Genet, Jean - Quatre heures à Chatila

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  • 8/7/2019 Genet, Jean - Quatre heures Chatila

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    Jean Genet(Version intgrale: les passages supprims par la rdaction de la Revue d'Etudes Palestiniennes,lorsqu'elle publia ce texte dans son n 6, le 1er janvier 1983, ont t rtablis ici, partir des notescontenues dans le volume posthume de Jean Genet, L'Ennemi dclar -- Textes et entretiens,Gallimard, 1991, p. 408. Ils sont ici visibles en caractres gras.)

    Quatre heures Chatila

    "A Chatila, Sabra, des non-juifs ont massacr des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il ?"Menahem Begin ( la Knesset).

    Personne, ni rien, aucune technique du rcit, ne dira ce que furent les six mois passs par lesfeddayin dans les montagnes de Jerash et d'Ajloun en Jordanie, ni surtout leurs premiressemaines. Donner un compte rendu des vnements, tablir la chronologie, les russites et leserreurs de l'OLP, d'autres l'ont fait. L'air du temps, la couleur du ciel, de la terre et des arbres, onpourra les dire, mais jamais faire sentir la lgre brit, la dmarche au-dessus de la poussire,

    l'clat des yeux, la transparence des rapports non seulement entre feddayin, mais entre eux et leschefs. Tout, tous, sous les arbres, taient frmissants, rieurs, merveills par une vie si nouvellepour tous, et dans ces frmissements quelque chose d'trangement fixe, aux aguets, rserv,protg comme quelqu'un qui prie sans rien dire. Tout tait tous. Chacun en lui-mme taitseul. Et peut-tre non. En somme souriants et hagards. La rgion jordanienne o ils s'taientreplis, selon un choix politique, tait un primtre allant de la frontire syrienne Salt, pour lalongueur, dlimite par le Jourdain et par la route de Jerash Irbid. Cette grande longueur taitd'environ soixante kilomtres, sa profondeur vingt d'une rgion trs montagneuse couverte dechnes verts, de petits villages jordaniens et d'une culture assez maigre. Sous les bois et sous lestentes camoufles les feddayin avaient dispos des units de combattants et des armes lgres etsemi-lourdes. Une fois sur place, l'artillerie, dirige surtout contre d'ventuelles oprations

    jordaniennes, les jeunes soldats entretenaient les armes, les dmontaient pour les nettoyer, lesgraisser, et les remontaient toute vitesse. Quelques-uns russissaient l'exploit de dmonter etremonter les armes les yeux bands afin de pouvoir le russir la nuit. Entre chaque soldat et sonarme s'tait tabli un rapport amoureux et magique.[4] Comme les feddayin avaient quitt depuis peu l'adolescence, le fusil en tant qu'arme tait lesigne de la virilit triomphante, et apportait la certitude d'tre. L'agressivit disparaissait: le souriremontrait les dents.Pour le reste du temps, les feddayin buvaient du th, critiquaient leurs chefs et les gens riches,palestiniens et autres, insultaient Isral, mais parlaient surtout de la rvolution, de celle qu'ilsmenaient et de celle qu'ils allaient entreprendre.Pour moi, qu'il soit plac dans le titre, dans le corps d'un article, sur un tract, le mot &laqno;

    Palestiniens voque immdiatement des feddayin dans un lieu prcis -- la Jordanie -- et unepoque que l'on peut dater facilement: : octobre, novembre, dcembre 70, janvier, fvrier, mars,avril 1971. C'est ce moment-l et c'est l que je connus la Rvolution palestinienne.L'extraordinaire vidence de ce qui avait lieu, la force de ce bonheur d'tre se nomme aussi labeaut.Il se passa dix ans et je ne sus rien d'eux, sauf que les feddayin taient au Liban. La presseeuropenne parlait du peuple palestinien avec dsinvolture, ddain mme. Et soudain, Beyrouth-Ouest.* * *Une photographie a deux dimensions, l'cran du tlviseur aussi, ni l'un ni l'autre ne peuvent treparcourus. D'un mur l'autre d'une rue, arqus ou arc-bouts, les pieds poussant un mur et la tte

    s'appuyant l'autre, les cadavres, noirs et gonfls, que je devais enjamber taient tous palestinienset libanais. Pour moi comme pour ce qui restait de la population, la circulation Chatila et

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    Sabra ressembla un jeu de saute-mouton. Un enfant mort peut quelquefois bloquer les rues,elles sont si troites, presque minces et les morts si nombreux. Leur odeur est sans doutefamilire aux vieillards : elle ne m'incommodait pas. Mais que de mouches. Si je soulevais lemouchoir ou le journal arabe pos sur une tte, je les drangeais. Rendues furieuses par mongeste, elles venaient en essaim sur le dos de ma main et essayaient de s'y nourrir. Le premier

    cadavre que je vis tait celui d'un homme de cinquante ou soixante ans. Il aurait eu une couronnede cheveux blancs si une blessure (un coup de hache, il m'a sembl) n'avait ouvert le crne. Unepartie de la cervelle noircie tait terre, ct de la tte. Tout le corps tait couch sur une marede sang, noir et coagul. La ceinture n'tait pas boucle, le pantalon tenait par un seul bouton. Lespieds et les jambes du mort taient nus, noirs, violets et mauves: peut-tre avait-il t surpris lanuit ou l'aurore ? Il se sauvait ? Il tait couch dans une petite ruelle droite immdiatement decette entre du camp de Chatila qui est en face de l'Ambassade du Koweit. Le massacre deChatila se fit-il dans les murmures ou dans un silence total, si les Israliens, soldats et officiers,prtendent n'avoir rien entendu, ne s'tre douts de rien alors qu'ils occupaient ce btiment,depuis le mercredi aprs-midi ?La photographie ne saisit pas les mouches ni l'odeur blanche et paisse de la

