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 Pourquoi l’injection monétaire n’est pas  ipso facto  inationniste Gaël Giraud CNRS, CES, PSE. 25 mars 2012 Cette note propose un point de vue analytique sur l’injection monétaire. Elle s’ins- crit dans le contexte des discussions suscitées par la proposition (soutenue par la FNH inter alia ) de nancer une transition énergétique-climatique 1 par des canaux complé- mentaires à ceux de l’épargne. Il semble que ce qui fasse débat n’est pas l’opportunié d’une telle transition mais plutôt la possibilité même de son nancement par un crédit qui ne soit pas issu d’une épargne préexistante. Harribey  (2000) a rappelé que la thèse de l’épargne préalable peut être remise en cause au sein d’une représentation keynésienne de l’économie en termes de circuit inspi- rée de Poulon ( 1996), tout comme dans le cadre de l’in terpr étati on du Capital  défendue par Foley (1982), Dumenil (1980) ou Lipietz (1980). On pourrait être tenté d’en conclure que la thèse de l’épargne préalable est propre aux approches néo-classiques, souvent considérées comme dèles à la « loi de Say ». Celle-ci, en eet, pourrait se transposer, dans le contexte qui nous occupe, de la manière suivante : l’ore (l’épargne) crée son propre débouché (l’investissement). On souhaite montrer, dans ce qui suit, qu’il est pos- sible, au sein de la tradition néo-classique, d’élaborer des modèles d’équilibre général monétaire où l’injection monétaire est une condition nécessaire à l’investissement, où la monnaie n’est neutre, ni à court terme, ni à long terme et où l’existence d’une trappe à liquidité keynésienne peut être démontrée. La conclusion que l’on voudrait en tirer est qu’il est tout à fait possible d’envisager le nancement de la transition énergétique- climatique par création de monnaie (e.g., sous forme d’augmentation de l’encours des crédits par une Banque dédiée reescomptée par la BCE 2 ) même au sein de la tradition néo-classique. La note se termine par un argument qui montre que la création moné- [email protected] 1. T elle que décri te, e.g., par  Grandjean  ( 2012) 2. Le mécanis me précis est discuté par d’autres , aille urs. Il pourra it prendre la forme de  project bonds  à l’actif des banques de second rang ayant accordé des crédits ciblés pour la transition, et grâce auxquels lesdites banques pourraient se renancer. 1

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Pourquoi l’injection monétaire

n’est pas ipso facto inflationniste

Gaël Giraud∗

CNRS, CES, PSE.

25 mars 2012

Cette note propose un point de vue analytique sur l’injection monétaire. Elle s’ins-crit dans le contexte des discussions suscitées par la proposition (soutenue par la FNHinter alia ) de financer une transition énergétique-climatique 1 par des canaux complé-mentaires à ceux de l’épargne. Il semble que ce qui fasse débat n’est pas l’opportuniéd’une telle transition mais plutôt la possibilité même de son financement par un créditqui ne soit pas issu d’une épargne préexistante.

Harribey (2000) a rappelé que la thèse de l’épargne préalable peut être remise encause au sein d’une représentation keynésienne de l’économie en termes de circuit inspi-

rée de Poulon (1996), tout comme dans le cadre de l’interprétation du Capital défenduepar Foley (1982), Dumenil (1980) ou Lipietz (1980). On pourrait être tenté d’en conclureque la thèse de l’épargne préalable est propre aux approches néo-classiques, souventconsidérées comme fidèles à la « loi de Say ». Celle-ci, en effet, pourrait se transposer,dans le contexte qui nous occupe, de la manière suivante : l’offre (l’épargne) crée sonpropre débouché (l’investissement). On souhaite montrer, dans ce qui suit, qu’il est pos-sible, au sein de la tradition néo-classique, d’élaborer des modèles d’équilibre généralmonétaire où l’injection monétaire est une condition nécessaire à l’investissement, où lamonnaie n’est neutre, ni à court terme, ni à long terme et où l’existence d’une trappeà liquidité keynésienne peut être démontrée. La conclusion que l’on voudrait en tirerest qu’il est tout à fait possible d’envisager le financement de la transition énergétique-

climatique par création de monnaie (e.g., sous forme d’augmentation de l’encours descrédits par une Banque dédiée reescomptée par la BCE 2) même au sein de la traditionnéo-classique. La note se termine par un argument qui montre que la création moné-

