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La montée des océans : jusqu’où ? 3:HIKMQI=\U[WU^:?k@d@i@i@k; M 02687 - 388 - F: 6,20 E France métro : 6,20 - DOM : 7,30 - BEL : 7,20 - CH : 12 FS - CAN : 9,45 $ - Grèce : 7,60 - LUX : 7,20 Italie : 7,20 - PORT : 7,20 AND : 6,20 - ALL : 9,30 - MAR : 57 dh - REU : 9,30 - TOM surface : 980 XPF - TOM Avion : 1770 XPF Février 2010 - n° 388 www.pourlascience.fr Édition française de Scientific American Édition française de Scientific American LES PREUVES DES PHYSICIENS sont-elles utiles en maths ? Spitzer Un œil infrarouge rivé sur l’espace Les cités perdues d’Amazonie Des sociétés précolombiennes proto-urbaines L’intolérance au gluten Quand le système immunitaire attaque la muqueuse intestinale

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La montée des océans :jusqu’où ?

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France métro : 6,20 ! - DOM : 7,30 ! - BEL : 7,20 ! - CH : 12 FS - CAN : 9,45 $ - Grèce : 7,60 ! " - LUX : 7,20 !Italie : 7,20 ! - PORT : 7,20 ! AND : 6,20 ! - ALL : 9,30 ! - MAR : 57 dh - REU : 9,30 ! - TOM surface : 980 XPF - TOM Avion : 1770 XPF

Février 2010 - n° 388 w w w . p o u r l a s c i e n c e . f r Édition française de Scientifi c American Édition française de Scientifi c American

LES PREUVES DES PHYSICIENS sont-elles utiles en maths ?

SpitzerUn œil infrarougerivé sur l’espaceLes cités perduesd’AmazonieDes sociétésprécolombiennesproto-urbainesL’intolérance au glutenQuand le système immunitaireattaque la muqueuse intestinale

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Édito [1Édito [1

Quelle chimère est-ce donc que l’homme? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige !

Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai,cloaque d’incertitude et d’erreur ; gloire et rebut de l’univers.

Blaise Pascal, Pensées

D ans la mythologie, quatre divinités se partageaient l’em-pire des vents : Borée, Zéphyre, Euros et Notos. En plusde ces vents réguliers, soufflaient les vents de tempêteset d’orages, figurés par des monstres. Ils avaient pour père

Typhon et pour mère Echidna, nymphe pour la partie supérieure de soncorps et serpent couvert d’écailles pour le reste. Parmi ces monstres, laChimère à tête de lion, corps de chèvre et queue de serpent ou de dragon.Personnification de l’orage, elle vomissait des flammes. Elle fut tuée parBellérophon qui survola le monstre, lui enfonça dans la gueule une massede plomb qui se liquéfia sous l’effet des flammes, et lui brûla les entrailles.

Cette Chimère de légende se fit réalité – de façon plus feutrée ! –quand, à la fin des années 1960, Nicole Le Douarin, alors à l’Universitéde Nantes, créa les premières chimères viables en greffant des cellulesd’embryons de cailles dans des embryons de poulets. Ces animaux

composites lui ont permis de mieux comprendre, notamment, le déve-loppement du système nerveux. Des embryons de chimères homme-animal ont même été récemment obtenus. Mais la nature a devancél’homme : les biologistes découvrent que chaque être humain contientdes cellules qui ne sont pas les siennes, c’est-à-dire qu’elles provien-nent de sa mère, voire de sa grand-mère, ou, pour une femme ayant pro-créé, de ses enfants... Nous sommes des chimères cellulaires (voir Descellules en partage : le microchimérisme, page 56).

Certes, ces cellules sont peu nombreuses : nous ne sommes que desmicrochimères... De surcroît, on découvre que des cellules de l’organismechangent d’identité ! Elles s’échangent des protéines de surface, ce quimodifie leurs propriétés (voir L’identité fluctuante des cellules, page64).En raison de ces fluctuations cellulaires, l’organisme ne risque-t-il pas des’écarter de son fonctionnement normal ? Si : le microchimérisme estparfois responsable de maladies. Il nous reste donc à découvrir, tels desBellérophon modernes, les micromasses de plomb qui détruiraient lescellules microchimériques délétères. !

Ne sommes-nousque chimères ?

Nous ne sommes que des microchimères...

POUR LA SCIENCEDirectrice de la rédaction - Rédactrice en chef : Françoise PétryPour la Science : Rédacteur en chef adjoint : Maurice Mashaal Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle, Jean-Jacques Perrier, Émilie AuvrouinDossiers Pour la Science :Rédacteur en chef adjoint : Loïc ManginRédacteur : Guillaume JacquemontCerveau & Psycho :Rédacteur : Sébastien BohlerDirectrice artistique : Céline LapertSecrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy,Pascale Thiollier-DumartinSite Internet : Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Lætitia PierreMarketing : Heidi ChappesDirection financière : Anne GusdorfDirection du personnel : Marc LaumetFabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne Presse et communication : Susan MackieDirecteur de la publication et Gérant : Marie-Claude BrossolletConseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé ThisOnt également participé à ce numéro : Thierry d’Amato, Vincent Artero, Tristan Baumberger, Marie-Christine Chaboissier, Gaël Cristofari, Radhouane Dallel, Hervé Dole,Edouard Gentaz, Évelyne Host-Platret, Éric Pailhoux, Christophe Pichon, Daniel Tacquenet.

PUBLICITÉ FranceDirecteur de la Publicité : Jean-François Guillotin([email protected]), assisté de Nadia Tijani Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29SERVICE ABONNEMENTSGinette Grémillon. Tél. : 01 55 42 84 04Espace abonnements : http://tinyurl.com/abonnements-pourlascienceAdresse e-mail : [email protected] Adresse postale : Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06

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ÉDITOde Françoise Pétry rédactrice en chef

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© Pour la Science - n° 388 - Février 20102] Sommaire

SOMMAIRE

28 ASTRONOMIEL’héritage de SpitzerMichael WernerLa mission principale du télescope spatialà infrarouges Spitzer s’est achevéeen mai dernier avec l’épuisement des réservesd’hélium liquide nécessairesà son refroidissement. En six ans,son apport à l’astronomie infrarouge aura étéimmense. Panorama de ses plus belles trouvailles.

1 ÉDITO

4 BLOC-NOTESDidier Nordon

Actualités6 Pourquoi les migraineux

fuient-ils la lumière ?7 Le sergent-major,

un poisson prudent

8 Stockage d’énergieà grande échelle

10 Une seconde jeunessepour de vieilles étoiles

10 Des océans plus acideset plus... bruyants...et bien d’autres sujets.

12 ON EN REPARLE

Opinions14 POINT DE VUE

Sang de cordon ombilical :précieux, il doit resteraccessible à tousNoël Milpied

15 ÉCONOMIELes banques pipent le jeuIvar Ekeland

16 DÉVELOPPEMENT DURABLERéduire les pesticides,c’est possibleJean-Marc Meynard

18 VRAI OU FAUXPeut-on être dépendantà la caféine ?Mickaël Naassila

19 COURRIER DES LECTEURS

Sur la totalité des numéros : deux encarts d’abonnement pages 24 et 25.Encarts commande de livres et abonnement pages 80 et 81.Une lettre A4 posée en 4ème de couverturepour les exemplaires abonnés Belges et SuissesEn couverture : © Shutterstock/Scott Pehrson/PhotoStocker

36 ARCHÉOLOGIELes cités perdues d’AmazonieMichael HeckenbergerUne civilisation de pêcheurs, agriculteurs,bâtisseurs de villes et de routes a longtempsoccupé la région du Haut-Xingu, en Amazonie.

À LA UNE

20 ENVIRONNEMENT

Le niveau de la mer a augmenté d’environ 17 centimètresau cours du XXe siècle. En raison de la fonte accruedes glaces continentales, il devrait s’élever de plusieurs dizaines de centimètres d’ici à 2100.

La montée des océans : jusqu’où ?Anny Cazenave et Étienne Berthier

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010

44 PHYSIQUE THÉORIQUEDes fluctuations à la dissipationU. Marini Bettolo Marconi, A. Puglisi,L. Rondoni et A. VulpianiÀ l’équilibre thermodynamique, un système composéd’un grand nombre de particules présente de petites fluctuations spontanées.Des théorèmes de la physique statistiquerelient ces fluctuations au comportementdu système hors d’équilibre.

78 IMAGERIEFenêtres sur l’infiniment petitGary StixUne galerie de photographies prises au microscopeoptique nous révèle des chefs-d’œuvre naturels.

n° 388 - Février 2010

Regards82 HISTOIRE DES SCIENCES

Des plumes de chapeauà la protectionde l’environnementValérie Chansigaud

88 LOGIQUE & CALCULQuand la physiquedémontre des théorèmesmathématiquesJean-Paul DelahayeDes raisonnements de physiquepermettent parfois de prouver rapidementdes théorèmes difficileset d’éviter de longs calculs.

94 ART & SCIENCEUn changement d’échelleLoïc Mangin

96 IDÉES DE PHYSIQUEPierre qui tournen’amasse que douteJean-Michel Courtyet Édouard Kierlik

99 SCIENCE & GASTRONOMIELes ravioles à cœur liquideHervé This

100 SAVOIR TECHNIQUEL’incrustation, techniquede trucageFrançois Savatier

104 À LIRE

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LES MALADIES AUTO-IMMUNES

56 Des cellules en partage : le microchimérismeLee NelsonNotre organisme tolère un petit nombre de cellules étrangères. Témoins d’une forme d’héréditénon génétique, elles semblent jouer un rôledans certaines maladies auto-immunes.

64 L’identité fluctuante des cellulesEdgardo D. Carosella, Joël LeMaoultDans un organisme, les cellules ont des caractéristiquesqui définissent leur identité et leur devenir.Mais certaines empruntent l’identité d’autres celluleset changent de comportement, ce qui a parfoisde graves conséquences.

70 L’intolérance au glutenAlessio FasanoLa maladie cœliaque est due à une intoléranceau gluten, une protéine du blé. C’est une maladieauto-immune, mais une anomalie de l’intestin grêleserait également en cause.

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4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

BLOC-NOTESde Didier Nordon

! SILENCE, JE DISCUTE

D ans mon enfance, le monde étaitsimple. Si, dans la rue, je voyais quel-qu’un parler tout seul, en faisant

des gestes véhéments, c’était un fou. C’estdu moins ce qu’on m’avait enseigné.

Aujourd’hui, une bonne moitié despersonnes qu’on croise dans la rue par-lent toutes seules, font des gestes véhé-ments, voire éclatent de rire. Mais on nepeut rien en déduire quant à leur santé men-tale. Qui sait si un téléphone portable minus-cule, quasi invisible, ne les relie pas à uninterlocuteur ?

Un exemple de plus du fait que le pro-grès technique, loin d’aider à comprendrele monde qui nous entoure, rend celui-ciplus opaque !

! ÉTOILES DE L’ARTET TROUS NOIRS DE LA PENSÉE

I ronisant sur les personnages en vue quine sont pas à la hauteur de leur répu-tation, La Fontaine disait : « De loin, c’est

quelque chose ; et de près, ce n’est rien »(Le Chameau et les bâtons flottants).Seulement, la constatation inverse est nonmoins vraie. Tel, qui passe ici et maintenantpour un sommet éternel de l’art ou de lapensée, est ignoré sitôt franchie une fron-tière ou oublié sitôt mort. De lui, on pour-

rait dire : « De près, c’est quelque chose ; etde loin, ce n’est rien ».

Ainsi, quand nous approchons uneétoile de l’art ou de la pensée, l’espace-temps subit une déformation locale quinous fait voir l’étoile tantôt comme nainetantôt comme géante, si bien que sa magni-tude réelle reste ignorée. Cette contradic-tion dans l’observation prouve qu’on nesait pas de quelle topologie est muni l’es-pace-temps du vedettariat. Dès qu’un nou-vel Einstein aura mis au point la théoriede la relativité du vedettariat, l’équivalenceentre espace et temps s’exprimera par deslois du genre : « La variation de célébritéqu’une star connaît au bout de X annéesest égale à sa variation de célébrité lors-qu’on s’éloigne de Y kilomètres de sonpays ». On connaîtra la savante formulereliant X et Y, et on saura en déduire lamagnitude absolue de la star. Parions que c,la vitesse de la lumière, interviendra dansles calculs. Dans une théorie du vedetta-riat, quoi de plus naturel que l’irruptionde cette vedette parmi les constantes uni-verselles qu’est c ? Prestigieuse commeelle est, sa présence donnera de l’éclat àla théorie, renforçant donc celui des étoilesde l’art et de la pensée.

! LE CAUCHEMARDE L’HERMÉNEUTE

L a longueur d’une circularité se mesureen nombre de mots. Je songe aux cir-cularités qui sont à la base des

dictionnaires. Par exemple, défi-nir un objet comme une chose,et une chose comme un objet,est une circularité de longueurdeux. Définir un machin commeun truc, un truc comme unbidule, un bidule comme un truc-muche, et un trucmuche commeun machin, est de longueurquatre. Plus grande est la lon-gueur moyenne des circulari-tés d’un dictionnaire, meilleurest celui-ci : il donne plus de

chances à l’utilisateur de passer par un motqu’il connaît déjà.

Hélas pour les dictionnaires, il existeun mot qui leur oppose une résistance invin-cible, un mot qu’ils sont contraints dedéfinir – échec sans appel ! – à l’aide d’unecircularité de longueur un : le mot hermé-neutique. L’herméneutique, disent-ils eneffet, est l’« interprétation des textes ».Mais cette définition est, comme toute défi-nition, un texte. La comprendre exige dulecteur qu’il l’interprète, c’est-à-dire en fassel’herméneutique. Ainsi, l’herméneutique nepeut se définir que par l’herméneutique.

Là n’est pas le seul piège que tend cetteaustère discipline. Le simple fait qu’elleexiste prouve qu’elle ne parviendra jamaisà aucune conclusion. Pas même à uneconclusion provisoire.

Soit en effet un texte initial, I. À partirdu moment où un herméneute suggère uneinterprétation de I – nommons-la I1 – il lanceune récurrence fatale. En effet, I1 est untexte, lequel doit donc, en tant que tel,être à son tour interprété. Ce programmesera réalisé grâce à un texte I2 qu’un secondherméneute devra proposer. Suite à quoi,un texte I3 devra interpréter I2, etc. La récur-rence ne s’arrêterait que si on parvenait àun texte In qui n’aurait pas à être interprété.Cette éventualité est exclue : tout texte aà être interprété.

À l’instant même où le premier hermé-neute apparu sur terre s’avisait de direcomment comprendre tel ou tel texte, ildémontrait qu’on ne saurait jamais com-ment le comprendre.

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Bloc-notes [5

! NE DITES PAS JEU, MAISSTIMULATION DES NEURONES

C ela fait longtemps que nous n’avonspas sacrifié à l’inusable jeu du « Nedites pas..., mais dites... ». Voici donc.

Ne dites pas « Il manque un pied à cevers », mais « Ce vers est hypométrique ».

Ne dites pas « Je ne comprends pas »,dites « Il y a quelque chose qui ne se metpas en place dans mon esprit ».

Ne dites pas qu’un pays est une dicta-ture, mais « qu’il connaît une rupture dereprésentativité démocratique ».

Ne dites pas « Il a fait la rue d’Ulm »,dites « C’est un pur produit de l’excellenceà la française ». Ne dites pas non plus « C’estun polytechnicien », mais « C’est un tech-nicien poli ».

Ne dites plus « têtu comme une mule »,dites « psychorigide ».

Évitez la formule « Ça remonte auDéluge », qui fait ringard ; préférez-lui« Ça remonte au Big Bang », plus moderne.

Ne dites plus que telle institution a prisdu retard, mais « qu’elle s’est préservé ungrand éventail de possibilités ».

Ne dites pas « un type bizarre », dites« une déclinaison singulière du conceptd’être humain ».

Ne dites pas « J’ai attrapé un sacré coupde soleil », dites « Je souffre d’une der-matite actinique sévère ».

Enfin, ne dites plus « glander », dites« mutualiser les compétences avec lavolonté commune d’essayer de faire avan-cer les choses dans un large esprit deconcertation ». "

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6] Actualités © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

U ne personne sur cinqsouffrede migraines, surtout desfemmes. Une douleur vio-

lente dans la tête – une moitié dela tête –, qui vrille, bat, transperce.

Nausées, vomissements et photo-phobie, c’est-à-dire intolérance à lalumière, sont parfois accompagnésde troubles de la vue. Les méca-nismes de la migraine ne sont tou-jours pas bien compris, et l’onignorait notamment pourquoi, lorsdes crises de migraine, les patientsfuient la lumière. L'équipe de RamiBurstein, à l’École de médecinede Harvard, propose une explica-

tion. Elle montre que, chez le rat,des cellules photosensibles de larétine sont connectées à des neu-rones qui participent à la percep-tion de la douleur.

Les neurobiologistes ont pos-tulé qu’il existe des neurones dela rétine, par essence sensibles àla lumière, qui seraient connectésà des zones cérébrales impliquéesdans la douleur migraineuse. Ilexiste plusieurs types de cellulesrétiniennes : les photorécepteursde la vision (cônes et bâtonnets)et, parmi d’autres, les cellules gan-glionnaires qui transmettent desinformations lumineuses utiliséesnotamment pour synchroniserl’organisme avec l’alternance dujour et de la nuit.

R. Burstein et ses collèguesont examiné 20 migraineuxatteints de cécité. Certains ne per-çoivent pas la lumière à cause dela perte du nerf optique ou d’unœil : ils ne sont pas photopho-biques. D’autres sont atteints dedégénérescences rétiniennes etperçoivent tout de même lalumière par leurs cellules gan-glionnaires photosensibles encoreactives : ils sont alors photopho-biques. Ces différences indiquentque l’exacerbation de la migraine

par la lumière met en jeu des cel-lules ganglionnaires.

Pour le vérifier, R. Burstein etses collègues ont utilisé des tra-ceurs fluorescents pour visuali-ser dans le cerveau d’animaux lestrajets des fibres issues de la rétine.Ils ont cherché si les neurones ainsimarqués sont reliés à des régionscérébrales impliquées dans ladouleur migraineuse. Ils en ontidentifié dans un noyau du tha-lamus postérieur. Puis, à l’aided’enregistrements de l’activitéélectrique du cerveau de rats anes-thésiés, ils ont constaté que lesneurones thalamiques identifiésont une activité modulable parla lumière.

Ainsi, les cellules ganglion-naires de la rétine sensibles à lalumière stimulent des neuronesdu thalamus, lesquels activent desneurones impliqués dans la dou-leur migraineuse. Quand la crises’installe, la lumière ne fait querenforcer l’activation de la chaîneimpliquée dans la douleur: les cel-lules ganglionnaires, les neuronesdu thalamus et les neurones dela douleur.

.! Jean-Jacques Perrier. R. Noseda et al., Nature Neuroscience,

à paraître, 2010

Neurosciences

Pourquoi les migraineux fuient-ils la lumière ?Un mécanisme impliquant des cellules de la rétine, des neurones du thalamuset des neurones de la douleur expliquerait la sensibilité à la lumière des migraineux.

Parmi les différents symptômes qui accompagnent une migraine, laphotophobie est toujours présente : la lumière exacerbe la douleur, etles malades masquent leurs yeux ou se réfugient dans l’obscurité. Lescellules impliquées dans cette sensibilité sont des cellules ganglion-naires de la rétine. Sur cette cellule ganglionnaire (voir le cartouche)apparaissent une protéine photosensible, la mélanopsine (en rouge),et le traceur fluorescent utilisé dans l’expérience (en bleu).

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DES SOURIS SCHIZOPHRÈNES

En éteignant chez des souris le gène ErbB4 quiassure la connectivité synaptique des neurones du cerveau, Lin Mei et ses collègues du Centre médical de Géorgie, aux États-Unis, ont constaté des signes comportementaux(troubles de la mémoire, agitation, etc.)caractéristiques de la schizophrénie. Ce nouveau modèle animal offre des pistes pour mieux comprendre les mécanismes d’apparition de cettemaladie, qui touche une personne sur cent.

FARDS ÉGYPTIENS : UNE SANTÉ DE PLOMB

Le plomb n’a pas bonne réputation, et l’on peuts’étonner que les anciens Égyptiens aient prêté à cet élément, utilisé dans leurs fards, des vertusthérapeutiques. Christian Amatore et ses collègues,à l’École normale supérieure, expliquent pourquoi.Ces chimistes démontrent que les ions Pb2+, apparaissant lors de la dissolution du fard par le liquide lacrymal, stimulent la production de macrophages, ce qui limite la prolifération des bactéries en cas d’infection oculaire.

DES VIRUS DANS LE GÉNOME

Le génome des mammifères s’est révélé riche en séquences d’ADN mobiles, dont 20 pour centsont issues de rétrovirus « fossiles », virus à ARNayant infecté les cellules sexuelles – ou cellules germinales – de nos lointains ancêtres. M. Horie etses collègues, à Osaka, montrent que d’autres virusà ARN, les virus de la maladie de Borna, sont aussicapables d’insérer des séquences d’ADN dans le génome de cellules germinales de mammifères etde se transmettre ainsi de génération en génération.

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A c t u a l i t é s

© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Actualités [7

L e champ magnétique créépar un courant électrique cir-culant dans un fil rectiligne

dessine des cercles dans chaqueplan perpendiculaire au fil. Maisles lignes de champ (courbes quisuivent, de point en point, la direc-tion du champ magnétique) ne sontpas toujours fermées et régulières.Selon Makoto Hosada, de l’Uni-versité d’Osaka, et trois collèguesouzbèques, de telles configurationssont l’exception plutôt que la règle:ils ont notamment montré qu’avecdes circuits simples à boucles cir-culaires, les lignes de champ for-ment des pelotes chaotiques.

Que signifie ici «chaotique»?Par un point de l’espace passe uneligne de champ. Par un autre pointtrès proche passera une ligne dechamp complètement différentesi la configuration magnétique estchaotique. De telles configurationssont connues depuis longtempsdans le domaine des plasmas etde la fusion thermonucléaire parconfinement magnétique. Dès1930,le physicien polonais Stanislaw

Ulam avait souligné que des lignesde champ chaotiques peuvent êtreproduites par des dispositionssimples ou complexes de fils élec-triques. En 2007, Jacobo Aguirreet Daniel Peralta-Salas, à Madrid,l’ont démontré analytiquement etnumériquement sur un premierexemple réaliste : un fil rectilignetraversant selon son axe une bouclecirculaire orientée perpendiculai-rement, cette boucle étant légère-ment ondulée ou déformée.

M. Hosoda et ses collèguesl’ont montré sur des circuits encoreplus simples : deux boucles circu-laires orientées perpendiculaire-ment (voir la figure). Ils ont en outreétudié l’influence du champmagnétique terrestre. Ce derniergomme le chaos pour des bouclescentimétriques et des intensitésinférieures à quelques milliersd’ampères. Mais pas dans des sys-tèmes beaucoup plus petits et par-courus par des intensités de l’ordrede quelques ampères. C’est le casdans des microcircuits de mêmetopologie que l’on trouve dans

nombre d’équipements (ordina-teurs, systèmes d’alimentation élec-trique, téléphones mobiles, etc.).Ainsi, d’après M. Hosoda et sescollègues, le chaos magnétique estomniprésent dans la technologied’aujourd’hui. En lissant les chosesà l’échelle macroscopique, il seraitutile : des champs non chaotiquesseraient assez puissants pour blo-quer le courant électrique en cer-tains points et à certains instants,ce qui entraînerait des instabilitésde fonctionnement.

.! Maurice Mashaal. Physical Review E, vol. 80, 067202, 2009

C omment s’assurer de la qualité du partenaire lorsqu’il y va dela survie de la descendance? Cette question se pose avec acuitéchez certaines espèces de poissons dont les femelles confient

les œufs au mâle pour qu’il les protège. Andrea Manica, de l’Univer-sité de Cambridge, a étudié la stratégie étonnante du sergent-major àqueue en ciseaux (Abudefduf sexfasciatus), une espèce qui vit dans lesrécifs coralliens de la zone indopacifique.

A. Manica a montré que certaines femelles déposent d’abord quelquesœufs dans des territoires conquis et gardés par des mâles. Ellesreviennent quelques jours après et ne pondront davantage que là oùdes œufs tests sont encore présents, ce qui traduit l’efficacité du mâleà les protéger. De la sorte, la femelle «vérifie» la qualité du père...

.! Loïc Mangin.A. Manica, Animal Behaviour, vol. 79(1), pp. 237-242, 2010

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Biologie animale

Le sergent-major, un poisson prudent

Physique

Chaos magnétique avec fils électriques De simples circuits à deux boucles créent des champs magnétiquesdont les lignes forment une « pelote » chaotique.

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Des calculs montrent que deux boucles circulaires perpendiculaires parcouruespar un courant électriqueengendrent un champ magnétique dont les lignes (en rouge) s’enroulent de façon chaotique.Ce phénomène aurait un effet positif : il gommerait les instabilités microscopiquesdu système.

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8] Actualités © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

2 699 999 990 000 décimales de ! : c’est le record établi par le Français Fabrice Bellard, en 131 jours de calcul... sur un simple ordinateur personnel !

E n corse, i quattrini veut dire« les monnaies ». De fait,Paul-Marie Bartoli, le maire

de Propriano, se rappelle bien,enfant, avoir trouvé des monnaiesromaines quand il jouait en ce lieu-dit. La construction du lotissementd’i quattrini a permis la mise au jourde trois églises paléochrétiennes etd’une nécropole qui remonteraientau VIe siècle de notre ère.

Sur place, rien de spectaculaire,sinon les restes de murs de pierresdu pays fixées par un mortier deboue. Trois églises se sont succédéalors que débutait une commu-nauté chrétienne. Au Nord, devantl’abside de la plus grande église,les archéologues de l’INRAP onttrouvé une nécropole. JosephCesari, l’un d’eux, explique que«certaines tombes sont des tombesromaines classiques en tuiles plateset tuiles canal, d’autres sont destombes en amphore, souvent d’en-fants, et d’autres encore des tombesen pleine terre ; il y a aussi descaveaux, sans doute familiaux, plusélaborés». L’ensemble constitue un

complexe cultuel qui a sans doutefonctionné depuis la fin du Ve siècle.

Pour les archéologues, ladécouverte est surtout significa-tive quant à l’histoire de la chris-tianisation de la Corse. Selon DanielIstria, du CNRS, la communautéchrétienne de Propriano a dû fairepartie du diocèse d’Ajaccio, le pre-mier diocèse corse. D. Istria vientde diriger la fouille du baptis-tère de la première cathédraled’Ajaccio. Pour lui, sa cuve bap-tismale cruciforme renvoie à unmodèle nord-africain, ce qui ren-force l’impression que la Corse aété christianisée par des évêquesnord-africains chassés par les Van-dales en 484: l’installation de deuxd’entre eux dans les évêchésvacants de Sagone et d’Aléria estévoquée dans une lettre de Gré-goire le Grand. L’évêché d’Ajaccioa-t-il aussi été créé par un évêquevenu d’Afrique du Nord ? Quoiqu’il en soit, la paroisse de Pro-priano a probablement été l’unedes premières de cet évêché.

.! François Savatier.

P anneaux photovoltaïques etéoliennes ne seront perfor-mants que quand on maî-

trisera à grande échelle le stockagede l’énergie et sa libération à lademande. Depuis quelques années,la pile à combustible réversible àmembrane échangeuse de protonsoffre une telle maîtrise du stockageà petite échelle. Via l’électrolyse del’eau, elle transforme en hydro-gène l’énergie véhiculée sousforme d’un courant électrique ;l’hydrogène est alors stocké sousforme de gaz ou d’hydrure dansun réservoir; en cas de besoin éner-gétique, il est réacheminé vers lapile, qui effectue la réaction inverse

– c’est-à-dire qui oxyde l’hydro-gène –, libérant l’énergie contenuedans les molécules d’hydrogène.Toutefois, ces réactions sont cata-lysées par le platine, un matériaurare, donc coûteux.

Des chercheurs de Grenobleet de Saclay ont mis au point undispositif qui permet de s’affran-chir du platine. Ils ont construitune électrode à partir d’une molé-cule synthétique imitant la régioncatalytique d’enzymes qui, chezcertains micro-organismes, jouentle même rôle que le platine dansles piles à combustible réversibles.Cette électrode fournit des résul-tats prometteurs, tant pour la pro-

duction d’hydrogène que pour sareconversion en eau. En outre, elleprésente les critères d’un déve-loppement à grande échelle : lecatalyseur est stable et à base denickel, un métal abondant. Resteà intégrer ce matériau dans unepile à combustible réversible età améliorer son rendement. Ainsi,les chercheurs travaillent surl’autre électrode (à oxygène) dela pile, afin qu’elle aussi fonc-tionne sans platine et fournisseune réaction réversible.

.! Marie-Neige Cordonnier.

A. Le Goff et al., pp. 1384-1387 ; M. Hambourger et Th. A. Moore,

pp. 1355-1356, Science, vol. 326, 4 déc. 2009

Chimie

Stockage d’énergie à grande échelle

Les nefs de deux des églises primitives successives de Propriano sont emboîtées.

Les éoliennes se heurtent à unedifficulté notable : on ne sait nistocker l’énergie ni la libérer à lademande. La nouvelle pile à com-bustible réversible le permettra-t-elle à grande échelle ?

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Archéologie

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Actualités [9

Sur cette image, les plus petits et les plus faibles objets visibles(entourés de cercles jaunes, à gauche) sont des galaxies âgées de 12,9 à 13,1 milliards d’années. Cette image a été obtenue par la caméra grand angle WFC3 sensible aux infrarouges proches installée récemment à bord du télescope spatial Hubble.

D e quand datent les premièresgalaxies? Comment se sont-elles formées ? Comment

ont-elles «réionisé» l’Univers, emplide gaz neutre au sortir du Big Bang?Répondre à ces questions néces-site d’observer des galaxies toujoursplus lointaines, et donc plus éloi-gnées dans le temps.

Le télescope spatial Hubblevientde franchir une nouvelle étape ence sens en découvrant, grâce à lanouvelle caméra infrarouge WFC3,une population de galaxies parmiles plus lointaines jamais observées.Cinq équipes d’astronomes ont ana-lysé ces données et ont présentéleurs résultats le 6 janvier dernierà la réunion de la Société américained’astronomie, à Washington.

Vingt-neuf galaxies ont étéidentifiées, dont 12 avec un déca-lage vers le rouge de 6,3 et quatreavec un décalage de 7. Le décalagevers le rouge mesure l’étirementde la longueur d’onde de lalumière d’une source due à l’ex-pansion de l’espace, et indiquedonc la distance de la source. Cesvaleurs correspondent à desépoques situées, respectivement,890 millions et 780 millions d’an-nées après le Big Bang.

Pour préciser l’âge, mais aussila masse de ces galaxies primor-diales, les astronomes ont com-

biné les données de Hubble aveccelles du télescope spatial infra-rouge Spitzer. Ils ont ainsi constatéque ces galaxies sont intrinsè-quement très bleues, c’est-à-diredépourvues d’éléments lourds etde poussières qui rougissent lespectre. Leur masse ne dépassepas un pour cent de celle de la Voielactée et leur diamètre est 20 foisplus petit. Ces « blocs de base »renforcent le modèle hiérarchiquede formation des galaxies, selonlequel des fusions successivesconduisent à des structures de plusen plus grandes.

Cependant, ces galaxies pri-mordiales ne semblent pas rayon-ner suffisamment pour avoirréionisé (transformé les atomesneutres en ions chargés, en leurarrachant des électrons), il y aentre 400 et 900 millions d’années,tout le gaz neutre qui emplissaitl’Univers après le Big Bang. Peut-être existe-t-il, sous la limite dedétection de Hubble, une vastepopulation de galaxies primor-diales ou peut-être celles décou-vertes sont-elles plus efficacesqu’on ne le pense pour réioniserle contenu de l’Univers ? Le mys-tère reste entier.

.! Philippe Ribeau-Gésippe.http://hubblesite.org/newscenter/

archive/releases/2010/02/full/

Cosmologie

Les plus lointaines galaxiesGénétique

Le panda, ancien carnivore

M embre des ursidés, carnivores ou omnivores, le grandpanda se nourrit pourtant presque exclusivement de tigeset de feuilles de bambous. D’après le séquençage de son

génome, réalisé par une équipe internationale, l’animal a perdula perception gustative de la saveur umami. Cette saveur estproduite par le contact des récepteurs des papilles gustatives avecl’acide glutamique, un acide aminé qui caractérise les alimentsriches en protéines, tels la viande ou le fromage. L’un des trois

types de récepteurs del’acide glutamique n’estpas fonctionnel en raisonde mutations du gène cor-respondant. Cela expli-querait, au moins enpartie, que cet ursidé nesoit pas carnivore alorsqu’il est doté de toutesles enzymes digestives quilui permettraient de l’être.Le grand panda seraitdonc devenu herbivorepar défaut, grâce auxmicro-organismes de saflore intestinale, capablesde dégrader la cellulosedes végétaux.

.! J.-J. P..R. Li et al., Nature, en ligne, 13 déc. 2009

Biologie cellulaire

Un gène pour rester femelle

C hez l’homme et les autres mammifères, toute celluledotée d’un chromosome Y et d’un chromosome X est mâle,et toute cellule à deux chromosomes X est femelle. Du moins

en principe, car l’équipe de Mathias Treier, à Heidelberg, et cellede Robin Lovell-Badge, à Londres, ont découvert que chez la sou-ris adulte, l’ovaire ne reste femelle qu’à la condition qu’un gène,FoxL2, soit activé en permanence. Lorsque FoxL2 est réduit ausilence, des cellules de l’ovaire, dites folliculaires, se transformenten cellules de testicule.

On savait que la protéine correspondante, FOXL2, est codée parun gène présent sur le chromosome 3, donc chez les deux sexes,mais qu’elle est seulement produite chez la femelle, pour des rai-sons indéterminées. M. Treier et ses collègues montrent que cetteprotéine inhibe un gène de différenciation mâle, Sox9, durant toutela vie, permettant le maintien des cellules ovariennes. De plus, lalevée d’inhibition de ce gène déclenche, chez la souris adulte, lareprogrammation de ces cellules ovariennes en cellules de typetesticulaire, dont certaines produisent de l’hormone mâle, la tes-tostérone, mais sans qu’il y ait différenciation de spermatozoïdes.

.! J.-J. P..N.H. Uhlenhaut et al., Cell, vol. 139, pp. 130-1142, 2009

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10] Actualités © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

Astronomie

Une seconde jeunessepour de vieilles étoilesLa présence dans les amas globulaires d’étoiles qui semblent rajeunies s’éclaircit.

GECKOS AMIS DES RUCHES

Les fausses teignes des ruches(Galleria mellonella et Achroiagrisella), papillons nocturnesdont les larves se nourrissent decire, sont parmi les grandsennemis des abeilles et desapiculteurs. Selon trois biolo-gistes de l’Université Mentouri,en Algérie, l’introduction degeckos (Hemidactylus mabouia)dans les ruches constitue unearme prometteuse: leurs essaismontrent qu’un couple de ceslézards dévore en un jour prèsde 90 pour cent des quelque15 papillons adultes infestantchaque ruche testée.

BIOFILMS DE VIRUS

Maria-Isabel Thoulouze etAndrés Alcover, de l’InstitutPasteur, à Paris, ont mis enévidence pour la première foisdes biofilms formés par un viruspathogène, le rétrovirus HTLV-1,à la surface de ses cellules cibles.Ces biofilms sont constituésd’agrégats de particules viraleset d’une matrice sucrée sécrétéepar les cellules cibles, deslymphocytes, sous l’action del’infection. Ce mécanisme facili-terait la transmission du virusde cellule à cellule en augmen-tant l’adhérence des virus auxcellules.

En bref

A vec l’augmentation de laconcentration de dioxydede carbone dans l’atmo-

sphère, de plus en plus d’acidecarbonique se forme dans l’eau demer. Cette acidification estnéfaste pour diverses espècesanimales et végétales. Mais unocéan plus acide est aussi unmilieu plus bruyant, affirmentTatiana Ilyina, Richard Zeebeet Peter Brewer, de l’Universitéde Hawaii et de l’Institut derecherche de l’aquarium de Mon-terey Bay, en Californie.

On sait depuis longtempsque l’absorption des sons changeavec la composition de l’eau de

mer. Une diminution du pH del’océan (c’est-à-dire une aug-mentation de l’acidité) diminuel’absorption des sons de bassesfréquences et, par conséquent,augmente la transmission deces sons. Par ailleurs, l’absorp-tion des sons diminue quand lapression (et donc la profondeur)ainsi que la température aug-mentent.

Selon le modèle élaboré parT. Ilyina et ses collègues,d’ici 2100, l’absorption des fré-quences de cette gamme pour-rait diminuer de 60 pour centen surface et de 30 à 50 pour centà 1 000 mètres de profondeur.

L’effet serait plus marqué dansle Nord de l’Atlantique et duPacifique. En conséquence, lessons de basses et moyennes fré-quences se propageront plus loinsous l’eau. Comme les activitésindustrielles et militaires, ainsique les navires, produisent cetype de sons, on devrait enre-gistrer plus de sons de basses fré-quences, lesquels se propagerontplus loin. On ignore encore lesconséquences de cette évolutionsur les mammifères marins quiutilisent ces sons pour commu-niquer, se nourrir et se diriger.

.! J.-J. P..Nature Geoscience, vol. 3, pp. 18-22, 2010

Environnement

Des océans plus acides et plus... bruyants

Avec l’acidification des océans,les mammifères marins, tels les dauphins, seront confrontésà un milieu plus bruyant qui absorbe moins bien les sons de basses et moyennes fréquences.

L es amas globulaires abri-tent des populations d’étoilestrès âgées – 12 à 13 milliards

d’années – et homogènes en âgeet en composition. Ces étoiles sontgénéralement des géantes rougesou des naines blanches, c’est-à-dire des astres en fin de vie, froids,peu lumineux et peu massifs. Àquelques exceptions près: dès lesannées 1950, les astronomes ontdétecté dans certains amas globu-laires des étoiles plus lumineuses,plus chaudes et donc plus «bleues».Bien qu’âgées, elles semblent plusjeunes que la moyenne. L’originede ces «traînardes bleues» s’éclair-cit grâce aux travaux de deuxéquipes d’astronomes.

Que font ces étoiles en appa-rence jeunes au sein d’une popu-lation de très vieilles étoiles ? Leplus plausible est qu’elles ont«rajeuni» en gagnant de la masse.Deux mécanismes ont été propo-

sés pour ce faire : la collision et lafusion avec une autre étoile oul’accrétion de matière arrachée àune étoile compagnon au sein d’unsystème binaire. Dans les deux cas,l’apport de combustible fraisdonne un coup de fouet aux réac-tions thermonucléaires et fait doncremonter la température et la lumi-nosité de l’étoile, qui retrouve uneseconde jeunesse.

Selon l’équipe de FrancescoFerraro, de l’Université de Bologne,en Italie, ces mécanismes sont tousles deux à l’œuvre. À l’aide dutélescope spatial Hubble, ces astro-nomes ont en effet montré queles traînardes bleues de l’amas glo-bulaire M30 se répartissent en deuxgroupes distincts dans le dia-gramme liant la luminosité et latempérature des étoiles.

Le scénario de collision estappuyé par le fait que ces étoilesrajeunies se concentrent au cœur

de l’amas. Or la plupart des amasont connu un effondrement de leurcœur, et l’augmentation de den-sité résultante a de quoi favori-ser les collisions d’étoiles.

De son côté, l’équipe de RobertMathieu, de l’Université du Wis-consin, à Madison, a montré quedans l’amas ouvert NGC 188 (untype d’amas moins dense que lesamas globulaires), 76 pour cent destraînardes bleues appartiennent àdes systèmes binaires, soit trois foisplus que les étoiles de type solaire.Cela suggère qu’elles se formentprincipalement par accrétion.

Il existerait donc plusieursmoyens pour rajeunir… du moinschez les étoiles.

.! Ph. R.-G..Nature vol. 462, p. 1028 et p. 1032, 2009

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Deux mécanismes de rajeunissement dans un amasglobulaire (a) : fusion de deux

naines blanches (b, en haut), ouaccrétion de matière arrachée

à un compagnon (b, en bas).

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Actualités [11

UNE CLEF DE 768 BITS CASSÉEL’algorithme de cryptage RSA est fondé sur l’im-possibilité de factoriser un grand nombre enun temps raisonnable. Mais l’augmentationdes capacités des ordinateurs pousse à utiliserdes nombres de plus en plus grands pour gar-der une même sécurité. Une clef de 768 bits,ou 232 chiffres décimaux, a été factorisée aubout de deux ans et demi par une équipe inter-nationale, dont des chercheurs de l’INRIA. Cette

prouesse informatique va dans le sens desrecommandations de ne pas utiliser de clefs detailles inférieures à 2048 bits au-delà de 2010.

LE CHAMP MAGNÉTIQUE GALACTIQUELe champ magnétique de notre galaxie est encoremal connu. Deux équipes d’astronomes viennentde revoir son intensité à la hausse. La premièrea déterminé qu’au centre de la galaxie, il estd’au moins 50 microgauss (par comparaison,

le champ magnétique terrestre est de 0,5 gauss).La seconde a, pour sa part, estimé l’intensité duchamp dans le voisinage du Système solaire entre3,7 à 5,5 microgauss. Il serait de plus incliné de20 à 30 degrés par rapport au mouvement duSoleil et par rapport au plan galactique.

DERNIÈRE minute ...

L e glissement de deux solidesfrottés l’un contre l’autre estcontrôlé par la chaleur créée

lorsque leurs points de contact sedécrochent, suggèrent Jay Fineberget deux collègues de l’Universitéhébraïque de Jérusalem.

Pour étudier ce phénomène, lesphysiciens ont plaqué un bloc deplexiglas transparent sur un autreavec une force contrôlée. Puis, pen-dant que le bloc inférieur coulis-sait sous le bloc supérieur, ils ontmesuré en continu les microdé-placements des points de l’interfaceet l’aire réelle de contact.

Qu’ont-ils constaté? Des frontsde rupture des contacts (des micro-aspérités) se forment et se propa-gent très vite dans le sens inversedu mouvement. Le passage d’unfront de rupture diminue instanta-nément l’aire réelle de contact etinduit un rapide glissement versl’avant. Les chercheurs ont mis enévidence quatre phases: pendant ledétachement, très bref, la surfaceeffective de contact diminue brus-quement de 20 pour cent; suit unglissement rapide, puis un glisse-

ment dix fois plus lent; enfin, l’airede contact augmente avant que lecycle ne reprenne.

D’après J. Fineberg et ses col-lègues, le mouvement soudainserait dû à la chaleur produitedurant le détachement. Lors de cettephase, les micro-aspérités qui lientles deux blocs se libèrent par frac-ture ou par déformation plastique.Ce phénomène violent porteraitla température de la surface à1000 °C et augmenterait la plasti-cité de la microcouche superficielle,d’où un glissement rapide. Le cal-cul de la durée d’évacuation de lachaleur dégagée lors du détache-ment conforte les chercheurs dansleur interprétation, car la valeurtrouvée (60 microsecondes) estproche de la durée du glissementrapide. Toutefois, leurs confrèresrestent sceptiques ; ils s’attendentà un dégagement maximal de cha-leur pendant le glissement rapideplutôt qu’avant. À quand un blocde plexiglas truffé de capteurs detempérature pour trancher?

.! F. S..Nature, vol. 463, pp. 76-79, 2010

Physique

Chauffer pour glisserNeurosciences

Petits doigts, meilleur toucher

D aniel Goldreich et ses collègues, de l’Université McMaster àHamilton (Canada), ont montré que les individus aux doigtsfins (surtout des femmes) ont un meilleur sens du toucher que

les autres. En soumettant autant d’hommes que de femmes à un testd’acuité spatiale – ici, la capacité de distinguer du bout de l’indexdes sillons en relief, répartis sur une surface lisse –, ils ont constatéque les sujets dont les doigts sont plus fins réussissent mieux, et cequel que soit le sexe. Sous la peau se trouvent plusieurs types de récep-teurs sensoriels, chacun sensible à un type de stimulation donnée(pression, vibration, toucher, mouvement, durée du contact, etc.).La densité des récepteurs de la pression, situés sous les pores de lapeau, a été évaluée en mesurant la densité de ces pores. Les résultatsmontrent que, chez les sujets aux doigts fins, le nombre de récep-teurs sensoriels par unité de surface est supérieur.

.! Émilie Auvrouin.D. Goldreich et al., The Journal of Neuroscience, 29, pp. 15756-15761, 2009

fr Retrouvez plus d’actualitéset toutes les références surwww.pourlascience.fr

Le frottement peut produire une forte chaleur, comme l’illustre le blo-cage du train d’atterrissage de cet Airbus 320, à Los Angeles, en 2005.

Physico-chimie

Réactions en nanotubesO bserver le déroulement d’une réaction chimique à l’intérieur

d’un nanotube de carbone est désormais possible. AndreyChuvilin et ses collègues, de l’Université d’Ulm, en Allemagne,

ont réussi à y « filmer » une réaction chimique en enregistrant lesétapes, image par image, en microscopie électronique à transmission.Ils ont d’abord emprisonné des ions lourds de dysprosium dans descavités de fullerènes C82, molécules de carbone ayant la forme d’unballon de football. Ces sphères ont ensuite été introduites dans unnanotube de carbone à paroi simple. Il se forme alors spontanémentun chapelet de fullerènes dont les contours épousent la paroi du nano-tube. Enfermés dans leur cage tubulaire, le dysprosium et son fulle-rène sont libres de s’y mouvoir. Par un jeu d’interactionsélectrostatiques, les ions de dysprosium déstabilisent les liaisons car-bonées, ce qui aboutit à la destruction des sphères de fullerènes,puis du nanotube. Une prouesse technique en imagerie!

.! E. A..A. Chuvilin et al., Angewandte Chemie, vol. 48, pp. 1-6, 2009

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© Pour la Science - n° 388 - Février 201012] On en reparle

ON EN REPARLE

! UNE BACTÉRIE PAS SI SIMPLE

A vec 689 gènes connus, Mycoplasmapneumoniae est l’une des cellules libresles plus simples. Cette bactérie sans

paroi provoque chez l’homme des bron-chites et des pneumonies. Six groupes dechercheurs, à Heidelberg et Barcelone, ontanalysé son transcriptome (tous les ARNtranscrits à partir de son ADN), son méta-bolome (ses enzymes et ses réactions méta-boliques) et son protéome (l’ensemble deses protéines) (Science, vol. 326, pp. 1235-1271, 2009). La bactérie se révèle plus com-plexe que ne le laissait présager la simplicitéd’organisation de son génome (voir La com-plexité après le séquençage du génome, Pour laScience, décembre 2003). La transcription desgènes ressemble à celle rencontrée chez leseucaryotes, les cellules à noyau : fine-ment régulée et dynamique, elle varie selonles conditions environnementales. M. pneu-moniae possède relativement peu de pro-téines – environ 500, neuf fois moins qu’uneautre bactérie commune, le colibacille –,mais elles sont nombreuses à accomplirplusieurs fonctions et à s’intégrer au sein

de complexes moléculaires. La comparai-son de ces données avec celles de micro-organismes au génome encore plus petitrévélera peut-être les ingrédients indis-pensables aux bactéries les plus simples.

! D’OÙ VIENNENT LES GAZRARES DE L’ATMOSPHÈRE ?

S elon la théorie actuellement admise,la Terre est née par agrégation dematériaux provenant de la nébuleuse

solaire (voir La naissance de la Terre, Pourla Science, mars 2005). Suite au grand impactqui a donné naissance à la Lune, 30 mil-lions d’années plus tard, l’atmosphèreaurait commencé de se former par déga-zage du manteau. C’est ce que suggèrenotamment la composition isotopique desgaz rares de l’atmosphère (néon, argon,krypton, xénon, hélium). Greg Holland etses collègues de Manchester et de Hous-ton ont mesuré les rapports isotopiquesdu krypton et du xénon dans un réser-voir de gaz carbonique provenant du man-

teau supérieur de la Terre, au Nouveau-Mexique (Science, vol. 326, pp. 1522-1525,2009). Ces rapports, caractérisés par unenrichissement en isotopes lourds, diffè-rent de ceux de l’atmosphère et ressem-blent à ceux de météorites nomméeschondrites carbonées. Le dégazage dumanteau n’aurait donc pas produit les gazrares de l’atmosphère actuelle. Ces der-niers dériveraient non de l’intérieur de laTerre, mais de vestiges gazeux de la nébu-leuse primitive ou bien de comètes, selonla théorie dite du vernis tardif.

