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16 Le magazine des Livres mandĂ©, dialoguant avec moi sur ce site, pourquoi je ne les rĂ©unissais pas en vo- lume. J’ai mis onze ans Ă  exaucer son souhait. L’étĂ© dernier je suis allĂ© les relire Ă  la BibliothĂšque Nationale, et j’avoue que relisant, tant d’annĂ©es aprĂšs, ces textes oubliĂ©s, j’ai beaucoup ri. Cela a donnĂ© ce florilĂšge que j’ai intitulĂ© La SĂ©- quence de l’énergumĂšne. Pourquoi ? Parce que le titre choisi pas Henry Cha- pier pour ces chroniques Ă©tait La SĂ©- quence de Gabriel Matzneff et que, furieux de l’insolence que j’y dĂ©ployais, un gros ponte de la tĂ©lĂ© s’était un jour ex- clamé : « Il faut museler cet Ă©nergu- mĂšne ! » — Comment Ă©tiez-vous arrivĂ© Ă  Com- bat ? Lors de mon premier voyage Ă  Venise, l’étĂ© 1962, j’écrivis un bref texte sur mes impressions vĂ©nitiennes et, fidĂšle lecteur de Combat depuis la classe de philo, c’est tout naturellement que je le postai Ă  mon journal de prĂ©dilection. Le 31 aoĂ»t le texte parut Ă  la une du journal. J’en fus stupĂ©fiĂ© et fou de joie. Quelques semaines plus tard, je reçois un coup de tĂ©lĂ©phone de Philippe Tesson qui me dit qu’il aimerait me rencontrer. Nous avons bu un verre dans le cafĂ© qui fait l’angle de la rue Montmartre et de la rue du Croissant, lĂ  oĂč fut assassinĂ© JaurĂšs. Combat Ă©tait rue du Croissant, dans un extraordinaire immeuble balzacien qui semblait tout droit sortir des Illusions perdues, avec un vieil escalier
 et les typos Ă©taient en dessous. Plus tard, je les verrai travailler, je les bombarderai de questions. C’était captivant, une am- biance du XIX e siĂšcle. Ils Ă©taient tous Ă  la CGT, connaissaient le latin et le grec, possĂ©daient la science des caractĂšres, des lettrines, de la typographie, du plomb ! De 1963 Ă  1965, Gabriel Matzneff a livrĂ© une chronique quasi quotidienne sur la tĂ©lĂ©vision au journal Combat, alors mĂȘme qu’il n’avait pas de tĂ©lĂ©viseur
 Il a aujourd’hui la bonne idĂ©e de les proposer en recueil. Voici venir un livre drĂŽle, dĂ©calĂ© mais aussi prĂ©monitoire de ce qu’est devenu « l’art » tĂ©lĂ©visuel. ——————————————————————————————————————————————————————————————————————————————————————————————— P ROPOS RECUEILLIS PAR J OSEPH V EBRET — Dans ce nouveau livre vous reprenez des chroniques, que vous avez Ă©crites pour le journal Combat, et qui n’étaient pas « piquĂ©es des hannetons ». En 1962, Philippe Tesson, rĂ©dacteur en chef du quotidien Combat, m’avait offert une chronique hebdomadaire. J’avais choisi le jeudi, qui Ă©tait Ă  l’époque le jour des Ă©coliers. Et tous les jeudis, en page une, je donnais une chronique trĂšs per- sonnelle de ton, soit politique, soit phi- losophique, soit d’humeur. Je les ai dĂ©jĂ  quasi toutes reprises dans cinq recueils de textes (1) . Un an plus tard, en octobre 1963, Henry Chapier qui dirigeait les pages cultu- relles, artistiques, de Combat, eut l’idĂ©e de me confier une chronique de tĂ©lĂ©vi- sion, alors qu’il savait que je n’avais pas de tĂ©lĂ©viseur, que je n’avais jamais re- gardĂ© la tĂ©lĂ©vision. À Combat, un jour- naliste professionnel s’occupait de la tĂ©lĂ©vision, mais Chapier voulait quelque chose de diffĂ©rent, d’intempestif. Mes chroniques de premiĂšre page avaient beaucoup de succĂšs, et en outre, ayant besoin d’argent, je lui avais demandĂ© de me trouver quelque chose qui mettrait du beurre dans mes Ă©pinards. Et il a donc eu cette idĂ©e. Cette chronique, je m’en suis donnĂ© Ă  cƓur joie. Je l’ai tenue de fin oc- tobre 1963 Ă  dĂ©cembre 1965 – et il y en a une d’adieu en fĂ©vrier 1966. Cela re- prĂ©sente donc plus de deux annĂ©es. Je me suis beaucoup amusĂ©. Le directeur de Combat, Henry Smadja, que tout le monde appelait Papa, Philippe Tesson et Henry Chapier avaient un trĂšs grand res- pect de la libertĂ© d’expression. Tout de suite, j’en ai usĂ©, et abusĂ©. Je parlais de tout, rarement de tĂ©lĂ©vision, celle-ci n’était qu’un prĂ©texte, puisque je n’avais pas de tĂ©lĂ©viseur
 et la drĂŽlerie est qu’aprĂšs plus d’un an, un fabriquant de postes rĂ©cepteurs a fini par m’en offrir un. Je parlais de politique, de religion, de philosophie, de beautĂ©... C’était une tĂ©- lĂ©vision balbutiante, une seule chaĂźne en noir et blanc, soumise au pouvoir poli- tique de maniĂšre absolue (au cours de ce livre, on voit naĂźtre la deuxiĂšme chaĂźne, arriver la couleur) et je me battais contre le dĂ©cervelage des masses, la bĂȘtise et la vulgaritĂ© des divertissements qu’on leur imposait. J’avais oubliĂ© ces textes. Un de mes lec- teurs, devenu un ami, Frank Laganier, a crĂ©Ă© un site Internet sur moi, www.matz- neff.com. En 2001, un jeune internaute qui en avait entendu parler, m’a de- Gabriel Matzneff L’énergumĂšne

