G. Boss Collaboration_philosophie

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Une réflexion de Gilbert Boss, professeur de philosophie à l'université Laval, sur la question de la collaboration en philosophie.

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  • Gilbert Boss

    DE LA COLLABORATIONEN PHILOSOPHIE

    Nous sommes lheure du travail en quipe. Les chercheurs individuels, en toutdomaine, ne font plus le poids, il faut partout les atteler plusieurs de mmes chars.Les moralistes aveugles peuvent donc se rassurer. Les pouvantails delindividualisme que poste partout leur imagination ne correspondent rien dans laralit. Dindividus, nous nen reconnaissons plus, pas mme o lon en voyait jadisles modles, chez les artistes et les philosophes notamment. Les philosophes, on lesait, sont des chercheurs, et les chercheurs, on le sait, ne font rien de bon quenquipes. On les pousse donc aussi se rassembler comme tout le monde, poursatteler des tches communes, afin quils deviennent enfin efficaces comme lesautres chercheurs.

    Mais les philosophes peuvent-ils bien travailler ainsi en quipe ? Toute la traditionphilosophique semble nous prouver le contraire. Les uvres des philosophes, plusencore que celles des crivains ou des autres artistes, sont le fait dindividus isols,parfois de solitaires. Les uvres produites en collaboration sont trs rares, et nerunissent pas plus de deux associs, intimement unis, comme dans le cas du petitouvrage De la libert, que Mill crivit avec sa femme, ou dun autre petit livre, De lasujtion des femmes, quil crivit avec sa fille. Il doit donc y avoir une raison dans lanature mme de la philosophie pour rendre compte du caractre individuel quemanifeste cette activit dans les faits travers toute une longue tradition, qui traversedes cultures et des modes bien diverses.

    Pour savoir ce qui retient les philosophes de se runir en quipes, commenons parvoir en quoi consiste un travail dquipe et ce qui le rend possible et efficace,notamment en recherche. Nul doute en effet que, dans les sciences, le travail enquipe se rvle favorable, jusqu un certain point au moins. Il doit donc y avoirquelque chose dans la recherche scientifique, en un sens large, qui appelle cetteorganisation et qui ne se retrouve sans doute pas en philosophie.

    Dans une certaine mesure, qui est trs vraisemblablement la mesure exacte danslaquelle le travail en quipe est efficace, la recherche scientifique peut tre planifie.On peut dfinir un but, un objectif de la recherche, une mthode pour latteindre, etune srie dtapes et doprations diverses ncessaires pour arriver au rsultat. Celui-

  • ci sera en principe un rsultat unique, collectif, rsultant de tous les efforts diversqui y conduisent. En effet, quoique les oprations des membres de lquipepuissent tre extrmement diverses, quoiquelles puissent rclamer descomptences trs diffrentes les unes des autres, elles ne divergent pas pourtant,mais sont ordonnes un mme but. On aura finalement labor, prouv ouinfirm une mme thorie, ou un mme fragment de thorie. Par consquent, lesquipes de recherche se caractrisent par le fait quelles permettent le concours deplusieurs activits diverses. Autrement dit, le travail de recherche se produit travers une srie doprations distinctes qui se composent en une seule oprationet aboutissent un rsultat commun. Bref, cette opration, la recherche projete etralise, se caractrise par le fait quelle permet une division des tches et dutravail, sans affecter lunit du tout quelles composent.

    Or, lorsquon demande aux chercheurs de se rassembler pour collaborer enquipes, cest ce modle, gnralement efficace en sciences, quon veut leur faireimiter. On suppose donc que toute recherche intellectuelle a la nature de larecherche scientifique et permet la planification, la division du travail etlaboutissement un rsultat commun des divers efforts individuels des membresde lquipe. Et effectivement, partout o une telle planification est possible, letravail en quipe est une solution quon peut envisager et qui a quelque chancedtre efficace.