    [5] mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu'il faut faire quand on va d'un cadavre l'autre.Si l'on regarde attentivement un mort, il se passe un phnomne curieux : l'absence de vie dans cecorps quivaut une absence totale du corps ou plutt son recul ininterrompu. Mme si on s'enapproche, croit-on, on ne le touchera jamais. Cela si on le contemple. Mais un geste fait en sadirection, qu'on se baisse prs de lui, qu'on dplace un bras, un doigt, il est soudain trs prsent etpresque amical.L'amour et la mort. Ces deux termes s'associent trs vite quand l'un est crit. Il m'a fallu aller Chatila pour percevoir l'obscnit de l'amour et l'obscnit de la mort. Les corps, dans les deuxcas, n'ont plus rien cacher : postures, contorsions, gestes, signes, silences mmes appartiennent un monde et l'autre. Le corps d'un homme de trente trente-cinq ans tait couch sur leventre. Comme si tout le corps n'tait qu'une vessie en forme d'homme, il avait gonfl sous le

    soleil et par la chimie de dcomposition jusqu' tendre le pantalon qui risquait d'clater aux fesseset aux cuisses. La seule partie du visage que je pus voir tait violette et noire. Un peu plus hautque le genou, la cuisse replie montrait une plaie, sous l'toffe dchire. Origine de la plaie : unebaonnette, un couteau, un poignard ? Des mouches sur la plaie et autour d'elle. La tte plusgrosse qu'une pastque -- une pastque noire. Je demandai son nom, il tait musulman.-- Qui est-ce ?-- Palestinien, me rpondit en franais un homme d'une quarantaine d'annes. Voyez ce qu'ils ontfait.Il tira sur la couverture qui couvrait les pieds et une partie des jambes. Les mollets taient nus,noirs et gonfls. Les pieds, chausss de brodequins noirs, non lacs, et les chevilles des deux piedstaient serres, et trs fortement, par le nud d'une corde solide -- sa solidit tait visible --

    d'environ trois mtres de long, que je disposai afin que madame S. (amricaine) puissephotographier avec prcision. Je demandai l'homme de quarante ans si je pouvais voir le visage.-- Si vous voulez, mais voyez-le vous-mme.-- Vous voulez m'aider tourner sa tte ?-- Non.-- L'a-t-on tir travers les rues avec cette corde ?-- Je ne sais pas, monsieur.-- Qui l'a li ?-- Je ne sais pas, monsieur.-- Les gens du commandant Haddad ?-- Je ne sais pas.

    -- Les Israliens ?-- Je ne sais pas.

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    " Il sera trs facile Isral de se dgager de toutes les accusations. Des journalistes dans tous lesjournaux europens s'emploient dj les innocenter : aucun ne dira que pendant les nuits dejeudi vendredi et vendredi samedi on parlait hbreu Chatila. " C'est ce que me dit un autreLibanais.La femme palestinienne -- car je ne pouvais pas sortir de Chatila sans aller d'un cadavre l'autre

    et ce jeu de l'oie aboutirait fatalement ce prodige : Chatila et Sabra rass avec batailles del'immobilier afin de reconstruire sur ce cimetire trs plat -- la femme palestinienne taitprobablement ge car elle avait des cheveux gris. Elle tait tendue sur le dos, dpose ou laissel sur des moellons, des briques, des barres de fer tordues, sans confort. D'abord j'ai t tonnpar une trange torsade de corde et d'toffe qui allait d'un poignet l'autre, tenant ainsi les deuxbras carts horizontaux, comme crucifis. Le visage noir et gonfl, tourn vers le ciel, montraitune bouche ouverte, noire de mouches, avec des dents qui me semblrent trs blanches, visagequi paraissait, sans qu'un muscle ne bouget, soit grimacer soit sourire ou hurler d'un hurlementsilencieux et ininterrompu. Ses bas taient en laine noire, la robe fleurs roses et grises,lgrement retrousse ou trop courte, je ne sais pas, laissait voir le haut des mollets noirs etgonfls, toujours avec de dlicates teintes mauves auxquelles rpondaient un mauve et un violet

    semblable aux joues. taient-ce des ecchymoses ou le naturel effet du pourrissement au soleil ?-- Est-ce qu'on l'a frappe coups de crosse ?-- Regardez, monsieur, regardez ses mains.Je n'avais pas remarqu. Les doigts des deux mains taient en ventail et les dix doigts taientcoups comme avec une cisaille de jardinier. Des soldats, en riant comme des gosses et enchantant joyeusement, s'taient probablement amuss en dcouvrant cette cisaille et en l'utilisant.-- Regardez, monsieur.Les bouts des doigts, les phalangettes, avec l'ongle, taient dans la poussire. Le jeune homme quime montrait, avec naturel, sans aucune emphase, le supplice des morts, remit tranquillement unetoffe sur le visage et sur les mains de la femme palestinienne, et un carton rugueux sur sesjambes. Je ne distinguai plus qu'un amas d'toffe rose et grise, survol de mouches.

    [8] Trois jeunes gens m'entranaient dans une ruelle.-- Entrez, monsieur, nous on vous attend dehors.La premire pice tait ce qui restait d'une maison de deux tages. Pice assez calme, accueillantemme, un essai de bonheur, peut-tre un bonheur russi avait t fait avec des restes, avec ce quisurvit d'une mousse dans un pan de mur dtruit, avec ce que je crus d'abord tre trois fauteuils,en fait trois siges d'une voiture (peut-tre d'une mercds au rebut), un canap avec des coussinstaills dans une toffe fleurs de couleurs criardes et de dessins styliss, un petit poste de radiosilencieux, deux candlabres teints. Pice assez calme, mme avec le tapis de douilles... Uneporte battit comme s'il y avait un courant d'air. J'avanais sur les douilles et je poussai la porte quis'ouvrait dans le sens de l'autre pice, mais il me fallut forcer : le talon d'un soulier tigel'empchait de me laisser le passage, talon d'un cadavre couch sur le dos, prs de deux autres

    cadavres d'hommes couchs sur le ventre, et reposant tous sur un autre tapis de douilles decuivre. Je faillis plusieurs fois tomber cause d'elles.Au fond de cette pice, une autre porte tait ouverte, sans serrure, sans loquet. J'enjambai lesmorts comme on franchit des gouffres. La pice contenait, entasss sur un seul lit, quatrecadavres d'hommes, l'un sur l'autre, comme si chacun d'eux avait eu la prcaution de protgercelui qui tait sous lui ou qu'ils aient t saisis par un rut rotique en dcomposition. Cet amas deboucliers sentait fort, il ne sentait pas mauvais. L'odeur et les mouches avaient, me semblait-il,l'habitude de moi. Je ne drangeais plus rien de ces ruines et de ce calme.-- Dans la nuit de jeudi vendredi, durant celles de vendredi samedi et samedi dimanche,personne ne les a veills, pensai-je.Et pourtant il me semblait que quelqu'un tait pass avant moi prs de ces morts et aprs leur

    mort. Les trois jeunes gens m'attendaient assez loin de la maison, un mouchoir sur les narines.