[email protected]

1. Telle que décrite, e.g., par Grandjean (2012)2. Le mécanisme précis est discuté par d’autres, ailleurs. Il pourrait prendre la forme de project 

bonds  à l’actif des banques de second rang ayant accordé des crédits ciblés pour la transition, et grâceauxquels lesdites banques pourraient se refinancer.

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taire, pour être convenablement orientée, doit s’accompagner d’une réglementation desmarchés financiers destinée à y réduire l’effet de levier. A ma connaissance, ce modèle

est le premier à exhiber ces différents faits stylisés au sein d’une approche unique.La version présentée infra  est volontairement simplifiée. Le lecteur désireux d’en

comprendre les détails devrait consulter les références mentionnées.Une dernière remarque préliminaire : on pourrait estimer que la preuve a été donnée

récemment du caractère non-neutre de la monnaie et non nécessairement inflationnistede toute injection monétaire. La BCE n’a-t-elle pas fait crédit de 1000 milliards d’eurosen trois mois au secteur bancaire européen sans que cela n’attise l’inflation domestique ?La masse M 0 ne croît-elle pas au rythme de 15% par an depuis la fin des années 1990(30% par an depuis 2008) sans que cela n’ait provoqué l’inflation que nous aurions dûpercevoir si la doxa monétariste était à prendre au pied de la lettre ? Comme on le verra

infra , nous avons d’excellentes raisons d’estimer que toute injection monétaire n’est pasipso facto inflationniste et de réaffirmer que la monnaie n’est pas neutre (même à longterme contrairement à ce qu’affirment certains néo-keynésiens). Mais il importe decomprendre que les faits monétaires qu’on vient de rappeler ne suffisent pas à invaliderles théories « monétaristes ». Les raisons immédiates du caractère non-inflationniste del’extraordinaire croissance de M 0 (en Europe et dans le monde) sont doubles : d’unepart, on assiste depuis 2009 à un découplage de M 0 et de M 3 (ou M 2 aux Etats-Unis) dûau credit crunch (les bilans des banques jouent le rôle de « trous noirs » de la liquiditécar ils sont truffés d’actifs toxiques dont elles ne se sont toujours pas débarrasséeset dont la nocivité est masquée par divers artifices comptables rendus licites par la

manipulation de la norme IAS39 notamment) ; de l’autre, une partie significative de laliquidité injectée depuis plus de 15 ans a migré sur les marchés financiers (et, depuis2012, y afflue de nouveau, cf. la hausse du cours du CAC40), pour y alimenter des bullesà répétition (dont les krachs  signalent l’éclatement, un tous les quatre ans en moyennedepuis le début des années 1980). Un « monétariste » orthodoxe pourra encore répondreque, si l’on réglemente les marchés financiers (ce que je recommande, avec beaucoupd’autres) et si l’on assainit les bilans bancaires de manière que le multiplicateur entreM 0 et M 3 retrouve des valeurs « normales »(et qui n’y serait pas favorable ?), alors uneinjection massive de liquidité sera de nouveau  inflationniste. Nul doute que certains denos amis d’outre-rhin et de la Commission Européenne raisonnent de cette manière.C’est pour eux que cette note est écrite.

1 L’économie monétaire

On se place dans le cadre d’une économie à une seule période étudiée par Dubeyand Geanakoplos (2003a) et Dubey and Geanakoplos (2006). (Pour une extension auxmarchés incomplets à plusieurs périodes avec risque de défaut et quantitative easing ,cf. Giraud and Pottier (2012).)

