Gebsattel - Troubles de Devenir

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  • SCIENCES HUMAINES / HUMAN SCIENCES

    Les troubles du devenir et du vcu du tempsdans le cadre des affections psychiatriques

    V.E. Freiherr von GebsattelTraduction de lallemand et prsentation du texte par Marc Graud

    Springer-Verlag France 2010

    Prsentation du texte de V.E. von Gebsattelpar Marc Graud

    La phnomnologie est une branche de la philosophie fon-de au dbut du sicle par le philosophe allemand EdmundHusserl (Recherches logiques, 19001901). Elle se proposede trouver un fondement tout savoir possible et daboutir une philosophie scientifique, soit un tout coordonnde connaissances vraies. La base de sa dmarche est le zur Sache selbst , retour la chose elle-mme. PourHusserl, toute chose quelle quelle soit est donne dans uneconscience, la conscience tant elle-mme par dfinition conscience de (quelque chose). Le phnomnologueorientera donc son examen sur les donnes de sa conscience(perceptions, souvenirs, etc.) ; ces donnes seront affines par certains moyens (mise entre parenthses, poch )censs livrer la matire brute de la conscience dobjet.Tout acte psychique de saisie dun objet du monde serala rsultante dune intention (Meinung) [direction dela conscience] et dun remplissement de lintention (Meinungserfllung) par une matire (hyl). Exemple :lorsque je perois un arbre au loin, jai dune part une saisieintentionnelle (ma conscience sait quelle regarde, voit unarbre), dautre part une matire qui vient remplir cette saisieintentionnelle (une petite tache verdtre au loin). La phno-mnologie husserlienne se centrera sur laspect intentionnelde la conscience et tudiera son fonctionnement en distin-guant diffrentes instances (le moi empirique, le moitranscendantal).

    Le point de dpart de llve deHusserl,MartinHeidegger,sera lgrement diffrent. La philosophie doit effectivementsoccuper de ce qui se donne, de ce qui apparat, le phno-mne (Erscheinung, Phnomen). Mais le phnomne, pourHeidegger, est ce qui apparat. Ltude des phnomnes(la phnomnologie) est donc en ralit ltude de ltre,

    soit lontologie. Il nest plus question l de concevoir le ph-nomne comme dtermin en quelquemanire que ce soit parune conscience qui, de quelque manire, le dterminerait, leconstituerait (transcendantalisme, voire idalisme transcen-dantal). Il est question de saisir de ltre qui se donne sponta-nment lhomme. La phnomnologie se subordonne doncradicalement la question : quest-ce que tre , quel est lesens de tre (Sinn von Sein). La premire dmarche deHeidegger se rsume de la manire suivante : si la questionde la philosophie est la question quest-ce que ltre, ilconvient en premier lieu dtudier ce qui pose cette question,soit ltre humain (conu comme Dasein par Heidegger).Ltre humain est une rgion minente de la rgion de ltreen gnral, car il est un tre pour qui il y va en son tre deltre . Son tude sera donc diffrente de ltude de nimportequel autre objet. Ltude philosophique phnomnologiquedu Dasein humain se prsentera sous la forme duneanalytique existentiale, o existential dsigne une dimen-sion de description spcifique de ltre humain. Lanalytiqueexistentiale du Dasein est la mise jour des dimensionsde description fondamentale, des moments structurauxdu Dasein, cest--dire de la manire dont le Dasein seconstitue ou est constitu par la temporalit (Temporellitt),la temporalisation (Zeitigung), le souci (Sorge), le sentiment-de-la-situation (Befindlichkeit), ltre-dans-le-monde(In-der-Welt-sein), ltre-pour-la-mort (Sein zum Tode),ltre-jet (Geworfenheit), etc. Il existe des rapports de subor-dination et de codtermination entre ces existentiaux.

    La phnomnologie a tt influenc la psychiatrie, avantmme la publication de 1927 de Heidegger. La psychiatriephnomnologique recouvre une ralit complexe que nouspourrions srier de la manire suivante : soit il sagit de luti-lisation des mthodes de recherche de la phnomnologie,gnralement husserlienne (retour au phnomne, miseentre parenthses , etc.) ; soit il sagit, ce qui est plussouvent le cas, de lexploitation des rsultats des recherchesdes phnomnologues, cest--dire de limportation dansla psychiatrie de certains concepts fondamentaux gagnspar la phnomnologie. Ici, lon peut grossirement distin-guer entre une phnomnologie dinspiration husserlienne

    M. Graud (*)Centre hospitalier Charles-Perrens,121, rue de la Bchade, F-33076 Bordeaux cedex, Francee-mail : [email protected]

    Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2010) 8:93-103DOI 10.1007/s11836-010-0128-9

  • (Binswanger la fin de son uvre) et une phnomnologiedinspiration heideggrienne (Binswanger, Tellenbach,Blankenburg).

    La premire rfrence psychiatrique concrte la phno-mnologie se trouve chez Karl Jaspers. Jaspers, toutefois,insiste sur le fait quil ne se situe pas dans le cadre desrecherches de Husserl. Il ressort de son Allgemeine Psycho-pathologie (Psychopathologie gnrale) [1913] quil entendpar phnomnologie ltude sans prjugs (vorurteilslos)des vcus des patients et quil considre en gnral lapathologie comme une affection de ltre humain dans sonensemble : La phnomnologie a pour tche de nousrendre prsent de faon concrte les tats psychiques quele malade vit rellement, de les considrer en fonction deleurs relations de parent, de les dlimiter, de les diffrencieravec la plus grande rigueur possible et de leur affecter destermes fixes . Rendre prsent (vergegenwrtigen) veutdire que le psychiatre ne peut pas faire lexprience concrtedes vcus de ses malades, vcus dont il est absolumentspar ; il devra donc recourir lempathie (Einfhlen), aucomprendre (Verstehen). Le rsultat majeur de la recherchejaspersienne sera donc la notion de comprhensibilit etson antonyme, lincomprhensibilit (Unverstehbarkeit),pierre de touche du pathologique, voire du psychotique.Jaspers ne tardera pas quitter la psychiatrie pour se consa-crer uniquement la philosophie ; on lassocie souvent Heidegger et lexistentialisme.

    La priode que vit la psychiatrie allemande au dbut duXX

    e sicle est particulirement riche. Les thmatiques insis-tent (freudisme, vcu, personne, temps, anthropologie,phnomnologie, comprhension), sentrelacent et se pr-sentent chez plusieurs auteurs de faon contemporaine(Straus note la contemporanit et les correspondancesentre son article de 1928 sur la dpression et le vcu dutemps, et les travaux de Minkowski, Le temps vcu, 1928).On considre, malgr la prcession de Jaspers, que les quatrefondateurs de la psychiatrie phnomnologique sontStraus, Binswanger, von Gebsattel et Minkowski. Certainsfont de Binswanger le premier fondateur de la Daseinsana-lyse ( Par Daseinsanalyse, nous comprenons une recherchescientifique anthropologique, cest--dire oriente vers les-sence de lhomme ). La psychiatrie ne se fixe plus sur lesymptme, mais sur lhomme. Mme Kraepelin, dans untexte de 1920 (Les formes de manifestation de la folie),reconnat, si ce nest lchec, au moins la stagnation de lapsychiatrie clinique et envisage de passer une phase de comprhension .