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    C'est alors, en sortant de la maison, que j'eus comme un accs de soudaine et lgre folie qui mefit presque sourire. Je me dis qu'on n'aurait jamais assez de planches ni de menuisiers pour fairedes cercueils. Et puis, pourquoi des cercueils ? Les morts et les mortes taient tous musulmansqu'on coud dans des linceuls. Quels mtrages il faudrait pour ensevelir tant de morts ? Etcombien de prires. Ce qui manquait en ce lieu, je m'en rendis compte, c'tait la scansion des

    prires.-- Venez, monsieur, venez vite.Il est temps d'crire que cette soudaine et trs momentane folie qui me fit compter des mtresde tissu blanc donna ma dmarche une vivacit presque allgre, et qu'elle fut peut-tre causepar la rflexion, entendue la veille, d'une amie palestinienne.-- J'attendais qu'on m'apporte mes cls (quelles cls : de sa voiture, de sa maison, je ne sais plusque le mot cls), un vieil homme est pass en courant. -- O vas-tu ? -- Chercher de l'aide. Je suisle fossoyeur. Ils ont bombard le cimetire. Tous les os des morts sont l'air. Il faut m'aider ramasser les os.Cette amie est, je crois, chrtienne. Elle me dit encore :[9] " Quand la bombe vide -- dite implosion -- a tu deux cent cinquante personnes, nous

    n'avions qu'une seule caisse. Les hommes ont creus une fosse commune dans le cimetire del'glise orthodoxe. On remplissait la caisse et on allait la vider. On a fait le va-et-vient sous lesbombes, en dgageant les corps et les membres comme on pouvait. "Depuis trois mois les mains avaient une double fonction : le jour, saisir et toucher, la nuit, voir.Les coupures d'lectricit obligeaient cette ducation d'aveugles, comme l'escalade, bi outriquotidienne de la falaise de marbre blanc, les huit tages de l'escalier. On avait d remplir d'eautous les rcipients de la maison. Le tlphone fut coup quand entrrent Beyrouth-Ouest, lessoldats israliens et avec eux les inscriptions hbraques. Les routes le furent aussi autour deBeyrouth. Les chars Merkeba toujours en mouvement indiquaient qu'ils surveillaient toute la villeet en mme temps on devinait leurs occupants effrays que les chars ne deviennent une cible fixe.Certainement ils redoutaient l'activit de morabitounes et celle des feddayin qui avaient pu rester

    dans les secteurs de Beyrouth-Ouest.Le lendemain de l'entre de l'arme isralienne nous tions prisonniers, or il m'a semble que lesenvahisseurs taient moins craints que mpriss, ils causaient moins d'effroi que de dgot.Aucun soldat ne riait ni ne souriait. Le temps ici n'tait certainement pas aux jets de riz ni defleursLe pre de Bchir, Pierre Gemayel, parut la rlvision libanaise, visage maigre aux arcadessourcilires trs creuses et pleines d'ombre, aux lvres trs minces. Une seule expression : lacruaut nue.Depuis que les routes taient coupes, le tlphone silencieux, priv de communication avec lereste du monde, pour la premire fois de ma vie je me sentis devenir palestinien et har Isral.A la Cit sportive, prs de la route Beyrouth-Damas, stade dj presque dtruit par les pilonnages

    des avions, les Libanais livrent aux officiers israliens des amas d'armes, parat-il, toutesdtriores volontairement.Dans l'appartement que j'occupe, chacun a son poste de radio. On coute Radio-Katab, Radio-Morabitounes, Radio-Amman, Radio-Jrusalem (en franais), Radio-Liban. On fait sans doute lamme chose dans chaque appartement." Nous sommes relis Isral par de nombreux courants qui nous apportent des bombes, deschars, des soldats, des fruits, des lgumes; ils emportent en Palestine nos soldats, nos enfants... enun va-et-vient continu qui ne cesse plus, comme, disent-ils, nous sommes relis eux depuisAbraham, dans sa descendance, dans sa langue, dans la mme origine... " (un feddai palestinien). "Bref, ajoute-t-il, ils nous envahissent, ils nous gavent, ils nous touffent et voudraient nousembrasser. Ils disent qu'ils sont nos cousins. Ils sont trs attrists de voir qu'on se dtourne d'eux.

    Ils doivent tre furieux contre nous et contre eux-mmes. "* * *

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    L'affirmation d'une beaut propre aux rvolutionnaires pose pas mal de difficults. On sait -- onsuppose -- que les enfants jeunes ou des adolescents vivant dans des milieux anciens et svres,ont une beaut de visage, de corps, de mouvements, de regards, assez proche de la beaut desfeddayin. L'explication est peut[10] tre celle-ci : brisant les ordres archaques, une libert neuve se fraye travers les peaux