    Pourquoi donc la philosophie ne permettrait-elle pas une telle approche ?La constatation que la philosophie est constamment luvre dindividus, et non

    dquipes, laisse supposer quelle nautorise pas le type dorganisation du travailque nous venons de dcrire et qui est si courant et efficace en science. Imagine-t-on en effet quune uvre philosophique rsulte dune division et rpartition dutravail entre plusieurs philosophes se spcialisant chacun dans une partie deluvre ? Imagine-t-on par exemple Spinoza rassemblant autour de lui quelquesspcialistes, un thicien, un logicien, un thologien, un physicien, etc., et leurconfiant la tche de raliser chacun une partie ou un aspect de son thique ? Unetelle ide ne peut paratre vraisemblable qu celui qui na aucun sens de ce questla philosophie. Le philosophe en voit aussitt le ridicule, avant mme den saisirla raison exacte et de pouvoir mettre le doigt sur ce qui rend un tel projet insens.

    Pour tenter dexpliquer cette impossibilit, je proposerai lide suivante : lesphilosophies sont des constructions de systmes dides, dont le caractresystmatique est tout fait essentiel et primordial.

    Jai conscience, bien sr, du caractre paradoxal dune telle ide (qui neprtend dailleurs pas donner une dfinition totale de la philosophie, maisseulement un trait essentiel). Car ne sait-on pas que, parmi les philosophes,certains saffichent comme des adversaires rsolus des systmes en philosophie ?Et ils sont nombreux, constituant des courants entiers, comme le cynisme ou lescepticisme, rassemblant parmi eux de grandes figures, comme les Montaigne,Kierkegaard, Nietzsche. Il serait videmment absurde de prtendre les rejeter horsdu champ de la philosophie. Il reste donc leur dcouvrir une passion du systmecomme chez les autres philosophes, si notre ide doit subsister. Et il suffit dyprendre garde, pour se convaincre aussitt que ces adversaires des systmes nemnent pas leurs critiques des constructeurs de systmes partir dunequelconque indiffrence au caractre systmatique de la philosophie, mais au

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  • contraire par une exigence de systmaticit plus grande que celle de leursadversaires. Cest ainsi que le sceptique ne rejette pas les systmes dogmatiquesen abandonnant leur exigence de cohrence systmatique, mais en accusant aucontraire les dogmatiques davoir admis trop facilement des incohrences etdavoir ainsi prsent comme satisfaisants des systmes dficients. Il serait facilede montrer que, par exemple, les critiques de Kierkegaard lgard de Hegelviennent dune plus grande exigence de rigueur, qui lui interdit daccepter les jeuxde mots superficiels par lesquels le suppos systmaticien prtendait cimenter sonbtiment, ni la faon dont il ngligeait dintgrer au systme les conditions mmesde sa production concrte, qui la rendaient absurde. Bref, ce que les critiquesphilosophiques du systme attaquent, cest les systmes abstraits et imparfaitsproposs par les prtendus systmaticiens, plutt que le systme comme tel, quireprsente au contraire lidal guidant leur critique. Et mme les sceptiques,lorsquils renoncent proposer des systmes tablis, ils le font encore au nomdune exigence systmatique telle quelle interdit de sarrter aucun systmepour le considrer comme satisfaisant.

    De lautre ct, on pensera que lexigence de cohrence systmatique nest paspropre aux philosophes, mais se retrouve dans toute science. En gnral, cestvrai. Mais la diffrence rside dans le statut de cette exigence de part et dautre.En philosophie, elle est radicale, essentielle et primordiale, avons-nous dit. Enquelque sorte, pour un philosophe, une blessure du systme est toujours mortelle.En revanche, quoique la cohrence systmatique soit souhaitable pour lessciences, et mme indispensable certains degrs, elle na pas pourtantlimportance quelle a en philosophie. Chacun sait bien que le btiment dessciences est fort clat, divis et subdivis en mille disciplines, qui se subdivisentsans cesse leur tour, et dont les rapports sont parfois assez lches, de tellemanire que le suppos systme des sciences supporte de nombreusesincohrences sans en souffrir trop. Et lon peut mme penser que ce sont desesprits de caractre plus philosophique qui se montrent profondment insatisfaitsde cet tat, sabstraient du travail dquipe et entreprennent priodiquement desrefontes densemble, comme un Einstein.

