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    Texto ! janvier 2008, vol. XIII, n1

    GENRES DE TEXTES, TYPES DE DISCOURS ET DEGRS DE LANGUE

    Hommage Franois Rastier

    Jean-Paul BRONCKARTUniversit de Genve

    Texte indit prononc au Deuxime congrs international dinteractionnisme socio-discursif(ISD2), Lisbonne, 10-13 octobre 2007 1

    Cest lors dun colloque de linguistique tenu laComplutense de Madrid en 1991 que nousavons assist pour la premire fois un expos de Franois Rastier, et que nous avons faitplus ample connaissance, en particulier lors dune mmorable soire vivement arrose dansune taverne de la vieille ville. Demble, nous avons compris que nous nous trouvions en terrainami, et par la suite, la lecture attentive de ses nombreux ouvrages et articles, les multiplesrencontres dans des cadres acadmiques divers, les entreprises communes et les changespersonnels nont fait que confirmer et renforcer ce sentiment initial.

    Franois Rastier se signale par une prodigieuse connaissance de la teneur et de lensemblede lhistoire de la philosophie de lesprit, des thories de la littrature, des sciences du langageet des sciences cognitives (entre autres), connaissance gnreusement dispense et laquellenous nous sommes aliment en permanence, bien sr en raison de notre inculture propresagissant en particulier des philosophes et savants de lAntiquit grco-romaine et du Moyen-

    ge, mais aussi et surtout parce que nous avons adhr spontanment au positionnement quise manifeste dans les analyses que propose lauteur des cadres thoriques anciens etcontemporains.

    Ce positionnement est dabord rsolument critique , en ce quil vise dbusquer les a priori et les apories caractrisant les multiples formes dautoritarisme qui se sont abattues sur laphilosophie et les sciences du langage (et ont assur la permanence de la doxa logico-grammaticale , dAristote laGrammaire gnrative ), et en ce quil dnonce plus gnralement,toutes les formes de dogmatismes , philosophiques (dont le dualism e originel corps/esprit et sesmultiples drivs), scientifiques (dont le positivisme , et son contraire/complice, le

    subjectivisme ), moraux/sociaux et politiques.Sous langle positif, ce positionnement se caractrise dabord par cette forme dempirisme quavaient profess, depuis Dmocrite et tout au long des sicles, lensemble descontestataires de la doxa : fonder toute approche thorique du fait langagier humain surlobservation et la description soigneuse de ses manifestations concrtes ou pratiques . Ce quiconduit dun ct mettre en vidence lirrductiblediversit de ces faits (diversit des langues,des sociolectes, des genres textuels, etc.) ; ce qui conduit dun autre ct et simultanment prendre en compte leur dimension dynamique ou historique : les langues, les textes et lessignes se transmettent de gnrations et gnrations, et leur diversit est une sorte de corrlatde ce processus permanent de transmission sociohistorique.

    Ce dernier accent renvoie par ailleurs une prise de position plus gnrale ayant trait austatut de lhumain comme celui des sciences qui sy adressent : sans nier que les membres

    1 La rponse de Franois Rastier sera publie dans un prochain numro.

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    de lespce disposent de capacits bio-comportementales hrites de lvolution, considrerque lhistoire des gnrations antrieures, ainsi que les formes de culture construites par lesdivers groupes sociaux, ont constitu et continuent de constituer les facteurs majeurs delhumanisation . Lapproche de Franois Rastier est ainsi fondamentalement historico-culturelle ,mme si, comme nous le discuterons plus loin (cf. Chapitre I, 2.1), elle ne peut treconsidre comme strictement quivalente lapproche ponyme dveloppe par Vygotski(1927/1999 ; 1934/1997) et ses successeurs.

    Enfin, et en conformit avec les positions dfendues par les quelques auteurs du courantinteractionniste social ayant rsolument mis laccent sur le rle dcisif du langage dans ceprocessus dhumanisation, Franois Rastier pose que lmergence et le dveloppement delordre du smiotique constituent llment absolument essentiel, nodal voire explicatif desconditions de fonctionnement et de dploiement des conduites humaines et des uvres qui ensont issues : lentour des humains est certes constitu du milieu (au sens restreint ouphysicaliste du terme), mais il est surtout fait de mondes et duvres organisant des valeurssignifiantes ; et ds lors quil se construit dans linteraction avec ces mondes, le psychisme despersonnes singulires est lui-mme ptri des valeurs signifiantes que ces derniers organisent.