    mortes, et les pres et les grands-pres auront du mal teindre l'clat des yeux, le voltage destempes, l'allgresse du sang dans les veines.Sur les bases palestiniennes, au printemps de 1971, la beaut tait subtilement diffuse dans unefort anime par la libert des feddayin. Dans les camps c'tait une beaut encore diffrente, unpeu plus touffe, qui s'tablissait par le rgne des femmes et des enfants. Les camps recevaientune sorte de lumire venue des bases de combat et quant aux femmes, l'explication de leur clatncessiterait un long et complexe dbat. Plus encore que les hommes, plus que les feddayin aucombat, les femmes palestiniennes paraissaient assez fortes pour soutenir la rsistance et accepterles nouveauts d'une rvolution. Elles avaient dj dsobi aux coutumes : regard direct soutenantle regard des hommes, refus du voile, cheveux visibles quelquefois compltement nus, voix sansflure. La plus courte et la plus prosaque de leurs dmarches tait le fragment d'une avance trs

    sure vers un ordre nouveau, donc inconnu d'elles, mais o elles pressentaient pour elles-mmes lalibration comme un bain et pour les hommes une fiert lumineuse. Elles taient prtes devenir la fois l'pouse et la mre des hros comme elles l'taient dj de leurs hommes.Dans les bois d'Ajloun, les feddayin rvaient peut-tre des filles, il semble plutt que chacundessint sur lui-mme -- ou modelt par ses gestes -- une fille colle contre lui, d'o cette grce etcette force -- avec leurs rires amuss -- des feddayin en armes. Nous n'tions pas seulement dansl'ore d'une pr-rvolution mais dans une indistincte sensualit. Un givre raidissant chaque gestelui donnait sa douceur .Toujours, et tous les jours pendant un mois, Ajloun toujours, j'ai vu une femme maigre maisforte, accroupie dans le froid, mais accroupie comme les Indiens des Andes, certains Africainsnoirs, les Intouchables de Tokyo, les Tziganes sur un marche, en position de dpart soudain, s'il y

    a danger, sous les arbres, devant le poste de garde -- une petite maison en dur, maonne trsvite. Elle attendait, pieds nus, dans sa robe noire, galonne son rebord et au rebord desmanches. Son visage tait svre mais non hargneux, fatigu mais non lass. Le responsable ducommando prparait une pice peu prs nue, puis il lui faisait signe. Elle entrait dans la pice.Refermait la porte, mais non cl. Puis elle sortait, sans dire un mot, sans sourire, sur ses deuxpieds nus elle retournait, trs droite, jusqu' Jerash, et au camp de Baq'a. Dans la chambre,rserve pour elle dans le poste de garde, j'ai su qu'elle enlevait ses deux jupes noires, dtachaittoutes les enveloppes et les lettres qui y taient cousues, en faisait un paquet, cognait un petitcoup la porte. Remettait les lettres au responsable, sortait, partait sans avoir dit un mot. Ellerevenait le lendemain.D'autres femmes, plus ges que celle-l, riaient de n'avoir pour foyer que trois pierres noircies

    qu'elles nommaient en riant, Djebel Hussein (Amman) : " notre maison ". Avec quelle voixenfantine elles me montraient les trois pierres, et quelquefois la braise allume en disant, rieuses :&laqno; Drna. Ces vieilles femmes ne fai[11] saient partie ni de la rvolution, ni de la rsistance palestiniennes : elles taient la gaiet quin'espre plus. Le soleil sur elles, continuait sa courbe. Un bras ou un doigt tendu proposait uneombre toujours plus maigre. Mais quel sol ? Jordanien par l'effet d'une fiction administrative etpolitique dcide par la France, l'Angleterre, la Turquie, l'Amrique... " La gaiet qui n'espre plus", la plus joyeuse car la plus dsespre. Elles voyaient encore une Palestine qui n'existait plusquand elles avaient seize ans, mais enfin elles avaient un sol. Elles n'taient ni dessous ni dessus,dans un espace inquitant ou le moindre mouvement serait un faux mouvement. Sous les piedsnus de ces tragdiennes octognaires et suprmement lgantes, la terre tait ferme ? C'tait de

    moins en moins vrai. Quand elles avaient fui Hebron sous les menaces israliennes, la terre iciparaissait solide, chacun s'y faisait lger et s'y mouvait sensuellement dans la langue arabe. Les

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    temps passant, il semblait que cette terre prouvt ceci : les Palestiniens taient de moins enmoins supportables en mme temps que ces Palestiniens, ces paysans, dcouvraient la mobilit, lamarche, la course, le jeu des ides redistribues presque chaque jour comme des cartes jouer, lesarmes, montes, dmontes, utilises. Chacune des femmes, tour de rle, prend la parole. Ellesrient. On rapporte de l'une d'elles une phrase:

    -- Des hros ! Quelle blague. J'en ai fait et fess cinq ou six qui sont au djebel. Je les ai torchs. Jesais ce qu'ils valent, et je peux en faire d'autres.Dans le ciel toujours bleu le soleil a poursuivi sa courbe, mais il est encore chaud. Cestragdiennes la fois se souviennent et imaginent. Afin d'tre plus expressives, elles pointentl'index la fin d'une priode et elles accentuent les consonnes emphatiques. Si un soldatjordanien venait passer, il serait ravi : dans le rythme des phrases il retrouverait le rythme desdanses bdouines. Sans phrases, un soldat isralien, s'il voyait ces desses, leur lcherait dans lecrne une rafale de mitraillette .* * *Ici, dans ces ruines de Chatila, il n'y a plus rien. Quelques vieilles femmes, muettes, vite refermessur une porte o un chiffon blanc est clou. Des feddayin, trs jeunes, j'en rencontrerai quelques-

    uns Damas.Le choix que l'on fait d'une communaut privilgie, en dehors de la naissance alors quel'appartenance ce peuple est native, ce choix s'opre par la grce d'une adhsion non raisonne,non que la justice n'y ait sa part, mais cette justice et toute la dfense de cette communaut sefont en vertu d'un attrait sentimental, peut-tre mme sensible, sensuel ; je suis franais, maisentirement, sans jugement, je dfends les Palestiniens. Ils ont le droit pour eux puisque je lesaime. Mais les aimerais-je si l'injustice n'en faisait pas un peuple vagabond ?Les immeubles de Beyrouth sont peu prs tous touchs, dans ce qu'on appelle encoreBeyrouth-Ouest. Ils s'affaissent de diffrentes faons : comme un mille[12] feuilles serr par les doigts d'un King-Kong gant, indiffrent et vorace, d'autres fois les troisou quatre derniers tages s'inclinent dlicieusement selon un pliss trs lgant, une sorte de