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Le « surplus social » de l’économie est assimilé, dans le cadre de cette économied’échange, à une mesure des gains à l’échange réalisables. 3 Pour une définition de cette

mesure, γ (x), cf. Appendice. La monnaie est fiat . La demande de monnaie provientd’une contrainte de liquidité à la Clower (1967) imposée à tous les agents : tous lesachats doivent être financés par du cash  (cf. Appendice). 4

Deux types de monnaie sont introduites dans l’économie (à la suite de Gurley andShaw (1960)) :

1) chaque ménage h détient une quantité initiale mh (resp. m j) de monnaie externequi n’est pas une dette (et n’aura donc pas à être restituée à un créancier à la finde la période). Deux interprétations de cette agrégat monétaire sont possibles : a)il s’agit d’une épargne héritée d’un passé qui n’est pas modélisé dans cette note ; b)

il s’agit d’une création monétaire sans contrepartie, liée, e.g., à un déficit public (ouà des défauts privés ou souverains antérieurs, qui ne sont pas non plus modélisés).Dans la mesure où l’on ne s’intéresse pas, ici, aux questions soulevées par l’équivalencericardienne, ni aux problèmes de défaut de contrepartie, nous privilégions la premièreinterprétation.

La quantité,

h mh, est donc l’épargne agrégée disponible en début de période. Ons’étonnera peut-être qu’il puisse y avoir de l’épargne dans un modèle à une seule pé-riode : il s’agit d’un raccourci à des fins pédagogiques. Pour une version intertemporelleoù mh apparaît explicitement comme de l’épargne, cf. Giraud and Orntangar (2011) etGiraud and Pottier (2012).

2) Le secteur bancaire (pour simplifier, on assimile la Banque Centrale et les banquesde second rang, pour une analyse plus fine dans un cadre similaire, cf. Goodhart et al.(2011)) met à la disposition de l’économie la quantité M  sous forme de prêt (de ma-turité : la fin de la période), et au taux d’intérêt r ≥ 0. On note µh ≥ 0 la quantité demonnaie empruntée par h auprès du secteur bancaire.

Notons que la distinction entre monnaie externe et interne n’a rien à voir aveccelle qui oppose monnaies exogène et endogène. Ici, la monnaie n’est jamais neutre(conformément à un certain lexique, dont on ne discutera pas ici la pertinence, elle estdonc « endogène »).

A la fin de la période, le ménage h devra rembourser (1 + r)µh au secteur bancaire.Si l’on néglige le secteur bancaire commercial, le seigneuriage de la Banque Centralesera r

h µh, pourvu qu’aucun des emprunteurs ne fasse défaut sur sa dette.

Un équilibre monétaire  est un système de prix, de taux d’intérêt et une allocationdes ressources ( p, r, (xh)h) tels que chaque ménage optimise (son utitlié sous contrainte

3. Dans le cas d’une économie de production, la définition précédente est augmentée de la produc-tion minimale (éventuellement nulle) réalisée par le secteur productif.

4. Autrement dit, la justification ultime de l’introduction d’un actif parfaitement liquide appelé« monnaie »et n’ayant aucune valeur d’usage est qu’elle réduit les coûts de transaction et permetd’échapper à la nécessité d’une double coïncidence des besoins pour qu’il y ait des échanges marchands.

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budgétaire + contrainte de liquidité) et les marchés sont tous apurés. (On suppose,ici, les marchés parfaitement concurrentiels, de sorte que chaque agent considère les

prix comme une donnée intangible, pour un traitement des effets de la concurrenceimparfaite, cf. Brangewitz and Giraud (2012).) On peut démontrer l’existence d’un teléquilibre sous des conditions considérées comme acceptables en théorie de l’équilibregénéral augmentées d’une condition cruciale  :

m

M ≤ γ (e). (1)

où γ (e) est la mesure des gains à l’échange réalisables à partir des dotations initialesde l’économie, e. Qui plus est, on démontre facilement qu’à l’équilibre (en l’absence dedéfaut) : r = m/M . La condition (1) peut alors se réécrire :

r ≤ γ (e).