    Binswanger a (aprs dautres productions) crit un livre(critiquable) [Formes fondamentales et connaissance duDasein humain, 1942] constituant une reprise et une trans-formation des doctrines heideggriennes. Il y substituenotamment la notion damour au sombre (dster,Binswanger) existential du Souci et introduit la notion

    dber-die-Welt-hinaus-sein (tre-par-del-le-monde) pourcomplter lIn-der-Welt-sein (In-der-Welt-ber-die-Welt-hinaus-sein, tre-dans-le-monde-au-del-du-monde) et rin-troduire ainsi en tapinois la rflexivit et la conscience ainsique lopposition sujet-monde. Plus importantes sont lespublications de cas de schizophrnies. Le principe deBinswanger sappuie essentiellement sur la notion dtre-dans-le-monde, In-der-Welt-sein (un des existentiaux deHeidegger) : la coupure sujet-monde doit tre dpasse parune unit du Dasein et de son monde, lequel est la foissingulier et Mitwelt (monde des autres), esquiss et subi(Geworfenheit). Lanalyse phnomnologique du patient consiste ainsi dans la description de son monde .La notion binswangerienne se concrtise dans le terme de projet mondain (Weltentwurf). Par exemple, Ellen Westvit dans le monde de la tombe (Grabeswelt). Son Daseinse rtrcit une thmatique unique.

    Un autre bout pour prendre le Dasein sous la loupe psy-chiatrique est celui de la temporalit et de la temporalisation.En fait, le temps est un objet philosophique depuis toujours,il a notamment t tudi la priode qui nous intresse parBergson et les phnomnologues. Heidegger accorde laZeitigung, qui nest rendue que trs pauvrement par leterme de temporalit (zeitigen veut dire proprement parlerporter ses fruits la saison approprie ; Beaufret parlequelque part de saisonnement ), un statut dexistential,et le temps est un thme omniprsent, avec ltre, de sonquestionnement.

    Cest du temps que part Erwin Straus dans son texte de1928 Das Zeiterlebnis in der endogenen Depression und inder psychopathischen Verstimmung (Le vcu du tempsdans la dpression endogne et dans la dysthymie psychopa-thique) [psychopathique signifie : qui relve des personnali-ts psychopathiques, ancienne dsignation allemande despersonnalits pathologiques]. Erwin Straus tablit une dis-tinction entre-temps du moi (Ich-Zeit), immanent au vcu,conditionnant le dploiement de la personnalit, dot depoints distingus (tt, tard, etc.) et temps du monde, quilappelle dune faon difficile traduire, selon RichardHnigswald, erlebnistranseunte Zeit (transeunter signifie en passant en latin), le temps qui traverse le vcu,temps transitif. Le temps transeunter passe (vergeht), alorsque le temps du moi progresse, crot (wchst) avec lhistoirede la personne. Le vcu sain est orient vers le futur (dploie-ment du temps). Le temps vcu est radicalement htrogneau temps objectif, mesurable, homogne, pure constructionau service de la mthode et de llaboration mathmatiquedes processus naturels. La dpression endogne et sa symp-tomatologie obsessionnelle, les formations dlirantes et lin-hibition de certains affects sont dues une altration dutemps vcu. Ralenti, stagnant, voire suspendu, il expliquela fermeture du futur (lequel est antizipiertes Wirken, agiranticip, Wirkenknnen, pouvoir agir) qui est atteint le

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  • premier par linhibition vitale de la dpression endogne, laplus-value du pass qui devient dterminant (plus linhibi-tion est forte, plus le tempo du temps interne se ralentitet plus la puissance dterminante du pass est vcuenettement). Les symptmes de la dpression endogne seramnent donc au trouble vital cardinal de laltration dutemps vcu.

    Cest sur cette base que stablit le texte de Victor EmilFreiherr (Baron) von Gebsattel (4 fvrier 1882 Munich23 mars 1976 Bamberg). Il participe au 3e Congrs del Internationale Psychoanalytische Vereinigung Weimar en 1911, o il rencontre Freud et Jung, ainsi que LouAndreas-Salom. En 1913, il dcide dtudier la mdecine etpasse son doctorat chez Kraepelin. Il se dfinissait lui-mmecomme un hritier non dogmatique de Freud . Il a analysavec succs Clara Rilke, la femme du pote, et a t le(premier) psychanalyste dEllen West (le cas Ellen West deBinswanger) en 1920. Il a suivi les cours de Bergson laSorbonne. On retrouve parfois sous sa plume des termesheideggriens. Il est, comme nous lavons dit, lun des fon-dateurs de la psychiatrie phnomnologicoexistentielle .Le texte de von Gebsattel, dont nous proposons la traduc-tion, est une confrence prsente lors de lInternationalerFortbildungskurs (Cours international de formation conti-nue) de Berlin en 1938, et a t publi par C.H. Roggenbauchez Ferdinand Enke, Stuttgart, 1939 (pp 5471). Il at republi dans les Prolgomnes et dans louvrage DieWahnwelten. Le fondement de la thorie et de la pratiquede von Gebsattel est lanthropologie. En psychiatrie, il nesagit plus de dissoudre analytiquement la pathologie ensymptmes dont on expliquerait les causes de prfrencebiologiquement, mais dapprhender lhomme dans saglobalit existentielle, de comprendre les bouleversementsqui saccomplissent chez lui. Il qualifie son abord de la mala-die danthropologie (son ouvrage majeur, recueil darticlesde diffrente provenance, sappelle Prolgomnes uneanthropologie mdicale ; louvrage Imago Hominis estsous-titr Contributions une anthropologie personnelle),de modalit de considration gntiqueconstructive, sansse rattacher une thorie en particulier. Il reconnat en toutcas limpossibilit actuellement de fonder autre chosequune anthropologie fragmentaire (Aspektenlehre). Unedes dimensions dans laquelle sinscrit lhomme est letemps. Suivant Erwin Straus, il met la base de la pathologieune perturbation de la temporalit du patient, qui ne sedploie plus depuis le pass travers le prsent vers lavenir(Zukunftbezogenheit, relation lavenir, qui est la structurenormale du temps de la personnalit), mais dont le devenirstagne, entranant un arrt (Stillstand) du devenir, une prdo-minance du pass (faute dinfluencer lavenir, le maladespuise vouloir changer le pass ) et donc de la faute.La seule manire pour chapper la culpabilit est de ladposer et de savancer dans le futur, ce que ne peut faire

    le mlancolique. Au centre du vcu, vient se placer la mort.Le regard vers lavenir devient regard sur la mort conuecomme fin du Vergehen (passer). La mort sort de sonimmanence la vie et devient une puissance objective, ext-rieure notre vie, qui brise cette vie : mort exogne . Lesuicide devient ainsi ralisation de la mort et tentative degurison, faire de la mort exogne la mort immanente. Lin-hibition vitale aboutit un ne-pas-pouvoir-continuer. Lemalade se lance parfois lassaut (Angehen) de son inhibi-tion (dpression agite). Il est frapp par une incapacit pouvoir, le ne-pas-pouvoir, qui touche toutes les fonctions organopsychiques et est la base des ides dlirantes. Cestde la rencontre du mdecin et de lhomme souffrant que sedgage la situation de celui-ci (Person). Von Gebsattel taitprofondment catholique. Il dcrit la maladie comme uneattaque par le trait nihilistique des qualits et des poten-tialits de lhomme (autoralisation, figuration de soi,amour, beaut, relation lavenir, devenir, croissance, moide la plnitude, pouvoir (Knnen), ordre tlologique de lavie, etc.). De collection de symptmes lorigine biolo-gique, la psychiatrie devient rencontre (von Bayer) aveclhumain boulevers dans la racine de son tre et sa tempo-ralit. Le texte de von Gebsattel peut nous aider concevoirnouvellement les patients dpressifs. Si leurs troubles cogni-tifs, leurs rptitions, leurs ressassements sont le fruit nondune altration mcanistique mais dune perturbation de lapense dans sa temporalit et son devenir, la manire de lesconsidrer et de les aborder thrapeutiquement sen trouvechange. Il est donc urgent et ncessaire de lire vonGebsattel.

