vous le reportage de Zone Inter-dite. Vous, public adulte vous l’avez voulu racoleur disent les journalistes. C’est la règle de l’audimat. Tandis que la brutalité des jeux vidéos qui abêtit la jeunesse, elle, la reçoit passivement. Mais à quel moment au juste s’opère la transmutation magique du passif à l’actif ? Les jeux vidéos violents sont indésira-bles pour la jeunesse parce qu’elle est une mi-norité sans désirs propres qui se doit de rester pure pour ne pas manquer d’être corrompue par la société de consommation. En bref, vos ados sont des abrutis sans le savoir ; vous, vous êtes des crétins et c’est votre faute.
Avant ? Parlons-en d’avant, les élites paternalistes se préoccupaient des bonnes mœurs du bon peuple, jeunes et vieux, qui devaient rester continents et obéissants. Aujourd’hui que l’autorité patriarcale doit se faire plus discrète, on fait mine de la partager avec la population des “adultes responsables”. Pourtant, aujourd’hui comme hier, c’est la bassesse (voulue ou subie) qui colle à la peau du peuple spectateur (adulte ou adolescent).
Car dans ce mythe amphigourique de la pureté et du péché originel, il ne faut pas oublier qu’il y a les élus pour qui la rédemption esthétique, littéraire et cinématographique est possible tandis que les autres resteront dans le noir d’un partage du sensible inégal. Il y a les bour-geois, acteurs et comédiens tourmentés par l’imperfection (qu’on s’abstiendra de juger) et les comiques beaufs satisfaits par la médiocrité (qu’on jugera par-derrière). En retour, c’est la noblesse amorale qui collera à la peau du producteur de contenu dont la critique pourra célébrer la neutralité artiste qui ne juge pas ses personnages (c’est la règle de l’art). rale
ÉLABORATION D’UNE HYPOCRISIEIl est intéressant de s’arrêter sur un cas particulier où le jugement moral à l’ancienne ne se bride plus : le débat jamais fermé sur l’influence néfaste des jeux-vidéos. Pour la jeunesse, un jeu est-il un défouloir ou une invitation à la violence ?
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ÉLITE BOURGEOISE
JUGER PUNIR MARGINAUX
EXCLUS PARIAS
JUGER PUNIR PEUPLE
EXCUSÉE
NE PAS JUGER N’EST PAS UN ACTE HÉROÏQUE
En principe, on dit qu’il ne faut pas juger parce que juger creuse une rupture entre soi et l’autre. Il faut laisser l’autre, relativisme culturel et tolérance obligent, vivre sa vie. On ne sait pas après tout le pourquoi du comportement de chacun.
Mais il y a Autre et autre : celui qui sent bon le philosophisme aseptisé ou le comme-soi qui gare bien sa bagnole et arrose son jardin entre 19 h 30 et 19 h 45 et enfin celui qui pue, pas la noble Différence fantasmée de l’exotisme, mais la différence abjecte.
Cet autre appartient aux gens “pas comme nous”, “pas d’chez nous”, qui n’aspirent pas à s’intégrer sagement et servilement dans la société... Roms, racailles, jeunes, pédés, marginaux en tous genres, on se passe de chercher à comprendre leurs raisons pour déterminer une opinion ou une sanction à leur égard. On les punit ou on s’en débarasse. On se passe donc de les juger vraiment. On doit leur préférer la prosmicuité de l’humanité dont on dispose (couple, famille, village, région, classe culturelle, communauté ethnique, nation). Il ne faut pas juger.
MAIS DÉTROMPEZ-VOUS, ON EST TOUJOURS L’AUTRE DE QUELQU’UN
Et en l’occurence vous n’êtes pas le même de l’élite qui vous commande de ne pas juger. Vous êtes le peuple qui n’arrive plus à se reconnaître et qu’on dresse contre lui-même en privilégiant les différences ethniques et religieuses, les problèmes d’identité, la guerre culturelle plutôt que les divergences prosaïques de classe sociale.
On vous empêche d’être exigeant envers ceux qui en ont les moyens en vous prescrivant de ne pas juger, de punir et de mépriser l’autre tout autant que vous-même.
Car enfin pourquoi juger, sans intermédiaire ou règles de bonne conduite, dérange-t-il à ce point que se diffuse un dogme et l’illusion d’une abstinence du jugement ? Parce que quoi qu’on en dise, juger, tout le monde sait le faire. C’est pourquoi on cherche à distribuer les juges légitimes (élites) et illégitimes (populaires). Pour quelle finalité ? Un favoritisme bourgeois, soutenu par l’humanisme de la négligence et de la médiocrité.
On oublie que la fameuse distance que poserait entre soi et l’autre le jugement n’est pas toujours celle du rejet et du jugement à l’emporte-pièce. Au contraire elle peut être celle qui permet d’être fier de l’autre et d’instaurer un véritable respect et non cette fausse proximité des faiblesses psychologiques :
“DIS-MOI DE QUOI TU SOUFFRES,
JE TE DIRAIS QUI TU ES”
On oublie que, plutôt que de creuser des failles, cet écart permet également de dresser des barricades pour départager sainement les amis et les enne-mis de classe avec qui l’on pourra toujours mener des pourparlers. On brise au passage l’illusion d’une société pacifiée et homogène dont seuls quelques rares déviants transgresse-raient la règle soi-disant la même pour toutes et tous.
16
EXCLUS PARIAS
POUR NOUSCertes, nous sommes dépourvus des moyens concrets de l’élite en matière d’action artistique dans un musée, financière dans un marché, politique dans une chambre, médiatique sur un plateau, scientifique dans un labo. Mais il faut bien rappeler une chose, si l’élite s’entend pour ne-pas-juger et pour diffuser ce message, elle s’entend bien également pour juger perpétuellement et en particulier ceux qu’elle domine. Qui sont-ils ceux qui sont jugés et qui auraient intérêt à reprendre les rênes du jugement dans la conversation la plus quotidienne ?
– Nous, le public de la télévision et du cinéma de divertissement qui avale la soupe
médiatique mais pas les couleuvres.
– Nous, le populaire inculte et veule qui ne comprend jamais rien aux réformes politiques et aux constitutions européennes qu’on s’évertue pourtant à lui ex-pli-quer.
– Nous, “hommes démocratiques” qui, disent les philosophes, ne sont intéressés que par la satisfaction de leurs petits intérêts matériels.
– Nous, la “racaille” criminelle des cités, anciennement la canaille, autre nom de la plèbe – du peuple.
– Nous, les pilleurs et les vandales qui exigent que tout le monde soit jugé de la
même manière, à commencer par toutes ces élites que nous abhorrons.
– Nous, qui dérogeons au bon, au vrai ordre social, quand nous descendons sauvagement dans la rue pour y exercer notre pouvoir démocratique, sur une place publique, par la manifestation, l’agitation et l’émeute.
– Nous, les électeurs, décidément tentés par le vote blanc, qui n’exigent pas plus de
transparence mais plus de moyens de pression sur leurs élus pour en destituer le cortège des
nuisibles.
DÉSENGAGEMENT MÉTHODOLOGIQUE
CHRISTIANISME, ART POUR L’ART, NE PAS JUGER EST UNE DOCTRINE DANS CETTE RETENUE, AUCUNE NOBLESSE D’ART
NE PAS JUGER EST UN LUXE QU’ON S’OCTROIE
DE L’IMPUNITÉ PAR LA CHARITÉL’AUTORITÉ
DES ÉLITES
N’EXISTE QUE POUR
TREMBLER
L’AUTORITÉ
DES ÉLITES
N’EXISTE QUE POUR
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L’AUTORITÉ
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N’EXISTE QUE POUR
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AUCUNE NOBLESSE D’ÂME
L’AUTORITÉ
DES ÉLITES
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ARTOUT AVEC VOUS LE V
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‘‘NOUS SOMMES TOUS DANS LE
MÊME BATEAU’’
‘‘IL FAUT SE SERRER LA CEINTURE’’
‘‘LA FRANCE VIT AU-DESSUS DE SES MOYENS’’
C’EST LA SONNERIE DU MATIN, et la berceuse du soir. Car, en ces temps de crise,
que réclament les éditorialistes, les politiques et les experts de la Commission européenne ? Que
‘‘les Français’’ fassent des sacrifices. Les Français, est-ce qu’une telle chose existe ? Est-ce qu’elle
a déjà existé ? Depuis quand serions-nous tous semblables, tous égaux face à l’argent et donc, tous
égaux devant les sacrifices financiers qu’il faudrait faire pour échapper au funeste destin que l’on
promet au pays ? Est-ce que nous sommes ‘‘tous dans le même bateau’’? Non, ne serait-ce parce
que les inégalités existent, qu’elles sont énormes et que certains naviguent en radeau tandis que
d’autres sont en yacht. Est-il possible que tous ‘‘se serrent la ceinture’’ ? Non, au moins parce que
50% de la population touche moins de 1675 euros net par mois, salaire qui ne permet déjà plus
de vivre décemment dans les centres-villes des grandes métropoles. Et 5 millions de personnes
vivent sous le seuil de pauvreté. Alors la France vit-elle ‘‘au dessus de ses moyens’’ ? Mais quelle
France ? Parce que la majorité de sa population, non.
NON, NOUS NE SOMMES PAS TOUS DANS LE MÊME BATEAU.
D’ailleurs, nous ne vivons pas tous dans les mêmes quartiers ni peut-être dans le même pays. Il y
a la minorité de riches qui vivent dans les centres-villes, qui empruntent les aéroports internatio-
naux, qui se retrouvent dans leurs stations de ski et leurs villes balnéaires. Et il y a les autres, à la
fois divers entre eux et pourtant liés par ce décalage commun avec la vie sublime de la minorité.
Tout ça, on le sait, et même on le ressent. On sait aussi que ceux qui tiennent ce discours, ou leurs
commanditaires, ont intérêt à rabâcher ces mensonges pour mieux se cacher derrière une fausse
égalité. Une fausse ressemblance. ‘‘Tous dans le même bateau’’, en voilà une Union Nationale en
toc ! Alors qu’en 1914 on s’en servait pour envoyer la majorité dans les tranchées, en 2013, on
l’évoque pour éponger collectivement les erreurs bancaires et les catastrophes écologiques provo-
quées par la petite minorité qui tient les rênes du pouvoir économique.
Pendant ce temps, les intellectuels et les journalistes n’ont de cesse de forger de nouvelles fron-
tières, de nouvelles oppositions, qui ne prennent pas en compte la richesse mais la couleur, le degré
d’intégration, le sexe, le type de contrat de travail. Les reporters télé vont titiller l’usager éreinté
du RER sur la grève scandaleuse d’un conducteur qui gagne environ la même chose que lui, mais
ils peuvent nous annoncer le vol d’une rivière de diamant à deux millions d’euros comme si nous
pouvions nous sentir solidaires de la malheureuse victime. ‘‘Ciel mes bijoux !’’ Ce jeu des petites
différences entre des individus pourtant fort semblables du point de vue de la richesse, s’il se base
parfois sur des faits réels, est insupportable sous au moins deux aspects, personnel et politique.
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S
PERSONNELLEMENT, LE DISCOURS DU
“TOUS SEMBLABLES”
NOUS MINE
Car on a beau savoir qu’on nous dupe d’une
manière ou d’une autre, que la pseudo-com-
munauté qu’on nous sert au petit déjeuner est
largement inventée, on ne sait plus comment se
situer. ‘‘Êtes vous plutôt baby boomers ou géné-
ration sacrifiée ?’’ demandent les journalistes.