    Sils demeurent largement minoritaires dans le champ des sciences sociales/humainescontemporaines, ces lments de positionnement sont, en principe, largement partags parcelles et ceux qui adhrent au mouvement de l interactionnisme socio-discursif . Mais ils ontnanmoins, et bien videmment, tre dvelopps encore, tant au plan de largumentationproprement thorique qu celui des dmonstrations caractre empirique. Et le dbat qui estengag ici avec lapproche et les propositions de Franois Rastier a prcisment cet objectif :tenter denrichir et de solidifier la conception positive et proactive que nous proposons et quenous opposons aux conceptions actuellement dominantes.

    En raison de cette finalit mme, et alors que, nous lavons soulign, les points daccordentre les deux approches sont la fois nombreux et fondamentaux, la prsente contributionsoulignera sans doute plus frquemment, et avec plus dinsistance, les points de divergence oules diffrences daccent, mme quand ils peuvent paratre minimes. Mais comme le soutient

    sans relche Franois Rastier, les science sociales/humaines sont des sciences delinterprtation ; et comme linterprtation est fondamentalement dbat, il convient donc dedbattre !

    Ce dbat est organis en quatre chapitres. Le premier sera consacr lexamen dtaill desprises de position gnrales, dans lesquelles sentremlent invitablement les considrationsdordre philosophique, pistmologique, mthodologique et thique. Le deuxime sera plusparticulirement centr sur le statut des textes, avec un accent particulier sur la problmatiquedes rapports dinterdpendance qui peuvent tre poss entre les genres textuels et leur entoursocial. Le troisime chapitre abordera la question des modalits dorganisation interne destextes, et confrontera plus particulirement le traitement que propose Franois Rastier descomposantes (voire de lhtrognit) des genres, notre approche de larchitecture textuellecentre sur les types de discours . Le dernier abordera enfin, en une tentative de synthse, lesmodalits sous lesquelles le social, la langue et les processus psychologiques exercent unecodtermination sur les textes.

    Pour confrer au dbat la prcision et la clart quil requiert, nous nous permettrons dereproduire de trs nombreux (et parfois longs) extraits des textes de Franois Rastier 2, et dans

    2 Pour les textes de Franois Rastier que nous exploiterons, dont les rfrences compltes sont enbibliographie, nous utiliserons les abrviations qui suivent :- Arts et sciences du texte : AST ; - Sens et textualit : ST ;- De lorigine du langage lmergence du milieu smiotique : OL ;- Le langage comme milieu : des pratiques aux uvres : LMPO ;- Saussure et les sciences du texte : SST ;

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    lorganisation de nos ractions critiques, nous nous permettrons aussi de reproduire, parfoisintgralement, des extraits de nos publications antrieures 3.

    - (avec Denise Malrieu) : Genres et variations morphosyntaxiques : GVM .Dans les extraits de ces textes, comme dans lensemble des citations, nous reproduirons en italique lessoulignements de lauteur, et nous introduirons nos propres soulignements en gras.3

    Pour nos propres ouvrages, nous utiliserons labrviation ATD pour Activit langagire, texte etdiscours , et FdD pour Le fonctionnement des discours . Lorsque nous reproduirons des passages de cespublications ou dautres, nous en indiquerons, localement, les rfrences.

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    CHAPITREI

    POUR UNE SCIENCE DE LHUMAIN

    1. Quelques aspects du positionnement de Franois Rastier

    1.1. Le primat de lapproche hermneutique

    Dans lensemble de ses crits, plutt que de qualifier, comme nous lavons fait, les sciencesqui nous concernent de sociales/humaines , Franois Rastier a fermement soutenu que cesdernires constituaient fondamentalement des dmarches dordre hermneutique et devraientds lors tre qualifies comme telles.

    1. Les sciences humaines et/ou sociales , dont le nom signale sans plus la coexistence de

    lhumanisme et du marxisme dans nos universits, seraient mieux dites scienceshermneutiques . [] Les sciences hermneutiques se distinguent tant par le typedobjectivation qui leur permet de constituer leur domaine que par une position propredu sujet scientifique : il est condamn comprendre, faute peut-tre de pouvoirexpliquer au sens causal du terme . La description est alors une interprtation, et lexplicationscientifique consiste discerner, situer et hirarchiser les conditions de la comprhension. ( AST , p. 68)

    2.Et lappui de cette position, lauteur a notamment dvelopp cinq ordres darguments.