    Remarque : Le texte suivant est la traduction de DieStrungen des Werdens und des Zeiterlebens im Rahmenpsychiatrischer Erkrankungen. Ausgewhlte Aufstze vonV.E. Freiherr von Gebsattel (1954) In: Prolegomenaeiner medizinischen Anthropologie, SpringerVerlag, Berlin,Gttingen-Heidelberg, [414 p], pp 12844 SpringerVerlag 1954

    Troubles du devenir et du vcu du tempsdans le cadre des affections psychiatriquespar V.E. von Gebsattel

    Nous avons entrepris la tche, dans cette confrence, detraverser un domaine relativement peu frquent de lapsychopathologie. Nous devons considrer les troubles dudevenir et du vcu du temps dans le cadre des affectionspsychiatriques.

    Bien plus quon ne le ralise en gnral, linterrogationdes divers domaines de la recherche est dtermine par les

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  • arrires plans de conceptions du monde constitues par laposition philosophique et mtaphysique gnrale propre une situation historique de lesprit. Ainsi, le surgissementde lintrt scientifique pour les troubles touchant ledomaine du devenir, du vcu du temps et de lespacedpend-t-il nettement de lvolutionnisme mtaphysique dela seconde moiti du XIXe sicle et de sa continuation jusqunos jours. Sans le naturalisme volutionniste de Darwin et deSpencer, sans les tudes culturelles volutionnistes et phy-siognomoniques de Nietzsche, le chemin menant nos inter-rogations serait lui aussi rest ferm mme la recherchepsychopathologique. Mais seule lquivalence pose entrela vie et le dveloppement cratif par Bergson et Simmel etles conclusions qui en dcoulent pour la considration dutemps et du devenir, puis la doctrine de la vie de Klages,les tudes de psychologie de la pense de Hnigswald etles travaux phnomnologicomtaphysiques de Scheler etde Heidegger ont prpar les problmes de telle sorte quele psychiatre peut les utiliser ses fins. De ce point de vue,louvrage de Minkowski paru en 1928, Le temps vcu, estrvolutionnaire ; ces tudes ont t continues en Allemagnepar Straus, Binswanger, Fischer et Gebsattel.

    Nous ne pouvons envisager de vous embarrasser avec desquestions prliminaires fondamentales, mtaphysiques, for-ges par lontologie ou la phnomnologie de la thorie delobjet et portant sur lessence du devenir et du vcu dutemps ; nous avons tout aussi peu lintention daborder destroubles concernant la reconnaissance du temps objectif et samanipulation, mais nous voulons aller in medias res et nousintresser lavnement du temps, pour autant quil sagit dutemps vcu et prouv. Pour prendre pied dans cette matiredifficile dune manire gnralement comprhensible, nouspartirons de deux considrations, dans lesquelles le tempsexprime sa nature, en apparence sans lien avec des phno-mnes pathologiques. Nous ne comprendrons que plus tardque ce point de dpart a t choisi intentionnellement, carcest partir de lui que doit tre cherch le chemin menant deux altrations fondamentales du devenir temporel impor-tantes pour le psychiatre, lune dans le domaine des nvroseset la seconde dans celui des psychoses.

    Les deux auteurs auxquels je me rfre comme desreprsentants dune double conception du temps sont BlaisePascal et Max Scheler, le penseur religieux existentiel et lechercheur objectif. Tous deux se sont exprims plus quemarginalement sur le vcu du temps. Chez Pascal, nouslisons (fragment 172) : Jamais nous ne nous tenons auprsent, mais nous saisissons, en le devanant, le futur quisemble venir lentement, et dont nous voudrions pour ainsidire hter la survenue Ce nest pas le prsent qui est notrebut, mais le futur. Ainsi, nous ne vivons jamais, mais nousesprons de vivre. Voici ce que dit Pascal. Pour Scheler, levcu central de la temporalit est donn dans une modalitde notre aspiration pulsionnelle, dans un vcu de pouvoir,

    dans la puissance qua lhomme de changer les tats danslesquels il se trouve, et ce, spontanment, par autochange-ment. La temporalit est pour lui une forme dactivit,avant dtre une forme dintuition. Le vcu fondamental dutemps est un ordre dynamiquement vcu de projets, non unordre dobjets. Mme pour Scheler, qui semble tout faitcomparable en cela Pascal, une orientation sens uniquevers le futur est essentielle au type dexistence de ltrevivant.

    En dpit de cette parent, lorsque lon regarde de plusprs, le point de dpart des deux chercheurs diffre de toutun ciel. Tous deux parlent cette occasion dune structureradicalement diffrente de lavnement du temps. Scheler, eneffet, parle du temps lmentaire, immdiat, de ltre vivanten nous. Quand il affirme de cet tre vivant en nous quilsaisit indpendamment le futur, il met en exergue une don-ne vitale prconsciente. Il est justement propre la logiquedu Dasein de lhomme en devenir dtre orient de la sortevers lavenir ; cette orientation appartient au dynamismenaturel, lmentaire, immdiat de la vie. Pascal ne prendpas en considration cette structure de lavnement tempo-rel. Si lhomme dans son anthropologie se tourne vers lave-nir, il fuit le prsent qui lui est insupportable Nous verronscomment et pourquoi. Sa rfrence au futur est de ce fait uneattitude, pas un avnement, une modalit de sa volont, nonun vcu. Sa relation au temps nest pas sans cassure, ellenest pas immdiate mais rflchie. Pascal traite dutemps rflchi, comme Scheler traite du temps immdiate-ment vcu. Si nous regardons le devenir, celui-ci est pourScheler un processus, un avnement il est pour Pascalaction, action en partie suspendue, acte en partie intrieur.

    Redisons-le encore une fois : la dimension du devenir et delavnement temporel, mise en vidence par Scheler, consti-tue le point de dpart de la psychopathologie des psychoses,les structures vises par Pascal conduisent la considrationde la nvrose. Dans la couche o lhomme est encore un avecson devenir, avec lavnement du temps intrieur, gt le pointdattaque du trouble psychotique du temps. Mais dans la cou-che o lhomme se retire, dans ses pulsions et dans son moi,de son devenir et de lavnement du temps intrieur, noustrouvons le point dattaque de la nvrose.

    Sjournons dabord encore un peu auprs de la concep-tion du temps de Pascal. Navez-vous pas t frapps de sontrait nettement dpressif ? : Nous ne vivons jamais, maisnous esprons de vivre. do vient cette note mlanco-lique (schwermtig) ? Que signifie ici : ne pas vivre ?Manifestement, navoir aucun prsent vrai, rel ! Cest pour-quoi lhomme se prcipite sur lavenir et y cherche ce quePascal appelle, dans ce passage et dans dautres, le diver-tissement la distraction, lamusement. Oui, on voitmme surgir ici llment de laddiction, qui joue un sigrand rle dans toutes les structures nvrotiques. Une addic-tion au divertissement pousse lhomme dun prsent

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  • apparemment vide dans lavenir ! Mais non, le prsent delhomme est bien pire que vide . coutons Pascal : peine lhomme renonce-t-il au divertissement, la chasseau succs, au prestige, la puissance, largent, quemonte depuis son me lennui, une tristesse noire, le chagrin,le dsespoir . Rien nest si insupportable lhommeque dtre dans un plein repos, sans passions, sans affaires,sans divertissement, sans application. Il sent alors son nant,son abandon, son insuffisance, sa dpendance, son impuis-sance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son me,lennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dpit, ledsespoir.

    Nous rencontrons cette mme mlancolie (Schwermut)chez un autre penseur religieux existentiel, Sren Kierke-gaard, qui a beaucoup mdit sur le temps rflchi et ledevenir ; sauf que cette espce particulire de mlancolieaugmente ici de faon extrme.

