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René Boissinot Les très riches heures d’un Français anonyme La vie dans un Kommando en Prusse-Orientale

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Les Très riches heures d’un français anonyme La Vie dans un Kommando en Prusse-Orientale

René Boissinot

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René Boissinot

Les très riches heures d’un Français anonyme

La vie dans un Kommando en Prusse-Orientale

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A ma tante

Elle était mon recours dans les peines. Nul mieux qu’elle, puisque ma mère était morte à ma naissance, ne savait apaiser mes chagrins d’enfant, guérir mes bobos, et plus tard, dans les évènements pénibles, les douleurs. C’est vers elle que je me tournais, c’est elle que je désirais voir, sa présence me pacifiait, me redonnait une quiétude perdue. Elle qui n’était que bonté et douceur, irradiait de la force, une force tranquille, vivifiante.

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Avant propos de l’auteur

Toute chose t’appartient que tu peux amasser dans ta mémoire et conserver dans ton cœur. Et cette richesse-là, rien ni personne ne pourra te l’arracher.

J’avais juré de ne rien raconter. Et j’ai menti.

Ce livre est toute ma jeunesse ; Je l’ai fait sans presque y songer.

Il le parait, je le confesse, Et j’aurais pu le corriger.

Mais quand l’homme change sans cesse, Au passé pourquoi rien changer ? Va-t’en pauvre oiseau passager ; Que Dieu te mène à ton adresse !

Qui que tu sois, qui me lira, Lis en le plus que tu pourras,

Et ne me condamne qu’en somme.

Mes premiers sont d’un enfant, Les seconds d’un adolescent,

Les derniers à peine d’un homme. A. D. Musset

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La réflexion de Montaigne est toujours d’actualité. « Que l’enfance regarde

devant elle, la vieillesse derrière. » N’était-ce pas ce que signifiait le double visage de Janus ?

Les ans m’entrent, mais à reculons. Néanmoins restons zen, en toutes circonstances quoique certains ennuis de santé m’indiquent que moi aussi je vais devoir passer l’éponge sur cette vie traumatisante bien qu’attachante.

Ainsi que le disait Romane le bohémien, il me faudra franchir l’Archéron, ce fleuve qui roule les douleurs dans ses eaux où errent les ombres. Sans doute les amis d’autrefois disparus si brutalement, du moins leurs formes éthérées, seront-elles là pour m’accueillir et parcourir à nouveau les lointains horizons de jadis et mesurer la vacuité des choses de la vie sur terre.

Sans doute vais-je retrouver ma mère inconnue de moi, mais dont la présence virtuelle m’a guidé dans des situations périlleuses. La revoir enfin dans d’autres circonstances que dans les instants où près de la mère mourante git le petit avorton que l’on immerge dans l’eau chaude, puis dans l’eau froide afin de faire vivre malgré lui, ce petit être démuni.

La vie fut belle près d’une compagne aimante et quatre enfants adorés comblant nos désirs. Avec leurs compagnes, ils forment maintenant, de nouveaux couples qui nous ont donné des petits-enfants, soleil de nos vieux jours embrumés ; espoirs, mansuétude, synergie à leur égard. On voudrait tellement les voir gravir les marches que nous grands-parents n’avons pu atteindre !

Mais toute vie a une fin que nous ne pouvons éviter, et rendons grâce à Dieu de tous les bonheurs accordés. Chaque moment de la vie est une grâce accordée par Dieu, nous dit le prêtre de Bernanos.

Je dédie ce livre à mes enfants, ce livre où ils trouveront le parfum de mes souvenirs d’enfance, d’adolescence et d’homme mûr.

S’il est un temps pour parler, l’Ecclésiaste nous rappelle qu’il y a aussi un temps pour se taire. Quelques décennies de silence se sont écoulées, maintenant je reprends la plume laissée en attente.

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Si j’aime l’histoire, peut-être est-ce parce que je discerne dans le présent l’émergence brulante du passé ! C’est, cette nécessité du passé dans la lecture du présent, qui m’incite à une incursion rapide dans le passé proche de ma jeunesse. Mais l’histoire, au cours des cinquante dernières années, n’a-t-elle pas été à la pointe de toutes les aventures des sciences humaines…

L’histoire c’est aussi l’écume…

L’erreur est, au même titre que la vérité, pâture d’historien. L’histoire est d’abord pensée, représentation, conscience… Dans l’histoire, dans sa composante ; l’aventure humaine est une, à condition que l’on accepte de lui donner un sens qu’elle ne peut recevoir d’elle-même. « Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. » C’était la formule favorite de Raymond Aron.