    La formulation du premier de ceux-ci est souligne dans la citation qui prcde : dans lessciences de lhumain, les conditions dune explication au sens causal ne sont pas runies ; lechercheur ne peut que dcrire les phnomnes, les interprter et tenter de les comprendre, et il

    doit sefforcer par ailleurs, titre de garde-fou pistmologique, de conceptualiser le statut etles conditions de sa dmarche de connaissance. Ce mme diagnostic a t formul par biendautres auteurs, sur la base de lanalyse des proprits des deux sortes dobjets auxquelssadressent les sciences concernes. Une part de ces objets sont fondamentalement dordre

    praxologique , ou encore relvent du champ des actions ; et comme lavaient dmontr VonWright (1971) aussi bien que Ricur (1977), les dterminants dune action humaine ne sontquindirectement identifiables, soit par lecture des proprits du cours daction mme, soit parsollicitation des reprsentations de lacteur (quels sont ses intentions et ses motifs ?). En raisonde cette configuration, les conditions dune explication causale au sens strict ne sonteffectivement pas runies, cette dernire requrant une disjonction radicale (ou une dfinitiontotalement indpendante) des facteurs respectivement candidats au statut de cause etdeffet : on ne peut donc que viser comprendre lagir humain. Une autre part de ces objetsest dordre pistmique , ou concerne les connaissances des groupes et des personnes, et lechercheur se trouve donc dans la position de mettre en uvre une dmarche (gnosologique)qui est de mme nature que lobjet auquel elle sadresse ; et cette sorte de circularit exclut defait, pour les raisons qui viennent dtre voques, le dploiement de tout raisonnementproprement causal.

    En complment ou appui ce premier argument, Franois Rastier souligne que lesconnaissances se construisent dans les pratiques sociales , quelles sont donc marques parces dernires, et surtout quelles se transmettent au cours de l histoire et sont donc aussimarques par les conditions et les instruments de cette transmission :

    2. La conception historico-critique considre la connaissance comme un apprentissage au seinde pratiques sociales, et la rend indissociable de ses modes de transmission. ( AST , p. 70)

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    A cet accent sur lhistoricit est adjoint un accent sur la diversit des objets des sciences delhumain : ceux-ci sont dessence smiotique (cf. Introduction, p. 1), et il savre que lessystmes de signes prsentent une irrductible diversit :

    3. [] les smiotiques fondement hermneutique conoivent le champ de la smiotique sur le

    mode de la diversit, car la plupart des systmes de signes ne se laisse pas rduire un principecommun : on renonce au concept gnral de signe propos par les scolastiques puis par Eco,aliquid stat pro aliquo . ( AST , p. 21)

    Ce troisime argument conduit Franois Rastier requalifier la problmatique de la circularitvoque plus haut : les connaissances humaines se construisent dans lordre du smiotique etsadressent des objets eux-mmes dordre smiotique ; en consquence, en raison de ladiversit des systmes de signes, les interprtations scientifiques ne peuvent se prvaloir delexistence dun systme surplombant qui garantirait ladquation, voire la vrit, de leursproduits :

    4. Paralllement, on renonce la conception instrumentale du langage et des autres systmesde signes : comme il nexiste pas, sauf pour la tradition rationaliste, de niveau conceptuel neutre lgard de toute reprsentation, il nexiste pas de tertium comparationis entre les systmes designes, pas plus que dinterlangue entre les langues, ni de langage de la pense. ( AST , p. 21)

    Et cette analyse dbouche alors explicitement sur une acceptation de la relativit desconnaissances ayant trait lhumain, relativit laquelle il convient de faire face sur la base deprincipes dontologiques , eux-mmes fonds dans une anthropologie culturelle.

    5. En ce cas, cest la dontologie qui lemporte sur lontologie. Le smiotique devient le lieu de laconnaissance, ce pourquoi on taxe volontiers cette conception de relativiste : on reconnat par l,obliquement, que les principes de la dontologie trouvent leur origine non plus dans une

    mtaphysique, mais dans une anthropologie culturelle. ( AST , p. 70)

    Le quatrime argument est que, si les interprtations humaines ne peuvent sadosser aucunsystme smiologique surplombant, elles ne sont pas non plus conditionnes, ou dtermines,par des processus ou des structures relevant dautres registres du fonctionnement humain :

    6. Lhermneutique nest pas pour nous une doctrine mtaphysique directrice, et nous acceptonscette hypothse : Le point de vue hermneutique serait [] celui qui rcuse par principe touteide selon laquelle le sujet humain aborderait son rel partir de structures filtrantesdonnes, quelles soient logiques ou esthtiques . Lhermneutique seraitlantitranscendantalisme par excellence, la doctrine qui dit que toute forme du comportementcognitif de lhomme slabore toujours comme rectification interprtative delle-mme (Salanskis,1997, p. 413). Cette ambition peut sillustrer dans les sciences du langage. ( AST , p. 100)