! LE NAIN DE KUIPER

E n analysant quatre années d’archivesdes capteurs FGS (Fine Guidance Sen-sors) embarqués à bord du télescope

spatial Hubble, des chercheurs améri-cains et israéliens ont détecté la signaturedu plus petit objet jamais découvert dansla ceinture de Kuiper, ce large anneau dedébris glacés situé au-delà de Neptune(voir Les débris des systèmes planétaires, Pourla Science, mai 2004). Eloigné de 45 unitésastronomiques, l’astéroïde est minuscule– un kilomètre de diamètre –, comparé aux1 000 objets mis en évidence depuis 1992dans la ceinture de Kuiper (Nature, vol. 462,pp. 895-897, 2009). Un tel objet ne peut êtredétecté qu’indirectement : ce sont les carac-téristiques de son passage devant une étoileguide d’arrière-plan qui l’ont révélé parmiquelque 50 000 observations de Hubble.

.! Jean-Jacques Perrier.

! LA MARCHE DU BÉBÉPourquoi le petit d’homme ne marche-t-il que vers l’âge de un an alors que lesautres mammifères se lèvent au bout de quelques heures ou semaines ? Cela tient-il à un développement plus complexe et plus élaboré du système nerveux humain ?(voir Le développement et l’évolution du système nerveux, Pour la Science, décembre 2002)Vraisemblablement non, concluent Martin Garwicz et ses collègues de l’Univer-sité de Lund, en Suède (PNAS, vol. 106, pp. 21889-21893, 2009). Ils ont élaboré unmodèle mathématique, dit de régression multiple, dans lequel l’âge de la marche,chez 24 mammifères placentaires, est une fonction de plusieurs variables : lepoids du cerveau à la naissance, le temps de gestation, le poids ducerveau adulte rapporté au poids du corps, et un paramètre bio-mécanique caractérisant la capacité à se tenir debout. Résultat :compte tenu notamment du poids du cerveau adulte, qui reflètele temps nécessaire au développement cérébral, et si l’onconsidère l’âge de la marche depuis la conception, et non depuisla naissance, la marche devient possible chez le bébé pourun niveau de maturité cérébrale et motrice semblable à celuides autres mammifères ; les différences entre espèces tien-nent à la quantité de matériel nerveux nécessaire à laconstruction du cerveau. Ainsi, le rythme et la « qualité »du développement cérébro-moteur auraient été conservés aucours de l’évolution depuis 100 millions d’années.

Les gaz rares de l’atmosphère proviennent-ils de comètes ?

Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

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© Pour la Science - n° 388 - Février 201014] Point de vue

POINT DE VUE

Le sang de cordon ombilical : précieux, il doit rester accessible à tousLes cellules souches contenues dans le sang placentaire peuvent donner naissance à toutes les cellules du sang. Il est utile de les conserver, mais elles ne peuvent pas toutsoigner, contrairement à ce que laissent croire certaines entreprises privées.Noël MILPIED

L e sang placentaire, qui restedans le placenta et le cordonombilical après l’accouchement,fait à nouveau parler de lui. Il y

a quelques années, des hématologistes ontfait prendre conscience à la société que l’onjetait jusqu’alors une précieuse ressource,et qu’il fallait la garder. Et depuis, le sangdes cordons ombilicaux est conservé dansdes banques de sang placentaire, dédiéesaux malades de tous pays. Un réseau inter-national solidaire met à la portée de toutesles équipes internationales de greffe la pos-sibilité d’utiliser des cellules compatiblespour leurs patients. Le nombre de cordonsconservés est encore limité, mais laFrance, du fait des critères de qualitéretenus pour les greffons de sang pla-centaire conservés, est le deuxièmepays au monde permettant de fournirdes cellules aux patients du monde entierayant besoin d’une greffe.

Or, aujourd’hui, des sociétés privéestentent de faire croire à de jeunes parentsqu’ils devraient leur confier le sang placen-taire de leur nouveau-né, au prétexte qu’ilpourrait soigner un jour cet enfant s’il venaità être malade. C’est une escroquerie contrelaquelle nous nous élevons. Et ce pour de nom-breuses raisons que nous allons examiner.

Dans ce sang, qu’il est possible de recueillirjuste après la naissance du bébé quand lecordon a été coupé, on trouve des cellulessanguines (globules rouges, globules blancset plaquettes) ; des cellules du systèmeimmunitaire encore immatures puisqu’elles

n’ont encore jamais été confrontées à desantigènes venus de l’extérieur ; et des cel-lules souches hématopoïétiques, c'est-à-diredes cellules capables de donner naissance àtoutes les cellules sanguines. Ces cellulessouches hématopoïétiques sont exactementles mêmes que celles qui existent dans lamoelle osseuse de tout individu, douéesdes mêmes capacités de prolifération et dedifférenciation en cellules sanguines. Il nes’agit pas de cellules souches embryonnaires.

La greffe de cellules souches hémato-poïétiques est généralement nommée greffede moelle, parce qu’il y a 40 ans, quand cetraitement a été mis au point, la seule source

de cellules souches hématopoïétiques étaitla moelle osseuse. Ce traitement est utilisépour traiter de nombreuses maladies can-céreuses – telles que les leucémies aiguës,les lymphomes, etc. – quand les traitementsclassiques ne sont pas assez efficaces, desmaladies congénitales, qui affectent descellules produites normalement par la moelleosseuse, des déficits immunitaires, etc.

Dans tous les cas, il faut plusieurs condi-tions pour que ce traitement soit efficace :pour les maladies cancéreuses, en particu-lier les leucémies aiguës, il faut détruire le

plus possible de cellules malades au moyende chimiothérapies, puis réaliser la greffeavec les cellules normales d’un donneur (leplus compatible possible au niveau de sonsystème HLA, le système du « soi ») ; parmiles cellules greffées, des cellules immuni-taires sont capables de reconnaître les cel-lules leucémiques restantes du receveur etde participer à leur destruction totale. Celan’est possible que si les cellules soucheshématopoïétiques proviennent d’un donneurqui n’est pas le patient lui-même.

Quand il s’agit de traiter une maladiegénétique, il faut que les cellules injectéesne portent pas l’anomalie que l’on veut cor-

riger ; là encore, ce n’est possible que siles cellules injectées sont issues d’undonneur qui n’est pas porteur de l’ano-malie que l’on veut corriger. Ainsi, unegreffe « autologue », c'est-à-dire pro-venant du sang placentaire du patientlui-même, est tout à fait inutile pources maladies malignes ou génétiques.Pour satisfaire les critères de compati-

bilité, le donneur est recherché d’abord dansla fratrie, quand elle existe. En effet, selonles lois de la génétique, c’est parmi les frèreset sœurs d’un patient que l’on a le plus dechances de trouver un donneur ayantreçu en héritage les mêmes antigènes dusoi que le receveur. En l’absence d’un teldonneur, on cherche une alternative, c’est-à-dire un donneur volontaire inscrit sur lesregistres nationaux et internationaux, pré-sentant les mêmes antigènes du systèmeHLA que le receveur.

OPINIONS

AUCUN DES ARGUMENTSavancés par les sociétés privées

pour convaincre des parents de conserver le sang placentairede leur nouveau-né n’est valide.

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Économie [15

O p i n i o n s

ÉCONOMIE

Les banques pipent le jeuElles ont tendance à accroître vos risques et ne seront pas responsablesen cas de pertes...Ivar EKELAND

Compte tenu de la diversité des anti-gènes de ce système, la chance de trouverun donneur volontaire pour un patient estd’environ une sur un million, pour un Euro-péen ou un Américain, moins encore pourles patients d’origines ethniques différentes.Quand un tel donneur n’existe pas, on setourne alors vers les banques de sang pla-centaire pour réaliser la greffe nécessaire.

Pourquoi utiliser des cellules du sangplacentaire ? D’abord parce que – nousl’avons évoqué – elles contiennent, d’unepart, les cellules souches hématopoïé-tiques capables de fabriquer des glo-bules normaux et, d’autre part, les cellulesdu système immunitaire qui, bien qu’im-matures, pourront très vite, au contact descellules du receveur, reconnaître les cellulesmalades du receveur et les détruire. Enfin,il n’est pas nécessaire de respecter une com-

patibilité parfaite des éléments du soi entreles cellules du sang placentaire et le rece-veur, en raison de leur immaturité immuni-taire transitoire. Reste que l’utilisation desang placentaire pour réaliser une greffe decellules souches hématopoïétiques se heurteà une difficulté majeure : pour que la recons-titution des cellules hématopoïétiques soitde bonne qualité, les cellules souches dusang placentaire doivent être nombreuses.Si la quantité de cellules est insuffisante,la reconstitution ne se fera pas, ou trop len-tement. Aujourd’hui, seuls 30 pour cent dessangs placentaires prélevés sont suffi-samment riches en cellules.

Peut-on utiliser les cellules du sangplacentaire pour d’autres indications ? Oui.Divers travaux ont montré que des cellulessouches hématopoïétiques contenues dansle sang placentaire peuvent se différen-

cier en cellules musculaires, nerveuses, etc.Mais cela est également possible aujour-d’hui avec des cellules prélevées facilementet en beaucoup plus grande quantité dansla peau, par exemple, que dans le sang pla-centaire. Il est donc inutile de mettre enavant cette possibilité de transformationpour inciter à une conservation du sang pla-centaire à visée personnelle. Aujourd’hui,aucun des arguments avancés par les socié-tés privées pour convaincre des parents deconserver le sang placentaire de leur nou-veau-né n’est scientifiquement valide.

Noël MILPIED dirige le Service des maladiesdu sang du CHU de Bordeaux, et préside la Société française de greffe de moelle et de thérapie cellulaire, SFGM-TC.

C ’est toujours avec profit que l’on(re) lit Adam Smith, à conditionbien sûr de dépasser les vingtpremières pages, indéfiniment

citées, de La Richesse des Nations. Beau-coup plus loin, au chapitre V.1, voici sa des-cription de la SARL, qui, en 1776, était encoreune invention récente. En premier lieu, «Dansune SARL, aucun membre ne peut demanderà la compagnie d’être remboursé de sa part ;mais chaque membre peut, sans le consen-tement de celle-ci, transférer sa part à uneautre personne, introduisant de ce fait unnouveau membre. La valeur de cette partest toujours celle pour laquelle elle trouverapreneur sur le marché... En second lieu, dansune SARL, chaque associé n’est tenu que dumontant de sa part. »

Avec sa perspicacité coutumière, AdamSmith met en lumière les deux caractéris-tiques principales de la SARL : les droits de pro-priété sont répartis entre des actions auporteur, qui s’échangent librement sur les

marchés, et la responsabilité de chaque action-naire est limitée au montant des actions qu’ildétient. Il poursuit son analyse: «La majeurepartie des actionnaires ne prétend pasconnaître grand-chose aux affaires de la com-pagnie ; et tant qu’un esprit de contestationne les gagne pas, ils ne s’en soucient guèreet se contentent de percevoir avec satisfac-tion les dividendes semestriels ou annuelsque les administrateurs leur allouent. Cettedispense totale de souci et le plafonnementdu risque pécuniaire encouragent bien desgens à tenter l’aventure dans des SARL, alorsqu’ils se seraient bien gardés de risquer leuravoir dans une association commerciale. ».

Une bonne nouvelle donc : la responsa-bilité limitée attire les investisseurs, et faitsortir les capitaux du bas de laine. Mais en

J.-M

. Thi

riet

fr Réagissez à cet article surwww.pourlascience.fr

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O p i n i o n s

16] Développement durable

voici une mauvaise : « Comme les adminis-trateurs de ces sociétés gèrent l’argent d’au-trui plutôt que le leur, on ne peut guères’attendre à ce qu’ils veillent sur lui avec lamême vigilance inquiète que des associésmettraient à surveiller leur propre investis-sement... C’est donc la négligence et la pro-fusion qui vont régner, plus ou moins, dansla gestion d’une compagnie de ce genre ».

Il semble que depuis 1776, les avantagesl’aient emporté sur les inconvénients, si bienque la SARL est devenue la forme omnipré-sente du capitalisme moderne. Mais depuisquelques années, on assiste à un retour-nement de situation : stock-options et para-chutes dorés nous rappellent périodiquementque la négligence dans la gestion de l’argentd’autrui va de pair avec la profusion dans lesoin que l’on prend de soi. C’est dans lesentreprises financières, notamment lesbanques, que la culture de la responsabi-lité limitée a fait le plus de ravages. Eneffet, elle ne s’exerce plus seulement dansles rapports entre les actionnaires et la direc-

tion, comme dans une entreprise industrielleou commerciale, mais aussi entre les dépo-sants et les gérants. Ceux-ci participent géné-ralement aux gains, en prélevant une partie,mais jamais aux pertes. Le résultat est qu’ilsont tendance à faire prendre à leurs clientsdavantage de risques que ceux-ci n’en pren-draient s’ils étaient informés.

Imaginons par exemple une poule quipond tous les ans un œuf d’or, d’une valeur deunmillion d’euros. Malheureusement elle n’estpas immortelle : chaque année, la probabilitéqu’elle meure est 1/10. La poule est envente pour 10 millions d’euros : vais-je l’ache-ter ? Le calcul est vite fait : 10 millions d’eu-ros, c’est exactement ce que me rapportera(en espérance) la vente des œufs ; peut-être plus, peut-être moins, mais en moyenne10 millions d’euros. Autrement dit, à ce prix,j’échange 10 millions d’euros certains contreune espérance de gain de 10 millions d’eu-ros : le risque que je prends n’est pas rému-néré, et je n’achèterai pas la poule. Au contraire,un gérant fait un calcul différent : tant que la

poule est en vie, il touchera cinq pour cent surchacun des œufs, ce qui lui fait un gain espéréde 500 000 euros, sans investissement ini-tial, celui-ci étant fait par le client. La tenta-tion est forte de lui faire acheter la poule, quitteà la lui présenter en meilleur état qu’elle n’est.

Depuis la panique causée par la chutede Lehman Brothers, certaines banques sontconsidérées comme too big to fail, trop grossespour faire défaut: en cas de difficulté, les gou-vernements viendraient à leur rescousse,de peur que leur faillite n’entraîne par conta-gion la paralysie de tout le système financier.Cela revient à élever la responsabilité limi-tée au niveau institutionnel : Goldman Sachspeut se permettre de prendre les risques lesplus échevelés, s’ils se retournent contre elle,c’est quelqu’un d’autre qui paiera. En finance,cela s’appelle un call : on encaisse les plus-values, mais on ne supporte pas les moins-values. C’est un privilège exorbitant, et mêmeAdam Smith ne l’avait pas prévu.

Ivar EKELAND est professeur d’économie.

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Réduire les pesticides, c’est possibleLes expériences de terrain menées depuis une dizaine d’années montrent que la Francepeut réduire notablement l’usage des produits phytosanitaires sans baisse de marge.Jean-Marc MEYNARD

E n 2018, l’agriculture françaisedevra utiliser 50 pour cent de pes-ticides de moins qu’aujourd’hui,selon la loi « Grenelle I » du

3 août 2009, relative à la mise en œuvre duGrenelle de l’environnement. Beaucoup, à com-mencer par les syndicats majoritaires d’agri-culteurs, pensent que ce calendrier n’estpas réaliste, faute d’options de remplacementn’entraînant pas de baisse de compétitivitéet de qualité des produits agricoles. Or dessolutions existent bel et bien. L’objectif 2018

est l’occasion pour l’agriculture française defaire sa révolution, en innovant sur plu-sieurs fronts afin de limiter au maximumses nuisances écologiques.

En Europe occidentale, le système de pro-duction agricole dépend fortement des pes-ticides. En matière de cultures céréalières etmaraîchères, les herbicides, fongicides etinsecticides autorisent des rotations rapides,sur les mêmes terrains, des cultures lesplus rentables. La recherche d’une producti-vité élevée par hectare des céréales, mais

aussi des fruits, entraîne souvent un accrois-sement des risques dus aux parasites. Ainsi,pour augmenter la productivité du blé, les agri-culteurs sèment tôt, avec une densité élevéede graines, et alimentent régulièrement lescultures en engrais azoté. Ils choisissentles variétés les plus productives, qui nesont en général pas les plus résistantes auxmaladies. Cette stratégie favorise la produc-tivité, mais aussi les insectes et champignonsparasites, ainsi que les mauvaises herbes. Ilfaut donc les détruire à l’aide de pesticides.

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O p i n i o n s

Développement durable [17

Les eaux et les sols sont contaminés, toutcomme, encore trop souvent, les fruits etles légumes consommés. Pour limiter cesconséquences, une solution, mise en avantpar l’agriculture dite raisonnée, est d’ajus-ter au mieux les traitements phytosanitairesà chaque champ, grâce aux outils d’aide àla décision mis au point par la rechercheagronomique et les instituts techniques agri-coles. Mais les risques dus aux ravageurs etcréés par la production intensive étant éle-vés, de tels ajustements ne suffiront pas àréduire suffisamment l’usage des pesticidespour atteindre les objectifs ambitieux de laloi Grenelle. Diminuer de moitié les produitsphytosanitaires utilisés nécessite de mieuxcontrôler les risques en amont.

Tous concernésL’objectif semble difficile à atteindre, maison peut s’en rapprocher, comme l’ont montré,depuis une dizaine d’années, des équipes derecherche, en collaboration avec des groupesd’agriculteurs, en France et à l’étranger. Cessolutions participent de la « productionintégrée ». Il s’agit, entre autres, de diversi-fier les espèces cultivées sur les mêmesterrains, de choisir en priorité des variétésrésistantes aux maladies, de favoriser lesespèces auxiliaires (les ennemis naturels desravageurs, des insectes tels les carabes oules syrphes), et de rendre les plantes culti-vées moins sensibles aux maladies. Lesproduits phytosanitaires ne sont pas totale-ment éliminés, mais ne sont utilisés qu’endernier recours. En s’appuyant sur unecompréhension plus précise du fonctionne-ment des agro-écosystèmes, la protectionintégrée vise à les utiliser au mieux à notreprofit tout en les préservant.

Ainsi, en modifiant judicieusement ladate de semis, la densité, la fertilisation etla variété de blé, on peut diviser par deuxle nombre moyen de traitements fongicidessur le blé, sans réduire la marge et sans aug-menter le risque de toxicité alimentaire liéaux toxines des champignons parasites. Lescultures mixtes où l’on associe céréales etlégumineuses sont moins sujettes au déve-loppement des mauvaises herbes et moinsexigeantes en engrais azoté que des cul-

tures pures. Les haies et bandes enherbéespermettent d’abriter les prédateurs des para-sites à proximité des champs et des vergers.

En Picardie, l’Association Agro-transfertressources et territoires a mis en évidence,dans un réseau de huit fermes pilotes, uneréduction moyenne de l’utilisation des pes-ticides de 51 pour cent en 2006 et de 41 pourcent en 2007 par rapport à la moyenne régio-nale, sans baisse de marge.

Il existe donc des solutions éprouvéespermettant de réduire massivement les pes-ticides. Le Grenelle de l’environnement aprévu des incitations pour qu’elles soientmises en œuvre: par exemple, le label «Hautevaleur environnementale », HVE, permettrade distinguer les exploitations qui réduisentles intrants.

Mais le changement impliquera d’allerau-delà des politiques visant les seuls agri-culteurs. Doivent être mobilisés les entre-prises qui fabriquent ou commercialisent lesproduits phytosanitaires, la rechercheagronomique, les entreprises de l’agroali-mentaire et les consommateurs. En Europe,les politiques publiques ont là un rôle essen-tiel à jouer. Elles peuvent inciter les orga-nismes de recherche et les entreprisessemencières à infléchir leurs programmesde façon à diversifier les variétés résistantesaux maladies et aux insectes. Elles peuventaussi encourager la diversification des cul-tures en aidant à consolider les filières agri-coles ou industrielles utilisant les produitsd’espèces aujourd’hui peu cultivées en France(par exemple : pois, féverole, soja, lin oléagi-neux, chanvre, etc.). Les réglementationspourraient favoriser davantage le commercede mélanges de variétés ou d’espèces, prévupar une directive européenne de 1979.

De même, des campagnes d’informationet de débats publics contribueront à faire com-prendre aux consommateurs qu’ils ne peu-vent exiger à la fois une réduction forte del’usage des pesticides, et des fruits et légumesd’apparence irréprochable.

Jean-Marc MEYNARD est chef du DépartementSciences pour l’action et le développement, INRA.http://www.agro-transfert-rt.org/Pesticides, agriculture et environnement, Rapport d’expertise, INRA, CEMAGREF, décembre 2005.

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Claude Allègre et René Dars ontreconstitué l’histoire de la géologieet de ses développementsmodernes éclairés par la théorie de la tectonique des plaques. La géologie est une discipline vitale pour la prévention des catastrophes naturelles, ou encore la recherchedes ressources naturelles.Un voyage au pays de la Terre,richement illustré.

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18] Opinions © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

O p i n i o n s

VRAI OU FAUX

U n individu « pharmacodé-pendant » à une substancel’absorbe de façon excessive,l’utilise en dépit des effets

négatifs et a une envie irrépressible dela consommer. Il développe une tolérance(il augmente les quantités consommées pourcontinuer à ressentir ses effets) et éprouvele syndrome de sevrage à l’arrêt de sa consom-mation. Les grands buveurs de café seraient-ils concernés par ce problème? Eh bien non...Consommer du café en grande quantité nesemble être dangereux ni pour les indivi-dus, ni pour la société.

On prête de nombreuses vertus au café.Il est très apprécié pour son arôme puissantet ses qualités gustatives. Il est faiblementfortifiant et stimule l’appétit. Mais pas seu-lement... Ainsi, certaines personnes décla-rent continuer d’en boire pour soulager mauxde tête, engourdissement et somnolence.La caféine, en stimulant le système nerveuxcentral et le système cardio-vasculaire, aug-mente l’attention.

Elle maintient la vigilance pendantune période limitée de privation de som-meil. Il faut environ une heure et demi à deuxheures pour que la concentration de caféinesoit maximale dans le sang. La caféine atteintle système nerveux dans les dix minutesqui suivent l’ingestion et il ne reste que lamoitié de sa quantité initiale dans le sangaprès environ cinq à sept heures, duréevariable selon les individus.

On constate souvent que les plus grosconsommateurs de café (au delà de1000 milligrammes de caféine par jour) ontpu à un moment donné abuser d’alcool oud’autres drogues. Les buveurs « modérés »

(de 130 à 600 milligrammes par jour) nedéclarent ressentir les effets fortifiants dela caféine que faiblement. Que se passe-t-ilquand on administre à des animaux desdoses de caféines similaires ? On remarqueque les circuits cérébraux de la récompenseimpliqués dans le développement de la dépen-dance à une drogue ne sont pas stimulés.

À moins d’en prendre à l’excès, la caféinen’est pas dangereuse. Les seuls cas d’intoxi-cation répertoriés concernent des individusqui ont pris délibérément ou accidentellementdes pilules de caféine. Et boire du café tous

les matins ou tous les soirs après le dîner nesuffit pas ! Ces personnes ne sentent aucunmal-être si elles sont privées de café, mêmesi elles ont tendance à en boire beaucoup.Comment l’organisme tolère-t-il la caféine ?Il semble que ses effets négatifs (la caféinestimule l’anxiété, l’irritabilité et la nervosité)s’estompent, alors que ses effets positifs (aug-mentation de la vigilance) se renforcent.

Et que se passe-t-il quand on cesse d’enboire ? Après un usage prolongé, des symp-tômes de sevrage peuvent survenir (mauxde tête, léthargie, irritabilité) chez ceux quiboivent plus d’une tasse de café par jour(environ 100 milligrammes par jour). Ils se

manifestent entre 12 et 24 heures après l’ar-rêt de la consommation, atteignent un picà 48 heures, puis disparaissent progressi-vement avec le temps

On a réalisé de nombreuses études chezl’homme pour déterminer si la caféine estune drogue, et si elle est capable d’induireune dépendance. En général, on conclut quele sevrage à la caféine n’est pas un phéno-mène clinique significatif et que la majo-rité des symptômes sont psychologiques,résultant de l’anticipation de ses effets.

Alors doit-on limiter sa consommation ?La Société américaine de psychiatrie ne recon-naît pas la dépendance à la caféine. Seul lesevrage est mentionné dans son manuelde référence et cela n’est pas un critèresuffisant. Et même si certains clament l’exis-tence d’une dépendance, les indicateurscliniques – l’impossibilité d’arrêter d’enprendre et la poursuite de la consommationen dépit des effets néfastes pour la santé –semblent très difficiles à mettre en évidence.

Ainsi, la caféine est simplement un sti-mulant assez faible qui restaure un certainniveau d’éveil quand on est fatigué. Saconsommation n’entraîne pas de risque par-ticulier et la caféine n’est sûrement pas aussidangereuse que les autres drogues (alcool,tabac, cocaïne, cannabis, opiacés). Seull’arrêt brusque d’une consommation (supé-rieure à trois tasses de café par jour) peutdéclencher des maux de tête chez les per-sonnes vraisemblablement prédisposées.

M. NAASSILA dirige l’équipe de recherche sur l’alcool et les pharmacodépendancesde l’Université de Picardie Jules Verne,à Amiens, et préside le groupeTask force alcool de Picardie.

Peut-on être dépendant à la caféine ?Non. Que les grands consommateurs de café se rassurent !La caféine n’est pas une drogue, même si l’arrêt de sa consommations’accompagne des symptômes du sevrage.Mickaël NAASSILA

Médecine

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Opinions [19

! UN CRÉPUSCULE OBSCUR.Les articles Le crépuscule de l'homme deNéandertal et Les messages cachés dansles gènes de Néandertal (Pour la Sciencen° 386, décembre 2009,http://tinyurl.com/pls386-1 et .../pls386-2),ont suscité de nombreuses réactions.Voici une synthèse du débat, à lire in extenso sur notre site internet.

1) L'extinction des Néandertaliens ne pour-rait-elle pas être due au fait qu’il aurait étéchassé, voire consommé comme un animalpar Homo sapiens ? Ne peut-elle s’expliquerpar une différence de taille des populations ?

2) La présence du gène FOXP2 dans legénome de l’homme de Néandertal est avan-cée comme preuve que celui-ci maîtrisait lelangage. Mais posséder un gène de la parolene signifie pas forcément parler. De même,dire que l'os hyoïde est indispensable à l'élo-cution est abusif, car les mammifères engénéral ont un os hyoïde, bien qu’ils neparlent pas ! Existe-t-il d’autres preuves quel’homme de Néandertal parlait ?

" RÉPONSE DE SILVANA CONDEMI1) Certes, il est probable que les hommesmodernes aient eu des préjugés et de l’agres-sivité envers les Néandertaliens. Mais de làà les considérer comme une nourriture, ily a un pas que rien ne permet de franchir.De nombreuses proies étaient plus inté-ressantes du point de vue alimentaire, et siles hommes modernes avaient chassé lesNéandertaliens, ces derniers n'auraient passurvécu aussi longtemps. De plus, les tracesde décharnement retrouvées sur certainssquelettes pourraient résulter de rites funé-raires autant que de cannibalisme.

L’effectif des populations est évidem-ment un facteur important, mais les Néan-dertaliens étaient certainement plusnombreux que les Hommes moderneslorsque ces derniers sont arrivés ! Parailleurs, on ne peut pas affirmer avec cer-titude qu’ils se sont trouvés sur le mêmeterritoire au même moment, car on observe

une diminution au cours du temps de l’es-pace occupé par les Néandertaliens etune augmentation de l'espace associé àHomo sapiens.

2) Les éléments évoqués sont des condi-tions nécessaires pour la maîtrise du lan-gage ; mais sont-elles suffisantes ? C'estune question ouverte. En ce qui concerneles Néandertaliens, il existe néanmoinsun faisceau de preuves appuyant l’idée qu’ilsmaîtrisaient le langage :

– Les moulages de l’intérieur du crânerévèlent que leurs aires de Broca et de Wer-nicke – les deux aires cérébrales du lan-gage – étaient bien développées.

– Leur appareil phonatoire a toutes lesconditions anatomiques nécessaires pourproduire un langage articulé.

– L'analyse de l’oreille externe etmoyenne a révélé qu’ils étaient déjà dotésdes mêmes capacités auditives que l’hommemoderne.

– Les paléogénéticiens ont montré laprésence d’un gène indispensable (le gèneFOXP2).

– Enfin, la complexité opératoire de l'in-dustrie néandertalienne suggère que samise en place nécessitait l’utilisation d’unlangage articulé.

! LIBRE ARBITRE ET CONTRAINTES.Dans l’article Libre arbitre et mécaniquequantique (Pour la Science n° 386,décembre 2009,http://tinyurl.com/pls386-4), le terme« libre » prête à confusion. Les particulesdont l’état est indéterminé avant lamesure ne sont pas libres de prendren’importe quelle valeur lors de la mesure.

Bien que non déterminées par les étatsantérieurs du monde, elles sont fortementcontraintes. Une hypothèse est que cescontraintes constituent un système formel fondamental non localisé. Le « libre arbitre » s’identifierait alorsavec le mécanisme (à découvrir) de création des axiomes circonstanciels.M. Pierfranck

" RÉPONSE DE JEAN-PAUL DELAHAYELe choix de l'expression « libre arbitre » parJohn Conway et Simon Kochen a été critiqué.J'explique dans l'article le sens réduit qu'il fautlui attribuer ici. Ce que M. Pierfranck exprimeen parlant de systèmes formels et d'indéci-dable de Gödel signifie, si je le comprendsbien, que rien dans l'expérience décrite necontredit définitivement le déterminisme.C'est l'avis de J. Conway et S. Kochen et lemien aussi, et cela est conforme avec l'idéeque le déterminisme comme le solipsismene peuvent pas être invalidés de par leurnature infalsifiable.

! LE SENS DE L’ATLAS.Comment se lit l'atlas présenté en photographie dans l'article L’atlascéleste de Dunhuang (Pour la Sciencen° 386, décembre 2009,http://tinyurl.com/pls386-3), et par quel mois commence-t-il ?P. Verdier

" RÉPONSE DE J.-M. BONNET-BIDEAUL'atlas se lit de droite a gauche. Le premierpanneau commence par le mois de févrierdu calendrier julien, qui correspond au débutdu calendrier luni-solaire chinois. Le débutde ce calendrier n'est pas fixe, car fondé surla nouvelle Lune. Le premier jour de l'annéechinoise peut varier entre le 21 janvier etle 20 février. Rigoureusement, sur la cartede Dunhuang, par le calcul des projec-tions, le centre du premier panneau cor-respond aux coordonnées du Soleil au23 janvier aux alentours des années 650-670. Chaque panneau couvre ensuiteapproximativement un mois.

COURRIER DES LECTEURSPour réagir aux articles : [email protected] directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

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20] Environnement © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

Environnement

Discipline (sous-thème)

Le niveau de la mer a augmenté d’environ 17 centimètres au cours du XXe siècle. En raison de la fonte accrue des glaces continentales, il devrait s’élever de plusieurs dizaines de centimètres d’ici à 2100.

Anny Cazenave et Étienne Berthier

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Environnement [21

B ien que l’eau circule en circuit fermésur la Terre depuis la formationde l’atmosphère, le niveau moyen

de la mer est loin d’être stable. Tributairedu climat et des mouvements de la croûteterrestre, il a ainsi subi, au cours des tempsgéologiques, des fluctuations de grandeampleur – de l’ordre de la centaine demètres ou plus. Par exemple, durant leCrétacé – période géologique qui s’étendd’environ 145 à 65 millions d’années –,le niveau de la mer était de 100 à 300 mètresplus haut qu’aujourd’hui. Plusieurs fac-teurs expliquent cette différence : le cli-mat de la Terre (et donc l’océan) était pluschaud et la calotte polaire antarctique, quicontient actuellement l’équivalent – si ellevenait à fondre – de 60 mètres de hauteurde mer, n’existait pas encore. En outre, levolume des bassins océaniques était pluspetit à cause de l’intense activité desdorsales océaniques.

L’océan : à la merci du climat

Depuis environ 50 millions d’années, ceniveau moyen a lentement baissé, enparticulier il y a 35 millions d’années avecle début de la formation de la calotte gla-ciaire antarctique. Cela fait environ troisà quatre millions d’années qu’il est prochedu niveau actuel, avec cependant de fortesfluctuations de plus ou moins 100 mètressur des périodes de plusieurs dizainesde milliers d’années.

Ces fluctuations résultent des grandscycles climatiques du Quaternaire, de typeglaciaire-interglaciaire, liés aux variationsde l’orbite de la Terre et de l’orientationde son axe de rotation : les attractionsgravitationnelles mutuelles entre Terre,Lune, Soleil et les autres planètes du Sys-tème solaire entraînent des variationslentes de l’excentricité de l’orbite de laTerre autour du Soleil et de l’obliquité deson axe de rotation par rapport au plan del’orbite. Cela modifie la quantité d’éner-gie solaire (l’insolation) reçue saisonniè-rement sous les hautes latitudes de laplanète. À ces effets s’ajoute celui de laprécession des équinoxes qui induit desvariations de la distance Terre-Soleil aumoment des solstices d’hiver et d’été.Ces phénomènes astronomiques ont despériodicités dominantes de l’ordre de100 000, 40 000 et 20 000 ans que l’onretrouve dans les grands cycles climatiquesdu Quaternaire.

L ’ E S S E N T I E L! L’élévation actuelle du niveau moyen de la merest une conséquence du réchauffement climatique observé depuisquelques décennies.

! Ses deux causes principales sont la haussede la température de l’océan, qui entraîne sa dilatation, et la fontedes glaces continentales.

! Ces réactions de l’océan et des glaciersaux changements climatiques s’effectuentsur de longues durées.

! Par conséquent, l’océan devrait monterencore pendant plusieurs siècles.

1. LE FRONT DU GLACIER PERITO MORENO, en Patagonie, libérant un iceberg dans le lac Argen-tino. Bien que le Perito Moreno soit un des rares glaciers qui ne régresse pas, il largue régulière-ment des blocs de glace érodés par l’eau du lac. La réponse des glaciers au réchauffement climatiqueest complexe car chaque glacier a sa dynamique propre. Son étude nécessite l’évaluation du bilande masse de chaque glacier, c’est-à-dire de la différence entre l’accumulation de glace due auxprécipitations neigeuses et les pertes induites par le vêlage (largage d’icebergs) et la fonte.

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Depuis environ 900000 ans, les périodesfroides (glaciations) et chaudes (intergla-ciaires) se sont succédé à un rythme del’ordre de 100000 ans. Lors du dernier maxi-mum glaciaire, il y a 20000 ans, le niveaude la mer était environ 120 mètres plusbas qu’aujourd’hui, car l’eau des océansétait emprisonnée dans les grandes calottesde glaces qui recouvraient alors le Nord del’Amérique et de l’Europe. À la fin de laglaciation, les glaces ont fondu et le niveaude la mer est remonté, puis s’est stabiliséil y a environ 3000 ans.

À l’échelle de quelques décennies, voirequelques siècles, si les variations du niveaude la mer sont bien plus faibles, le climatreste leur principale cause. Par quels méca-nismes agit-il sur l’océan? Quelles sont etseront les conséquences de cette action surle niveau des mers? C’est ce que nous allonsexaminer à la lumière des travaux récentsen océanographie et glaciologie.

La montée de la mers’accélère

Au cours des derniers siècles, le niveaumoyen a peu varié (hausse inférieure à0,5 millimètre par an). Cependant, versla fin du XIXe siècle, la mer a commencéà remonter ; en témoignent les enregis-

trements marégraphiques disponiblesdepuis cette époque. Peu nombreux etmal répartis sur la planète, les maré-graphes historiques ne fournissentqu’une mesure relative du niveau de lamer par rapport à la croûte terrestre etne s’affranchissent donc pas des mou-vements de cette dernière. Néanmoins,en ne considérant que les enregistrementsde bonne qualité dans des sites géologi-quement stables, on observe une éléva-tion du niveau de la mer depuis un siècle.La vitesse d’élévation est estimée à1,7 ± 0,3 millimètre par an depuis 1950.

À partir des années 1990, les satellitesaltimétriques, en particulier Topex-Poseidon(de 1992 à 2006) et ses successeurs Jason-1(depuis 2001) et Jason-2 (depuis 2008), déve-loppés conjointement par le Centre natio-nal d’études spatiales (CNES) en France etla NASA aux États-Unis, surveillent enpermanence les variations globales duniveau de la mer. L’altimétrie par satelliteest devenue un outil précieux pour étudierles océans : le satellite émet une onderadar perpendiculairement à la surface ter-restre et analyse l’écho radar après réflexionsur la surface de l’océan. La hauteur de lamer est égale à la différence entre l’alti-tude du satellite par rapport à une surfacede référence (l’ellipsoïde qui modélise la

forme moyenne de la Terre) et la distancesatellite-surface océanique (déduite dutemps de parcours de l’onde). Indépen-dante des mouvements de la croûte ter-restre, cette surface arbitraire rendcomparables toutes les mesures duniveau de la mer.

Cette technique fournit une préci-sion remarquable : l’erreur sur une mesureest comprise entre un et deux centimètres.Le satellite réalise un quadrillage completde l’ensemble des océans en quelquesjours : le satellite Jason-2, par exemple,fait un tour de la Terre en 110 minutes.Celle-ci tournant aussi, chaque trajet dusatellite lui fait survoler de nouvelles zones.En dix jours (soit 127 tours), il a achevéson cycle orbital et quadrillé la Terre defaçon régulière. En repassant au-dessusdes mêmes régions océaniques tous les dixjours, le satellite détecte les variations dela hauteur des océans au cours du temps.Depuis 1993, on constate que le niveaumoyen global de la mer s’est élevé de3,4 ± 0,4 millimètres par an en moyenne,valeur supérieure à celle de 1,7 millimètrepar an mesurée par les marégraphes aucours des 50 dernières années (voir lafigure 2). En outre, la montée de la mer n’estpas uniforme : dans certaines régions, telle Pacifique Ouest, la hausse du niveau de

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199210

20

30

40

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70

80

1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010

Nive

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mer

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res)

Temps (en années)

2. DEPUIS LEUR MISE EN SERVICE EN 1993,les satellites altimétriques mesurent une augmentation

régulière du niveau moyen global de la mer d’environ 3,4 millimètres par an (a). Cette hausse

n’est cependant pas uniforme : les vitesses de variation du niveau de la mer (autour de la hausse moyenne)

collectées entre 1993 et 2008 révèlent une variabilitérégionale notable (b). Plus le niveau de la mer monte vite,

plus la région est rouge. Cette variabilité régionale coïncide en grande partie avec celle des vitesses

de variation de l’expansion thermique de l’océan (autourde la hausse moyenne) entre 1993 et 2008 (c).

–15 –12 –9 –6 –3 3 6 9 12 15mm/an

0

a b

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Eaux continentales :moins de 10 %

Glaces continentales : 60 %(dont calottes : 30 %)

3. L’EAU SUR TERRE estéchangée en permanence entre lamer, l’atmosphère et la terre : les précipita-tions arrosent mers, glaciers et plaines ; les terresse gorgent d’eau qui nourrit plantes et nappes phréatiques ;les glaciers et calottes glaciaires fondent ; l’eau des pluies ruis-selle et s’écoule à la mer via les rivières, ou alimente les lacs ; l’eau, enfin,s’évapore de la mer, des plantes et des terres, en particulier celles cultivées etirriguées. Ce cycle de l’eau et ses perturbations doivent être pris en compte dans l’étudedes variations du niveau de la mer. Les principales contributions à la hausse du niveau moyende la mer depuis 1993 ont été indiquées (en pour cent de l’ensemble).

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o Bo

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la mer a été trois fois plus rapide que lahausse moyenne (voir la figure 2b).

La plupart des scientifiques font unrapprochement entre la hausse actuelle duniveau de la mer et le réchauffement récentde la planète dû, en partie au moins, auxémissions anthropiques de gaz à effet deserre. De fait, comme cela a été montrédans de nombreux travaux récents, l’élé-vation du niveau de la mer est une consé-quence directe du réchauffementclimatique et résulte de deux causes prin-cipales. D’une part, la température desocéans augmente, ce qui provoque sonexpansion thermique (lorsque la tempé-rature augmente, l’eau se dilate et le niveaude l’océan s’élève). D’autre part, les glacescontinentales fondent, libérant de l’eaudouce qui augmente le volume des océans,et le niveau de la mer s’élève. Examinonsces deux facteurs plus en détail.

L’océan se réchauffeet se dilate

Grâce à des mesures de température de lamer collectées au cours des 40 à 50 der-nières années entre la surface et 1000 mètresde profondeur, à partir de navires et de

bouées océanographiques, les océano-graphes ont observé que l’océan s’estréchauffé : en surface, ce réchauffement estd’environ 0,6 °C depuis 1960 et de 0,04 °Cpour l’océan dans son ensemble. Bienque cette dernière valeur soit très inférieureà l’augmentation moyenne de la tempé-rature de la basse atmosphère pendant lamême période, elle correspond à une quan-tité de chaleur considérable en raison dela très grande capacité de stockage de cha-leur de l’océan: de par sa masse (300 foiscelle de l’atmosphère) et la valeur élevéede la chaleur spécifique de l’eau de mer(quatre fois supérieure à celle de l’air),l’océan peut stocker environ 1200 fois plusde chaleur que l’atmosphère à hausse detempérature équivalente. Les océano-graphes ont calculé que la quantité de cha-leur emmagasinée dans l’océan au coursdes 40 dernières années est 20 fois supé-rieure à celle ayant permis de réchaufferla basse atmosphère. On estime que prèsde 90 pour cent de l’excès de chaleuraccumulé dans le système climatiquedepuis 40 ans – largement d’origine anthro-pique – est stocké dans l’océan.

Le réchauffement de l’océan affecteprincipalement ses couches superficielles(les 500 premiers mètres), mais, dans cer-taines régions, concerne aussi les couches

profondes, car les anomalies thermiquessont transportées de la surface vers l’océanprofond par une circulation océaniquecomplexe sur des échelles de tempslongues (quelques décennies à plusieurssiècles). Cette lenteur de réaction confèreà l’océan un rôle majeur de régulateur ther-mique du système climatique.

Les mesures de température de l’océanont aussi été utilisées pour estimer la contri-bution de l’expansion thermique de l’océanà la hausse récente du niveau de la mer.L’expansion thermique à un endroit et unedate donnés est proportionnelle à l’inté-grale sur la colonne d’eau (jusqu’à1 000 mètres de profondeur en général,faute de mesures en dessous) des varia-tions de température de la mer mesuréesà différentes profondeurs. Après évalua-tion de l’expansion thermique en de nom-breux lieux et dates, on estime que celle-ciexplique environ 25 pour cent de la hausseobservée ces 40 dernières années. Sur lapériode «altimétrique» (depuis 1993), cettecontribution a augmenté et est estimée àenviron 30 pour cent.

Les observations de température de lamer montrent aussi que le réchauffementde l’océan, et donc l’expansion thermique,ne sont pas uniformes. La variabilité régio-nale de l’expansion thermique apparaît trèssimilaire aux variations du niveau de mercartographiées par altimétrie spatiale (voirla figure 2c) : les régions plus chaudes que

Environnement [23

Expansion thermiquede l’océan : 30 %

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la moyenne correspondent aux régions dehausse plus rapide du niveau de la mer, etinversement. La variabilité régionale de l’ex-pansion thermique résulte des modalitésdu transport de la chaleur par la circulationocéanique ; elle est largement contrôléepar les grandes perturbations climatiquesdu système couplé océan-atmosphère, telsque le phénomène El Niño dans le Pacifiquetropical ou l’oscillation nord-atlantique dansl’Atlantique Nord. Dans les régions océa-niques qui se réchauffent le plus, l’expan-sion thermique est ainsi la première causede la hausse du niveau de la mer.

Les glaces fondentUne autre contribution majeure à la haussedu niveau des mers est la fonte des glacescontinentales, tant des glaciers de montagneque des calottes glaciaires. Un glacier senourrit par accumulation neigeuse. Cetteneige se transforme en glace et s’écoule versles vallées sous l’effet de la gravité. Auxplus basses altitudes, les pertes dominent.Dans cette zone, dite d'ablation, la glace dis-paraît par fonte, sublimation et parfoisvêlage d’icebergs lorsque le glacier se ter-mine dans un lac ou dans l’océan. Depuisquelques décennies, on observe un reculgénéralisé du front de ces glaciers. Cephénomène s’explique en partie par leurréponse retardée au réchauffement naturelde la planète depuis la fin du Petit Âge deglace, période froide entre la fin duXVIe siècle et le milieu du XIXe siècle due à

un minimum de l’activité solaire. La lon-gueur et l’aire des glaciers réagissent doncavec un retard (de quelques années àquelques milliers d’années) aux fluctua-tions du climat, contrairement au bilan demasse qui, d’année en année, varie selonl’accumulation et l’ablation de glace. À causedes propriétés thermodynamiques des gla-ciers de montagne (la plupart, dits tempé-rés, ont une température de 0 °C, de sorteque tout apport d’énergie – et donc dechaleur – entraîne leur fonte), leur bilande masse répond instantanément à l’élé-vation de la température de l’air; il est doncle reflet fidèle des fluctuations climatiqueset le paramètre qui permet de déterminerla contribution des glaciers à la hausse duniveau marin. Depuis les années1980, cebilan est de plus en plus négatif.

Cette fonte des glaces augmente le ruis-sellement vers les réseaux hydrogra-phiques. In fine, cette eau douce s’écouledans la mer et fait monter son niveau. Grâceaux observations de terrain réalisées dansles grandes régions englacées du globe(Alaska, Patagonie, Himalaya, etc.), onestime que les glaciers de montagne ontcontribué pour environ 30 pour cent à lahausse du niveau de la mer au cours des15 dernières années. Aujourd’hui, les gla-ciologues ont recours à l’imagerie satelli-taire pour tester la représentativité desmesures de terrain (limitées à quelques gla-ciers, souvent de petite taille) et mesurerles variations des volumes glaciaires dansles zones les plus difficiles d’accès et à

l’échelle d’un massif de montagne. Des tra-vaux fondés sur des mesures géodésiqueset des images satellitaires montrent parexemple que la calotte glaciaire Cook desîles Kerguelen (partie Sud de l’océanIndien) a perdu 22 pour cent de son volumeentre 1963 et 2000 (voir la figure 4). Aux Ker-guelen comme dans les autres régions duglobe, l’accélération des pertes de massedes glaciers depuis 1980-1990 ne peutêtre attribuée qu’au réchauffement récent,essentiellement d’origine anthropique.

Les calottes polaires ne sont pas en reste.Si elles fondaient totalement, les glaces stoc-kées dans les calottes du Groenland et del’Antarctique de l’Ouest (la partie la plusinstable de ce continent) feraient monterle niveau de la mer de 12 mètres environ.Bien sûr, une telle perspective n’est pas réa-liste à l’échelle de quelques décennies. Maisil est bon de rappeler plusieurs chiffres : lesobservations paléoclimatiques nous indi-quent qu’il y a 125000 ans, lors du précé-dent interglaciaire, la température était enmoyenne de 1,5 °C à 2,5 °C supérieure à latempérature actuelle (à cause de conditionsorbitales très différentes conduisant à uneinsolation supérieure à celle d’aujourd’hui)et le niveau de la mer de quatre à six mètresplus élevé qu’aujourd’hui. L’essentiel decette élévation est attribué à une fonteimportante de la calotte groenlandaise, avecune petite contribution de l’Antarctique.Même si le dernier interglaciaire n’est pasun analogue parfait du climat du futur, ilest légitime de s’inquiéter des conséquences

EuropeAndesPatagonieArctiqueHautesmontagnes d’AsieÉtats unisSud du CanadaAlaskaNord CanadaCalottespéri-antarctiques

Total

Aire(km2)

Bilan de masse(m/an)

Haussedu niveaude la mer(mm/an)

Impact(% de la

contributionglaciaire)

17 286 0,002 0,40,29,5

11,0

17,2

11,0

30,2

20,3

0,0010,0470,054

0,085

0,054

0,149

0,100

0,493

–0,04–0,10–0,85–0,14

–0,26

–0,50

–0,60

–0,21

– –

4 68819 900

317 984

116 180

39 194

90 000

176 000

781 232

4. LA CALOTTE COOK DES KERGUELEN : sur cette vue 3D du nunatak(zone rocheuse entourée de glace) de Lapparent photographié par lesatellite Spot-5 sont localisées les positions de la glace en 1963 et en 2001.On visualise ainsi des pertes d'épaisseur du glacier Ampère qui dépas-sent 200 mètres (flèches bleues). La surface, le bilan de masse (enmètres par an équivalent en eau rapporté à l’aire de chaque glacier) etla contribution à la hausse du niveau marin des grandes régions gla-

ciaires du globe entre 1961 et 2003 ont été rassemblés sur ce tableau(ci-dessus). La marge d’erreur sur la contribution totale des glaciers àla hausse du niveau de la mer est de ±0,2 millimètre par an. Cette contri-bution s’est élevée entre 1961 et 2003 à 0,5 millimètre par an, soit envi-ron 30 pour cent de la hausse du niveau de la mer (1,7 millimètre paran). Le Groenland et l’Antarctique ne sont pas inclus dans ce tableau, carpour l’ensemble de cette période, il n’existe pas d’estimation fiable.