    Maintenant, quel est le sens de cette mlancolie ? Je vaisdonner tout de suite, de faon tout fait provisoire et som-maire, la rponse cette question : Pascal tout autant queKierkegaard sont de nature religieuse. Leur mlancolie estlexpression dun conflit ; et lon voit lutter en eux deuxconceptions opposes de formation du soi possible : dabordla vie dans le monde (Kierkegaard dit : dans l esth-tique ) en tant que voie dune possible ralisation de soi, etpuis la vie dans le royaume de Dieu (ou dans le rapport avecDieu) en tant que voie dune possible ralisation de soi. Cesdeux tendances sont chez chacun dentre eux, pour desraisons dans chaque cas particulires, inconciliables, cest--dire quaussi longtemps quelles sont toutes deux en mmetemps efficientes, quelles restent opposes lune lautre etquelles se suppriment rciproquement, la vie et le devenirde la personnalit, qui oscille entre directions opposes deformation du soi, sont par-l mme arrts. Lexpression decette inhibition de la vie est le vide du prsent, et vu plusprofondment : la mlancolie existentielle. Seule la rsolu-tion libre de cette mlancolie existentielle ou de cettemlancolie dtermination spirituelle.

    Est-il clair que nous nous trouvons dj dans lesprit de ceque lon appelle la nvrose de conflit ou nvrose nuclaire ?Comprenons bien : loin de moi daffirmer que des esprits durang dun Pascal ou dun Kierkegaard ont t des nvross.Mais tous deux ont rptitivement appliqu le concept de maladie certains tats et certaines phases de leurdveloppement, exactement comme Augustin le fait. Celui-ci dcrit en effet, avec la plus grande exactitude, les tats dedivision intrieure qui ont prcd sa conversion. En partievouloir et en partie ne pas vouloir dit-il l entre autres est une maladie de lesprit. Oui, je voudrais le remarquerici, cest littralement ce dchirement intrieur de lhommeet la mlancolie qui laccompagne qui est la vritable mala-die mentale, une maladie qui a rellement ses racines danslesprit de lhomme, alors que les maladies de nos traits ont

    une base somatique, biologique ou biopsychique et nereprsentent donc pas des maladies mentales au sens de laconsidration tiologique.

    Pour finir, je pose la thse : toute nvrose de conflit a pourprsupposition une confrontation de la personnalit avecson devenir, et est lexpression dune perturbation du deve-nir par suspension de la dcision entre les deux tendancesconflictuelles, cest--dire entre des conceptions personnel-les qui se contredisent ou sexcluent et travers lesquelles lemoi lutte pour se raliser, se former crativement comme soi.

    Celui qui, en tant que thrapeute, sest occup de lanvrose de conflit sait que la constitution conflictuelle gn-rale de lhomme en devenir peut se concrtiser dans tous lesconflits singuliers possibles. Car lindividu a besoin dunmdium pour se raliser comme soi. Ces mdiums sontreprsents par les institutions sociales ; par le peuple,ltat, lglise ; par le monde des valeurs civilises, cultu-relles, religieuses, etc.

    La communication avec ces valeurs nest pas dembleune affaire univoque mais une scission dans la commu-nication gne tout de suite le devenir tale de la formation desoi. Et il ny a pas de direction de la ralisation de soi qui nepuisse lutter avec lautre : chez lun, lesprit conjugal lutteavec lamour romantique, chez lautre la formation artistiqueduvres avec la formation cratrice dactes. Chez un troi-sime, la captivation par le on au sens de Heidegger lutteavec laspiration imposer le soi le plus propre, o lindivi-dualisme lutte avec le besoin de communaut, la conserva-tion de soi avec laudace et ainsi de suite linfini.

    Zutt a montr dans un expos la tendance tudier par lebas le porteur de la nvrose de conflit et le faire se dissou-dre en consquence dans la personnalit constitutionnellepsychopathique, donc sans doute dgnre. Mais on peutaussi ltudier, dans la hirarchie du rgne de la personne,par le haut, et lon arrive ainsi des conceptions quelque peudiffrentes. Il appartient prcisment lessence de lhommequi donne figure propre son devenir de pouvoir tre maladedu fait justement de cette possibilit ou au moins de sgarer.O cet garement commence-t-il tre faute ? O est-ilmaladie ? O nest-il que faiblesse, indistinction, vague,ngligence ? O est-il destin, peut-tre mme destin biolo-gique ? O est-il le dbut dune destination suprieure ausens de Heyer quand il dit que la nvrose est le titre denoblesse de lhomme ?

    Nous, en tant que psychothrapeutes, nous rencontronssans cesse ces incertitudes. Il peut se faire que quelquunnous consulte dans la dtresse de sa tension conflictuelle etque nous devions lui dire : non, votre place nest pas devantle forum mdical, vous relevez du pasteur religieux. Ou biennous devons aller encore plus loin et le renvoyer totalement soi en disant : vous ne relevez ni du mdecin ni du pasteur,mais vous devez vous rsoudre traverser votre dtresse et supporter votre mlancolie, jusqu ce quelle soit devenue

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  • radicalement pesante, jusqu ce que la clarification et larsolution la plus propre surgissent de vous, sans tre pertur-bes par des tiers.

    Cest justement en raison de lexistence de ces incertitu-des multiples quil me parat important de trouver un niveaude considration o lon puisse projeter, depuis les types deconflit du rang le plus lev jusquau nvrotique psychopa-the, tous les types de lhomme divis, problmatique, nonentier et non homogne ou mieux le niveau qui est commun tous. Dans ma conception, cest la structure du temps delhomme affect dune inhibition de la rsolution dans lafiguration de son devenir.

    Nous ne pouvons pas dpasser dans le cadre dune conf-rence le stade des indications. Lanalyse de la structure tem-porelle seule, par laquelle le devenir lmentaire devienthistoire individuelle de la vie, exige un cours magistral. Ilest tout aussi impossible, ici, de pntrer plus profondmentdans la symptomatologie de la nvrose et de son fondement.Trois phnomnes largement rpandus se sont toutefoisimposs nous dans lanalyse de la description de Pascal, savoir :

    le vide du prsent ; la chasse lavenir sous forme dune addiction (Sucht)

    la distraction ;

    la mlancolie existentielle.

    Cette mlancolie est lexpression du fait que lhomme, lintrieur du temps, reste en arrire de son propre achve-ment. Ltre-en-arrire de ses propres possibilits suprieu-res ou meilleures nest pas une affaire purement statique. Ladynamique du devenir dtermine linhibition de la formationdu soi, par-del la simple inhibition , comme chute depuisune certaine hauteur, comme perte de forme, comme perte devaleur, plus prcisment comme une tendance lautodes-truction. Cest le srieux de la mlancolie existentielle. Cestle srieux du fait que la vie personnelle se droule dans letemps. Car le temps ne permet pas de plaisanter avec lui. Soitil est utilis, soit il est manqu. Il est le mdium de notreconstruction ou de notre dmantlement, de notre progrsou de notre rgression, de notre lvation ou de notre chute.

    Celui dont la rsolution est inhibe dans sa mlancolieperoit obscurment tout cela, et plus encore. Mais commeil ne peut supporter la mlancolie, il fuit dans laddiction.

    Remarque : lautoralisation a, dans le domaine du vcurflchi du temps et du devenir, le sens de la figuration desoi ; la rflexion sur celle-ci son tour trouve le but delautoperfectionnement et de lautoachvement.

    Si pour le psychopathologue, le concept de structure detype nvrotique reprsente beaucoup plus que pour leclinicien, il en va exactement de mme pour le concept deladdiction. Il ny a gure une orientation de lintrt humainet du comportement humain qui ne puisse dgnrer enaddiction. Ainsi, le culte du beau, mais aussi la morale, le

    travail, la soif de culture, lambition sociale ou profession-nelle, le comportement sexuel (par exemple, toutes les per-versions ont un moment addictif), le collectionnisme, la soifdacquisition, laspiration au pouvoir. Mme le fait davoirdes sentiments peut devenir addictif, comme lenseigne lasentimentalit. La toxicomanie nest quun cas extrme, par-ticulirement frappant dun point de vue clinique, de laddic-tivit universelle, dans laquelle sombre lhomme larsolution inhibe.