Gabriel Matzneff

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Page 1: Gabriel Matzneff

16 Le magazine des Livres

mandĂ©, dialoguant avec moi sur ce site,pourquoi je ne les rĂ©unissais pas en vo-lume. J’ai mis onze ans Ă  exaucer sonsouhait. L’étĂ© dernier je suis allĂ© les relireĂ  la BibliothĂšque Nationale, et j’avoueque relisant, tant d’annĂ©es aprĂšs, cestextes oubliĂ©s, j’ai beaucoup ri. Cela adonnĂ© ce florilĂšge que j’ai intitulĂ© La SĂ©-quence de l’énergumĂšne. Pourquoi  ?Parce que le titre choisi pas Henry Cha-pier pour ces chroniques Ă©tait La  SĂ©-quence de Gabriel Matzneff et que,furieux de l’insolence que j’y dĂ©ployais,un gros ponte de la tĂ©lĂ© s’était un jour ex-clamĂ©  : «  Il faut museler cet Ă©nergu-mĂšne ! Â»

— Comment Ă©tiez-vous arrivĂ© Ă  Com-bat ?Lors de mon premier voyage Ă  Venise,l’étĂ© 1962, j’écrivis un bref texte sur mesimpressions vĂ©nitiennes et, fidĂšle lecteurde Combat depuis la classe de philo,c’est tout naturellement que je le postaiĂ  mon journal de prĂ©dilection. Le 31 aoĂ»tle texte parut Ă  la une du journal. J’en fusstupĂ©fiĂ© et fou de joie.Quelques semaines plus tard, je reçois uncoup de tĂ©lĂ©phone de Philippe Tesson quime dit qu’il aimerait me rencontrer. Nousavons bu un verre dans le cafĂ© qui faitl’angle de la rue Montmartre et de la ruedu Croissant, lĂ  oĂč fut assassinĂ© JaurĂšs.Combat Ă©tait rue du Croissant, dans unextraordinaire immeuble balzacien quisemblait tout droit sortir des Illusionsperdues, avec un vieil escalier
 et lestypos Ă©taient en dessous. Plus tard, je lesverrai travailler, je les bombarderai dequestions. C’était captivant, une am-biance du XIXe siĂšcle. Ils Ă©taient tous Ă  laCGT, connaissaient le latin et le grec,possĂ©daient la science des caractĂšres, deslettrines, de la typographie, du plomb !

De 1963 Ă  1965, Gabriel Matzneff a livrĂ© une chronique quasiquotidienne sur la tĂ©lĂ©vision au journal Combat, alors mĂȘmequ’il n’avait pas de tĂ©lĂ©viseur
 Il a aujourd’hui la bonne idĂ©ede les proposer en recueil. Voici venir un livre drĂŽle, dĂ©calĂ© maisaussi prĂ©monitoire de ce qu’est devenu « l’art Â» tĂ©lĂ©visuel.