Puisse ces récits expliciter le sens de mon aventure humaine, qui m’a « rempli le bol d’un supplément d’âme » comme disait Teilhard de Chardin.

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L’hiver des âmes

Le temps des amertumes

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L’arrivee au Kommando – Grabenhof – le marché aux esclaves

Le Kommando… Il serait bon d’expliquer au profane ce qu’est le Kommando. Ce mot qui de 40 à 45 dans les bouches françaises par sa consonance rugueuse soulevait une interrogation muette, angoissante et mystérieuse. Celle de lieux coercitifs, inhumains, froids, durs, rigides, gardés militairement.

Le Kommando est un centre de regroupement pour une unité de travail, il est stationné près du lieu de corvée. Les membres de ce Kommando sont les exécutants des travaux offerts par des entrepreneurs allemands. Ce terme d’entrepreneur peut aussi bien désigner le simple particulier (artisan, paysan) qu’une personne morale (chemins de fer, école, mairie, armée, complexe industriel.)

Le composant d’un Kommando peut varier de quelques membres à plusieurs centaines. Il est régi par l’administration militaire, ce peut-être un soldat (gardien) pour le plus simple, ou une unité militaire (compagnie), pour les plus importants. Toutes ces subdivisions sont hiérarchisées pour aboutir au noyau matriciel (Le Stalag) ou camp. Celui-ci alimente en hommes, gère, soigne, vêt, les individus le composant.

Le tout est supervisé par l’état-major des armées (la Wehrmacht). Le but essentiel est d’amener l’ennemi (prisonniers de guerre) à participer à l’effort de guerre du vainqueur. Autrement dit produire à la satisfaction de l’employeur ceci afin de remplacer une main d’œuvre absente pour fait de guerre.

En somme, contraindre l’ennemi capturé à participer à l’effort de guerre du vainqueur, afin d’obtenir la victoire finale. Un bien, comme l’honneur ou la liberté, ne se prise ni se mesure. A Grabenhof le point zéro, c’est le Kommando. Pour nous en cet endroit étrange et glacial se concentrent l’humiliation, la misère et la souffrance.

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Que nous reste-t-il ?

L’espoir en un avenir lointain, la foi, comme Pierrot pour prier, car la prière selon les mots du curé de campagne de Bernanos, est la seule larme qui ne soit pas lâche. Voici la nuit qui m’étreint, me traverse ; quand de sa clarté elle touche ma tête, me rend gauche comme un cheval arrêté, tremblant comme un petit chat sous l’averse. Je ne sais plus, j’ai perdu mon village, le puits, le four croulant sous les figuiers. Un peu de lune en saurait davantage. La lune ne veut pas briller. Certaines valeurs humaines n’acquièrent de valeur intrinsèque que dans l’adversité, mais jouissons-nous de notre libre arbitre ? Si peu… Les faibles ont recours à la prédestination, l’opportunité les y pousse. En Kommando, la tyrannie les écrase par la force, les y conduit par une sorte de détermination mécanique. C’est écrit, à quoi bon, laissons couler, pas de vague, une sorte de fatalisme musulman qui imprègne cette masse amorphe spirituellement. Nous ne connaissons pas la vie future qui nous serait réservée en cas de victoire du nazisme, mais notre ignorance du nazisme ne nous empêche pas de préjuger sur le sort qui nous attend, et cela ne nous stimule guère. On se sait voué à la solitude, à la perdition ; et l’angoisse de la dépendance nous meurtrit l’esprit.

La liberté dans le choix des actes et la responsabilité qu’elle implique, confèrent une dignité éminente, et fonde une vie morale de l’individu. Mais la liberté est morte, bien morte. Un inventaire généralement fait suite à une mort et annonce une liquidation. L’inventaire de notre vie passée, sa liquidation pour une plongée brutale dans le monde paysan Prussien, voilà ce qui venait de se passer. Sans doute n’est-ce qu’un accident malheureux qui ne se reproduira plus… L’histoire va reprendre son cours préalable… Non, non ! Mortels, c’est la fin d’une grande illusion, ce n’est pas la fin d’un monde, mais l’ironique monde à l’envers qui suit les grandes mutations.