    Dans toute addiction, il y a la tentative de se gurir duvide du prsent, de le surcompenser ou de le combler. Or,il y a (selon Augustin) trois prsents : le prsent en rapportavec le pass (souvenir), le prsent en rapport avec le prsent(intuition) et le prsent en rapport avec lavenir (espoir).Dans la constitution conflictuelle de linhibition du devenir,ces trois dimensions du prsent sombrent dans le vide duprsent (voir ce sujet Kierkegaard, Le plus malheureux dans Ou bien ou bien ) et peuvent devenir des zones decolonie pour laddiction.

    Est dterminant pour la structure temporelle de laddic-tion le moment de la rptition. La personne addictive,ayant perdu la continuit de son histoire de vie intrieurequi se lie par propagation, nexiste de ce fait que ponctuel-lement, dans linstant dun emplissement apparent, donc defaon discontinue. Il vit de moment en moment, mais en finde compte, il est dans chacun insatisfait. peine a-t-il recou-vert le vide du prsent avec la jouissance, la sensation,lanesthsie, livresse, le gain, le succs, etc., quil est djsaisi par lirralit de son vcu, sous la forme dun tre-insatisfait et dune gueule de bois , ce qui le contraintsur-le-champ une rptition de son acte. La personne souf-frant daddiction fait toujours la mme chose, vit toujours lamme chose et ne change pas de place dans le mdium dutemps immanent au vcu.

    Il nest pas possible de quitter ce domaine sans jeter unregard sur la nvrose traumatique. Son trouble fondamentalest lui aussi une perturbation du vcu du prsent. QuandNovalis introduit, dans lun de ses fragments, le concept de prsent imparfait , quand il parle de modes du temps quise pntrent rciproquement, qui sont par exemple mls de pass du prsent, davenir du pass, ces ides saisies parhasard sont confirmes par certains phnomnes psycho-pathologiques. On trouve en effet chez le traumatis quelquechose que lon pourrait appeler un vcu imparfait du pr-sent , et le vcu est imparfait en raison dun devenir prsentdu pass. Un exemple remplacera une longue explication.

    Il sagit dun juriste de 40 ans qui a eu un accident devoiture. Une voiture tait entre en collision avec la sienne,il avait t projet contre le toit, pendant un instant il vit dunoir devant ses yeux, il perdit conscience une seconde, pasplus, puis il sortit, inspecta les dommages, alla son bureauet commena travailler. Peu peu sinstallrent des cpha-les et des troubles de sa facult de concentration, qui

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  • lincitrent chercher un traitement mdical. Il avait, entreautres, un symptme remarquable il ne pouvait pas sortirle soir devant la porte de sa maison dans lobscurit sansavoir une crise dangoisse. De mme, langoisse le saisissaitquand il regardait par la fentre la nuit ; dans la salle man-ger, il devait tourner le dos la fentre sombre. Il ne pouvaitentrer dans sa chambre le soir quen tournant le regard versla lumire du couloir derrire lui. En dtournant la tte, ilcherchait linterrupteur, allumait la lumire sil pntraitdune autre manire dans la chambre, il tait saisi duneangoisse violente. Lanalyse, au cours de quelques hypnosescathartiques qui amenrent la gurison, montra que lobscu-rit dehors prsentifiait linstant de laccident, ds lors quilapparaissait du noir devant ses yeux, et que, dans un effroipour ainsi dire peine ralis, il se sentait entrer dans la portenoire de la mort.

    Ce quil y a de particulier par rapport la structure tem-porelle de ce trouble est, trs brivement, ce qui suit : quandS. sort dans la nuit, il ne ralise pas, comme le sujetsain, la situation particulire immdiatement donne, le :Moi maintenant ici dans la nuit autour de moi. Mais la place de la situation maintenantici anodine, vcueimmdiatement, quelque chose vient sinterposer qui susciteen lui de langoisse. Il vit quelque chose qui nest pas du toutcomprhensible partir de la situation telle quelle se pr-sente. Lobscurit dehors devient un mot cl, qui convoqueen lui quelque chose dautre, une autre sorte dobscuritquil a vcue dans un autre instant, antrieur, de son histoirede vie, qui avait le caractre dune menace mortelle noire etnavait pas pu tre rellement acheve, et donc pas non plussurmonte et liquide. Jappelle ce retour de vcus non liqui-ds dans la nvrose traumatique le devenir prsent dunezone passe . Son revers est un trouble du vcu du prsent.Et vous ne rencontrerez aucune nvrose traumatique danslaquelle on ne pourrait pas mettre en vidence cette altrationde lavnement temporel.

    Tournons-nous maintenant vers la deuxime partie prin-cipale de nos considrations, savoir la perturbation dutemps dans le domaine des psychoses. Sont en cause lesmlancolies (Melancholie) endognes, en outre un type par-ticulier de dysthymies endognes que jai coutume dappeler mlancolie sjonctive . Puis vient la maladie obsession-nelle, aussi bien celle des dpressifs endognes que celle desauthentiques anancastes. Mme certains cas de schizophr-nie et de psychoses de dpersonnalisation dorigine psycho-gne ont leur place ici.

    Comme ces dernires reprsentent une transition entretableaux nvrotiques et psychotiques, jvoquerai un castir de cette sphre pathologique. Il sagit de la psychosecarcrale dun Juif intern pendant un an pour souillureraciale . Celui-ci prsenta aprs sa libration le tableaudune dpression endogne : abattement, loss of feeling,inhibition complte de linitiative, de la facult de rsolution

    et de la pense, alination soi-mme et au monde. Uneperturbation de son vcu du temps tait particulirementfrappante ; par exemple, il se refusait rptitivement manger midi parce qu une minute seulement stait cou-le depuis le petit djeuner . Donc un ratatinement du vcudu temps manifestement parce que dans le laps de tempsentre neuf heures et une heure, rien ne stait pass en lui. Enoutre, le patient indiquait quil vivait dune faon compl-tement atemporelle , que par la pendule, il savait cequtait une heure, mais quil ne sentait pas le temps . Oubien : je ne sais mme pas lheure quand je regarde lapendule . Il regarde longuement sa montre-bracelet, rfl-chit, regarde nouveau, dit il est neuf heures et demie,mais cela ne me dit rien, je suis intrieurement mort ; jaidormi une anne entire en prison, toutes les dures taientpour moi comme une minute . Il faut remarquer que cethomme tait dans la vie une personnalit extrmement activeet aimant les entreprises, trs ambitieuse ; on racontait sonpropos quil avait t en tout un personnage qui ne laissaitpas passer une minute sans lutiliser, et que la journe chezlui tait organise du matin au soir de la faon la plus prcise.

    Maintenant, je ne crois pas quil sagisse dune perturba-tion authentique de lavnement du temps, comme Min-kowski ou Straus, entre autres, lont montr pour ladpression endogne, mais dun vcu de dpersonnalisationrelatif au temps. Pour les dpersonnaliss de ce genre, letemps ne peut tre rel ; il participe lalination gnraleau monde, il est dralis.

    Dans les vritables psychoses, on trouve comme pertur-bation de base, comme perturbation fondamentale portantlensemble de la symptomatologie, par exemple de ladpression endogne, une altration de lavnement dutemps et non du temps rflchi, mais de lavnement dutemps immdiatement vcu ou lmentaire. Je dis express-ment : de lavnement du temps (Zeitgeschehen), et non du vcu du temps (Zeiterleben).