    Lauteur donne ici comme exemples de ces structures filtrantes dont il rejette le principe delexistence, des constructions dordre logique ou esthtique , mais comme le montre lasuite de cet extrait, cette dngation semble sadresser en ralit tout type de filtre potentiel des conduites cognitives, y incluses donc les dterminations ou limitations quimaneraient des processus interactifs hrits, ou encore de ce que Vygotski qualifiait de fonctions psychologiques infrieures . Mais toutefois, dans un autre ouvrage, FranoisRastier reconnat nanmoins lexistence dau moins un filtre de cet ordre, relevant des loisgnrales de la perception :

    7. Quant au fondement de lobjectivation, il rside dans les lois de la perception smantique, quipermettent la reprsentation du monde textuel. Elles ne diffrent pas fondamentalement des lois

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    de la perception sensorielle qui dterminent les reprsentations du monde rel, si bien que lonpeut parfois apparier les reprsentations de ces deux mondes inclus lun dans lautre. ( ST , p. 20)

    En dpit de cette concession, lauteur insiste nanmoins sur la large autonomie des processusinterprtatifs lgard de tout filtre psychologique, en affirmant notamment cest lecinquime argument que les entits smiotiques mobilises dans ces processus neconsistent pas en reprsentations, mais en prsentations , terme emprunt la ligneBrentano/Husserl et qui semble4 dsigner une prsence psychique immdiate lobjet vis,ne tmoignant pas du redoublement gnralisant caractrisant les reprsentations proprementdites, ou conceptuelles.

    8. Pour la psychologie cognitive, la comprhension est rapporte la construction dereprsentations conceptuelles. Nous ne recourons pas des reprsentations psychiques, parceque le sens linguistique ne consiste pas en de telles reprsentations. Dlier le sens linguistiquedes reprsentations comme des objets permet, paradoxalement peut-tre, de dployer la varitde ses conditions dactualisation. ( AST , p. 106, note 1)

    Et ds lors, si les tats psychiques internes des personnes procdent de lintriorisation de cesentits smiotiques, ils consistent eux-mmes en prsentations , les reprsentationsconceptuelles en paraissant exclues, ou tout le moins construites secondairement sur la basede ces entits initiales :

    9. Les tats internes des sujets humains sont des prsentations non des reprsentations, carils apparaissent dans des couplages spcifiques entre lindividu et son entour mais ils nereprsentent pas pour autant cet entour ou ce couplage. (OL , p. 11)

    Ladhsion cette position phnomnologique radicale parat discutable, notamment en cequelle revient contester ce que Piaget (1936 ; 1937) avait pourtant clairement mis en

    vidence, savoir que, ds la priode sensori-motrice, les construits cognitifs procdant delassimilation et de laccommodation constituent des rfractions intgrant indissolublementet des proprits des objets viss et des proprits des modalits dinteraction ou de couplage avec ces derniers (cf. la notion de schme sensori-moteur).

    1.2. Du statut du langage

    Dans la perspective dveloppe par Franois Rastier, le langage et/ou lordre smiotiqueconstituent, nous lavons vu, des caractristiques fondamentales de lhumain, et nous allonsexaminer ci-dessous le statut plus prcis quil leur accorde.

    1.2.1. Le langage comme milieu (social)

    Une des affirmations rcurrentes de lauteur est que le langage constitue un milieu , etplus prcisment le milieu spcifique de lhumain , la sorte d air que ce dernier respire, cequi revient dire quil constitue en dfinitive son milieu naturel ; et largument invoqu lappuide cette caractrisation est que lon peut infrer des recherches dordre phylogntique quelhominisation a strictement concid avec lmergence du langage. Ds lors, puisque lhomme

    4 Ce terme de prsentation semble renvoyer lune des deux modalits de reprsentations discutespar Brentano, en particulier dans lappendice de la rdition de 1911 de Psychologie dun point de vueempirique : savoir les reprsentations in recto (penser directement quelque chose) distinguer desreprsentations in obliquo (se penser comme pensant ce mme objet ou penser que quelquun dautrey pense).