Je n’avais pas paisiblement traversé l’époque de l’adolescence, et maintenant l’existence dans la société que je découvrais au fil des ans, suscitait dans mon inconscient de précoce analyseur, d’innombrables questions !

Quelle étrange communauté d’humains, dont la morale adaptée à la propriété, chose la plus sacrée, couvre un océan de contradictions. Les sages de cette époque se basent tous sur cette morale, les religions de même. La réponse aux questions soulevées en mon inconscient n’existe pas, la clef de ces mystères a été perdue sans doute et rien ne peut satisfaire mon appétit de profonde clarté. C’est comme la première éraflure d’une voiture neuve, les autres sont toujours moins pénibles à supporter par la suite.

Assommé moralement, je pars vers les durs hivers Prussiens, où la neige

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tombe en épais flocons formant d’immenses tapis blancs. Cette neige qui me murmurera, que la vraie vie est par-delà son épais tapis blanc, par-delà ce fugitif royaume, où s’incarnent les rêves dans le tictac habituel des choses d’autrefois.

Mais ici dans ce monde immaculé, habité d’ombres brutales, où dans les nuits froides, brillent des étoiles glacées, ici le poète est mort l’haleine gelée, dans une lumière irréelle en attente de mouvement. Là le monde est plein de Judas. Oui le poète est mort… ! Sans doute m’a-t-il légué à moi pauvre hère, le plaisir irrésistible de raconter, l’idée chimérique de créer le monde sans le changer. Soudain sous mes paupières filtre l’éclair cruel et froid de la dérision.

Nous arrivons à Sensburg, le train stoppe après quelques secousses brutales, puis lentement il repart en marche arrière, pour finalement s’arrêter. La locomotive comme écrasée, laisse fuir sa vapeur. Tassés debout, sans nourriture ni eau, dans des wagons de marchandise, la chaleur aidant, le silence s’était fait peu à peu au cours du voyage. Celui-ci assez bref n’a duré que quatre heures, mais un homme qui a connu l’épuisement des voyages à pied, ne sera jamais tenté de dénigrer le chemin de fer.

De nouveau des exclamations fusent, des informations sont transmises par les camarades placés près des ouvertures. A l’intérieur on s’agite, les wagons ayant transporté des bestiaux sont envahis par les mouches. Sans doute Dieu aime-t-il mieux les mouches que les hommes !

Des ordres gutturaux retentissent, suivis de maniements d’armes ; on perçoit que des soldats prennent place devant chaque wagon. Brutalement les portes s’ouvrent ; aveuglés de soleil nous fermons les yeux. Des ordres sont glapis : Raus… Raus… Tout le convoi descend et se rassemble sur le quai en colonne par quatre ; les coups de crosses abondamment distribués contribuent à la manœuvre. On s’est habitué à cette rudesse dans nos rapports, on aura souvent droit par la suite à la tendresse caoutchoutée qu’affectionnent nos gardiens. Cela enfin se termine, nous sommes en rang, stoïques, encadrés de soldats. Au total nous sommes près de quatre mille prisonniers de guerre français dans des uniformes des plus disparates ; j’aperçois même un gendarme. Près de moi, un ancien, qui m’a raconté durant le trajet avoir fait la guerre de 14-18, est prisonnier pour la seconde fois. Il me paraît vieux, quel âge… la cinquantaine ? Emu pour lui, je le plains, et lui souhaite de la chance et du courage. Il me remercie d’un sourire et me répond : « T’occupes pas de moi petit, pense à toi, tu en auras bien besoin… » Certes la chance et le courage, c’est ce dont nous allions avoir le plus besoin. Son âge ? L’âge est la question indiscrète et embarrassante par excellence. C’est l’épreuve outrageante et irréparable, la ségrégation par les rides apparentes, ou par