    drap libanais de l'immeuble. Si une faade est intacte, faites le tour de la maison, les autresfaades sont canardes. Si les quatre faades restent sans fissures, la bombe lche de l'avion esttombe au centre et a fait un puits de ce qui tait la cage d'escalier et de l'ascenseur.A Beyrouth-Ouest, aprs l'arrive des Israliens, S. me dit: : " La nuit tait tombe, il devait tredix-neuf heures. Tout coup un grand bruit de ferrailles, de ferrailles, de ferrailles. Tout lemonde, ma soeur, mon beau-frre et moi, nous courons au balcon. Nuit trs noire. Et de tempsen temps, comme des clairs moins de cent mtres. Tu sais que presque en face de chez nous ily a une sorte de P.C. isralien : quatre chars, une maison occupe par des soldats et des officiers,et des sentinelles. La nuit. Et le bruit de ferrailles qui se rapproche. Les clairs : quelques torcheslumineuses. Et quarante ou cinquante gamins d'environ douze treize ans qui frappaient encadence des petits jerricans de fer, soit avec des pierres, soit avec des marteaux ou autre chose. Ils

    criaient, en le rythmant trs fort : L ilh ill Allah, L Katab wa l yahoud. (Il n'est point deDieu que Dieu, Non aux Katab, non aux juifs.) "H. me dit : " Quand tu es venu Beyrouth et Damas en 1928, Damas tait dtruit. Le gnralGouraud et ses troupes, tirailleurs marocains et tunisiens, avaient tir et nettoy Damas. Qui lapopulation syrienne accusait-elle ?Moi. -- Les Syriens accusaient la France des massacres et des ruines de Damas.Lui. -- Nous accusons Isral des massacres de Chatila et de Sabra. Qu'on ne mette pas ces crimessur le seul dos de leurs suppltifs Katab. Isral est coupable d'avoir fait entrer dans les campsdeux compagnies de Katab, de leur avoir donn des ordres, de les avoir encourag durant troisjours et trois nuits, de leur avoir apport boire et manger, d'avoir clair les camps de la nuit. "Encore H., professeur d'histoire. Il me dit : " En 1917 le coup d'Abraham est rdit, ou, si tu

    veux, Dieu tait dj la prfiguration de lord Balfour. Dieu, disaient et disent encore les juifs, avaitpromis une terre de miel et de lait Abraham et sa descendance, or cette contre, qui

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    n'appartenait pas au dieu des juifs (ces terres taient pleines de dieux), cette contre tait peupledes Cananens, qui avaient aussi leurs dieux, et qui se battirent contre les troupes de Josu jusqu'leur voler cette fameuse arche d'alliance sans laquelle les juifs n'auraient pas eu de victoire.L'Angleterre qui, en 1917, ne possdait pas encore la Palestine (cette terre de miel et de lait)puisque le trait qui lui en accorde le mandat n'avait pas encore t sign.

    -- Begin prtend qu'il est venu dans le pays...-- C'est le titre d'un film : " Une si longue absence ". Ce Polonais, vous le voyez en hritier du roiSalomon ? "Dans les camps, aprs vingt ans d'exil, les rfugis rvaient de leur Palestine, personne n'osaitsavoir ni n'osait dire qu'Isral l'avait de fond en comble ravage[13] qu' la place du champ d'orge il y avait la banque, la centrale lectrique au lieu d'une vignerampante.-- On changera la barrire du champ ?-- Il faudra refaire une partie du mur prs du figuier.-- Toutes les casseroles doivent tre rouilles : toile meri acheter.-- Pourquoi pas faire mettre aussi l'lectricit dans l'curie ?

    -- Ah non, les robes brodes la main c'est fini : tu me donneras une machine coudre et une broder.La population ge des camps tait misrable, elle le fut peut-tre aussi en Palestine mais lanostalgie y fonctionnait d'une faon magique. Elle risque de rester prisonnire des charmesmalheureux des camps. Il n'est pas sr que cette fraction palestinienne les quitte avec regret. C'esten ce sens qu'un extrme dnuement est passiste. L'homme qui l'aura connu, en mme tempsque l'amertume aura connu une joie extrme, solitaire, non communicable. Les camps deJordanie, accrochs des pentes pierreuses sont nus, mais leur priphrie il y a des nudits plusdsoles : barraquements, tentes troues, habites de familles dont l'orgueil est lumineux. C'est nerien comprendre au coeur humain que nier que des hommes peuvent s'attacher et s'enorgueillirde misres visibles et cet orgueil est possible car la misre visible pour contrepoids une gloire

    cache.La solitude des morts, dans le camp de Chatila, tait encore plus sensible parce qu'ils avaient desgestes et des poses dont ils ne s'taient pas occups. Morts n'importe comment. Morts laisss l'abandon. Cependant, dans le camp, autour de nous, toutes les affections, les tendresses, lesamours flottaient, la recherche des Palestiniens qui n'y rpondraient plus.-- Comment dire leurs parents, qui sont partis avec Arafat, confiants dans les promesses deReagan, de Mitterrand, de Pertini, qui les avaient assurs qu'on ne toucherait pas la populationcivile des camps ? Comment dire qu'on laiss massacrer les enfants, les vieillards, les femmes, etqu'on abandonne leurs cadavres sans prires ? Comment leur apprendre qu'on ignore ou ils sontenterrs ?Les massacres n'eurent pas lieu en silence et dans l'obscurit. claires par les fuses lumineuses

    israliennes, les oreilles israliennes taient, ds le jeudi soir, l'coute de Chatila. Quelles ftes,quelles bombances se sont droules l o la mort semblait participer aux joyeusets des soldatsivres de vin, ivres de haine, et sans doute ivres de la joie de plaire l'arme isralienne quicoutait, regardait, encourageait, tanait. Je n'ai pas vu cette arme isralienne l'coute et l'il.J'ai vu ce qu'elle a fait.