Cette condition est nécessaire : sans elle, il n’existe pas d’équilibre monétaire en général.Elle est suffisante (si toutes les autres conditions classiques sont par ailleurs vérifiées).Elle signifie que, pour que la monnaie puisse jouer son rôle d’instrument d’échange, elledoit être « bon marché » relativement aux perspectives de gains à l’échange existantes.Le coût de la monnaie est mesuré par le taux d’intérêt nominal, r, et les perspectives desurplus, par γ (e). Si r > γ (e), les agents économiques n’emprunteront pas de monnaieauprès du secteur bancaire : la monnaie est « trop chère » au regard des perspectivesde gains à l’échange envisageables.

Comme, à l’équilibre du marché monétaire, M  =

h µh, le seigneuriage sera donc, auplus, égal à rM . Si un acteur privé fait défaut à l’équilibre, le seigneuriage sera ≤ rM .La quantité de monnaie externe disponible à la fin de la période sera donc

D := rM −

h

mh.

Puisque la monnaie est fiat , il est facile de voir qu’à l’équilibre, D ≥ 0 (avec égalité s’ily a absence de défaut privé).

On comprend immédiatement que la monnaie n’est pas neutre dans ce modèle :la quantité, M , de monnaie-dette influence les variables réelles de l’économie, et pas

uniquement les variables nominales. A m fixé, une quantité, M , insuffisante est préju-diciable à l’existence même d’échanges monétaires; une quantité excessive fait entrerl’économie dans un régime « monétariste »où, à la limite (i.e., lorsque M  → +∞), ladichotomie classique entre sphères rélle et nominale redevient vraie. Entre ces deux ex-trêmes prévaut un régime « keynésien » où la création monétaire facilite les échanges.(Dans une version intertemporelle, cette affirmation pourrait être précisée : la monnaien’est neutre ni à court, ni à long terme, cf. Giraud and Tsomocos (2010) et Giraudand Orntangar (2011).) De même, à M  fixé, une variation de la monnaie-sans-dette,

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m, aura des effets réels sur l’économie. Les seules variations monétaires qui sont sansimpact « réel » sont celles où M  et m varient proportionnellement : le modèle est inva-

riant à l’égard de toute variation qui laisse le ratio m/M  constant —ce qui correspondà une absence d’illusion monétaire : changer d’unité de compte monétaire ne modifiepas l’économie.

2 La création monétaire

Celle-ci peut prendre deux formes correspondant aux deux types de monnaie détenuspar les agents. Les effets de ces deux types d’injection de liquidité sont très différents.Pour le comprendre, on peut décrire l’évolution du niveau des prix en fonction de M 

(l’encours du crédit) lorsque m (l’épargne) est constante (cf. Dubey and Geanakoplos(2003a)) :

0 1γ(e)

M/m

Pas detransaction

 p

Régime « monétariste »

Régime « Keynésien »

Fig 1. L’impact d’une hausse du crédit, M , à épargne constante, m.

Le niveau des prix ne réagit pas linéairement à une hausse de l’encours de crédit,

M  (contrairement à la vulgate monétariste). La part de vérité de cette dernière sesitue au-delà d’un certain seuil (partie « nord-est »du graphique), à partir duquel unsurcroît de liquidité n’a plus d’autre effet que de gonfler l’inflation : intuitivement, il ya suffisamment de monnaie bon marché pour épuiser les gains à l’échange disponibleset la liquidité supplémentaire est purement inflationniste. La partie la plus intéressantedu graphique se situe évidemment autour du minimum de la courbe : c’est le régimekeynésien de la politique monétaire. La partie « bleue » ne s’observe que rarement d’unpoint de vue empirique : en effet, lorsqu’à épargne constante, le crédit s’effondre (i.e.,

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M  diminue au point que M/m γ (e)), des défauts surviennent qui provoquent unedéflation (cf. le credit crunch des années trente consécutif à la faillite du Kreditanstalt de

1931). Pour être modélisé, ce phénomène exigerait de prendre en compte la possibilitédu défaut à l’équilibre (cf. Giraud and Pottier (2012)).