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les années de vie avouées. L’âge charrie presque autant de droits et de devoirs, d’interdits et de licences que de jours clairs ou tristes, doucement comptés. Maintenant que le train nous a laissé sur le quai, il repart ; je le regarde s’éloigner dans le lointain. Un train qu’on ne prend pas, c’est comme un bateau qu’on regarde partir. Il s’éloigne, glissant vers le meilleur, nous laissant là vers le pire. Nous, pauvres destins, en marche vers des journées de travail qui n’en finissent pas, vers des travaux forcés à perpétuité, nous sommes engagés dans une entreprise de grande auto-momification de l’esprit. Un coup de crosse me meurtrit le flanc et me ramène à des réalités plus concrètes, je me remets dans le rang vite fait.

La gare, sobre d’aspect, est presque déserte. Retirée de la ville, elle ressemble à un vaste dépôt de bois ; de nombreux troncs de sapins s’entassent à perte de vue. Au fronton du bâtiment, en lettres gothiques est écrit, Sensburg. Sans doute le nom de la ville que l’on aperçoit dans la vallée. Des ordres sont aboyés, le comptage si laborieux est terminé, quelques coups de crosses octroyés à bon escient nous font démarrer. Nous quittons la gare et prenons le chemin de la ville, telle une longue cohorte de pénitents kaki.

Le soleil baigne la contrée des promesses de l’été 40. Pour nous, cette marche est la descente aux enfers, crépuscule des hommes embusqués dans l’océan du néant ?

La route serpente vers la ville qui étend ses tentacules le long d’un lac, dont on voit briller les eaux calmes. Nous ne pénétrons pas en ville, nous bifurquons sur la gauche et très vite nous arrivons sur une place bordée de bouleaux. Un grand bâtiment s’élève sur un côté, le Gymnasium (lycée), devant lequel nous nous arrêtons. De l’autre côté de la place, nous faisant face, évolue une foule nombreuse. On dirait une foire avec ses nombreuses charrettes, une foire où nous serions le bétail, ou une fête, une sorte de grand rite ludique. Les charrettes typiques du pays, attelées de couples de chevaux, stationnent en attente de quelques marchandises. Des hommes habillés de vêtements sombres, aux coupes strictes conversent avec des soldats et des officiers. Il y a des uniformes avec brassard à croix gammée. Pas de femme dans l’assistance, c’est une affaire d’hommes. Tous se regroupent nous faisant face. Nous les prisonniers sommes alignés comme pour une revue, cela ne s’est pas fait sans vocifération et coups de crosses. Un prisonnier faisant fonction d’interprète nous transmet les ordres hurlés par un Hauptmann apoplectique. On est au garde-à-vous, pauvres chiffes molles qui ne pensent qu’à remuer, mais le garde-à-vous ne facilite guère le mouvement. Le calme enfin se fait. Un major, grand, raide, portant monocle, sombre et sentencieux personnage, docteur et inquisiteur, front chauve, regard

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noir et glacé, nous parle dans un excellent français. Il marche d’un pas solennel, comme un qui porterait le saint-sacrement, et prend place devant une table. Il se présente, c’est lui qui nous prend en charge, nous peuple indiscipliné, ne sachant même pas saluer un officier correctement. Il parle à un auditoire muet, sur ses gardes. Il doit sentir physiquement même le délabrement de l’esprit dans lequel a sombré la masse amorphe à sa merci ; là devant lui. Mais quelle solitude aussi pour lui, face à ces humains murés dans leur silence, privés de toutes certitudes, formant une foule solitaire. Prenait-il cela comme un ultime défi ? A ce moment là pour nous, la formule est : « survivre, c’est vaincre ». Pour nous, il représente le règne despotique du soldat, avec son appareil de majesté et ses rites imbéciles mais intangibles. Il nous énumère nos droits, ce qui est plutôt vite fait, alors qu’il faut beaucoup plus de temps pour nos devoirs. En ce qui concerne les sanctions, c’est très simple, c’est la fusillade pour la majorité des cas, et encore c’est faire beaucoup d’honneur à des « cochons de notre espèce » qui ne méritent que la corde. Nous, figés de stupeur au fil de sa déclamation, le ventre torturé de faim, hébétés de fatigue sous le soleil de plomb, nous regardons gesticuler ce pantin, ce Pinocchio de malheur. Il se donne en spectacle, davantage pour ses semblables que pour nous. Sans doute n’y a-t-il que ceux qui sont passés par la caserne, qui ont pu remarquer combien un homme change sous l’uniforme, et combien il change lorsqu’il atteint le grade de major. Dans l’armée allemande cela est décuplé ; il ne rit plus et regarde droit devant lui, ses yeux deviennent étrangement fixes, sa mère elle-même ne le reconnaitrait pas.