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    sest dvelopp dans linteraction avec ce milieu-l, il est lui-mme fondamentalement un trede langage, ou encore le langage est sa proprit dfinitoire :

    10. Le langage est un milieu et non une simple facult : cest pourquoi, dans la phylogense,aussi loin que lon croie remonter, il napparat pas aprs lhomme. Ils vont toujours ensemble, et

    se dfinissent lun lautre. (LMPO , p. 2)

    Cette approche conduit alors Franois Rastier contester que le langage puisse constituer un instrument :

    11. Plutt quun instrument, le langage est une part minente du milieu o nous vivons : dirait-onque lair est un instrument des oiseaux ? Lenfant nat environn de la langue quil a dj entenduein utero , et laquelle il ragit dj slectivement [] Il sy adaptera progressivement parlapprentissage, et en usera pour sadapter au monde socialis qui lentoure. ( OL , p. 10)12. Le langage na pas de fonction, car il nest pas un instrument. On pourrait arguer quil sert sadapter au milieu, mais chez lhomme le milieu est essentiellement smiotique, puisque la cultureest une formation smiotique. Bref, le langage servirait sadapter un milieu dont il constitue unepart minente : en dautres termes, il servirait sadapter lui-mme (OL , p. 9)

    En un sens, ce rejet de la conception du langage comme instrument nest quuneconsquence logique de largument qui prcde : si le langage est constitutif de lhumain, il nepeut ds lors constituer une sorte de ressource qui serait mise sa disposition secondairement ,ce qui implique que cet humain serait antrieurement, ou primairement, constitu sur dautresbases. Et mme si cela demeure implicite dans les extraits convoqus, la critique de cettenotion sadresse en ralit lensemble des courants thoriques posant que lhumaindisposerait dabord de proprits gnrales, dordre bio-cognitif, et que le langage neconstituerait quun phnomne second dont une des fonctions serait de traduire oudexprimer ces proprits dj l. Mais si cette thse est sans nul doute recevable au plan

    phylogntique, elle parat bien plus discutable au plan de lontogense, comme en atteste larelative lgret des arguments voqus dans les citations 11 et 12. Dirait-on que lair est uninstrument des oiseaux ? Certes non, mais les humains, contrairement aux oiseaux,intriorisent cet air quils respirent, ce qui donne naissance des ressources psychiques-smiotiques (celles de la langue interne ; cf. infra , 2.2.1, pp. 25 et sqq.) qui peuvent ensuitetre r-exploites, dune part dans la gestion des conduites et dans le cadre desapprentissages sociaux voqus, dautre part dans les productions langagires propres ; etdans les deux cas, ces ressources langagires constituent bien, en synchronie, des instruments psychologiques , au sens attribu par Vygotski ce syntagme. Lapparentecontradiction entre les citations 11 et 12 est aussi rvlatrice de cette non prise en compte de ladimension gntique chre Piaget et Vygotski : en 11, il est clairement indiqu quelenfant sadaptera au langage au cours de lapprentissage et en usera pour sadapter au

    monde socialis ; mais en 12, la ralit de cette mme adaptation semble conteste, auprtexte que le langage serait ds lors dans cette curieuse situation de sadapter lui-mme . Cette situation nest en fait rien moins que commune (nos connaissances acquisesnous servent nous adapter dautres connaissances !), mais son examen requiert que soientdistingus divers niveaux dancrage, de structuration et de fonctionnement du fait langagier, ouencore que soient distingus, au moins, le niveau des pratiques langagires ou textuelles, celuide la langue intriorise et celui de la langue comme construction sociale secondaire.

    Franois Rastier a abord en partie cette question, en discutant du lieu dancrage du faitlangagier ; et nouveau dans une perspective polmique implicite (visant de fait rcuser lesthses cognitivistes selon lesquelles le cerveau individuel serait la source du langage, ou son organe ), il a fermement soutenu que cest la socit , et non lindividu,qui constitue le sigevritable du langage (ou de la langue) :

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    13. Retenons que lorgane du langage, cest la socit. Corrlativement, le langage na pasdorigine, car il est lorigine, sinon de tout, du moins des mythes dorigine, no-darwiniens ounon. (LMPO , p. 2)14. Comme la justement affirm Auroux, la langue nest pas dans le cerveau. Ajoutons que lessubstrats anatomiques de lactivit linguistique ne la dterminent pas, et quen somme le vritableorgane de la langue est la socit . (OL , p. 10)

    Mais cette prise de position rsolument externaliste est nanmoins fortement nuance dansdautres extraits, qui contestent la pertinence de la distinction externe/interne en ce domaine :

    15. [...] la validit de lopposition interne/externe reste discutable : en effet, dans un couplage, cequi compte, cest linteraction, qui conduit dune part une subjectivation, dautre part uneobjectivation, par deux mouvements corrlatifs. La thse du stockage externe de Merlin Donald(1991), celle de lexternalisme de Auroux (1998) auraient un sens si la localisation spatiale taitdterminante et dterminable.