Inversement, si l’encours de crédit M  est fixe, et si m augmente, on obtient un phé-nomène d’hyperinflation —le niveau des prix tend vers l’infini pour une augmentationfinie de m :

γ (e)m/M 

Pas detransaction

 p

Hyperinflation

Fig 2. L’impact d’une hausse du déficit public, m, à M  fixée.

On reconnaît le phénomène classique d’hyperinflation à condition d’interpréter mcomme du déficit public qui ne sera pas remboursé, i.e., de la monnaie injectée par l’Etatdans l’économie et qui ne correspond à aucune dette. 5 L’intérêt de cette modélisationest de faire sentir une condition cruciale du caractère éventuellement hyperinflationnistedes politiques budgétaires exagérément déficitaires : dès lors qu’à l’instar de l’épargne,la monnaie injectée par la puissance publique n’est plus perçue comme correspondantà une dette (ce qu’illustre la locution populaire de la « planche à billets »), alors cette

injection peut, au-delà d’un certain seuil, s’avérer (hyper-)inflationniste. Ce seuil, tou-tefois, n’a rien d’absolu et dépend crucialement du niveau des encours de crŕedit, M .La politique monétaire de quantitative easing  pratiquée par le Fed et, plus récemment(et plus subtilement) par la BCE, peut se comprendre ainsi : une manière de com-penser l’excès de m (i.e., de monnaie-sans-dette) consiste à augmenter le niveau de la

5. On remarquera que l’origine étatique de cette monnaie-sans-dette ne joue aucun rôle ici : il peuttout aussi bien s’agir de monnaie circulant dans l’économie à la suite d’un défaut (privé ou souverain)et qu’il est impossible de stériliser, cf. Giraud and Pottier (2012).

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monnaie-dette.

On voit clairement sur ces graphiques que la monnaie n’est pas neutre, dans ce

modèle. Injecter de la monnaie-dette n’est pas nécessairement inflationniste. Ceci mé-rite d’être souligné dans la mesure où une version de la « théorie quantitative de lamonnaie » peut néanmoins être obtenue (en sommant les contraintes de liquidité indi-viduelles, toute saturées à l’équilibre, cf. Appendice) :

M  +

h

mh = p ·

h

z+h (2)

La différence essentielle entre cette égalité et la version monétariste usuelle de l’équa-tion de Fisher est qu’ici toutes les variables à droite de l’égalité sont endogènes. De

sorte qu’un accroissement ou une contraction de la monnaie externe,

h m

h

, ou dela monnaie interne, M , modifie aussi bien le vecteur des prix, p, que les transactionsréelles,

h z+h . L’équation (2) permet de comprendre comment le niveau des prix peut

atteindre un minimum dans le graphique de la Figure 1 plus haut. A m fixé, la baissedu crédit a un effet dépressif sur l’activité économique : le volume des transactions,

h z+h , diminue donc —ce qui, d’après (2) devrait faire augmenter le niveau généraldes prix. Dans le même temps, la baisse de M  provoque sans doute une tendance à labaisse du niveau des prix. Lequel des deux effets l’emporte ? La Figure 1 montre qu’endeçà d’un certain seuil de M , le premier effet l’emporte sur le second.

L’interprétation de la monnaie externe (ou monnaie-sans-dette) comme épargne permet d’apporter un élément de réponse au débat sur la préséance entre épargne etinvestissement. Dans un modèle statique comme celui-ci, chercher à identifier cettepréséance sous la forme d’une priorité temporelle n’a pas de sens. Néanmoins, on peutprocéder facilement autrement. Si un accroissement de l’épargne facilite les échangeséconomiques, elle pourra être considérée comme jouant un rôle « moteur » dans l’éco-nomie. Or on observe précisément le contraire : la condition (1) signifie qu’à encoursde crédit fixé, M , le montant de l’épargne, m, doit être suffisamment faible pour quele coût de la monnaie soit inférieur aux gains potentiels à l’échange. Inversement, àmontant d’épargne fixé, l’encours du crédit doit être suffisamment élevé pour que leséchanges monétaires puissent avoir lieu. L’augmentation de M  consiste précisément encréation monétaire. C’est bien elle qui « libère » les échanges.