‘‘Fonctionnaire ou salarié du privé ? Bobos ou
hipster ? Slip ou boxer ?’’ Voilà ce qu’on nous
propose. Rien de grave ? Peut-être, mais à la
longue ça devient terrible, car ce qui est lié
à notre condition sociale, à nos moyens, finit
renvoyé à une incapacité individuelle : en tant
qu’élèves, étudiants, parents, salariés. Car si je
vis dans le monde du grand patron, pourquoi je
ne le suis pas ? Si mes enfants ont les mêmes
“chances” que les enfants de mon médecin,
pourquoi ne parlent-ils pas aussi bien anglais ?
On attribue alors le social au psychologique.
POLITIQUEMENT, CE DISCOURS FAIT
EXPLOSER LES BÉNÉFICES
DES PUISSANTS
Ce discours de la société harmonieuse permet
de favoriser la domination de la petite minorité.
Car il propose d’autres frontières qui épargnent
ce petit groupe, et favorisent les luttes intes-
tines. Entre générations donc, mais aussi entre
religions, modes de vie, métiers. Et pendant
qu’on s’écharpe autour des seuls conflits qu’on
nous propose, le quatrième homme le plus riche
du monde, l’américain Warren Buffet, affirme
avec morgue : ‘‘La lutte des classes existe, et
nous la gagnons tous les jours’’. La majorité le
sait à moitié, elle le voit et le ressent. Mais la
personne qui veut exprimer sa rage sociale se
retrouve le plus souvent face au vide du dis-
cours. Il lui manque les mots et les arguments
qui lui permettraient de formuler sa frustration
face à tous les barrages qu’on lui dresse, face à
tous les privilèges qui lui empêchent de vivre sa vie.
Pourtant, le discours de la guerre des classes
existe déjà ! Mais pourquoi alors cette gêne à
sortir à son voisin les thèmes hérités du com-
munisme ? Peut-être bien parce qu’il a pris un
sérieux coup de vieux, et que ses défenseurs
se complaisent à réciter de vieux slogans. Les
révolutionnaires se pressent pour trouver un
nouveau Billancourt, et préfèrent la reconstitu-
tion historique au renouvellement des discours.
Ils reproduisent minutieusement les mêmes
parades, et tentent de refaire le même casting.
Dommage, car la société a changé. Le groupe
socio-professionnel des ouvriers ne représente
plus que 30 % de la population contre 70 % au
bon vieux temps.
Alors en attendant que ça revienne comme avant,
ils écoutent papy Roger raconter Mai 68, et cé-
lèbrent les commémorations avec la même fidé-
lité que les catholiques et les anciens combattants.
Les partisans de l’ordre établi triomphent de-
vant l’usure des discours des partis révolution-
naires. ‘‘On n’est plus au temps de Zola ! Ré-
veillez-vous!’’. En effet, la structure du travail
a changé car la société s’est ‘‘complexifiée’’,
répètent en boucle les experts en pâte à mode-
ler que l’on convoque au JT.
22L
E V
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LA BOURGEOIS
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IL Y A LE PEUPLE, ET EN SON SEIN, L’ÉLITE
‘‘Les grands schémas, les grandes luttes, ça
fonctionnait avant, nous disent-ils. Maintenant,
c’est devenu bien trop compliqué pour vous,
laissez ça aux professionnels.’’
Ce conseil a bien fonctionné. Et alors que
beaucoup ressentent l’inégalité et transpirent
la rage, on leur a retiré la possibilité de la for-
muler clairement.
Et pour ceux qui insistent, il y a donc les bons
vieux slogans, qu’on ressasse par habitude.
Oui la société a changé, oui il est vain de cher-
cher l’usine à papa, le syndicat de tonton. Oui,
elle s’est complexifiée car de nouveaux secteurs
d’activité ont émergé, les modes de vie ont évo-
lué, et il n’y a plus d’identité ouvrière majori-
taire sur laquelle s’appuyer. Sauf qu’à bien y
regarder, la répartition des richesses et du pou-
voir est toujours aussi SIMPLE.
La minorité possède et dirige, la majorité tra-
vaille et subit. Or, c’est cette majorité à laquelle
il faut redonner un nom et un ennemi commun.
Parce qu’il existe cet ennemi. Elle existe cette
minorité au mode de vie homogène. Il existe
ce regroupement d’individus qui utilisent leur
influence politique et médiatique pour faire
appliquer en France et en Europe des politiques
qui aboutissent à consolider leur pouvoir et leurs
bénéfices.
Et de l’autre coté, elle existe cette majorité.
Ceux qui possèdent à peine plus que leur mai-
son et à qui on ne laisse sur le cours des choses
qu’une infime portion de pouvoir, un bulletin
de vote. Le plus clair de leur vie est détermi-
né par ce que la minorité désire. La guerre, la
paix, l’austérité, la croissance.
Comment le prouver ? Avec une hypothèse so-
ciologique simple. Elle pose que la société n’est
pas un agrégat d’individus ou de petits groupes
qui tentent chacun de son côté de réussir leur
vie. Elle est constituée de grands ensembles,
de classes sociales dont les intérêts s’opposent
et dont l’une monopolise tous les privilèges.
Cette hypothèse étayée sera pour vous, nous
l’espèrons, d’une plus grande utilité personnelle
que n’importe quel test de psychologie. À em-
porter partout avec soi.
Chaque groupe compte des subdivisions, des
luttes internes, des différences extrêmes. Mais
du point de vue du partage de la richesse et
de la possession de pouvoir, ces trois groupes
existent car les intérêts et les idéaux de leurs
membres concordent. Hypothèse archaïque ?
Idéologique ? On lui oppose le portrait d’une
France avec sa grande classe moyenne où
devient riche qui veut, et où le pauvre est res-
ponsable de son échec. Mais en réalité c’est ce
schéma dominant qui est archaïque et idéolo-
gique ! Ce n’est pas du Zola, mais c’est un
sacré roman. Notre hypothèse quant à elle
repose sur des constats et elle peut être cor-
roborée par l’expérience de chacun.
23L
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UIS
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S
LE SALAIREQuelques faits économiques simples pour com-
mencer. 1675€ net, c’est le salaire médian en
France en 2010. 50 % des travailleurs touchent
moins, 50 % touchent plus. À partir de 2510€,
80 % de la population travailleuse touche
moins, 20 % plus. 80% de la population active
se situe donc, en terme de salaire par personne,
entre 600 et 2510€ net.
Les 20 % restants se situent entre cette somme et…
Bernard Arnault, patron de LVMH, et 372 000€
mensuels. Donc en terme de salaire, les gens situés
dans les 80 % des actifs ont plus de choses en com-
mun question budget au quotidien (courses, loyer,
vacances) qu’avec les 20 % les mieux payés. Oui,
il y a des différences importantes de train de vie
entre le smicard et le fonctionnaire à 2000€ net
mais elles sont nettement moins astronomiques
qu’entre ce même fonctionnaire et le cadre ou
patron à 10 000€ net.
LE NIVEAU DE VIEOui, seulement le salaire ne fait pas la totalité
du revenu. Il y a également le patrimoine (pos-
session d’actions, mais aussi de biens immobi-
liers locatifs) qui vient s’ajouter à cela, mais
aussi les prestations sociales. Et il faut prendre
en compte les impôts. De plus, à ne considérer
que les salaires, vous oubliez ceux qui ne tra-
vaillent pas (chômeurs, retraités etc.).
On peut alors utiliser le niveau de vie, calculé
une fois encore par l’INSEE. Un formidable
indicateur qui prend en compte toutes ces don-
nées et qui montre que la situation est encore
bien pire. On apprend cette fois-ci, qu’en 2009,
le niveau de vie médian est de 1583€ par mois.
La moitié de la population touche plus, la moi-
tié moins. Une fois qu’on passe 2000€... hop, on
se retrouve dans les 20 % les plus riches et ça
monte de manière exponentielle.
Cette frontière n’est pas absolue au centime
près. Après tout, est-on riche lorsque l’on passe
le cap des 2000€ de niveau de vie ou 2510€
de salaire ? C’est pourquoi le critère du revenu
ne suffit probablement pas à lui seul pour pen-
ser avec précision cette différence de classes. Il
permet néanmoins de penser l’inégalité et les
différences énormes qui séparent une minorité
du reste de la population. N’en déplaise à ces
cadres et grands journalistes qui, par mécon-
naissance ou mauvaise foi, prétendent faire
partie de la ‘‘classe moyenne’’.
Ce sont d’ailleurs bien souvent les membres de
la minorité la plus riche qui s’aveuglent puisque
deux tiers de ceux qui se situent dans les 20 %
supérieur se réclament de la ‘‘classe moyenne’’.
C’est ce que montre une étude menée par le la-
boratoire de sociologie de la Sorbonne en 2009.
On en vient à se dire que le terme de ‘‘classe
moyenne’’ est destiné à cacher les grandes diffé-
rences que les plus riches ont intérêt à minorer.
L’ÉPARGNELe constat est d’autant plus accablant si l’on
considère que lorsque vous êtes riches, vous al-
lez avoir tendance à vous enrichir plus vite parce
que vos revenus complémentaires augmentent
plus vite. Ces revenus complémentaires pro-
viennent essentiellement des profits dégagés
par le patrimoine. Ce patrimoine va être en
L’ARGENT, PARLONS-ENAnticipons. Vous allez peut-être penser que nos informations sont tirées de sources gauchistes, ou qu’elles sont inventées à partir de nos préjugés contestataires. Pas du tout. C’est l’Institut national de la sta-tistique et des études économiques, l’INSEE, informateur sérieux et incontesté qui guide notre démonstration. Nous utilisons ses données les plus récentes.
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L’ARGENT, PARLONS-EN
général composé d’actions qui vont représen-
ter la majorité de ce qui circule en bourse. Les
actions forment ensuite le financement de la
plupart des grandes entreprises.
Seulement, si tout le monde (ou presque) a un
peu d’argent à la banque qui est réinjecté par
son biais dans les circuits financiers du pays, il
est faux de dire que tout le monde contribue
activement au système financier. Car la majo-
rité de la population ne met de côté que des
sommes réduites, qui ne représentent, même
regroupées, qu’une infime partie du patrimoine
financier national. Ce n’est pas le cas des plus
riches, qui placent des sommes beaucoup plus
importantes, à l’impact donc décisif sur le cours
des choses où la richesse attire l’opulence alors
que la pauvreté attire la misère.
INNOVATION ET COMPRESSIONMais reprenons en nous mettant du bon coté du
guichet. Une fois votre investissement réalisé,
le cours de vos actions augmente quand l’entre-
prise augmente ses bénéfices. Pour cela, il n’y
a pas 36 façons de faire. Il y a l’innovation –
un nouvel iPad pour remplacer l’ancien dans
chaque foyer – et il y a la ‘‘masse salariale’’.
Moins elle est chère, mieux c’est. Donc com-
ment augmenter la productivité et les bénéfices
des entreprises ? En compressant les salaires,
vous répète-t-on à longueur d’ondes et de fré-
quences hertziennes. La formule est simple, il
suffit de ‘‘diminuer le coût du travail’’. Pour-
quoi déjà ? Pour maximiser les bénéfices.