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PROPOS RECUEILLIS PAR JOSEPH VEBRET

— Dans ce nouveau livre vous reprenezdes chroniques, que vous avez Ă©critespour le journal Combat, et qui n’étaientpas « piquĂ©es des hannetons Â».En 1962, Philippe Tesson, rĂ©dacteur enchef du quotidien Combat, m’avait offertune chronique hebdomadaire. J’avaischoisi le jeudi, qui Ă©tait Ă  l’époque le jourdes Ă©coliers. Et tous les jeudis, en pageune, je donnais une chronique trĂšs per-sonnelle de ton, soit politique, soit phi-losophique, soit d’humeur. Je les ai dĂ©jĂ quasi toutes reprises dans cinq recueilsde textes(1).Un an plus tard, en octobre 1963, HenryChapier qui dirigeait les pages cultu-relles, artistiques, de Combat, eut l’idĂ©ede me confier une chronique de tĂ©lĂ©vi-sion, alors qu’il savait que je n’avais pasde tĂ©lĂ©viseur, que je n’avais jamais re-gardĂ© la tĂ©lĂ©vision. À Combat, un jour-naliste professionnel s’occupait de latĂ©lĂ©vision, mais Chapier voulait quelquechose de diffĂ©rent, d’intempestif. Meschroniques de premiĂšre page avaientbeaucoup de succĂšs, et en outre, ayantbesoin d’argent, je lui avais demandĂ© deme trouver quelque chose qui mettrait dubeurre dans mes Ă©pinards. Et il a donc eucette idĂ©e. Cette chronique, je m’en suis

donnĂ© Ă  cƓur joie. Je l’ai tenue de fin oc-tobre 1963 Ă  dĂ©cembre 1965 – et il y ena une d’adieu en fĂ©vrier 1966. Cela re-prĂ©sente donc plus de deux annĂ©es. Je mesuis beaucoup amusĂ©. Le directeur deCombat, Henry Smadja, que tout lemonde appelait Papa, Philippe Tesson etHenry Chapier avaient un trĂšs grand res-pect de la libertĂ© d’expression. Tout desuite, j’en ai usĂ©, et abusĂ©. Je parlais detout, rarement de tĂ©lĂ©vision, celle-cin’était qu’un prĂ©texte, puisque je n’avaispas de tĂ©lĂ©viseur
 et la drĂŽlerie estqu’aprĂšs plus d’un an, un fabriquant depostes rĂ©cepteurs a fini par m’en offrirun. Je parlais de politique, de religion, dephilosophie, de beautĂ©... C’était une tĂ©-lĂ©vision balbutiante, une seule chaĂźne ennoir et blanc, soumise au pouvoir poli-tique de maniĂšre absolue (au cours de celivre, on voit naĂźtre la deuxiĂšme chaĂźne,arriver la couleur) et je me battais contrele dĂ©cervelage des masses, la bĂȘtise et lavulgaritĂ© des divertissements qu’on leurimposait. J’avais oubliĂ© ces textes. Un de mes lec-teurs, devenu un ami, Frank Laganier, acrĂ©Ă© un site Internet sur moi, www.matz-neff.com. En 2001, un jeune internautequi en avait entendu parler, m’a de-

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Des types merveilleux, amoureux de leurbeau mĂ©tier. Et donc, ce jour-lĂ , PhilippeTesson me dit que mon petit texte sur Ve-nise les a beaucoup frappĂ©s, lui, HenryChapier et Marcel Claverie, qui, Ă  Com-bat, Ă©tait spĂ©cialiste de la musique, del’opĂ©ra. Ils trouvaient que j’avais uneplume, un ton, un style. Et c’est commeça que Philippe Tesson m’ouvrit la porte.Je n’avais alors rien publiĂ© (mon premierlivre, Le DĂ©fi, paraĂźtra en mars 1965), jen’étais qu’un inconnu, un simple Ă©tu-diant. Ce fut Combat qui me mit le piedĂ  l’étrier. Il faut toujours croire Ă  sonange gardien, Ă  sa bonne Ă©toile.