Celui-ci se réfère souvent à la convention de Genève et nous informe, que nous devons être très dociles pour accomplir les exigences ; malheur à celui qui ne comprendra pas cela. Nous devons être sages ; l’homme sage n’est pas comme un vase ou un instrument qui n’a qu’un usage ; il est apte à tout. Cela il nous le démontrera par la répartition du travail.

Pourtant ce n’est pas son discours qui fera que l’on se conduira rationnellement en toute circonstance. On n’empêche pas certains instincts physiques violents et envahissants par nature de prendre le dessus chez certains individus.

Enfin sur un ton docte, il rappelle que nous allons être répartis par Kommando de travail, sous les ordres d’un gardien. Celui-ci sera chargé de nous conduire au travail et de maintenir la discipline. Il aura droit de vie et de mort sur nous. Si nous travaillons bien et nous comportons raisonnablement, la Grossdeutschland saura le reconnaitre. « Et mon cul » ponctue mon voisin entre ses dents… Le silence se fait. Ceci dit, le major salue raide et guindé, un

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claquement de talon sec comme un battoir de lavandière clôt son entretien. Amen, pensais-je ! Dieu aime les vainqueurs, malheur aux vaincus. Les administratifs prennent la suite, ceux-ci gratte-papier ordonnés, comme dans toutes les armées du monde, ont tout en fiches, tout répertorié, tout classé.

A L’heure où l’on épelle nos noms, nous ne sommes plus la somme de nos titres, de nos matricules, ou de nos amis. Non, nous ne sommes plus que le degré zéro de l’identité, et ce degré, je dois m’en accommoder. Certains en fonction de leur métier sont répartis chez des artisans locaux, très peu. Les autres, groupés par lots de quinze à vingt individus, représentent par groupes, des forces de travail sensiblement équivalentes. Dans ce brassage, je suis incorporé dans un groupe de quatorze, tous inconnus les uns des autres. Ces regroupements par lots sont vite terminés.

Anxieux nous attendons ; un paysan madré et un soldat nous prennent en charge. Endimanché, les cheveux coupés en brosse ; la moustache conquérante, le paysan nous examine. Grand gars solide, la quarantaine, botté comme un hussard, sous l’habit civil suinte le militaire. C’est le Bauer-Führer du village (chef des cultivateurs). Il s’appelle Herr Boyara. Le parti l’ayant placé à la tête de tous les fermiers du cru, il tâche de mériter cette confiance. C’est un fanatique nazi à tous crins. Les mains derrière le dos il est planté là, dur, brutal, dangereux ; on sent d’instinct que celui-là n’aime pas les tire-au-cul. Devant nous, dressé comme un boxer indestructible devant sa niche, il parle d’une voix sèche, métallique, aux intonations rocailleuses. Pauvre de lui il ne connait pas son avenir. Quand les Russes arrivèrent ; en uniforme du parti, blessé, tripes éclatées, il fit le salut hitlérien, et gueula « Heil Hitler », avant de s’écrouler immobile à jamais. Pour toute oraison funèbre, un coup de talon de la botte de feutre d’un Mongol, lui enfouit la tête dans la neige molle tombée de la nuit. Cela sera son côté héroïque. Mais cela se passera cinq ans plus tard, après l’époque où l’équipe des pendaisons, dont il faisait partie, sera devenue les groupes clef de la société nazie. Il sera au bout de la chaîne, à l’autre bout, la foule traumatisée mais obéissante, criant, mort aux traîtres. Oh ! Comme j’aurais voulu le voir à terre et contempler sa face grimaçante et déchirée ; mais je ne verrai pas son corps décharné et dépecé, sous les dents avides des loups venus de Russie, pour faire ripaille sur le front.