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de la hausse attendue de la températuremoyenne de la Terre au XXIe siècle sur lescalottes polaires et donc le niveau de la mer.

Où en est-on aujourd’hui? Grâce auxsatellites, on suit depuis presque deuxdécennies les variations des masses deglace du Groenland et de l’Antarctique.L’altimétrie spatiale permet de mesurerles variations d’altitude des calottes et d’endéduire la variation de leur volume. Avecune technique dite d’interférométrie radar,on estime la vitesse d’écoulement des gla-ciers côtiers vers la mer, donc la quantitéde glace déversée sous forme d’icebergsdans l’océan ; on obtient le bilan de massetotal en combinant ce résultat à desmesures de bilan de masse en surface (pré-cipitations neigeuses versus fonte en sur-face). Enfin, depuis 2002, la gravimétriespatiale (mission GRACE), permet de mesu-rer directement les variations de la massede glace des calottes.

La mission GRACE permet pour la pre-mière fois de mesurer les variations tem-porelles de la gravité de la Terre grâce à deuxsatellites identiques volant l’un derrièrel’autre sur une orbite de faible altitude (envi-ron 400 kilomètres). Un système radio-électrique ultraprécis mesure en permanencela distance entre les deux satellites à dixmicromètres près. Lorsque le satellite-avantsurvole une anomalie de masse positive, il

accélère : la distance entre les satellitesaugmente. Quand, quelques instants plustard, le satellite-arrière survole la même ano-malie de masse, il accélère aussi, ce qui dimi-nue la distance inter-satellite (n’étant plussensible à cette anomalie, le satellite-avanta repris sa vitesse de croisière).

L’analyse de ces mesures de distance,conjointement à d’autres mesures d’orbi-tographie précise, permet de cartographierles anomalies de masse à la surface et àl’intérieur de la planète. Les satellitesGRACE effectuent un quadrillage com-plet de la Terre en un mois environ, desorte que, d’un mois à l’autre, on établitdes cartes globales de la gravité terrestreet donc de ses variations temporelles. Auxéchelles de temps de quelques mois à plu-sieurs années, ces variations temporellesde gravité (donc de masse) ont principa-lement lieu au niveau des océans, descalottes de glace, et des bassins fluviaux.

Ainsi, l’analyse des mesures GRACEindique une perte de masse très marquéedans les régions côtières du Sud du Groen-land, de l’ordre de 150 à 200 milliards detonnes de glace par an depuis dix ans (avecune nette accélération ces dernières années,de l’ordre de 30 milliards de tonnes sup-plémentaires par an) (voir la figure 5a).Ces observations révèlent aussi une perteimportante de masse de glace en Antarc-

tique de l’Ouest, en particulier dans le sec-teur de la mer d’Amundsen. On estimeentre 100 et 200 milliards de tonnes la massede glace perdue par an en Antarctique del’Ouest, avec une nette accélération obser-vée depuis 2006. En revanche, l’Antarc-tique de l’Est semble à peu près enéquilibre : dans cette partie du continent,la perte de masse de glace de certainesrégions côtières est compensée par uneaccumulation neigeuse accrue dansd’autres régions.

La grande inconnue :les calottes polaires

La contribution totale des calottes polairesà la hausse du niveau de la mer depuis15 ans est en moyenne de 30 pour cent(360 milliards de tonnes de perte de glacepar an équivalent à une hausse du niveaude la mer de un millimètre par an, soit untiers de la hausse depuis 1993). Toute-fois, elle va en augmentant à cause depertes accélérées de masse de glace dansles régions côtières du Groenland et enAntarctique de l’Ouest. Cette accélérations’explique par un écoulement plus rapidedes glaciers côtiers vers la mer et le déver-sement d’icebergs dans l’océan. Ce phé-nomène est particulièrement actif lorsquel’aval du glacier flotte sur la mer. C’est le

1993–300

–200

–100

0

2003 2001 2005 2009

Millia

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Groenland

1993–300

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1997 2001 2005 2009

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Antarctique

5. ÉVOLUTION DE LA PERTE ANNUELLE DE MASSE DE GLACE auGroenland et en Antarctique mesurée par différentes techniques spa-tiales depuis 1992 : l’altimétrie radar et laser (a, en bleu), l’interféro-métrie radar InSAR (en rouge) et la gravimétrie spatiale GRACE (en vert).Ces mesures ont été enregistrées sur diverses périodes (les traits

horizontaux sont proportionnels à ces durées). Leur précision varie éga-lement (les traits verticaux indiquent les incertitudes sur les estima-tions). Le glacier Jakobshavn Isbrae, sur la côte Ouest du Groenland, serétracte d’année en année, comme l’indique son front (b, trait rouge).Les images ont été prises par les satellites Landsat et ASTER.

10 km

ASTE

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bCalotte

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1992 2000 2005 2008

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cas du glacier Jakobshavn Isbrae, le plusgrand glacier du Groenland, situé sur lacôte Ouest de l’île : sa vitesse d’écoulementa doublé depuis 1997, pour atteindre prèsde 15 kilomètres par an et, simultanément,son front a reculé (voir la figure 5b).

On commence tout juste à entrevoirles mécanismes de ce phénomène. Le plusimportant est sans doute lié au bilan desforces qui s’exercent sur le front du gla-cier. À cause du réchauffement des eauxocéaniques, la partie frontale du glaciers’amincit et devient incapable de retenirl’écoulement de la glace située en amont ;le glacier devient instable. En Antarctique,on observe un phénomène identique, enparticulier là où les glaciers se termi-nent par une plateforme de glace. Unamincissement de la plateforme réduitles contraintes qu’elle exerce sur les gla-ciers qui l’alimentent, de sorte qu’ils accé-lèrent. Si la plateforme se désintègrebrutalement (comme dans la PéninsuleAntarctique), elle laisse libre cours àl’écoulement des glaciers vers la mer : lavitesse de ces derniers peut être décu-plée! Au Groenland, un autre phénomènecontribuerait à l’instabilité des glaciers(quoique de façon secondaire) : la fonteestivale en surface et la propagation del’eau au travers de crevasses lubrifie labase de la calotte, qui adhère moins ausupport rocheux, ce qui accélère l’écou-lement de la glace vers la mer.

La dynamique des calottes polaires estcomplexe et encore mal comprise. Nousne savons pas si les phénomènes observésdepuis quelques années vont s’atténuer

ou au contraire s’emballer. L’observationspatiale du comportement des calottespolaires est donc un enjeu majeur.

Une autre contribution, moins connue,aux variations du niveau de la mer résultedu transfert vers l’océan de l’eau douce enprovenance des réservoirs continentaux.L’eau sur Terre est continuellement échan-gée entre l’océan, l’atmosphère et les terresémergées par les précipitations, l’évapo-ration et l’écoulement à la mer via lesréseaux hydrographiques (c’est le cycle del’eau, dont le moteur principal est le Soleil).Sur les continents, le stock total d’eaucontenu dans les sols, les aquifères, lesréservoirs de surface (lacs, plaines inon-dées) et le manteau neigeux n’est pasconstant, mais fluctue légèrement enréponse à des variations des précipitations,de l’évaporation ou du ruissellement.

Les causes de ces fluctuations sont mul-tiples, liées à la variabilité climatique, ladéforestation, l’occupation des sols, laconstruction de barrages sur les fleuves,le pompage des eaux souterraines, l’irri-gation des cultures et l’urbanisation.Comme le stockage de l’eau dans l’atmo-sphère est éphémère (quelques jours) etlimité en quantité, sur une échelle de tempsde quelques années à quelques décennies,moins d’eau sur les continents signifie plusd’eau dans l’océan (donc un niveau de lamer plus élevé) et inversement.

Jusqu’à récemment, il était impossiblede calculer les fluctuations des stocks d’eaudouce dans l’ensemble des bassins flu-viaux de la planète, car il n’existait pasde réseau global de mesure de cette quan-

tité. Depuis 2002, cependant, le satellitegravimétrique GRACE permet de mesu-rer les variations du stock d’eau contenudans les grands bassins fluviaux et le man-teau neigeux. Avec cette série d’observa-tions (encore très limitée), il apparaît queles eaux continentales ont actuellement uneffet restreint sur la tendance du niveaude la mer (inférieur à 10 pour cent), maiscontribuent de façon importante à ses oscil-lations saisonnières et interannuelles.

Les barrages construits sur les grandsfleuves du monde au cours du XXe siècleont pu influer sur le niveau de la mer en« séquestrant » dans les réservoirs artifi-ciels une partie de l’écoulement naturel àla mer. Des études ont estimé que sansles barrages, le niveau de la mer auraitdû monter plus vite (de 0,5 millimètrepar an) entre 1950 et 2000 que ce qu’ontenregistré les marégraphes. C’était tou-tefois sans compter sur l’effet opposé dupompage des eaux souterraines dans lesaquifères pour l’usage domestique et l’agri-culture, en particulier dans les régionssemi-arides. Il est difficile de quantifier cefacteur, mais certains chercheurs estimentque l’augmentation induite du ruisselle-ment de l’eau dans le réseau hydrogra-phique contrebalance l’effet des barrages.La gravimétrie spatiale ne permet pas dedistinguer les effets climatiques des fac-teurs anthropiques, mais les intègre tous ;une information de toute façon essentiellepour l’étude du niveau de la mer.

Et demain ?Peut-on prévoir l’évolution future duniveau de la mer? En principe oui, maisl’exercice est difficile, car toutes les com-posantes du système climatique inter-viennent dans cette évolution, ainsi quecertaines activités humaines.

Pour prévoir l’évolution future duniveau de la mer (comme les autres para-mètres climatiques), il faut utiliser desmodèles qui simulent l’évolution du cli-mat en fonction de différents scénariosd’émissions futures de gaz à effet de serre.Dans le rapport du GIEC (Groupementintergouvernemental d’experts pour l’évo-lution du climat) publié en 2007, la haussedu niveau de la mer à l’horizon 2100 a ainsiété estimée en moyenne globale à40 ± 20 centimètres (par rapport au niveauactuel), d’après un ensemble de prévisionsissues de modèles climatiques de diverslaboratoires. L’incertitude d’une vingtaine

6. ÉVOLUTION PASSÉE, ACTUELLE ET FUTURE du niveau moyen global de la mer, d’après lesmesures marégraphiques (en noir et en rouge), les mesures altimétriques (en vert) et les modé-lisations (en bleu et en rose). Pour le XXIe siècle, les projections empiriques récentes (en bleu)prévoient une hausse plus importante que celle envisagée par le GIEC 2007 (en rose).

Mesureshistoriques

Observations Projections

1800 1850 1900 1950Années

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de centimètres résulte d’une part des dif-férences entre les modèles et, d’autrepart, de l’incertitude sur les scénariosd’émissions futures des gaz à effet de serre(donc sur le réchauffement). Ces prévisionsreprésentent sans doute une limite infé-rieure de la hausse future du niveau de lamer, car elles ne tiennent compte que duréchauffement futur de l’océan et de la fonteprévue des glaciers de montagne. Les phé-nomènes liés à l’instabilité des calottespolaires, mis en évidence récemment, n’ontpas encore été pris en compte dans lesmodèles de climat du futur : les écoule-ments rapides des fleuves de glace ontété découverts durant la préparation durapport du GIEC. Les observations récentesont même montré que le phénomène s’ac-célère, qu’il est peut-être piloté par leréchauffement de l’océan côtier dans leszones où le socle rocheux de la calotte estsous le niveau de la mer.

Pour pallier l’incertitude sur le com-portement futur du Groenland et de l’An-tarctique, des projections « empiriques »fondées sur la relation passée entre lavitesse d’élévation du niveau de la meret la température moyenne de la Terreont été développées. Celles-ci n’excluentpas une hausse future moyenne de lamer de l’ordre du mètre (voir la figure 6).Cependant, depuis la publication dudernier rapport du GIEC, de nombreuxefforts ont été entrepris par les glaciologuespour modéliser la réponse dynamique descalottes polaires au réchauffement actuel.Des prévisions plus précises de la haussefuture du niveau moyen global de la mer,incluant la dynamique des glaces polaires,devraient être bientôt disponibles.

Quel impact pour les régions côtières ?

La hausse du niveau de la mer constitueune menace pour de nombreuses régionscôtières basses, souvent très peuplées. Àla hausse liée au réchauffement climatiqueet à son importante variabilité régionales’ajoutent d’autres phénomènes – non cli-matiques –, tel l’enfoncement du sol dû àdes phénomènes naturels (par exemplela charge des sédiments dans les deltas desgrands fleuves) ou d’origine anthropique(le pompage des eaux souterraines pourl’agriculture ou l’extraction de gaz et depétrole). Ainsi, l’exploration pétrolièredans le golfe du Mexique est responsabled’un enfoncement du sol de près de

dix millimètres par an (mesuré par les tech-niques de localisation précise tel le GPS),qui se combine avec la hausse actuelledu niveau de la mer d’origine clima-tique. Dans le delta du Mississippi, le déclindes apports sédimentaires à la côte, causépar la construction de barrages sur lefleuve, augmente encore la vulnérabilitéde cette région déjà perturbée par l’af-faissement du sol et la hausse de la mer.Des phénomènes similaires fragilisentde nombreuses autres régions côtièresdu monde. Des grandes mégapoles mari-times telles que Tokyo ou Shanghai se sontpeu à peu enfoncées de plusieurs mètressuite au pompage des eaux souterraines.

Environ 600 millions d’humains viventaujourd’hui dans des régions côtières dontl’altitude ne dépasse pas 10 mètres au-dessus du niveau actuel de la mer. Ces popu-lations sont déjà soumises à un stressrécurrent (inondations catastrophiques liéesà des événements météorologiquesextrêmes, enfoncement du sol, etc.). Lahausse attendue du niveau de la mer dansle futur constitue pour ces régions un fac-teur aggravant si l’on évoque quelques-unesdes conséquences prévisibles de la mon-tée des eaux: l’érosion du littoral, la salini-sation des aquifères, la disparition des zoneshumides, des inondations permanentes…

Le niveau de la mer continuera à mon-ter pendant longtemps (plusieurs siècles),même dans l’hypothèse improbable d’unestabilisation prochaine des concentrationsde gaz à effet de serre. Cela résulte d’unepart du comportement de l’océan, quistocke sur des échelles de temps longuesla chaleur du système climatique et, d’autrepart, de la lente réponse des glaces polairesau réchauffement de la planète.

Parmi les grands enjeux de la rechercheactuelle en climatologie figure en bonneplace l’amélioration des prévisions nonseulement de la hausse future du niveaude la mer en moyenne globale, mais ausside sa variabilité régionale. La poursuitede l’observation in situ et par satellite detoutes les composantes du système cli-matique impliquées dans la hausse duniveau de la mer est aussi cruciale pourbien comprendre les phénomènes en jeuet améliorer les modèles de climat. Enfin,il est impératif d’aborder l’impact de lahausse future du niveau de la mer sur lasociété en tenant compte non seulementde l’évolution du climat, mais aussi desfacteurs anthropiques, du contexte géo-logique ou encore de l’urbanisation. "

! BIBLIOGRAPHIEA. Cazenave et W. Llovel,Contemporary sea level rise,Annual Review of Marine Sciences,vol. 2, pp. 145-173, 2010.

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B. Francou et C. Vincent, Les glaciers à l’épreuve du climat, Éditions Belin/IRD, 2007.

F. Rémy, L’Antarctique : la mémoire de la Terre vue de l’espace, CNRS Éditions, 2003.

7. PETITE ÎLE de l’archipeldes Maldives. À seulementun mètre au-dessus du niveaude la mer en moyenne, cet archipel est particulièrement menacé par la montée des océans.

Anny CAZENAVE est chercheur au Laboratoire d’études

en géophysique et océanographiespatiale (LEGOS) à l’ObservatoireMidi-Pyrénées (Toulouse). Elle a

participé au 4e rapport du GIEC (2007) comme auteur

principal sur le thème « océans ».Étienne BERTHIER est glaciologue

au CNRS, affecté au LEGOS.

L E S A U T E U R S

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E n astronomie, on n’a jamais tropde données : les informationsrecueillies sont d’autant plus riches

qu’on observe l’espace dans de nom-breuses longueurs d’onde différentes. Ledomaine infrarouge – compris entre unmicromètre et un millimètre de longueurd’onde – est particulièrement intéressant.La plupart des corps célestes rayonnentdans l’infrarouge, et certains, qu’ils se trou-vent dans des régions froides comme lesmarges du Système solaire ou cachés ausein d’épais nuages de poussière, sontvisibles exclusivement dans cette plagedu spectre lumineux.

Le ciel infrarouge n’est cependant pasfacile à observer. L’infrarouge est habi-tuellement associé à la chaleur, car, à latempérature ambiante, les objets rayon-nent spontanément dans ces longueursd’onde. L’atmosphère terrestre, en parti-culier, émet dans l’infrarouge et absorbeune bonne part du rayonnement infra-rouge incident. En outre, les télescopes ausol sont aveuglés dans l’infrarouge parle rayonnement des objets environnants,

voire par leur propre chaleur. L’observa-tion en infrarouge depuis la surface ter-restre est donc très limitée.

Depuis le début des années 1950, desobservations en infrarouge sont néanmoinsmenées depuis des observatoires au sol,aéroportés ou embarqués en ballon – tra-vaux qui se poursuivent encore aujour-d’hui. Mais la meilleure solution estévidemment de s’extraire du cocon de l’at-mosphère terrestre et d’observer le ciel infra-rouge depuis l’espace. L’idée d’un télescopespatial infrarouge, refroidi à quelquesdegrés seulement au-dessus du zéro absolupour éviter le bruit infrarouge d’originethermique, a été proposée au début desannées 1970 à la NASA sous le nom de SIRTF(Space Infrared Telescope Facility). Mais il afallu attendre août 2003 pour que ce téles-cope, rebaptisé entre-temps Spitzer en hom-mage à l’astrophysicien Lyman Spitzer, quifut l’un des premiers à proposer l’idée deplacer un grand télescope dans l’espace,soit mis en service.

Six ans après, le 15 mai 2009, la mis-sion de Spitzer est arrivée à son terme avec

Astronomie

Discipline (sous-thème)

L ’ E S S E N T I E L! Le télescope Spitzera observé pendant six ansdans l’infrarouge les objets les moinsbrillants de l’Univers.

! Détection directedes exoplanètes et étudede leurs atmosphères,plongée au cœur desdisques protoplanétaires,recensementdes populations d’étoiles,détection des premièresgalaxies, etc. :l’apport de Spitzerest immense.

! Même s’il n’est plusrefroidi aujourd’hui, Spitzer reste un puissant instrument d’observation.

L’héritage de Spitzer

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Astronomie [29

l’évaporation des dernières réserves d’hé-lium liquide, nécessaire au refroidissementde ses instruments à moins de cinq degrésau-dessus du zéro absolu (cinq kelvins).

Refroidir pourobserver en infrarouge Avec 40 000 heures d’observations à sonactif, ayant donné lieu à 1500 articles scien-tifiques, Spitzer a apporté à notre connais-sance de l’Univers plus que ce qu’il estpossible de présenter dans le cadre de cetarticle. Les quelques exemples suivantsillustreront l’étendue des avancées obte-nues grâce à cet instrument scientifique.

Nous verrons également que Spitzern’a pas fini d’apporter ses services : mêmedésormais limité par le bruit de fond ther-mique, il lui reste encore de grandes capa-cités qui seront exploitées dans le cadre dela mission étendue Warm Spitzer.

Penchons-nous d’abord rapidementsur la conception de ce télescope. Spitzermesure environ 4,5 mètres de haut pour2 de diamètre et pèse 861 kilogrammes.

En orbite autour du Soleil, il lui tourneconstamment le dos. Dans l’ombre deses panneaux solaires, un système derefroidissement passif refroidit l’enve-loppe externe du télescope jusqu’à 34 kel-vins. Le système de refroidissement actifà l’hélium liquide prend ensuite le relaiset abaisse la température des instrumentsà quelques kelvins.

Ce n’est certes pas le premier télescopespatial infrarouge à refroidissement cryo-génique, mais il est plus performant queses deux prédécesseurs, IRAS (Infrared Astro-nomical Satellite) qui a opéré dix mois en1983, et ISO (Infrared Space Observatory)qui a fonctionné de 1995 à 1998. En premierlieu, Spitzer utilise des matrices de capteursinfrarouges plus grandes qui, combinéesavec une ouverture plus grande, lui confè-rent une sensibilité de 10 à 100 fois supé-rieure à celle d’IRAS ou ISO.

Depuis son lancement, Spitzer est l’ins-trument le plus puissant pour observerl’espace à des longueurs d’onde comprisesentre 3,6 et 160 micromètres, c’est-à-diredans l’infrarouge moyen et lointain. Le

La mission principale du télescope spatial à infrarouges Spitzer s’est achevéeen mai dernier avec l’épuisement des réserves d’hélium liquide nécessairesà son refroidissement. En six ans, son apport à l’astronomie infrarougeaura été immense. Panorama de ses plus belles trouvailles.

Michael Werner

1. LE CŒUR DE LA VOIE LACTÉE vu eninfrarouge par le télescope spatial Spitzer.Distant de quelque 25 000 années-lumière, il abrite des centaines de milliers d’étoiles.Les étoiles vieilles et froides apparaissent en bleu sur cette image en fausses couleurs,alors que les poussières chauffées par le rayonnement d’étoiles massivesapparaissent en rouge. La région brillante au milieu est le centre de la Galaxie. Il abriteun trou noir supermassif. Cette région n’est pas observable en lumière visible, car elle est cachée par la poussière du milieuinterstellaire. Perçant le voile de poussière,Spitzer a observé d’innombrables étoiles,des pouponnières stellaires et des planètes extrasolaires.

NASA

/JPL

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miroir principal de 85 centimètres dediamètre focalise le rayonnement versles trois instruments: la caméra infrarougeà courtes longueurs d’onde IRAC et le pho-tomètre multibandes à grandes longueursd’onde MIPS, qui mesurent l’intensité et ladistribution spatiale du rayonnement, etle spectromètre infrarouge IRS, qui iden-tifie les raies spectrales caractéristiquesdes différents éléments chimiques.

Le refroidissement réduit le bruit defond infrarouge d’environ six ordres degrandeur; c’est l’équivalent de la différence,en lumière visible, entre un ciel d’été à midiet une nuit sans Lune. Cette atténuationest si efficace que Spitzer, avec son miroirrelativement petit, est plus sensible en infra-rouge que les plus grands télescopes au sol.

Bien que nous percevions le rayon-nement infrarouge, invisible à l’œil nu,comme de la chaleur, ce sont en fait lesobjets les plus froids dans l’Univers, troppeu énergétiques pour émettre de lalumière visible, qui rayonnent dans l’in-frarouge. Et par chance, l’infrarougen’est pas bloqué par la poussière quientoure de nombreux objets astronomiquesintéressants, comme les régions de for-mation stellaire ou le cœur des galaxies.

Spitzer a permis des progrès remarquablesdans l’étude de tels objets. Il a aussi per-mis d’observer pour la première fois defaçon directe les planètes extrasolaires .

Spitzer a vu la lumièredes exoplanètes

On connaît aujourd’hui plus de 400 exo-planètes en orbite autour de plus de300 étoiles. Certains systèmes abritentjusqu’à cinq planètes, et les plus petites pla-nètes détectées sont à peine quelques foisplus massives que la Terre. L’étude statis-tique et individuelle des systèmes plané-taires commence à nous éclairer sur leurscaractéristiques universelles, mais aussi surles particularités de notre Système solaire.

La plupart des exoplanètes ont étédécouvertes par la méthode des «vitessesradiales», c’est-à-dire en observant la petiteperturbation gravitationnelle qu’elles impri-ment à l’étoile autour de laquelle elles tour-nent. Par nature,cette méthode révèle desplanètes massives très proches de leur étoile,qualifiées de «Jupiters chauds». C’est le casde la première exoplanète découverte(en1995), 51 Pegasus b, de même masse queJupiter mais d’orbite plus serrée que cellede Mercure. Cette configuration radicale-ment différente de celle du Système solairesuscita une effervescence théorique, relan-cée depuis par chaque découverte d’un sys-tème planétaire étonnant.

Mais, à quelques exceptions près, lalumière émise par les exoplanètes ne peutpas encore être distinguée de celle deleur étoile hôte : celle-ci est trop brillanteet trop proche.

Spitzer a été l’outil le plus performantdans cette voie. Il peut détecter dans l’in-frarouge des Jupiters chauds portés à plusde 1000 kelvins jusqu’à 200 années-lumièredu Soleil. Et c’est notamment le seul ins-trument à avoir mesuré de façon directela lumière réémise par ces planètes. Lerayonnement de la planète a pu être dis-tingué de celui de l’étoile non pas spatia-lement, mais dans le temps. En effet, quandl’orbite d’une exoplanète est vue par latranche depuis la Terre, le signal infra-rouge du système diminue quand la pla-nète passe devant l’étoile (on parle detransit), car elle occulte une partie dudisque stellaire. Le transit permet d’esti-mer la taille de la planète. De même, quandla planète passe derrière l’étoile (éclipsesecondaire), le signal diminue de nouveau,

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3. L’IMAGE EN INFRAROUGE de la célèbregalaxie du Tourbillon révèle des structuresqui ne sont pas apparentes en lumière visible.

2. LE TÉLESCOPE SPITZER MESURE PLUS DE QUATRE MÈTRES DE HAUT et environ deuxmètres de diamètre (à droite, testé par les techniciens de Lockheed-Martin avant son lance-ment). Il comporte un miroir principal de 85 centimètres de diamètre, trois instruments infrarouges(la caméra IRAC, le photomètre multibandes MIPS et le spectrographe IRS). Son architecture est conçuepour le refroidir de façon passive au maximum, et un système de refroidissement actif à l’héliumliquide abaisse la température des instruments à quelques degrés au-dessus du zéro absolu.

Panneausolaire

Protection contrela poussière

Miroir secondaire

Enveloppe externe

Miroir primaire

BlocinstrumentalEnveloppeà videcryostatique

Réservoird’hélium

Systèmede suivides étoiles

Système de propulsion

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car la contribution de la planète est nulle.L’ampleur de cette diminution indiquel’intensité du rayonnement infrarougede la planète. Ces observations, qui néces-sitent une précision meilleure que 0,1 pourcent pendant plusieurs heures, sont pos-sibles grâce à la sensibilité de Spitzer et auxlongues plages d’observation continuequ’offre son orbite solaire.

Observées avec le spectromètre deSpitzer, ces occultations ont apporté unemoisson d’informations sur la composi-tion chimique (de la vapeur d’eau, en par-ticulier, a été identifiée), la structure, ladynamique ou la température atmo-sphérique de 19 exoplanètes.

Météo exoplanétaireLes mesures dans cinq longueurs d’ondepar Spitzer de l’exoplanète HD 189733b ontainsi été comparées avec une modélisa-tion du rayonnement d’une planètegazeuse à la température observée de laplanète. Les résultats indiquent queHD 189733b ne présente pas d’inversionde température à haute altitude (dans lastratosphère de la Terre, par exemple, latempérature remonte avec l’altitude aulieu de baisser) comme cela avait été mon-tré pour d’autres Jupiters chauds.

La possibilité de suivre une orbiteplanétaire durant près de 40 heures encontinu a permis de réaliser une autreobservation étonnante. Les effets de maréesynchronisent en général les Jupiterschauds et leur étoile, de sorte que le mêmehémisphère fait toujours face à l’étoile(comme la Lune par rapport à la Terre). Or,sur une orbite vue par la tranche, l’hémi-sphère éclairé se dévoile progressive-ment tandis que la planète passe du transità l’éclipse secondaire. On a ainsi observéque la température de l’exoplanèteHD 189733 b passe de 1210 kelvins côté jourà 970 kelvins côté nuit. En outre, la régionla plus chaude cette exoplanète n’est pascelle alignée avec l’étoile : il existe doncun transport de chaleur conséquent dansl’atmosphère, sans doute par des ventsde plus de 5000 kilomètres par heure.

L’un des résultats les plus extraordi-naires de Spitzer dans l’étude de l’atmo-sphère des exoplanètes vient peut-êtrede l’observation d’une planète sur uneorbite très elliptique, qui plongeait versson étoile de telle sorte que Spitzer a puobserver la température de l’atmosphèrepasser de 800 à 1500 kelvins en quelques

heures en réponse à l’ensoleillement crois-sant. Cela suggère que l’énergie stellaireest déposée dans les couches supérieuresde l’atmosphère.

Observateur attentif des exoplanètes,Spitzer a aussi été un témoin privilégié deleur naissance. Un peu partout dans laGalaxie, de nouveaux systèmes stellairesse forment par effondrement gravitation-nel de nuages moléculaires. Une bonnepart de la gestation et de l’enfance desétoiles et des planètes éventuelles qui lesaccompagnent se déroule à des tempéra-tures et des densités propices aux obser-vations en infrarouge. Spitzer a contribuéà étayer le scénario de formation des sys-tèmes stellaires aujourd’hui en vigueur.

Les jeunes étoiles sont enchâssées dansde vastes disques de poussière et de gaz,ou disques circumstellaires. Ces disquesévoluent souvent en un disque plus denseet plus petit où se forment les planètes, ledisque protoplanétaire. Les disques pro-toplanétaires sont une cible idéale pourl’observation infrarouge, car ils réémettentl’énergie de l’étoile dans l’infrarouge où,en raison de leur grande surface, ils sontsouvent plus brillants que les étoiles elles-mêmes. Ils se dissipent à mesure que des

Éclipsesecondaire

Transit

Éclipse

Temps (en périodes de révolution)

TransitFlux

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0,10 0,30,2 0,50,4

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0,98

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La méthode des transits permet de détecter de façon indirecte le rayonne-ment infrarouge émis par les planètes extrasolaires dont l’orbite est vue par latranche depuis la Terre. Lorsque la planète passe devant le disque de son étoile,elle bloque une partie de son rayonnement, ce qui se traduit par une chute dela luminosité globale (à gauche sur le graphique). De même, lorsque la planètepasse derrière l’étoile, l’intensité chute à nouveau, mais de façon moins mar-quée (à droite), car le rayonnement infrarouge de la planète est occulté. Spitzera ainsi pu mesurer pour plusieurs exoplanètes leur taille, leur émission infra-rouge et donc leur température, et même le spectre de leur atmosphère.

Michael WERNER estresponsable scientifique

du télescope spatialinfrarouge Spitzer.

Nous remercions la revue American Scientist de nous avoir

autorisés à publier cet article.

L’ A U T E U R

V O I R L E S P L A N È T E S E N T R A N S I T

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planètes se forment par accrétion de matière,et laissent derrière eux un disque de débrisrésiduel alimenté par les astéroïdes et lescomètes. Spitzer a étudié tous ces stadesd’évolution des systèmes planétaires autourde nombreuses étoiles de type solaire.

Plongée dans les disques

protoplanétairesCes observations ont montré, par exemple,que la phase extrêmement dense de la viedes disques ne dure que quelques millionsd’années, ce qui concorde avec les esti-mations du temps requis pour que se for-ment des planètes géantes gazeuses tellesque Jupiter et Saturne. Au terme de cettepériode, la plupart des petites particulesde poussière se sont agrégées en particulesplus grosses, réduisant considérablementla surface globale donc le rayonnementinfrarouge du disque. On pense que la for-mation des planètes rocheuses telles queMars et la Terre prend quelques dizainesde millions d’années.

Plus récemment, les recherches se sontportées sur l’analyse spectroscopique dela poussière et du gaz des disques. De nom-breuses molécules organiques, dont del’eau, du dioxyde de carbone et dumonoxyde de carbone – autant de pré-curseurs de la chimie organique complexe –ont été mises en évidence dans les étapesde formation planétaire. Ces moléculesvibrent principalement à des longueursd’onde situées dans l’infrarouge, et sontfacilement excitées à la température carac-téristique du matériau protoplanétaire.

Maintenant que les spectres de dizainesde disques ont été obtenus, on peut cher-cher des variations des abondances de telleou telle molécule ou élément et les com-parer à d’autres propriétés du disque et del’étoile centrale. On a ainsi montré que lecyanure d’hydrogène (HCN) est moinsabondant qu’attendu autour des étoiles defaible masse (moins de la moitié de la massedu Soleil) en formation qu’autour desétoiles de type solaire. Cette absence reflètesans doute l’activité photochimique dansle disque protoplanétaire plutôt qu’unecarence dans le matériau initial. En consé-quence, les planètes autour d’étoiles légèrespourraient être assez pauvres en hydro-gène, ce qui augure d’un développementéventuel de la vie régi par des processusdifférents de ceux qui ont cours sur Terre.

La poussière a également livré sa mois-son de surprises. En général, des bandesd’émission et d’absorption caractéristiquesdes particules de glace et de minéraux sili-catés sont visibles dans le spectre des disquesprotoplanétaires. La composition de la pous-sière protoplanétaire apparaît semblable àcelle de la poussière du milieu interstellaire,mais leur état diffère. Tandis que les silicatesinterstellaires sont amorphes, les raies desdisques de poussière sont plutôt propresaux silicates cristallins.

Ces silicates cristallins se retrouventdans le Système solaire. Spitzer a étudiéle matériau cométaire suite à la collisionen 2005 de la sonde Deep Impact avec lacomète Tempel 1, qui a libéré un nuagede poussière et de gaz des profondeursde la comète. Les silicates cristallins sontlà aussi l’un des principaux constituantsde la poussière.

4. PLUSIEURS GÉNÉRATIONS D’ÉTOILESsont visibles dans cette région située à envi-ron 6 500 années-lumière dans la constella-tion de Cassiopée. Les plus vieilles, en bleu,sont au centre de cavités creusées par leurrayonnement dans le milieu interstellaire, tan-dis que les étoiles plus jeunes bordent cescavités. Les zones blanches sont des pou-ponnières stellaires, où des étoiles se forment.La poussière chauffée est en rouge, tandisque le vert représente des nuages denses depoussière et de gaz.

5. LA CARTE MÉTÉOROLOGIQUE de l’exoplanète HD 80606b, simu-lée à partir de données de Spitzer. Située sur une orbite très excentrique,cette exoplanète voit sa température grimper en flèche quand elle tombesur son étoile. Elle se refroidit ensuite à mesure qu’elle s’éloigne, tandis

que l’énergie est transportée dans l’atmosphère par des vents puis-sants. La simulation commence 4,4 jours après le passage au plus prèsde l’étoile. L’intensité du rouge correspond à la température, tandis que lelimbe bleu représente la lumière de l’étoile diffusée par l’atmosphère.

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Un autre résultat récent nous éclairesur ce passage des grains amorphes à desgrains cristallins (processus de recuit). Unejeune étoile variable précédemment obser-vée par Spitzer est soudain devenue 100 foisplus lumineuse, et ce durant plusieurs mois,avant de retrouver peu à peu sa magnitudehabituelle. Des astronomes ont pu obser-ver de nouveau l’étoile avec Spitzer alorsqu’elle était encore beaucoup plus brillanteque d’habitude.

Recenser lapopulation galactique

Le spectre d’émission des silicates avaitété totalement modifié entre les deuxobservations : avant l’éruption, il étaitcaractéristique d’un matériau amorphe,alors qu’après, il trahissait une structurecristalline. L’éruption avait chauffé lapoussière à la surface du disque proto-planétaire à plus de 1 000 kelvins, trans-formant le matériau amorphe en cristaux!Sachant qu’une telle activité éruptive estfréquente durant la phase où les étoilessont entourées de disques circumstellaires,peut-être la conversion à grande échelledu matériau amorphe en matériau cris-tallin résulte-t-elle d’une succession d’évé-nements éruptifs sur le million d’annéesenviron pendant lequel le disque est dense.

En comparant les systèmes extraso-laires avec notre Système solaire – on parled’exoplanétologie comparative –, Spitzera contribué à améliorer notre compré-hension tant des systèmes extrasolairesque du Système solaire.

À l’opposé des systèmes planétairesindividuels, Spitzer est aussi adapté auxvastes relevés de la voûte céleste, pouvantcouvrir jusqu’à un pour cent du ciel ouplus. Quelques jours d’observation lui suf-fisent pour obtenir l’imale de régions duciel de la taille de la constellation d’Orion.

Nombre de relevés différents ont étéeffectués par Spitzer, certains pour préci-ser des régions déjà étudiées avec d’autresinstruments, d’autres focalisés sur desobjectifs spécifiques.

Les étoiles communes les plus lumi-neuses de la galaxie en infrarouge sont les«géantes K», phase ultime de l’évolutiond’étoiles de masse comparable à celle duSoleil. Spitzer peut les détecter à l’autre boutde la Galaxie. De plus, le rayonnement infra-rouge traverse les denses nuages de pous-sière qui masquent les régions centrales denotre Galaxie en lumière visible. C’est pour-

quoi un relevé infrarouge est le meilleurmoyen de déterminer la distribution desétoiles dans la Galaxie. En effet, la réparti-tion usuelle des étoiles en fonction de leurmasse étant connue, il suffit de recenser laclasse des géantes K pour estimer la distri-bution de masse totale dans une région.

Spitzer a donc observé le plan de laGalaxie et son centre, où la densité d’étoilesest la plus élevée. Ces données ont révélédeux choses. En premier lieu, elles confir-ment que la Voie lactée est une galaxiespirale barrée, un type assez courant. End’autres termes, les bras spiraux de laVoie lactée ne s’enroulent pas jusqu’aucentre, mais prennent naissance à l’extré-mité d’une barre d’étoiles qui s’étend sur30 pour cent environ de la distance entrele centre de la Galaxie et le Soleil.

En revanche, la seconde découverteremet en cause un résultat antérieur : notreGalaxie n’aurait que deux bras spiraux,partant chacun d’une extrémité de la barre,et non quatre comme on le pensait. Celapeut sembler trivial, mais comme noussommes plongés dans notre Galaxie, il n’estpas facile d’en avoir une vision globale…

Spitzer ne se limite pas à l’observa-tion des géantes K. Les étoiles dont la masseest inférieure à 0,08 fois celle du Soleil nedeviennent jamais assez chaudes et densespour que la fusion nucléaire s’amorce. Ces« étoiles ratées » sont appelées nainesbrunes. Bien qu’elles ne rayonnent presquepas, faute d’énergie nucléaire, les nainesbrunes sont visibles dans l’infrarouge lors-qu’elles sont encore jeunes, à cause de lachaleur dégagée par leur contractiongravitationnelle. Avec le temps, elles serefroidissent et pâlissent. Par exemple, unenaine brune de 0,05 masse solaire âgéede cinq milliards d’années devrait être plu-sieurs centaines de milliers de fois moinslumineuse que le Soleil.

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Flux

Flux

Longueur d’onde (en micromètres)

Longueur d’onde (en micromètres)

Hale-Bopp/1000

HD69830

J161159.8-38233

7. LES SPECTRES INFRAROUGES de la comèteHale-Bopp (en haut, en magenta), du disque dedébris autour de l’étoile de type solaire HD 69830(en haut, en jaune) et d’une jeune étoile nainebrune (en bas ) révèlent que les processus deformation des minéraux sont communs aux dif-férents systèmes planétaires.

6. LE NUAGE COSMIQUE BHR 71 cacheune pouponnière d’étoiles. Situé à quelque600 années-lumière, c’est une simple tachenoire en lumière visible (à gauche). En super-posant des vues en infrarouge de Spitzer(à droite), on voit apparaître des étoiles en for-mation dans le nuage (en jaune), qui émettentde puissants jets (en vert, puis rouge à mesurequ’ils refroidissent).

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On pense que l’atmosphère des nainesbrunes est riche en molécules diverses :l’équilibre chimique du gaz, et donc le spectredes naines brunes, doit varier à mesurequ’elles se refroidissent. On distinguetrois phases : les naines L, puis T et enfin,avec des températures inférieures à 500 kel-vins, les naines Y, qui restent à découvrir.

Les naines brunes sont dignes d’in-térêt à plusieurs titres. Elles pourraientêtre un important réservoir de masse dansle voisinage solaire. Mais surtout, ellessont peut-être le chaînon manquant entreles étoiles et les planètes. L’identificationde la première naine brune en 1995 adéclenché une avalanche de découvertesqui n’est pas sans rappeler l’historiquedes exoplanètes. À présent, environ1000 d’entre elles ont été identifiées. Loca-lement, elles semblent aussi nombreusesque tous les autres types d’étoiles réunis,sans toutefois représenter une grande par-tie de la masse stellaire totale.

Pour Spitzer, les naines brunes en ges-tation sont aussi faciles à détecter dans lesjeunes amas d’étoiles que les protoétoilesde faible masse, car dans cette phaseprécoce, la luminosité résultant de l’ac-crétion de matière domine celle produitepar la fusion nucléaire. De façon éton-nante, beaucoup des naines brunes dansces jeunes amas semblent posséder desdisques circumstellaires, où des pla-nètes pourraient voir le jour.

La recherche des naines brunes ditesde champ, plus vieilles, moins lumi-neuses et plus uniformément distribuéesque les naines brunes des amas, est unobjectif important des relevés grandchamp de Spitzer. Un récent relevé surune région correspondant à 50 fois la taillede la pleine Lune a permis d’identifierprès d’un million de sources, dont 18naines brunes du type T.

En raison de leur extrême pâleur,même Spitzer ne peut voir ces naines Tqu’à une centaine d’années-lumière maxi-mum, ce qui confine la recherche auvoisinage proche (par comparaison, lecentre de la Galaxie se trouve à près de25000 années-lumière). Néanmoins, cettedécouverte représente un bond du nom-bre total de véritables naines T de champconnues, car la plupart des autres nainesbrunes connues sont les compagnonsd’autres étoiles de faible masse.

Ces résultats permettent d’estimerl’abondance de naines T. Le télescope infra-rouge grand-angle WISE (Wide-field Infrared

Survey Explorer), lancé le 14 décembre 2009,pourrait ainsi détecter plusieurs milliers denaines T. WISE détectera immanquablementla naine T la plus proche de la Terre. Il estpossible qu’elle soit encore plus près quela plus proche étoile, Proxima du Centaure,distante de quatre années-lumière ! Etpuisque les naines brunes semblent parfoisdotées de disques protoplanétaires, iln’est pas impossible que les exoplanètes les

plus proches de la Terre soient en orbitenon pas autour d’une étoile, mais autourd’une naine brune.

Voir les premièresgalaxies de l’Univers

Puisqu’il regarde l’Univers dans l’infra-rouge, Spitzer perçoit aussi l’Univers loin-tain. En effet, en raison de l’expansioncosmique, la lumière des objets éloignésvoit sa longueur d’onde étirée et donc sonspectre décalé vers le rouge, et ce d’autantplus que la source est distante. Ce déca-lage cosmologique vers le rouge, noté z,rend l’infrarouge particulièrement pré-cieux pour la cosmologie : les galaxies, quibrillent intensément en lumière visibledans notre voisinage, sont principalement

visibles en infrarouge lorsqu’elles se situentà des milliards d’années-lumière.

Le décalage vers le rouge d’une galaxieindique à quelle époque la lumière a étéémise ainsi que la taille qu’avait alors l’Uni-vers par rapport à aujourd’hui. L’âge del’Univers – le temps écoulé depuis leBig Bang – est estimé à près de 13,8 mil-liards d’années. Quand Spitzer observe desgalaxies avec un décalage vers le rouge z=6,par exemple, il voit l’Univers à peine900 millions d’années après le Big Bang,quand il mesurait 15 pour cent de sa tailleactuelle. En observant tant des galaxies trèslointaines que nos plus proches voisines,Spitzer a largement contribué à notre visionde l’évolution des galaxies.

Les amas de galaxies, qui peuventrassembler l’équivalent d’un million de mil-liards de masses solaires, sont les plusgrandes structures connues dans l’Univers.Le même relevé qui a permis de recenserles naines brunes a aussi délivré un impor-tant recensement des amas de galaxies dansl’Univers jeune. En ciblant une régionprécédemment observée dans d’autres lon-gueurs d’onde, Spitzer a découvert l’amasde galaxies le plus lointain connu, à un déca-lage vers le rouge de z = 1,4. Ces observa-tions ont conduit à l’identification de plusde 100 amas de galaxies à des décalagessupérieurs à 1, soit beaucoup plus que cequi avait été identifié jusque-là.

Le rayonnement de fond diffus cos-mologique indique que l’Univers primor-dial était très homogène, avec desfluctuations de densité de l’ordre de un pour100000 seulement. Avec le temps, sous l’in-fluence de la gravité, ces fluctuations ontévolué pour engendrer les structures variéesque l’on voit dans l’Univers aujourd’hui.L’identification par Spitzer de nombreuxamas de galaxies à grand décalage vers lerouge peut nous aider à mieux comprendrecomment ces structures et d’autres, pluspetites, se sont formées et ont évolué, et àélucider le rôle et la nature de la mystérieusematière noire qui constitue plus de 80pourcent de la matière dans l’Univers.

Spitzer, dans le prolongement de résul-tats obtenus par les satellites IRAS et ISO,a aussi éclairé l’évolution chimique desgalaxies lointaines. Il a montré que l’émis-sion dans l’infrarouge moyen provenantdu milieu interstellaire de notre galaxieet celle d’autres galaxies dans leurensemble est dominée par des moléculesorganiques appelées hydrocarbures aro-matiques polycycliques (HAP). Les HAP

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8. LE VESTIGE DE SUPERNOVA N49, le plusbrillant du Grand nuage de Magellan, illustrela puissance de l’astronomie multispectrale.Les rayons X détectés par le télescope Chan-dra révèlent le gaz brûlant (en bleu) tandisque l’image infrarouge prise par Spitzerdévoile le gaz plus froid (en rouge). Lesfilaments ont été observés en lumière visiblepar le télescope Hubble. On pensait quel’essentiel de l’infrarouge était rayonné parla poussière, mais il s’avère qu’une grandepartie provient du gaz.

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sont très répandues sur Terre en tant queproduits de combustion ; elles ont égale-ment été détectées dans des météorites.

Les astronomes ne comprennent tou-jours pas comment ces molécules se for-ment et évoluent, ni leur rôle éventuel dansla formation des systèmes planétaires. Spit-zer a apporté un nouvel élément au tableauen montrant que l’émission des HAP dansle spectre des galaxies très lointaines (z=2,7)est pratiquement identique à celle desgalaxies proches. Ainsi, ces molécules orga-niques existaient déjà dans le milieu inter-stellaire quelques millions d’annéesseulement après le Big Bang.

Les plus lointaines galaxies détectéespar Spitzer ont un décalage vers le rouged’environ 7; elles témoignent d’une époqueoù l’Univers avait cinq pour cent de sonâge actuel. Spitzer a révélé que des épisodesde formation stellaire massifs se sontproduits dans ces plus vieilles galaxies del’Univers plus tôt que ne le prédisaient laplupart des modèles. Des résultats intri-guants, mais controversés, suggèrent quedes galaxies très massives pourraientexister à des décalages vers le rouge supé-rieurs à 6. Ce résultat, s’il était confirmé,remettrait profondément en cause le cadrethéorique de la formation des galaxiesmis en place cette dernière décennie.