— Lorsque vous Ă©tiez lycĂ©en, vouliez-vous devenir journaliste, Ă©crivain ?Je me passionnais surtout pour les che-vaux, les concours hippiques. Je ne pen-sais rien faire d’autre que monter Ă cheval, mener une vie de cavalier. Mais

ma famille a Ă©tĂ© ruinĂ©e, et en rentrant demon service militaire, j’ai dĂ» liquidermes chevaux – je ne serais peut-ĂȘtre pasdevenu l’écrivain que je suis si je n’avaispas Ă©tĂ© contraint de les vendre, d’aban-donner mes habitudes de jeunesse dorĂ©e.Il n’y avait plus de concours hippiques,plus de grands appartements, plus de do-mestiques
 DĂšs lors, j’ai menĂ© une viede bohĂšme.TrĂšs jeune, j’étais obsĂ©dĂ© par le suicide,comme le savent ceux qui ont lu monjournal d’adolescence, Cette camisole de

flammes, que j’ai commencĂ© d’écrire Ă 16 ans. J’étais un lecteur de Byron, deSchopenhauer
 J’avais une vision tra-gique de la vie, que j’ai d’ailleurs conser-vĂ©e – mais l’expĂ©rience de la vie m’aappris qu’il y a aussi des choses trĂšsagrĂ©ables, et j’ai aujourd’hui moins enviede me suicider que lorsque j’avais17 ans.Ce fut au service militaire que je com-mençai Ă  Ă©crire ce qui sera mon premierroman, L’Archimandrite. LĂ , je comprisque j’étais fait pour Ă©crire, que c’était laseule chose que j’avais envie de faire.Mais je n’ai jamais eu de plan de car-riĂšre. Par exemple, j’étais passionnĂ© parl’antiquitĂ© grĂ©co-romaine, et c’est pourcela que j’ai voulu faire des Ă©tudes clas-siques Ă  la Sorbonne
 mais Ă  aucun mo-ment je n’ai eu l’intention de passerl’agrĂ©gation et d’enseigner. C’était seu-lement pour ĂȘtre avec mes chers Ro-mains, mes chers Grecs. Un de mes

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« Je me battais contre le décervelage des masses,

la bĂȘtise et la vulgaritĂ© des divertissements qu’on

leur imposait. »

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Gabriel Matzneffs

professeurs Ă  la Sorbonne me dit alorsque j’aurais dĂ» choisir « la voie royale del’École Normale  » (sic). Pour moi, iln’en Ă©tait pas question, car l’École Nor-male, c’était continuer le lycĂ©e, le bacho-tage
 alors qu’à l’époque, Ă  laSorbonne, il n’y avait pas de contrĂŽlecontinu, on se prĂ©sentait aux examens enjuin, et le reste de l’annĂ©e, on Ă©tait libre.On allait au jardin du Luxembourg, dansles bistrots, au cinĂ©ma
 J’ai sans doutepassĂ© plus de temps dans les salles obs-cures du quartier Latin que sur les bancsde la fac. Et aussi Ă  la librairie Vrin, oĂčle cher vieux monsieur Vrin m’avait Ă  labonne et me laissait flĂąner pendant desheures dans l’arriĂšre-boutique. Cela dit,Ă  la Sorbonne, j’ai eu de grands profes-seurs : Pierre Grimal, dont le cours surTibulle Ă©tait extraordinaire, PierreBoyancĂ© et son inoubliable cours sur Ci-cĂ©ron. J’y ai aussi suivi le cours d’An-toine Adam sur Baudelaire, celui deGĂ©rald Antoine sur Racine, celui de Jac-queline de Romilly sur Thucydide
 J’aiadorĂ© le cours de Vladimir JankĂ©lĂ©vitchsur la mort et l’immortalitĂ©, celui de JeanWahl sur Nietzsche. J’ai encore les notesprises au cours sur Kant de Gilles De-leuze, qui Ă©tait alors maĂźtre assistant.Vous voyez, j’étais bien pouponnĂ© par debons maĂźtres ! Pour autant, je n’ai jamaisvoulu ĂȘtre un universitaire. En fait, j’étais persuadĂ© que j’allais mou-rir trĂšs jeune. J’étais rĂ©voltĂ©, inapte Ă  lavie adulte – dans laquelle je ne voulaispas entrer. J’étais un anarchiste et je lesuis restĂ©. La SĂ©quence de l’énergumĂšneest un livre d’anarchiste. Je revendiquecet esprit d’anarchie qui a toujours Ă©tĂ© lemien et me permet de rester jeune,Ă©veillĂ©, passionnĂ©, malgrĂ© le sable du sa-blier qui s’écoule, inexorable
 TrĂšsjeune, j’ai compris que je demeurerais unrebelle, un outlaw, que jamais je n’au-rais ma place dans cette sociĂ©tĂ©, et simul-tanĂ©ment j’ai toujours eu confiance dansmon destin. C’est contradictoire, maiscela est. Ce fut grĂące Ă  cette foi dans mondestin que j’ai, comme homme, commeĂ©crivain, surmontĂ© les difficultĂ©s, que jeles surmonte encore. Si l’on croit dans leDieu de l’Évangile, ce Dieu qui vousaime et vous protĂšge, avoir confiance en