    Sauf considrer le langage comme une ralit purement individuelle et psychologique(comme le font les chomskyens, conformment lindividualisme mthodologique), on ne peut leconsidrer comme interne. Le langage est dabord externe lindividu, et la comptencelinguistique est une intriorisation du social si bien que lapprentissage linguistique est dj unimplicite contrat social. Au demeurant, lexterne remanie linterne de manire dterminante : tantdans lpigense crbrale que phnomnologiquement dans lhistoire personnelle (par exemple,Proust a form notre sensibilit).

    Ni interne ni externe, la langue est bien le lieu du couplage entre lindividu et son environnement,parce que les signifiants sont externes (bien que reconstruits dans la perception) et les signifisinternes (bien que construits partir dune doxa externe). ( LMPO , p. 3)

    Cette argumentation met donc laccent, dans le premier paragraphe, sur le fait que lelangage est un lieu dinteraction, ou de couplage, thse qui renvoie celle de Voloshinov, selonlequel ce mme langage constitue un milieu intermdiaire (cf. 1927/1980, p. 180). Mais sily a couplage, cest ncessairement entre deux ples, dont le statut et la localisation peuvent etdoivent tre examins. Dans le deuxime paragraphe, un de ces ples est implicitementvoqu, en termes de comptence linguistique dfinie comme produit de lintriorisation desvaleurs sociales signifiantes et des contrats implicites qui les fondent. On peut donc sur cettebase distinguer le langage comme milieu intermdiaire ou lieu dinteraction, et le langage telquil est intrioris en chaque individu (et tel quil donne naissance, par le processus derestructuration quvoque lauteur en termes parfaitement vygotskiens, aux reprsentationsindividuelles) ; ce quoi il convient dajouter que lautre ple ncessaire de cette interaction estconstitu par les reprsentations ancres dans les mondes et les uvres culturelles, cest--dire par les reprsentations collectives. Et nouveau, la clarification de ce dbat impliqueraitune distinction entre le niveau du langage comme pratique (textuelle), et ceux de la langueinterne et de la langue norme.

    Enfin, relevons que largument du troisime paragraphe de la citation 15 nous parat plusque discutable, au moins en regard de la thorie saussurienne du signe laquelle lauteuradhre par ailleurs tout autant que nous : dans la perspective de Saussure, les signes sontintgralement psychiques et sociaux, tant donc dans leur versant signifiant que dans leurversant signifi, et en dpit des concessives introduites entre parenthses, cette distinctionexterne/interne nous parat ici aussi problmatique quinutile.

    1.2.2. Ordre du langagier et ordre du smiotique

    Quels sont les rapports hirarchiques, ou de prsance, entre le langage verbal et les autressystmes smiotiques, et en consquence les rapports qui peuvent tre poss entre les

    disciplines qui sy adressent (respectivement la linguistique et la smiologie) ? Le langageverbal nest-il quune manifestation dun ordre smiotique qui serait plus gnral, et qui lui seraiten quelque sorte antrieur, ou est-il la condition mme du dploiement du smiologique, ou au

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    moins du smiologique tel quil se manifeste spcifiquement en lhumain ? Ce sont l desquestions que Saussure, on le sait, avait longuement examines, sans toutefois y apporter derponse ferme, considrant que le langage humain nest dun ct que lune des manifestationsde lordre smiotique, mais que dun autre, il est la plus importante de ces manifestations et queson tude peut ds lors constituer la rfrence, ou le patron, de toute approche des faitssmiologiques.

    Il semble bien que lon retrouve cette mme hsitation dans les crits de Franois Rastier.Dun ct, comme dj relev, il soutient fermement que le langage est, au planphylogntique, historique et dfinitoire,consubstantiel au caractre humain :

    16. [] si le langage est un moment de lvolution, les langues nen sont pas moins descrations historiques. Il nest pas exclu quelles soient de part en part artificielles, cumulant desinnovations transmises et par l des expriences archaques et des visions du monde.Lmergence du langage rsulte peut-tre dune mystrieuse rencontre dun organe du langage(jusquici introuvable) et dune pression volutive, mais plus certainement de la cration sociale etde la transmission des systmes vocaux. Cette cration affranchit pour une part les hommes despressions de lenvironnement naturel ; elle institue ou renforce celles de lentour culturel, le faisantpasser du temps darwinien de lvolution au temps lamarckien de lhistoire 5. Aussiestimons-nous que les langues chappent une explication de type darwinien. ( OL , p. 9)