Pour l’heure, il nous tâte les biceps avec de nombreux hochements de tête. Il est dépité de palper tant de viande molle. Nous ne sommes pas des boxeurs que je sache, et depuis deux mois, avec la valeur d’un repas léger par jour, les réserves ont fondues. Stupéfiant marché d’esclaves au vingtième siècle… Esclaves nous sommes en effet, des hommes devenus pauvreté, dénuement ; des hommes du

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néant. Oh comme je voudrais me retrouver petit garçon dans mon simple et tranquille Poitou, en cette France adorée qui a façonné mon être et dont immuablement je fais partie. Accompagnés du gardien, il nous entraine vers une charrette attelée de deux robustes chevaux. Notre barda individuel réduit à une boite servant de gamelle, et presque rien pour la plupart, est placé dans la charrette. Trois éclopés y prennent place, avec la grâce d’un ruminant escaladant une bétaillère sur un marché. Le gardien s’assoit près du paysan, mais à l’inverse de la marche, le fusil chargé entre les jambes ; ainsi peut-il nous surveiller et bavarder. L’un de nous possédant quelques rudiments d’allemand, reste d’un séjour au lycée, parvient à comprendre que le village, Grabenhof, est à environ 15 km. Là, nous serons répartis dans douze fermes. Le chef-paysan (Bauerführer) ajoute gracieusement : bon travail, bien manger, et ponctue sa phrase d’un gros rire graillonnant qui s’éternise. Le gardien Wolfgang Müller, âgé d’une quarantaine d’années, une fois seul, loin de ses chefs, n’a pas l’air d’un foudre de guerre. Il souffre des séquelles d’une blessure au bras reçue en Pologne. Chaque traversée de village amène les habitants, beaucoup d’enfants sur notre passage. Il n’y a pas de cris hostiles, peu de gestes haineux, seulement une intense curiosité. Le gardien alors se redresse, il fait corps avec les vainqueurs, que diable. On avale le chemin dans un trottinement de moutons. Le poudroiement estival de la lumière, et les claquements secs d’un coup de fouet après les chevaux qui trottent de guingois, nous entretiennent dans une morne torpeur. Abêtis nous suivons, il ne semble plus rien se passer que l’irremplaçable murmure de la vie, confondu avec le doux et mortel bruit de soie des heures qui glissent. On se déplace, parce que l’on n’est nulle part à notre place dans l’Allemagne. Comment, quand on est une ombre vivant avec des ombres, sortir de sa solitude ? Elle écrase, surtout lorsqu’elle est parvenue à ce degré où l’on parle à voix haute, et où on ne songe même plus à se cacher pour les opérations les plus intimes de la vie physique. Il ne nous reste plus que l’automatisme de l’insecte.

Oh comme je voudrais courir, courir sans penser, comme une gazelle, comme un chien ivre d’espace, courir chaque seconde, vivre chaque seconde.

Oh comme j’aimerais courir dans le bruit des feuilles mortes à peine soulevées, du bois de châtaignier près de chez moi, en Poitou. Mais cela n’est plus que l’écume de choses.

Je rêve de paysages verts et ensoleillés, de jolies filles, de gens gais et aimables habillés de couleurs vives, de chants d’oiseaux. Puis je sors de ma rêverie et là, la masse dure et sanglée de cuir du gardien devant moi, le fusil sur les genoux, le visage dur et glacé me ramène à la pesante réalité. La route se tord en lacets parmi les étangs et les bois. Le pays est d’une beauté sauvage, étrange, c’est le

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Mazurichland, la région des lacs. Petites collines basses parsemées de forêts de sapins, immenses et noires, se mirant dans les nombreux petits lacs d’où, à notre approche, s’envolent des bandes de colverts. Des hérons étonnés et graves nous regardent passer ; d’où venez-vous oiseaux si beaux ?

De temps en temps nous croisons des paysans dans leur carriole. Des propos gaillards s’échangent avec le nôtre et le gardien ; de gros rires coulent des gorges, ils nous regardent goguenards. Un berger édenté sorti de nulle part nous contemple pensif.