son ange gardien est facile. Si l’on croitau dieu d’Épicure, lointain, indiffĂ©rent,qui se fiche du malheur des hommes, onse sent peut-ĂȘtre un peu plus seul. Mais,curieusement, la lecture du De rerum na-tura de LucrĂšce, dans mes moments dif-ficiles, m’insuffle le mĂȘme rĂ©confort quecelle des Évangiles. C’est trĂšs diffĂ©rent,mais, au fond, c’est la mĂȘme chose.D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, je pense que leBouddha, Épicure et le Christ nous en-seignent la mĂȘme chose  : apprendre Ă ĂȘtre insouciant, Ă  vivre dans l’instant etne pas s’inquiĂ©ter du lendemain. Il y adans l’Evangile selon saint Matthieu uneparabole merveilleuse, celle des oiseauxdu ciel et des lis des champs, oĂč le Christnous donne ce prĂ©cieux conseil : « Nevous inquiĂ©tez pas du lendemain, car lelendemain s’inquiĂšte pour lui-mĂȘme. Â»Cet enseignement du Christ, c’est le« Vivez dans l’instant  » du Bouddha,c’est le Carpe diem de l’épicurien Ho-race.

— Vous avez adoptĂ© ce prĂ©cepte tout aulong de votre vie. Lorsqu’on lit votre jour-nal, il y a tout de mĂȘme eu des pĂ©riodestrĂšs difficiles ; le lendemain mettait dutemps Ă  arriver.Ces pĂ©riodes sont, hĂ©las, plus actuellesque jamais. Lorsqu’on vit de ses droitsd’auteur, c’est trĂšs difficile. On peut ĂȘtreun Ă©crivain trĂšs connu et avoir de petitesventes. Les chĂšques des Ă©diteurs sontalors de petits chĂšques.Il ne se passe malheureusement pas pourles Ă©crivains ce qui se passe pour lespeintres. Si j’étais peintre, en Ă©tant aussiconnu que je le suis en tant qu’écrivain,je serais riche, parce que mes toiles sevendraient trĂšs cher. Alors qu’avec les li-vres, quel que soit le degrĂ© de notoriĂ©tĂ©,si on en vend peu, on gagne des clopi-nettes. La cĂ©lĂ©britĂ©, la grande notoriĂ©tĂ©ĂŽtent tout souci financier Ă  un peintre ouĂ  un sculpteur. Ce n’est pas le cas pourun Ă©crivain.

—  Vous faites en outre partie de cesgrands Ă©crivains qui n’acceptent aucunecompromission. Vous ne voulez pasĂ©crire de livres de commande


Je ne l’ai jamais voulu. J’ai un exempletrĂšs prĂ©cis. Lorsque j’ai publiĂ©, en 1984,La DiĂ©tĂ©tique de lord Byron, qui a Ă©tĂ© unbeau succĂšs, aussi bien d’accueil critiqueque de librairie, un de mes amis qui tra-vaillait dans l’édition m’a demandĂ© pour-quoi je n’avais pas plutĂŽt Ă©crit unebiographie de Byron, ce qui m’auraitpermis de gagner beaucoup plus d’argentqu’avec cet essai trĂšs personnel et pas-sionnĂ©. Je lui ai rĂ©pondu qu’il existait detrĂšs bonnes biographies de Byron, dontune anglaise, en trois gros volumes, duprofesseur Lesly Marchand, qui faisaitautorité  et que si un Ă©diteur françaisvoulait la faire traduire et la publier, libreĂ  lui. Bref, je lui ai expliquĂ© qu’il y avaitbeaucoup de biographies de Byron, alorsque mon livre Ă©tait unique, qu’il n’y enavait jamais eu avant comme ça et qu’iln’y en aurait jamais aprĂšs. C’est le livreque je voulais Ă©crire, celui que j’avaisdans mon cƓur depuis l’ñge de 15 ans,lorsque j’ai dĂ©couvert Byron, qui a Ă©tĂ© ledieu de mon adolescence avant mĂȘmeque je dĂ©couvre DostoĂŻevski, Nietzsche,Dumas, Schopenhauer, Montherlant,Chestov, et d’autres. TolstoĂŻ disait queseuls valent les livres que l’on Ă©crit avecle sang de son cƓur. Eh bien moi, qu’ils’agisse de mes romans, de mes poĂšmes,de mes essais, de mon journal intime,j’écris mes livres avec le sang de moncƓur, sinon je n’écris pas : je vais au ci-nĂ©ma, je vois mes amis, je me tape lacloche, je fais l’amour, je voyage
 ou jene fais rien. J’adore ne rien faire.