L’entreprise Apple, par exemple, excelle à tous
niveaux, parce qu’elle a pu allier la frénésie d’in
novations parfois absurdes (iPhone 4, iPad 12)
avec une gestion éhontée de la masse sala-
riale : faire travailler des Chinois sous-payés
et réduits au silence dans des usines immenses
et au fonctionnement totalitaire. Et pour parer
à toute contrariété ou mauvaise presse, suivez
l’exemple en vous munissant de filets anti-sui-
cides. Qui bénéficie d’une telle politique ? Ceux
qui ont des suppléments de revenus à placer. Et
qui sont-ils ?
Les riches.
CONCLUSION ?Le capitalisme offre aux riches le pouvoir de
faire fructifier ‘‘tout seul’’ l’argent qu’ils n’uti-
lisent pas pour consommer directement. On
nous serine avec ‘‘ce que veulent’’ les marchés,
ce qu’ils réclament, ce qu’il faut faire pour les
‘‘rassurer’’ alors qu’ils représentent en fait les
revenus complémentaires de la minorité la plus
riche de la population.
Ce que veulent les marchés, c’est ce que veulent
les plus riches.
Qu’ils le veuillent ou non, ceux qui ont suffisam-
ment d’argent pour le placer ont intérêt à ce que
les salaires stagnent ou diminuent. Or, la grande
majorité de la population française ne tire ses
revenus que de son salaire. Pas la peine d’avoir
fait Science Po pour percevoir l’antagonisme :
le développement des revenus complémentaires
des riches dépend en partie de la stagnation ou
de la dégradation des revenus mensuels de la
majorité. Les riches deviennent plus riches, les
pauvres plus pauvres, à cela des responsables.
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LES GENTILS INTERMÉDIAIRES
‘‘Votre vision est trop manichéenne :
il faut bien le placer quelque part cet
argent. On le confie à la banque ou à
l’assurance-vie et les conseillers vont le
placer où ça marche. Et puis la Bourse,
c’est compliqué. On ne sait pas où finit
notre argent. Alors comment voulez-
vous que nous mesurions les consé-
quences sociales de nos placements ?’’
L’excuse de la complexité parle en votre
faveur. Bien sûr, il y a de nombreux in-
termédiaires entre la riche famille qui
place ses suppléments et le salarié de
l’entreprise, moyenne ou grande, qui
subit plans sociaux, délocalisations ou
pressions accrues et qui pourra donc se
retrouver au chômage, perdre une partie
de son salaire ou encore se suicider parce
qu’il faut faire 15 % de bénéfice cette année.
Ce que font ces dociles mandataires est
simple. Les gestionnaires du fonds de
pension dans lequel la famille a placé
son argent réagissent à des informa-
teurs (cours des marchés, presse spé-
cialisée, agences de notation) qui éva-
luent la rentabilité d’une entreprise à
court terme en fonction de la politique
qu’elle va mener.
Dans l’entreprise, le PDG, alors mis
sous pression par cette exigence de
rentabilité va demander aux cadres de
trouver la solution la plus rapide pour
être crédible sur les marchés. Lequels
cadres vont mettre en œuvre le pro-
gramme adéquat, le business plan qu’ils
voient appliqué partout ailleurs avec
succès. Regardez la mine contrite de
Carlos Goshn qui doit annoncer les der-
niers plans sociaux. Le patron et ses
sbires, pauvres bougres, tristes sires,
n’ont pas le choix ! Chacun exécute les
consignes à son niveau, remplit son rôle,
obéit aux ordres, et la logique du Tout
leur signe leur mot d’excuse.
LES GENTILS PROPRIÉTAIRES
Il n’empêche que c’est l’argent d’une
minorité qui permet ce genre de poli-
tiques absurdes et violentes. Comme
c’est facile ! Ce cycle de la dérespon-
sabilisation n’arrange au final que la
minorité. Jeu (cette logique) et jouet (cet
argent) bien dangeureux dont on devrait
probablement lui retirer l’usage.
Prenons donc quelque chose de plus
concret, que la plupart des membres
de cette classe maîtrisent directement,
et que tout le reste de la population
connaît au tarif du trou dans le mur :
l’immobilier. Le patrimoine n’est en ef-
fet pas uniquement constitué d’actions.
Pour la minorité dominante, il est aussi
constitué de possessions immobilières,
maisons, appartements, immeubles.
Mais de nombreux français sont éga-
lement propriétaires, me direz-vous.
C’est vrai, environ la moitié. Seule-
ment, la grande majorité ne possède
que son propre habitat. Beaucoup n’en
possèdent d’ailleurs qu’une partie,
puisque c’est un prêt à rembourser à la
banque qui leur a permis l’investisse-
ment. Posséder du patrimoine immobi-
lier productif, c’est-à-dire que l’on peut
louer à autrui selon le tarif que nous
souhaitons (puisque les loyers privés
ne sont plus régulés depuis 1986) ne
concerne à nouveau qu’une minorité de
la population, 15 % à 20 %.
À nouveau, beaucoup de propriétaires
sous-traitent la gestion locative de leurs
biens aux agents immobiliers, fidèles
larbins. Mais ils s’y intéressent peut-
être de plus près et se plaisent à maî-
triser le sujet (moins complexe que les
OPA aggressives et les stocks options).
La preuve ? Combien de numéros spé-
ciaux des grands hebdomadaires y sont
consacrés ! Ouvrons-les nous aussi. On
y apprend que quand il y a crise du lo-
gement, le mètre carré vaut plus cher.
Voilà un bon exemple d’antagonisme :
la rareté et l’augmentation des loyers
profitent donc à cette catégorie des
moins de 20 % de la population alors
qu’elle en appauvrit le reste. L’Île-de-
France constitue le cas ultime : ici on
se permet de chercher à vendre au plus
offrant, au mieux pourvu, et on veille à
ce que la capitale devienne la vache à
lait des propriétaires.
Pour eux donc, qu’importe que l’éloi-
gnement des plus pauvres provoque à
terme une situation catastrophique.
Pour eux, qu’importe que chaque 15
mars, des centaines de familles soient
jetées à la rue tandis que certains pré-
fèrent laisser des appartements va-
cants en attendant de faire une bonne
opération. Les propriétaires n’ont pas
intérêt à louer leurs logements à prix
bradés ! Le 15 mars, fin de la ‘‘trêve hi-
vernale’’ signale un armistice au milieu
d’une guerre qui ne dit pas son nom.
La stagnation ou la baisse des salaires
profite donc d’abord à la minorité qui
possède du capital productif. C’est-à-
dire de l’argent transformé en action
set dont la quantité produit des effets
significatifs sur les politiques menées
par les entreprises. Ensuite, la crise
du logement bénéficie aux possédants
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pour alléger la contribution des plus
riches à l’effort national de rééquili-
brage des richesses.
L’antagonisme décrit plus haut conti-
nue à ce niveau. Car non seulement
l’enrichissement des riches nécessite la
rareté immobilière et la modération sa-
lariale, mais il réclame aussi la diminu-
tion des impôts auquel ce groupe devrait
en théorie le plus contribuer. Comment
peuvent-ils légitimer leur richesse en
expliquant qu’elle est d’utilité publique,
parce qu’ils ‘‘investissent’’, alors que
d’une part, ils nuisent quotidennement
à la majorité, et que d’autre part les im-
pôts qu’ils daignent payer ne diminuent
en rien leur pactole ? Et après tout, en
continuant dans leur logique, pourquoi
financer service public et prestations
sociales pour tous ? Pourquoi, alors
qu’ils ont les moyens de passer outre,
de se payer leurs cliniques, leurs écoles,
leurs rues privées ?
LE SOMMET DE LA PYRAMIDE
Certes, on sait que parmi ces 20% de
la population qui occupent cette posi-
tion dominante, l’enrichissement se
fait selon des degrés variables. Certes,
on sait que tous leurs membres ne sou-
haitent pas payer moins d’impôts, que
certains pratiquent des placements ‘‘so-
lidaires’’ ou n’ont de toute façon qu’un
petit pécule et un modeste patrimoine
immobilier. S’ils participent de cette
inégalité, ils sont loin d’en être tous
les défenseurs. On pourrait changer de
système économique sans qu’une partie
d’entre eux n’en soit d’ailleurs énormé-
ment affectée.
Non, ceux qui soutiennent le plus acti-
vement l’inégalité sont ceux qui en
bénéficient le plus. Ceux qui font pres-
sion au niveau économique et politique
pour augmenter perpétuellement leurs
garanties de gagner à tous les coups.
Ils ne sont que très peu. Ils sont le som-
met de la pyramide, ils sont les revenus
exponentiels. Ils sont l’élite de la frac-
tion possédante, c’est-à-dire un groupe
qui, grosso modo, fonctionne selon les
mêmes mécanismes, mais de manière
sensiblement plus intense.
Pour retrouver et quantifier ce groupe,
il suffit de suivre l’argent, de savoir
à qui profite le crime de l’inégalité.
Selon l’INSEE, en France entre 2004
et 2010, les plus fortes augmentations
de revenus sont à chercher du côté des
0.01 % les plus riches. Leurs revenus
ont augmenté de 32,3 % (Notez que
l’on ne parle que des revenus déclarés
alors que ces derniers mois nous ont
durablement sensibilisés aux pratiques
de la grande bourgeoisie quant à l’éva-
sion fiscale).
Les 50 % les plus riches de la popula-
tion globale du pays, eux, n’ont vu leurs
revenus augmenter que de 7 % pen-
dant la même période. Pendant ce laps
ce temps, que s’est-il passé ? Eh bien,
comme d’habitude depuis 30 ans : la ri-
chesse nationale a augmenté, les loyers
ont (beaucoup) augmenté, les béné-
fices des entreprises du CAC 40 aussi,
et de nouvelles lois réduisant l’imposi-
tion des plus riches ont été votées, en
particulier le ‘‘paquet fiscal’’ mis en
place par le gouvernement Sarkozy en
2007 : 7 milliards d’euros de
CADEAUX FISCAUX.
d’immobilier productif, c’est-à-dire
pouvant être loué à autrui. Productif ?
Vraiment ?! Dans ces deux exemples,
on perçoit objectivement que les 20 %
des plus riches s’opposent, par leurs
possessions, aux intérêts des 80 %
restant.
LES IMPÔTS
Oui, mais en France les riches sont sur-
taxés. Ils croulent sous les impôts ! Et
ce qu’ils prennent à la majorité sous
forme de loyer et de pression action-
nariale, ils le lui redonnent par leur
contribition au financement des presta-
tions sociales et du service public.
Quitte à prendre au sérieux ceux qui
criaient à l’exil des riches, imagi-
nons tous les immeubles qu’ils n’au-
raient pas pu emporter avec eux, ima-
ginons le vent de salubrité que l’arrêt
de leur harcèlement aurait fait souffler
sur les politiques économiques ! Eh
non ! Malgré ‘‘ces impôts qui font fuir
les riches’’, il nous en reste toujours
pas mal, des riches. Pourquoi ? Peut-
être parce que les 10 % les plus riches
possèdent 50 % du patrimoine natio-
nal. Actions et biens immobiliers que
ces grands patriotes ne laisseront pas
aux Qataris. Impôts ou pas, ils occupent
encore une position exceptionnelle,
puisque les 50 % les plus pauvres se
partagent quant à eux 7 % du patri-
moine national.