Chaud mais encorevaillant : Warm SpitzerOn le voit, l’apport de Spitzer a été pré-cieux dans bien des domaines. Mais main-tenant que le système de refroidissementactif est hors-service, le télescope est-il bonpour la casse ? Non. Le refroidissementpassif maintient la température des ins-truments au-dessous de 30 kelvins. Deuxdes matrices de capteurs, qui couvrent l’in-frarouge proche, conservent la même sen-sibilité qu’avant. La mission Warm Spitzertirera parti de ces capteurs au moins jus-qu’à la mi-2011, et peut-être deux outrois ans au-delà.

En ce qui concerne la structure galac-tique, les amas de galaxies et l’Univers loin-tain, Warm Spitzer étendra les résultats dela mission principale. Dans le domaine desexoplanètes, il assurera un suivi des décou-vertes à venir. Des programmes inéditsseront aussi développés, comme le suivide la variabilité des étoiles en formation,ou celui des géocroiseurs (astéroïdes etcomètes dont l’orbite coupe celle de laTerre), afin d’évaluer le risque qu’ils repré-

sentent. L’échelle de distance locale seraégalement réexaminée pour affiner lavaleur de la constante de Hubble, quirelie la vitesse de fuite des galaxies à leurdistance. En outre, une masse de donnéesengrangées par la mission principale res-tent encore à analyser.

D’autres missions renforceront l’ex-ploration infrarouge de l’Univers dansles années à venir. En mai 2009, l’Agencespatiale européenne et la NASA ont lancél’observatoire spatial Herschel. Il étendral’activité de Spitzer à des longueurs d’ondesupérieures et donc à des objets plus froidset peut-être plus lointains. Ses spectro-mètres étudieront la composition du milieuinterstellaire avec une précision sans pré-cédent. La mission WISE citée plus hauteffectuera un relevé du ciel complet eninfrarouge. Quelques années plus tard,l’observatoire aéroporté SOFIA (StratosphericObservatory For Infrared Astronomy) embar-quera des instruments dans la haute atmo-sphère pour accéder à une grande partiedu spectre infrarouge. Enfin, au milieude la décennie à venir, le télescope spatialJames Webb, avec un miroir 50 fois plusgrand que celui de Spitzer, scrutera l’Uni-vers à des profondeurs sans précédent.

Ainsi, tandis que l’héritage scientifiquede Spitzer continuera à s’étoffer dans lesprochaines années, nous repenserons àsa fin avec une pointe de tristesse, mêléeà l’excitation d’une nouvelle ère de décou-vertes scientifiques qui commence. "

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9. LES PREMIÈRES IMAGES DE LA MISSION WARM SPITZER montrent que même sans refroi-dissement optimal, le télescope peut encore réaliser de belles observations. On voit ainsi la pous-sière (en bleu) et le gaz chaud (en orange) dans le nuage DR22 (à gauche). Dans la galaxie NGC 4145(en haut à droite), la formation stellaire s’est calmée. La nébuleuse planétaire NGC 4361 (en bas àdroite)présente quatre jets d’émission au lieu des deux habituels. Il pourrait s’agir d’un couple d’étoilesde type solaire en phase terminale, et non d’une seule étoile comme c’est le cas d’habitude.

! BIBLIOGRAPHIEB. Soifer, G. Helou et M. Werner, TheSpitzer view of the extragalacticuniverse, Annual Review of Astronomy and Astrophysics,vol. 46, pp.201-240, 2008.

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M. Werner et al., First fruits of the Spitzer Space Telescope :Galactic and solar system studies, Annual Review of Astronomy and Astrophysics,vol. 44, pp. 269-321, 2006.

! SUR LE WEBLe site de l’observatoire spatialSpitzer : http://www.spitzer.caltech.edu/spitzer/index.shtml

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36] Archéologie

E n 1961, le Brésil crée la réserveindienne du Xingu. La zone est alorsenfouie au Sud de l’immense forêt

amazonienne, loin de toute civilisationmoderne. Lorsque, en 1992, je viens vivreavec les Indiens Kuikuros, les frontièresde ce parc brésilien n’étaient rien d’autresque des lignes pointillées sur des cartes.Aujourd’hui, les limites du parc sont maté-rialisées par un mur d’arbres bordantune mosaïque de parcelles cultivées. Telcelui de Jurassic Park marquant le pas-sage vers le temps des dinosaures, cemur de verdure semble marquer la fron-tière entre le monde moderne, avec seschamps de soja, ses systèmes d’irrigation,ses énormes camions, et une société ori-ginelle en harmonie avec une nature vierge.

Que les apparences sont trompeuses !De nombreux vestiges attestent en effetde l’existence passée au Xingu de socié-tés hiérarchisées d’agriculteurs-pêcheurs,dont les cités et les villages étaient répar-tis sur un vaste territoire. Nous pensonsque l’on pourrait s’inspirer de cette réus-site sociale et économique passée pouraménager l’Amazonie.

La forêt tropicaleamazonienne n’est pas si vierge qu’il y paraît.Une civilisation de pêcheurs,agriculteurs, bâtisseurs de villes et de routes a longtemps occupé la régiondu Haut-Xingu.

Archéologie

Michael Heckenberger

KUHIKUGU, désigné par les archéologues sousle nom de site X11, est la plus grande ville pré-colombienne découverte jusqu’à présent dansla région du Xingu en Amazonie. Elle était aucentre d’un réseau de villes plus petites. Plusde 1 000 personnes y vivaient.

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L ’ E S S E N T I E L! La forêt amazonienneest l’emblème d’une natureinviolée, aujourd’hui menacée de destructionpar l’homme.

! Or elle aussi futfaçonnée par les hommespuisque des civilisationsentières y ont pratiquél’agriculture dans de trèsvastes régions alors couvertes de champset de vergers.

! Leurs modes d’exploitation du territoirerespectaient la nature et suffisaient pour nourrirdes populations indigènes20 fois plus importantesque celles qui occupentaujourd’hui les mêmesrégions.

! Ils pourraient fournirun modèle d’économie etd’aménagement du terroirdurable de l’Amazonie.

d’Amazonied’Amazonie

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Aujourd’hui, le poumon vert de la pla-nète qu’est la forêt amazonienne occupe ledevant de la scène écologique. Bien avantcela, la grande forêt fascinait déjà lesOccidentaux, qui, à la simple mention deson nom, imaginaient d’impénétrablesjungles à la végétation luxuriante, d’inex-tricables réseaux de rivières, de dange-reuses faunes sauvages, des tribusindiennes vivant à l’âge de pierre… Dansl’imaginaire collectif, les Amazoniensvivaient forcément au sein de sociétésprimitives, se contentant d’exploiter lesressources de la nature.

Or ce n’est pas ce qui s’est passé dansle Xingu. Les Kuikuros sont une impor-tante ethnie au sein de la population amé-rindienne du Xingu, population que l’ondésigne au Brésil par le terme génériquede « Xinguanos ». Avec leur aide, nousavons mis en évidence tout un réseau de

villes, de villages et de routes anciennes,où vivait autrefois une population sansdoute 20 fois plus importante que celled’aujourd’hui. Cette civilisation a disparu,dévastée par les microbes véhiculés parles Européens. Comment a-t-elle pu pas-ser inaperçue jusqu’à aujourd’hui?

Des peuples primitifs ?Parmi tous ceux qui ont cherché des civi-lisations perdues en Amazonie, le plusconnu est Percy Harrison Fawcett. Cetaventurier britannique arpentait les junglesinexplorées à la recherche de citésanciennes, des Atlantides de l’Amazo-nie, supposées riches en routes pavées eten pyramides de pierre où on aurait décou-vert un nouvel alphabet… Son histoire ainspiré le roman Le monde perdu de d’Ar-thur Conan Doyle et sans doute le per-

sonnage d’Indiana Jones. Dans son livre,The Lost City of Z, David Grann retrace l’ex-pédition de Fawcett avant sa disparitiondans le Xingu en 1925.

Avant Fawcett, cinq expéditions alle-mandes avaient déjà exploré le Xingu,séjournant auprès des populations locales.Le livre de Karl von den Steinen, décri-vant ces expéditions, devint, dès sa paru-tion en 1894, l’une des références classiquesde la toute jeune anthropologie. Ce livredonna le ton employé au XXe siècle pourdécrire les populations amazoniennes: onles dépeignait comme de petits groupes iso-lés, entretenant un équilibre fragile avecla forêt tropicale. En bref, il ne pouvait s’agirque de « peuples primitifs ». De fait, lesanthropologues du XXe siècle ont le plussouvent considéré la jungle amazoniennecomme un environnement très défavorableà l’agriculture; la faible fertilité du sol sem-blait exclure l’installation de populationsdenses. Pour eux, l’Amazonie du passé étaità l’image de l’Amazonie d’aujourd’hui.

Cette approche commence à évoluerdans les années 1970, quand des chercheursréexaminent les premiers récits d’Euro-péens : il n’y est pas question de petitestribus, mais de populations denses! Dansson livre 1491, Charles Mann l’a très biendécrit : à la veille du débarquement euro-péen, les Amériques étaient très peupléeset l’Amazonie ne faisait pas exception. Gas-par de Carvajal, le missionnaire qui chro-niqua la première expédition espagnole àdescendre l’Amazone, nota la présence devilles fortifiées, de larges routes bien entre-tenues et d’une population nombreuse.Le 25juin1542, il écrivit :

Nous nous dirigions vers des îles que nouspensions inhabitées, mais lorsque nous les avonsatteintes, les habitats qui s’offrirent à notre vueétaient si nombreux […] que nous en avionsles larmes aux yeux […] et, quand ils nousvirent, ils vinrent à notre rencontre sur la rivièreà bord de 200 pirogues [canoës], chacune d’ellestransportant vingt à trente Indiens, et certainesquarante… Ils étaient richement parés d’em-blèmes colorés, et ils avaient avec eux de nom-breuses trompettes et tambours… et sur terreune chose merveilleuse à voir, c’était ces for-mations de villageois, qui jouaient de diversinstruments et dansaient au son de ceux-ci,manifestant une grande joie de voir que nouspassions par leur village.

Les fouilles menées dans plusieursrégions bordant l’Amazone, telle l’île deMarajó à l’embouchure du fleuve et dessites proches des villes modernes de San-

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U N P A Y S D E L É G E N D E

L’archéologie révèle que certaines régions d’Amazonie étaient très peupléesà la veille de l’arrivée et de la colonisation européenne. Les recherches dirigées par l’auteur sont concentrées sur la région située aux sources de la rivière Xingu dans l’État brésilien du Mato Grosso. Cette zone est habitée par les Indiens Kuikuros.

Zone d’étude en pays kuikuroLimite du bassin de l’AmazoneRégions ayant abritédes sociétés complexesVilles précolombiennes

Parc national du Xingu

10 kilomètres

X17X6

X22

X18

X38 X11X35/36

Lac Tafununo

BRÉSILQuito

Bogota

Caracas

ParamariboCayenne

Île de MarajoBelem

SantaremManaus

Acre

Llanos de Moxos

HautTapajos Mato

Grosso Brasilia

Salvador

La Paz

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tarém et de Manaus, ont confirmé ces dires.Ces anciennes sociétés amazoniennes par-ticipaient à de vastes systèmes d’échangescommerciaux. On en sait moins sur la bor-dure méridionale de l’Amazonie, mais destravaux récents à Llanos de Mojos en Boli-vie et dans l’État brésilien d’Acre suggè-rent que des sociétés complexes ont aussioccupé ces régions. En 1720, le BrésilienAntonio Pires de Campos décrivit unerégion densément habitée dans la régiondes sources supérieures de la rivière Tapa-jós, à l’Ouest du Xingu :

Ces gens vivent en si grand nombre,qu’il n’est pas possible de compter leurs habi-tats ou villages, [et] à de nombreuses reprisesau cours d’une journée de marche, on tra-verse dix ou douze villages, et dans chacund’eux il y a de dix à trente maisons, et parmices maisons, certaines font trente à quarantepas de long […] Même les routes qu’ilsconstruisent sont parfaitement rectilignes ettrès larges, et ils les entretiennent si bien qu’onn’y trouverait pas la moindre feuille morte…

Quand je me suis rendu au Brésil audébut des années 1990 afin d’étudier l’his-

toire du Xingu, les cités perdues étaient bienles dernières choses que j’avais en tête !Même si la plus grande partie du bassinamazonien était inconnue des archéologues,il était peu probable que les ethnographeset surtout les Indiens xinguanos aient puignorer l’existence d’éventuelles cités per-dues dans la forêt amazonienne.

Une cité entourée de murs

Cependant, les signes de l’existence pas-sée de «quelque chose» de plus élaboré queles occupations humaines actuelles étaientomniprésents. Dans les années 1950, RobertCarneiro du Muséum américain d’histoirenaturelle à New York, avait vécu parmi lesIndiens Kuikuros. Il avait déjà suggéréque leur mode de vie élaboré et leur éco-nomie productive fondée sur l’agricultureet la pêche pouvait faire vivre des commu-nautés beaucoup plus nombreuses que cellesdes villages actuels, c’est-à-dire de 1000 à2000 individus. Il évoquait aussi nombred’indices de l’existence passée d’un site

L E S K U I K U R O SLes Kuikuros ont participé autravail de terrain de l’auteur. Ilsconstituent l’une des raressociétés amazoniennes àpréserver sa langue, ses rituels, etson art, malgré des siècles dedépeuplement. Ils vivent toujoursaujourd’hui de l’agriculture, dumanioc pour l’essentiel, de lapisciculture, de la production deleurs vergers ainsi que del’exploitation de la forêt.

Les Kuikuros conservent un mode de vie précolombien.Ainsi, l’archéologie a montré qu’ils organisent toujoursleur subsistance et leurs habitats comme le faisaientleurs ancêtres.

Ce village Xinguano, où vivent plusieurs centainesd’habitants, est constitué de grandes maisonsen chaume entourant une place centrale, d’où partentdes routes rectilignes.

Une femme kuikuro pêche avec unpanier dans un bassin voisin du sitearchéologique X13 (Heulugihïtï).

Des joueurs de flûtes et des danseurscommémorent la disparition de l’anthropologue brésilien ApoenaMeirelles lors du festival funéraire de Kuarup en août 2005.

Michael HECKENBERGER, professeur d’archéologie

à l’Université de Floride, fouille en Amazonie depuis 1992,

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entouré de fossés profonds (X11 dans notrenomenclature). Autre indice : en 1946,Orlando, Claudio et Leonardo Villas Boasmènent une expédition qui établit un contactpermanent avec les Xinguanos. Ces indi-génistes brésiliens (le mouvement indigé-niste promeut l’acculturation des Indiens),à l’origine de la création du parc nationaldu Xingu, signalent aussi la présence de fos-sés profonds près de nombreux villages.

En janvier 1993, peu après mon arri-vée dans le village kuikuro, Afukaka, leprincipal chef héréditaire, me conduit voirl’un de ces fossés. Il s’agissait de celui dusite X6 que les Kuikuros nommentNokugu, du nom de « l’esprit jaguar» qui,selon eux, habite ces lieux. En route, nousrencontrons des hommes en train deconstruire un énorme barrage pour pois-sons sur la rivière Angahuku, déjà gros-sie par les pluies saisonnières. Ce fossé,qui s’étendait sur plus de deux kilomètres,était profond de deux à trois mètres et largede plus de dix. Même si je m’attendais àdécouvrir un paysage archéologique dif-

férent de celui d’aujourd’hui, la taille deces anciennes communautés et de leursconstructions me surprit. Mes assistantskuikuros et moi-même avons passé lesmois suivants à cartographier ce fossé etd’autres ouvrages de terrassement sur cesite de 45 hectares.

Depuis cette époque, notre équipe aétudié de nombreux autres sites similairesdans cette région ; en nous frayant un che-min à travers la forêt, nous avons tracéplus de 30 kilomètres de voies, afin de car-tographier, d’étudier et de mettre au jources sites. De nombreux Kuikuros nousaidaient d’une manière ou d’une autre,et certains d’entre eux devinrent mêmetrès versés en archéologie.

À la fin de 1993, Afukaka et moisommes revenus à Nokugu, et je lui aiexpliqué tout ce que j’avais appris. Nousavons suivi le contour du fossé extérieurdu site et nous nous sommes arrêtésdevant un pont en terre, sur lequel pas-sait une route principale que nous avionsdécouverte. Je lui ai montré cette ancienne

route en terre battue de 10 à 20 mètresde large ; parfaitement rectiligne, elleconduisait à Heulugihïtï, un autre anciensite (X13 dans notre nomenclature) dis-tant d’environ cinq kilomètres.

La route, délimitée par des borduresen terre, mesurait jusqu’à 40mètres de lar-geur, soit la taille d’une autoroute moderneà quatre voies ! Après quelques centainesde mètres, nous sommes passés au-des-sus du fossé intérieur et nous nous sommesarrêtés pour regarder une tranchée defouilles récemment pratiquée, où nousavions découvert les « fondations », enforme d’entonnoirs, d’une palissade faitede troncs d’arbres. Afukaka a alors évo-qué les attaques contre lesquelles, dansl’ancien temps, les villages de son peuplese protégeaient par des palissades.

Nous avons alors traversé la ville pournous rendre au centre. Une alternancede zones boisées, broussailleuses ououvertes témoignait de différents typesd’activités passées. Nous sommes fina-lement parvenus à une clairière her-

D E S V I L L E S O R G A N I S É E S E N R É S E A UL’archéologie a révélé que les ancêtres des Kuikurosavaient transformé des centaines de kilomètres carrés deforêt vierge en terres agricoles productives. Si, selon les cri-tères actuels, leurs centres urbains étaient petits, ils étaient

rassemblés par groupes, dont chacun fonctionnait commeune entité politique. Une organisation « fractale » caractéri-sait cet habitat, c’est-à-dire que le même modèle d’organi-sation se retrouvait à diverses échelles.

Route cartographiée par GPSRoute extrapoléeGrande ville entourée de mursCentre rituel

Ville de taille moyennePetite ville/villageTaille inconnueZones cultivées

+

Vue d’artiste de Kuhikugu, c’est-à-dire de X11.

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Pirogues

Lac Lamakuka Bordureen terre Jardins

Jardin

Forêt exploitée

VergersMaisond’habitation

Placecentrale

Palissadeen rondins

Routevers

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Route

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Village desKuikuros Lac Ipatse

Angahuku

Marais

Marais

Grouped’Ipatse

Ipatse

Culuene

Lac Tafununo

Forêt

Forêt

10 kilomètres

Lac Lamakuka

Plaine inondable

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beuse parsemée de palmiers de hautetaille : l’ancienne place centrale. Je fisremarquer à Afukaka la structure parfai-tement circulaire de cette place, qu’unremblai de un mètre de hauteur délimi-tait. Ces grands palmiers avaient sansdoute colonisé cette place il y a des sièclesà partir des jardins de l’ancienne ville.

Quittant cette place pour explorerles alentours, nous avons trouvé de grandstas de détritus ressemblant à s’yméprendre à celui qui se trouve… der-rière la maison d’Afukaka! Ils étaient rem-plis de poteries brisées, dont Afukakareconnut le type : le même, jusque dansles moindres détails, que celui des pote-ries qu’utilisent ses épouses pour cuireet préparer le manioc ! Plus tard, lors desa visite de la fouille d’une maison pré-colombienne, Afukaka découvrit dansl’ancienne cuisine un undagi, c’est-à-direun support en poterie de pot à cuire lemanioc. « Tu as raison !, s’exclama-t-il, lavie quotidienne de ces anciens Kuikurosétait très semblable à la nôtre. »

Ces connexions entre passé et présentrendent les sites xinguanos fascinants.Les sites que nous avons étudiés font eneffet partie des rares centres urbains pré-colombiens de l’Amazonie, dont le maté-riel indique une similitude avec lescoutumes actuelles. Ailleurs en Amazonie,les anciennes cultures ont, soit complète-ment disparu, soit ne sont plus représen-tées que par des traces archéologiquestrès fragmentaires. La ville ancienne entou-rée de murs que nous visitions avec Afu-

kaka est très semblable dans sa structureà son village actuel, avec sa grand-placecentrale et ses routes radiales. Elle estjuste dix fois plus grande.

De la maison à la cité« Monumental » n’est pas le mot qui vientà l’esprit d’un Occidental quand il s’agitde décrire une maison à toit de chaume.Pour autant, la maison que les Kuikurosconstruisaient pour leur chef quand je suisarrivé chez eux en 1993 couvrait bien plusde 1 000 mètres carrés. Semblable à ungigantesque panier renversé, elle est entiè-rement construite sans clous, ni pierres,ni mortier… Et la maison moyenne d’unIndien Xinguano, d’environ 250 mètrescarrés, est plus grande qu’une maisonfrançaise moyenne... Ce qui distingue lamaison du chef n’est pas seulement sataille, mais aussi sa position : au Sud dela place centrale circulaire.

Par ailleurs, lorsqu’on entre dans le vil-lage par la route principale, orientée del’Ouest vers l’Est, les familles de hautrang social habitent soit à droite, c’est-à-dire au Sud, soit à gauche c’est-à-dire auNord. Cette disposition reproduit, à uneplus grande échelle, l’agencement d’unemaison individuelle, où l’occupant de plushaut rang accroche son hamac à droite, dansl’axe de la maison. De même, le hamac duchef, orienté de l’Ouest vers l’Est, est accro-ché à droite de sa maison. Lorsqu’un chefmeurt, on le couche dans un hamac, latête orientée vers l’Ouest.

V O I R S O U S L A C A N O P É E

Les images prises par les satellites Landsat, en fausses couleurs,représentant les différentesbandes de fréquences desinfrarouges. Celles du payskuikuro sont marquées detaches révélant des zonesde forêts agencées parl’homme, notamment aux alentours des habitatsidentifiés par l’auteur et son équipe. Dans les zones vierges, la forêtsemble plus uniforme.L’étude sur le terrain de la végétation et des solsconfirme que la région futautrefois densémentpeuplée et cultivée.

! BIBLIOGRAPHIED. Grann, The lost city of Z : a taleof deadly obsession in theAmazon, Doubleday, 2009.

M. Heckenberger et al.,Pre-columbian urbanism,anthropogenic landscapes, andthe future of the Amazon, Science,vol. 321, pp. 1214-1217, 2008.

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Forêtfaçonnée

parl’homme

Forêt naturelle

Groupe urbain de Kuhikugu Groupe urbain d’Ipatse

Voie actuelle localisée par GPSRoute : principale secondaire

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Ce schéma s’applique à toutes leséchelles, des maisons individuelles jus-qu’à l’ensemble du bassin du Haut-Xingu.Les villes anciennes sont réparties à tra-vers toute la région et sont reliées par unréseau de routes alignées avec précision.Lorsque je suis arrivé pour la première foisdans la région, il m’a fallu des semainespour cartographier les fossés, les places etles routes en utilisant les techniques archéo-logiques standards. À partir de 2002, nousavons commencé à utiliser le GPS (système

de localisation par satellite) précis, ce quinous a permis de cartographier les prin-cipaux ouvrages de terrassement enquelques jours. Et nous avons alors décou-vert un impressionnant degré d’intégra-tion régionale. Il est apparu que le territoireétait aménagé de façon très élaborée.Chaque chose avait sa place, déterminéepar les mêmes principes fondamentauxque dans les villages actuels. Les routes

principales étaient orientées Est-Ouest, lesroutes secondaires rayonnaient vers leNord et vers le Sud, et les petites routesallaient dans les autres directions.

Nous avons cartographié deuxensembles de villes et villages dans notrezone d’étude (voir l’encadré page 40). Cha-cun d’eux est constitué d’un grand centrecérémoniel et de plusieurs villes satellitesprécisément orientées par rapport à cecentre. Ces villes comptaient probable-ment plus de 1 000 habitants. Les vil-

lages plus petits sont localisés plus loindu centre. Le groupe septentrional est cen-tré sur X13, qui n’est pas vraiment uncentre rituel, mais plutôt une sorte de lieude fêtes. Deux grands ensembles urbainsentourés de murs se trouvent à égaledistance de X13, l’un au Nord, l’autre auSud, et deux villes de taille moyenne,entourées de murs, sont respectivementsituées au Nord-Est et au Sud-Ouest, tou-

jours à la même distance de X13. Le groupeméridional est légèrement différent. Il estcentré sur X11, qui est à la fois un centrerituel et une ville, et autour duquel se trou-vent des villes petites et moyennes, toutesavec une place centrale.

Les territoires occupés par ces deuxensembles urbains représentent chacunplus de 250 kilomètres carrés; le cinquièmede cette superficie environ est constituépar l’agglomération urbaine elle-même,qui est donc d’une taille à peu près équi-valente à celle d’une petite ville actuelle.L’ancien territoire cultivé est aujourd’huirecouvert par la végétation, mais on iden-tifie dans la partie centrale une réparti-tion particulière de certains végétaux,d’animaux, de types de sols, de céramiqueset autre mobilier archéologique.

Si l’utilisation de la terre fut plus intensedans le passé, l’archéologie indique quel’essentiel de la pratique était semblable àcelle des Kuikuros actuels : outre des jar-dins pour le manioc, ils entretenaient depetits vergers d’arbres fruitiers (les pequis)et cultivaient des champs de sapé, dont ilstiraient le chaume de leurs habitations.Le paysage campagnard devait avoirl’aspect d’une mosaïque alternant champscultivés et forêts secondaires ayant envahi

Les terres des indigènes sont devenues la plus importante barrièrecontre la déforestation dans de nombreuses parties de l’Amazonie. La réserve du Xingu était autrefois au cœur de la forêt tropicale, maisdes fermes d’élevage de bétail et des champs de soja modifientaujourd’hui le paysage de tous côtés. Pour subvenir aux besoins de leur population croissante, les Xinguanos auront-ils besoin, eux aussi, de défricher la forêt ? Les travaux de l’auteur suggèrent quenon. Le modèle de gestion de la terre hérité de leurs ancêtres, fondésur de longs cycles de rotation des cultures, pourrait en effet faire vivreune population beaucoup plus importante que la population actuelle.

U N Î L O T D ’ A R B R E S

La déforestation dans le Mato Grosso est l’une des plusrapides au Brésil : en 2004, cinq hectares par minute.Réserve du Xingu

Zone déboisée en 2004Zone déboisée en 2003Zones déboisées (ou ne faisant pas partie de la forêt amazonienne)Zones forestières

AU RYTHME ACTUEL, LA PARTIE SUD DE LA FORÊT amazonienne sera réduite à 20 pour cent de sa superficie

d’origine au cours de la prochaine décennie.

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les terrains en jachère. Les marais sontaujourd’hui recouverts de palmiers Buriti(Mauritia flexuosa) qu’exploitaient lesanciens Kuikuros ; ce palmier aux fruitscomestibles, nommé palmier-bache enGuyane française, est la matière premièred’une immense industrie agroalimentaireen Amérique du Sud tropicale.

Pratiquaient-ils la pisciculture ?

Dans les marais, on note aussi plusieursindices de la pratique de la pisciculture :des réservoirs artificiels, des chausséessurélevées et autres vestiges de barrages.À l’extérieur des zones centrales se trou-vaient une ceinture verte moins peupléeet même des zones de forêts denses sépa-rant les villages. Les ressources de cetteforêt – animaux, plantes médicinales,arbres, etc. – étaient exploitées, mais lesanciens Kuikuros considéraient la forêtcomme le royaume des esprits.

L’intérieur et les alentours des sitesrésidentiels sont caractérisés par une terrenoire, que les Kuikuros appellent agepe.Il s’agit d’un sol très fertile, enrichi parles ordures ménagères et la pratique d’unegestion des sols adaptée, tel le brûlagecontrôlé de la couverture végétale. Leshommes ont modifié les sols partout dansle monde, les rendant plus noirs, plusriches en terreau et en certains produitschimiques. En Amazonie, cette bonifica-tion de la terre est essentielle pour l’agri-culture en raison de la très grande pauvretédu sol. Dans le Xingu, la terre noire estmoins courante que dans d’autres régionsamazoniennes, car les populations localesvivaient surtout du manioc et des vergers,qui n’exigent pas de sols très fertiles.

La recherche de grands ensemblesurbains sur une zone de 25000 kilomètrescarrés suggère que 15 ensembles urbainscomparables à celui que nous avons étu-dié existaient au Haut-Xingu. Toutefois,la plus grande partie de cette région n’estpas explorée, de sorte que le chiffre exactpourrait avoir été beaucoup plus élevé. Ladatation au carbone 14 de nos sites defouilles indique que les ancêtres des Xin-guanos qui se sont établis dans la régionvenaient probablement de l’Ouest, et qu’ilsont commencé à façonner les forêts et lesmarais du Xingu il y a au moins 1500ans.

Pendant les siècles qui ont précédé ladécouverte des Amériques par les Euro-péens, ces communautés ont été structu-

rées en ensembles urbains hiérarchiques.Les témoignages écrits ne remontentqu’à 1884, et l’importance de l’habitat estdonc notre seul moyen pour estimer lapopulation précolombienne ; la taille desensembles urbains du Xingu suggère qu’ilscontenaient une population régionale plusimportante que celle d’aujourd’hui, depeut-être 30000 à 50000 individus.

Il y a un siècle, Ebenezer Howardavait proposé un modèle de croissanceurbaine durable. Précurseur du mouve-ment écologiste actuel, Howard envisa-geait des villes en réseau comme unealternative à un monde de villes « pous-sant comme des champignons». Dix villescomptant quelques milliers d’habitants,suggérait-il, pourraient avoir la mêmecapacité fonctionnelle et administrativequ’une unique mégalopole.

Des cités-jardinsLes anciens Xinguanos avaient développéun tel (proto-)urbanisme «vert» : une cité-jardin. Percy Fawcett se trouvait peut-êtreau bon endroit, mais il ne cherchait pasce qu’il fallait, puisqu’il voulait trouverdes restes de villes en pierres. Ces centresurbains à petite échelle étaient de petitetaille et n’avaient pas de structures éla-borées, mais ils compensaient ces carac-téristiques par le nombre des cités et parleur intégration. Notre conception euro-péenne de villes denses constituées debâtiments en dur nous est venue des civi-lisations mésopotamiennes et égyptiennes,mais n’est pas caractéristique de tous lesenvironnements. Dans l’Europe médié-vale et dans les pays tempérés, les villeset villages étaient d’une taille comparableà celle des habitations du Xingu.

Ces constatations sont particulièrementimportantes aujourd’hui, alors que lapartie Sud de l’Amazonie est bouleverséepar la civilisation occidentale. Aujourd’hui,la forêt de transition de cette région del’Amazonie est reconvertie en terres arableset en pâturages. Au rythme actuel, elle seraréduite à 20 pour cent de sa superficie d’ori-gine à la fin de la prochaine décennie. Del’immense «nature vierge» originelle, il nerestera bientôt plus que des réserves,telle celle du Xingu, dont les habitants indi-gènes protègent la biodiversité. Dans cesrégions, sauver les précieuses forêts tro-picales et protéger l’héritage culturel desIndiens constitue, à bien des égards, unseul et même projet. "

L’histoire du XinguLes méthodes de datation utiliséesindiquent que des hommes viventdans le Haut-Xingu depuis plus de 1 500 ans.

! VIe siècleLes ancêtres des habitants actuelsarrivent dans la région en provenancede l’Ouest.

! XIIIe siècleDes groupes parmi eux s’organisentpour constituer des ensemblesurbains intégrés ; la population de larégion est estimée à 30 000 à 50 000 individus.

! 1542Gaspar de Carvajal relate dans seschroniques que le conquistador espagnol Francisco de Orellanaconduit la première expédition européenne à descendre l’Amazone.

! XVIIIe siècleLa réduction des Indiens en esclavagedévaste la population xinguano.

! 1884L’anthropologue allemand Karl vonden Steinen se rend au Xingu, dont il estime la population à quelque3 500 personnes.

! Années 1950Orlando, Claudio et Leonardo VillasBoas mènent avec succès une campagne pour créer la réservedu Xingu. La population xinguano étaitalors réduite à environ 500 individus.

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M ettez en marche n’importe quelappareil électrique : un courantélectrique circule sous l’effet d’une

tension, ou différence de potentiel électrique,entre les extrémités d’un fil métallique. Cephénomène nous paraît banal. Pourtant, ày regarder de plus près, on peut y voir uneillustration d’un domaine important de laphysique théorique d’aujourd’hui.

Le courant électrique constitue la réac-tion des électrons du métal à la différencede potentiel appliquée. D’après la loid’Ohm, l’intensité du courant est pro-portionnelle à la différence de potentielélectrique, la constante de proportion-nalité étant l’inverse de la résistance dufil. Une question intéressante, qui est aucœur du présent article, est la suivante :peut-on calculer cette résistance sansappliquer de tension? En d’autres termes,peut-on déterminer la réaction des élec-trons à la tension appliquée en connais-sant juste leur comportement en l’absencede champ électrique ?

Plus généralement, la question estde savoir si l’on peut comprendre le com-portement hors d’équilibre d’un systèmeconstitué d’un grand nombre de parti-cules en examinant seulement ses pro-priétés à l’équilibre ; ou, inversement, sil’on peut inférer ses propriétés à l’équi-libre à partir d’expériences réalisées dans

Physique théorique

U. Marini Bettolo Marconi, A. Puglisi, L. Rondoni et A. Vulpiani

Discipline (sous-thème)

L ’ E S S E N T I E L! Il existe des liens entre les fluctuations que présente un système à l’équilibre et la façondont il réagit à une petiteperturbation et revientvers l’état d’équilibre.

! Les physiciens ont pu généraliser ces relations de fluctuation aux étatsproches de l’équilibre,ainsi qu’à certaines situations éloignées de l’équilibre.

! De telles relations servent par exemple à étudier la physique des macromolécules, comme les protéines.

44] Physique théorique

À l’équilibre thermodynamique, un système composé d’un grand nombre de particules présente de petites fluctuations spontanées. Des théorèmes de la physique statistique relient ces fluctuations au comportement du système hors d’équilibre.

NASA

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1. LE THÉORÈME DIT DE FLUCTUATION-DISSIPATION relie les fluctuationsspontanées d’un système physique à l’équilibre à sa réaction à une brève

perturbation externe. Les relations entre fluctuations et dissipation ont étéétablies à l’origine pour des systèmes proches de l’équilibre. Les physiciens et

les mathématiciens sont parvenus à en obtenir des versions valables danscertaines situations éloignées de l’équilibre, comme les écoulements turbulents

stationnaires (présentant des structures stables, statistiquement, dans letemps). L’image montre un tel écoulement dans un contexte météorologique.

Ces tourbillons dits de von Karman, photographiés par le satellite Landsat 7, ontété créés par des vents soufflant de l’Est sur les îles Aléoutiennes de l’Alaska.

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des situations hors d’équilibre (voir lafigure 1 et l’encadré ci-dessus).

Tel est l’enjeu essentiel posé par leproblème dit de fluctuation-dissipation.Cette question joue un rôle fondamentalen physique statistique, qui cherche àdécrire le comportement macroscopiqued’un système à partir de ses propriétésmicroscopiques.

Les relations (ou théorèmes) de fluc-tuation-dissipation sont apparues il y aplus d’un siècle avec l’analyse par AlbertEinstein du mouvement brownien – lemouvement erratique dont sont animéesdes particules microscopiques en sus-pension dans un fluide, ces particules étantpoussées au hasard par les chocs avec lesmolécules du fluide (voir l’encadré page 48).Les relations de fluctuation-dissipationont ensuite été étudiées notamment par lechercheur d’origine norvégienne LarsOnsager durant les années 1930 et par leJaponais Ryogo Kubo dans les années 1950.Elles ont connu un renouveau d’intérêt aucours des décennies récentes, notammenten raison des progrès réalisés dans les tech-niques expérimentales et les simulationsnumériques. Ces avancées, en donnantaccès à des détails de plus en plus fins ducomportement d’un système physique etde ses fluctuations, posent aux théoriciensde nouvelles questions et défis.

Nous commencerons par expliquerquelle est l’idée des relations de fluctua-

tion-dissipation, puis nous décrirons àgrands traits les progrès récents réalisésdans ce domaine. Nous mentionneronsune application de ces développementsthéoriques à la physique des protéineset, pour terminer, nous discuterons de leurpertinence pour l’étude du climat.

Le mouvement brownien, un exemple

historiqueComme nous l’avons signalé, le premierexemple de relations entre fluctuationset dissipation concerne le mouvementbrownien. Einstein et, indépendamment,le physicien polonais Marian Smolu-chowski ont montré qu’en observant aumicroscope le mouvement de grains micro-scopiques en suspension dans un liquide,il est possible d’en déduire le nombre demolécules contenues dans une mole duliquide, c’est-à-dire le nombre d’Avoga-dro (par définition, ce nombre correspondau nombre d’atomes contenus dans12 grammes de l’isotope 12 du carbone).Cette analyse théorique a été testée avecsuccès en 1909 par les expériences du phy-sicien français Jean Perrin, qui ont consti-tué une preuve décisive de l’existence desatomes ou des molécules, et de leur rôledans le mouvement aléatoire des grains.

Pour obtenir ce résultat crucial, Ein-stein et Smoluchowski ont considéré lesdeux effets produits par les molécules dufluide sur un objet de taille microscopique,mais beaucoup plus gros que ces molé-cules. Le premier d’entre eux est un effetde fluctuation : en raison des impulsionscommuniquées par les chocs incessantsavec les molécules du fluide, la vitesse del’objet en suspension augmente et dimi-nue de façon irrégulière, c’est-à-dire quecette vitesse présente des fluctuationsimprévisibles. Le second effet est celui de«relaxation», ou retour à l’équilibre, quel’on nomme aussi dissipation ou réponse :si l’objet subit une force extérieure durantun intervalle de temps très court, sa vitessese modifie brusquement, puis décroît verszéro (ou, plus généralement, vers la vitessemoyenne du fluide).

Quelle est la relation entre ces deuxeffets? Considérons une fluctuation de lavitesse du grain en suspension dans unfluide, fluctuation où la vitesse croît jus-qu’à un certain maximum, qui est atteintà l’instant t0, puis décroît vers zéro, sa valeur

U n système macroscopiqueest à l’équilibre mécanique

quand la résultante des forcesauxquelles le système est sou-mis est nulle. Des réactions chi-miques et des déplacements dematière peuvent modifier l’étatd’un système à l’équilibremécanique. Si ce n’est pas lecas, le système est égalementà l’équilibre chimique. Le sys-tème est en outre à l’équilibrethermique si son état ne variepas quand on l’extrait de sonmilieu et qu’on l’entoure deparois adiabatiques (qui empê-chent les échanges de chaleur).On dit que le système est àl’équilibre thermodynamiquequand il est en équilibre méca-nique, chimique et thermique.Dans ces conditions, toutes

les parties du système ont lamême température, qui est éga-lement la température du milieuextérieur. Par conséquent, l’étatdu système peut être caracté-risé par quelques grandeurs glo-bales et constantes dans letemps (par exemple la pression,la température, etc.).

L’absence d’équilibre méca-nique conduit à une accéléra-tion, à de la turbulence, à desondes, etc. L’absence d’équilibrechimique conduit à des varia-tions de composition chimiquedu système ou à des déplace-ments de matière. L’absenced’équilibre thermique conduit àdes flux de chaleur.

Si le système n’est pas àl’équilibre thermodynamiqueet n’interagit pas avec le milieu

extérieur, son état évolue jus-qu’à ce que l’équilibre soitatteint. Cependant, l’interac-tion du système avec le milieuextérieur empêche parfois cetterelaxation vers l’équilibre ; il ya alors dissipation d’énergie, etl’on peut obtenir des étatsstationnaires hors d’équilibre,où certaines grandeurs restentconstantes.

Un thermos de café chaudpeut, durant quelques heures,être considéré comme un sys-tème à l’équilibre. En revanche,un courant électrique dans unfil métallique est un systèmehors d’équilibre : son existencen’est en fait possible que s’ilexiste une différence de poten-tiel électrique entre les deuxextrémités du fil.

S y s t è m e s h o r s d ’ é q u i l i b r e

Umberto MARINI BETTOLO MARCONIest professeur de physique

de la matière condensée à l’Université de Camerino,

en Italie.Andrea PUGLISI est chercheur du CNR-INFM (Institut national

de physique de la matière, Conseilnational de la recherche, en Italie)

à l’Université de Rome Sapienza.Lamberto RONDONI est professeur

de physique mathématique au Politecnico de Turin.

Angelo VULPIANI est professeurde physique théorique

à l’Université de Rome Sapienza.

L E S A U T E U R S

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moyenne. La décroissance de la vitesse dugrain après cette fluctuation (voir la figure 2a)ressemble à la façon dont le grain retrouvesa vitesse d’équilibre après avoir été per-turbé par une force extérieure appliquéebrièvement (voir la figure 2b). Supposonsque la perturbation externe communiqueau grain une vitesse de même valeur quecelle due à la fluctuation spontanée. Ledétail du retour à l’équilibre après une per-turbation ou de la décroissance de la vitesseà la suite d’une fluctuation spontanée dif-fère d’une expérience à l’autre. Cependant,en moyenne, la relaxation de la vitesse àla suite d’une perturbation est identiqueà la décroissance de la vitesse à la suited’une fluctuation : telle est la significationfondamentale de la relation entre fluctua-tion et dissipation.

Plus généralement, une relation defluctuation-dissipation exprime la relationentre les fluctuations d’un système nonperturbé et une fonction de réponse appro-priée. C’est une réponse formelle à la ques-tion du courant électrique posée au débutde cet article : il est en principe possible decalculer la résistance électrique d’un fil,qui est une réponse à la différence depotentiel appliquée, à partir des proprié-tés du fil en l’absence de tension électrique.Un autre exemple classique est la cha-leur spécifique d’un système de N parti-cules, qui est directement reliée auxfluctuations de l’énergie de ce système(voir l’encadré page 49).

Un lien entre fluctuations et retour

à l’équilibreDans la période qui a suivi les recherchesd’Einstein et de Smoluchowski sur le mou-vement brownien, des physiciens et desmathématiciens ont vérifié la relation defluctuation-dissipation dans un certainnombre d’expériences et de modèles théo-riques. Ces travaux ont conduit à la conclu-sion que les principaux aspects statistiquesdu comportement de systèmes relative-ment petits (agrégats d’atomes ou de molé-cules, particules colloïdales, etc.) sont biendécrits par un terme systématique (déter-ministe), qui correspond à de la dissipa-tion, terme auquel s’ajoute une contributionfluctuante, aléatoire.

En 1931, Onsager a émis l’hypothèseque la relation fluctuation-dissipation estuniverselle et l’a généralisée à tout système

2. L’ESSENCE DE LA RELATION DE FLUCTUATION-DISSIPATION peut être illustrée simple-ment par le comportement d’un ressort auquel est suspendu un poids. Sous l’action de ce poids,le ressort s’allonge d’une certaine quantité. Moins le ressort est raide, plus cet allongementest important. En situation d’équilibre mécanique et thermique, la position de l’extrémité duressort présente de petites fluctuations spontanées au cours du temps. Plus l’allongement estgrand, plus ces fluctuations sont importantes. Le lien entre les fluctuations à l’équilibre de laposition du ressort et son allongement sous l’effet d’une force extérieure est une relation detype fluctuation-dissipation.

Allongement

Temps

Temps

Posit

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sition

proche de l’équilibre. En particulier, il asupposé que si le système reste dans unétat proche de l’équilibre, les moyennesdes grandeurs physiques «répondent» auxperturbations externes en décroissant dela même façon que les fonctions d’auto-corrélation du système non perturbé (lafonction d’autocorrélation f(t) d’une gran-deur donnée X est la moyenne du pro-duit X(0)X(t), c’est-à-dire le produit de savaleur à l’instant initial t = 0 par sa valeurà un instant quelconque t, la moyenne étantcalculée sur tous les états initiaux possibles;de telles fonctions de corrélation sont expé-rimentalement mesurables).

En d’autres termes, la relation de fluc-tuation-dissipation établit que le com-portement d’un système hors d’équilibre,mais proche de l’équilibre, peut êtrecompris en termes de moyennes de gran-deurs physiques calculées ou mesuréesdans les états d’équilibre.

Vingt ans plus tard, Kubo démontrala validité générale de la relation de fluc-tuation-dissipation pour les systèmesproches de l’équilibre. Il obtint égalementdes formules très utiles pour calculer cequ’on appelle des coefficients de transport.Ces coefficients expriment la réaction dequantités plus complexes aux perturba-tions externes. Par exemple, la conducti-vité thermique d’un matériau caractérisela réponse du matériau à une différence detempérature, la viscosité de cisaillementd’un fluide caractérise la réaction de cefluide à une force de cisaillement, etc.

Les scientifiques ont mis une cinquan-taine d’années à se rendre compte et àdémontrer que la relation de fluctuation-dissipation s’applique de façon généraleaux systèmes proches de l’équilibre. La«théorie de la réponse linéaire» qui est issuede ce long processus est, encore aujour-d’hui, l’un des outils les plus puissants de

RESSORT RAIDE

RESSORT LÂCHE

Allongement

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la physique statistique hors d’équilibre.La pertinence du théorème de fluctuation-dissipation est due à sa double nature: c’estnon seulement un résultat théorique fon-damental et général, c’est aussi un outilcommode pour faire des prédictions.

De nos jours, avec les progrès de la puis-sance de calcul des ordinateurs et destechniques expérimentales, les scientifiquesont la possibilité d’explorer la matière à deséchelles inférieures au micromètre, prochesdu nanomètre. Les physiciens ont ainsi ren-contré de nouvelles classes de systèmes dontles fluctuations jouent un rôle important,ce qui les a poussés à tenter de généraliserle théorème de fluctuation-dissipation à desétats éloignés de l’équilibre. Cela a conduitau vaste champ des «relations de fluctua-tion » découvert pour la première foisen1993 par les chercheurs australiens Denis

Evans et Gary Morris, et l’Américain Eze-chiel Cohen, et formalisé deux ans plus tardpar Giovanni Gallavotti, de l’Universitéde Rome, et E. Cohen.

Les relations de fluctuation portentsur une grandeur nommée « productiond’entropie», qui représente la dissipation,l’entropie étant une grandeur thermody-namique qui reflète le désordre du système.Elles s’appliquent à des perturbations quine sont pas forcément petites et à des étatsqui ne sont pas nécessairement proches del’équilibre. Ultérieurement, les physiciensont mis au jour des relations de fluctua-tion pour différentes grandeurs, la plu-part concernant les fluctuations de la chaleuréchangée par le système considéré avecun dispositif externe. Ces relations ont ététestées et vérifiées dans des expériences por-tant sur des systèmes de petite taille, c’est-

L e m o u v e m e n t b r o w n i e n

E n 1827, le botaniste écossaisRobert Brown observa des grains

microscopiques (provenant de pol-len) en suspension dans de l’eau,et remarqua que chaque grain effec-tuait un mouvement erratique. Cephénomène est aujourd’hui connusous le nom de mouvement brow-nien. Des décennies durant, sonimportance a été sous-estimée et iln’a été compris que vers 1905, grâceaux travaux d’Einstein et, indépen-damment, de ceux du physicien polo-nais Marian Smoluchowski.

Quelques années plus tard, lephysicien français Paul Langevinproposa une description du mou-vement brownien sous la formed’une équation différentielle sto-chastique (c’est-à-dire une équa-tion différentielle où certains termesdésignent des grandeurs aléatoires).Cette équation décrit la force totaleagissant sur une petite particulecomme la somme d’une force defrottement bien déterminée, due auliquide considéré comme un milieucontinu, et d’une force aléatoirerésultant des collisions avec lesmolécules du liquide. Einsteincomme Langevin faisaient deuxhypothèses. La première est quela force de frottement agissantsur la petite particule est donnéepar la « loi de Stokes », laquelledécrit la force de frottement exer-

cée par un fluide sur un corps macro-scopique. La seconde hypothèse estque le théorème de l’équipartitionde l’énergie cinétique s’applique,c’est-à-dire que l’énergie cinétiquemoyenne du grain est égale àl’énergie cinétique moyenne d’unemolécule du fluide.