    Or, prcisment, lextrme exigence de cohrence systmatique interdit laplanification et division du travail qui rend possible le travail dquipe. Il est eneffet exclu, dans un systme dont la cohrence doit tre rigoureuse dans toute sontendue, disoler des parties pour les travailler part, sans se proccuperconstamment de leur rapport au reste. Chaque modification un endroitquelconque du systme est susceptible den entraner dautres ailleurs, et parfoisen des rgions lointaines, de sorte que le penseur systmatique doit sans cesseenvisager toutes les parties, calculer les rpercussions les plus lointaines de toutemodification quil envisage, et mettre toujours en jeu lensemble de ses ides danslexamen et la transformation de chacune. Et cette ncessit davoirperptuellement sous les yeux le systme entier de ses ides interdit au philosopheaussi bien la planification dune recherche sectorielle qui supposerait lapossibilit de traiter dun problme part du reste, et de labstraire des effetsimprvisibles susceptibles de rsulter de son traitement sur lensemble du systme, que la division des tches supposant une telle sparation de secteurs dusystme. Quelle que soit la partie quil travaille plus directement, cest toujours

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  • lensemble quil travaille aussi. Pour mener un travail en commun, il faudrait doncchez les collaborateurs une capacit de considrer toujours ensemble cette totalitdu systme impliqu ; et, vu quil sagit dun systme qui stend tous lesaspects de la vie humaine, il faudrait quils partagent lexprience mme de la vie un degr extrme. Ceci explique sans doute que de telles collaborations nontgure lieu en philosophie, sinon dans des cas tels que celui dun Mill avec safemme, sa compagne de vie avec laquelle il partageait constamment toutes sesides.

    Sinon, la tentative de constitution dquipes en philosophie reprsente uneentrave la pense philosophique, que ressentent bien ceux en qui se fontvraiment valoir les exigences philosophiques, et quon voit tenter de garder leurautonomie, et de ne participer aux quipes que marginalement, parfois seulementcomme les savants quils sont galement par ailleurs. Autrement, lobservationsemble confirmer cette incompatibilit en montrant une tendance des quipes enphilosophie se tourner vers les sciences para-philosophiques, comme lhistoiredes ides, et abandonner le terrain de la philosophie proprement dite.

    Sensuit-il que les philosophes soient incapables de collaboration ? Loin de l.Cest notre obnubilation par le modle du travail dquipe pour toutecollaboration qui nous incite le croire. En ralit, les philosophes ont mme uneforme de collaboration trs tendue, qui leur permet de communiquer travers letemps comme lespace, grce leurs crits, et grce galement la nature de laphilosophie et de la collaboration quelle requiert. Contrairement la plupart dessciences, qui ne permettent quune collaboration assez limite avec les savants dupass, parce que ceux-ci deviennent inutiles mesure que ltat actuel de lascience leur chappe davantage, la philosophie, dont lexigence systmatique peuttre gale diverses poques, autorise parfaitement lintervention des philosophesdu pass dans llaboration des philosophies du prsent, comme il est ais de leremarquer dans les uvres des penseurs actuels, o ils continuent trecouramment discuts.

    Quelle est donc cette forme de collaboration philosophique, qui exclut le travaildquipe ? Je soutiens que cest la collaboration sous la forme de la discussion. Etde mme quil y a une communaut scientifique, qui se dcoupe naturellement enquipes de recherche, de mme il existe une communaut philosophique, qui setrouve naturellement relie par la discussion.

    Quest-ce que la discussion en effet ? Cest le mode de confrontationsystmatique des ides dans le discours. Autrement dit, la discussion est lamanire dont le discours confronte les ides selon leurs liens logiques divers,value leurs rapports logiques (en un sens large) et par consquent leur capacit detenir dans le contexte des autres ides complmentaires, contraires, concurrentesou indiffrentes. Dans la discussion, le discours parcourt les liens systmatiquesde plusieurs ides, souvent en concurrence les unes avec les autres, et sonde lacohrence de ces liens.