On pourrait introduire de la production (Dubey and Geanakoplos (2006)), un ho-rizon intertemporel et des marchés financiers incomplets (Dubey and Geanakoplos(2003b)), Giraud and Pottier (2012)), sans modifiier l’essentiel de cette conclusion.C’est l’accroissement de M  (et non celui de m) qui facilite les échanges, qui rendpossible la production et qui, dans un monde sans contrainte énergétique-climatique,rendrait possible la croissance. Compte tenu de cette contrainte, il n’est pas question,nous semble-t-il, de promouvoir la poursuite d’un objectif de croissance du PIB (sitant est que cela soit même possible, ce qui est douteux) : c’est vers une transition

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énergétique-climatique, nous semble-t-il, qu’il faut s’orienter. Le petit modèle précé-dent est agnostique sur le contenu industriel des échanges et de la production que

permet d’alimenter la création monétaire. Il n’empêche : c’est bien cette derniè re quirendra possible la transition.

On répondra peut-être ceci : si la création monétaire était à l’origine de l’essentielde l’accroissement des échanges et de la production économique, cela devrait se voir. Eneffet, on constate que les deux principaux agrégats, M 0 et M 1, sont en augmentationcontinue depuis plus de vingt ans. Dans ces conditions, comment rendre compte dela Grande Modération ? On a vu supra  que la création monétaire n’est pas ipso factoinflationniste. Une première interprétation de la modération de certains prix domes-tiques depuis 15 ans consiste à faire l’hypothèse que la monnaie en circulation n’a pascru suffisamment vite pour faire entrer nos économies dans le régime « monétariste ».

Une autre lecture nous paraît plus prometteuse, celle que propose Giraud and Pottier(2012) : en réécrivant le modèle précédent dans le cadre de marchés financiers incom-plets, on peut montrer que l’augmentation de M  est susceptible d’avoir trois effetsdistincts (tous trois compatibles avec l’équilibre monétaire) :

A. Ou bien, les agents économiques anticipent que l’augmentation courante de M sera suivie, à l’avenir, d’une augmentation encore plus importante de monnaie (au-trement dit : la Banque Centrale est crédible quand elle annonce qu’elle maintiendraun taux directeur très bas), et alors une augmentation de la création monétaire rendpossible le développement des échanges et de la production —au risque, à terme, denourrir de l’inflation si l’économie entrait dans le régime « monétariste ».

B. Ou bien la Banque Centrale n’est pas crédible, les agents économiques anticipentune restriction de la masse monétaire à l’avenir et, à terme, l’économie est condamnéeà basculer dans une trappe à liquidité — c’est le risque majeur appréhendé par la Fedaujourd’hui, éclairée aussi bien par l’expérience des années trente que par celle du Japondepuis 1990. On notera que, dans une situation de trappe à liquidité, le taux d’intérêt ratteint son plancher, r = 0, les prix, p, n’augmentent plus et l’encaisse réelle des agentsaugmente proportionnellement à l’excès de monnaie-dette injecté en vain par la BanqueCentrale. L’immense différence entre la trappe à liquidité (déflationniste) et l’excès dedéficit public (ultimement hyperinflationniste si le crédit ne suit pas), c’est celle quisépare une monnaie-dette (laquelle sera in fine  stérilisée) et une monnaie-sans-dette

(externe) qui ne sera jamais stérilisée (au moins à l’horizon temporel envisagé par lesacteurs économiques).