À l’aide de ces deux hypothèsessimples, Einstein et Langevin ontprédit qu’une particule browniennediffuse, c’est-à-dire qu’elle se déplacede façon irrégulière et que, pour destemps t assez longs, le carré de sadistance au point de départ est enmoyenne approximativement égalà 6Dt, où D est une constante nom-mée coefficient de diffusion. Ils ontmontré que le coefficient de diffu-sion D, qui est une propriété dusystème en l’absence de toute per-turbation, est relié à la mobilité !,qui mesure comment la vitesse dela particule répond à une petite forcede frottement, par la formule :

! = D/(kBT)où kB est la constante de Boltzmannet T la température absolue.

Cette formule représente le pre-mier exemple historique de relationde fluctuation-dissipation et illustrele rôle central des fluctuations enphysique statistique. Finalement, enexprimant kB en termes de laconstante R des gaz parfaits et dunombre d’Avogadro NA = R/kB, et

en utilisant la relation de Stokesentre la mobilité !, la viscosité "du liquide et le rayon a de la parti-cule brownienne, on obtient :

D = RT/(6#NA"a).Soulignons la subtilité de l’hy-

pothèse sur laquelle ces résultatssont fondés, à savoir que la loi deStokes (qui est de nature macro-scopique) reste valable tout en ayantun équilibre statistique entre la par-ticule et les molécules du liquide,malgré l’énorme différence de masseentre elles. L’importance de la rela-tion obtenue ci-dessus vient du fait

qu’elle fournit une procédure pourdéterminer le nombre d’Avoga-dro NA, une quantité microscopique,à partir de quantités macroscopiquesaccessibles expérimentalement (D,T, R, etc.) ; cette relation fournit ainsiun lien sans ambiguïté entre lesniveaux microscopique et macro-scopique de la description. La par-ticule brownienne, suffisammentgrosse pour être visible au micro-scope (son diamètre est d’environun micromètre), devient ainsi unesorte de loupe qui révèle la struc-ture atomique de la matière.

Une petite particule, grosse par rapport à la taille des molécules du fluideoù elle baigne, subit les chocs aléatoires de ces molécules en proie àl’agitation thermique. De ce fait, la particule décrit une trajectoire erra-tique : c’est le mouvement brownien, découvert en 1827 par le botanisteécossais Robert Brown avec des particules issues de grains de pollen.

Les relations de fluctuation ont

d’ores et déjà élarginotre compréhension

de la matière.

Petiteparticule

Trajectoirebrownienne

Atome ou molécule

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à-dire contenant quelques milliers de par-ticules, telles les macromolécules auxquelless’intéressent les biologistes.

Bien que leur exploration théorique etexpérimentale ne soit pas achevée, les rela-tions de fluctuation ont d’ores et déjà élarginotre compréhension de la physique de lamatière. Il en est ainsi, par exemple, de larelation obtenue en 1997 par ChristopherJarzynski, au Laboratoire américain de LosAlamos. L’«égalité de Jarzynski», commeon la nomme, s’est révélée utile dans desexpériences sur les molécules biologiques.Elle permet de déduire la différence d’«éner-gie libre » $FAB entre deux états d’équi-libre A et B d’un système donné à partir desdifférentes valeurs du travail effectué surle système quand on réalise plusieurs foisla transformation de l’état A à l’état B.

Un outil pour étudier le repliement

des macromoléculesLes valeurs de l’énergie libre F caractérisentles états d’équilibre d’un système comptetenu de sa température; en particulier, desvaleurs basses de F correspondent à desétats plus stables. Comme l’énergie libre estune grandeur qui dépend de l’état d’équi-libre thermodynamique, l’égalité de Jar-zynski permet d’obtenir de l’informationsur les états d’équilibre à partir d’expérienceseffectuées hors d’équilibre ; c’est à l’in-verse du théorème de fluctuation-dissipa-tion, qui fournit de l’information sur lesphénomènes hors d’équilibre à partird’observations réalisées à l’équilibre.

Plusieurs équipes de chercheurs ontainsi appliqué l’égalité de Jarzynski à l’étudedu repliement, dans l’espace, des protéinesou d’autres macromolécules. La structured’une macromolécule, qui détermine safonction biologique, peut changer quandson environnement change. La stabilitéde la structure biologiquement appropriéedépend de la différence d’énergie libre avecd’autres structures concurrentes. Pour accé-der aux valeurs d’énergie libre via l’éga-lité de Jarzynski, Carlos Bustamante et sescollègues, à Berkeley aux États-Unis, ontainsi utilisé en 2002 des « micropincesoptiques», formées à l’aide de lumière laser,pour tirer sur l’extrémité d’une moléculed’ARN (une très longue chaîne moléculaireemmêlée) dans sa structure initiale Apour lui conférer une autre structure B (voirla figure 3). On répète la même expérience

un grand nombre de fois, en enregistrantà chaque fois l’énergie fournie par les pincesoptiques. Une simple analyse de l’histo-gramme des valeurs du travail fourni pouraller de l’état A à l’état B permet, grâce àl’égalité de Jarzynski, de déterminer ladifférence d’énergie libre $FAB.

Les chercheurs ont pu généraliser lethéorème de fluctuation-dissipation à dessystèmes éloignés de l’équilibre, soit pourdes états stationnaires (répétitifs dans letemps, par exemple certains écoulementsturbulents, ou une boîte contenant dusable fortement secouée), soit pour dessystèmes à relaxation lente (gels, pâtes,colloïdes, matériaux vitreux). Ces dernierssont des états de la matière imparfaite-ment compris, où l’on ne dispose pasd’une définition microscopique de la tem-pérature qui fasse l’unanimité. Les efforts

Vitesse

t0 Temps

Vitesse

t0 Temps

3. LA VITESSE D’UNE PARTICULE MICROSCOPIQUE en suspensiondans un fluide fluctue en permanence, en raison des chocs avec les molé-cules du fluide. Telle est l’origine du mouvement brownien. Si, sous l’ef-fet d’une fluctuation spontanée, la vitesse de la particule atteint unecertaine valeur maximale, sa décroissance (a) est, en moyenne, iden-

tique à celle de la variation de vitesse de la particule due à une brève per-turbation extérieure et ayant atteint le même maximum (b). Les diffé-rentes couleurs indiquent différentes réalisations de la même expérience.Les courbes en noir correspondent à la moyenne sur un grand nombrede réalisations.

D ans un système à l’équi-libre thermodynamique

composé de N particules, ondémontre que les fluctuationsde l’énergie totale E sont reliéesà la chaleur spécifique cV, quiest la quantité de chaleur (parparticule) nécessaire pour aug-menter la température de undegré centigrade. Cette rela-tion s’écrit :<(E – <E>)2> = kBT

2NcV, où lanotation< > indique la moyennestatistique (par exemple, <E>est l’énergie moyenne du sys-

tème), Test la température abso-lue et kB est la constante deBoltzmann. La chaleur spécifiqueest une fonction de réponse par-ticulière, puisqu’elle spécifie com-ment l’énergie moyenne dusystème varie quand on modi-fie la température (par défini-tion, cV = 1/Nd<E>/dT). Einsteina souligné la pertinence concep-tuelle de l’équation ci-dessus ennotant qu’elle «donnerait unedétermination exacte de laconstante universelle (le nombred’Avogadro NA) s’il était pos-

sible de déterminer le carrédes fluctuations d’énergie dusystème». Une caractéristiqueimportante de la relation de fluc-tuation-dissipation, manifestedans cette équation, est son rôlede « loupe » pour les fluctua-tions. En effet, malgré leurs trèspetites valeurs dans les systèmesmacroscopiques ordinaires, lesfluctuations peuvent être mesu-rées indirectement, par le biaisde la relation de fluctuation-dis-sipation, en appliquant une per-turbation aux systèmes étudiés.

Chaleur spécifique et fluctuations de l’énergie

a b

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pour généraliser le théorème de fluctua-tion-dissipation à ces systèmes ont conduità la définition de « températures dyna-miques», dont la signification reste débat-tue, mais qui pourraient donner lieu àun nouveau type de «thermomètres» pourphysiciens, fondés sur une mesure de fluc-tuation-dissipation.

Il y a environ 35 ans, les AméricainsCecil Leith et Robert Kraichnan ont sug-géré d’utiliser le théorème de fluctuation-dissipation pour comprendre le climat etl’influence d’un brusque changement deparamètres, telle la concentration atmo-sphérique du dioxyde de carbone, dû parexemple aux activités humaines ou volca-niques. Cependant, le système climatiquea des caractéristiques qui font que l’appli-cation du théorème de fluctuation-dissi-pation est loin d’être triviale. D’une part,de nombreux temps caractéristiques dif-férents (de quelques secondes à des mil-liers années) interviennent dans le climat.D’autre part, les lois qui régissent l’évolu-tion temporelle du système climatique nesont pas très bien connues.

Des applications à la climatologie ?

L’extrême complexité de la dynamiquedu système climatique ne constitue pasun obstacle conceptuel à l’utilisation desrelations entre fluctuations et dissipa-tion, mais elle pose des défis d’ordre tech-nique. Par exemple, l’amortissement

d’une grandeur donnée dépend de l’am-plitude de la perturbation initiale àlaquelle cette grandeur a été soumise. Depetites perturbations sont susceptiblesde s’amortir rapidement, alors que defortes perturbations risquent de s’amor-tir plus lentement. Un tel comportementdécoule de la présence de nombreuxdegrés de liberté et de temps caractéris-tiques très divers (par exemple, les tempscaractéristiques des perturbations depetite échelle sont de l’ordre de quelquessecondes, tandis que ceux des courantsocéaniques profonds sont de l’ordre dequelques millénaires).

Cependant, la principale idée sous-jacente au théorème de fluctuation-dissi-pation, à savoir que les effets des pertur-bations externes sont équivalents aux fluc-tuations spontanées, conduit à une sérieusedifficulté dans le cas du climat: la compré-hension des effets de fortes perturbationsnécessite la connaissance de fluctuationsrares, dont les statistiques sont nécessaire-ment entachées de grandes incertitudes.

Ainsi, malgré les difficultés techniques,il existe de nombreux systèmes dont la com-préhension peut bénéficier d’une forme ouune autre du théorème de fluctuation-dis-sipation, qui est un ingrédient central dela physique statistique des systèmes horsd’équilibre. Les recherches dans ce domainese poursuivent activement, notammentpour généraliser les relations de fluctua-tion-dissipation aux systèmes chaotiquesou aux systèmes quantiques. "

4. L’ÉGALITÉ DE JARZYNSKI est une relation de fluctuation-dissipa-tion qui permet obtenir la différence $FAB d’énergie libre (une grandeurthermodynamique) entre deux structures stables A et B d’une macro-molécule en mesurant le travail fourni pour passer de l’état A à l’état B.Une telle expérience a consisté à étirer un brin d’ARN au moyen demicrobilles attachées chimiquement aux extrémités de la chaîne molé-culaire. L’une des microbilles est maintenue fixe à l’aide d’une micropi-

pette tandis que l’autre est déplacée à l’aide de « pinces optiques »,formées par un faisceau laser qui piège la microbille. En écartant sesdeux extrémités, on amène la molécule d’un état plié A à un état déplié B.L’expérience est répétée un grand nombre de fois, en enregistrant àchaque fois le travail effectué par la pince optique. L’égalité de Jarzynskipermet, en calculant une moyenne sur ces différentes valeurs du tra-vail, d’évaluer la différence d’énergie libre $FAB.

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N. Pottier, Physique statistiquehors d’équilibre - Processus irréversibles linéaires, CNRS Éditions/EDP Sciences, 2007.

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A. Einstein, Investigation on theTheory of the Brownian Motion,Dover, 1956.

! SUR LE WEBN. Pottier, Cours de DEA sur la physique statistique hors d’équilibre, 2000 :http://cel.ccsd.cnrs.fr/cel-00092930

Ph.-A. Martin, Cours de DEA sur la physique statistique des processus irréversibles, 2004 :http://cel.ccsd.cnrs.fr/cel-00092959

Micropipette

Microbille

Brin d’ARN

Faisceaulaser

ÉTAT A ÉTAT B

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D epuis une dizaine d’années, denombreuses études ont montré quechacun de nous porte, en plus de

ses milliers de milliards de cellules, toutesissues d’un ovocyte fécondé, un petitnombre de cellules étrangères. On quali-fie ce phénomène de microchimérisme, lechimérisme étant le mélange de cellulesgénétiquement distinctes dans le mêmeorganisme. Il s’agit d’une forme d’héréditédifférente de l’hérédité génétique.

La transfusion sanguine et les greffesde tissus sont certes responsables du trans-fert de cellules étrangères, mais notre sujetici, le microchimérisme, est une consé-quence de la grossesse. Lorsqu’une femmeest enceinte, le placenta laisse passer descellules de la mère vers le fœtus, et inver-sement du fœtus vers le sang maternel.En effet, le placenta, tissu richement irri-gué indispensable à la croissance fœtale,n’est pas une barricade étanche et infran-chissable, mais une barrière sélective, per-mettant notamment le passage desnutriments dont a besoin le fœtus.

Les cellules migrantes peuvent per-sister très longtemps, parfois des décen-nies, dans le sang et les tissus de leurnouvel hôte. Avec des conséquences phy-siologiques que l’on découvre depuis peu.Des recherches suggèrent en effet que le

microchimérisme contribue à des maladiesauto-immunes, tels le lupus néonatal et lasclérodermie, mais aussi qu’il protègecertains tissus ou participe à la recons-truction de tissus lésés. Nous expliqueronstout d’abord comment ce type d’héréditéa été découvert, puis la signification desdeux types de microchimérisme, fœtal (chezla mère) et maternel (chez le fœtus), avantd’en venir aux perspectives qu’offrent cesconnaissances en médecine.

Une survie à long terme

La découverte du microchimérismeremonte à 1893. Christian Georg Schmorl,un pathologiste allemand, observa alorsles signes d’un transfert de cellules fœtalesdans les poumons d’une femme décédéed’hypertension artérielle durant sa gros-sesse. Cependant, ce n’est qu’en 1979que des chercheurs, Leonard Herzen-berg et ses collègues de l’Université Stan-ford, prouvèrent l’existence de cellulesfœtales, en l’occurrence porteuses du chro-mosome Y, dans le sang de femmesenceintes qui attendaient des garçons.

À leur surprise, les biologistes décou-vrirent quelques années plus tard que depetites quantités de cellules étrangères

Immunologie

Lee Nelson

Biologie-santé (Biologie cellulaire)

L ’ E S S E N T I E L! Pendant la grossesse,des cellules fœtales passent dans l’organismematernel, et des cellulesde la mère diffusent dans le sang du fœtus. Ce phénomène est le microchimérisme.

! Ces cellules étrangères s’établissentdans les tissus, faisantpartie intégrante de l’organisme hôte. Elles y persistent parfois des décennies.

! Le microchimérismesemble contribuer à certaines maladies auto-immunes, maisil aiderait aussil’organisme à régénérerdes tissus endommagés.

Notre organisme tolère un petit nombre de cellules étrangères. Témoins d’une forme d’hérédité non génétique, elles semblent jouer un rôle dans certaines maladies auto-immunes.

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1. PENDANT LA GROSSESSE,quelques cellules migrent de la mèrevers le bébé et quelques-unespassent du bébé vers la mère.Certaines de ces cellules migrantespersistent dans leur nouvel hôte.C’est le microchimérisme.

Bryan Christie Design

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survivent chez des individus en bonnesanté. Jusque-là, ils estimaient que descellules maternelles ne pouvaient per-durer que chez des enfants atteints d’undéficit immunitaire grave, qui les empêchede rejeter les cellules étrangères. Un sys-tème immunitaire normal devait détruiretoutes les cellules maternelles subsis-tant chez un enfant ; inversement, les cel-lules fœtales devaient être éliminées parle système immunitaire maternel aprèsl’accouchement.

Cette conception a changé en 1996,quand Diana Bianchi et ses collègues del’École de médecine Harvard et de l’Uni-versité Tufts, à Boston, découvrirent del’ADN masculin dans le sang de femmesattendant un garçon, mais aussi chez desfemmes enceintes d’une fille et qui avaientauparavant donné naissance à des garçons.Ils en détectèrent aussi chez des femmesnon enceintes, dont l’une avait eu un gar-çon 27 ans plus tôt. Preuve était faite quedes cellules fœtales peuvent persister trèslongtemps dans le sang maternel. Trois ansplus tard, mon équipe de l’UniversitéWashington, à Seattle, mit en évidence descellules maternelles dans le sang de per-sonnes âgées de 9 à 46 ans, dont le systèmeimmunitaire était tout à fait normal.

Une épéeà double tranchant

Comment des cellules d’un autre individupeuvent-elles survivre des années dans lesang de personnes dont le système immu-nitaire est fonctionnel? La plupart des cel-lules ont une durée de vie limitée, dequelques heures à quelques années. Seuleexception : les cellules souches, qui peu-vent se diviser indéfiniment et donnernaissance à tous les types de cellules del’organisme. Les biologistes ont alors pos-tulé que les cellules microchimériquesseraient des cellules souches ou des cel-lules qui en dérivent. Des expériences ontpar la suite conforté cette hypothèse. Onpeut dès lors concevoir ces cellules commedes graines dispersées dans l’organismehôte et qui, une fois qu’elles ont « prisracine », y perdurent.

La présence de cellules d’une mère chezses enfants, ou microchimérisme maternel,est probablement une épée à double tran-chant. Elle est nocive dans certains cas,utile dans d’autres.

Du côté négatif, les cellules maternellespeuvent contribuer à des maladies auto-

58] Immunologie

Le microchimérisme a été décelé dans de nombreux tissus humains. On peutdétecter des cellules étrangères en cherchant des cellules féminines (dotées dedeux chromosomes X) chez les individus de sexe masculin, ou des cellules mas-culines (ayant un chromosome Y) chez les femmes. On peut également détec-ter un microchimérisme en analysant directement l’ADN contenu dans le sang.La présence de chromosomes Y chez une femme, par exemple, signifie qu’elle aacquis des cellules d’un individu de sexe masculin, le plus probablement d’unfils pendant la grossesse.

Microchimérisme maternel(Des cellules maternelles s’implantent chez l’enfant)

Microchimérisme fœtal (Des cellules fœtales

s’implantent chez la mère)

Ganglion lymphatique

O Ù S E F I X E N T L E S C E L L U L E S É T R A N G È R E S ?

Thyroïde

ThymusPoumon

Cœur

RateFoie

Pancréas

Intestins

Peau

Moelle osseuse

SangMuscle squelettique

Glandes salivaires

Thyroïde

Ganglion lymphatique

Poumon

CœurFoie

Intestins

Peau

Moelle osseuse

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Glande surrénale

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Pancréas

Vésicule biliaire

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immunes: le système immunitaire de l’en-fant, ou de l’enfant devenu adulte, se re-tourne contre certains de ses tissus. Ainsi,des cellules maternelles sont impliquéesdans la dermatomyosite juvénile, une mala-die auto-immune qui touche principale-ment la peau et les muscles. En 2004, AnnReed et ses collègues de la Clinique Mayo,à Rochester, dans le Minnesota, ont mon-tré que des cellules immunitaires mater-nelles isolées du sang de patients réagissaientcontre certaines de leurs propres cellules:certains de leurs tissus étaient attaquéspar les cellules immunitaires maternellesqu’ils hébergeaient.

Le lupus néonatalLe microchimérisme maternel semble éga-lement participer, mais d’une façon dif-férente, au lupus néonatal. Ce syndromeest dû en partie à l’activité destructricede certains anticorps, qui passent de la cir-culation sanguine maternelle à celle dufœtus. Ces anticorps prédisposeraient lesnouveau-nés à des maladies inflamma-toires, dont la plus grave est une inflam-mation du cœur susceptible de provoquerun arrêt cardiaque.

Toutefois, si les anticorps responsablesde la maladie sont présents dans la circu-lation des mères, celles-ci sont générale-ment en bonne santé, tout comme leursenfants. Nous avons donc supposé que lesanticorps n’étaient pas les seuls respon-sables du lupus néonatal. Anne Stevens,dans mon équipe, a examiné le tissu car-diaque de garçons atteints et décédés d’unarrêt du cœur. En 2003, elle a découvertqu’il contenait toujours des cellules fémi-nines, provenant vraisemblablement de lamère, alors que du tissu cardiaque de nour-rissons décédés pour d’autres causes n’encontenait que dans 25 pour cent des cas.Plus de 80 pour cent des cellules étran-gères produisaient non pas un marqueurtypique des cellules du sang, mais une pro-téine du muscle cardiaque.

Ces observations laissent supposerque l’arrêt cardiaque spécifique du lupusnéonatal résulte d’une attaque des cellulescardiaques d’origine maternelle qui se sontimplantées et différenciées dans le cœurfœtal. Cela confirme que les cellules trans-férées de la mère au fœtus sont des cellulessouches ou qui en dérivent. D’autres tra-vaux indiquent aussi que certaines mala-dies auto-immunes se développent quandle système immunitaire de l’organisme hôte

attaque, non des tissus natifs, mais des cel-lules acquises durant la grossesse et quise sont différenciées dans ces tissus.

Toutefois, dans certains cas, la diffé-renciation et l’intégration de cellules étran-gères ne déclenchent pas d’attaqueimmunitaire: au contraire, les cellules inté-grées participent parfois à la répa-ration d’organes endommagés.

Il en est ainsi du diabète detype 1. En 2002, nous avons com-mencé à nous intéresser au rôle dumicrochimérisme dans cette maladieauto-immune. Elle est caractérisée parla destruction des cellules du pancréas,dites bêta, qui produisent l’insu-line, la principale hormone de régu-lation de la concentration de glucosedans le sang. Nous avons émisl’hypothèse que des cellulessouches maternelles s’inté-graient pendant la grossessedans le pancréas fœtal, qu’elles s’y dif-férenciaient en cellules bêta et devenaient,après la naissance, la cible du systèmeimmunitaire de l’enfant, qui les détectaitcomme des cellules étrangères.

2. DANS LA MYTHOLOGIE, la chimèreassociait des parties de différents

animaux : lion, chèvre et serpent. Une personne qui héberge des cellules

d’un autre individu est ditemicrochimérique. Le préfixe micro signifie

que ces cellules sont peu nombreuses.

L e microchimérisme est plus fréquent ou plus prononcé chez les personnes atteintes de certaines maladies, répertoriées ci-dessous. Parfois, les cellules transférées semblent parti-

ciper à la maladie, mais elles peuvent aussi combattre la maladie ou ses conséquences. Parexemple, des cellules maternelles attaquent certains tissus des individus atteints de dermato-myosite juvénile ; au contraire, elles seraient attaquées dans le lupus néonatal et semblent contri-buer à la reconstruction du tissu pancréatique dans le diabète de type 1.

Microchimérisme maternel :maladies où le transfert de cellules de la mère vers l’enfant est suspecté• l’atrésie biliaire (maladie hépatique du fœtus)• la dermatomyosite juvénile (attaque immunitaire contre la peau et les muscles)• le lupus néonatal (attaque immunitaire contre différents tissus du fœtus)• la sclérodermie (attaque immunitaire qui entraîne un épaississement de la peau et quiendommage divers tissus)• le diabète de type 1 (attaque immunitaire contre le pancréas)• le pityriasis lichénoïde (maladie inflammatoire de la peau chez l’enfant).

Microchimérisme fœtal :maladies où le transfert de cellules du fœtus vers la mère est suspecté• le cancer du sein• le cancer du col de l’utérus• la sclérose en plaques (attaque immunitaire contre les neurones)• la pré-éclampsie (maladie due à une hypertension artérielle durant la grossesse)• l’éruption polymorphe de la grossesse (maladie inflammatoire de la peau)• la polyarthrite rhumatoïde (attaque immunitaire contre les articulations)• la sclérodermie• le lupus érythémateux systémique (attaque immunitaire contre plusieurs organes)• maladies de la thyroïde (maladie de Hashimoto, maladie de Graves).

M i c r o c h i m é r i s m e e t ma l a d i e s

Bridgeman Art Library/Getty Images

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Q u e s ti o n s e t r é p o n s e s s u r l e m i c r o c h i m é r i s m e

3. UNE CELLULE MASCULINE (flèche) dansle foie d’une femme est la preuve d’un transfertde cellules du fœtus à la mère. La cellule a étéidentifiée par un chromosome Y (le point vertclair) et un chromosome X (le point rouge)présents dans le noyau de la cellule. Les cel-lules de la femme contiennent deux chromo-somes X.

Tout le monde est-il porteur de microchimérisme ?Probablement. En testant l’équivalent de prèsde 100000 cellules, nous avons trouvé un micro-chimérisme maternel chez environ 20 pour centdes sujets. Mais cela ne représente qu’uneminuscule partie du sang et ne tient pas comptedes cellules pouvant se trouver dans les tissus.

Combien de cellules de l’organismeproviennent-elles de la mère ou des enfants ?Des calculs reposant sur des analyses d’ADN dansle sang d’individus en bonne santé indiquentqu’en général moins de une cellule sur 10000 àun million est étrangère. Cette proportion estvraisemblablement plus élevée dans les autrestissus, mais variable. Un des ganglions lympha-tiques d’une femme décédée de sclérodermiecontenait environ 190 cellules maternelles et105 cellules fœtales sur un million. Mais ses pou-mons avaient près de 760 cellules maternelleset 3750 cellules fœtales pour un million.

Outre la transmission entre la mèreet le fœtus, le microchimérisme peut-ilrésulter d’autres processus naturels ?Oui. Un échange de cellules se produit entrejumeaux in utero. Certains embryons trans-mettraient des cellules à leur jumeau, puiscesseraient de se développer sans qu’on lesait détectés. Le fœtus survivant transféreraitquelques cellules à la mère, et certaines passe-raient chez un autre enfant lors d’une grossesseultérieure. On ne sait pas si le microchimé-

risme peut se produire au cours de rapportssexuels. En revanche, il semble que des cellulesmaternelles puissent être transmises à un nour-risson au cours de l’allaitement.

Le don de sang et la transplantation d’organes peuvent-ils conduireà un microchimérisme ?Oui. Lorsqu’il est dû à des interven-tions chirurgicales, il s’agit d’unmicrochimérisme iatrogène. Lesang provenant d’un don est habi-tuellement irradié avant d’êtretransfusé à un receveur, pourprévenir une réaction dugreffon contre l’hôte. Maisdes cellules des donneurspeuvent être conservéesdes années chez despatients qui ont été trans-fusés plusieurs fois avec du sangnon irradié. De même, les receveurs d’or-ganes, de moelle osseuse par exemple, peu-vent conserver des cellules des donneurs etdeviennent chimériques.

Si des cellules étrangères s’implantentdans des tissus, pourquoi ne les remplacent-elles pas totalement ?C’est une autre question encore ouverte. Lesbiologistes pensent que les molécules HLAprésentes à la surface des cellules, qui déter-minent la compatibilité entre le donneur et lereceveur d’une greffe, contribuent à contrôlerla multiplication des cellules étrangères.

Les cellules «adoptées» portent des molécules HLA différentes de celles de l’hôte ; pourquoi le système immunitaire n’arrive-t-il pas à reconnaître et à éliminer ces cellules?Il est possible que les cellules migrantes mas-quent leurs molécules HLA ou qu’elles «appren-nent » au système immunitaire de l’hôte à les

tolérer malgré les différences géné-tiques. Quand on aura répondu àcette question, on comprendramieux les raisons pour lesquelles

les fœtus, génétiquement dif-férents de leur mère, ne sontpas éliminés par l’organismematernel. Certaines donnéessuggèrent qu’un échange tropimportant de molécules HLApendant la grossesse est nocif ;

les fœtus qui ne se dévelop-pent pas, tout comme les femmes

qui font des fausses couches, ont souvent davan-tage de molécules HLA que les bébés qui sedéveloppent correctement.Personne ne sait pourquoi il en est ainsi. Tou-tefois, le phénomène a un sens pour l’évolutiondes organismes: l’incompatibilité entre les molé-cules HLA agit en faveur de la diversité géné-tique dans une population, ou en d’autrestermes, de l‘unicité de chaque individu. La diver-sité génétique est un avantage évolutif, parcequ’elle augmente la probabilité qu’au moinscertains des membres d’un groupe survivent àun changement soudain des conditions envi-ronnementales.

Toutefois, nous n’avions raison qu’àmoitié. Nous avons bien détecté des cel-lules maternelles plus souvent et en plusgrande quantité dans le sang d’enfantsdiabétiques que dans celui de leurs frèreset sœurs non malades, ou dans celui d’in-dividus en bonne santé non apparentés. Demême, le pancréas d’un diabétique décédéa révélé contenir des cellules maternellesproductrices d’insuline. Mais une surprisenous attendait : en 2007, nous avons trouvédes cellules maternelles productrices d’in-suline dans le pancréas de personnes nondiabétiques. De plus, chez les diabétiques,les cellules maternelles ne subissaientaucune réaction de rejet apparente.

Il semble donc que, dans le pancréasde diabétiques, des cellules souches mater-nelles se différencient bien en cellules pro-ductrices d’insuline, mais que, loin departiciper à la réaction auto-immune carac-

téristique du diabète, elles contribuent àrégénérer l’organe malade. Cette décou-verte suggère que le microchimérismematernel pourrait être exploité à des finsthérapeutiques. Il faudrait pour celainduire la multiplication et la différen-ciation des cellules d’origine maternelleen cellules bêta, afin de restaurer les tis-sus endommagés.

Le microchimérismefœtal

Tout comme le microchimérisme maternel,le microchimérisme fœtal, c’est-à-dire laprésence de cellules fœtales chez la mère,après l’accouchement, est un Janus à deuxvisages. En 1996, j’avais exposé un ensembled’observations médicales qui m’avaientconduite à remettre en question la concep-tion classique des mécanismes en jeu dans

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les maladies auto-immunes. D’abord, lesfemmes sont plus souvent atteintes queles hommes, généralement entre 40 et 70 ans,après leur grossesse et la période où les fluc-tuations hormonales du cycle menstruelpeuvent être mises en cause.

Par ailleurs, lors d’une greffe d’organesou de tissus, le donneur doit être généti-quement compatible avec le receveur: cer-taines molécules du complexe majeurd’histocompatibilité, ou système HLA, pré-sentes à la surface des cellules, doivent êtresimilaires ou identiques, sinon le sys-tème immunitaire du receveur rejette lagreffe et la détruit. Si des cellules prove-nant d’un donneur qui n’est pas parfaite-ment compatible arrivent cependant àsurvivre, le greffon peut déclencher la« maladie du greffon contre l’hôte » : descellules immunitaires présentes dansl’organe transplanté attaquent les tissusdu receveur, provoquant un durcissementde la peau et des lésions intestinales et pul-monaires. Ces symptômes ressemblentbeaucoup à ceux de la sclérodermie, consi-dérée comme une maladie auto-immune,et qui touche surtout les femmes. Partantde ces arguments, nous avons supposé quedes cellules fœtales survivent chez la mèreet qu’elles font partie du processus en causedans certaines maladies auto-immunes.

Au début des années 2000, en colla-boration avec le groupe de D. Bianchi,nous avons analysé le sang et les tissusde femmes atteintes de sclérodermie afinde les comparer à ceux de femmes enbonne santé. Cette étude a confirmé queles cellules fœtales ayant migré dans lesang maternel sont associées à la scléro-dermie. Le sang des malades contenaitdavantage de cellules fœtales que celuides femmes en bonne santé. En outre,nos équipes, et celle de Sergio Jimenez, del’Université Thomas Jefferson, à Phila-delphie, ont détecté un microchimérismefœtal dans la peau et dans divers tissusendommagés par la maladie.

Nous avons fait une autre décou-verte intéressante. Normalement, un fœtushérite la moitié de ses gènes de son père,si bien que la moitié de ses molécules HLAdiffèrent de celles de sa mère. Or chez lesfemmes sclérodermiques, les molé-cules HLA dites de classe 2 présentes surles cellules fœtales ressemblent davantageaux molécules HLA des cellules mater-nelles que ce que prédit la génétique.

Nous pensons que les cellules fœtalesdont les molécules HLA diffèrent de celles

de la mère sont rapidement éliminéespar le système immunitaire maternel. Enrevanche, les cellules fœtales qui expri-ment des molécules HLA similaires à cellesde la mère passent cette première ligne dedéfense immunitaire et traversent le pla-centa. La sclérodermie serait en partie laconséquence de cet échappement à la sur-veillance immunitaire maternelle.

Des mécanismes à identifier

Divers mécanismes favoriseraientensuite l’apparition de la maladie. Si, parexemple, un facteur quelconque alertele système immunitaire de la présencedes intruses, bien que celles-ci soient«déguisées» grâce à leurs molécules HLA,toute tentative de les éliminer provo-querait des dommages indirects sur lestissus de la mère. Autre hypothèse : ilest possible que les cellules fœtales paréesdes molécules HLA maternelles pertur-bent la régulation complexe de l’immu-nité maternelle. Dans tous les cas, onn’explique pas pourquoi les cellulesfœtales, avec lesquelles les cellules immu-nitaires de la mère ont cohabité durant lagrossesse, sont subitement perçuescomme des étrangères indésirables.

Nous l’avons indiqué, le microchi-mérisme fœtal peut aussi avoir des effetsbénéfiques pour la femme qui héberge descellules fœtales. En théorie, du moins. Parexemple, les cellules immunitaires fœtalespourraient renforcer les réactions contredes agents pathogènes que le systèmeimmunitaire de la mère a des difficultésà éliminer. Elles pourraient aussi contri-buer à réparer certains tissus lésés.

© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Immunologie [61

Lee NELSON est chercheur au Centre de recherche sur le cancerFred Hutchinson et professeur de médecine à l’Université de Washington, à Seattle.

L’ A U T E U R

A u-delà des investigations concernant les maladies ayant une origine immunitaire, les rôlestant bénéfiques que nocifs que pourrait jouer le microchimérisme dans le cancer, la repro-

duction et la neurobiologie commencent à être étudiés. Nous explorons diverses questions :• Des résultats préliminaires suggèrent que la persistance de cellules fœtales contribuerait à laréduction du risque de cancer du sein dont bénéficient les femmes qui ont été enceintes ; maisquel est exactement leur rôle?• Certaines cellules maternelles, qui sont donc plus vieilles que nos propres cellules, présententun risque accru de devenir cancéreuses. Pourquoi ne le deviennent-elles pas toutes? Découvrirle mécanisme qui les préserve pourrait ouvrir de nouvelles voies de lutte contre le cancer.• La reproduction humaine est marquée par de nombreuses fausses couches. Les cellulestransmises par les mères et les grands-mères ont-elles leur part de responsabilité?• Enfin, des cellules acquises d'une mère ou d'un fœtus peuvent-elles traverser la barrièrehémato-encéphalique, et cheminer jusque dans le système nerveux central ? Si oui, les cellulesmaternelles influent-elles sur le développement du cerveau?

D e s p i s te s d e r e c h e r c h e s

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Dans le cas de la polyarthrite rhuma-toïde, qui se caractérise par une inflam-mation chronique souvent douloureusedes articulations, il existe quelques preuvesindirectes en ce sens. Il y 70 ans, l’Améri-cain Philip Hench, prix Nobel de méde-cine en 1950, a observé que la polyarthriterhumatoïde s’améliore souvent et dispa-

raît parfois totalement pendant la gros-sesse, mais réapparaît quelques mois aprèsl’accouchement. On a tout d’abord invo-qué un effet bénéfique de certaines hor-mones, notamment du cortisol, dont laconcentration augmente pendant la gros-sesse. Cependant, l’état des femmesmalades s’est révélé indépendant de laconcentration des hormones dans le sang.

La grossesse représentant en soi un défipour le système immunitaire – après tout,l’enfant est génétiquement à demi étran-ger –, nous avons cherché une explicationimmunologique à la rémission provisoirede la maladie durant la grossesse. Nousavions découvert en 1993 que cette amé-lioration semblait plus probable lorsque lesmolécules HLA de classe 2 du fœtus étaienttrès différentes de celles de la mère. Unedivergence des molécules HLA de la mèreet de l’enfant pouvait donc, d’une façon oud’une autre, expliquer l’atténuation dessymptômes pendant la grossesse.

Par la suite, nous avons trouvé que plusles cellules fœtales sont nombreuses dansle sang maternel, plus les symptômessont atténués pendant la grossesse; inver-sement, un moindre microchimérisme estcorrélé aux poussées de polyarthrite aprèsl’accouchement. Reste à comprendre pour-quoi le microchimérisme fœtal ou une plusgrande différence des molécules HLAentraîne une amélioration de la polyarthriterhumatoïde chez les femmes enceintes.

LA GROSSESSE REPRÉSENTE EN SOI un défi pour le système immunitaire :

l'enfant est génétiquement à demi étranger.

«Voyez-vous cet œuf? C’est avec cela qu’onrenverse toutes les écoles de théologie et tousles temples de la terre.»

Diderot, Entretiens avec d’Alembert

L ’hérédité mise en évidence par Gregor Men-del au milieu du XIXe siècle a longtemps été

considérée comme le seul processus de trans-mission d’une information biologique de géné-ration en génération. Selon cette héréditégénétique, les gènes transmis par les parentsaux individus de la nouvelle génération sontles seuls déterminants de leurs caractères phy-siques. Or la transmission des caractèreshéréditaires emprunte au moins deux autresvoies. La première, l’hérédité cytoplasmique,implique des processus dits épigénétiques, quireposent sur la transmission de macromolé-cules et d’organites cellulaires (telles lesmitochondries) qui régulent le fonctionnementdes cellules. La seconde, l’hérédité microchi-mérique, est la transmission, au cours de lagrossesse, mais aussi de l’allaitement, de cel-lules de la mère à sa progéniture, qu’elle soitcomposée de filles ou de garçons.

Chez tous les vertébrés, la cellule-œuf néede la fécondation d’un ovocyte par un sperma-tozoïde contient des composés cytoplasmiquesmaternels qui seront actifs dans chacune descellules de l’embryon, puis de l’enfant. Une expé-

rience réalisée sur le poisson en 2005 le montre.Yong-Hua Sun et ses collègues, à Wuhan, enChine, ont transféré le noyau d’une cellule decarpe dans un œuf de poisson rouge débarrasséde son noyau. Le génome nucléaire du poissonainsi obtenu provient exclusivement de la carpe.Or les chercheurs ont constaté que le nombrede segments primitifs de l’embryon qui donne-ront naissance aux vertèbres, au derme ainsiqu’aux muscles squelettiques est celui du pois-son rouge. Le cytoplasme de l’œuf originel contri-bue donc au développement et à l’identitébiologique du futur organisme.

Dans le cas du microchimérisme mis en placedurant la grossesse, des cellules maternellessont transmises au fœtus par le placenta. Ellesrestent actives tout au long de la vie adulte del’individu. Comme l’explique Lee Nelson, on saitque les cellules maternelles peuvent être fonc-tionnelles et se différencier dans les tissus del’organisme hôte. Des cas de réparation tissu-laire dans le foie et le pancréas ont été obser-vés. D’autres exemples suggèrent que les cellulesmaternelles jouent un rôle dans la résistanceaux infections. De plus en plus d’exemples témoi-gnent du bénéfice direct que confèrent les cel-lules maternelles pour la santé de l’organismereceveur devenu adulte.

Ainsi, la contribution des cellules mater-nelles au développement et à la bonne santé

des enfants a vraisemblablement des réper-cussions sur la physiologie autoréparatrice, qu’ilreste à caractériser précisément.

Une autre hypothèse considère que le micro-chimérisme maternel a été un moteur de l’évo-lution du système immunitaire des mammifères :l’apprentissage, dès le stade fœtal, du rapportaux cellules étrangères aurait permis l’acquisi-tion de nouveaux mécanismes immunologiques,exactement comme le fait qu’un enfant contracteune infection ou soit en contact avec des microbesle met à l’abri de futures infections du mêmeordre ou de réactions allergiques.

Enfin, des cellules déjà présentes chez lamère peuvent également provenir de la grand-mère et être transmises au fœtus par la mère.Le microchimérisme maternel contribue par làmême à l’établissement d’une généalogie bio-logique. Ainsi, l’hérédité cytoplasmique et lemicrochimérisme constituent deux types d’hé-rédité maternelle non mendélienne. L’identitébiologique, définie classiquement par le génomeunique de chaque individu, repose en réalité surtrois formes d’hérédité.

Marie-Christine MaurelLaboratoire acides nucléiques

et biophotonique, Université Pierre et Marie Curie, Paris

http://anbiophy.snv.jussieu.fr

L e s t r o i s h é r é d i t é s

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Jusqu’ici, outre le sang maternel, lesbiologistes ont détecté des cellules fœtalesdans des organes tels que la thyroïde, l’in-testin grêle, le côlon et le foie des mèresatteintes de diverses maladies. Certainesd’entre elles présentent des caractéristiquesdes tissus où elles se sont nichées. Ontrouve également des cellules fœtalesparmi les cellules immunitaires circulantdans le sang de femmes enceintes. Que cescellules fœtales soient bénéfiques ounocives peut varier selon les personnes oules circonstances.

Redéfinir le soi ?Résumons-nous. Le microchimérismepeut affecter l’organisme de plusieursfaçons. Des cellules immunitaires trans-férées peuvent attaquer les tissus, commedans la dermatomyosite juvénile. Des cel-lules « adoptées » par l’organisme hôte,c’est-à-dire différenciées, peuvent déclen-cher une attaque immunitaire ; c’est vrai-semblablement un mécanisme en jeu dansla sclérodermie et le lupus néonatal. Autrepossibilité, aux effets inverses : les cellulesétrangères migrent vers des tissus lésés,et les aident à se régénérer et à restaurerleur fonction, comme cela semble être lecas au cours du diabète de type 1.

Des approches thérapeutiques, encorethéoriques, découlent de ces trois scéna-rios. Il peut être bénéfique d’éliminer oud’inhiber des cellules microchimériquesagressives. Si elles sont la cible du systèmeimmunitaire de l’hôte, inciter ce dernier à

les tolérer éviterait une possible réactionauto-immune. En cas de rôle régénérateurde tissus lésés, leur stimulation atténue-rait la destruction des tissus.

Par ailleurs, le microchimérisme contri-bue à redéfinir l’identité biologique, le«soi». Tout un chacun, qu’il soit homme,femme – ayant ou non accouché –, enfant,porte des cellules provenant de sa mère.Dans ce cas, le microchimérisme s’est éta-bli au moment où le système immuni-taire se développait. Le microchimérismefœtal, lui, apparaît lorsque le systèmeimmunitaire est déjà mature. De plus, lesoi ainsi créé peut se révéler complexe :chez les femmes, des cellules de plusieursgénérations, provenant de l’un ou de plu-sieurs de leurs enfants, de leur mère,mais aussi, éventuellement, de leur grand-mère via leur propre mère, peuvent coexis-ter. On ignore quelles sont les conséquencesde ce microchimérisme multiple.

Une autre interrogation a surgi lors-qu’une équipe de l’Université de Singa-pour, en 2005, et celle de D. Bianchi,en 2008, ont mis en évidence un micro-chimérisme fœtal et maternel dans lecerveau de souris. Les cellules maternellesimplantées dans le cerveau fœtal influent-elles sur le développement cérébral? Pour-rait-on exploiter le microchimérisme fœtalpour traiter des maladies caractérisées parla dégénérescence de certaines régions ducerveau ? Et si notre cerveau n’est pasexclusivement composé de nos proprescellules, qu’est-ce qui définit le « moi » etle psychisme ? "

B É N É F I Q U E O U N O C I F ?Voici quelques effets qui pourraient découler du passage de cellules d’un individu à un autre.

NocifDes cellules immunitaires transféréesattaquent le tissu de l’hôte.

NocifDes cellules immunitaires de l’hôte attaquentles cellules étrangères dans les tissus.

ProtecteurDes cellules étrangères régénèrent un tissuendommagé de l’hôte.

! BIBLIOGRAPHIEH.S. Gammill et J.L. Nelson,Naturally acquired microchimerism,Int. J. Dev. Biol., vol. 54,pp. 531-543, 2010.

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! SUR LE WEBhttp://www.microchimerism.org/

Cellule immunitairetransféréeTissu hôte Cellule transférée

incorporée dans le tissu hôte

Tissu hôte

Cellule immunitaire de l’hôte

Cellule transféréeréparant une lésion

Tissu hôte

Immunologie [63

Jen

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64] Biologie cellulaire © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

P our le poète Arthur Rimbaud, « Jeest un autre». Le «Je» est-il à ce pointchangeant et insaisissable, qu’il ne

puisse se définir pour lui-même ? Cettefigure poétique intéresse les philosophes,mais aussi, de façon plus surprenante, lesbiologistes. Elle soulève la question del’identité biologique : malgré les transfor-mations physiques et psychiques qui seproduisent tout au long de la vie, chaqueindividu est une entité unique et stable,bien qu’en perpétuelle évolution. Le « Je»biologique est-il un autre ? Constitué decellules qui ne cessent de changer, voire dedisparaître, pour être remplacées par denouvelles, comment un individu peut-ilavoir une identité stable?

Cette question a été abordée notam-ment par les généticiens. Ainsi, lesempreintes génétiques constituent uneméthode d’identification des individuspar l’ADN depuis la fin des années 1980.Plus récemment, à la suite du séquençagedu génome humain et des progrès destechniques de séquençage de l’ADN, deslaboratoires privés ont proposé d’établirdes cartes d’identité génétiques person-nelles. Mais le génome définit-il l’indi-vidu, alors que l’on sait déterminante

l’influence de l’environnement ? Parailleurs, l’identité d’un individu ne changepas quand on lui greffe un rein ou un cœur,mais la greffe de visage a récemment sou-levé de nouvelles questions sur les fron-tières de l’identité biologique.

Le soi et le non-soiPeut-on définir l’identité biologique? Sansprétendre répondre à cette question, nousmontrerons que deux aspects de cetteidentité que l’on pensait immuables... nele sont pas. Il s’agit de l’identité définiepar le génome et de l’identité définie parles cellules immunitaires. Après avoir exa-miné sur quoi reposent ces deux typesd’identité biologique, nous montreronsles mécanismes qui les modifient – sanspour autant les transformer radicalement.Le « Je » biologique existe, mais fluctue.

La question de l’identité biologiquea d’abord été soulevée par l’immunolo-gie, « la science du soi et du non-soi», ainsique la définissaient les microbiologistesaustraliens Frank Macfarlane Burnet etFrank Fenner en 1949. Selon eux, le sys-tème immunitaire distingue les moléculeset cellules de l’individu, constituant le

«soi», des molécules et cellules étrangères,le «non-soi». À partir de 1958, Jean Daus-set montra l’existence d’un des acteursmajeurs de cette discrimination : le com-plexe majeur d’histocompatibilité humain,ou CMH, également nommé système HLA(Human Leukocyte Antigen) chez l’homme;cette découverte lui valut le prix Nobelde médecine en 1980. En 1965, Daussetmontra que des greffes de peau sont d’au-tant mieux tolérées que le donneur et lereceveur ont des systèmes HLA proches(voir la figure 2).

À partir de ces observations, Daus-set tira le concept de carte d’identité bio-logique, précisant la notion d’identitébiologique introduite dans les années 1930par le pathologiste américain Leo Loeb.Lors du discours qu’il prononça à l’occa-sion de la remise de son prix Nobel, le10 décembre 1980, il déclara que la défi-nition biologique de l’individu est impor-tante sur le plan philosophique, et qu’elle« débouche sur la notion que chaquehomme est différent, que chaque hommeest unique, ce qui magnifie sa dignité. »

L’unicité de chaque individu, à lafois génétique et immunitaire, définit doncson identité. Dès lors, une confusion des

Biologie cellulaire

Biologie-santé (Biologie cellulaire)

Dans un organisme, les cellules ont des caractéristiques qui définissent leur identité et leur devenir. Mais certainesempruntent l’identité d’autres cellules et changent de comportement, ce qui a parfois de graves conséquences.

Edgardo D. Carosella, Joël LeMaoult

fluctuantedes cellules

L’identité

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Biologie cellulaire [65

concepts d’identité biologique et d’iden-tité de l’individu a conduit à penser quel’identité biologique est immuable, c’est-à-dire qu’elle ne se modifie pas au coursdu temps. Cette notion – rassurante – estassociée à l’idée de stabilité et de péren-nité de soi, mais sous-entend que l’iden-tité d’un individu ne varie jamais.