— NĂ©anmoins, vous tenez votre journalquotidiennement ! À ce sujet, vous aviezdit que Les Demoiselles du Taranne, quicouvre l’annĂ©e 1988, Ă©tait votre derniervolume et que vous ne publieriez plusvotre journal de votre vivant. Par la suite,vous avez tout de mĂȘme publiĂ© les an-nĂ©es 2007-2008. Allez-vous publier lesannĂ©es manquantes ?J’ai rĂ©cemment achevĂ© de dactylogra-phier les annĂ©es inĂ©dites. Quel soulage-ment  ! C’était ma grande angoisse. Jevoulais mettre mon journal au clair avantma mort. Mes amis peuvent en tĂ©moi-gner  : je ne parlais que de cela. Mes

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pattes de mouche sont dĂ©jĂ  difficiles Ă lire dans mes lettres
 mais les carnets,oĂč j’écris Ă  la diable, sur un coin de table,dans un restaurant, un avion ou un train,parfois debout en marchant ou en atten-dant l’autobus, ce sont trop souvent devrais hiĂ©roglyphes ! Les dix-huit annĂ©esinĂ©dites (du 1er janvier 1989 au 31 dĂ©-cembre 2006) sont Ă  prĂ©sent tapĂ©es,prĂȘtes Ă  la publication. Qui les publiera ?Pour l’instant, je ne sais pas. AntoineGallimard ? LĂ©o Scheer ? L’un des deuxsans doute, ou les deux en coĂ©dition.Mais je ne suis pas pressĂ©. Pour moi,l’essentiel est que ce journal intimeexiste et soit en sĂ©curitĂ©. Qu’il paraissede mon vivant ou aprĂšs ma mort, c’estsecondaire.

Aujourd’hui, je publie cette SĂ©quence deL’énergumĂšne, un livre trĂšs juvĂ©nile, par-fois naĂŻf dans ses indignations commedans ses enthousiasmes, mais oĂč je suisdĂ©jĂ  moi-mĂȘme et oĂč les idĂ©es fixes quinourriront mon Ɠuvre Ă  venir montrentle bout de leur nez.

— On vous y retrouve effectivement
tout comme on vous retrouvait lorsqu’en2010 vous avez publiĂ© vos mails, LesĂ©miles de Gab la Rafale.Un vĂ©ritable Ă©crivain est lui-mĂȘme danstout ce qu’il Ă©crit, qu’il s’agisse d’unepage de roman, d’une chronique, d’unpoĂšme ou d’une lettre. Dans la moindrede ses lignes on retrouve sa musique, sonunivers. J’ai baptisĂ© Les Ă©miles de Gab

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« En fait, j’étais persuadĂ© que j’allais mourir trĂšs jeune.

J’étais rĂ©voltĂ©, inapte Ă  la vie adulte – dans laquelle

je ne voulais pas entrer.J’étais un anarchiste et je le suis restĂ©. »

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20 Le magazine des Livres

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la Rafale « roman Ă©lectronique Â». L’ex-pression de «  correspondance Ă©lectro-nique Â» serait sans doute plus juste, maisje l’ai appelĂ© ainsi en souvenir des MĂ©-moires de mon pauvre ami HervĂ© Gui-bert, que l’on a appelĂ©s « roman Â», alorsque ce n’est nullement un roman au sensclassique du terme, ce sont des souve-nirs. Voici un service que nous ont rendunos aĂźnĂ©s du Nouveau Roman, Robbe-Grillet, Michel Butor, Nathalie Sarraute :avec eux, la notion de « roman Â» s’est as-souplie, Ă©largie. En un certain sens, toutest roman. On pourrait trĂšs bien dire quela Correspondance de Flaubert est sonmeilleur roman.