    A l'argument: " Que gagnait Isral assassiner Bchir : entrer Beyrouth, rtablir l'ordre etviter le bain de sang. "-- Que gagnait Isral massacrer Chatila ? Rponse : " Que gagnait-il entrer au Liban ? Quegagnait-il bombarder pendant deux mois la population civile : chasser et dtruire lesPalestiniens. Que voulait-il gagner Chatila: dtruire les Palestiniens. "

    Il tue des hommes, il tue des morts. Il rase Chatila. Il n'est pas absent de la sp

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    [14] culation immobilire sur le terrain amnag : c'est cinq millions anciens le mtre carr encoreravag. Mais " propre " ce sera ?...Je l'cris Beyrouth o, peut-tre cause du voisinage de la mort, encore fleur de terre, tout estplus vrai qu'en France : tout semble se passer comme si, lass, accabl d'tre un exemple, d'treintouchable, d'exploiter ce qu'il croit tre devenu : la sainte inquisitoriale et vengeresse, Isral

    avait dcid de se laisser juger froidement." Le peuple juif, bien loin d'tre le plus malheureux de la terre, - les Indiens des Andes vont plusau fond dans la misre et l'abandon - comme il a fait croire au gnocide alors qu'en Amrique, desJuifs, riches ou pauvres, taient en rserve de sperme pour la procration, pour la continuit dupeuple " lu ", enfin grce une mtamorphose savante mais prvisible, le voil tel qu'il seprparait depuis longtemps : un pouvoir temporel excrable, colonisateur comme on ne l'ose plusgure, devenu l'Instance Dfinitive qu'il doit sa longue maldiction autant qu' son lection.Dans ce pouvoir excrable il s'enfonce tellement loin qu'on peut se demander, une fois de plusdans son histoire, s'il ne veut pas, mritant l'unanime condamnation, retrouver son destin depeuple errant, humili, au pouvoir souterrain. Il s'est, cette fois, trop expos dans la lumireterrible des massacres qu'il a cess de subir mais qu'il inflige, et il veut retrouver l'ombre

    d'autrefois pour redevenir, supposant l'avoir t, le " sel de la terre ".Mais alors quelle dmarche !L'Union sovitique, les pays arabes, aussi veules soient-ils, en refusant d'intervenir dans cetteguerre, auraient donc permis Isral d'apparatre enfin aux yeux du monde et en plein soleil,comme un dment parmi les nations ? .De nombreuses questions restent poses :Si les Israliens n'ont fait qu'clairer le camp, l'couter, entendre les coups de feu tirs par tant demunitions dont j'ai foul les douilles (des dizaines de milliers), qui tirait rellement ? Qui, entuant, risquait sa peau ? Phalangistes ? Haddadistes ? Qui ? Et combien ?O sont passes les armes qui ont fait toutes ces morts ? Et o les armes de ceux qui se sontdfendus ? Dans la partie du camp que j'ai visite, je n'ai vu que deux armes antichar non

    employes.Comment sont entrs les assassins dans les camps ? Les Israliens taient-ils toutes les issuescommandant Chatila ? En tout cas, le jeudi ils taient dj l'hpital de Acca, face uneouverture du camp.On a crit, dans les journaux, que les Israliens sont entrs dans le camp de Chatila ds qu'ils ontconnu les massacres, et qu'ils les ont fait cesser aussitt, donc le samedi. Mais qu'ont-ils fait desmassacreurs, qui sont partis o ?Aprs l'assassinat de Bchir Gemayel et de vingt de ses camarades, aprs les massacres, quand ellesut que je revenais de Chatila, madame B., de la haute bourgeoisie de Beyrouth, vint me voir. Ellemonta -- pas d'lectricit -- les huit tages de l'immeuble -- je la suppose ge, lgante mais ge.-- Avant la mort de Bchir, avant les massacres, vous aviez raison de me dire que le pire tait en

    marche. Je l'ai vu.-- Ne me dites surtout pas ce que vous avez vu Chatila, je vous en prie. Mes nerfs sont tropfragiles, je dois les mnager afin de supporter le pire qui n'est pas encore arriv.Elle vit, seule avec son mari (soixante-dix ans) et sa bonne dans un grand appartement RasBeyrouth. Elle est trs lgante. Trs soigne. Ses meubles sont de style, je crois Louis XVI.-- Nous savions que Bchir tait all en Isral. Il a eu tort. Quand on est chef d'tat lu, on nefrquente pas ces gens l. J'tais sure qu'il lui arriverait malheur. Mais je ne veux rien savoir. Jedois mnager mes nerfs pour supporter les coups terribles qui ne sont pas encore venus. Bchirdevait retourner cette lettre o monsieur Begin l'appelait son cher ami.La haute bourgeoisie, avec ses serviteurs muets, sa faon elle de rsister.[15] Madame B. et son mari ne " croient pas tout fait la mtempsychose ". Que se passera-t-il

    s'ils renaissent en forme d'Israliens ?

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    Le jour de l'enterrement de Bchir est aussi le jour de l'entre Beyrouth-Ouest de l'armeisralienne. Les explosions se rapprochent de l'immeuble o nous sommes; finalement, tout lemonde descend l'abri, dans une cave. Des ambassadeurs, des mdecins, leurs femmes, les filles,un reprsentant de l'ONU au Liban, leurs domestiques.-- Carlos, apportez-moi un coussin.