C’est vrai jusqu’à un certain point :notre identité biologique est en grandepartie contenue dans notre matérielgénome ; elle est, autrement dit, définiepar l’ADN. En effet, toutes les cellules d’unmême individu partagent le mêmegénome, et deux individus n’ont jamais

exactement le même génome (sauf lesvrais jumeaux) ; de plus, le matériel géné-tique se transmet intégralement d’unegénération cellulaire à la suivante tout aulong de la vie : il définit donc bien uneidentité immuable.

Toutefois, si elles ont le même génome,les cellules d’un organisme n’en utilisentqu’une fraction, à peine trois pour cent, etcelle-ci diffère d’un type cellulaire à l’autre.Par exemple, une cellule du foie n’exprimepas les mêmes gènes qu’une cellule mus-culaire ou qu’un neurone. Si l’on s’en tientà la partie transcrite du génome, le génome«utilisé», l’organisme est donc hétérogène:

1. L’IDENTITÉ PERSONNELLE est une mosaïque de composantes biologiques,

psychologiques, sociales et culturelles, dont la stabilité n’est qu’apparente

et cache d’incessants changements.

L ’ E S S E N T I E L! L’identité biologiqueest l’une des composantesde l’identité personnelle.

! Les caractéristiquesgénétiques et immunitairesdes individus montrent que l’identité biologiquen’est pas stable au coursdu temps.

! L’identité des celluleschange en particulier parsuite de l’échange de protéines membranaires,ou trogocytose.

! Ces changementsd’identité cellulaire modifieraient le comportementdes cellules cancéreuseset des cellules greffées.

Edgardo D. CAROSELLA dirige le Service de recherches

en hémato-immunologie (SRHI), à l’Hôpital Saint-Louis, à Paris.

Joël LEMAOULT dirige un groupede recherche dans ce laboratoire.

Le SRHI est rattachéà l’Institut d’imagerie

biomédicale (I2BM) du CEA.

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les cellules d’un individu n’ont pas lamême identité, et il est plus correct de par-ler d’identités cellulaires multiples qued’une identité biologique unique.

De plus, un même génome peut pro-duire des individus différents. Par exemple,chez les abeilles et les fourmis, les mâlesnaissent par parthénogenèse, c’est-à-dired’œufs non fécondés; leur génome est doncentièrement issu de celui d’une seulefemelle, et ce sont pourtant des mâles. Chezcertaines espèces, telle la fourmi Catagly-phis cursor, les ouvrières naissent aussi parparthénogenèse, mais ont quatre tailles dif-férentes et sont capables de produire parle même mode non sexué, et donc à par-tir du même génome, des mâles, des reineset de nouvelles ouvrières des quatre types.

Plus que le génome total, c’est doncle génome utilisé qui définit l’identité descellules, autrement dit l’ensemble desgènes qui permettent la synthèse detous les constituants d’une cellule, dontles protéines. Ces molécules sont desconstituants cellulaires particulièrementimportants pour l’identité immunitaire :ce sont elles qui permettent au systèmeimmunitaire de définir si une cellule faitpartie du soi ou du non-soi, et s’il doit latolérer ou la détruire.

Si les cellules immunitaires ne détec-tent à la surface d’une cellule que des pro-téines ou des complexes protéiques déjàidentifiés en tant que «soi», la cellule estignorée et survit. En revanche, si elle estinfectée, étrangère ou tumorale, des com-plexes protéiques «étrangers» sont alorsexposés en surface, détectés comme dunon-soi, et la cellule est détruite.

L’identité soumise aux aléas

La stabilité de la reconnaissance du soi etdu non-soi laisse supposer que, pour untype de cellules donné, des cellules mus-culaires par exemple, la part du génomeexprimé et l’ensemble des protéinessynthétisées sont les mêmes chez tous lesindividus et tout au long de la vie. En fait,l’identité conférée par les protéines n’estpas plus immuable que l’identité géné-tique. Le génome de toute cellule peutêtre perturbé par des mutations qui seproduisent aléatoirement. Le messagecodé est modifié, et les protéines fabri-quées lors du processus de traductionde ce message changent, elles aussi, per-dent leur fonction ou en acquièrent de

2. LES MOLÉCULES HLA SONT DES ÉLÉMENTS CLEFS des mécanismes de destruction des cel-lules. Lorsqu’une cellule tueuse interagit avec une cellule portant à sa surface des molécules HLA dusoi (a, en haut), elle produit un signal activateur faible et reçoit un signal inhibant la destruction dela cellule cible (en vert foncé). En revanche, quand elle ne reconnaît pas les molécules HLA portéespar une cellule (a, en bas), ou que ces molécules sont absentes, elle reçoit un signal inhibiteur faibleet produit un signal activateur fort (en rouge). Ainsi, le signal activateur l’emporte, et la celluletueuse détruit sa cible. Par ailleurs, la tolérance et le rejet des greffes de cellules ou d’organes repo-sent également sur les protéines HLA-A. Malek Kamoun, à l’Université de Pennsylvanie, a identifié troisacides aminés (b, en bleu) des molécules HLA-A (en rouge) dont la présence, chez certains individus,augmente le risque de rejet d’une greffe de rein.

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Cellule tueuse

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Cellule anormaleou étrangère

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Biologie cellulaire [67

nouvelles. Ce sont des changements aléa-toires de l’identité.

Par ailleurs, une cellule est une entitéqui peut changer d’aspect et de compor-tement, notamment au cours de sa diffé-renciation en une cellule fonctionnelle,au cours de son fonctionnement, en raisondes signaux qu’elle émet (déclenchés pardes hormones par exemple), de ses inter-actions avec d’autres cellules ou parcequ’elle vieillit. Ces transformations sontdéclenchées par des variations de l’ex-pression des gènes et de la synthèse desprotéines: de nouvelles protéines sont pro-duites tandis que d’autres ne le sont plus.Contrôlés par l’environnement cellulaire,ces changements identitaires sont quali-fiés d’évolutifs. Un exemple d’une telleévolution de l’identité cellulaire se produitlors de la puberté (voir la figure 3).

Échanges de protéines

Un troisième mécanisme, récemmentdécouvert, intervient dans le changementde l’identité cellulaire. Il a été notammentobservé pour des cellules immunitaires,les lymphocytes, et concerne donc ceque l’on peut nommer l’identité immu-nitaire. Comme nous l’avons évoqué, lacellule est généralement considéréecomme une entité autonome programméepar son génome et les protéines qu’ellefabrique. Or les lymphocytes peuventchanger d’identité en fonction de leursinteractions avec d’autres cellules pré-sentes dans leur environnement. Ce trans-fert d’identité est nommé trogocytose (voirl’encadré pages 68-69).

La trogocytose permet l’échange tem-poraire de molécules et de fonctions entreune cellule « donneuse » et une cellule«acceptrice». Lors d’un contact entre deuxcellules, des portions de membrane de lacellule donneuse sont absorbées enquelques minutes par la cellule acceptrice.Les membranes transférées contiennentdes phospholipides, molécules propresaux membranes, mais aussi un grandnombre de protéines extracellulaires etintracellulaires, de protéines qui traver-sent la membrane (molécules transmem-branaires) ou qui sont localisées dans lamembrane (molécules intramembra-naires). La trogocytose correspond doncau déplacement d’une très grande variétéde molécules de la cellule donneuse versla cellule acceptrice. En raison de ce trans-

fert, la cellule acceptrice acquiert certainescaractéristiques de la cellule donneuse.

Néanmoins, les caractéristiquesacquises par la cellule acceptrice sont tem-poraires, car les molécules acquises ontune durée de vie limitée à la surface descellules et sont détruites ou recyclées enquelques heures. Du point de vue de l’iden-tité cellulaire, deux situations se présen-tent : soit les molécules transférées sontcommunes à la cellule donneuse et à la cel-lule acceptrice, soit elles sont caractéris-tiques de la cellule donneuse par leurnature ou par leur organisation spatiale.

Trogocytose etgénome utilisé

Dans la première configuration (les molé-cules sont déjà présentes sur la celluleacceptrice), la trogocytose n’a aucunimpact sur l’identité de la cellule accep-trice, car elle ne change ni l’éventail desprotéines produites, ni ses fonctions. Enrevanche, dans la seconde (de nouvellesprotéines sont acquises), la trogocytosefournit à la cellule acceptrice une nouvelleidentité temporaire, qualifiée d’identitéimmunitaire d’altérité puisqu’elle est, enpartie, celle d’une autre cellule.

Ainsi que nous l’avons expliqué, l’iden-tité d’une cellule peut se définir par le«génome utilisé», autrement dit par l’en-semble des protéines et autres constituantsqu’elle produit. Nous avons soulignéque cette identité n’est pas immuable

3. LE « JE BIOLOGIQUE » EST UN AUTREsurtout à la période charnière qui séparel’enfance de l’âge adulte. La pubertése caractérise par d’importantesmodifications corporelles, physiologiqueset psychologiques découlant notammentde la production d’hormones. Ces dernièresse fixent sur des récepteurs cellulaires portéspar les différents tissus. Cette fixation activel’expression de certains gènes, modifiantainsi le génome utilisé. De ce mécanismecellulaire découlent diverses modificationscellulaires et physiologiques,tel le développement des caractères sexuelssecondaires. Simultanément, la personnalitéde l’adolescent s’affirme, tous ces élémentsparticipant à renforcer son identité.

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La trogocytose (du grec trogos, ron-ger) est un échange de molécules

de surface entre deux cellules. En 1973,Constantin Bona, alors à l’Institut Pas-teur, a pour la première fois mis en évi-dence des transferts d’antigènes desurface entre des macrophages etdes lymphocytes, deux types de cel-lules immunitaires. En 2002, ÉtienneJoly et Denis Hudrisier, à l’INSERM de

Toulouse, ont décrit et nommé «tro-gocytose» le mécanisme de transfertunidirectionnel de portions de mem-branes d’une cellule à une autre suiteà une interaction de type immunitaire.

Le transfert de fractions mem-branaires est extrêmement rapide maistemporaire : les molécules acquisespar la cellule receveuse ont une duréede vie limitée à la surface cellulaire

et sont détruites ou recyclées enquelques heures. Ce sont des protéinesentières et fonctionnelles qui sont ainsitransférées. La capture de fragmentsmembranaires par trogocytose a étédémontrée pour plusieurs catégoriesde lymphocytes T et B, pour les cel-lules tueuses naturelles NK, pour lescellules présentatrices d’antigènes(spécialisées dans la présentation des

antigènes aux lymphocytes T) ainsique pour certaines lignées de cel-lules tumorales.

Ainsi, le transfert de moléculesHLA-Gentre cellules peut provoquer unetolérance du système immunitairevis-à-vis de cellules cancéreuses. Dansune tumeur (ci-dessous à gauche), cer-taines cellules (en marron) exprimentdes molécules HLA-G à leur surface.

puisque les cellules évoluent et que legénome utilisé change selon les circons-tances. Cette définition garantit une cer-taine stabilité de l’identité sur le court termelorsque les cellules n’évoluent pas.

Or le mécanisme de trogocytose agità court terme et sur des cellules qui n’évo-luent pas, renforçant ainsi la notion d’iden-tité cellulaire changeante. De plus, il montreque l’identité cellulaire peut être tempo-rairement indépendante du génome uti-lisé par la cellule ; elle dépend alors desgénomes utilisés par d’autres cellules.

On peut s’interroger sur les consé-quences de ces fluctuations pour le sys-tème immunitaire, et donc pour l’identité

immunitaire de l’individu. Quelle impor-tance si une molécule se retrouve à lasurface d’une cellule ou à la surface desa voisine, puisque l’ensemble des pro-téines présentées par l’ensemble des cel-lules de l’organisme ne change pas ? Laréponse à cette question est essentielle caron ne peut dissocier l’identité immuni-taire de la fonction du système immuni-taire : c’est l’identité de chaque cellule quevérifie le système immunitaire, non l’iden-tité générale d’un ensemble de cellules.

Deux exemples illustrent l’impact del’identité changeante des cellules immu-nitaires sur l’identité immunitaire de l’in-dividu tout entier. Le premier se rapporte

aux interactions des cellules immunitaireset des cellules cancéreuses ; le second atrait au rejet de greffe.

Tueurs de tumeursCertaines cellules immunitaires tellesque les cellules tueuses naturelles, NK (pourNatural Killer) ou les lymphocytes T cyto-toxiques reconnaissent les antigènes étran-gers ou anormaux à la surface des cellulestumorales, et les détruisent (voir l’encadréci-dessus). C’est parce que le système immu-nitaire reconnaît l’identité tumorale d’unecellule qu’il la détruit, et seules les cellulesportant cette identité tumorale sont éli-

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minées. Ce mécanisme de destructiondes cellules anormales est fréquent, maispuisque des cancers se développent, c’estque des cellules cancéreuses peuventéchapper à la vigilance du système immu-nitaire. L’une de leurs stratégies est lepartage d’identité. Lors d’un contact entreune cellule tumorale et la cellule immuni-taire chargée de la détruire (nommée l’ef-fecteur), des fractions de membranes sonttransférées de la cellule cancéreuse à l’ef-fecteur. Si des molécules caractéristiquesde la cible sont présentes dans la fractionmembranaire transférée, l’identité tumo-rale est acquise par l’effecteur immunitaire.Dans ce cas, l’effecteur acquiert en même

temps que cette identité tumorale le sta-tut de cible et peut être détruite par d’autrescellules immunitaires. Cette destructionfratricide fait le jeu des cellules cancéreuses.

L’impact d’un échappement immu-nitaire est généralement dramatique, puis-qu’il conduit à la survie de la tumeur. Pourl’identité immunitaire, l’impact est aussiimportant. En effet, si la tumeur survit,c’est que le système immunitaire finitpar la considérer comme faisant partiedu soi. La modification temporaire del’identité immunitaire des cellules conduitdonc à une modification de l’identitéimmunitaire de l’individu, adoptantcomme sienne l’identité tumorale.

Le deuxième exemple concerne latransplantation d’organes ou de cellules.En l’absence de traitements immunosup-presseurs contraignants, toute greffe estreconnue comme étrangère et rejetée par lesystème immunitaire. Il arrive cependantque le greffon mette en place des stratégiesd’échappement immunitaire lui permettantd’être toléré. Un tel greffon fait alors partiede l’identité immunitaire du patient greffé.

Le greffon protégéCertains des mécanismes d’échappementdes cellules greffées reposent sur la pro-duction de molécules de surface immu-nosuppressives, telle la molécule detolérance HLA-G. Ces molécules protègentles effecteurs immunitaires qui attaquentla cellule, à la façon d’un bouclier. Aussi,seules les cellules synthétisant la moléculeimmunosuppressive devraient être pro-tégées. Cependant, nous avons montréen 2008 que les effecteurs cytotoxiques, lescellules tueuses venues détruire une greffe,acquièrent à partir des cellules du greffondes fragments membranaires contenant lesmolécules suppressives. Là encore, l’iden-tité de la cible est transférée. L’effecteurimmunitaire devient capable de bloquerla fonction d’autres effecteurs. Ce blo-cage se généralise à la population effectricedans son ensemble, ce qui permet l’échap-pement immunitaire des cellules de lagreffe, y compris de celles qui ne produi-sent pas de molécules protectrices.

Ainsi, dans ces deux exemples, unemodification de l’identité immunitaire decellules conduit à une modification del’identité immunitaire de l’organisme. Tou-tefois, cette forme d’identité biologique nepeut être considérée comme immuable,même sur le très court terme.

Faut-il conclure de ces deux aspectsde l’identité biologique – génétique etimmunitaire –, examinés ici que l’iden-tité biologique est un flux mouvant? Non,bien entendu, il reste toujours dans toutorganisme une grande part de stabilitéà partir de laquelle s’organise une diver-sité de comportements cellulaires néces-saires au fonctionnement de l’organismedans un environnement changeant. Encela, l’identité biologique est comparableà l’identité personnelle, qui se construitdans une société en mouvement, maisautour de systèmes de valeurs stablespropres à chacun, à chaque groupe ou àchaque société. "

© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Biologie cellulaire [69

Cette tumeur est colonisée par descellules naturelles NK (a, en bleu-vert), qui expriment les récepteursILT2 (en rose). Or quand les molé-cules HLA-G se fixent sur ces récep-teurs, les cellules NK (en vert foncé),sont inhibées et ne peuventdétruire les cellules tumorales (b).

Dès lors, les cellules produi-sant les molécules HLA-G échap-

pent au système immunitaire.Durant les contacts intercellu-laires, des morceaux de mem-brane contenant des moléculesHLA-G sont transférés sur descellules NK, par trogocytose (cetd).Celles-ci peuvent inhiber d’autrescellules immunitaires du fait del’interaction des molécules HLA-G et des récepteurs ILT2 (e). Des

cellules cancéreuses non por-teuses de HLA-G peuvent ainsiéchapper au système immunitaire.Ce mécanisme d’immunosup-pression est transitoire et loca-lisé, car les cellules NK perdentleurs molécules HLA-G si elles nese trouvent pas à proximité decellules tumorales susceptiblesde les leur transférer.

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70] Médecine © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

I l y a quelque 10 000 ans, l’agriculturenaissait au Moyen-Orient, et boule-versait la vie de nos ancêtres. Aupa-

ravant, ils consommaient des fruits et desracines qu’ils cueillaient et la viande dugibier qu’ils chassaient. La quête perma-nente de nourriture les empêchait de sesédentariser. Progressivement, ils ontappris à cultiver de nouvelles plantes.Ils ont sélectionné différentes céréales,nutritives, stockables et qu’ils pouvaientcommercialiser : le blé, le seigle et l’orge.Ainsi, l’agriculture marqua la fin du noma-disme, faisant des premières régions agri-coles le « berceau de la civilisation ».

Cet avantage a eu une contrepartie: l’ap-parition de la maladie cœliaque. Elle estdéclenchée par l’absorption d’une protéinecontenue dans la farine de blé – le gluten –ou par l’ingestion de protéines similairescontenues dans le seigle et l’orge. Avant l’èrede l’agriculture, ces protéines n’étaientpas (ou très peu) consommées, mais ellessont apparues dans l’alimentation deshommes sédentarisés. Elles ont commencéà tuer les personnes – souvent des enfants –qui ne les toléraient pas. Absorbées régu-

lièrement, elles ont d’abord accru progres-sivement la sensibilité de nombreux indi-vidus. Incapables d’assimiler correctementles nutriments vitaux, ils enduraient dou-leurs abdominales et diarrhées récurrentes.Amaigris et le ventre gonflé, ils souffraientde nombreuses complications, et leur espé-rance de vie était réduite.

Jusqu’à ces 20 dernières années, ils mou-raient inéluctablement. Aujourd’hui, onsait que la maladie cœliaque est une mala-die auto-immune: le système immunitaireattaque les propres tissus de la personnemalade. Par ailleurs, elle se manifeste nonseulement lors d’une exposition au glu-ten et aux protéines apparentées, mais aussiquand plusieurs facteurs se combinent: desgènes de prédisposition et des anomaliesstructurales de l’intestin grêle.

Nous examinerons comment le trio– élément déclencheur de nature envi-ronnementale, gènes d’hypersensibilitéimmunitaire et anomalie de l’intestin –joue un rôle essentiel dans la maladiecœliaque, voire dans d’autres maladiesauto-immunes. Grâce aux connaissancesaccumulées, de nouveaux traitements sontenvisageables à la fois pour cette maladie,mais aussi pour d’autres maladies auto-immunes, telles que le diabète de type I(ou diabète juvénile), la sclérose en plaqueset la polyarthrite rhumatoïde.

Après l’avènement de l’agriculture, desmilliers d’années se sont écoulées avant quel’on décrive des cas d’enfants apparemmentbien nourris, mais qui étaient en fait sous-alimentés. La maladie cœliaque a été nom-

La maladie cœliaque est due à une intolérance au gluten, une protéine du blé. C’est une maladie auto-immune, mais une anomalie de l’intestin grêle serait également en cause.

Médecine

Alessio Fasano

Discipline (sous-thème)

L ’ E S S E N T I E L! Les symptômesde la maladie cœliaqueapparaissent lorsde l’absorption de gluten,une protéine contenuedans le blé, ou de protéinessimilaires présentesdans d’autres céréales.

! L’association du gluten,d’une prédisposition génétique, et d’une perméabilité anormalede la paroi intestinalefavorise l’apparitiondes symptômes.

! Cette associationétant en cause dansd’autres maladies auto-immunes, les traitementsde la maladie cœliaquepourraient être appliqués à diverses pathologies.

L’ IN TOL É R A NC E AU

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Médecine [71

mée au Ier siècle de notre ère par Arétée deCappadoce, un médecin grec, koiliakos (dugrec koelia, qui signifie « abdomen »). Lemédecin britannique Samuel Gee est consi-déré comme le « père » moderne de la mala-die cœliaque (on la nomme parfois maladiede Gee). En 1887, lors d’une conférence, illa décrivit comme « une sorte d’indiges-tion chronique qui affecte des personnesde tous âges, et en particulier les enfantsentre un et cinq ans. » Il supposa qu’« unrégime alimentaire inapproprié pourraitêtre l’une des causes de la maladie ». Mal-gré ses intuitions, il ne comprenait passes mécanismes. Il suggérait de donner dupain en tranches minces et grillées sur lesdeux faces aux enfants atteints !

Le lien entre le gluten et la maladiecœliaque fut établi après la SecondeGuerre mondiale. Le pédiatre néerlandaisWillem-Karel Dicke nota que la pénurie

de pain aux Pays-Bas pendant la guerreavait entraîné une chute notable du tauxde mortalité des enfants – de plus de35 pour cent à presque 0. Quand le blé futà nouveau disponible, il nota que le tauxde mortalité remonta en flèche, jusqu’auxniveaux d’avant la guerre. À la suite desobservations de W.-K. Dicke, d’autresscientifiques ont étudié les différents com-posants du blé et ont identifié le coupable :le gluten, son constituant principal.

L’étude des effets biologiques du glu-ten chez les sujets touchés a montré qu’uneexposition répétée entraîne une modifi-cation de la structure de l’intestin grêle.Les villosités, structures en forme de doigtde l’intestin grêle, sont enflammées etendommagées de façon chronique chezles malades. Les aliments ne sont alors plusdécomposés correctement et les nutrimentsfranchissent mal la paroi intestinale pour

aller rejoindre la circulation sanguine, quiassure leur distribution dans tout l’orga-nisme. Heureusement, si la maladie estdiagnostiquée suffisamment tôt, et si lespatients suivent un régime alimentairesans gluten, l’architecture de l’intestin grêlese normalise à peu près et les symptômesgastro-intestinaux disparaissent.

Une enzymeen cause

Chez malades, le gluten provoque uneinflammation de l’intestin en stimulantl’activité de certaines cellules du sys-tème immunitaire, qui endommagentles tissus sains en tentant de les détruire,les confondant avec un agent infectieux.

Nous ne comprenons pas encore par-faitement comment le gluten perturbele système immunitaire. Nous avons

1. LES ALIMENTS CONTENANT DU BLÉ,du seigle ou de l’orge déclenchentune réaction auto-immune contre

la propres tissus des personnes souffrantde la maladie cœliaque. Cette réactionendommage la muqueuse intestinaleet réduit l’absorption des nutriments.

Une exposition chronique à ces alimentsrisque de déclencher un cancer

ou diverses maladies.

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72] Médecine © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

cependant identifié l’un des mécanismesen jeu. On sait que le système immunitairese dérègle en présence de gluten, etfabrique des anticorps dirigés à tort contreune enzyme : la transglutaminase tissu-laire. En temps normal, cette enzyme quitteles cellules endommagées dans les zonesenflammées de l’intestin grêle et participeà la cicatrisation du tissu environnant.

Aujourd’hui, on diagnostique la mala-die en détectant ces anticorps dans le sangdes malades. Auparavant, les médecins nedisposaient que de tests non spécifiques. Lafaçon la plus fiable de repérer la maladieétait alors de passer en revue les symptômesdu patient, de confirmer l’inflammationintestinale par une biopsie de l’intestin, etd’évaluer si un régime alimentaire sans glu-ten réduisait bien les symptômes. Notonsque le dépistage des anticorps contre le glu-ten est une indication précieuse, mais nonsuffisante, car ils apparaissent parfois chezdes individus en bonne santé.

Pendant des années, on a considéré queseule l’Europe était touchée. En Amé-rique du Nord, par exemple, les symptômes

classiques ont été identifiés chez moins deun individu sur 10000. En 2003, nous avonspublié les résultats de notre étude – laplus vaste jamais menée en Amérique duNord, et impliquant plus de 13000 indivi-dus. Nous avons alors découvert qu’unsujet sur 133 apparemment sains étaittouché, ce qui signifiait qu’elle était presque100 fois plus fréquente que prévu. On aconfirmé des proportions semblables dansde nombreux pays, aucun continent n’étantépargné. Comment 99pour cent des cas ont-ils pu échapper à la détection pendant silongtemps? Les signes extérieurs classiques– vomissements et diarrhée chronique –apparaissent seulement quand des zonesimportantes et cruciales de l’intestin sontendommagées. Si un petit segment del’intestin présente un dysfonctionnement,ou si l’inflammation est relativementbénigne, les symptômes peuvent être moinsspectaculaires ou atypiques.

En outre, la maladie se manifeste sou-vent par un éventail de symptômes – desperturbations de l’absorption de certainsnutriments par l’intestin – auparavant sous-

L A D I G E S T I O N N O R M A L EDans un tube digestif normal, les aliments (partiellement digérés) provenant del’estomac pénètrent dans l’intestin grêle. Celui-ci est tapissé de petites villosi-tés (a). Les enzymes du pancréas et celles situées à la surface des cellules épi-théliales constitutives des villosités (les entérocytes) décomposent la plus grandepartie des aliments – en glucose et acides aminés (b). Ces nutriments passentdans la circulation sanguine pour alimenter tous les tissus. La maladie cœliaqueperturbe l’absorption des nutriments en endommageant les entérocytes et enaplatissant les villosités, ce qui réduit la surface d’absorption des nutriments(micrographies ci-contre).

Muqueuse intestinale normale

Muqueuse intestinale d’une personne atteinte de la maladie cœliaque

EstomacGrosintestin

Intestingrêle

Intestingrêle

Villosité

Aliment venant de l’estomac

Microvillosité

Entérocyte

Sang

Enzyme

Les aliments non digéréss’écoulent vers le rectumpour être excrétés

NutrimentsVers les tissus

Alessio FASANO, professeur depédiatrie, médecine

et physiologie, dirige le Centre derecherche sur la maladie

cœliaque de l’École de médecinede l’Université du Maryland,

aux États-Unis.

L’ A U T E U R

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Médecine [73

estimés. Celle du fer, par exemple, peut cau-ser une anémie. Une mauvaise fixationdes folates – ou vitamine B9 – occasionnedivers troubles neurologiques. En privantl’organisme de ces nutriments, la maladiecœliaque entraîne ostéoporose, douleursarticulaires, fatigue chronique, petite taille,lésions cutanées, voire épilepsie, démence,et schizophrénie. Les symptômes étant sou-vent atypiques, l’idéal serait d’identifier lamaladie à un stade précoce. Un régime sansgluten chez les sujets atteints est une pre-mière étape pour éviter les complications.

Le dérèglementimmunitaire

La maladie cœliaque offre un modèle pourcomprendre les pathologies auto-immunes.Elle est l’unique exemple où l’ajout ou lasuppression d’un simple composant, le glu-ten, peut déclencher ou stopper la mala-die. Cela n’a pas été observé avec les autresmaladies auto-immunes.

Les effets du gluten sur l’organismepeuvent être dévastateurs. Pour y voir plusclair, observons comment un organismesain réagit au gluten. Le système immu-nitaire est activé uniquement quand ildétecte de grandes quantités de protéinesétrangères, lesquelles trahissent la pré-sence de micro-organismes pathogènes entrain d’attaquer l’organisme.

Les aliments représentent une autresource notable de protéines étrangères.Ces dernières sont surveillées par les cel-lules immunitaires qui se trouvent sousles cellules épithéliales bordant l’intestin,les entérocytes, prêtes à réagir à toutemenace et à appeler des renforts. Les défen-seurs de l’immunité ne sont généralementpas alertés, car le système gastro-intesti-nal décompose la plupart des protéinesingérées en acides aminés – les briques élé-mentaires constitutives des protéines.Ainsi, le système immunitaire d’un sujetsain ne réagit pas à l’invasion de protéinesabsorbées à chaque repas.

Le gluten est très riche en deux acidesaminés : la glutamine et la proline. Lespeptides qui en sont issus, et qui n’ont pasété pris en charge par le système digestif,se retrouvent fréquemment dans l’orga-nisme. Chez les sujets en bonne santé, laplupart d’entre eux sont retenus à l’intérieurdu tube digestif et sont excrétés avant mêmeque le système immunitaire ne les ait repé-rés. La quantité de gluten qui se « faufile »à travers la muqueuse gastro-intestinale est

U N T R I O D E C A U S E S

Trois facteurs sous-tendent la maladie cœliaque : un élément déclen-cheur environnemental, une hypersensibilité génétique et une per-méabilité inhabituelle de l’intestin. Selon l’auteur, la même triade est àl’origine d’autres maladies auto-immunes, bien que chaque pathologieait ses propres éléments déclencheurs et composantes génétiques.

Élément déclencheurLe gluten, une protéine abondante dans l’endosperme (le tissu de réserve)des grains de blé, déclenche une réactionimmunitaire anormale. Les protéinesapparentées de l’orge et du seigle(l’hordéine et la sécaline) font de même.

Prédisposition génétiquePresque tous les sujets ontun gène codant la protéineHLA-DQ2 ou la protéine HLA-DQ8, ou les deux. Ces molécules HLAprésentent les fragments de gluten aux cellules du système immunitaire, qui attaquent alors la muqueuse intestinale.D’autres gènes sontprobablement aussiimpliqués, mais ces autrescoupables seraient différentsd’une personne à l’autre.

Intestin grêle perméableChez la plupart des individus, des jonctions dites occlusives collent les cellules intestinales les unes aux autres. Chez les personnes atteintes de la maladiecœliaque, ces jonctions se séparent,permettant à une grande quantitéde fragments de gluten non digérés de s’infiltrer dans le tissu sous-jacentet de stimuler les cellules du systèmeimmunitaire. Des traitements quiréduiraient ces fuites pourraient soigner non seulement la maladiecœliaque, mais aussi d’autres pathologies d’origine auto-immuneimpliquant une perméabilité inhabituelle de l’intestin.

Grain de blé

Son

Gluten

Germe

Endosperme

Fragment de gluten

Cellule du systèmeimmunitaire

Fragment de glutennon digéré

Entérocyte

Jonctionocclusive

Molécule HLA-DQ2ou HLA-DQ8

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74] Médecine © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

généralement trop faible pour stimuler lesystème immunitaire.

Examinons ce qui se passe chez les per-sonnes malades. Elles ont hérité d’unensemble de gènes qui leur confère unesensibilité immunitaire exacerbée au glu-ten. Par exemple, certaines variantes degènes codant des antigènes d’histocom-patibilité, HLA (pour Human Leucocyte Anti-gen) jouent un rôle important. Chez prèsde 95 pour cent des individus souffrant dela maladie cœliaque, on retrouve le variantgénique HLA-DQ2 ou le variant HLA-DQ8,contre 30 à 40 pour cent seulement dansla population générale. Ainsi, ces deuxgènes n’expliquent pas à eux seuls l’hy-

perréactivité immunitaire, mais ils jouentun rôle notable dans la maladie. Le rôleclef de ces gènes est en partie lié aux fonc-tions des protéines qu’ils codent. Les pro-téines HLA-DQ2 et HLA-DQ8 sont fabriquéespar des cellules présentatrices d’antigènes.Ces sentinelles immunitaires absorbent lesprotéines et les micro-organismes étran-gers, puis les découpent en morceaux. Ellesplacent ensuite ces fragments de protéinesdans des « présentoirs » portés par des pro-téines HLA, et ces complexes sont expo-sés à la surface des cellules présentatricesd’antigènes. Elles sont alors examinées parles lymphocytes T auxiliaires qui identi-fient le complexe et appellent les renforts.

Comment le système immunitaire endommage-t-il la muqueuse intestinale des personnessouffrant de la maladie cœliaque ? Quelques mécanismes plausibles ont été identifiés.Les flèches en couleur indiquent les événements qui pourraient être bloqués par des thérapies actuellement à l’étude (voir le tableau page ci-contre).

Des fragments de glutennon digérés induisentla libération par les entérocytesd’une protéine, la zonuline,qui détruit les jonctionsocclusives.

Fragmentde glutennon digéré

Zonuline

Entérocyte

Jonctionocclusive

Jonctionrompue

Interleukine 15Enzyme TTG

Glutenmodifié

Lymphocyte Tauxiliaire

Lymphocyte Bmature

Lymphocyte Ttueur

Sécrétionsdu lymphocyte T

(chimiokineset cytokines)

Celluleprésentatrice d’antigènes

HLA-DQ2 ouHLA-DQ8

Lymphocyteintraépithélial

Zone endommagée

1

Le gluten induit la sécrétion,par les entérocytes,d’interleukine-15,qui active des cellulesimmunitaires nomméeslymphocytes intraépithéliauxcontre les entérocytes.

3

La transglutaminasetissulaire (TTG),une enzyme libéréepar les cellulesendommagées,modifie le gluten.

4

Les cellules présentatrices d’antigènedu système immunitaire assemblentle gluten modifié et les molécules de HLA,et présentent les complexes résultants à d’autres cellules immunitaires :les lymphocytes T auxiliaires.

5 Les lymphocytes T auxiliairesreconnaissant les complexes sécrètentdes molécules qui attirent d’autrescellules immunitaires et qui peuventdirectement endommager les entérocytes.

6

Les fragmentsde gluten traversentla muqueuse intestinaleen grand nombreet s’accumulent sousles cellules épithéliales(les entérocytes).

2

H I S T O I R E I N T É R I E U R E

! BIBLIOGRAPHIEL. Sollid et al., Diagnosis andtreatment of celiac disease,Mucosal Immunology,vol. 2, pp. 3-7, 2009.

Alessio Fasanoet Terez Schea-Donohue,Mechanisms of disease :the role of intestinal barrierfunction in the pathogenesis ofgastrointestinal autoimmunediseases, Nature Clinical PracticeGastroenterology & Hepatology,vol. 2, pp. 416-422, 2005.

Les lymphocytes Tauxiliaires stimulentles lymphocytes Ttueurs pour attaquerdirectement les entérocytes.

7

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Médecine [75

Chez les sujets souffrant de la mala-die cœliaque, la transglutaminase tissu-laire, libérée par les cellules épithélialesintestinales, se fixe d’abord sur le glutennon digéré, ce qui modifie ses peptides.Ces derniers peuvent alors se lier forte-ment aux protéines HLA-DQ2 et HLA-DQ8à la surface des cellules présentatrices d’an-tigène, situées sous les cellules épithélialesde l’intestin grêle.

Un lymphocyte T auxiliaire se lie à cecomplexe par l’intermédiaire d’un récep-teur de surface, ce qui libère des cytokineset des chimiokines, des substances chi-miques stimulant l’activité immunitaire.Chez ces individus, l’accroissement des

défenses immunitaires endommage lescellules intestinales chargées d’absorberles nutriments. La plupart des maladesont des prédispositions génétiques. Ils pro-duisent trop d’interleukine-15 – qui sti-mule le système immunitaire – et ont descellules immunitaires hyperactives en pré-sence de gluten (voir l’encadré ci-dessous).

Intéressons-nous au rôle joué par lesanticorps dirigés contre la transglutami-nase tissulaire, en présence de gluten.Lorsque les entérocytes libèrent l’enzyme,les lymphocytes B du système immuni-taire l’absorbent – seule ou sous formede complexe avec le gluten. Ils libèrentalors des anticorps dirigés contre l’en-

zyme. S’ils « visent » de la transglutami-nase tissulaire située sur des entérocytesou à proximité, ils pourraient les endom-mager, voire les détruire.

Au cours des neuf dernières années,nous avons compris qu’une perméabilitéinhabituelle de l’intestin semble impliquéedans la maladie cœliaque et dans d’autresmaladies auto-immunes. Il apparaît deplus en plus vraisemblable qu’un trio defacteurs est à l’origine de certaines mala-dies auto-immunes : l’absorption d’unesubstance exogène, une prédispositiongénétique du système immunitaire d’yréagir de façon excessive, et un intestinanormalement perméable.

Une associationde malfaiteurs

Le rôle de la perméabilité de l’intestin dansle déclenchement des maladies auto-immunes a d’abord été sous-estimé, car laplupart les biologistes avaient une visionerronée de la structure de l’intestin. Quandj’étais étudiant en médecine dans lesannées 1970, l’intestin grêle était décritcomme un simple tuyau composé d’unecouche unique de cellules liées comme destuiles par un « ciment » imperméable, lesjonctions dites occlusives.

On pensait alors que ces jonctionstenaient presque toutes les molécules éloi-gnées des composants du système immu-nitaire. Ce modèle simple, qui considéraitles jonctions occlusives comme une sortede mastic inerte imperméable, ne nousincitait guère à en étudier la structure.

Je dois à l’un des moments les plusdécevants de toute ma carrière d’avoir com-mencé à m’intéresser aux jonctions occlu-sives. À la fin des années 1980, je travaillaissur un vaccin contre le choléra. À cetteépoque, on pensait que la toxine cholériqueétait la cause unique des violentes diar-rhées caractéristiques de cette maladie.Afin de vérifier cette hypothèse, nous avonséliminé de la bactérie Vibrio cholerae le gènecodant la toxine cholérique. En effet, onadmettait alors que des bactéries ainsi« désarmées » seraient de bons agents vac-cinaux: les protéines portées par les bac-téries vivantes qui ne libéraient plus detoxine devaient provoquer une forteréponse immunitaire contre la bactérie.

Mais ce vaccin, administré à des volon-taires, provoquait beaucoup trop d’effetssecondaires – notamment des diarrhées.Fallait-il abandonner ou persévérer? Une

Aujourd’hui, les patients souffrant de la maladie cœliaque n’ontqu’une seule option thérapeutique: éviter tous les aliments conte-nant du gluten. Mais comme suivre un régime alimentairestrict peut se révéler difficile, d’autres options sont à l’étude,telles celles détaillées ci-dessous. Aucun médicament de cetableau n’a encore atteint les essais cliniques nécessairespour obtenir l’autorisation de mise sur le marché.

T R A I T E M E N T S E N V I S A G E A B L E S

Lymphocyte Bmature

Anticorpscontre la TTG

Anticorpscontrele gluten

Les lymphocytes Blibèrent des moléculesd’anticorps dirigéescontre le gluten et la TTG.Ces anticorps pourraientcauser d’autres dégâtsquand ils frappent leurscibles sur les entérocytesou à proximité, mais leurrôle reste à préciser.

8

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Les diverses attaquesfinissent par détruireles entérocytes.

9

Éviter le gluten dans le régimealimentaire des nourrissonspendant leur première annéede vie.Dégrader les fragments de glutennon digérés, pour qu’ils ne puissent déclencherune réaction immunitaire.

Empêcher la zonuline de rendrel’intestin perméable.Empêcher la transglutaminasetissulaire de modifier le gluten etque les fragments stimulent le système immunitaire.Empêcher le HLA-DQ2de s’attacher aux peptides du gluten et de les présenteraux lymphocytes T auxiliaires.

Vacciner avec des fragments de gluten sélectionnés pour queles lymphocytes T auxiliairestolèrent le gluten présenté parles molécules de HLA-DQ2.Bloquer la migration des lymphocytes T tueurs dans la muqueuse intestinale.Provoquer une infection par des ankylostomes (des parasitesfreinant les réactions immunesde l’hôte dans l’intestin).

Pas de médicament (Universitédu Maryland et Université polytechnique des Marches enItalie/ en essais chez l’homme).ALV003(Alvine et, séparément,AN-PEP du Centre médical de l’Université VUaux Pays-Bas/ en essaischez l’homme).Larazotide (Alba Therapeutics/en essais chez l’homme).Pas de nom (Numerateet Université de Stanford/ en laboratoire).

Équivalents du gluten (Université de Leiden, Pays-Bas et Université Stanford/ en laboratoire).

Nexvax2 (Nexpep, Australie/ en essais chez l’homme)

CCX282-B (Chemocentryx/ en essais chez l’homme)

Ankylostomes (Hôpital de la Princesse Alexandra, Australie/ en essais chez l’homme)

Traitement Nom du médicament (responsable de la recherche / statut)

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76] Médecine © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

intuition nous suggérant que cette « affaire »n’était pas terminée nous poussa à choi-sir la seconde voie ; et c’est ainsi que nousavons découvert une nouvelle toxine quientraînait des diarrhées par un méca-nisme inconnu jusqu’alors. Il modifiait laperméabilité de l’intestin grêle en pertur-bant ces jonctions occlusives supposéesinertes. Un effet qui permet aux fluides des’infiltrer des tissus jusque dans l’intestin.

De fait, à peu près à la même époque,plusieurs découvertes ont clarifié la situa-tion. Un réseau de protéines constitutivesdes jonctions occlusives fut mis au jour ;cependant, nous disposions de peu d’in-formations sur la façon dont ces struc-tures étaient contrôlées. Aussi la découvertede cette toxine, que nous avons nomméezonula occludens toxin, ou Zot (du latin zonulaoccludens, pour « jonction occlusive ») four-nissait-elle un outil précieux pour éluciderle mécanisme de contrôle. Nous avons mon-tré qu’elle peut défaire les jonctions occlu-

sives. Nous avons aussi compris que le sys-tème de contrôle qui permet ce « désas-semblage » est trop compliqué pour avoirévolué simplement afin de causer un dom-mage biologique à l’hôte. Vibrio cholerae doitcertainement causer la diarrhée en exploi-tant une autre voie de régulation de laperméabilité intestinale.

Cinq ans plus tard, nous découvrionsla zonuline, la protéine qui, chez l’hommeet d’autres animaux supérieurs, accroîtla perméabilité intestinale par le mêmemécanisme que la toxine Zot d’origine bac-térienne. Restait à établir la fonction dela zonuline. Elle est sécrétée par le tissuépithélial de l’intestin et assure plusieursfonctions : elle régule le mouvement desfluides, des grosses molécules et des cel-lules immunitaires entre les différents com-partiments de l’organisme humain.

La découverte de la zonuline nous aincités à rechercher les affections caracté-risées par une augmentation de la per-

D es travaux récents ont montré que les lésionsintestinales de la maladie cœliaque sont

déclenchées par une réponse excessive du sys-tème immunitaire intestinal aux peptides issusde la digestion incomplète du gluten. Pour sti-muler le système immunitaire intestinal, ces pep-tides doivent franchir la barrière intestinale.

Plusieurs mécanismes ont été proposés pourexpliquer ce passage chez les personnes atteintesde la maladie cœliaque. Grâce à des traceurs– de petites molécules inertes tel le mannitol –l’équipe d’A. Fasano a observé une diminutionde l’étanchéité des jonctions entre les cellulesépithéliales (c’est le phénomène de perméabi-lité paracellulaire).

Dans l’article, les résultats concernant lazonuline ont été résumés, mais A. Fasano a aussiproposé que les peptides toxiques et immuno-stimulants de la gliadine, issus du gluten, maisplus de 20 fois plus gros que le mannitol, pas-sent librement entre les cellules épithéliales dela barrière intestinale, comme le ferait n’importequelle molécule de même taille. Toutefois, cettehypothèse n’a pas encore été démontrée.

Un autre mécanisme, plus spécifique, sembleimpliqué dans l’entrée des peptides du glutendans la muqueuse intestinale. Ainsi, en colla-boration avec l’équipe de Renato Monteiro,INSERM U 699, à l’Université Paris-Diderot, nousavons montré que, chez les personnes atteintesde la maladie cœliaque, le transport des pep-tides du gluten au travers des cellules épithé-liales de l’intestin est anormal.

Ce transport s’effectue sous forme de com-plexes constitués de ces peptides liés aux anti-corps IgA produits par les patients. Ces complexesse fixent sur le récepteur de la transferrine (CD71).Ce récepteur principalement connu pour son rôledans l’absorption du fer peut aussi lier les anti-corps IgA produits dans l’intestin et il est expriméde façon anormale à la surface de l’épithéliumen cas de maladie cœliaque.

La fixation des complexes IgA-gluten sur cerécepteur leur permet de traverser rapidementles cellules épithéliales. Ainsi, alors qu’en situa-tion normale les peptides de la gliadine restentconfinés dans l’intestin, ou sont totalement désac-

tivés par dégradation enzymatique, chez lesmalades, l’expression anormale du récepteur CD71sur la face des cellules épithéliales en contactavec la lumière intestinale permet à des peptidesintacts d’entrer dans l’organisme. Ils sont sus-ceptibles de suractiver les réactions immunitaires,qui deviennent délétères pour la muqueuse.

Plusieurs mécanismes pourraient favoriserl’expression anormale de CD71 à la surface del’épithélium chez les malades, notamment lacarence en fer, habituelle chez ces patients.

Martine Heyman, INSERM U 793 – Université René Descartes, Paris

U n a u t r e m é c a n i s m e d e t ra n s f e r t

En situation normale, la gliadine toxique, issue du gluten, est dégradée dans les cellules épi-théliales en acides aminés (points de couleur). Au contraire, chez les personnes atteintes dela maladie cœliaque, le récepteur des immunoglobulines polymériques, CD71, permet auxcomplexes formés par les anticorps IgA associés à la gliadine de traverser les entérocytes. Lagliadine se retrouve ainsi du côté de la muqueuse où elle ne devrait pas être présente et sur-active les cellules du système immunitaire.

SUJET SAIN

Anticorps IgA CD71Peptidesgliadine

SUJET MALADE

Cellule épithéliale

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Plusieurs maladiesauto-immunes ont

un dénominateur commun :une perméabilité

intestinale anormale.

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méabilité intestinale. Nous avons alorsconstaté que plusieurs maladies auto-immunes – la maladie cœliaque, le diabètede type 1, la sclérose en plaques, la poly-arthrite rhumatoïde, et des maladies intes-tinales inflammatoires (dont les deuxprincipaux types sont la rectocolite hémor-ragique et la maladie de Crohn) – ont undénominateur commun: une perméabilitéintestinale anormale. L’augmentation dela perméabilité est souvent provoquée pardes concentrations de zonuline trop éle-vées. Par ailleurs, on sait aujourd’hui quele gluten lui-même entraîne une sécrétionexcessive de zonuline.

Multiplier les ciblesForts de cette découverte, nous avonsalors proposé que l’augmentation de la per-méabilité intestinale chez les sujets souf-frant de la maladie cœliaque permette lafuite du gluten hors de l’intestin, où il peutinteragir avec le système immunitaire ultra-sensible en raison d’une prédisposition géné-tique. Suffisait-il d’éliminer un seul descoupables du trio – le gluten – pour stop-per le développement de la maladie?

Nous venons de voir qu’il suffit desupprimer le gluten de l’alimentation d’unsujet atteint de la maladie cœliaque pourque les lésions intestinales guérissent. Seuledifficulté : il est présent partout ! De sur-croît, il est difficile de suivre à la lettre unrégime alimentaire sans gluten pendantdes années. C’est pourquoi cette approchen’est pas satisfaisante.

On a donc envisagé d’autres stratégiesvisant à perturber au moins un élément dela triade. La Société Alvine Pharmaceuticals,à San Carlos, en Californie, a mis au pointun traitement administré par voie oralecontenant une enzyme qui décomposeles peptides de gluten résistant normale-ment à la digestion. D’autres chercheursétudient comment inhiber la transgluta-minase tissulaire, de sorte qu’elle ne puissepas modifier chimiquement les fragmentsde gluten non digérés. Sous cette formenon modifiée, le gluten ne pourrait plusse lier efficacement aux protéines HLA-DQ2et HLA-DQ8 situées à la surface des cellulesprésentatrices d’antigène.

Pour le moment, les thérapies géniquesqui permettraient de modifier les gènes« malades » ne sont pas sans dangers etsoulèvent des difficultés éthiques. Mais onrecherche des thérapies qui freineraientcertains facteurs contribuant à l’hyper-

sensibilité du système immunitaire. Parexemple, la Société australienne Nexpeptravaille sur un vaccin qui exposerait lesystème immunitaire à de petites quanti-tés de formes de gluten fortement immu-nogènes. Ces petites expositions répétéesdevraient finalement induire une tolérancedu système immunitaire au gluten.