Quand on sait les bénéfices continus que
constitue la possession de patrimoine,
on se dit que le système fiscal actuel ne
permet pas de niveler les revenus ni de
‘‘tirer vers le bas’’ ceux des 20%. Le
retour des ‘‘socialistes’’ n’a rien changé
à ce niveau. Au contraire, tout a été fait
depuis vingt ans avec leur complicité
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SOYONS REGARDANT SUR LA DÉPENSEPourtant, il y a bien un critère qui permet d’uni-
fier l’expérience majoritaire : c’est le rapport
quotidien à la dépense. De ce point de vue-là,
non seulement les antagonismes se distinguent,
mais également les convergences. Pourquoi ?
Parce que la structure économique actuelle
comme passée du capitalisme tend clairement à
faire de la richesse une expérience cumulative.
Être dans les 20 %, c’est bénéficier d’énor-
mément de garanties contre les risques de la
vie : des placements ‘‘sûrs’’, des assurances
‘‘tous risques’’, des biens immobiliers, tout un
ensemble de protections très fortes contre la
dégradation du revenu, sans compter les inom-
brables conseillers, fiscalistes et autres valets
contemporains, les fameux intermédiaires dont
nous parlions plus tôt, qui sont là pour protéger
les intérêts des bien nés. Ils feront en sorte que
les plus riches soient des personnes aisées, à l’aise.
Quant aux ruines fulgurantes de grands finan-
ciers, elles sont d’autant plus médiatisées
qu’elles sont extrêment rares...
LA PRÉCARITÉ, L’AISANCE, L’ILLIMITATIONDe leur côté, les 80% sont plus proches de l’ex-
périence de la pauvreté ne serait-ce que parce
que leurs revenus sont précaires. Pour les 70 %
des actifs salariés, ils proviennent uniquement
d’un salaire, ou bien ce sont les revenus d’une
petite entreprise, pour les artisans et commerçants.
Si l’on se situe encore une fois sur un plan pure-
ment économique, la distance entre les 12 % sous
le seuil de pauvreté et le sommet des 80 % est
faible relativement à celle entre ces derniers et les
20 % les plus riches. L’individu qui fait partie de
la majorité ne dispose que d’un seul revenu, son
salaire, et flirte en permanence avec le risque
de la dégradation rapide de son niveau de vie.
Ne pas avoir les moyens de s’offrir le rêve d’une
vie, surveiller son compte en banque en fin de
mois, c’est une expérience majoritaire, qui va
du petit tracas à l’angoisse profonde. L’aisance,
au contraire, c’est de pouvoir faire ses choix
sans prendre en compte le risque financier. Les
enfants de classe aisée, par exemple, pourront
choisir de ‘‘faire du cinéma’’ ou de ‘‘prendre une
année sabbatique’’.
Quant aux 0.01 % de la population à la richesse
exponentielle, l’élite des plus riches, c’est pour
eux l’expérience de l’illimitation qui domine.
C’est une expérience choquante, scandaleuse
pour tous les autres, qui plonge parfois ses
propres membres dans une démesure absurde,
doublée d’un discours d’auto-victimisation
invraisemblable. Trop de taxes et du coup on
passe à coté du dernier Falcon de chez Dassault.
Trop de taxes et on ne pourra pas investir dans
l’entreprise du fiston.
PARLONS VIE QUOTIDIENNELes riches circonscrits, peut-on vraiment composer un groupe homo-gène des 80% les moins riches ? La théorie classique se basait sur un vécu, des lieux communs, une identité collective ouvrière. Qu’en est-il de notre analyse ? En l’absence de cette culture populaire du xxème siècle, peut-on encore unifier un groupe qui semble si varié ? Cette catégorie populaire ou majoritaire qu’il faut essayer de circonscrire regroupe indéniablement des individus qui vivent très différemment. Par exemple, 12% de la population se situent sous le seuil de pauvre-té. Dire ‘‘nous les 80%’’ peut sembler bien facile à ceux qui se situent autour du niveau de vie médian.
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C’est ce genre de lamentations bien fu-
tiles qui peut nous rendre dingues. Pour-
quoi ? Parce que la majorité n’a pas la
marge de l’aisance, et encore moins les
coudées franches de l’illimitation.
Les membres de la majorité devront
choisir pour leurs enfants l’utilitaire,
le petit boulot ou les études courtes.
Et pour eux, la précarité est un état
permanent. Car les bourgeois, quand
bien même ils perdraient Fauchon, il
leur resterait Picard. Or, quand on n’a
plus les moyens de se nourrir correcte-
ment à Lidl, que reste-t-il ? Les restos
du cœur.
Certes, les temps ont changé. Les mi-
nima sociaux sont arrivés, l’allocation
chômage existe. Mais cette solidarité
nationale tant vantée ne protège que
quelque temps. Les SDF, dans une écra-
sante majorité, sont issus des classes
populaires. Tout le monde ne flirte pas
avec ce risque, seulement 80% de la
population. Les temps changent, les
risques restent.
Car cette expérience de la limitation,
qui est le quotidien de la majorité,
est extrêmement rare chez les 20 %
à l’aise. Celle de la précarité inimagi-
nable. Bien sûr les désirs sont relatifs,
et les plus aisés, élevés dans un certain
goût et une certaine bienséance, auront
tendance à vouloir acheter ce qu’il y a
de plus cher. La petite minorité hurle et
fait les gros titres pour des taxes qui me-
naceraient quoi ? Des activités non-es-
sentielles, non-essentielles dans l’absolu,
mais aussi vis-à-vis du dénuement com-
plet que vivent ceux des plus pauvres de
la majorité.
PETITES DIFFÉ-RENCES ET GRANDES DIVERGENCESOn pourrait découper avec plus de pré-
cision des sous-groupes à l’intérieur de
ces catégories. On pourrait rétorquer à
propos de l’expérience majoritaire de la
précarité : que faites-vous des fonction-
naires alors ?
Voilà une idée reçue qu’il est temps de
remettre en cause. Contre toute attente,
la fonction publique compte plus de
contrats précaires que le secteur privé.
De plus, les salaires y restent modé-
rés et n’augmentent que faiblement au
cours de la carrière des petits ou moyens
fonctionnaires, qui constituent le profil
le plus courant. Ces fonctionnaires se
situent dans les 80 % du groupe homo-
gène que nous avons décrit plus haut.
S’il est évident que nos trois groupes sont
imparfaits, la manière de les divisier en
dit long sur le programme politique que
vous portez. Ainsi, opposer les travail-
leurs du privé à ceux du public est un
discours classique de la droite libérale.
On désigne un ennemi, et on le spolie
de ses prétendus privilèges pour réduire
dans le même temps les services publics
qui profitent à tous. Ce tube des années
80 tourne encore très bien. Diviser pour
mieux régner, c’est une arme politique
aussi vieille que le monde.
De notre côté, nous choisissons de pas-
ser outre ces différences, pour nous
concentrer sur la profonde divergence
d’intérêts entre les différents groupes
de la majorité et ceux de la minorité.
Ainsi, si une partie des travailleurs de
la fonction publique ne vit pas selon le
critère que nous avons défini – la pré-
carité – elle en connaît d’autres : l’ab-
sence de patrimoine productif et l’expé-
rience de la limitation. Cela suffit pour
nous à les fédérer. C’est toujours l’ob-
jectif commun qui détermine la manière
de taire les divisions au profit de ce qui
importe, les privilèges pour la bourgeoi-
sie ou la reconquête d’une souveraineté
pour le peuple.
Car les choses n’ont pas changé depuis
le xixème siècle. Il y a toujours une
minorité, qui compte au moins 20 %
de la population française, et qu’il
faut à nouveau étiquetter bourgeoi-
sie. Les plus riches possèdent, louent,
embauchent. Même lorsqu’ils ne sont
pas immédiatement liés au capitalisme
par leurs professions, comme le sont
les médecins, les avocats, les présidents
d’université. Leurs intérêts, leurs clubs,
leurs écoles, leurs patrimoines les lient
entre eux, leurs biens les classent parmi
un groupe social, qu’ils le veuillent ou non.
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La considération de l’inégalité donne le vertige. ‘‘Comment peut-on accepter ça ?!’’ s’insurge-t-on devant les infos. Mais personne n’a accepté ça ! Jamais la majorité n’a été consultée. ‘‘Voulez-vous une minorité qui monopolisera la majeure partie des richesses, et dont les intérêts s’opposent à ceux de tous les autres, oui ou non ?’’ Cette iné-galité que rien ne justifie, cet état de fait injuste à tout niveau, ce jeu truqué où ce sont toujours les mêmes qui récupèrent la mise, ne tient ni par l’opération du Saint-Esprit, ni par prestidigitation. Il tient parce que ceux qui récupèrent la mise ont le pouvoir et peuvent ainsi veil-ler à la conservation de l’ordre inégalitaire. À différents degrés selon qu’ils soient simples bourgeois de province ou grands plein de morgue de Neuilly, mais tous ont en commun d’en détenir une parcelle.
Ils détiennent le pouvoir à tous niveaux. Au ni-
veau du travail tout d’abord. La typologie mise
en place par l’INSEE, les catégories socio-
professionnelles (CSP), est difficile à utiliser
mais elle a le mérite de prendre en compte la
position hiérarchique. Les 73,8 % de la popu-
lation active que forment ensemble les caté-
gories ‘‘employés’’, ‘‘ouvriers’’ et ‘‘professions
intermédiaires’’ ont en commun d’être dans une
position subordonnée, de n’être ni aux décisions
du groupe dans lequel ils travaillent, ni libres
d’agir durant au minimum 35 h par semaine.
C’est une différence quotidienne de taille avec
les 26,2 % restant en sachant que la nomen-
clature de l’INSEE ne permet pas de faire la
différence parmi eux entre les ‘‘petits’’ indépen-
dants qui ne commandent personne, dont la pré-
carité économique est à l’image de leur chiffre
d’affaire, fluctuante, et ceux qui possèdent des
responsabilités confortables et stables. La ma-
jorité vit donc une expérience semblable de la
soumission à un pouvoir.
Bien sûr que le directeur général est soumis
à la pression du conseil d’administration, dont
les membres sont eux-mêmes stressés par les
intérêts financiers qu’ils représentent. Bien
entendu, le président d’université a de ‘‘grosses
responsabilités’’, et tout chef, sauf dans le cas
des très grands patrons, doit répondre de ses ac-
tions à un supérieur. C’est évident. Il n’empêche
que ceux qui n’ont personne sous leurs ordres,
personne en dessous d’eux, sont majoritaires.
La plupart des gens n’exercent pas de pouvoir
pendant leur travail, ils ne font que subir. C’est
une sacré différence, non ?
Le pouvoir dans l’entreprise ou l’administra-
tion serait peut-être neutre, du point de vue des
classes sociales, si l’on changeait de rôle tout
au long de sa vie. On commence subordonné, on
devient intermédiaire, on finit chef. Ça serait
chouette, n’est-ce pas ? Mais il n’en est rien.