    Cette distinction est dune grande importance pour leproblme en question. La notion de vcu du temps (Zeiterlebnis), introduite par Straus il y a dix ans dans lapsychopathologie de la dpression endogne, sest en effetrvle garante. Car le terme vcu est affect dunedouble signification qui devait se rvler fatale dans la dis-cussion du problme du temps. En effet, tantt lon compre-nait par vcu ce qui arrive, ce que nous partageons dansla rencontre avec un contenu, tantt ladonnement conscientau contenu qui nous rencontre lui-mme, donc par exemplela considration du temps dans le vcu de celui-ci. Dans levcu, vie et conscience forment un tout qui englobe unepartie pathique et une partie gnostique, et le malentenduapparat aussitt quun chercheur porte le regard dans la dis-cussion de la perturbation dpressive du temps de faonconsquente sur la partie gnostique, et un autre sur la partiepathique du vcu du temps.

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  • Ne croyez pas quil sagit ici de pinaillage psycho-pathologique. La discussion de ces contenus a reu unesignification actuelle grce un trait de Gerhardt Kloos(Kloos G, Nervenarzt [1938]) sur les Perturbations duvcu du temps dans la dpression endogne . Pour la pre-mire fois aprs les travaux de Minkowski, de Straus, deGebsattel, le problme du vcu du temps dans le cadre desaffections psychiatriques a t remis en branle. Kloos a exa-min chez des centaines de cas de mlancolie endogne lesurgissement de perturbations du vcu du temps et na trouvque trois cas daltration nette du vcu du temps . Il enconclut que Straus nen est venu quen se basant sur une construction thorique reconnatre la perturbationdu temps un rang lev dans la symptomatologie de ladpression endogne. Dans les faits, seule une partie extr-mement minime des dpressifs accorderait de la consid-ration la modalit dapparition du temps en gnral.

    Mais justement, cette tournure, la considration , quichoit lapparition du temps, nous enseigne le malentendufondamental de Kloos. Ni Straus, ni Minkowski ni moi, nousnavons, dans des tudes parallles, tudi la face gnostiquedu vcu du temps. Il faut tout fait accorder Kloos que lescas dans lesquels lessence du temps devient lobjet de laconsidration dpressive sont extraordinairement rares. Cesont les cas dans lesquels le patient considre constamment,obsessionnellement lcoulement du temps, comme dans lecas I.K. que jai publi dans la premire anne du Nerve-narzt . Ou bien les cas dans lesquels la considration dumalade se dirige dune manire plus ou moins exclusivevers le manque total davenir (cas de Kloos) ou ceux quiont limpression dun arrt complet du temps, le besoin sefaisant jour peut-tre chez le malade de mettre le temps enbranle par des mesures, par exemple les travaux manuels,parce qualors, mme si cest lentement, il semble avancer.Cest encore une patiente de Kloos qui a limpression que lesaiguilles de lhorloge reculaient ou tournaient vide. Lapatiente I.K. devait non seulement considrer le temps quipasse, mais aussi le dcomposer en laps de temps toujoursplus petits, par exemple une phrase dabord en mots, puis enlettres, dcomposer chaque mouvement en lments de plusen plus petits et penser en mme temps : Pass, pass ! .

    Autant il est certain quil y a des cas de dpression endo-gne o le temps est considr, autant ces cas sont propres,comme nous lenseignent les dveloppements de Kloos, masquer le fait vritable que nous tudions. Il ne sagit paspour nous dune altration de la conscience du temps oude la considration du temps , mais dune altration danslavnement temporel fondamental de la personnalit endevenir. Ce que nous voulons dire, ce nest pas que letemps dans la dpression endogne est prouv (erlebt)autrement, mais quil est autrement vcu (gelebt). Il vaudraitdonc mieux parler non dun vcu du temps (Zeiterleb-nis), mais dun temps vcu (gelebte Zeit). Le temps vcu

    et le temps prouv se comportent lun envers lautre commelavnement et la considration, le pathique et le gnostique,lavnement du temps rel intrieur et le temps objectivpens. Nous naffirmons pas que la symptomatologie dela mlancolie, par exemple linhibition, la compulsion, ledlire, consiste en une altration de la conscience dutemps, mais quelle est un signe daltration dans lavne-ment fondamental de la personnalit qui se temporalise.

    Mais il faut se garder de parler tout de suite dans cesdomaines de construction thorique , quand l observa-tion clinique ne confirme pas ce que, par nature, elle nepeut jamais confirmer. Les perturbations des processusvitaux subspirituels, qui, conformment la couche laquelle ils appartiennent, ne parviennent jamais la cons-cience, ne doivent pas tre contestes parce que leur retraitexige dautres mthodes de mise jour que lauto-indicationdu patient appele empirie . Que lon laisse la thorie, la des anciens, son droit et que lon nidentifie pas lemode de considration qui-perce-du-regard, qui est la pr-supposition de toute trouvaille et de toute ouverture desens, des constructions hypothtiques de lentende-ment. Alors, on reconnatra plus facilement que les diversesformes dinhibition, dobsession dpressive ou de dlire,bien que dpourvues de relation dmontrable avec le tempspens, objectif, doivent tre regardes comme lexpressiondun trouble de lavnement temporel immanent la vie, etque par-l le physiognomoniste de lavnement de lme, ycompris de la vie mentale psychopathologiquement altre,demande la parole partir dune rencontre avec des faits.

    Or, dire que le trouble de lavnement temporel dans ladpression endogne procde de l inhibition vitale ,comme le fait Kloos, est mconnatre la doctrine du tempsde Straus ; cest linverse qui est vrai : l inhibition vitale est elle-mme dans sa nature la plus intime une perturbationdu devenir et de lavnement temporel immanent au devenir.Mais le dploiement systmatique des thmes confondusdans cette formule nous arrterait trop longtemps. Nousdevons donc nous contenter de dvelopper certaines idesfondamentales qui rsultent de la considration de lavne-ment normal de la vie. Celui-ci peut tre compar uncourant qui sengendre nouvellement dinstant en instant,qui met sa force la disposition de toutes les fonctions dela vie mentale vigile et la nourrit de sa dynamique. Noussommes en permanence ports par ce courant de lavne-ment de la vie, son coulement continu fait que non seule-ment nous fonctionnons dans nos fonctions, mais encore quenous y vivons et y devenons. Ce courant de lavnementcoule plus profondment que tout ce que nous appelons pousse ou un niveau suprieur avnement instinc-tuel , ou un niveau encore suprieur pulsion et finale-ment incitation, aspiration, activit de pense et volont .Ce sont les puissances de la constitution de lindividu qui,sur la voie de cet avnement de la vie travers les fonctions

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  • de la vie mentale vigile, parviennent successivement audploiement, ce qui fait que lavnement basal reoit lesens du devenir.

    Maintenant, dans ma conception, cest ce mouvementbasal de la vie que touche la perturbation de la dpressionendogne, mais aussi celle de certains cas de schizophrnieet celle de la maladie obsessionnelle. La pathologie empchele surgissement du mouvement vital dinstant en instant ou,mme si elle ne lempche pas tout fait, elle ralentit soncoulement. On reconnat que cette perturbation inclutimmdiatement une perturbation du devenir temporel deltre vivant quand on se souvient de la conception de Sche-ler dj communique. Selon lui, le vcu primordial de latemporalit est donn dans un vcu de pouvoir (Knnen),dans la puissance de lhomme, qui fait quil modifie sponta-nment ses tats. Dune faon compltement indpendantede toute pense expresse lavenir, il y a donc dans la consti-tution du pouvoir, qui accompagne ltre-en-mouvementlmentaire du sujet sain, un mouvement vcu vers lavenir.Lavenir est vcu dans son approche, avant dtre prouv,pens ou considr. Lorientation vers lavenir est imma-nente au mouvement de la vie.