    Mais dun autre, il affirme que la problmatique de lmergence de ce langage doit tre intgredans celle, plus gnrale, des conditions dvolution du smiotique :

    17. On ne peut comprendre lmergence du langage quau sein de lvolution gnrale dusmiotique. Au cours de la prigense, il faut noter le dveloppement conjoint des langues, desspultures et des arts ou modes de dcor mobilier ou parital. (OL , p. 24)

    Cette seconde position (ou seconde tonalit) semble sous-tendre lapproche que proposelauteur des zones anthropiques . Dans divers textes, il a soutenu que le niveau smiotiquede lentour humain se caractrisait par quatre types de ruptures ou de dcrochements (personnel, spatial, temporel et modal ; nous y reviendrons au Chapitre 3, 2, pp. 54 et sqq.),et que les homologies entre ces ruptures permettaient de dgager trois zones : une zone deconcidence ou zone identitaire, une zone dadjacence ou zone proximale, et une zonedtranget ou zone distale. Et pour lui, la spcificit de lordre smiotique proprement humainrsiderait dans la cration, la mobilisation et lexploitation de lazone distale :

    18. Par rapport aux langages des animaux, la particularit des langues rside sans doute dans lapossibilit de parler de ce qui nest pas l : la zone distale. Sur laxe de la personne, cela permetde parler des absents. Lhomologation des dcrochements les situe de prfrence dans un autretemps (anctres, postrit, envoys venir), dautres lieux et dautres mondes (hros, dieux,

    esprits). Sur laxe du temps, cela ouvre les aires de la tradition et de lavenir ; sur ceux de lespaceet du mode, celle de lutopie. (OL , p. 13)

    Zone distale dont la cration serait une consquence de ce que, aux indices et aux index quisont notamment exploits par les animaux, sont venus sajouter, chez lhomme, ces autrestypes de signes que constituent les symboles 6 :

    5 Cette phrase de Franois Rastier fait videmment cho la clbre formule de Vygotski selon laquelle,avec lmergence du langage humain, le type mme du dveloppement sest modifi, passant dubiologique au sociohistorique (1934/1997, p. 187).6 Dans ce texte, Franois Rastier utilise le terme de signe dans un sens gnrique (toute forme dentitsmiotique) et qualifie de symbole le sous-ensemble dentits que Saussure qualifiait de signes (verbaux ). Ce choix sexplique sans doute par le souci de lauteur de placer son propos dans le cadre dela thse de la mdiation symbolique issue de Geertz, mais il a linconvnient de ne plus permettre ladistinction entre les deux formes dunits smiotiques procdant des conventions sociales : les signes

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    19. Lindex et lindice se satisfont de la mdiation smiotique : lindex apparie une prsentationdobjet et un signe ; lindice, deux reprsentations dobjets, dont lune, antcdente, est promue aurang de signe naturel. En revanche le symbole jentends par l le signe saussurien supposeune mdiation symbolique, par le principe de la langue qui prescrit des relations contextuelles etexclut les autres termes du mme paradigme.

    Le signe saussurien ne se rduit pas lassociation du signifiant et du signifi qui relvesimplement de la mmoire pisodique, comme le suggre Merlin Donald. Il se caractrise par sadpendance contextuelle qui lui permet de varier en fonction des contextes et donc des textes,comme par son emploi diffrentiel avec les autres signes qui rsulte de son engagement dans unsystme linguistique. Ce double engagement, syntagmatique et paradigmatique, que neconnaissent ni lindex ni lindice, place le signe saussurien sous le double rgime de labsence etde la co-prsence : le signe saussurien na pas de sens dterminable hors contexte. Au paliersuprieur, il permet le dploiement de textes, dans une grande syntagmatique qui met en uvredes formes textuelles, comme les fonctions narratives. De fait, comme le soulignait Grdenfors,nous attendons toujours que Kanzi nous raconte une histoire autour dun feu de camp : on ne peutconstruire de rcit quavec des symboles et non avec des indices et des index.

    Les conventions systmatiques que concrtisent les symboles permettent lautonomie relativedes performances linguistiques lgard des situations et donc linstitution de situations nouvelles.Ces conventions sont ncessaires linstitution de la Loi, qui non seulement est indissoluble deson nonc, mais indpendante de toutes les situations, tout en gouvernant leur souvenir et leuradvenir.