Dans l’entreprise privée, la frontière est claire
entre le monde des salariés, celui des cadres et
PARLONS DU POUVOIR
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celui des patrons. Le passage de subordonné à
chef d’entreprise, s’il n’est pas impossible, re-
lève de l’improbable parce qu’il est institution-
nalisé par des niveaux d’études, des diplômes
dont la possession marque une appartenance de
classe (car n’est pas diplômé d’HEC qui veut,
les diplômes sont, en France, fortement corrélés
à l’origine sociale, tout le monde le sait). Mais
aussi par la possession de capital économique,
nécessaire pour faire partie d’un staff de dirigeants.
ET LA RÉPUBLIQUE ?Car nous savons tous que l’entreprise ce n’est pas la
démocratie ! Heureusement dans notre temps libre
nous sommes tous des citoyens, merci la Constitution !
Eh bien non ! Ce n’est pas le moment où l’on
pourrait se raconter que ce que la majorité perd
de pouvoir (donc de liberté, d’autonomie) au tra-
vail elle le regagne en politique. La République
est bourgeoise. Au gouvernement tout d’abord.
Grâce à ‘‘l’opération transparence’’, on sait que
le patrimoine moyen des ministres est de plus
de 900 000 euros, soit le niveau de patrimoine
des 10 % de Français les plus riches.
Quant à l’Assemblée nationale, On sait que 9%
des députés étaient ouvriers, employés ou pro-
fessions intermédiaires lors de la législature
Sarkozy alors que ces trois catégories repré-
sentent plus de 70 % de la population active.
Sous le ‘‘socialisme’’, rien n’a changé. Le pou-
voir législatif exclut donc une énorme partie de
la population d’une possible élection.
Comment expliquer cela ? En grande partie par l’aisance qui est demandée, dans notre système politique, pour pou-voir se consacrer pleinement à la chose publique. L’aisance qui rime avec le loi-sir, mais aussi l’autonomie au travail qui permet l’adaptation au rythme de vie d’un élu : pouvoir participer à des réu-nions, répondre au téléphone... “Mon-ter’’ dans n’importe quel parti reste le monopole de certaines professions. N’est pas cadre du PS qui veut, natu-rellement. Mais cela est aussi tout sim-plement dû à la reproduction sociale typique de la bourgeoisie politique. “Milite à l’UNEF mon fils”. Le syndicat étudiant fournit ainsi de la chair fraîche et bien élevée au parti majoritaire.
TIENS,
TIENS.
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L’idée selon laquelle ‘‘l’élite’’ politique ne fait
pas quotidiennement l’expérience de la majo-
rité des Français est tout à fait justifiée. Et ce
n’est pas en raison des voitures de fonction et
des ors de la République, comme les journalistes
se plaisent à le souligner, fascinés qu’ils sont par
tout ce qui brille, mais parce que ses membres
étaient déjà riches avant.
Les événements récents, comptes suisses, tableaux
hollandais et grandes propriétés, facilitent l’appréhen-
sion que chacun se fait du niveau de vie des hommes
politiques du PS, du centre et de l’UMP. Et c’est éga-
lement le cas de ceux du Front National, pas si anti-
système que ça puisque provenant presque tous de la
bourgeoisie de province. De notables, de patrons, il y a
pléthore, tout aussi largués que le reste de l’élite poli-
tique, le racisme en plus. Quant à la gauche radicale
des communistes à Lutte Ouvrière, on peut leur repro-
cher beaucoup de choses, mais pas de rouler sur l’or.
Pour finir, il y a le pouvoir symbolique. Pouvoir
de dire le vrai, le juste et le bien. Pouvoir de
tenir des discours et d’être entendu. Ce sont en-
core majoritairement des membres de la bour-
geoisie qui possèdent ce pouvoir. Ses détenteurs
sont toutefois généralement des subalternes,
dans une position de soutien plus ou moins actif.
Actuellement, les journalistes, les éditorialistes,
les réalisateurs et une bonne partie de l’élite
culturelle, à quelques exceptions remarquables
près, soit se taisent devant le scandale de l’iné-
galité, soit défendent habilement et de manière
perverse les intérêts des puissants. Il y a aussi
les universitaires, académiciens ou normaliens,
experts de Science Po ou d’HEC, toujours prêts
à pondre un article quand l’ordre est menacé. Ou
bien ils utilisent leur tribune uniquement pour
assurer leur carrière, alors qu’ils sont bien pla-
cés pour maîtriser les données (statistiques, phi-
losophiques, etc.) permettant de dénoncer l’inégalité.
Que le détenteur d’un pouvoir symbolique qu’il
soit artiste, universitaire, cinéaste, puisse ne pas
utiliser sa fonction pour dénoncer l’intolérable
misère de l’indigent, de l’endetté, du licencié,
fait de lui un complice. Complice de qui ? De
ceux qui leur sont supérieurs, la grande bour-
geoisie ou élite, qui récupère tous les gains. Elle
les entretient en leur donnant quelques miettes,
ou bien les menace quand il le faut. Combien de
journaux pris à la gorge par leurs annonceurs ont
fait évoluer leur ligne, par une lâche auto-censure ?
Le contrôle n’est pas toujours direct, il n’est pas
simple, mais il existe. La grande bourgeoisie qui
tient les ficelles n’est pas un fantasme. Elle est
une union objective et interpersonnelle. Car il
est inutile de la percevoir comme une réunion
secrète du Spectre, façon James Bond, comme
se plaisent à l’imaginer les rebelles impatients
de pouvoir poser une bombe au bon endroit (rêve
respectable, soit dit en passant). Mais l’élite
financière a un visage, contrairement à ce que
suggèrent les penseurs de la complexité, aux-
quels s’est joint le candidat Hollande, désireux
d’être au plus vite excusé de renoncer à com-
battre un ennemi invisible, ennemi que pourtant
il voit et côtoie tous les jours.
Cet ennemi a un nom, et une adresse. Et s’il
est plus facile et plus consensuel de rager sur
une élite internationale, les Qataris ou les Amé-
ricains ne sont pas les premiers ennemis du
peuple. Pour commencer, nous avons une élite
bien de chez nous. Si par théorie du complot
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vous entendez un discours qui affirme qu’une
élite très minoritaire utilise les politiques ins-
titutionnelles et économiques pour arranger ses
intérêts, avec la complicité de journalistes et
d’intellectuels pour la légitimer, alors oui, pour-
quoi pas. Populisme ? Si, pour vous, est populiste
celui qui affirme, comme le pilier de comptoir du
bar du coin, que certains s’en mettent pleins les
poches au détriment de tous les autres, et qu’il y
a un groupe d’individus responsables de cet état
de fait, alors oui, nous sommes populistes.
Nos trois catégories (peuple, bourgeoisie, élite),
si elles peuvent paraître simplistes, n’ont pas vo-
cation à donner une photographie scientifique de
la société. Elles fondent en revanche une vision
politique, c’est-à-dire à la fois une manière de
classer les individus selon le pouvoir qu’ils ont les
uns sur les autres, mais aussi en vertu des effets
stratégiques. L’objectif est de penser de manière
majoritaire pour récupérer la souveraineté dont
le peuple est privé. Nos catégories font donc le
pari de rejeter les divisions qui servent d’autres desseins.
À droite il s’agit de diviser la population en immi-
grés/Français de souches, assistés/entrepreneurs.
Non seulement ces divisions sont arbitraires et
ne sont jamais argumentées, mais elles servent
des objectifs politiques qui visent à stimuler le
racisme et les haines, qui ménagent la minorité au pouvoir.
Ces dernières décennies à gauche on a privilé-
gié d’autres différences qui génèrent de doulou-
reuses oppressions : homos/hétéros, hommes/
femmes, la théorie des minorités occupe une
bonne partie de la pensée critique et à juste titre.
Mais il y a insuffisance d’une pensée globale,
d’une pensée populaire et majoritaire, insuffi-
sance qu’il faut pallier.
Comme l’élite assume de parler de la société
comme d’un groupe homogène et pacifié de
‘‘classes moyennes’’ pour sanctuariser ses in-
têrets, il faut assumer de parler de la bourgeoisie
comme d’un groupe dominant et homogène, en
conflit d’intêret avec le peuple, et dont l’action est
caractérisée par le soutien au système en place.
Et comme la “droite décomplexée” assume de stig-
matiser les minorités allogènes, il faut assumer un
discours de “gauche décomplexée” qui ose parler du
sous-groupe qui, au sein de la bourgeoisie, monopolise
pouvoir, influence en fixant les règles. Il s’agit des élites,
de la grande bourgeoisie, dont les membres, parfois
rivaux, souvent en lutte les uns contre les autres pour
leur monopole et leur prestige, n’en sont pas moins tous
d’accord pour encourager la même politique. ‘‘Nou-
veaux riches’’ versus ‘‘vieilles familles’’ sont autant de
subdivisions qu’on laissera aux dîners du Ritz.
AU JEU DES PETITES DIFFÉ-
RENCES QUE LA BOURGEOI-
SIE ENTEND CONTINUER À
MENER POUR BROUILLER
LES REPÈRES, LE PEUPLE A
TOUT À PERDRE. À PENSER
EN MAJORITÉ, EN SE CONCEN-
TRANT SUR UN ENNEMI COM-
MUN PLUTÔT QUE SUR SES
PROPRES DIVISIONS INTERNES,
IL A UN MONDE À GAGNER.
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LES CHIENS
DE TRAÎNEAUX
VOUS AVEZ DE GRANDES CHANCES D’EN CONNAÎTRE UN OU UNE.
Un émigré professionel à Londres ou à Berlin, un routard en Amérique Latine, un backpacker en Australie, un humanitaire en Afrique ou en Inde...
Ils reviennent transformés de leur périple. Ils en font le récit au détour d’un verre ou d’un dîner. "TU SAIS, LÀ-BAS, LES GENS..."
Pour eux, au xxième siècle, le tourisme de masse a fait son temps, il faut faire place au tourisme ‘‘responsable’’.
POURQUOI FONT-ILS AUTANT IMPRESSION ?POURQUOI CE SILENCE RELIGIEUX AUTOUR D’EUX ?
POURQUOI CETTE AURA ?ET POURQUOI FINIT-ON PAR LES TROUVER SI AGAÇANTS ?
Parce que leur retour leur fournit l’occasion de nous faire une petite leçon d’humanité et de longue-vue géopolitique.
LES CHIENS
DE TRAÎNEAUX
C’est ainsi qu’ils en viennent à constituer une nouvelle élite : EN TENANT UN DISCOURS D’AUTORITÉ.
Quelques arguments pour ne plus vous en laisser imposer.Pour en guérir et se vacciner que l’on reste ou que l’on parte.
On fit un sort aux leçons des intellectuels bourgeois en les nommant Chiens de Garde. Puis ce fut le tour
des médias Nouveaux Chiens de Garde de recevoir leur pamphlet.
LE TEMPS EST VENU DE S’ATTELER AUX CHIENS DE TRAINEAUX.
À QUOI LES RECONNAÎT-ON ?
À LEUR COIFFE D’ABORD, LEUR NOM DE CODE. LE DIMINUTIF COOL "EXPAT" QUI VIENT ÔTER AU TERME D’ORIGINE SA RACINE DURE QUI CONVOQUAIT LE MAL DU PAYS, L’EXIL ET L’ERRANCE LOIN DE CHEZ SOI. LA MODE ACTUELLE AU DISCOURS SUR LA MONDIALISATION A CRÉÉ CETTE NOUVELLE ESPÈCE DE COSMOPOLITE DÉCONTRACT.
souvent à prouver la supériorité de ses connais-
sances sur le réel des autres ? Pourquoi orga-
nise-t-il une promotion de son petit moi aussi
affligeante que ses statuts facebook et ses pho-
tos affichés à la vue de tous ? Pourquoi les autres
qui n’ont à raconter que l’enchaînement de leur
train-train habituel doivent-ils la fermer béa-
tement ? Pourquoi avons-nous à faire amende
honorable en nous montrant contrits de l’infério-
rité inexceptionnelle de notre vécu ? Mais pour-
quoi devrions-nous nous soumettre devant leurs
grâces ? Pourquoi à la fin ? POURQUOI ?