    Or, si le mouvement basal de la vie est arrt au sens delinhibition vitale, cet tre-orient involontaire vers lavenir,louverture celui-ci, lentre lmentaire en lui, son antici-pation dans la constitution biologique du pouvoir disparais-sent. Et nous sommes maintenant en position de comprendreles plaintes rptes interminablement du dpressif qui serfrent au fait de son ne-pas-pouvoir. Il ny a littralementrien dont le dpressif, le cas chant, ne puisse affirmer quilne le peut pas. Il ne peut pas vivre et travailler, mais aussi ilne peut pas dfquer ou uriner, manger, respirer, voir, sentir,shabiller et se dshabiller, se lever et aller au lit, compren-dre, penser, se rsoudre, etc. La quotidiennet banale de cesymptme ne doit pas nous cacher sa profonde problmati-cit. Je ne veux pas vous ennuyer avec des investigationsdtailles, mais plutt vous dire tout de suite de quoi ilsagit. En effet, on ne peut ter au vcu de ne-pas-pouvoirsa structure temporelle, il caractrise par nature une altra-tion de la relation normale lavenir, il est lexpressiondune stagnation de lavnement intrieur du temps, dupouvoir uvrer et vivre en gnral, qui ouvre au sujet sainlhorizon des possibilits et ainsi lavenir. Bref, le vcu dune-pas-pouvoir, gnralis par la dpression, nest que laforme dans laquelle lhomme saperoit de son ne-pas-pouvoir-devenir et par-l justement son ne-pas-pouvoir-continuer, dans le temps intrieur qui, par ailleurs, crot.Le fait que le malade ne sache rien ni de ce ne-pas-pouvoir-devenir ni de cette stagnation du temps intrieurne dispense pas le psychopathologue de savoir les deux. Ilserait tonnant que le malade, compltement occup parlinhibition vitale dune fonction unique, soit capable derendre compte de ce trouble fondamental qui sexprime

    dans chacune de ces dfaillances. Sans une ducation parti-culire du regard, le sujet sain lui-mme ne sait rien desarrire-plans subconscients de sa vitalit oscillante.

    Cest une tche centrale de la psychopathologie de dter-miner lamesure de chaque arrt du mouvement vital basal, etdonc de lavnement du temps intrieur. Il semble que dansla stupeur mlancolique soit atteint un maximum darrtintrieur, alors que sa prsence dans dautres cas de mlan-colie peut tre reconnue dans lagitation des malades ou dansleur assaut excit contre les rpercussions de linhibitionbasale. Le trouble du devenir temporel semble aller encoreplus loin dans certains cas de schizophrnie. Ici, il se pourraitque non seulement linitiation de chaque mouvement vitalintrieur soit anantie, mais aussi le reflet de chaque mouve-ment au dehors, dans linitiation de la dynamique vitale pro-pre. Minkowski dcrit entre autres un cas de ce genre. L, lepatient indique que tout en lui est mort, sans vie, rigidifi,bizarrement calme ; de la mme manire, tout dehors estcomme teint, mort, immobile et comme fascin. Ces tresde pierre schizophrnes vivent dans un paysage lunaire rigi-difi, dans un monde entirement statique. Ici, le mondeextrieur est aussi immobile que dedans, rien ne se passe,rien ne se produit. Ce que Minkowski appelle la synchro-nicit du devenir , savoir la marche commune naturelle dudevenir propre et du devenir du monde, semble stre icitransforme en une synchronicit de limmobilit univer-selle. On trouve ici aussi lermite fou de Wackenroder, quidans la contre sauvage de sa fort soccupe, avec unefrnsie furieuse, faire tourner une roue invisible sans inter-ruption, dans une motricit authentiquement schizophrne,pour maintenir ainsi en marche le monde et le temps.

    Il est certain que la stupeur dpressive et la perte schizo-phrnique du mouvement ne reprsentent que des possibili-ts extrmes dun trouble du dveloppement temporel, quipermet de reconnatre divers degrs de ralentissement, desuspension, de stagnation ou darrt, ds que lon a com-menc suivre ces possibilits.

    Le temps ne me permet pas dtre plus complet ici. Il y acependant un deuxime problme principal dans ces domai-nes, cest llaboration de chaque trouble fondamental danschaque cas quil conditionne. Vous avez vu que je considreeffectivement laltration du devenir temporel comme le symptme axial ou le trouble fondamental de ladpression endogne, mais aussi, je voudrais le dire tout desuite, de la maladie obsessionnelle. Toutefois, ce qui distin-gue la dpression endogne et la maladie obsessionnelle,cest le mode dlaboration qui choit au trouble basal.Dj, llaboration du trouble fondamental dans le domainede la dpression endogne varie de cas en cas, selon quilsagit de tableaux cliniques dans lesquels prdominent desformations dpressives dlirantes ou des obsessions dpres-sives, ou des phnomnes de dpersonnalisation ou le loss offeeling, ou la scission de la personnalit au sens de la

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  • mlancolie sjonctive (la pseudomlancolie de Juliusbur-ger), ou lagitation ou simplement des inhibitions dysthymi-ques. Une thorie systmatique de la mlancolie(Melancholie) ne sera possible que quand ces modalitsdlaboration seront tires au clair et rapportes au troublebasal du devenir temporel. Mais ce qui sapplique cettealtration fondamentale du devenir temporel, cest quellenapparat jamais en tant que telle dans la conscience delhomme, mais quelle reste elle-mme constamment ano-nyme et cache en dterminant la symptomatologie dechaque tableau clinique. Ce nest pas le clinicien, mais uni-quement le psychopathologue, qui a la tche de rvler queles divers tableaux cliniques sont des formes dlaborationdu trouble basal, daltration du devenir temporel, tantacquis que pour lui, la question premire de savoir dansquelle mesure dj les diffrences de degr du troublebasal dterminent, ct du mode de son laboration, lasymptomatologie de chaque cas, est tout aussi importante.

    Il est impossible de suivre les questions souleves icidune manire systmatique. Seules quelques remarquesclaireront lorientation de la recherche ncessaire ici etdes tches qui soffrent elle. Par exemple, on ne peut douterque chez le dpressif, laltration de sa rfrence laveniraltre aussi fondamentalement le tableau de ses possibilitsde dploiement. Souvenez-vous des plaintes des dpressifs,qui disent quils sont sur le point de se ruiner, de dprir ;quils perdent leur force, leurs aptitudes, leur bien-tre, leurvaleur, leur facult tout point de vue. La catgorie dudevenir-sans-cesse-moins domine souvent le tableau que ledpressif se fait de son propre avenir. Mais cela veut dire quepour le dpressif, le temps nest pas le mdium de sondploiement, de sa croissance, de son devenir-plus et deson augmentation comme pour le sujet sain, mais inverse-ment : le mdium de son devenir-moins et de son prclite-ment. Le devenir est expriment comme un d-devenir.Lavenir se prsente donc lui comme menaant et inqui-tant, charg de catastrophes et de naufrages, quaucunepossibilit daccomplissement et daction ne peut viter.

    Mais il est tout aussi certain que laltration dpressive dela rfrence lavenir altre fondamentalement lefficiencedu pass. Plus la voie menant lavenir est barre, plus ledpressif subit la domination du pass. Ce nest pas danslavenir, dans la possibilit de changer celui-ci par son actionquil cherche le salut, mais dans un effort vain pour changerle pass, qui rvle face ces efforts justement son autono-mie impitoyable. Do linclination de certains maladesmlancoliques, dans une rptition infinie, remuer ce quisest pass avec des tournures comme : Si je navais pasfait ceci et cela, je ne serais pas devenu malade Si celane stait pas produit lpoque, tout serait diffrentaujourdhui , etc. Le malade se sent fix et dtermin parle pass et donne lassaut dune manire impuissante cetassujettissement au pass.