En fixant la stratégie sur le traite-ment de la barrière intestinale, j’ai fondéla Société Alba Therapeutics, afin d’étu-dier un inhibiteur de la zonuline, le Lara-zotide. Le Larazotide a été testé dans deuxessais thérapeutiques chez l’homme, afinde vérifier qu’il est sans danger et bientoléré, et d’étudier l’efficacité potentiellechez des personnes malades consommantdu gluten. Ces deux essais n’ont révéléaucun effet secondaire particulier, et lapremière étude, de plus petite taille, amontré que le Larazotide réduit le dys-fonctionnement de la barrière intestinaledû au gluten, la production de moléculesinflammatoires, ainsi que les troublesgastro-intestinaux chez les sujets souffrantde la maladie cœliaque.

La seconde étude, de plus grandeampleur, a révélé que les sujets atteints ayantreçu un placebo produisent des anticorpscontre la transglutaminase tissulaire, alorsque les sujets traités n’en produisent plus.À ma connaissance, c’est la première foisqu’un médicament semble arrêter un méca-nisme auto-immun, en stoppant les effetssur le système immunitaire d’une moléculefabriquée par l’organisme lui-même.D’autres médicaments, qui inhibent éga-lement l’activité immunitaire, agissent defaçon moins spécifique. Les essais sur leLarazotide devraient être étendus à d’autresmaladies auto-immunes, telles que le dia-bète de type 1 et la maladie de Crohn.

Ces nouvelles perspectives théra-peutiques ne signifient pas que les patientssouffrant de la maladie cœliaque pourrontbientôt abandonner leur régime strict, maisce régime pourrait être repensé. Nousavons commencé une étude clinique à longterme pour vérifier si, chez des enfants àrisques ne mangeant aucun aliment conte-nant du gluten jusqu’à l’âge de un an, lamaladie pourrait être retardée ou, mieuxencore, supprimée. On sait que des enfantssont à risques quand leurs plus prochesparents sont atteints de la maladie et qu’ilsprésentent des gènes d’hypersensibilité.

Cette approche pourrait fonctionnerparce que le système immunitaire se déve-loppe de façon spectaculaire pendant les12 premiers mois de la vie, et parce que lesrecherches sur les enfants sensibles ontmontré qu’éviter le gluten pendant lapremière année de la vie améliore la tolé-rance du système immunitaire mature vis-à-vis du gluten. Jusqu’à présent, nous avonsrecruté plus de 700 enfants génétiquementprédisposés, et les premiers résultats indi-quent que le fait de retarder l’expositionau gluten divise par quatre la probabilitéque la maladie se développe. Mais il nousfaudra des décennies avant d’être sûrs quecette stratégie peut empêcher définitive-ment l’apparition de la maladie.

Les maladies auto-immunes ayant denombreux points communs, les cher-cheurs sont impatients de savoir si cer-taines stratégies thérapeutiques utiliséespour la maladie cœliaque pourraient éga-lement soulager d’autres maladies auto-immunes que l’on ne sait pas traiterefficacement aujourd’hui. Avec ces nou-velles approches, cette maladie qui sévitdepuis l’aube de la civilisation sera-t-elle enfin vaincue ? "

© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Médecine [77

L es personnes souffrant dela maladie cœliaque ont

des prédispositions génétiques.Alors pourquoi les symptômesapparaissent-ils tardivementchez certains individus ?

On a d’abord pensé queles mécanismes pathologiquesse mettaient en place trop dis-crètement au début de la viepour provoquer des symp-tômes. Mais il semble aujour-d’hui que des bactéries du tube

digestif interviennent. Cesmicro-organismes, collective-ment appelés la flore bacté-rienne, peuvent différer d’unepersonne à l’autre, d’une popu-lation à une autre, variantmême chez le même individuau cours de sa vie. Apparem-ment, ils peuvent aussi déter-miner quels gènes de leur hôtesont actifs à un momentdonné. Dès lors, une personnedont le système immunitaire

a toléré le gluten pendant denombreuses années pourraitperdre cette tolérance si saflore microbienne change sou-dain et se met à activer desgènes naguère silencieux.

Si cette hypothèse est cor-recte, la maladie cœliaquepourrait un jour être préve-nue ou traitée par l’ingestionde micro-organismes utiles,sélectionnés, rééquilibrant laflore bactérienne.

L e r ô l e d e l a f l o r e ba c t é r i e n n e

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C e sera bientôt le millième anniversaire du premier ouvrage de référence décri-vant comment il est possible d’agrandir des objets à l’aide de lentilles et delumière. En 1011, le scientifique arabe Ibn al-Haytham, dit Alhazen, a commencé

la rédaction du Traité d’optique qui décrivait les propriétés de la loupe, les mêmes quiont conduit plus tard à l’invention du microscope. Des microscopes toujours plus puis-sants révèlent les mystères d’un monde invisible à nos yeux. Chaque année, laSociété Olympus America Inc. organise un concours international de photographiesdu monde vivant prises au moyen d’un microscope ou d’une caméra. Les partici-pants de l’édition 2009 de ce concours ont rendu un bel hommage à presque 1000 annéesd’efforts visant à rendre visible l’invisible.

La microscopie nous fournit chaque jour la preuve que nous sommes aveugles àl’univers fascinant des petites « choses » qui nous entourent. Un étrange microcosmea été révélé par les photographies primées lors de ce concours et dont certaines sontprésentées dans ce portfolio. L’ensemble des photographies sélectionnées cette annéeet les années précédentes est présenté sur le site :www.olympusbioscapes.com

Une galerie de photographies prises au microscope optiquenous révèle des chefs-d’œuvre naturels.

Imagerie

Gary Stix

Discipline (sous-thème)

UNE PUCE D’EAU (Daphnia atkinsoni), ou daphnie, arbore une couronne d’épines en forme de peigne (en vert, structures en forme d’épines sur la tête) pour repousser

ses prédateurs. La couronne, qui mesure environ 200 micromètres, apparaît chez les petits quand leurs parents détectent un signal chimique

émis par leurs ennemis, les crevettes de l’espèce Triops cancriformis. Jan Michels, de l’Université Christian Albrecht à Kiel en Allemagne,

vainqueur de la compétition, a employé un microscope confocal à balayage laser pour obtenir ce cliché. Exposé au laser du microscope, un colorant contenu

dans l’exosquelette devient fluorescent (en vert), tandis que certains tissus internes sont naturellement fluorescents, notamment le composant de l’œil, qui devient bleu et rouge.

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80] Imagerie © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

! CES ALGUES UNICELLULAIRES (ci-dessus à gauche) mesurent environ 40 micromètres

de diamètre. La couleur rouge, à l’intérieurdes cellules, est due à un pigment de

la famille des caroténoïdes, l’astaxanthine.On l’utilise dans l’industrie pour donner une

couleur rosée à la chair du saumon. L’auteurde cette photographie, Charles Krebs, est

photographe professionnel à Issaquah, dans l’État de Washington aux États-Unis.

! LES TENTACULES MORTELS D’UNE PHYSALIE(ci-dessus à droite) – un organisme marin

qui ressemble à une méduse – ressemblent àun ruban rose où seraient enfilées des perles

gorgées de toxine (de 300 micromètres de diamètre chacune). La toxine n’est relar-

guée qu’en présence d’une proie, ou aucontact de la peau d’un infortuné nageur.

Cette photographie est d’Alvaro Migotto, de l’Université de São Paulo.

! DES ALVINS DE SAUMON (ci-contre en haut)ont été photographiés avec un microscope

optique par Haruka Fujimaki, une étudiantede l’Université Mount Holyoke, dans

le Massachusetts. Les trois larves, dont les yeux n’excèdent pas deux millimètres,

viennent d’éclore et portent encore leur sacvitellin où est stockée leur nourriture.

! LES EXTRÉMITÉS de cet embryon de souristransgénique(ci-contre en bas) sont bleues,

ce qui révèle la présence d’une protéine, le facteur de croissance du fibroblaste.

Ainsi, ce facteur de croissance jouerait un rôledans le développement des doigts.

Cette photographie a été réalisée parMohammad Hajihosseini, de l’Université

d’East Anglia, en Angleterre, et ses collèguesSaverio Bellusci et Stijn de Langhe.

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Imagerie [81

! CE NOYAU DE PLAN DE MAÏS (en haut àgauche) est en cours de méiose, une formede division cellulaire. Chung-Ju Wang, de l’Université de Californie à Berkeley, a employé une technique de microscopie fournissant des images tridimensionnelles à haute résolution. Ici ce sont des fragmentsde complexes synaptonémaux, des structures protéiques qui associent les chromosomes homologues. Deux bandesde protéines alignées parallèlement, à moinsde 200 nanomètres de distance, permettentl’appariement des chromosomes homologues(non visibles ici) au cours de la méiose.Cette nouvelle technique, puissante, révèlela structure hélicoïdale de dix de ces complexes, chacun d’entre eux étant coloré par un procédé numérique.

! CET ÉCHANTILLON OSSEUX DE TRICÉRATOPS(en haut à droite) a été prélevé sur la collerette osseuse située derrière l’un des plus grands crânes de dinosaures mis au jour. On y voit la matrice osseuse (en orangé), les canaux vasculaires d’une trentaine de micromètres de largeur(en rose), et des formations osseusesoblongues (en jaune). Cet échantillon, photographié en lumière polarisée par Ellen-Thérèse Lamm, dans le Laboratoiredu paléontologue Jack Horner, au Muséum de l’Université d’État du Montana, révèle les changements radicaux qu’a subis le crânedu dinosaure au cours de sa vie.

! DES CELLULES DE PEAU (ci-contre)d’une personne atteinte de sclérose latéraleamyotrophique ont été reprogrammées afin de devenir des cellules souchescapables de se différencier en neuronesmoteurs, les cellules endommagées parcette maladie. Gist Croft, de l’Université Columbia, et Mackenzie Weygandt, du Projet ALS, ontutilisé un microscope fluorescent inversépour prendre des photographies de noyaux de neurones moteurs (en vert),de 25 micromètres de diamètre, et de leurs longues fibres de connexion, les axones (en rouge). Ils peuvent ainsi distinguer les cellules malades des cellules saines.

Gary STIX est rédacteur à la revue Scientific American

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A ujourd’hui, la défense de l’en-vironnement naturel est unepréoccupation omniprésente.On situe souvent sa nais-

sance aux lendemains de la Seconde Guerremondiale, en réponse à l’urbanisation et àl’industrialisation, à la menace nucléaireou à la surpopulation que l’on commence àentrevoir. En réalité, ce mouvement est bienplus ancien : les premières actions visant àprotéger l’environnement naturel datentdu milieu du XIXe siècle.

La protection de l’environnement estd’abord portée par la « société civile ».La croissance de ce mouvement suit cellede l’industrialisation et de l’urbanisation :une frange faible, mais active, de citoyensréagit aux altérations de son univers, cequi se traduit par une diversité d’intérêtset d’approches. La plupart des groupesainsi créés ont des objectifs circonscrits,tels que la défense d’un site naturel (parexemple, un fleuve ou une montagne), lalutte contre les nuisances d’une usine oul’opposition à la construction d’un barrage.

Parmi eux, les chasseurs et les pro-tecteurs d’oiseaux constituent les plusgrandes organisations militantes del’époque. La conservation de l’environne-ment se limite ainsi d’abord à la sauvegardedes animaux (vertébrés) et non à l’ensemblede la nature. Par exemple, lors du congrèsinternational de botanique et d’horticulturede Paris de 1878, on ne traite que de la pro-tection des oiseaux, et à aucun moment de

celle des plantes. Ce n’est qu’assez tardi-vement – à partir des années 1920 – queles acteurs de la conservation de l’envi-ronnement, s’inspirant des connaissancesscientifiques produites par la jeune écolo-gie, commencent à protéger les écosys-tèmes dans leur ensemble.

Comment est née l’idée de protection del’environnement ? Qui étaient ses acteursprincipaux ? Pourquoi n’est-elle pas venuedes naturalistes ? Nous verrons que les pro-tagonistes de cette histoire ne jouèrent pasles rôles qu’on leur attribuerait aujourd’hui.

D’abord les oiseauxLe mouvement pour la protection de l’en-vironnement est étroitement lié à l’évolu-tion de la sensibilité à l’égard des animaux.La première société destinée à lutter contreles traitements cruels faits aux animauxest créée au Royaume-Uni en 1824. Preuved’une évolution profonde des sociétés occi-dentales, des structures similaires voientle jour en Allemagne, en France, aux Pays-Bas et aux États-Unis entre 1837 et 1866.Leurs premières croisades visent à inter-dire les combats d’animaux, à améliorerle sort réservé aux chevaux des villes et àfaire proscrire la vivisection. Mais, très vite,ces sociétés s’intéressent aussi à la faunesauvage et, pour l’essentiel, aux oiseaux.La mobilisation pour la défense de ces der-niers est si forte qu’elle conduit à la créa-tion de sociétés autonomes entre 1875 et

82] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 388 - Février 201082] Histoire des sciences

REGARDS

Des plumes de chapeauà la protection de l’environnementAu XIXe siècle, plusieurs groupes de citoyens s’élèvent contre le massacre des animaux. Ces mouvements marquent la naissance de la protection de la nature.Valérie Chansigaud

HISTOIRE DES SCIENCES

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Histoire des sciences [83

R e g a r d s

la Première Guerre mondiale. À la veille decelle-ci, les sociétés de protection desoiseaux européennes comptent plus de40 000 membres en Allemagne, 22 000 enGrande-Bretagne et bien plus encore auxÉtats-Unis, qui possèdent une multituded’organisations régionales. Les membresactifs de ces sociétés sont surtout desfemmes, même si leur direction est presquetoujours confiée à des hommes...

L’un de leurs objectifs prioritaires est lalutte contre la surexploitation des oiseaux,car, chaque année, l’Europe importe des cen-taines de millions d’oiseaux afin de satisfairele besoin en plumes pour l’habillement fémi-nin et militaire. Malgré une lutte opiniâtre

et le soutien de membres éminents de l’aris-tocratie, le commerce des plumes ne s’inter-rompt, au lendemain de la Première Guerremondiale, que par le changement des habi-tudes vestimentaires.

Au XIXe siècle, la défense des oiseauxrepose sur des arguments utilitaristes : ladiminution des populations insectivoresconduirait à la prolifération des insectes.On s’intéresse donc aux oiseaux insectivores,mais les rapaces, non insectivores, sontexclus des actions militantes, et même décritssous les pires traits. En France, l’organisationla plus active est la Société d’acclimatation,créée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaireen 1854. Au XXe siècle, la protection de la

1. LA CHASSE À L’ÉLÉPHANT (gravurede 1868) a longtemps été glorifiée. Pourtant, au milieu du XIXe siècle, on commença à stigmatiser les excès des chasseurs et le comportement del’homme vis-à-vis de la nature. En 1912, le zoologiste Edmond Perrier écrivait ainsi :« L’homme [...] n’est que l’affectatairemomentané d’une demeure dont il n’a pasle droit de modifier l’aménagement au détriment des générations qui l’occuperont après la sienne ; il n’a pas le droit d’altérer, par des destructionsinconsidérées, l’harmonie qui s’est établie,en dehors de lui, parmi tous les êtres. »

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R e g a r d s

nature deviendra sa priorité, mais, à sesdébuts, son but principal est la gestion etl’aménagement de la nature en vue d’unemeilleure exploitation de ses richesses. L’es-sentiel de son activité est la sélection etl’introduction d’espèces exogènes, ainsi quela maîtrise de leur adaptation. L’éventail desespèces animales concernées est impres-sionnant : dromadaires, lamas, alpagas, aga-mis, onagres, agoutis, wombats, tapirs,kangourous, casoars...

La protection des oiseaux s’appuie aussisur un puissant mouvement éducatif. Oninvite les urbains, enfants comme adultes,à observer la nature : jumelles et appareilsphotographiques sont commercialisés, etguides de terrain et revues se multiplient.Pour ce mouvement, renouer avec la naturepermet de compenser l’effet délétère dumonde moderne ; en outre, il recommanded’établir un lien affectif fort avec l’environne-ment naturel, notamment parce qu’on ne peutprotéger quelque chose que l’on ignore ouque l’on n’aime pas.

Les pratiques nouvelles rompent dediverses façons avec l’histoire naturellequi, héritière de plusieurs siècles de tradi-tion, repose sur la description des espèceset la constitution de collections. Il ne s’agitplus de constituer de nouveaux savoirs ou deréunir des spécimens ; le nouveau rapport àla nature est un loisir qui vise à restaurer l’har-monie avec un monde naturel idéalisé. Loind’être une mode éphémère, l’observation dela nature est encore aujourd’hui une acti-vité prisée par des millions de personnes àtravers le monde.

Oui à la chasse, non aux abusAux côtés des sociétés protectrices desanimaux, l’autre groupe le plus grand et leplus actif est celui des pêcheurs et, surtout,des chasseurs. Par définition, ces hommesde terrain sont les premiers témoins del’évolution des populations animales. AuRoyaume-Uni et aux États-Unis, ils se réunis-sent et donnent naissance à des structuresparticulièrement actives.

Les excès de la chasse en Afriqueinquiètent depuis longtemps : en 1900, dif-férentes nations coloniales (France, Italie,Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique)signent une convention pour protéger legibier africain. Afin d'aider l’application decet accord, un groupe de Britanniques créeen 1903 la Société pour la préservationde la faune sauvage de l’Empire. Parmiles créateurs, on retrouve des membresde la noblesse britannique et de l’adminis-tration coloniale, ainsi que des naturalistes.Tous, ou presque, sont des chasseurs assi-dus, inquiets de la rapide régression de lafaune sauvage. Les disparitions de l’hippo-trague bleu (Hippotragus leucophaeus) oudu quagga (Equus quagga quagga) enAfrique du Sud marquent les esprits ; onredoute que nombre d’espèces africainesconnaissent un sort similaire.

Aux États-Unis, l’action des chasseursest encore plus marquante. L’un des repèresles plus anciens de ce mouvement est la paru-tion, en 1864, de L’homme et la nature, deGeorge Marsh, diplomate, philologue etpêcheur. Pour la première fois, un livre détaille

2. LE JOURNAL THE AUDUBON MAGAZINE, à la fin du XIXe siècle, rapprochait des thèmes quiparaissent incompatibles aujourd’hui : chasse, camping, observation et protection de la nature.La chasse ne fut nullement prohibée par les premiers protecteurs de la nature : les chasseurs furentinvités à suivre un code éthique (ne pas tuer plus que nécessaire, ne pas blesser un animal sanspouvoir abréger ses souffrances, choisir ses cibles avec discernement, etc.). Militant de cette chasseresponsable, George Bird Grinnell, éditeur de la revue Forest and Stream, lança ainsi en 1887 lapremière Société Audubon consacrée à la protection des oiseaux.

Valérie CHANSIGAUD, historienne des sciences de l’environnement, étudie la découverte de la biodiversitéainsi que l’origine de sa protection.

L’ A U T E U R

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l’impact de l’homme sur son environnementnaturel et les menaces qu’il fait peser sur sonavenir. Mais l’organisation la plus marquanteest le Boone and Crocket Club, fondé en 1887par le futur président Theodore Roosevelt.Les chasseurs de ce club constatent la réduc-tion rapide de la faune sauvage et souhaitentfaire interdire la chasse commerciale desti-née aux marchés des villes. Le club contri-bue ainsi à la protection du Yellowstone, oùil fait interdire la chasse dès 1894 ; il parti-cipe aussi à la création de la Société zoolo-gique de New York (1895), qui fait de NewYork l’une des capitales de la protection desespèces. Cette société se dote d’un jardinzoologique dans le Bronx, qui devient uncentre d’élevage pour animaux en danger,tel le bison. Enfin, le club appuie l’adoptionen 1918 d’un traité américano-canadienimposant une protection globale des espècesmigratrices (du moins de certaines d’entreelles) ; étendu plus tard à d’autres États desAmériques, il met fin à nombre d’excès dela chasse commerciale.

Quelques scientifiques participent à cesdifférents mouvements, utilisant leursconnaissances pour déterminer les espècesles plus menacées. Néanmoins, la plupartdes naturalistes du XIXe siècle semblentindifférents à ces préoccupations. Certains

manifestent même une certaine hostilité,tel l’ornithologue Charles Cory (1857-1921)qui, à l’annonce d’une réunion de la SociétéAudubon au début du XXe siècle, déclare :« Je ne suis pas intéressé. Je ne protègepas les oiseaux. Je les tue. »

Des scientifiquesabsentsIl y a pire : dans certains cas, l’annonce dansles journaux scientifiques des menacesd’extinction imminente pesant sur une espèceentraîne aussitôt une flambée des prix desspécimens (peaux naturalisées, nids ou œufs)chez les marchands spécialisés. Les derniersindividus de certaines espèces ont parfoisété tués pour répondre à la demande des natu-ralistes collectionneurs. Dès 1848, l’ornitho-logue et géologue britannique Hugh Stricklandsuggère que les scientifiques se dépêchentde récolter, cataloguer et décrire les espècesrares avant que, à l’instar du dodo de l’île Mau-rice, seulement connu par des ossements,elles ne disparaissent à jamais.

Par ailleurs, à partir des années 1880, lesobservateurs d’oiseaux se multiplient, et lesscientifiques les accueillent avec méfiance :les observations de non-spécialistes sont-elles fiables ? À quoi servent-elles ? En 1902,

après avoir examiné les informations obte-nues sur la migration du coucou, Xavier Ras-pail conclut à « l’inanité de renseignementsdemandés à de braves gens qui [...] ne peu-vent acquérir les qualités et les aptitudesnécessaires à un naturaliste observateur ».Aux États-Unis, l’ornithologue Frank Chapmanest plus pragmatique et tente d’organiser larécolte des données et leur validation. Peu àpeu, l’observation à vue est reconnue commeune méthode scientifique d’un grand intérêt.L’étude du comportement permet ainsi de dis-tinguer certaines espèces d’oiseaux qui ontune morphologie identique. À partir de 1920,elle est couramment pratiquée dans les étudessur les espèces menacées ; on utilise aussides techniques nouvelles telles que la pho-tographie et le cinématographe, deux médiasessentiels pour l’écologie naissante.

Durant tout le XIXe siècle, la notion d’uti-lité des espèces à protéger est omnipré-sente. Nous l’avons vu, les rapaces et autresoiseaux chasseurs sont considérés commedes espèces nuisibles. De même, chez lesmammifères, les loups et autres grands pré-dateurs sont honnis et leur exterminationest souhaitée, y compris par des conserva-teurs de premier plan comme William Hor-naday ou le président Roosevelt. Le discourssur les prédateurs ne devient scientifique

C hasseur, pêcheur, forestier etécologiste, l’Américain Aldo

Leopold (1887-1948) a influencé laplupart des écologistes, scientifiqueset politiques des années 1960et 1970. Parmi les premiers fores-tiers à avoir été diplômés de l’Uni-versité Yale, il contribua, au sein duService fédéral des forêts, à l’intro-duction de l’étude et de la prise encharge de la conservation du sol etde la faune. Ses recherches en éco-logie furent aussi pratiques : il s’in-téressa en particulier à l’impact del’aménagement touristique desespaces forestiers préservés. L’un deses apports les plus remarquableset révolutionnaires concerne la pro-tection d’une espèce : on ne peutobtenir une conservation efficace

qu’en protégeant l’ensemble de sonenvironnement, y compris ses pré-dateurs.Sa longue expérience d’éco-logiste et de forestier, mais ausside chasseur et de pêcheur, lui conféraune autorité reconnue par ses pairs :en 1933, il publia le premier manuelde gestion du gibier et reçut la pre-mière chaire sur ce sujet. Dès lors,la plupart des professionnels char-gés de la protection de l’environ-nement aux États-Unis suivirent sonenseignement.

Président de nombreuses socié-tés savantes ou de protection de l’en-vironnement, Leopold a publiéplusieurs ouvrages qui ont contribuéà vulgariser les connaissances éco-logiques auprès d’un large public.Son Almanach d’un comté des sables

(paru après sa mort en 1949) est unchef-d’œuvre littéraire qui tente defaire prendre conscience des rela-tions complexes entre les différents

organismes vivants. L’auteur y sou-ligne notamment les profonds liensaffectifs et esthétiques qui unissentl’être humain à la nature sauvage.

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Selon Aldo Leopold (à droite), la modernisation des loisirs rompt lelien culturel avec la nature sauvage : il souligne avec perspicacité quela marche ou l’équitation sont des expériences fortes et essentiellesqui ne peuvent être vécues avec l’automobile (ci-dessus, une vue duparc de Yellowstone à la fin des années 1910) ! En outre, la motorisa-tion entraîne la massification des loisirs, qui deviennent alors une nou-velle menace pour l’environnement.

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qu’au début du XXe siècle. La dichotomieutile/nuisible est d’abord contestée en rai-son de critères esthétiques ou philoso-phiques: de nombreux écrits de cette époquevantent la beauté des rapaces et le plaisirque l’on tire de leur observation. Mais c’estavec le concept des relations trophiques(liens alimentaires entre les organismesvivants, notamment entre prédateurs etproies) que l’on comprend enfin lesdésordres écologiques causés par la dispa-rition des grands carnivores. À partir desannées 1920, les partisans de la protectionde l’environnement font appel à une rhéto-rique scientifique tirée des écrits écolo-giques. L’écologie animale, publiée en 1927par Charles Elton, qui met l’accent sur lesrelations de prédation et les équilibres popu-lationnels, sert ainsi de référence au fores-tier américain Aldo Leopold (1887-1948)pour promouvoir la protection du loup(voir l’encadré page 85).

De même, dans les années 1920, desespèces menacées font l’objet d’études sys-tématiques visant à déterminer leurs popu-lations effectives, à identifier ce qui lesmenace et ce qu’il convient de faire pourles sauvegarder. Cette démarche n’est pastoujours couronnée de succès : une sous-espèce de tétras des prairies (Tympanuchuscupido cupido) ainsi que le pic à bec ivoire(Campephilus principalis) disparaissentmalgré la qualité et l’exhaustivité des étudesqui leur sont consacrées.

L’action des scientifiques est détermi-nante dans un autre domaine : l’établisse-ment de listes d’espèces menacées. Parueen 1942 sous l’égide du Comité américainpour la protection de la vie sauvage, la pre-mière liste concerne les mammifères duNouveau Monde ; un ouvrage similaire surl’Ancien Monde la complète en 1945. Ceslistes deviendront l’une des activités pharesd’un organisme international, l’Union inter-nationale pour la conservation de la nature.La dernière en date (de novembre 2009)égrène plus de 17 000 espèces mena-cées de disparition.

Enfin, on commence à comprendre quela protection d’une espèce isolée n’est pos-sible que si l’ensemble de son écosys-tème est protégé. Là aussi, les travauxdes pionniers de l’écologie sont utilisés,mais cette façon de concevoir la conser-vation met longtemps à être intégrée parles acteurs de la protection de l’environne-ment : la protection globale des écosys-tèmes ne devient une pratique communequ’au cours des années 1960.

Le paradoxe du chasseurAinsi, pendant longtemps, chasseurs et pro-tecteurs des animaux ont poursuivi un mêmebut – sauvegarder la faune sauvage avantqu’elle ne disparaisse –, parfois au sein d’or-ganisations communes. Peu à peu, leurs che-mins se sont séparés et ces deux groupessont devenus de farouches antagonistes :les points de passage des oiseaux migra-teurs font, encore actuellement, l’objet deviolents affrontements, les uns voulant lesprotéger, les autres les chasser. Aujourd’hui,la rupture entre protecteurs de la nature etchasseurs paraît consommée. Bien queles chasseurs défendent leur pratique eninvoquant son rôle nécessaire dans l’équi-libre des espèces, ils n’ont pas bonne presseparmi les protecteurs des animaux, tant lamise à mort des animaux est devenue unsujet sensible. Paradoxalement, cette évo-lution est le résultat d’un vœu émis par leschasseurs eux-mêmes il y a plus d’un siècle :que l’observation de la nature soit une alter-native à la chasse. !

3. DES DIZAINES DE CAILLES accrochées pardes chasseurs à leur voiture, en 1914. En publiantcette photographie, le zoologiste William Hor-naday dénonça le massacre des cailles. Il nevoulait pas ainsi condamner la chasse, qu’il pra-tiquait régulièrement, mais la destruction incon-sidérée d’une espèce insectivore. Cet argumentutilitariste fut au centre de la plupart des dis-cours sur la protection de l’environnement auXIXe siècle.

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4

" BIBLIOGRAPHIEV. Chansigaud, Histoire de l’illustration naturaliste, Delachaux et Niestlé, 2009.

M. Cioc, The Game of Conservation, Ohio University Press, 2009.

L. K. Nyhart, Modern Nature, University of Chicago Press, 2009.

F. Charvolin et al. (dir.), Des sciences citoyennes ?Éditions de l’Aube, 2007.

V. Chansigaud, Histoire de l’ornithologie, Delachaux et Niestlé, 2007.

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88] Logique et calcul88] Logique et calcul88] Logique et calcul88] Logique et calcul © Pour la Science - n° 388 - Février 201088] Logique et calcul

N ombreuses sont les dis-ciplines mathématiquesnées de questions quela physique posait.Cependant, les mathé-

maticiens revendiquent une autonomietotale et ont toujours prétendu donner desdémonstrations ne s’appuyant que surdes axiomes choisis sans qu’il faille lesjustifier par des considérations physiquesou expérimentales. De cela, il résulteque même si, pour l’historien, la physiqueprécède souvent les mathématiques, pourle logicien c’est l’inverse : quand le mathé-maticien écrit ses articles et ses livres, ilproduit les résultats, puis, seulementaprès, ceux-ci sont appliqués à tel ou telproblème physique.

Cette conception des mathématiquescomme une science pure qui ne met pas lesmains dans le cambouis des réalités ter-restres et se donne comme un outil théo-rique indépendant est préjudiciable, d’abordpour le mathématicien lui-même, ensuitepour l’élégance de ses démonstrations etleur communicabilité, et enfin pour lapuissance et la pertinence des intuitions.

Un livre tout juste publié de Mark Levi,professeur de mathématiques à l’Universitéd’État de Pennsylvanie, vient nous en faireune singulière démonstration et nous inci-tera peut-être à revoir le dogme axiomatique,ou au moins à le tempérer. Le titre du livreannonce la couleur : The MathematicalMechanic: Using Physical Reasoning to Solve

Problems (La mécanique des mathéma-tiques : l’utilisation du raisonnement phy-sique pour la résolution des problèmes,Princeton University Press, 2009).

L’ouvrage recense une grande variétéde problèmes mathématiques dont la solu-tion s’obtient par des méthodes de raison-nements physiques. De telles démonstrationsphysiques n’ont bien sûr d’intérêt que lors-qu’elles font mieux, c’est-à-dire lorsqu’ellessont plus simples et plus claires, que lesdémonstrations « internes » aux mathéma-tiques. C’est le cas de la plupart des exemplesretenus par l’auteur.

Plusieurs questions se posent à proposde ces « démonstrations physiques ».

Question 1. En quoi est-ce que ce sontdes démonstrations ?

Question 2. Pourrait-on en tirer despreuves susceptibles de satisfaire un mathé-maticien, et est-ce souhaitable ?

Question 3. Ces preuves physiques derésultats mathématiques sont-elles utiles ?

Avant de tenter des réponses, donnonsquelques exemples des raisonnementsphysiques collectionnés par M. Levi.

Pythagore et l’eau qui dortOn connaît de nombreuses démonstrationsgéométriques du théorème de Pythagore.Elles procèdent souvent par découpageet surgissent comme une évidence d’undessin sans qu’aucun commentaire ne soitnécessaire. Vous trouverez aussi desdémonstrations particulièrement frap-pantes de ce théorème procédant par des-sins animés. Voir, sur le site du Palais dela Découverte, http://www.palais-decou-verte.fr/index.php?id=858

La démonstration physique que pro-pose M. Levi est d’une autre nature et d’unesingulière beauté : elle s’appuie sur l’idéequ’une boîte triangulaire remplie d’eau poséesur une table... reste immobile.

Considérons une boîte de la forme dutriangle rectangle qui nous intéresse (voirla figure 1) de côtés a, b et c, et dont on veutmontrer que a2 + b2 = c2. On remplit cetteboîte d’eau, et bien sûr, elle reste immobilesur la table : elle ne glisse ni ne tourne !

La pression exercée sur les parois dela boîte est équivalente à une force per-pendiculaire à la paroi, s’exerçant au centre.Cela est vrai des trois parois. Puisque la boîte

Quand la physique démontre des théorèmes mathématiquesDes raisonnements de physique permettent parfois de prouver rapidement des théorèmes difficiles et d’éviter de longs calculs.

Jean-Paul DELAHAYE

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

mathématiques

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P

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P

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c

1. PYTHAGORE DÉMONTRÉ par l’hydrostatique.

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Logique et calcul [89

R e g a r d s

© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Logique et calcul [89Logique et calcul [89Logique et calcul [89

2 . L’ a i r e e n t r e d e u x c o u r b e s

a

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LL

L e calcul de l’aire comprise entre les traces de deux rouesd’une bicyclette semblait bien compliqué jusqu’à ce que

l’on applique une méthode mise au point par MamikonMnatsakanian alors qu’il était étudiant en Arménie. Il a mon-tré, dans le cas de l’anneau de la figure a, que l’on pouvaitrésoudre les problèmes de calcul intégral en ramenant l’ori-gine de tous les segments tangents à la courbe intérieure(constitution d’un « hodogramme ») et en calculant l’airebalayée par ces segments dans le mouvement. La méthodes’applique à l’aire entre les deux traces des roues de bicyclettesde la figure b : l’aire balayée est égale au secteur de cercled’angle égal à la rotation de l’axe de la bicyclette; le rayondu cercle est égal à la distance L entre les moyeux des roues.

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ne tourne pas autour de l’axe correspondantau point P, c’est que les moments de cestrois forces vis-à-vis de cet axe s’annulent(le moment de la force F par rapport à l’axeX est le produit de la distance du point d’ap-pui de la force par l’intensité de la compo-sante tangentielle de la force).

Ici il y a trois forces, chacune d’entreelles est proportionnelle à la surface cor-respondante, elle-même proportionnelle àla longueur du côté du triangle concerné.Les distances des points d’appuis (rame-nés à des droites passant par P) sont res-pectivement a/2, b/2 et c/2. En prenant encompte les directions des forces (lesmêmes directions pour a et b qui s’oppo-sent à la direction de c) le fait que les troisforces s’annulent s’écrit :a(a/2) + b(b/2) = c(c/2), soit a2 + b2 = c2.

Comme l’écrit M. Levi, le théorème dePythagore est une conséquence de laremarque peu intéressante au premierabord que l’eau tranquille... reste tranquille.

Que la géométrie bénéficie de la phy-sique n’est peut-être pas étonnant, aussi,pour le second exemple, nous allons envi-sager une question purement algébrique.

Moyenne électriqueChacun sait que la moyenne arithmétiquedes nombres a1, a2, ...,an est, par défini-tion : MA = (a1 + a2 +...+ an)/n.

La moyenne harmonique (qui évite quequelques grands nombres perturbenttrop le résultat d’une moyenne entre unemajorité de petits nombres) est, par défi-nition, l’inverse de la moyenne (arithmé-tique) des inverses :

MH = 1/[(1/a1 + 1/a2 +... + 1/an)/n] =n/(1/a1 + 1/a2 +... + 1/an).

Existe-t-il une relation entre ces deuxmoyennes ? La réponse est oui et le mathé-maticien démontre que si tous les nombresauxquels on s’intéresse sont positifs, alorson a toujours MH ! MA. Voici la « démons-tration électrique » qu’on peut en faire.

Souvenons-nous : dans un circuit élec-trique, la résistance de plusieurs élémentsa1, a2, ..., an mis en série est la sommea1 + a2 + ... + an des résistances dechacun des éléments. La résistance R deplusieurs résistances mises en parallèlea1, a2, ...,an est donnée par la relation1/R = 1/a1 + 1/a2 + ... + 1/an. On sait éga-lement que si, dans un circuit, on relie cer-tains points par de nouveaux fils, parexemple si on ferme certains interrup-teurs, la résistance totale diminue. La rai-son est que cela crée de nouveauxchemins pour les électrons, ce qui faci-lite la circulation et réduit donc la résis-tance totale.

Nous avons tout en main pour compa-rer les moyennes arithmétiques et har-moniques. Intéressons-nous au circuit dela figure 3 ci-dessous, en supposant queles composants a1, a2, ..., an ont respecti-vement pour résistance a1, a2, ..., an.

Chaque ligne a pour résistanceS = a1 + a2 + ... + an. Il y a n lignes enparallèle, donc, quand les interrupteurs sontouverts, la résistance R1 entre A et B est S/n(car 1/R1 = 1/S + 1/S + ... + 1/S). Autre-ment dit, R1 = MA = (a1 + a2 + ... + an)/n.

Le circuit calcule la moyenne arith-métique : si vous êtes fatigué de calculerdes moyennes à la main, construisez ce

circuit et mesurez la résistance. Le calculse fera tout seul !

Quand les interrupteurs sont fermés,la résistance R2 entre A et B est celle d’uncircuit comportant en série n fois les cir-cuits composés des résistances a1, a2, ..., anmises en parallèle (car chaque colonnedu tableau comporte des éléments de résis-tance a1, a2, ..., an). On a donc :R2 = n /(1/a1 + 1/a2 +... + 1/an) = MH.

Puisque la fermeture des interrupteursa diminué la résistance, R2 ! R1, ou encore :MH ! MA. Sans avoir fait le moindre cal-cul, nous avons démontré que la moyenneharmonique de n nombres positifs est tou-jours inférieure ou égale à leur moyennearithmétique.

Passons maintenant à la trigonométrie.

La loi des sinusDans un triangle quelconque, il existe unerelation entre les longueurs des côtés etles angles correspondants :a/sin " = b/sin # = c/sin $. En considérantà nouveau la physique des liquides, nousallons démontrer cette double égalité.

On se donne un tube de sectionconstante, composé de trois segments, quia la forme du triangle étudié (voir la figure 4).La pression PB en B et la pression PC en Csont égales ; en soustrayant la pressionen A, on obtient donc : PB – PA = PC – PA.

Mais la différence de pression PC – PAentre C et A est proportionnelle à la hauteurde la colonne d’eau au-dessus de C, c’est-à-dire à b sin $. De même, la différencede pression PB – PA entre B et A est pro-portionnelle à c sin#, avec bien sûr la même

A B

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3. MOYENNES arithmétique et harmonique comparées par l’électricité. 4. LA LOI DES SINUS démontrée par l’hydrostatique.

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constante de proportionnalité (qui dépendde la section du tube et du liquide utilisé).Puisque ces différences sont égales, nousavons b sin $ = c sin #. Cela donne laseconde égalité recherchée, b/sin # =c/sin $. La première égalité se déduit dela même façon en plaçant horizontalementle côté AB de notre tube triangulaire.

Le centre de gravitéd’un secteur de cercleet d’un disqueLe calcul d’un centre de gravité se fait àl’aide d’intégrales. Parfois, cependant, uneidée physique dispense de tout calcul. Consi-dérons par exemple le demi-périmètre d’uncercle de rayon R supposé fait d’une tigecourbée pesant un kilogramme par mètre(voir la figure 5). Pour une raison de symé-trie, le centre de gravité de la tige en demi-cercle est sur le rayon passant par le centredu cercle support et coupant le demi-péri-mètre en deux quarts de périmètre. La ques-tion posée est : à quelle distance x du centredu cercle est situé le centre de gravitéque nous recherchons ?

Pour le savoir, plaçons la tige (suppo-sée tenue par des fils) dans la positionreprésentée sur la figure 5a. En faisantlégèrement tourner le demi-périmètre d’unangle % (supposé petit), on déplace lecentre de gravité vers le haut dex (1 – cos %), et le travail effectué estégal à &R x (1 – cos %).

Le travail fourni pour ce déplacementest le même que celui qu’il faut fournir pour

déplacer le petit arc de cercle de masse %R,d’une hauteur de %R. Cela signifie que&R x (1 – cos %) = (%R)2, d’où l’on déduitque x = %2R/& (1 – cos %). Comme(1 – cos %), pour les petites valeurs de %,équivaut à %2/2, l’expression se simplifieet donne finalement : x = 2R/&.

Le même raisonnement s’appliquequand, au lieu de considérer un demi-périmètre, on considère un demi-disque(voir la figure 5b). Cette fois, le travail effec-tué lors de la montée du centre de gravitéquand on tourne le demi-disque est équi-valent au travail à produire pour déplacerle petit triangle déterminé par l’angle derotation. Ce petit triangle monte d’une hau-teur de 2/3 %R, car le centre de gravité d’untriangle est situé à une hauteur égale autiers de celle d’un triangle (les médianesse coupent au tiers). Le résultat final estdonc le même que précédemment, multi-plié par 2/3. Autrement dit, cette fois :x = 4R/3&.

La chaînetteUne chaîne homogène qui pend entre deuxpoints fixés prend la forme d’une courbeen U. Galilée s’y est intéressé et pensait, àtort, que la forme de la courbe était celled’une parabole. À la suite d’un défi lancé parJacques Bernoulli en 1691, trois mathé-maticiens trouvèrent simultanément la solu-tion : Gottfried Leibniz, Jean Bernoulli etChristiaan Huygens. La forme que prend lacourbe est celle définie par la fonction cosi-nus hyperbolique ch (x) = (ex + e–x)/2, qu’onappelle aussi chaînette.

Une question simple se pose, dont laréponse demande a priori un calcul assezcompliqué : en tendant le point bas de la chaî-nette, la courbe devient une réunion de deuxdroites obliques ; ces deux droites ont-ellesun centre de gravité plus haut ou plus basque celui de la chaînette (voir la figure 6) ?

Ne vous lancez surtout pas dans un cal-cul, la réponse est évidente. Si la positiond’équilibre de la courbe est la chaînette,c’est qu’elle minimise l’énergie potentiellede la chaîne ; donc, en tirant la pointe de lachaîne, le centre de gravité remonte. Non seu-lement le centre de gravité est plus haut quandvous avez obtenu les deux segments de droite,mais pour chacune des positions intermé-diaires prise par la chaîne quand vous opérezla traction, les deux bouts de chaînette quise rejoignent au point de traction ont un centrede gravité plus haut que celui de la chaî-nette initiale. Remarquons aussi que Galilée,sans connaître la vraie nature de la courbe,pouvait répondre correctement.

Dans le problème suivant aussi, une solu-tion mathématique traditionnelle nécessite-rait des calculs épouvantables alors quedes considérations simples vont le résoudre.

$

x(1–cos$)

x x

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$R

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$R

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5. CALCULS DES POSITIONS DES CENTRES DE GRAVITÉ d’un demi-cercle et d’un demi-disque.

6. LA CHAÎNETTE et le déplacementdu centre de gravité.

A B

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R e g a r d s

Le vélo qui tourneImaginons une bicyclette qui exécute un par-cours en revenant à sa position initiale. Onsuppose que la roue avant suit une trajec-toire T1 tandis que la roue arrière suit unetrajectoire T2. Le problème est de démontrerque l’aire délimitée par les deux trajectoiresT1et T2 ne dépend pas des trajectoires parti-culières suivies par la roue avant et la rouearrière (voir la figure 2).

Il résulte de la propriété demandée quesi vous faites avec votre bicyclette le tour d’unechaise ou de votre village, l’aire entre T1 et T2sera la même !

La solution est que l’aire entre les deuxcourbes est toujours &L2, où Lest la distanceséparant la roue avant de la roue arrière. L’axede la bicyclette est toujours tangent à la courbede la roue arrière (car la roue arrière ne pivotepas). L’aire balayée par le segment de droiteABreliant le centre de la roue avant et le centrede la roue arrière est l’aire que nous devonsévaluer. On peut imaginer que le déplacementde ce segment AB est décomposé en dépla-cements infinitésimaux et qu’on opèrecette décomposition en distinguant dépla-cements dans le sens de l’axe AB et dépla-cements laissant B fixe (rotation de AB). Lesdéplacements du premier type ne balayentaucune aire. Seuls les seconds déplacementscomptent donc pour notre problème, et glo-balement l’aire balayée par AB lors de cesdéplacements est celle que parcourt le seg-ment AB quand il fait un tour complet, B res-tant fixé. L’aire recherchée est donc l’aire dudisque de rayon L, qui est &L2.

Le type de raisonnement donné dans cetexemple est à rapprocher des raisonnementsutilisés par les physiciens pour calculer desaires, des volumes, des attractions gravita-tionnelles ou électriques engendrées par descorps sphériques ou autres quand on les ima-gine décomposés en petits morceaux (rai-sonnements qui ont été inventés par lesmathématiciens grecs). Les mathématicienscontemporains savent rendre ces raison-nements conformes aux exigences de rigueurqu’ils s’imposent. Malheureusement, cela sefait bien souvent au prix de complications,voire de très grosses complications, où, mal-heureusement, l’intuition initiale se perd.

Après ces exemples pris parmi une cin-quantaine proposés par M.Levi, revenons auxtrois questions posées initialement au sujetdes preuves « physiciennes » de résultatsmathématiques.

Question 1.En quoi est-ce que ce sont desdémonstrations ?

Les raisonnements physiques sont desdémonstrations dans le sens suivant : s’ap-puyant sur des évidences sensibles (denature physique) et procédant étape parétape, ils font passer d’un certain nombred’affirmations acceptées à une affirma-tion nouvelle qui est la conclusion. Or cepassage contrôlé d’une série d’affirma-tions à une autre correspond à la défini-tion même d’une démonstration. Ce n’estpas parce que les mathématiques ont iden-tifié certains ensembles de vérités pri-maires, nommées axiomes ou postulats,et qu’elles réussissent à faire assez bientout ce qu’elles souhaitent en se limitantà ces vérités primaires-là, qu’on doit s’in-terdire d’envisager d’autres ensemblesd’affirmations de base, surtout quand ils’agit d’enseignement.

Qu’est-ce qu’unedémonstration?Ce qui compte, c’est le chemin suivi et l’arti-culation persuasive des propositions d’unedémonstration. Les « chemins » s’appuyantsur les concepts et lois physiques (ou géo-métriques) produisent une meilleure com-préhension à ceux qui les parcourent, queceux parfois pénibles et inutilement difficilesque les mathématiciens modernes retiennentprioritairement. Il est certes intéressant detout enfermer dans un nombre limité de for-malismes fixés une fois pour toutes (parexemple celui de la théorie des ensembles quiest puissant et assez commode), mais celase fait trop souvent au prix d’une moindreclarté, et en mettant en œuvre des artifices,dont la valeur pédagogique est médiocre. N’ou-blions pas que la démonstration est un moyende communication! Les démonstrations phy-siques constituant véritablement des démons-trations corrigeront parfois l’abstraction etla complication déraisonnables des démons-trations « officielles ».

Jean-Paul DELAHAYEest professeur à l’Universitéde Lille et chercheurau Laboratoire d’informatiquefondamentale de Lille (LIFL).

L’ A U T E U R

! BIBLIOGRAPHIEMark Levi, The MathematicalMechanic : Using Physical Reasoning to Solve Problems,Princeton University Press, 2009.

Jean-Michel Kantor, Mathématiques d’Est en Ouest -Théorie et pratique : l’exemple des distributions, Gazette des mathématiciens, 2004. http://smf.emath.fr/Publications/Gazette/2004/100/smf_gazette_100_33-43.pdf

Wikipédia, L’analyse non standard,http://fr.wikipedia.org/wiki/Analyse_non_standard

Tom Apostol, A Visual Approach to Calculus Problems, Caltech’s Engineering & Science,vol. 63 (3),pp. 22-31, 2000.http://www.mamikon.com/VisualCalc.pdf

Philippe Boulanger,Les données inutiles, DossierPour la Science n° 59, 2008.

! SUR LE WEBhttp://www2.stetson.edu/!efriedma/ heiltri/

http://mathworld.wolfram.com/HeilbronnTriangleProblem.html

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R e g a r d s

Question 2.Pourrait-on en tirer des preuvessusceptibles de satisfaire un mathématicien,et est-ce souhaitable ?