CHAUVINISME RENVERSÉ
Tout commence par la révélation de l’ailleurs
et de ses effets secondaires. Car lorsqu’il s’agit
pour l’expat’ ou le globe-trotter de retourner
son regard vers sa terre natale, un basculement
s’est opéré. Pour lui, le pays France n’est plus le
milieu d’une diversité, d’une multiplicité vivante
et bariolée. Il neige en Corse, tandis qu’il fait
soleil à Paris, l’accent du Sud diffère de celui du
Nord, les manifs d’extrême droite s’opposent à
celles de gauche radicale, etc. Pour l’expat’, en
revanche, c’est un bloc monolithique, figé dans
son stéréotype adéquatement représenté par les
grands médias. Les politiques au pouvoir sont
la France, les pseudos scandales pipoles sont la
France, etc., etc.
C’est là le nouveau mal du pays qu’il a inventé.
Mais ne nous y trompons pas, l’expat’ souffre de
rester français, de ne pas parvenir à se déba-
rasser définitivement de cette sale identité. On
pourrait aller jusqu’à penser que l’expat’ ne
devient cosmopolite que pour mieux critiquer le
fait qu’il y en ait qui restent habitants de France.
Pour cela, il reste donc, de loin, français, pour
mieux s’en plaindre et toujours démontrer la
vertu supérieure de sa qualité d’expat’.
CLUB DE L’ESPRIT OUVERT
Après la coiffe vient l’habit qui distingue et
embrasse pour éviter toute confusion avec le
vulgaire. Il embrasse une éminence in et dorée
qui court des expatriés de longue durée aux nou-
veaux globe-trotter de moyenne durée. Il dis-
tingue ensuite des simples touristes qui ne font
que visiter pour une courte durée les sites touris-
tiques mainstream et balisés, appareil photo et
babioles souvenirs en main. Ces beaufs qui ne de-
viennent jamais citoyens du monde, ni voyageurs
hypes : ceux qui passent de capitale en capitale,
d’auberges de jeunesse en hôtels avec Wi-Fi, de
petits quartiers folkloriques à jungles, déserts
extatiques ou encore résidences sécurisées.
Au retour, les vrais voyageurs se reconnaîtront
entre eux, privilégiés, aventuriers anti-confor-
mistes, membres huppés d’un club de l’esprit
ouvert.
L’expérience véritable de l’étranger, pas celle du
Club Med, crée un entre-soi autour d’une révéla-
tion commune qui devient monopole nanti, mais
aussi intérêt à laisser les autres dans le noir, la
merde et à leur prouver qu’ils y sont par leur
faute. Pervers mécanisme de discours dont il
faut démonter les engrenages avant de le briser.
LE BEAUF, LE BOURGE ET LE BOURLINGUEUR
Pourquoi le membre le plus éminent de cette
communauté, l’expat’, se considère-t-il comme
un être supérieur ? Pourquoi est-il si prompt à
donner des leçons ? Pourquoi sous couvert du
témoignage de son vécu, d’une communication
avec ceux qui sont restés, cherche-t-il le plus
"ÇA FAIT PLAISIR DE CROISER ENFIN QUELQU’UN COMME TOI
QUI A QUAND MÊME FAIT L’EFFORT
D’ALLER VOIR AILLEURS"
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EXPAT’ DE GAUCHE
Commentaire révélateur fait à propos du mariage gay. L’expat’ de gauche se scandalisera devant les retards et les retournements qui affectent son pays d’origine. "Quels pays de racistes et de fachos !". In-sulte d’autant plus aisée à assumer que son éloignement géographique l’en absout. Il était bien facile de commenter le sarkozysme d’un air dégoûté, tandis que sur les pavés des milliers de gens ont combattu son programme libéral et xénophobe.
EXPAT’ DE DROITE
L’expat’ de droite produira l’autre face de ce cliché culpabilisant et avilissant. "Pays de fainéants, de chômeurs et d’assistés". Du haut de son recul, il justifiera les réformes libérales visant à moderniser un pays tout aussi archaïque. Il nous incite dernièrement à tourner nos regards vers ces bons Allemands :
"ENFIN LA FRANCE S’EST RÉVEILLÉE ALORS QU’À
PÉTAOUCHNOK, C’EST CIVILISÉ, ÇA FAIT DÉJÀ
PLUS DE TRENTE ANS QUE C’EST LÉGALISÉ"
"ADMIREZ-LES, ILS SAVENT FAIRE LES RÉFORMES
NÉCESSAIRES COMME LES ANGLAIS SOUS THATCHER
OU LES AMÉRICAINS SOUS REAGAN AVAIENT SU LES FAIRE..."
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CITOYEN MODÈLE DE LA COMMISSION EUROPÉENNE
Comment s’opère une telle boucle du spectre politique ? C’est simple, qu’il soit de gauche ou de
droite, l’expat’ sera un individu ‘‘flexible’’, un libéral qui s’ajuste comme il se doit aux ‘‘tendances du
marché du travail’’.
On peut chercher du boulot, tenter sa chance ailleurs, quel mal à cela ? Aucun, a priori. Mais aller
‘‘où ça se passe’’ va le plus souvent de pair avec un renoncement à sa souveraineté et ses devoirs
démocratiques au profit d’un petit coin de bonheur et de réussite individuels. L’implication et
l’intégration dans le pays d’accueil ou de passage resteront le plus souvent superficielles. On laissera
faire les choix politiques à des institutions internationales non-élues mais situées à la même échelle
divine que soi : le monde globalisé. Ni responsable de Hollande, ni de Merkel, l’expat’ désengagé
s’occupe de politique comme l’élite attend qu’il s’en occupe : en commentateur avisé d’un spectacle à
peine divertissant.
L’expat’ appartient de plain-pied au xxième siècle. Pas d’utopie mais du pragmatisme. Il récupère
l’aspect progressiste du rejet des nations mais sans prendre ce qui faisait la valeur de l’internatio-
nalisme – lutter partout contre les puissants dont il veut désormais faire partie en devenant plus
encore qu’un habitant du monde, un bourgeois du monde.
LE PIRE ET LE MEILLEURDE L’HUMANITÉ SERA AILLEURS
Demeurent pourtant quelques divergences idéologiques entre ces nouveaux cosmopolites. Suivant
ce qu’il leur reste d’affinités politiques, ils éliront des destinations de prédilection. Amérique du sud,
Asie du sud-est pour les uns ; pays anglo-saxons (Australie, États-Unis...) pour les autres... L’expat’
de droite fantasmera la richesse de l’étranger – la réussite de l’ailleurs vis-à-vis du perpétuel échec
français, cette terre où les opportunités n’existent plus. Il faut fuir cette république ringarde, ce
pays de vieux mous. Ce n’est plus l’étranger qui est arriéré, c’est la France qui l’est devenue.
L’expat’ de gauche, lui, sera fasciné par la pauvreté exotique, équitable comme on les aime, terrible
mais digne et authentique, solidaire et alternative. Une misère belle, scandaleusement sublime, pas
encore phagocytée par l’individualisme consumériste de la télévision et de la publicité. Car pour lui, le
vrai scandale, la vraie laideur c’est bien qu’ici, en France, nous, ‘‘nous sommes tous des fantômes’’, des
machines totalement abruties par la sainte trinité du métro-boulot-dodo... Ce n’est donc plus l’étran-
ger qui est aliéné, c’est la France qui l’est devenue. Entre ces deux types, on rencontrera le plus sou-
vent un hybride qui montre bien la complicité par-delà les obédiences. Ce sera par exemple l’ingénieur
d’Areva parti exploiter les ressources de l’Afrique pour la soi-disant grandeur de la France et surtout
celle de ses grands patrons. Il fantasmera la richesse vertueuse de son ilôt occidental et sera fasciné
par l’indigence de sa domesticité (‘‘ramassis d’analphabètes supersticieux’’) ou par celle qu’il visitera
avec sa petite famille bien catho à travers petits villages et parcs naturels.
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JEAN
JACQUES
ROUSSEAU
Plus il le répète, plus ses Lumières doivent nous
sembler nécessaires, car nous serons toujours
en retard. L’expat’ se pâme : ‘‘Ah, comme elles
sont généreuses les fêtes de village là-bas ! Ah,
comme il est noble le paysan chinois qui travaille
la terre là-bas ! Ah, comme ils sont encore hu-
mains, comme ils conservent le sens de la com-
munauté ! «Heureux qui, comme Ulysse, a fait
un beau voyage»... Mais «de mon petit village»
en revanche, comme il est laid le bal, comme il
est borné le paysan. Et comme les communauta-
rismes y sont dangereux’’. Car la communauté est
joyeuse ailleurs, phobique ici...
L’EXPAT’ VIT L’ÉTRANGER COMME UN JEU VIDÉO
Comment expliquer cette mentalité ? Par une
métaphore. Une fois que l’on vit d’un bord ou de
l’autre du monde global on risque de virer dans
une simulation, de vivre dans un virtuel qui vous
dégoûte du réel (français) et vous laisse fasci-
nés par la reproduction du réel (à l’étranger).
Comme le paysan français et son décor sont laids,
son double étranger et ses champs seront ‘’bien
faits’’. Regardez les textures de son visage, les
détails graphiques de sa tenue sont criants de
réalisme. Les effets de particules sur ses terres
sont bluffants. Il fait plus réel, il fait mieux réel.
Il mérite sa photographie. Inversement, le jeune
cadre français sera morose sous le poids de la
fiscalité là où son double étranger sera beau,
dynamique, lisse, colgate & corporate. Pourquoi
rester fascinés devant ce spectacle ? Parce qu’on
peut y jouir en toute impunité du chatoiement des
effets spéciaux (la richesse) ou du réalisme des
textures (la pauvreté).
QUÊTE MYSTIQUE POUR NOUVEAUX PÈLERINS
Cette reproduction polie ordonne à l’expat’ le
A fortiori, de gauche ou de droite, expat’ longue
durée ou globbe-trotter moderne se retrouve-
ront compères dans une mutuelle excécration
du touriste ordinaire. Celui-là même qui cor-
rompt le bon sauvage de l’étranger et défigure
le beau paysage de la pauvreté avec des sites
touristiques bétonnés. Pour eux, le ‘‘tourisme de
masse’’ des uns fait le malheur des autres, il est
le responsable de tous les maux de la globalisa-
tion négative : désastres écologiques, sociétaux,
économiques et humains. Les pauvres enfants
qui travaillent en Inde sont la faute du touriste
beauf occidental qu’il faut satisfaire. Le fait que
la majorité d’entre eux ne travaille pas dans le
secteur touristique est un détail qu’on peut se
permettre de zapper. Ils détestent ensemble
ceux qui ne savent pas voyager, qui ne passent
qu’une semaine en voyage organisé à suivre dans
la plus grande
promiscuité les parcours balisés. L’eugénisme
des vrais voyageurs quand il ne veut pas insti-
tuer une police touristique, propose simplement
d’ôter la qualification de ‘‘tourisme culturel’’ à
ces beaufs qui envahissent jusqu’aux plus grands
musées en traînant de la claquette. Et les ‘‘vrais’’
voyageurs cosmopolites ne se demandent jamais
si la différence entre eux et les autres ne passe
pas tout simplement par la question des moyens
qui imposent le choix d’un voyage éclair qui suit
les formes imposées du mainstream ou offrent la
possibilité d’un tourisme ‘‘responsable et éthique’’.