    -- Carlos, mes lunettes.-- Carlos, un peu d'eau.Les domestiques, car eux aussi parlent franais, sont accepts dans l'abri. Il faut peut-tre aussi lessauvegarder, leurs blessures, leur transport l'hpital ou au cimetire, quelle affaire !Il faut bien savoir que les camps palestiniens de Chatila et de Sabra, c'est des kilomtres et deskilomtres de ruelles trs troites -- car, ici, mme les ruelles sont si maigres, si squelettiquesparfois que deux personnes ne peuvent avancer que si l'une marche de profil -- encombres degravats, de parpaings, de briques, de guenilles multicolores et sales, et la nuit, sous la lumire desfuses israliennes qui clairaient les camps, quinze ou vingt tireurs, mme bien arms, n'auraientpas russi faire cette boucherie. Les tueurs ont opr, mais nombreux, et probablement desescouades de tortionnaires qui ouvraient des crnes, tailladaient des cuisses, coupaient des bras,

    des mains et des doigts, tramaient au bout d'une corde des agonisants entravs, des hommes etdes femmes vivant encore puisque le sang a longtemps coul des corps, tel point que je ne pussavoir qui, dans le couloir d'une maison, avait laiss ce ruisseau de sang sch, du fond du couloiro tait la mare jusqu'au seuil ou il se perdait dans la poussire. tait-ce un Palestinien ? Unefemme ? Un phalangiste dont on avait vacu le corps ?De Paris, surtout si l'on ignore la topographie des camps, on peut en effet douter de tout. Onpeut laisser Isral affirmer que les journalistes de Jrusalem furent les premiers annoncer lemassacre. En direction des pays arabes et en langue arabe comment le dirent-ils ? En langueanglaise et en franais, comment ? Et prcisment quand ? Quand on songe aux prcautions donton s'entoure en Occident ds qu'on constate un dcs suspect, les empreintes, l'impact des balles,les autopsies et contre-expertises ! A Beyrouth, peine connu le massacre, l'arme libanaise

    officiellement prenait en charge les camps et les effaait aussitt, les ruines des maisons commecelles des corps. Qui ordonna cette prcipitation ? Aprs pourtant cette affirmation qui courut lemonde : chrtiens et musulmans se sont entretus, et aprs que les camras eurent enregistr lafrocit de la tuerie.

    L'hpital de Acca occup par les Israliens, en face d'une entre de Chatila, n'est pas deux centsmtres du camp, mais quarante mtres. Rien vu, rien entendu, rien compris ?Car c'est bien ce que dclare Begin la Knesset : " Des non-juifs ont massacr des non-juifs, enquoi cela nous concerne-t-il ? " [16] Interrompue un moment ma description de Chatila doit seterminer. Voici les morts que je vis en dernier, le dimanche, vers deux heures de l'aprs-midi,quand la Croix-Rouge internationale entrait avec ses bulldozers. L'odeur cadavrique ne sortait ni

    d'une maison ni d'un supplici : mon corps, mon tre semblaient l'mettre. Dans une rue troite,dans un redan de mur en arte, j'ai cru voir un boxeur noir assis par terre, rieur, tonn d'treK.O. Personne n'avait eu le courage de lui fermer les paupires, ses yeux exorbits, de faence trsblanche, me regardaient. Il paraissait dconfit, le bras lev, adoss cet angle du mur. C'tait unPalestinien, mort depuis deux ou trois jours. Si je l'ai pris d'abord pour un boxeur ngre, c'est quesa tte tait norme, enfle et noire, comme toutes les ttes et tous les corps, qu'ils soient au soleilou l'ombre des maisons. Je passai prs de ses pieds. Je ramassai dans la poussire un dentier demchoire suprieure que je posai sur ce qui restait des montants d'une fentre. Le creux de samain tendue vers le ciel, sa bouche ouverte, l'ouverture de son pantalon ou manquait la ceinture :autant de ruches ou les mouches se nourrissaient.Je franchis un autre cadavre, puis un autre. Dans cet espace de poussire, entre les deux morts, il

    y avait enfin un objet trs vivant, intact dans ce carnage, d'un rose translucide, qui pouvait encoreservir : la jambe artificielle, apparemment en matire plastique, et chausse d'un soulier noir et

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    d'une chaussette grise. En regardant mieux, il tait clair qu'on l'avait arrache brutalement lajambe ampute, car les courroies qui habituellement la maintenaient la cuisse, toutes taientrompues.Cette jambe artificielle appartenait au deuxime mort. Celui de qui je n'avais vu qu'une jambe etun pied chauss d'un soulier noir et d'une chaussette grise.

    Dans la rue perpendiculaire celle ou j'ai laiss les trois morts, il y en avait un autre. Il nebouchait pas compltement le passage, mais il se trouvait couch au dbut de la rue, de sorte queje dus le dpasser et me retourner pour voir ce spectacle : assis sur une chaise, entoure defemmes et d'hommes encore jeunes qui se taisaient, sanglotait une femme -- vtements de femmearabe -- qui me parut avoir seize ou soixante ans. Elle pleurait son frre dont le corps barraitpresque la rue. Je vins prs d'elle. Je regardai mieux. Elle avait une charpe noue sous le cou. Ellepleurait, elle se lamentait sur la mort de son frre, ct d'elle. Son visage tait rose -- un rosed'enfant, peu prs uniforme, trs doux, tendre -- mais sans cils ni sourcils, et ce que je croyaisrose n'tait pas l'piderme mais le derme bord par un peu de peau grise. Tout le visage taitbrl. Je ne puis savoir par quoi, mais je compris par qui.Aux premiers morts, je m'tais efforc de les compter. Arriv douze ou quinze, envelopp par

    l'odeur, par le soleil, butant dans chaque ruine, je ne pouvais plus, tout s'embrouillait.Des maisons ventres et d'ou sortent des dredons, des immeubles effondrs, j'en ai vubeaucoup, avec indiffrence, en regardant ceux de Beyrouth-Ouest, ceux de Chatila je voyaisl'pouvante. Les morts, qui me sont gnralement trs vite familiers, amicaux mme, en voyantceux des camps je ne distinguais que la haine[17] et la joie de ceux qui les ont tus. Une fte barbare s'tait droule l : rage, ivresse, danses,chants, jurons, plaintes, gmissements, en l'honneur des voyeurs qui riaient au dernier tage del'hpital de Acca.Avant la guerre d'Algrie, en France, les Arabes n'taient pas beaux, leur dgaine tait lourde,tranassante, leur gueule de travers, et presque soudainement la victoire les embellit, mais dj, unpeu avant qu'elle soit aveuglante, quand plus d'un demi-million de soldats franais s'reintaient et