Dans une sorte de somnolence je pense à ma campagne poitevine, son morcellement de champs bordés de haies, ses taillis, ses chemins creux, ses calvaires, ses imposantes églises, ses fermes à pigeonniers, les vaches rousses, les chèvres… Ici les vaches sont noires et blanches, ici la nature semble avoir pris un sérieux coup de vieux. Je vois tout cela, le songe et la réalité, à travers un soleil irisé. Mon imagination galope, je marche à côté de mes pompes avec un regard de paumé. Suis-je donc emprisonné dans ma pensée comme un animal dans sa cage ? Dans mon cerveau, deux pas dans un sens, deux pas dans l’autre. Tout cela au rythme lent d’un homme qui pense à la même cadence que ses souliers ; mauvais comme tout ce genre d’interrogation. Je commence à comprendre que l’histoire va se faire sans nous, spectateurs bien trop frivoles. Le prix de la défaite va se payer maintenant, je tente de me libérer de l’angoisse que je ressens.

Au détour d’un bois, Grabenhof apparait brusquement, voici notre village. Qu’il est petit, mais c’est un village comme les autres ; ici ils se ressemblent tous. Nous le traversons, perdu au milieu des bois, avec des ruelles étroites, qui se continuent par des trous d’ombre dans les grands sapins de la forêt. L’aspect m’en donne des papillons dans l’estomac. Très vite nous arrivons à notre Kommando, une ferme isolée en haut d’un raidillon, domaine sauvage implanté à cinq-cents mètres du village, au milieu des forêts. L’horizon est coupé de sombres forêts, du bas du raidillon, la ferme, on la dirait juchée sur un amoncellement de pierraille, ou un éboulis de rochers. On entre dans une grande cour entourée par les communs et une maison avenante et récente. Les communs se composent d’écuries, de granges et d’une vieille bâtisse qui nous est destinée, où se trouve notre geôle. Le paysan et sa femme attendent leurs prisonniers.

Qu’il est rugueux le premier contact, « los, los, los, » on nous pousse brutalement dans notre geôle et l’on nous y enferme. Une sorte de froid lourd et moisi nous pénètre. Comment ne pas ressentir d’amertume ? Une porte massive ferme le local, elle est munie d’une serrure et de deux énormes verrous fraichement scellés. Une fois poussée la double porte bardée de fer, on aperçoit une vaste pièce. Mon regard, s’habituant à la pénombre, discerne peu à peu le lieu

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et les objets ; pauvres objets. En même temps s’éclaire en moi, l’histoire hachée que va être la nôtre en ces lieux, avec ses confusions, ses erreurs, ses crimes, sa barbarie. Aussi ses élans irréfléchis, où l’honneur sera si dur à maintenir. Cette période si ambigüe de notre histoire ne peut s’éclairer que d’une lumière d’allégorie. Dans le local, deux côtés sont occupés par des bat-flancs garnis de paille ; sur la gauche un gros poêle de faïence envahit tout l’angle, comme un meuble, aussi important qu’une bonnetière chez nous en Poitou (un homme debout). Au milieu une table aux pieds hâtivement renforcés de traverses de sapin non équarri. Deux bancs légèrement bancals, aux dimensions de la table, complètent l’ameublement. Nous sommes quatorze… Dans l’ameublement du local, il y a quelque chose de morne et d’oppressant. Je me dis, plus la tanière est petite, plus l’animal y a chaud… !

En effet harassés, affamés, notre seul plaisir sera d’y dormir ; y dormir comme une bête. De l’étable attenante nous arrive une odeur insistante. La pièce reçoit la lumière d’une petite fenêtre, munie de barreaux, entrelacés de barbelés. La chambre est ignoble. Le gardien nous fait comprendre qu’il désire manger et qu’ensuite il s’occupera de nous…