— Un bon exemple est que les romansprimĂ©s en septembre sont en gĂ©nĂ©ralplus des rĂ©cits autobiographiques quedes romans.C’est le cas du livre d’Emmanuel Car-rĂšre, le seul d’entre eux que j’ai lu, unrĂ©cit dont le protagoniste est notre amicommun Edouard Limonov. J’ai bienconnu Limonov lorsqu’il vivait Ă  Paris.Nous Ă©tions voisins dans les colonnes deL’Idiot international. J’étais Ă©patĂ© par lamaĂźtrise qu’il a du français, qu’il parleadmirablement. C’est un type charmant,trĂšs drĂŽle. Nous avons beaucoup ri en-semble. Nous avons aussi beaucoup bu !

Je ne suis pas Ă©tonnĂ© qu’Emmanuel Car-rĂšre ait Ă©tĂ© primĂ© et je m’en rĂ©jouis. Jen’ai, pour ma part, jamais reçu de prixlittĂ©raire. Il y a des confrĂšres (pour les-quels j’ai au demeurant de l’estime), quiont eu plus de prix qu’ils n’ont publiĂ© delivres. Patrick Modiano, chacun de ses li-vres a reçu deux ou trois prix. Il y a aussiun auteur italien dont chaque fois quej’ouvre un journal italien, j’apprendsqu’il a reçu un prix. C’est un essayistefort respectable nommĂ© Claudio Magris.Je vous assure qu’il ne se passe pas uneannĂ©e sans qu’il reçoive un prix, soitpour un de ses livres, soit pour un hom-mage Ă  sa carriĂšre. Moi, je n’ai jamais

En exergue au Sabre de Didi(1986), étincelant recueil dechroniques publiées naguÚre

dans Combat et dans Le Monde,Gabriel Matzneff plaçait cettephrase de l’AbbĂ© Galiani : « Planerau-dessus et avoir des griffes. » Ilpourrait la reprendre telle quellepour le choix d’articles de CombatoĂč, de 1963 Ă  1965, il tint une ru-brique tĂ©lĂ©visuelle hautement polĂ©-mique, intitulĂ©e « La sĂ©quence deGabriel Matzneff ». Le plus drĂŽleest que le jeune polĂ©miste, « vĂȘtudu probitĂ© candide et de lin blanc »,n’avait jamais regardĂ© la tĂ©lĂ©visionet qu’il ne possĂ©dait mĂȘme pas deposte !S’il crut briĂšvement en la possibilité– toute thĂ©orique – du pouvoir Ă©du-catif de la tĂ©lĂ©vision, qui Ă©lĂšveraitle niveau moyen des tĂ©lĂ©specta-teurs, il se rendit vite compte quel’ORTF, alors monopole de l’Étatgaulliste, servait surtout Ă  endormirles masses et Ă  les faire bien voter.Ses sĂ©quences cessĂšrent d’ail-leurs avec l’élection du gĂ©nĂ©ralde Gaulle au suffrage universel etla dĂ©faite de François Mitterrand,pour qui Matzneff avait rompuquelques lances. Matzneff suivit,dieux merci, le bon conseil de Mon-therlant (« Ne vous laissez pasbouffer par le journalisme. Vous

devez rompre avec l’actualitĂ©,prendre le large ») pour aller Ă  l’es-sentiel : son premier roman, L’Ar-chimandrite (1966).Ces deux annĂ©es de journalismeprofessionnel lui permirent toutefoisd’aiguiser son style et son espritcritique tout en ouvrant les yeux,non sans stupĂ©faction, sur l’universde ses contemporains. Rapidement,ses illusions sur la tĂ©lĂ©vision s’éva-nouissent : « Allumer le petit Ă©cran,c’est entrer en catalepsie. Son pou-voir est totalitaire, hypnotique, etj’appliquerais volontiers Ă  la tĂ©lĂ©visionla dĂ©finition que Platon donne de