LUMIÈRES DES NÉONS, LUMIÈRES DES CŒURS
De toute manière, la France fait honte, soit
qu’elle n’ait pris que le dernier wagon du fameux
train de l’Histoire, soit qu’elle ne soit pas non
plus restée en gare avec la belle nature humaine
sur la bas-côté. Car le médian ennuyeux est en
France, est la France. Ici, c’est toujours la Nuit
du Moyen-Âge répète l’expat’. LE
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mépris de la chair rugueuse du réel. Au sein de
cette simulation, ce qui compte c’est de s’expéri-
menter comme un avatar, libre de customiser son
look et sa personnalité suivant ses inclinations
‘‘naturelles’’ : un comble. Autres temps, autres
mœurs, autres mots pour désigner un voyage cos-
mopolite qui reste une odysée pour nouveaux dé-
vots. ‘‘Là-bas j’ai découvert qui j’étais vraiment.’’
Athées ou croyants, nous avons tous un jour cher-
ché le noyau vrai de notre individualité. Mais le
quotidien nous a bien vite rattrapés. La vanité de
cette quête a fini par nous frapper. L’expat’, en
revanche, de toute son âme, a cédé à cette Tenta-
tion. Il s’y est dédié d’autant mieux qu’il flotte au-
dessus des contraintes. Il fallait bien qu’il donne
du sens à sa démarche, futile aux yeux des autres,
aussi s’est-il acharné à se trouver en toute sain-
teté ; il en fait sa Passion.
Le résultat ? Un catéchisme bourgeois qui re-
cherche l’authenticité derrière les apparences,
qui cherche la profondeur sous le superficiel, la
rencontre avec l’inconnu contre les habitudes.
Projet louable en partie ; réalisation condam-
nable en totalité. Pourquoi ? ‘‘Tu ne peux pas
comprendre, là-bas les gens étaient tellement...’’
Tellement quoi ? L’extraversion ne sert finale-
ment qu’à masquer l’égocentrisme et son néant
toujours plus profond, c’est le mot. Et la lâcheté,
d’aller chercher loin des responsabilités factices
et de revenir auréolés du courage des élus qui ont
su couper les amarres, finit par être bien authen-
tique. Et oui, on souhaiterait que tout cela reste
inconnu.
VERTIGE DE L’AMOUR, TU T’CHOPES
DES SUÉES À SAÏGON
L’experience de l’expat’ est vertigineuse en effet
parce que son ivresse virtuelle et métaphysique
ne va pas sans. C’est le vertige de n’avoir que
du vide sous soi, nulle part où poser ses valises.
Heureusement, ce trouble sera compensé par la
nausée du retour au pays. Ce sera l’occasion d’une
vérification rassurante de la grossièreté de ses
origines. Au premier dérangement, à la première
nuisance quelconque du réel (retard d’un train,
mauvaise humeur du voisin, etc.), le retour sera
toujours sanctionné par la phrase type : ‘‘Ah ! Ça,
c’est bien la France !’’.
Et oui, c’est la France, infâme chez soi. Finie la
dispersion divertissante de l’étranger, finie l’im-
pression de liberté de son double virtuel. Fini le
cocon : bienvenue chez les gros cons. Ici, jouent les
déterminismes sales du concret et du quotidien.
Ici, il faut encore se battre parce que l’utopie du
fameux monde globalisé ne s’applique et ne s’im-
pose que par la négative. Les licenciements, les
délocalisations, l’austérité, les recommandations
du FMI. Et effectivement, ce négatif de votre rêve
en révèle toute la bassesse. Ici, on n’y est pas encore.
Ici, c’est la précarité, ici c’est la crise et pourtant vous
nous dites de ne pas trop nous plaindre parce qu’on
est encore dans un pays ‘‘riche’’.
JE VOUS AI COMPRIS !
Le retour de bâton, c’est que ces expat’ sont le
prototype d’une mode dominante qui empêche
ceux qui voudraient expérimenter autrement
l’étranger de le vivre en dehors de ces cadres
branchés et biaisés. Dans l’idéal, voyager affranchit
des contraintes, des habitudes aliénantes : plus besoin
d’être une bonne fille, un bon fils-fils, plus besoin d’être
‘‘toujours le même’’, ce ‘‘bon vieux untel’’ qu’affec-
tionnent tant les vieux amis... On découvre qu’on peut
être autre. Reste ce qu’on en fait. Au retour, il y a en
effet l’incommunicable qui se raconte et se la raconte
(beauté de l’indicible) et il y l’incommunicable de celui
qui se tait, dont le vécu est muselé car il ne sait plus
comment se formuler. Car au retour des premiers
bienheureux rien n’a l’air d’avoir changé : ils sont
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EFFETS PERVERS
À force de subir vos leçons rances d’humanisme,
de pragmatisme économique vantant la per-
formance des uns (d’ailleurs) contre les autres
(d’ici), vous poussez ceux qui restent à bout. D’un
simple ras-le-bol, vous suscitez une part de la
xénophobie ambiante, du repli identitaire qui fait
gueuler : ‘‘Ras-le-cul des amerloques, des jaunes,
des bougnoles, des boches, des bamboulas et des
espinguoins’’. Car, comme vous caricaturez la
France, vous caricaturez vos terres d’élections
et leurs habitants. Les Chinois travailleurs, les
Mexicains souriants, les Américains dynamiques,
tous unis contre les Français mous, fainéants et
râleurs. Ainsi, votre anthropologie cosmopolite
finit par nourrir le nationalisme réactionnaire
parce qu’ils logent à la même enseigne : pro-
motion ou réduction d’un pays à son cliché, un
ensemble, un bloc monolithique.
Dans le pire des cas, c’est vous-même qui poin-
terez au parti du conservatisme. Car bien cir-
conscrite entre l’adolescence (âge de passion)
et l’âge adulte (âge de raison), la mode actuelle
à l’expatriation et au voyage autour du monde,
donnera ensuite foi à un retour d’autant plus ra-
dical aux valeurs traditionnelles. Parce qu’on a
vécu vraiment intensément l’espace d’un instant,
qu’on a eu sa dose de folie et de liberté, on peut
alors revenir de tout, bien sage, armé de la rhéto-
rique du “moi aussi quand j’étais jeune”. Revenir
pour quoi ? Pour se conformer. Obéir au travail,
se marier en famille, donner des leçons de sa-
gesse... Mais on ne devient pas sage en vieillis-
sant. On s’assagit, on se fatigue, on se soumet et
on s’en fait un titre de gloire.
toujours aussi creux, toujours aussi cons. À croire
qu’ils l’étaient avant de partir et qu’ils n’ont fait
que renforcer et masquer leurs préjugés sous un
alibi contraire : ‘‘l’ouverture d’esprit’’ qui finit
par nous débecter.
NÉO-COLON
L’époque n’est pas lointaine où ce Français à
l’étranger s’appelait plus justement colon, avec
le comportement de supériorité, de morgue à
l’égard de l’indigène que le terme impliquait.
Sauf que, depuis, le prêcheur a retourné sa veste,
son mal et son discours. L’autochtone que l’on
condescendait à aimer (le bon peuple de métro-
pole) est désormais ailleurs – on peut l’aimer
sans appartenir à son monde. Cela empêche alors
d’appartenir à la même humanité que le beauf
français qu’on a laissé chez soi. Double exclusion,
double élection. L’expat’ sera là pour donner au
vrai patriote de gauche mauvaise conscience. Ai-
mer son pays, quelle étroitesse d’esprit ! La prise
de recul fait office d’exorcisme. Pour l’expat’
revenu de tout, le raisonnable n’est ni de droite,
ni de gauche et surtout ailleurs... LE
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Vous ne nous laissez jamais en paix, partis ailleurs ou de retour au pays. Et votre universalisme virtuel, qui n’est donc qu’une nouvelle forme d’élitisme qui profite de tous ses droits sans jamais assumer les devoirs de la vie collective nulle part, nous n’en voulons pas. Mais notre idée n’est pas de défendre à l’inverse un patriotisme absolu qui condamne l’envie de vivre ailleurs que dans son pays d’ori-gine. Seulement il faut au moins choisir pour donner des leçons et se prétendre responsable. Si-non, au revoir et à jamais expat’. Que tu sois petit-moyen-grand-bourgeois, au revoir sinon c’est trop facile. À croire qu’il faudrait pour toi rétablir l’ostracisme.
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C’est le discours écœurant à la mode. Les patrons et les politiciens le tiennent à lon-gueur de journée. Un bon jeune est un jeune entreprenant. Et de multiplier les portraits fleuris de fringants jeunes petits entre-preneurs en herbe. ‘‘Entreprendre’’ est la réponse à tout. Le chômeur, l’étudiant, le Français doit entreprendre. Alors on en-cense un ‘‘entrepreneur dynamique’’ par-ci, et on envoie par-là des intervenants pour apprendre aux élèves ‘‘l’esprit d’entreprise’’ à l’école. La dernière lubie en date ? Une ‘‘école d’entreprenariat’’ est appelée de ses vœux par une ministre du gouvernement.
‘‘MAIS QU’EST-CE QUE VOUS ATTENDEZ LES JEUNES ? ENTREPRENEZ, MONTEZ VOTRE BOÎTE!’’
ENTREPRENDRE A priori je n’ai rien contre. Je connais plein de gens qui entre-prennent. Par exemple, un prof qui entreprend
d’être un bon prof et d’apprendre à des ga-mins à lire ou un passionné qui monte une association pour partager son savoir. Mais ce ne sont pas des entrepreneurs, d’après la radio ! Pourquoi ? Eh bien parce qu’ils ne sont pas dans une entreprise, ou que ce n’est pas la leur, voilà tout. L’entrepre-neur de leurs discours, c’est celui qui di-rige, qui innove et ‘‘qui prend des risques’’.
L’innovation, je n’ai rien contre ; être inventeur, avec plaisir. Mais l’innovant dont ils parlent doit inventer des trucs un peu tartes qui font du blé. Diriger sa propre boîte, ne pas avoir de chef, dans le fond c’est une aspiration bien huma-niste, voire anarchiste, ni Dieu ni Maître!