Qui pouvons-nous ? Rien. Ne pensant qu’à bouffer, encore gamin, 20 ans, pour moi c’est comme un malheur d’enfant, énorme et très court. La déception, que nous éprouvons tous plus ou moins confusément dans cet abject taudis, est terrible. On s’allonge sur la paille, muets, mais le décor est planté. Dans un tel décor, les comédies qui se jouent n’y sont jamais insignifiantes, les personnages qui y évoluent sont rarement ternes et les mots qui s’échangent sont tout, sauf insipides. Les murs ont la parole, ils crient, ils hurlent leur message, ils sont comme une fresque diabolique. Les bat-flancs sont en bois équarri, une lampe à pétrole est là, sur la table, pour éclairer le soir. Le tout en dit long sur les intentions de nos employeurs ; l’état des lieux en somme est abominable. Le plafond fait de solives tourmentées, a été hâtivement garni de planches. La discipline, les interdits flottent dans l’air. La liberté est-elle rêve, espoir, attente, regret, peur, nostalgie ? Ici Dieu est-il malédiction, la tendresse est-elle illicite et condamnée, ne peut-on croire à la paisible transparence de l’amour entre les êtres humains ? Sur le moment je me rends compte que tout foire, que ce que je crois ne rime à rien, que c’est l’échec absolu, complet, irrémédiable. Ici on va miner l’existence ambigüe du migrant ; cela va être la dure vie masculine dans les formes, la promiscuité de cette geôle, où l’on ne fera qu’y camper.

Contre toute attente, ce fut pourtant ici que la vie, la vraie vie, si hostile, fut pour moi le lieu de découvertes inouïes. Ce déracinement culturel m’avantagea,

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pour l’ascension culturelle, sociale je ne le pense pas, mais peut-être m’y prépara-t-il. Par la suite pour moi, la vie s’éclairera d’un autre jour, aura d’autres valeurs, ma sensibilité fera de moi un témoin, mais renâclera toujours à en faire un héros. Rarement l’association intime de l’action et de la pensée aura été aussi féconde, mais pour que vienne une rose, ne faut-il pas d’abord un églantier ?

C’est morne, morose, morbide ; enfermés en cette pièce on se regarde dans un silence de deuil, seul bruit, la paille fraiche craque sous nos corps. Nous sommes à la fois sceptiques, résignés, on se tait. Allongé, les yeux grands ouverts, lentement je plonge dans mes rêves, dans mes songes. Mes yeux se brouillent et voient défiler le carnaval humain le plus sinistre, le plus désespérant ; quel spectacle répugnant. Dans notre cas de telles constatations agissent sur l’espérance à la manière d’un séisme ; le paysage entier s’en trouvre transformé fondamentalement.

Un interminable craquement qui se fait entendre. Un écho distordu, troublé, nous parvient et provoque une accélération du désarroi. C’est notre gardien qui revient un bruit de voix, les verrous sont manœuvrés, la porte s’ouvre, il nous fait sortir. Je remarque mieux l’environnement, notre chambre donne dans un local où sont entreposées toutes sortes d’ustensiles, et dont une moitié de la pièce sert de cuisine pour les volailles et les cochons. L’endroit est assez sombre et malodorant, une odeur tenace de pommes de terre aigre et de feuilles de choux imprègne tout. Décidément nous ne sommes pas chez Palmolive ou chez Christian Dior. Face à nous il n’y a plus que le gardien et le paysan de la ferme, Herr Wolf. Celui-ci nous examine attentivement, son visage prend une expression d’ironie insupportable. Herr Wolf est un personnage superbe haut en couleur. Jour après jour, le soleil et la bise glacée, lui ont tanné la peau qui maintenant a l’apparence d’un vieux cuir. Les oreilles rongées par le gel semblent dentelées ; les cheveux gris, drus, sont taillés en brosse. Une grosse moustache grise lui coupe le visage. Sans cesse il en roule les extrémités entre ses doigts. Aiguillonné d’impatience, il est en perpétuel mouvement. Je saurai plus tard, que c’est lui, avec une persévérance effrayante d’infirme, qui a arraché tous les rocs de granit de sa terre, les a transportés ici et de ses mains rugueuses a bâti sa ferme avec. A l’entrée de la cour, un amas important l’attend, sans doute sa passion de bâtir ne s’arrêtera-t-elle jamais. Il tient sa fatigue et sa hargne en suspens dans une continuelle agitation, une agitation de petit maigrichon.

Sa femme arrive, bien plus jeune que lui, gros bras rougeauds et bonne tête, elle ressemble aux lavandières de chez moi. Ses maternités ont dû créer un déséquilibre hormonal dans son organisme. Elle ressemble à une grosse baudruche, une sorte de gros édredon à pattes, et ses gestes ont pris la grâce d’une