l’espoir : c’est le “songe de l’hommeĂ©veillĂ©â€. [
] La tĂ©lĂ©vision, que noussubissons, effleure mais ne pĂ©nĂštrepas. La tĂ©lĂ©vision est l’expressionla plus poussĂ©e du mal qui, tel uncancer, ronge le monde moderne :la culture gĂ©nĂ©rale. Rien n’est plusfatal Ă  l’aristocratie de l’esprit, Ă  lahaute vie de l’ñme, que cette ragede toucher Ă  tout, de savoir un peude tout, d’ĂȘtre informĂ© de tout. »DatĂ©es de dĂ©cembre 1963, ceslignes disent tout sans avoir pris lamoindre ride. C’est d’ailleurs ce quifrappe Ă  la lecture de La SĂ©quencede l’énergumĂšne : la luciditĂ© de

leur auteur, qui use de sa chroniquepour illustrer ses « passions schis-matiques » (l’orthodoxie, le goĂ»t dubonheur
), dĂ©fendre les dissidentsrusses et les embastillĂ©s, saluerses maĂźtres et complices, de LucrĂšceĂ  Montherlant.Toute l’Ɠuvre future de Matzneff seretrouve dans ces sĂ©quences, sou-vent Ă©crites en parallĂšle Ă  la chro-nique hebdomadaire de Combat :une magnifique capacitĂ© d’admira-tion (pour Astruc ou Bouquet, BĂ©artou Bardot, tant d’autres), une allĂš-gre fĂ©rocitĂ© dans la mise en piĂšcesdes fausses gloires et des larbinsdu jour, une indĂ©pendance d’espritalliĂ©e Ă  une saine mĂ©fiance pour lapolitique – qui avilit (Mauriac !).Quelle causticitĂ©, quand il brocardeles grosses lĂ©gumes du jour, le Car-dinal en tĂȘte : « soleil de la RĂ©pu-blique, principe vivifiant de la nation,PĂšre NoĂ«l gratuit, obligatoire et per-manent ». Si la plupart de ses tĂȘtesde Turc ont sombrĂ© dans l’oubli, lepolĂ©miste lui demeure, plus vert quejamais, fidĂšle Ă  lui-mĂȘme, superbe.Semper idem.La langue est dĂ©jĂ  celle du joaillieraccompli : fluide et aĂ©rienne, d’uneprĂ©cision diabolique, bellementponctuĂ©e ; bref, fidĂšle Ă  la ligneclaire chĂšre Ă  HergĂ©. ChristopherGĂ©rard

LA SÉQUENCE DE L’ÉNERGUMÈNE

Page 6: Gabriel Matzneff

reçu ni prix, ni hommage Ă  ma carriĂšre.Ni un de ces petits prix pour dĂ©butants(le prix du premier roman, le prix RogerNimier), qui font plaisir, ni de grandsprix tels le Goncourt, le Renaudot, quisont de vrais soutiens financiers. J’ai par-fois Ă©tĂ© sur des listes, mais, au derniermoment, patatras ! Deux fois, j’ai failliavoir le Renaudot, mais je ne l’ai pas eu.J’ai cru pendant une semaine que j’auraisle grand prix du roman de l’AcadĂ©miefrançaise pour Mamma, li Turchi ! Nousn’étions plus que deux en compĂ©tition,mon roman Ă©tait publiĂ© par une maisondu groupe Gallimard, j’avais de trĂšsbonnes chances. Ce fut alors qu’un psy-chiatre, prĂ©sident d’une sociĂ©tĂ© pour ladĂ©fense de la vertu des jeunes filles, Ă©cri-

vit contre moi aux acadĂ©miciens une let-tre de dĂ©nonciation, semblable Ă  cellesque des ordures Ă©crivaient Ă  la Gestapoen 1942 contre les juifs, oĂč il expliquaitqu’un libertin, un dĂ©bauchĂ© tel que moine pouvait recevoir le grand prix duroman de l’AcadĂ©mie française. Et jen’eus pas le prix. Ce qui m’écƓura leplus fut que les journaux publiĂšrent cetteinfĂąme lettre de dĂ©nonciation sans com-mentaire, comme si une pareille abjec-tion Ă©tait un acte normal, sans protester,sans s’indigner ! n

(1) Le Sabre de Didi (1986), Le DĂźner desmousquetaires (1995), C’est la gloire, Pierre-François ! (2002), Yogourt et yoga (2004),Vous avez dit mĂ©tĂšque ? (2008).

N°34 - Hiver 2012 21

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LA SÉQUENCE DE L’ÉNERGUMÈNE,Gabriel Matzneff, Éditions LĂ©oScheer, 368 p., 21 â‚Ź

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