    Ou bien les catastrophes quil dplace dans lavenir etredoute sont, en vertu de ce qui sest produit, pour ainsidire dj arrives. Ici, nous nous trouvons dj prs dudomaine du dlire dpressif. Un collgue croit avoir ngligles dispositifs hyginiques de son sanatorium pour tubercu-leux. Un fleuve proche a donc t empoisonn et a conta-min une large partie de la population des habitants. Il est un meurtrier de milliers dhommes , et dj, les masses sonten route pour le lyncher . Les pas devant sa porte annon-cent leur arrive, et sa mort va avoir lieu dans la secondesuivante . Sil va mieux, il voit la catastrophe encore unedistance lointaine, plus il va mal, cest--dire plus sontrouble fondamental simpose, et plus le prsent se ratatineau niveau dune transition presque atemporelle entre la fautedautrefois et le chtiment qui pie devant sa porte. On voitici, de la faon la plus nette, laspect de plus en plus dfinitifde ltre-dtermin par le pass, dpendant dun ratatine-ment du champ de lavenir.

    En gnral, le rle que les sentiments de culpabilit jouentdans la dpression endogne ne peut tre expliqu que par larestructuration temporelle de leur avnement fondamental.Normalement, toute vie est plus ou moins place sous unecertaine pression de faute. Le problme est que cette pressionest peine sentie par le sujet sain, alors que le dpressiflexprimente, selon son type, souvent dune manirecontraignante et mme excessive. Normalement, lhommese purifie justement de ses actes manqus ou de ses omis-sions non pas tant en revenant sur le lieu de son omission oude son acte manqu, mais en laissant derrire lui la fautesingulire particulire, pour, continuant davancer danslavenir, dposer la faute gnrale du Dasein dans une figu-ration accrue daction, duvre et damour. Si cette progres-sion dans lavenir est rendue impossible par le troubledpressif du devenir, alors la signification dterminante dela faute passe saltre. Elle prend le caractre de lirrvoca-bilit, de lincorrigibilit et de la dfinitivet et devient lefacteur dominant du sentiment de soi dpressif.

    Il faudrait comprendre de la mme manire le dlire depetitesse dpressif, les ides de ruine et les ides hypocon-driaques, etc., comme des modalits dlaboration du troubledpressif du devenir temporel. Mais le temps presse, et nousdevons seulement, pour conclure, jeter encore un regard surla maladie obsessionnelle. Cest justement le malade obses-sionnel qui est propre ouvrir la voie la comprhension dela grande diffrence des tableaux cliniques qui, alors quilexiste une parent plus ou moins grande du trouble fonda-mental, naissent de ce que le mode dlaboration est spci-fique. Il est naturellement impossible de dvelopper, ici,la thorie de la maladie obsessionnelle : je dois sous cetaspect renvoyer mon crit dans le recueil en lhonneur deBonhoeffer, Le monde du malade obsessionnel , et, parailleurs, nclairer que quelques points de vue importantspour notre thme.

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  • Mme chez le malade obsessionnel, le trouble fonda-mental consiste en une lsion du devenir temporel, maisseule llaboration particulire de ce trouble fondamentaldtermine le tableau clinique. Parmi la multiplicit desthmes, je nen choisirai que deux. Lun doit montrer, aumoyen dun bref exemple, queffectivement un trouble dudevenir temporel constitue la maladie fondamentale desanancastes, le second doit dmontrer dune manire cursivele mode de leur laboration.

    On a souvent affirm, juste titre, que le malade obsession-nel ne peut pas conclure . Janet parle dune action determinaison que le malade obsessionnel ne peut accomplir,E. Straus dun ne-pas-pouvoir-liquider , tout en insistant surle fait que lon ne peut liquider le pass quen avanant danslavenir. Maintenant, il sagit dun malade que le mdecin sur-prend alors quil est entirement habill, prt sortir, debout aumilieu de la pice et qui dclare quil ne peut sortir parce quilne sait pas sil a mis son manteau. Lexploration prcise mon-tre, premirement, quil a trs bien mis son manteau pourlintelligence , mais pas pour son sentiment . Deuxime-ment, quau lieu de sortir par la porte, il soccupe rcapitulerencore nombre de fois si certains crmoniels, qui relvent dela mise du manteau, ont rellement t exactement accompliset sils ont permis de protger avec succs des souillures secr-tement redoutes du manteau et de lui-mme. Ainsi, il nebouge pas de sa place, et nous sommes forcs de comprendrele fait trange quun homme peut avoir fait une action au sensde la ralisation dune fin (mettre le manteau), sans quelle aitt rellement faite pour son vcu. Et ce, parce que le troublede son devenir temporel ne permet pas laccomplissement delavance du devenir qui prte nos actes, outre leur signifi-cation finale, aussi un sens vital. Nous voyons ici trsnettement que lincapacit conclure, liquider est, chez lemalade obsessionnel, lexpression dune mise larrt dudevenir temporel. Le malade nentre pas dans ses actions ausens du devenir, et cest pourquoi elles sont aussi pour sonsentiment : comme non accomplies. Arrt par cette absencedu mouvement vital intrieur, il navance pas, il napparat pasde pas nouveaux, ouvrant lavenir. Ainsi, se tourmente-t-ilsous la forme dune compulsion de rptition et dercapitulation, qui est en mme temps une compulsion decontrle, vainement, pour amener quand mme la conclusiondu pass, qui en vrit nest pas pass.

    Mais ce qui est particulier, cest que le crmoniel de lanvrose obsessionnelle est cens servir dfendre contre unepossible souillure. Nous savons tous quel rle dominantjoue, dans la maladie obsessionnelle, la salet, le cadav-rique ou le pourrissant (Straus), et que toute action sedissout dans le combat et la dfense contre elle. Ici, nous

    nous trouvons en face de llaboration spcifique de linhi-bition basale du devenir par le malade obsessionnel. Leparticulier de cette laboration rside en ce que, chez lemalade obsessionnel, la signification dformante du troubledu devenir prend une signification pathoplastique. Lemalade obsessionnel est la preuve clatante que le troubledu devenir a une signification dformante de ce genre quipeut prendre une forme qui dtermine les symptmes. Il estdomin par limage dune possible souillure et est saisi parelle en permanence, en dpit de toutes ses dfenses. Le lan-gage populaire reconnat ce rapport entre souillure et deveniraltr quand il dit qui repose rouille et est donc soumis une tendance destructrice, dformante. Non elevarsi estlabi , dit Franz von Baader en variant sur ce thme, leau stagnante pourrit , qui navance pas recule .Mais la souillure nest quun cas spcial, vrai dire particu-lirement impressionnant, de cette diminution qui assaille lavie stagnante. Lincapacit se dbarrasser du pass semanifeste dans la hantise anancastique par les sentimentsde souillure. Le pass doit tre dpos comme la selle, lasalet, etc., et la vie saine, qui savance vers lavenir, dposeconstamment le pass, que ce soit expressment, que ce soitdans la constitution gnrale du pouvoir, elle le laisse der-rire elle, le repousse, se purifie de lui. Il en va autrementchez le malade obsessionnel. Ici, le pass ne prend pas laforme du parfait, il assaille en tant que non liquid et inondele malade dans les symboles de limpur, du sale ou du mort.Cest une antifigure oppose, hostile la vie laquelle estfigure toujours en devenir , qui menace le malade, et ellemenace par la salet, la souillure, la putrfaction, de purssymboles dune tendance prjudiciable la personnalit,ses valeurs, sa beaut, sa perfection. Non seulementlanancaste est coup de la possibilit dexister au-del desoi, mais encore il est rabaiss du ct de lexistence-au-dessous-de-soi, dont la hantise par les non-formesdans les images du salissement, de la souillure, du pch,etc. est la comparaison efficiente. Le comportement anancas-tique doit tre compris comme une dfense contre lespuissances sans forme, une dfense impuissante, car lorien-tation vers le d-devenir et le d-tre est dtermine parlexclusion de lavenir, en fin de compte inconnu dans sanature, et simpose sans cesse malgr toutes les mesures dedfense.

    Cest assez en ce qui concerne linhibition du devenir dutemps intrieur dans la maladie obsessionnelle. Vous voyezque nous ne pouvons parvenir comprendre la maladieobsessionnelle et la dpression endogne que quand nouspartons du trouble fondamental de lavnement temporel etdu devenir.

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