    On tend ne voir dans la discussion quune sorte de discours entre plusieurspartenaires rels, chacun dfendant une thse prcise. Elle prend en ralit biendes formes outre celle-l. Les participants une discussion peuvent aussi bienconfronter ensemble diverses ides pour les modifier en commun, plutt que desopposer entre eux. Car cest la confrontation des ides, et non celle des

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  • personnes, qui est essentielle dans la discussion. De mme, la confrontation nedoit pas non plus prendre obligatoirement la forme dune sorte de lutte entre desides figes, les unes finissant par exclure les autres. Elle conduit plusnaturellement une modification des ides en jeu, par leur contact.

    Cest pourquoi, loin de reprsenter seulement un pisode extrieur laformation des systmes, la discussion reprsente le mode mme de leurconstruction. En ce sens, elle est ncessaire dans toutes les sciences dans lexactemesure o le systme importe ; et en philosophie, o le systme est essentiel etprimordial, elle se rvle absolument indispensable et constitutive. Cest dire quele philosophe qui pense seul ne se retire pas pour autant de la discussion, mais lamne en lui-mme, comme le savent bien tous ceux qui sobservent dans leursrflexions philosophiques. Or cette discussion intime nest pas spare de ladiscussion extrieure, avec laquelle elle se trouve au contraire en continuit, sibien que, aussi seul soit-il dans la ralit physique, le philosophe se trouve en faitreli par les fils dune grande discussion un rseau de philosophes de toutespoques. Et cela se vrifie aisment en lisant les ouvrages philosophiques, quelon voit sans cesse engags dans des discussions, avec dautres philosophesnommment cits, et bien davantage encore avec dautres, prsents de manireanonyme.

    Cest dire que la collaboration philosophique est loin dtre impossible ou rare.Elle est constante. Mais sa forme est particulire, et irrductible la collaborationdes quipes. Alors que celles-ci peuvent conduire des recherches communes,menant des rsultats communs grce la division du travail, les philosophesdemeurent toujours individuellement responsables de lensemble du systmequils laborent, sondent et modifient, et ne peuvent en confier la charge daucunepartie quelque collaborateur extrieur. Ils ne peuvent non plus par consquentprtendre parvenir ensemble un rsultat objectif commun.

    Cela ne signifie pas que la discussion ne soit pas une vritable collaboration,qui conduise un progrs, du moins lorsquelle est bien mene ou, ce qui revientau mme, lorsquelle est une discussion authentique. Il y a dabord un progrs dela discussion elle-mme, qui est llment commun qui se produit objectivement ;et il en rsulte surtout un progrs dans llaboration du systme dides de ceuxqui y sont engags. Ce progrs peut parfois rapprocher les penses des uns et desautres, et cest ce que, fascin par le modle du travail dquipe aboutissant uneuvre commune, on considre souvent tort comme le seul vrai rsultat positifdune discussion, comme si lon ne discutait jamais que pour tomber finalementdaccord. Mais la discussion peut, linverse, conduire galement accentuer lesdivergences, renforcer les dsaccords, modifier les positions de part et dautresans les assimiler les unes aux autres. Et, dans la mesure o ces rsultatsconsistent en un progrs de la systmatisation dans les penses des partenaires dela discussion, il faut bien considrer celui-ci comme positif philosophiquement,mme quand il renforce des divergences, comme il arrive souvent dans lesdiscussions des philosophes, dans celles qui se droulent oralement comme danscelles qui se dploient dans leurs crits. Et loin de saffliger de la persistance desdiffrences dans ce genre de discussion mene pour elle-mme, et non en vuedun accord qui la justifierait seul, on peut mme considrer la collaborationphilosophique comme bien plus fconde que la collaboration scientifique, parce

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  • quau lieu de ne produire quun seul rsultat, elle en produit une multiplicit,autant que la discussion a eu de participants srieux.

    Qubec, 2003

    [Sur le site : http://gboss.ca/]

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