    crevaient dans les Aurs et dans toute l'Algrie un curieux phnomne tait perceptible, l'uvresur le visage et dans le corps des ouvriers arabes : quelque chose comme l'approche, lepressentiment d'une beaut encore fragile mais qui allait nous blouir quand les cailles seraientenfin tombes de leur peau et de nos yeux. Il fallait accepter l'vidence : ils s'taient librspolitiquement pour apparatre tels qu'il fallait les voir, trs beaux. De la mme faon, chappsdes camps de rfugis, chapps la morale et l'ordre des camps, une morale impose par lancessit de survivre, chapps du mme coup la honte, les feddayin taient trs beaux; etcomme cette beaut tait nouvelle, c'est--dire neuve, c'est--dire nave, elle tait frache, si vivequ'elle dcouvrait immdiatement ce qui la mettait en accord avec toutes les beauts du mondes'arrachant la honte.Beaucoup de macs algriens, qui traversaient la nuit de Pigalle, utilisaient leurs atouts au profit de

    la rvolution algrienne. La vertu tait l aussi. C'est, je crois, Hannah Arendt qui distingue lesrvolutions selon qu'elles envisagent la libert ou la vertu -- donc le travail. Il faudrait peut-trereconnatre que les rvolutions ou les librations se donnent -- obscurment -- pour fin detrouver ou retrouver la beaut, c'est--dire l'impalpable, innommable autrement que par cevocable. Ou plutt non : par la beaut entendons une insolence rieuse que narguent la misrepasse, les systmes et les hommes responsables de la misre et de la honte, mais insolence rieusequi s'aperoit que l'clatement, hors de la honte, tait facile.Mais, dans cette page, il devait tre question surtout de ceci : une rvolution en est-elle une quandelle n'a pas fait tomber des visages et des corps la peau morte qui les avachissait. Je ne parle pasd'une beaut acadmique, mais de l'impalpable -- innommable -- joie des corps, des visages, descris, des paroles qui cessent d'tre mornes, je veux dire une joie sensuelle et si forte qu'elle veut

    chasser tout rotisme.* * *

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    Me revoici Ajloun, en Jordanie, puis Irbid. Je retire ce que je crois tre un de mes cheveuxblancs tomb sur mon chandail et je le pose sur un genou de Hamza, assis prs de moi. Il leprend entre le pouce, le majeur, le regarde sourit, le met dans la poche de son blouson noir, yappuie sa main en disant:-- Un poil de la barbe du Prophte vaut moins que a.

    Il respire un peu plus large et reprend :-- Un poil de la barbe du Prophte ne vaut pas plus que a.[18] Il n'avait que vingt-deux ans, sa pense bondissait l'aise trs au-dessus des Palestiniens dequarante ans, mais il avait dj sur lui les signes -- sur lui: sur son corps, dans ses gestes -- qui lerattachaient aux anciens.Autrefois les laboureurs se mouchaient dans leurs doigts. Un claquement envoyait la morve dansles ronces. Ils se passaient sous le nez leurs manches de velours ctel qui, au bout d'un mois,tait recouverte d'une lgre nacre. Ainsi les feddayin. Ils se mouchaient comme les marquis, lesprlats prisaient : un peu vots. J'ai fait la mme chose qu'eux, qu'ils m'ont apprise sans s'endouter.Et les femmes ? Jour et nuit broder les sept robes (une par jour de la semaine) du trousseau de

    fianailles offert par un poux gnralement g choisi par la famille, veil affligeant. Les jeunesPalestiniennes devinrent trs belles quand elles se rvoltrent contre le pre et cassrent leursaiguilles et les ciseaux broder. C'est sur les montagnes d'Ajloun, de Salt et d'lrbid, sur les fortselles-mmes que s'tait dpose toute la sensualit libre par la rvolte et les fusils, n'oublionspas les fusils : cela suffisait, chacun tait combl. Les feddayin sans s'en rendre compte -- est-cevrai ? -- mettaient au point une beaut neuve : la vivacit des gestes et leur lassitude visible, larapidit de l'il et sa brillance, le timbre de la voix plus claire s'alliaient la promptitude de larplique et sa brivet. A sa prcision aussi. Les phrases longues, la rhtorique savante etvolubile, ils les avaient tues.A Chatila, beaucoup sont morts et mon amiti, mon affection pour leurs cadavres pourrissantstait grande aussi parce que je les avais connus. Noircis, gonfls, pourris par le soleil et la mort, ils

    restaient des feddayin.Vers les deux heures de l'aprs-midi, dimanche, trois soldats de l'arme libanaise, fusil point, meconduisirent une jeep ou somnolait un officier. Je lui demandai :-- Vous parlez franais ?-- English.La voix tait sche, peut-tre parce que je venais de la rveiller en sursaut.Il regarda mon passeport. Il dit, en franais :-- Vous venez de l-bas ? (Son doigt montrait Chatila.)-- Oui.-- Et vous avez vu ?-- Oui.

    -- Vous allez l'crire ?-- Oui.

    Il me rendit le passeport. Il me fit signe de partir. Les trois fusils s'abaissrent. J'avais pass quatreheures Chatila. Il restait dans ma mmoire environ quarante cadavres. Tous -- je dis bien tous --avaient t torturs, probablement dans l'ivresse, dans les chants, les rires, l'odeur de la poudre etdj de la charogne.Sans doute j'tais seul, je veux dire seul Europen (avec quelques vieilles femmes palestinienness'accrochant encore un chiffon blanc dchir ; avec quelques jeunes feddayin sans armes) maissi ces cinq ou six tres humains n'avaient pas t l[19] et que j'aie dcouvert cette ville abattue, les Palestiniens horizontaux, noirs et gonfls, je

    serais devenu fou. Ou l'ai-je t ? Cette ville en miettes et par terre que j'ai vue ou cru voir,parcourue, souleve, porte par la puissante odeur de la mort, tout cela avait-il eu lieu ?

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