Sauf que pour eux, l’entrepreneur qui se dirige lui-même, c’est bien, mais s’il en dirige d’autres, c’est mieux. Précisément parce que comme il innove et qu’il prend des risques, sa récompense c’est de pou-voir donner des ordres à des subordonnés. Un petit plaisir bâtard qui n’a pas de prix !Cette rhétorique est toute rodée, toute fluide et ronde, comme un smartphone. C’est elle qui a valu à Steve Jobs, le ‘‘génial’’ patron
‘‘OUI MAIS ON PREND DES RISQUES!’’
est majoritairement composée d’héritiers. Cela fait longtemps chez eux que l’hé-roïsme de l’entrepre-neur est un mythe. Pour eux, c’est un conte pour enfants, une fable après le catéchisme, une blague pour dîners de notables. De leur ‘‘mérite’’, ils tirent paraît-il leur autorité. Par leur ‘‘prise de risque’’, ils légitiment leurs exi-gences politiques (moins d’impôts, moins de service public, plus de marché). En réalité, ils sont de francs peureux, une classe qui a beaucoup à perdre et qui ne cesse de se protéger. Je n’arrête pas de les entendre geindre en ce moment. ‘‘Les Français n’aiment pas les riches’’, ‘‘les Français n’aiment pas les gagnants’’, ‘‘les Français n’aiment pas les puissants’’.
C’est sans doute vrai qu’on ne les aime pas. Et c’est peut-être aussi le cas, au hasard, des Grecs, des Espagnols, des Ita-liens. ‘‘Mais vous ne comprenez pas que nous sommes des héros maltraités ? Vou-driez-vous être malmenés de la même manière que nous quand vous aurez vous aussi ‘‘créé’’ votre ‘‘propre boîte’’ et qu’elle vous fera nous rejoindre dans les sphères pétillantes de l’aisance et du pouvoir ?’’ Non, et non. Votre système est suffi-samment bien rodé pour que les enfants qui ne sont pas les vôtres n’aient pas la
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d’Apple, des funérailles dignes de Victor Hugo. Créez, dirigez, prenez des risques ! Qu’importe le contenu de votre création.
Les patrons seraient des aventuriers contemporains. Ce mythe va jusqu’à faire dire à des salariés correctement exploités que le chef, c’est peut-être un connard autoritaire, mais qu’il en a eu, des idées et des couilles. Étrangement, ce sont toujours les mêmes qui en ont, des idées et des couilles. C’est bizarre non? Laissez-moi rire ! La classe ‘‘qui entreprend’’
CONTRE L’ENTREPRISEmoindre chance d’atteindre vos sphères. Tous vos procédés sont destinés à protéger
Les énergies que vous bridez pour asseoir votre pouvoir et vos privilèges sont supé-rieures aux ‘‘richesses’’ que vous produisez
‘‘OUI MAIS ON PREND DES RISQUES!’’
GRANDES ÉCOLES,
CARNETS D’ADRESSES,
PISTONS, HÉRITAGES
les coups la rage au cœur, pour ensuite entendre vos éditorialistes déblatérer sur la ‘‘panne de l’ascenseur social’’. Ici en France, vos petites combines fonctionnent si bien pour vous que vous accueillez régu-lièrement un petit contingent de ‘‘jeunes talents’’ qui, une fois corrompus, ont l’ho-norable tâche de montrer à tout le reste du peuple qu’ils ne doivent leur malheur qu’à leur propre ‘‘manque d’initiative’’.
Alors sachez que nous, on n’a pas le moindre respect pour votre ‘‘héroïsme’’. Car l’écra-sante majorité d’entre vous ne prend géné-ralement aucun risque : il suffit d’écouter vos radios et de lire vos journaux pour voir le nombre d’assurances, de conseillers, de sous-fifres dont l’unique fonction est d’éloi-gner les angles de table de vos membres délicats. Et quand bien même vous risque-riez votre deuxième Audi, ou votre maison de campagne, quand bien même vous ris-queriez, soyons fou, votre vie, cela ne vous autoriserait pas à régir celle des autres et le travail de qui que ce soit ni à exiger quoi que ce soit de la décision publique.
Car en plus de vous plaindre de ce ‘‘désa-mour’’, vous ne cessez de répéter que vous payez trop d’impôts, dans un pays dont les gouvernements successifs ne cessent de vous offrir réductions de charges et baisse de l’ISF pour que vous daignez rester avec nous. Mais rester pour quoi ?
Car en dehors de votre réalité ouatée et auto-satisfaite, il existe des milliers, des millions de gens qui n’associent pas la créativité au pouvoir.
Des milliers, des millions qui prennent bien plus de risques que vous, n’ayant pas l’honneur de figurer dans la liste des protégés de vos institutions, et qui n’en veulent pas !
Des milliers, des millions, qui agissent par idéal et par amour, qui créent pour les autres quand vous, vous n’innovez que pour allonger vos bénéfices. Des milliers, des millions qui conçoivent des projets en association, par solidarité et qui n’attendent pas de leur engagement une gratitude universelle et une soumis-sion de toute part.
Des milliers, des millions de citoyens que votre règne étouffe, que vos privilèges écœurent. Des milliers, des millions d’entrepreneurs, dont la plus ambitieuse entreprise pourrait être de planifier votre chute.
Une entreprise sans chef, sans bénéfices fi-nanciers, mais une entreprise compétitive, un concept révolutionnaire puisqu’elle libérera le monde de ses parasites les plus coûteux, les
AVONS-NOUS BESOIN DE VOUS ? NON
votre progéniture et à éviter les erreurs de casting. On a tous déjà eu affaire à vos ‘‘barrières invisibles’’, vos mines antiperson-nel posées à droite à gauche, dans vos écoles, dans vos en-treprises, dans vos villes. On se prend
dans le pays. Vous n’êtes pas des ‘‘créateurs de richesses’’, mais des gé-nérateurs de souffrance et de frustration. Le calcul est donc vite fait.
VOUS, LES
BOURGEOIS
plus accrochés à leurs privilèges, les plus obsé-dés par leur corporatisme archaïsant, ceux dont l’immobilisme rend toute réforme impossible :
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Discours de crise, discours de fin du progrès et de l’histoire, discours sur l’individualisme généralisé : trader ou boulan-ger, chacun n’en n’a pas moins encore le courage de vivre sa vie. Sa petite vie conforme ou marginale, chacun se démerde, c'est parfois incroyable, mais il n’est plus question de ça. Il est
question de croire à nouveau que chacun a toujours un droit et un devoir légitime à rêver sa vie. Rêver tout court mais rêver fort sur-tout. Imaginer son existence, une autre, individuelle et collective. Pas seulement à en être réduit à des rêves d’emprunt : rêves de vous autres qui en avez les moyens ou rêves au rabais qu’on peut tout juste s’offrir. Rêves étriqués où les méritants ne sont jamais que les héritiers médiocres, les opportunistes et les carriéristes cyniques et fats.
Pourtant, nous ne ressentons pour eux ni ressentiment, ni jalousie, seu-lement qu'il est grandement besoin d'une reprise de la lutte, archarnée et sans pitié. Parce qu’il n’est plus question de rêver, chacun dans son coin, un fantasme coincé et plat. Il est grandement besoin de liberté d’entrevoir, d’imaginer, d’imposer et de jouer à un autre jeu, plus grand et selon d’autres règles moins fair-play. Le temps a sonné de faire rêver, l’ami, l’amant, le voisin, toutes et tous les autres qui le désireront avec assez de rage au coeur. Mais pour cela il faut d’abord ouvrir ensemble un oeil sur notre cauchemar bien réel. Le dénoncer comme tel, y voir du sublime aussi. Crier notre frustration, l’atomique de sa force libératrice.
À tous ceux qui revendiquent le titre d’êtres vivants, l’énergie d’être humains après tout, avant d’être et d’obéir aux préceptes et aux inté-rêts de telle ou telle classe sociale, aux schémas de telle catégorie socio-professionnelle ; à tous ceux-là, incombe de mener ce combat prosaïque, lyrique et politique qui, en définitive, ne devrait laisser per-
sonne indifférent. Faire front contre les détenteurs du pouvoir réel, politique et économique, front contre les détenteurs du pouvoir symbolique et aca-démique. Faire front contre ceux qui se font les censeurs de la fiction, de l’imaginaire et des idées. Dénoncer les plus vicieuses alliances d’impunité. Surtout pour ceux qui voudraient échapper aux réglèments de comptes.
BIENVENUE
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Car nous ne croyons pas à un grand complot. Pas de main invisible, de forces abstraites ni gazeuzes non plus, ni sur-tout de petites responsabili-
tés de chacun pris dans le collectif. Des invidividus, des organisations, des suspects, des coupables et des complices auxquels il faut donner un nom, une adresse et un visage – d’une laideur sans fard, sans le dé-guisement de son hypocrisie, de sa vertu et de ses névroses. Et le nôtre de visage ? Vous vous demandez à la fin à quoi peut-il bien ressembler ? Derrière les cernes, le paranoïaque ? Derrière le masque, le farfelu ? Sont-ils des illuminés ? Les dépositaires d’un nouveau dogme manichéen qui voudrait voir le monde éclater en deux couleurs ?
On le dira. Pourquoi ? Parce que nous ne croyons guère qu’au choix de voir : soit par nos yeux un monde
cru en noir et blanc ; soit par ceux des favorisés un monde plein de chatoiements fades et de nuances de teintes avec lesquels ils nous appâtent et
dont ils nous privent et nous spo-lient. Sauvages ? On le dira et tant mieux. Idéologues ? Pourquoi pas mais populaires ; la morgue intel-lectuelle a disparu. Parce qu’il n’y a pas les abrutis, les conspirateurs et les éclairés. Le peuple, figurez-vous, j’en viens et je m’en souviens. Pas de tromperies dont il faudrait le démystifier, seulement une confisca-
tion des pouvoirs. Pas plus de Révolu-tion utopique, pas d’Eden sur Terre, ni dans les mots ni nulle part ailleurs dont il faudrait l’abreuver.
Des traités de paix, des discours de statu quo à briser, oui. Et nous serons adultes et responsables, obéissants et raisonnables, le jour où les nantis le seront en arrêtant de l’être, nan-tis, tandis que d’autres en crèvent, voient leurs vies brisées ou simple-ment bridées. Le jour où les marchés seront raisonnables... Où les guerres seront raisonnables... En attendant, à quoi bon ? À notre retraite, il sera toujours temps d’apprendre les vertus de la sagesse et de la réconciliation. En attendant, miam oui la guerre, miam oui le tribunal, civils et popu-laires.
Nous jugerons pour faire ressortir les ruptures, les dissemblances qui réactiveront la rébellion contre tous les satisfaits. Tous ceux qui veulent croire au faux-semblable d’une paix entre un peuple et une bourgeoisie qui a intérêt à ce qu’il sente, pense et se comporte servilement comme elle. Gare aux balles perdues, car s’il faut en passer par la carica-ture, écorcher le conformisme, nous tirerons dans le tas. Pas de tendresse, pas de quartier et si, lecteur, tu crois souffrir toi aussi : commence par persécuter le fasciste, le collabo, le nombriliste et le pan-touflard qui sont en toi.
Rebelle-toi. Fais-toi violence et confiance. Dresse-toi un peuple intérieur contre tes pouvoirs. Retrousse tes babines. Joins-toi à notre meute et hurle à la nuit. Quant à toi, ami ou ennemi, qui voudrait te coucher dans la béatitude, la satisfaction de soi ; sur les deux oreilles du privilège et de l’impunité de ta condition : des cauchemars, des grotesques, nous t’en
donnerons. Ton mal sera vaincu par notre mal. Nous ne serons pas des guides dirigés et dirigeants par les Lumières, tout juste des insomniaques dans le noir, des fauves féroces qui montreront leurs crocs. Entends déjà comme ils grincent pour toi.
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AU PRINTEMPS DANSUN NOUVEAU NUMÉRO
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