C. Ou bien, l’effet de levier sur les marchés financiers est suffisamment élevé pourrendre ces derniers attractifs au point que l’essentiel de la création monétaire est captépar la sphère financière. Elle y alimente une « bulle » (compatible avec les anticipationsrationnelles des agents économiques, c’est l’exubérance rationnelle chère à Schiller),laquelle, en éclatant, peut provoquer un krach financier. Ce troisième scénario pourraitbien être celui qui caractérise les économies du bassin altantique-nord depuis vingt

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ans. Il fournit une explication plausible de la Grande Modération en termes d’inflationd’actifs financiers. Il invite à inclure le prix des actifs dans l’objectif d’inflation des

Banques Centrales, voire à relativiser la règle de Taylor. Si, en effet, M  croît trop vite,au point d’induire de l’inflation, la contraction monétaire (qu’exige la règle de Taylor)peut compromettre la condition (1) et, éventuellement, induire des anticipations quipousseront l’économie vers une trappe à liquidité.

L’une des conséquences de ce résultat, pour ce qui concerne le financement dela transition écologique, concerne la réglementation des marchés financiers. Le seulmoyen de s’assurer qu’une injection massive de liquidité ne favorisera pas la rééditiondu scénario C consiste à réduire de manière drastique l’effet de levier des opérationsfinancières.

Références

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Grandjean, A. (2012). Pour un financement volontariste de la transition énergétique ,volume 1 of  Vingt Propositions pour réformer le capitalisme , chapter 7, pages 161–216. Flammarion. 1

Gurley, J. and Shaw, E. (1960). Money in a Theory of FInance . Washington DC : theBrooking Institution. 3

Harribey, J.-M. (2000). Retour sur la “source” du profit. Documents pour l’Enseigne-

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Lipietz, A. (1980). Le monde enchanté, De la valeur à l’envol inflationniste . La Dé-couverte/Maspéro. 1

Poulon, F. (1996). Économie générale . Dunod. 1

3 Appendice

3.1 Gains à léchange.

Duffie (1990)Si l’économie d’échange s’écrit E  := (uh, eh)h, avec uh : RL

+ → R l’utilité du ménage i eteh ∈ R sa dotation initiale, le gain à l’échange est défini par Dubey and Geanakoplos (2003a)de la manière suivante :

Soit xh ∈ RL+ une allocation réalisable pour le ménage h. Pour tout γ ≥ 0, x = (xh)h ∈RL+

H

n’est pas γ -Pareto optimal  s s’il existe des échanges (τ h)h ∈RL)H tels que :

h

τ h = 0 (3)

xh + τ h ∈ RL+ ∀h ∈H (4)

uh(xh[γ, τ h]) ≥ uh(xh) ∀h ∈ H, avec au moins une inégalité stricte (5)

où , ∀ ∈ L, x[γ, τ h] := xh + min{τ hs,τ h

1+γ }.

Intuitivement, les échanges, τ h, considérés comme candidats en vue de γ -Pareto-améliorer xh,mettent en jeu une « taxe », γ/(1+γ ), sur les achats. Bien sûr, la 0-Pareto-optimalité coïncide

avec la notion usuelle de Pareto-optimalité. Les gains à l’échange , γ (x), au point x ∈RL+

Hsont définis comme le supremum de tous les γ  pour lesquels x n’est pas γ -Pareto-optimal.

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3.2 Contrainte de Clower

Dans le cas d’un ménage h, cela s’écrit :

 p · (xh − eh)+ ≤ mh + µh

où mh ≥ 0 est la quantité de monnaie externe détenue par h, et µh sa quantité de monnaieinterne. Le graphique suivant montre, à l’intérieur d’une boîte d’Edgeworth, comment lacontrainte de liquidité « déforme » la contrainte budgétaire traditionnelle, rendant celle-cinon-linéaire.

   q

01

02

e

   q

x∗

Budget de 1

Budget de 2

   q

   q

e

12 +

µ1

 p2 +p1x

1

1

 p2(1+r)

µ1

 p1

Fig 3. Un équilibre monétaire

11