La réponse est sans doute oui pourla première partie de la question, mais àvouloir replacer dans les formalismes stan-dards du mathématicien contemporain lespreuves de type physique (après avoiridentifié ce qui doit être pris commeaxiomes, et comme règles), on risque deperdre une bonne part du bénéfice heu-ristique de ces preuves et leur agré-ment. De plus, on découvrira qu’après« transcription », les preuves provenantdes raisonnements physiques sont deve-nues longues et souvent sans douteplus longues que les preuves que le mathé-maticien a pris l’habitude de retenir. Lespreuves physiques ne sont brèves et éclai-rantes que quand elles sont expriméesdirectement dans le langage et avec lesconcepts de la physique. Retraduites, ellesrisquent de devenir contournées et plusassez directes pour aider à la compré-hension des propositions visées.

Question 3. Ces preuves physiques derésultats mathématiques sont-elles utiles ?

Oui, de plusieurs façons. En restant plusproches des concepts que le physicienretient, elles aident à une meilleure per-ception physique des situations et dispo-sitifs concernés. Quand une figureinterprétée physiquement démontre, ausens de M. Levi, une affirmation mathé-matique, cela produit une clarté que nedonne pas la réduction formaliste et axio-matique chère au mathématicien.

Plus important peut-être : en permet-tant une pensée directe et en construi-sant une intuition fine et précise en priseimmédiate avec les objets physiques, lesméthodes des raisonnements physiquesaident à trouver d’autres résultats incon-nus et à les démontrer. On peut ainsi ima-giner des généralisations faciles (pour lephysicien) du théorème de la bicyclettedonné en exemple.

Il est plusieurs fois arrivé que les for-malismes mathématiques soient en retardsur les pratiques de raisonnement des phy-siciens. Un travail important de formali-sation a parfois été nécessaire pour

rattraper ce retard et mettre en place unformalisme conforme aux critères derigueur du mathématicien. La théorie desdistributions, qui étend la notion de déri-vée, est un exemple récent d’une telle situa-tion, où avec une certaine peine lesmathématiciens, en l’occurrence le RusseSerge Sobolev (1908-1989) et le FrançaisLaurent Schwartz (1915-2002), justifiè-rent les raisonnements des physiciens,mais largement après coup. L’analyse nonstandard, qu’on peut voir comme la théo-rie des raisonnements utilisant les infini-tésimaux si chers aux physiciens, est unautre exemple de justification tardive.

Les mathématiques ne sont pas unedoctrine définitivement fixée et fossiliséedans quelques systèmes d’axiomes qu’onn’a plus le droit de discuter et de revoir. Il ya mille façons de pratiquer les parcours d’af-firmations en affirmations que sont lesdémonstrations mathématiques : accepterleur diversité est conforme à la véritablenature des mathématiques.

Il est sans doute dommage que dansl’enseignement, la géométrie ait perdu cerôle d’exemple : une discipline où, à l’aidede règles limitées, on déduit toutes sortesd’affirmations nouvelles et souvent inat-tendues, en s’appuyant sur la force imagi-native que donne l’intuition du plan et de

l’espace dont chacun dispose avant mêmed’entrer dans le cours de mathématiques.Les méthodes de raisonnement physiquesont comparables et leur puissance mérited’être utilisée dans l’enseignement desmathématiques où elles aideront les élèvesà comprendre l’intérêt général du raison-nement rigoureux et l’agrément qu’il y a àtirer, comme par magie, des énoncés nou-veaux d’énoncés admis. "

7. RÉPARTITIONS CONJECTURÉES OPTIMALES de N points dont le plus petit triangle construitavec trois de ces points est le plus grand possible, pour N = 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16.

Complément à proposde l’article du mois précédent

Ed Pegg, mathématicien spécialiste de jeuxmathématiques, m’a signalé que les confi-gurations présentées sur la figure 5 de l’ar-ticle de janvier 2010 pour N = 5, N = 6 etN = 7 et qui sont conjecturées comme cellespermettant au plus petit triangle tiré des Npoints d’avoir l’aire la plus grande pos-sible, étaient déjà connues depuis 1991 (pourles cas N = 5 et N = 6) et depuis 2006 (pourN = 7). Ces configurations ont été décou-vertes lors de travaux menés sur les trianglesde Heilbronn (voir la figure 7). D’autres confi-gurations du même type, mais placées à l’in-térieur d’un carré ou d’un cercle, ont étéproposées (pour des précisions, voir les sitesindiqués dans « Sur le Web »).

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L e Code de Hammurabi, (XVIIIesiècleavant notre ère), 2,25 mètres dehauteur; La Victoire de Samothra-ce, 3,28mètres de hauteur, ailes

comprises ; Le Radeau de la Méduse (1819),4,91 mètres de hauteur sur 7,16 mètres delongueur... Le musée du Louvre, à Paris,s’enorgueillit de nombreux chefs-d’œuvreaussi impressionnants par leur accomplis-sement que par leurs dimensions. D’autressont plus discrets (et moins prisés par lepublic), mais tout aussi étonnants de maî-trise. Tel est le cas du sceau-cylindre d’Ibni-Sharrum de 3,9 centimètres et 2,6 de diamètre(voir page ci-contre, a) !

Un sceau-cylindre est une petite piècecylindrique ornée d’un dessin incisé, quireproduit sur de l’argile malléable le dessinen ronde-bosse (b). Ibni-Sharrum était lescribe de Shar-kali-sharri, roi d'Akkad vers2200 avant notre ère. La composition, symé-trique, du dessin est centrée sur un hom-mage au roi inscrit dans un cartouche portépar les cornes de deux buffles, les animauxs’abreuvant à l’eau jaillissant de vases tenuspar deux personnages quasi nus.

À l’époque d’Agadé, la capitale de l'Em-pire d'Akkad, les buffles étaient des animauxexotiques que les monarques importaientde la région de l’Indus. La finesse de la gra-vure ainsi que la qualité du dessin et de lacomposition font du sceau-cylindre un chef-d’œuvre de la glyptique. De tels sceaux étaientl’apanage d’une élite qui se réservait pro-bablement la production d’un atelier.

La petite statue a attiré l’attention deMichel Paysant qui en a fait l’un des piliersde son exposition OnLab, dans le hall Colbertdu musée du Louvre. En s’intéressant auxrelations entre originaux et copies, l’artistea réalisé des copies d’œuvres à des échellesnotablement différentes de leur modèle. Parexemple, avec des spécialistes du Labora-toire de photonique et de nanostructures(CNRS-LPN) et de celui de spectrométrie phy-sique (LSP), de l’Université Joseph Fourier,à Grenoble, il a reproduit à des échelles nano-

et microscopiques des plans et des sculp-tures du Département des Antiquités orien-tales du musée parisien. Les techniquesutilisées sont celles employées pour laconfection de circuits micro-électroniques.

Le sceau-cylindre d’Ibni-Sharrum a connuune transformation inverse : son empreintea été reproduite et magnifiée pour atteindreune longueur de quatre mètres (c).

La première étape a consisté à livrerl’objet à une analyse complète. Pour ce faire,M. Paysant s’est rapproché des équipes duCentre de recherche et de restauration des

musées de France (C2RMF). Une premièresurprise est venue de la nature de la roche.En effet, on croyait le sceau fait de chlorite,un alumino-silicate de fer ou de magnésiumvoisin du mica par sa structure et ses pro-priétés physico-chimiques. Cette pierre semi-précieuse, dont le commerce est très ancien,est assez facile à tailler, et l’on connaît denombreux objets de cette époque et de cetterégion qui en sont constitués.

Or les travaux ont révélé que l’objet esten diorite, une roche autrement plus dureque la chlorite. La diorite est une roche mag-matique grenue composée de plagioclases(des feldspaths calco-sodiques), de horn-blende (un silicate calcique vert) et de micas(des silicates lamellaires). La dureté de ladiorite la rend difficile à tailler. Ainsi, les Égyp-tiens l’utilisaient pour travailler le granite.Cependant, pour cette même raison, onutilisait la diorite pour confectionner desœuvres inscrites dans la durée : par exemple,le Code de Hammurabi est un monolithe dediorite, sculpté à son sommet et gravé sursa surface de textes de loi babyloniens.

La seule pierre plus dure que la diorite estle diamant. Cela signifie que les artisans akka-diens ont eu recours à des outils eux-mêmesen diorite pour graver le sceau-cylindre. Safinesse n’en est que plus remarquable, et l’onpeut supposer qu’il a été peaufiné avec de lapoudre abrasive de diorite.

La deuxième étape de l’analyse a consistéà soumettre l’objet à diverses méthodesd’enregistrement tridimensionnel pour,

Le sceau-cylindren’est pas en chlorite,une roche malléable,

mais en diorite,un minéral très dur.

Un changement d’échelleL’artiste Michel Paysant joue avec les échelles. Il reproduit à une taille nanométriquedes plans de cités anciennes ou, à l’inverse, agrandit environ 50 fois l’empreinted’un petit sceau-cylindre de quatre centimètres de hauteur.Loïc MANGIN

REGARDS

ART & SCIENCE

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R e g a r d s

ensuite, en fabriquer le moulage « géant » :photogrammétrie (une méthode de recons-titution du relief d’un objet à partir d’imagesacquises selon des points de vue diffé-rents) ; analyse microprofilométrique dela surface, tomographie à rayons X (ici, onreconstruit le volume d’un objet à partird'enregistrements pris tranche partranche). Afin de rendre compatibles toutesles mesures, un programme informa-tique dédié a été mis au point, notammentpour associer la surface de l’objet, obtenuepar profilométrie, à son volume, fournipar la tomographie (d).

Au final, M. Paysant disposait d’unesimulation en très haute définition de l’em-preinte du sceau cylindre, suffisante pouren élaborer ensuite un moulage de plu-sieurs mètres de longueur.

Cette œuvre se situe entre la copie del’artiste, qui s’imprègne des qualités esthé-tiques de l’original, et celle du scientifique,qui donne à comprendre et révèle des détailsqui n’apparaissaient pas à l’œil nu.

Exposition OnLab, musée du Louvre, à Paris.Aile Richelieu, Département des Antiquitésorientales. Jusqu’au 1er mars 2010.

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96] Idées de physique96] Idées de physique

Pierre qui tourne n’amasse que douteAu curling, sorte de pétanque sur glace, la pierre qui glisse sur le terrain déviede sa trajectoire rectiligne. Pourquoi ?Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

A ux prochains Jeux olympiquesd’hiver, à Vancouver, la Francealignera une équipe mascu-line de curling. Souhaitons

bonne chance à ses joueurs, qui chercherontà déposer leurs « pierres » au plus près dela cible dessinée sur la glace. Pour cela, ilsdevront contourner les obstacles adversesen imprimant des trajectoires courbes à leurspierres. Inutile de demander conseil aux phy-siciens : ils se disputent toujours pour com-prendre pourquoi la pierre du curling dévie.

Un jeu de boulessur glaceLe curling, sport de glace peu connu enFrance, oppose deux équipes. Il s’agit defaire glisser vers une cible, nommée mai-son et qui joue le rôle d’un cochonnet immo-bile, de lourdes pierres de granite, de masseinférieure à 19,96 kilogrammes. Chaqueéquipe dispose de dix pierres par manche.Dans une partie de curling, le lanceur accom-pagne la pierre dans son mouvement, avantde la lâcher en lui imprimant une légère rota-tion. Sous les ordres du capitaine, deux pati-neurs précèdent la pierre tout au long de satrajectoire (près de 18 mètres) et n’hési-tent pas à balayer vigoureusement la glacedevant le projectile (voir la figure 1).

Le balayage de la glace influe mani-festement sur la distance d’arrêt de la pierre.Par ailleurs, on constate que la trajectoirede la pierre n’est pas toujours rectiligne,mais dévie, parfois de près de un mètre.C’est curieux puisque, une fois lâchée, lapierre ne semble subir aucune force laté-rale. Mais n’oublions pas les frottementsentre la glace et la pierre...

Ces forces de frottement sont d’inten-sité proportionnelle à la réaction verticalede la glace et ne dépendent de la vitesse dela pierre que par leur direction : elles s’exer-cent dans le sens opposé au mouvement.

Examinons le cas simple d’un mobilequi glisse tout droit sur une surfacelisse, et qui est freiné par les frottements.Tout comme un freinage trop brutal tendà faire basculer un vélo vers l’avant, le frei-nage tend à faire basculer le mobile versl’avant (car les forces de frottement, quiagissent sur sa seule face inférieure, exer-cent un couple). La réaction verticale dusol est alors plus forte à l’avant du mobilequ’à l’arrière, de sorte que le mobile nebascule pas.

Ajoutons un mouvement de rotationdu mobile autour de son axe vertical, dansle sens des aiguilles d’une montre pour fixerles idées. L’effet précédent est conservé,mais, cette fois, la vitesse du mobile par rap-port au sol varie d’un point à l’autre (voir lafigure 2). La vitesse à l’avant (respective-ment à l’arrière) du mobile est orientée verssa droite (respectivement sa gauche) et lesfrottements correspondants s’exercent ensens inverse. La réaction verticale étantsupérieure à l’avant, le frottement à l’avant(orienté vers la gauche) est supérieur enamplitude au frottement à l’arrière (orientévers la droite). Ainsi, la trajectoire du mobileen rotation dans le sens horaire dévie versla gauche. On peut le constater chez soi en

1. AU CURLING, il s’agit de lancer des« pierres » sur la glace pour les faire

glisser et arriver au plus près du centrede la cible. Des joueurs peuvent balayer

la glace devant le mobile pour faciliter leglissement. Une rotation imprimée dans

le sens horaire à la pierre la fait déviervers sa droite, phénomène que

les joueurs utilisent pour contournerune pierre adverse.

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Idées de physique [97Idées de physique [97

faisant glisser des verres posés à l’enverssur une nappe bien lisse.

L’expérimentation vient ainsi confirmercette brillante explication... tant qu’on necherche pas à la réaliser sur glace. Car si lapierre du curling dévie bien, elle le fait du mau-vais côté : une pierre qui tourne dans lesens des aiguilles d’une montre dévie... versla droite ! Cette constatation suscite depuisplusieurs années une vive controverse entredeux physiciens: le Canadien Mark Shegelski,qui invoque la lubrification du contact parun film liquide, et l’Écossais Mark Denny, quireste fidèle au frottement solide.

Tous deux s’accordent néanmoins sur lerôle primordial de la glace. Car on ne joue pasau curling sur n’importe quelle glace : satempérature idéale se situe vers –4 °C. Sila glace est trop chaude, le frottement pierre-glace dégage assez de chaleur pour lafaire fondre et la détériorer rapidement.Trop froide, la pierre glisse trop vite et vatout droit, comme d’ailleurs sur une sur-face de glace bien lisse.

C’est pourquoi la glace du curling est« perlée » : on l’obtient en arrosant une sur-face lisse avec une pluie fine qui, en gelant,forme des bosses d’environ un millimètre.Cette rugosité est nécessaire pour que laglace accroche la pierre : concave, celle-cin’est en contact avec la glace que sur unanneau de dix centimètres de diamètre etde cinq millimètres de largeur. Ainsi, unevingtaine de perles de glace soutiennentla pierre. La texture et la taille de cet anneausont soigneusement travaillés par les arti-sans qui se gardent bien de révéler leurs

secrets de fabrication, mais une chose estsûre : le granite n’est que grossièrementpoli. On comprend à ce stade l’effet desbalais : ils polissent la surface de glace etfacilitent la glisse de la pierre. Si le balayagen’est pas symétrique, il doit même pouvoirprovoquer une déviation de la pierre.

Débris de glaceou film liquide?Selon M. Denny, la double rugosité pierre-glace explique la déviation de la pierre. Lorsde son mouvement, la pierre arase les rugo-sités de la glace, créant des débris qui vontse loger dans les multiples anfractuositésdu granite. Du coup, le contact granite-glacese transforme en un contact glace-glace, cequi réduit le frottement. Si les débris selogent préférentiellement sur le bord d’at-taque de la pierre, donc à l’avant, ils y rédui-sent la friction. Ainsi, à l’inverse de la situationmodèle, le frottement est inférieur à l’avantde la pierre et non à l’arrière, ce qui entraîneune déviation latérale de l’autre côté. Enoutre, la rotation entraîne les débris sur lecôté (voir la figure 3), jusqu’au moment

Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIKsont professeurs de physiqueà l’Université Pierreet Marie Curie, à Paris.Leur blog : http://idphys.free.fr/

L E S A U T E U R S

2. LA FACE INFÉRIEURE d’une pierre de cur-ling, comme sa face supérieure, est concave.De ce fait, la surface de contact avec la glacese résume à un anneau large de cinq millimètres(a, en bleu foncé). Les vitesses et les forcesde frottement sont représentées ici en quatrepoints de contact d’une pierre en translationet en rotation horaire autour de son axe verti-cal. Les forces de frottement (en vert), dirigéesglobalement vers l’arrière, tendent à faire bas-culer la pierre vers l’avant ; la réaction du sol (b)est donc plus forte à l’avant qu’à l’arrière, d’oùune force de frottement supérieure à l’avant. Larésultante de ces forces de frottement ten-drait à dévier la pierre vers sa gauche ; or c’estune déviation vers la droite que l’on observe.

3. EN TOURNANT autour de son axe, la pierrede curling accumulerait, au niveau de sa sur-face de contact avec le sol, des débris de glace(en bleu) dans le sens de la rotation. Là où selogent les débris, plutôt à l’avant, le frottementde la pierre sur la glace serait réduit, ce quiferait dévier la pierre vers sa droite. Telle estl’une des deux explications de la déviation.L’autre explication invoque une lubrificationpar un film d’eau liquide. Cette lubrificationserait plus intense à l’avant (là où la pierreappuie le plus sur le sol de glace), qu’à l’arrière ;les forces de frottement seraient alors moinsgrandes en intensité à l’avant qu’à l’arrière,d’où une résultante dirigée vers la droite.

R e g a r d s

Vitesse de translationVitesse de rotation

Réaction du solForce de frottement

Dess

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Vac

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a b

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98] Idées de physique © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

R e g a r d s

où ils sont éjectés ou fondus par la cha-leur dégagée par le frottement. Conclusion :le frottement sur le côté droit est inférieurà celui s’exerçant sur le côté gauche, cequi induit un pivotement vers la droite.

Pour M. Shegelski, en revanche, l’expli-cation résiderait dans l’apparition d’un filmliquide. Comme la pierre appuie plus sur laglace à l’avant qu’à l’arrière, la fusion super-ficielle de la glace est favorisée à l’avant : ilne s’agit donc plus d’un frottement solide-solide mais d’une lubrification, plus intenseà l’avant, donc qui diminue davantage lefrottement à l’avant qu’à l’arrière. Le frot-tement à l’arrière (orienté vers la droite)devient dominant et la pierre dévie à droite.En fait, M. Shegelski estime qu’un filmliquide plus ou moins épais est présentsous toute la surface de contact de l’an-neau. Puisque l’eau liquide mouille bien legranite, quand la pierre ralentit, elle entraîne

par viscosité ce film vers l’avant, film quis’épaissit et lubrifie encore mieux le contactpierre-glace. C’est donc quand la pierre estproche de l’arrêt que l’effet de déviationest plus manifeste, phénomène en effetconstaté au curling.

Cette interprétation nous laisse toute-fois circonspects : la pierre, portée par lesbosses, n’est que faiblement en contact avecla glace (50 millimètres carrés, alors quel’anneau a une surface de 1 500 millimètrescarrés). Si film liquide il y a, ne devrait-ilpas s’écouler dans les pores du granite aulieu de s’accumuler sous l’anneau ? Peut-être M. Shegelsky et M. Denny ont-ils tousdeux raison, comme le suggère une équipeécossaise : du Canada à l’Écosse, les condi-tions de température et d’humidité de l’airsont assez différentes pour que l’un ou l’autredes phénomènes mis en avant soit domi-nant. Le débat reste donc ouvert. !

" BIBLIOGRAPHIEE. T. Jensen et M. R. A. Shegelski,The motion of curling rocks :Experimental investigation and semi-phenomenologicaldescription, Canadian Journal of Physics,vol. 82(10), pp. 1-19, 2004.

M. Denny, Curling rock dynamics : Towards a realisticmodel, Canadian Journal of Physics, vol. 80(9), pp.1005-1014, 2002.

A. R. Penner, The physics of sliding cylinders and curlingrocks, American Journal of Physics, vol. 69(3), pp. 332-339, 2001.

fr Retrouvez les articles deJ.-M. Courty et É. Kierlik surwww.pourlascience.fr

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Science & gastronomie [99

REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

N otre système sensoriel veutdes contrastes : on sent letabac quand on entre dansune pièce où il y a de la fumée,

mais l’odeur nous semble disparaître aprèsquelque temps, quand le cerveau ne détecteplus de contraste. Il en est de même du goût :les tests de dégustation montrent que la per-ception du goût se dégrade avec la répéti-tion des dégustations.

Comment, alors, produire des metscontrastés, les seuls qui vaillent ainsi quelquechose neurobiologiquement ? Le cuisinierpourra jouer sur divers registres : saveurs,odeurs, températures, consistances...

C’est cette dernière sensation qui nousintéresse ici. Le contraste maximal s’obtienten juxtaposant un solide et un gaz : pensonsau sucre « pétillant » et à ces petits gâteauxd’apéritifs, obtenus par le procédé de « cuis-son-extrusion », où l’on pousse une pâtefaite de farine et d’eau dans une vis d’Archi-mède chauffée ; la détente engendre à la foisle gonflement, par évaporation de l’eau, et laformation de couches croustillantes, parvitrification de l’amidon.

Toutefois, les molécules odorantes enphase gazeuse donneront au mieux del’odeur, laquelle n’est qu’une composante dugoût. Perdons donc un peu en contraste deconsistances, et passons à l’inclusion d’unliquide dans un solide, pour obtenir un sys-tème gustativement plus intéressant : soitle solide est dispersé dans le liquide, soit leliquide est présent dans le solide. La naturea déjà des succès à son actif, avec lesœufs de saumon ou d’esturgeon, mais aussiavec les viandes, poissons, fruits, légumes :leur jutosité est due à la rupture des cellules,qui en libère le liquide intracellulaire.

Ainsi, les exemples naturels montrent queles constructions sont à des échelles variées,mais quelles seraient les limites ? Les phy-siologistes ont étudié la perception de parti-cules de diverses tailles, formes, consistances,et montré que la limite de perception desparticules, que la confiserie avait déterminéeégale à 25 micromètres, est bien inférieure :dans certains cas, on perçoit des grains deseulement deux micromètres de diamètre.

Cette taille est la plus petite perceptible,mais d’autres dimensions ont du sens, et lescuisiniers réalisent différentes tailles qui vontde la julienne (un millimètre de diamètre) àdes bâtonnets moins larges que les molaires.

Comment alors obtenir des systèmesculinaires à contraste maximal ? La cuisinea produit les croquettes, que l’on obtienten plaçant un cœur, le plus souvent pâteux,dans une coque frite. L’écueil, c’est que lapâte soit trop visqueuse, auquel cas on perdle contraste avec la coque. Comment mettreun liquide peu visqueux au cœur d’un solide ?

Avec la congélation qui produit un solidefondant à la cuisson. Reste alors à formerune croûte solide imperméable au liquide.Les cuisiniers qui font des croquettes ou desproduits analogues trempent alternative-ment deux fois de suite dans l’œuf battu etla chapelure les objets qu’ils veulent frire(par exemple, un cœur de chocolat durci aufroid), mais l’expérience montre que des fis-sures demeurent et que le liquide s’écoule.

Peut-on faire mieux ? Depuis quelquesannées, les « cuisiniers moléculaires » utili-sent des alginates de sodium pour faire desstructures analogues aux œufs de poisson :le dépôt de gouttes de solutions alginatéesdans de l’eau contenant des ions calciumprovoque la gélification de l’alginate.

Peut-on généraliser ? Observons queles grumeaux de farine sont très difficiles àdisperser dans un liquide : là encore, le liquidene diffuse pas à travers un gel. En effet, lesgrains de farine mis au contact brusque del’eau chaude perdent des molécules d’amy-lose et gonflent quand les molécules d’eaus’immiscent entre les molécules d’amylo-pectine des grains d’amidon ; ces derniers sesoudent, formant un gel nommé empois.

D’où l’idée de piéger le liquide dans ungel pour obtenir des contrastes de consis-tance. Par exemple, trempons plusieurs foisde suite une bille de liquide congelé dansune solution saturée en gélatine, et à unetempérature peu supérieure à sa gélifica-tion : le froid fera immédiatement prendrele liquide en gelée, autour de la bille ; puisla décongélation de cette dernière conduiraà un cœur liquide piégé dans un gel.

Autre solution : avec une pâte obtenuepar mélange de farine et d’eau, faisons uneraviole autour d’une bille congelée, puispochons dans l’eau bouillante : là encore,la farine s’empèsera, formant un gel« imperméable » autour du liquide décon-gelé. Il faut nommer ces objets ? Pour-quoi pas des « ficks », en l’honneur d’EugenAdolf Fick (1829-1901), qui énonça les loisde la diffusion ? !

Hervé THIS dirige l’Équipe INRAde gastronomie moléculaireau Laboratoire de chimied’AgroParisTech. Il est aussidirecteur scientifiquede la Fondation Science & CultureAlimentaire (Acad. des sciences).

frRetrouvez les articlesde Hervé This surwww.pourlascience.fr

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irietLes ravioles à cœur liquide

Augmentons les contrastes de consistance et limitons la diffusion.Hervé THIS

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100] Savoir technique © Pour la Science - n° 388 - Février 2 010

L’incrustation, technique de trucageL’incrustation en chrominance reste le principal effet spécial au cinéma et à la télévision.François SAVATIER

U n acteur ne peut sauter du hautd’un gratte-ciel ou discuter avecun lapin cultivé. Les spécialistes

des trucages savent pourtant rendre réa-liste ce genre de scènes. Comment font-ils ?

À l’ère numérique, les trucages sontlégion, mais la principale technique exploi-tée au cinéma et à la télévision reste l’in-crustation en chrominance. Le procédéconsiste à filmer un acteur en studio devantun fond vert ou bleu (un drap) et une scènede fond en extérieur, puis à masquer le fondavant de superposer les deux séquences.

Expérimentée pour la première fois dansles années 1930, la technique de l’incrus-tation est restée inchangée dans son prin-cipe. À l’origine, une fois le masquageeffectué, des techniciens tiraient des néga-tifs de la séquence jouée, qu’ils superpo-

saient à ceux de la scène extérieure avantde se servir des images composites ainsiobtenues pour impressionner une pellicule.Aujourd’hui, les mêmes étapes sont fran-chies sur ordinateur après numérisationdes images (voir le bandeau ci-dessous).L’incrustation se pratique aussi à la télévi-sion, par exemple pour réaliser les bulletinsmétéo, où elle est plus connue par son nomanglais de Chroma Key.

Pourquoi incruster sur fond vert ? Enfait, un fond de n’importe quelle couleurserait possible, mais les couleurs rouge, vertou bleu sont préférables, car elles corres-pondent aux trois couleurs fondamentalesde la vidéo ou des trois émulsions super-posées des films photographiques employésau cinéma. Le rouge a cependant l’incon-vénient d’être commun dans les tons de la

peau humaine, de sorte que l’on remarqueaprès le masquage qu’un acteur a étéfilmé sur fond rouge. Le vert étant plus rareque le bleu dans les tons portés, on l’em-ploie le plus souvent.

Même si la plupart des films continuentà être tournés sur pellicule photographiquedepuis le milieu des années 1990, le mon-tage entièrement numérique des films s’estimposé. Les cinéastes ont très vite adoptécette technique, car elle est rapide, meilleurmarché et plus fine. La plupart des longsmétrages d’aujourd’hui sont ainsi montésnumériquement. « Malgré toute la techniquenumérique, le trucage exige une touchehumaine : il reste une forme d’art », pré-cise Daniel Buthiaux, l’un des enseignantsde l’École Georges Méliès (Orly) qui formedes spécialistes de la création numérique.

REGARDS

SAVOIR TECHNIQUE

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CINÉMA!

Un acteur en train de sauter est filmé en studio sur un filmen 35 millimètres.

On filme par ailleurs une scènede fond en extérieur.

Un scanner à capteur CCD ou à tubescathodiques numérise les séquencesobtenues et les stocke sur ordinateur.

Dans la séquencemontrant l’acteur,un logiciel substitue du blanc au bleu de l’arrière-fond.

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 Savoir technique [101Savoir technique [101Savoir technique [101

R e g a r d s

L’INCRUSTATION DES ACTEURS DANS LES IMAGES DE SYNTHÈSEÀ l’école George Méliès, les étudiants apprennent aussi à incrusterdes acteurs dans un décor tridimensionnel mouvant, tel celui réalisépour le film récent Avatar. Beaucoup plus subtile que dans le casd’un fond bidimensionnel, une telle incrustation s’effectue en troistemps. Tout d’abord, l’acteur interprète son rôle devant un fond vertpendant que l’on prélève des données telles que la position de lacaméra, la focale, diverses distances, la direction de l’éclairage, etc.Ensuite, les graphistes fabriquent le décor à l’aide d’un logiciel etreconstituent la scène grâce à ces données. Un modèle numériquedu comédien est créé afin de le faire évoluer dans l’environnementdu décor et de «récupérer» l’ombre portée de celui-ci sur les objetsvirtuels. Enfin, les images de synthèse correspondantes sont calcu-lées, puis le comédien y est intégré à la place du modèle.

Les spécialistes du trucage apprennent dans cette école àsurveiller les incrustations afin de régler à l’aide de logiciels adap-tés (par exemple After effect d’Adobe) les éventuels problèmesd’ombre, de couleur, de contour, d’apparitions fantomatiques etautres artefacts du même genre... « Ils se produisent notammentquand le fond vert n’est pas éclairé de façon homogène, souligneD. Buthiaux, ou par exemple dans les cheveux à cause des halosque le vert intense du fond y crée parfois. » Le masquagenumérique entraîne en effet le remplacement de toute surfaceverte ou de couleur voisine par un trou transparent. Les halosverts entourant les cheveux deviennent donc des zones trans-parentes où l’arrière-fond apparaît à la place des cheveuxvolant au vent...

Les truquistes ou truqueurs emploient des logiciels profes-sionnels de montage numérique (Final cut 6 et Avid Xpress). Outrel’incrustation, ces programmes facilitent divers trucages et cor-rections possibles ainsi que l’emploi d’images de synthèse.

Depuis l’apparition du caméscope à la fin des années 1980,des logiciels de retouche vidéo et destinés au grand public sontapparus. Ils incluent l’incrustation et sont très simples à utiliser.La Société Avid propose par exemple Pinnacle studio 14 pourune centaine d’euros. « Ce type de logiciel facilite les petits tru-cages, mais des programmes offrant des fonctions quasi pro-fessionnelles restent onéreux (de l’ordre de 2 000 euros), avertitD. Buthiaux. Toutefois, même enthousiaste, un amateur du mon-tage vidéo mettra très longtemps à en tirer de beaux résultatss’il n’est pas formé... » "

Le même logicieldéfinit ensuite trèsprécisément les contoursde l’acteur en exploitantles différencesde contraste.

Le logiciel remplacel’arrière-fond blancpar l’arrière-fondfilmé et placele résultat surune premièrecouche numérique.

Le logiciel placela séquence masquéede l’acteur surune seconde couchenumérique.

Couche vidéo 1

Couche vidéo 2

Ce processus est répétépour tous les plans préparés en studio.

Dans un enregistreurde film, un tube cathodiqueprojette simultanémentles deux couches afind’impressionner un filmen 35 millimètres.

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TÉLÉVISION. Un ordinateur reçoit les images d’un présentateurmétéo prises sur fond bleu. Le logiciel Chroma key y soustrait lebleu, qu’il remplace par ce qui apparaît comme des trous transpa-rents. Ainsi, si le présentateur a eu la mauvaise idée de porter une cra-vate bleue, elle sera remplacée par un trou transparent ! Le logicielinsère à la place de ces lacunes une carte ou des graphiques.

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102] À lire © Pour la Science - n° 388 - Février 2010

! EXPLORATIONPOLAIREAu pays du blizzardDouglas MawsonPaulsen, 2009(512 pages, 29 euros).

T émoins et acteurs des chan-gements climatiques, lespôles font l’objet d’études

scientifiques approfondies, grâceaux stations scientifiques, aux sys-tèmes d’observations automa-tiques, à la télédétection spatialeet aux campagnes de mesure. Lesefforts internationaux coordon-nés au sein de la quatrième Annéepolaire internationale – qui vientde s’achever – commencent àlivrer une moisson de nouvellesinformations. Si, grâce aux avan-cées techniques, les pôles sontaujourd’hui surveillés en per-manence et régulièrement inves-tis par des équipes de chercheurs,n’oublions pas qu’il y a seulementun siècle se jouaient les balbu-tiements de l’exploration scienti-fique en Antarctique. Ceux-cifurent le fait d’hommes d’ex-ception et d’exploits douloureux,comme en témoignent les nomsdes lieux en Antarctique.

Douglas Mawson (1882-1958)fait partie de ces explorateurs.Formé sur le terrain par l’explo-

rateur anglo-irlandais ErnestShackleton (1874-1922), ce jeunegéologue australien avait parti-cipé à 26 ans, en 1908, à la pre-mière ascension du volcan Ere-bus et était parvenu au pôlemagnétique Sud. Fasciné par lecontinent Antarctique, il mit surpied l’Expédition australasienneantarctique, de décembre 1911 àfévrier 1914, en étroite collabora-tion avec le capitaine John Davis.

Au pays du blizzard rappellel’énergie, l’intelligence et le cou-rage mis au service de l’explora-tion polaire, à travers les récitsprécis et poignants de Mawsonet Davis. L’expédition est ambi-tieuse : grâce au navire l’Aurora,un petit premier groupe d’hiver-nants débarque sur l’île Macqua-rie. Le groupe principal construitune cabane sur la côte antarctique,au Cap Denison, d’où partirontune série d’expéditions. Enfin, undernier groupe hivernera sur uneplateforme glaciaire de la Terrede la Reine Marie. Voisine de laTerre Adélie, la Terre de George V,où s’installe le groupe principal,mené par Mawson, est l’une deszones les plus inhospitalièresdu monde, balayée presque enpermanence par les vents cata-batiques, vents qui glissent surles glaciers. L’expédition obtien-dra des résultats spectaculaires,avec la cartographie de plus de3 000 kilomètres de côtes incon-nues et une récolte remarquabled’observations météorologiques,géologiques, biologiques et gla-ciologiques.

Le récit de Mawson témoignede la vie au jour le jour d’un petitgroupe d’hommes dans ce milieuextrême, de leur courage pourmener à bien les observationsscientifiques et les raids, de leurfascination pour les paysagessomptueux, à une époque où«manchot» signifiait également«viande fraîche». Peu avant la fin

de l’hivernage, Mawson part enexpédition avec deux compa-gnons. Ninnis chute dans une cre-vasse et disparaît, de même quela plupart du matériel et de lanourriture. Mawson et Mertz fontdemi-tour, se nourrissant de laviande de leurs chiens. Affaibli,Mertz meurt à son tour. Malgréson épuisement, Mawson parvientà rentrer à la base avec plusieurssemaines de retard. L’Aurora, quidevait embarquer l’ensemble del’expédition à l’issue de cet hiver-nage, vient de partir. Sans nou-velles de l’expédition de Mawson,six hommes ont renoncé à quit-ter la côte Antarctique pour l’at-tendre. Les sept hommes restésréalisent donc un second hiver-nage forcé au pays du blizzard. Letémoignage de Mawson est undocument exceptionnel, enfinpublié en français.

.! Valérie Masson-Delmotte.Paléoclimatologue,

LSCE, CEA-Orme des Merisiers

! SCIENCE ET SOCIÉTÉUn futursans avenir Pourquoi il ne faut passauver la recherche scientifiqueOblomoff (collectif)L’échappée, 2009(128 pages, 9 euros).

La science à bout de souffle ?Laurent SégalatSeuil, 2009(110 pages, 12 euros).

L ’éloignement idéologiquede ces deux livres ne rendque plus frappante leur

commune sévérité sur l’état dela recherche.

Le collectif Oblomoffdénonce l’artificialisation de lanature et la refonte du corpshumain qu’opèrent les techno-logies de pointe. Pour lui, lascience participe non au pro-grès technologique, mais à l’in-vasion technologique. Les cher-cheurs ne remettent pas enquestion le réductionnisme et lemachinisme (aujourd’hui infor-matique), parce que penser dansleur cadre est plus simple (ausens de plus pauvre) et donneplus vite des résultats, donc descrédits. En poussant à l’extrêmela division des tâches, en disso-ciant conscience morale etconscience professionnelle, eninventant des procédés d’auto-matisation qui augmentent lechômage, la science a une res-ponsabilité dans les maux de lasociété. Le mouvement de défensede la recherche inspire à Oblo-moff une ironie cruelle : avec leursslogans contre la précarité, leschercheurs demandent à être pro-tégés d’une situation qu’ils contri-buent à créer - faiseurs de prolé-taires finalement prolétarisés.

Propos outranciers ? Voyonsce que dit L. Ségalat. Au contraired’Oblomoff, ce scientifique recon-nu pense que le progrès techno-logique apporte du bien-être.

À L I RE

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© Pour la Science - n° 388 - Février 2010 À lire [103

À l i r e

Mais son constat est au moinsaussi dur. L. Ségalat décrit lechercheur scientifique comme àla fois loup et mouton. C’est unloup parce que, en recherche, il ya plus de bouches à nourrir quede morceaux de viande. Alors,tous les coups sont permis, depuisles renvois d’ascenseur suscep-tibles de procurer au chercheurle tissu de relations qui le mèneraloin, jusqu’à la fraude, dont l’am-pleur est un secret de polichinelle,en passant par un attrait pour lesensationnel qui fait négligerles exigences de qualité. Mais lechercheur est aussi un mouton,parce que la pression du publish orperish décourage l’originalité.Contraint désormais de se fairefinancer sur projet, il ne peut plusprendre le risque de sortir des sen-tiers battus. Par ailleurs, le cher-cheur passe, selon L. Ségalat, plusde la moitié de son temps à éva-luer ses collègues et à se faireévaluer, participant là à un sys-tème dont à peu près personnene se dit satisfait.

Oblomoff et L. Ségalat serejoignent sur nombre de cri-tiques. La mainmise de la bureau-cratie sur la recherche. La par-cellisation du savoir, bien desscientifiques ne cherchant pas àconnaître les tenants et les abou-

tissants de leur travail. Le pro-ductivisme, l’arrivisme sans scru-pule. Ces livres ont aussi le pes-simisme en commun, aucun nes’attendant à voir les chercheursréagir enfin contre la dérive deleur profession. Il ne reste à ceux-ci qu’à infirmer le pronostic.

.! Didier Nordon.

! HISTOIREDE LA CHIMIEL’Atome. Chimère ou réalité ? Débats et combatsdans la chimiedu XIXe siècleClaude LécailleVuibert & Adapt-Snes(Collection « Inflexions »),2009 (168 pages, 18 euros).

«S i j’en étais le maître, j’ef-facerais le mot atome dela science, persuadé

qu’il va plus loin que l’expérience;et jamais en chimie nous nedevons aller plus loin que l’ex-périence ». Ainsi s’exprimait Jean-Baptiste Dumas en 1836 dans uncours au Collège de France. Cebrillant chimiste avait pourtantété, durant des années, un ato-miste convaincu. Mais les gaz,liquides et solides étaient récal-citrants. Chauffés, mélangés,décomposés, ils ne se retrouvaientpas dans les proportions que pré-voyaient les atomistes. AussiDumas s’était-il mis à douter.Désormais, il adopterait unedémarche empiriste et se méfie-rait des spéculations osées sur lanature de la matière.

Comme le montre l’historiendes sciences Claude Lécaille dansce petit livre clair et précis, cet épi-sode est symptomatique desdébats qui traversent le XIXe siècle

à propos de l’hypothèse atomique.Un atome est-il uniquement unconcept, plus ou moins commodepour représenter la réalité, ou cor-respond-il à quelque chose de réel?La réponse à cette question étaitd’autant moins évidente que, sousle nom d’atome, les acteurs de cettesaga désignaient des réalités dif-férentes. De surcroît, en décrivantpas à pas l’évolution de ces débats,de la formulation de l’hypothèse

atomique par John Dalton en 1808jusqu’à son triomphe au début duXXe siècle, C. Lécaille montre qu’ilsont une dimension autant philo-sophique que scientifique.

Comme Dumas, beaucoup dechimistes, se rangeant derrière labannière de l’empirisme, refusaientces atomes que l’on ne pouvait pasvoir. Le très influent Marcellin Ber-thelot écrivait ainsi dans lesannées 1870 : «On ne saurait scien-tifiquement admettre les atomesparce qu’on ne les a jamais vus.»Quelques années plus tard, ildéclara même refuser l’atomismeparce qu’il ne voulait pas «voir lachimie dégénérer en religion»: «Jene veux pas que l’on croie à l’exis-tence réelle des atomes commeles chrétiens croient à la présenceréelle de Jésus-Christ dans l’hos-tie consacrée. » Dans le campopposé, la grandiloquence était à

P.-G. DE GENNES’IMPACT ON SCIENCE

Julien Bok et al. (ed.)World Scientific, 2009(2 vol., 184 et 164 pages,86,62 euros l’ensemble).

P ierre-Gilles de Gennes a marqué denombreux champs de la physique,

tels que la physique des supraconduc-teurs, des cristaux liquides ou de lamatière molle. Dans cet ouvrage enanglais, s’appuyant sur une sélectiond’articles du physicien reproduits en inté-gralité, ses collaborateurs replacentces travaux dans leur contexte scienti-fique et mesurent leur impact aujour-d’hui. Un ouvrage de référence.

DERNIÈRES NOUVELLESDES PLANÈTES

Charles FrankelSeuil, 2009 (300 pages, 22 euros).

P rêt à descendre en para-chute sur Jupiter ou à

explorer le destin tragique deVénus? Sous la plume de Ch. Frankel, lesdonnées récentes des sondes et satellitessur les planètes du système solaire setransforment en enquêtes détaillées et pal-pitantes, même lorsqu’est abordé l’astreque l’on connaît le mieux: la Terre.

HISTOIRE DES POLYÈDRES

Christine Dézarnaud Dandine et Alain SevinVuibert, 2009 (256 pages, 30 euros).

D ès l’Antiquité, les polyèdres – à la foisobjets mathématiques et produits de

la nature– ont fasciné et inspiré savantset artistes. De la musique des sphèresde Platon aux modèles cosmologiquesrécents, cet ouvrage offre un voyage docu-menté et accessible au fil des réflexionset réalisations que les célèbres figuresgéométriques ont engendrées.

Brèves

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À l i r e

peine moindre. Par exemple,en1868, un Alfred Naquet écrivaitqu’on ne pouvait se passer de l’hy-pothèse atomique « qu’en faisantde la chimie un empirisme danslequel la science étouffe » ! L’his-toire lui donna raison. Les spécu-lations osées ont finalement leursvertus. Ce qui ne veut pas dire,comme le souligne C. Lécaille enconclusion de ce livre très instruc-tif, qu’il faut mépriser la prudencedes «chimistes de paillasse». C’estune question de juste milieu.

.! Thomas Lepeltier.Historien et philosophe

des sciences, Oxford

! HISTOIRE DESSCIENCES NATURELLESHistoirede l’illustrationnaturaliste Des gravuresde la Renaissanceaux films d’aujourd'huiValérie ChansigaudDelachaux et Niestlé, 2009(240 pages, 28 euros).

L e 5 septembre 1779, le gra-veur Jacques De Sève écrità Buffon : « J’ai bien pensé

que, laissant au choix de M. Panc-koucke de graver ou non l’arableu, il ne le serait pas ; parce qu’ilregarde l’épargne non seulementde la gravure, mais encore de l’im-pression. Il était cependant capi-tal pour l’espèce.» Une telle lettrerésume bien la situation de l’illus-tration naturaliste : une entreprisesouvent coûteuse, à laquelle rechi-gnent les éditeurs soucieux d’éco-nomie, mais aussi une composanteindispensable de l’identificationdes espèces et de leur reconnais-sance par le public.

Valérie Chansigaud nousmontre comment cette tension sedéploie dans les ouvrages d’his-toire naturelle de la Renaissanceà nos jours. La grande force de sonlivre est de nous faire parcourirplus de cinq siècles d’illustrationen 200 pages environ. Cette pers-pective cursive, qui traverse lesouvrages les plus luxueux commeles fascicules de vulgarisation àgrand tirages, aiguise l’intérêtpour les innovations techniquesde l’illustration. Certaines, commela gravure sur bois debout, ontconsidérablement réduit le coûtde l’illustration. D’autres, commela photographie, ont permis d’en-registrer des phénomènes débat-tus et de trancher sur leur existence(les bébés coucous vident-ils le niddes autres poussins à leur nais-sance ?). Enfin, de nouvelles tech-niques d’enregistrement ont faitapparaître des mondes encoreinconnus ou des comportementsjamais observés (ainsi la photo-graphie sous-marine ou les docu-mentaires animaliers).

En conjuguant à la fois destextes très précis et une bellerichesse iconographique, cetteHistoire est maniable et limpide,sans simplification. Elle offredes synthèses sur une série d’ar-tistes et de naturalistes, sans quejamais l’ouvrage ne verse dansune simple succession de notices.En effet, V. Chansigaud est habileà poser, à l’occasion de tel artisteou de tel ouvrage, plusieurs ques-tions épistémologiques impor-tantes, et avant tout : pourquoi desillustrations dans des livres d’his-toire naturelle?

Les illustrations ont souventservi à soutenir l’identification ;elles ont longtemps été soucieuses

d’exploitation et d’utilité (méde-cine, alimentation, chasse), maiselles ont aussi contribué au déve-loppement d’un goût de la nature.Les livres naturalistes, au moyende l’illustration, invitent à l’obser-vation des animaux et des plantes,d’ici ou d’ailleurs. Donnant sou-vent à admirer la belle nature etles espèces « nobles », l’illustrationnaturaliste risque parfois de ver-ser dans l’admiration béate de laNature et de son Créateur. Ellevéhicule alors, tacitement, uneidéologie et ne doit pas se substi-tuer à la compréhension des méca-nismes naturels. On se souvien-dra ici qu’un des livres les plusimportants de l’histoire naturelle,L’Origine des espèces de CharlesDarwin, ne comporte pour seuleillustration qu’un austère dia-gramme. Sur ce point, l’Histoirede l’illustration de V. Chansigauda également le mérite de nous rap-peler que la valeur des ouvragesnaturalistes ne se mesure pas tou-jours au nombre ou au luxe deleurs illustrations.

.! Thierry Hoquet.Philosophe des sciences,

Université Paris X-Nanterre

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – FÉVRIER 2010 – N° d’édition 077388-01 – Commission paritaire n° 0907K82079 du 19-09-02 –Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/152692 – Directeur de la publication et Gérant : Marie-Claude Brossollet.

LA FABRIQUE DE L’ARCHÉOLOGIEEN FRANCE

Dirigé par J.-P. Demoule et C. LandesLa Découverte/Inrap, 2009 (281 pages, 22 euros).

C omment l’archéologie s’est-elle établie en France depuis la

Renaissance? Vingt-deux archéo-logues, historiens et architectes ont

apporté leurs contributions à la réponsedans le cadre d’un colloque organisé parl’INRAP en 2008 pour répondre à cettequestion. Les rapports de cette scienceaux politiques, son avenir institutionnelet quelques-uns de ses enjeux sont abor-dés dans le dernier chapitre.

ENVIRONNEMENTP. H. Raven, L.R. Berget D.M. Hassenzahlde Boeck, 2009(281 pages, 75 euros).

V oici la première édi-tion française d’un très complet

manuel de cours d’écologie déjà éditésix fois aux États-Unis. Il est organiséen cinq parties traitant d’écosystèmes,de la question démographique, des com-bustibles fossiles, de la ressource eauet de pollution. Une dernière partie estconsacrée au «monde de demain» et àce qu’il y a lieu de faire pour un meilleuravenir de l’humanité.

LES PRINCIPAUX SOLS DU MONDEClément MathieuLavoisier, 2009(233 pages, 120 euros).

L es grands types de sol de la planètesont présentés ici. Après une intro-

duction définissant et présentant l’es-sentiel de ce qu’est l’épiderme de la

planète, les différents types desols sont classés, décrits et dis-cutés climat par climat. Des cen-taines de photographies et deschémas achèvent de faire decette œuvre méticuleuse unouvrage de référence.

Brèves

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