    Nous ne postulons aucune nature du signe : tout signe peut tre lobjet dun usage indexical,indiciaire ou symbolique, et ce sont les parcours interprtatifs qui le qualifient. Le mme son, lemme geste, le mme trac peuvent tre interprts sur le mode indexical, indiciaire ousymbolique. Par exemple, les icnes peuvent tre interprtes comme des index, mais aussicomme des symboles.

    Lindice ne ncessite pas de systme linguistique et semble la porte de tous les animaux.Prototype du signe rfrentiel, lindex est gnralement considr comme primaire. Le symbolereste un apanage de lhumain. ( OL , p. 18)

    Si nous adhrons sans rserve lanalyse des proprits et des effets des signes (au senssaussurien) dveloppe au deuxime paragraphe de la citation qui prcde, nous demeuronspar contre sceptique quant au rle privilgi attribu la zone distale, et plus largement quant la conception densemble de ces zones smiotiques. Sagissant du distal, cette propritpeut difficilement tre considre comme spcifiquement humaine : les animaux suprieurs ontindiscutablement des capacits d vocation , certains de leurs comportements tmoignant delexistence de traces internes, parfois complexes, relatives des objets ou des vnementspasss (et mme futurs) ; certes, ils ne parlent pas de ces phnomnes situs en zonedistale, mais ils en font manifestement un vritable traitement cognitif. Par ailleurs, ds lors quele langage constitue un monde ou un milieu intermdiaire et autonome, dans quelle mesurene doit-on pas considrer que toute production verbale, puisquelle est de lordre du signe,sinscrit fondamentalement dans une zone de type distal, mme lorsquelle renvoie desvnements se situant dans lespace-temps proche de son auteur. Enfin, dans leur statutmme, ces zones semblent fondes dans lordre du rfrentiel mondain (le proche, le voisin etle lointain), dont lauteur affirme pourtant trs rgulirement quil est globalement hors jeu eugard au smiotique ; et plus profondment encore, se pose une question laquelle nousnarrivons pas trouver de rponse : lgard de quoi ces zones smiotiques constituent-ellesdes ruptures ?

    Ce type dapproche pourrait paratre en outre compatible avec celle dveloppe par Peircenotamment (que Franois Rastier nous pardonne ce douloureux rapprochement), en ce quelle

    verbaux (pour lesquels la relation entre ple signifiant et ple signifi est immotive) et les symboles(pour lesquels cette relation est motive). Mme si, en raison des prcautions prises par lauteur, cettesmiologie smiologique demeure intelligible, nous prfrons pour notre part dsigner lensemble desentits smiologiques par le terme de signal , et distinguer les sous-ensembles de signaux queconstituent respectivement les signes (verbaux ), les symboles , les indices et les index .

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    semble ne pas contester la thse dune continuit rgulire dans lvolution du smiotique (delindex lindice, puis au signe). Certes lauteur souligne bien le caractre fondamentalementnouveau du signe/symbole humain, mais en se centrant sur ce seul effet que constitueraitlmergence du distal, il parat sous-estimer limpact du caractre radicalement social,radicalement arbitraire, et de ce fait radicalement mta (ou ddoubl) des signes langagiers.Ces proprits font en sorte que les humains, au plan collectif ou individuel, ont la capacit degrer la smiose, ou daccomplir des actions smiotiques dlibres, et ds lors, sils peuventparfois mettre en uvre des index ou des indices, ce processus est sans commune mesureavec celui des animaux ; chez lhomme, toute autre entit smiotique est rinterprte etradicalement transforme sous leffet de lmergence des signes verbaux (nous y reviendronsplus loin dans le cadre dun examen des modalits de gestion des systmes smiotiques ; cf.infra, 2.2.3).

    1.2.3. Textes et genres de textes comme objets dune science du langage

    Nous serons extrmement bref sur ce dernier thme, notre accord avec les propositions deFranois Rastier tant total.Conformment la perspective empiriste voque dans notre Introduction , les donnes

    premires auxquelles doit sadresser une science du langage sont les productions verbaleseffectives, dans leur contexte, cest--dire les textes . Textes dont lauteur fournit une premiredfinition irrcusable :

    20. Un texte est une suite empirique atteste, produite dans une pratique sociale dtermine, etfixe sur un support quelconque. ( AST , p. 21)

    Dans la mesure o les pratiques sociales do mergent les textes sont minemment

    variables, ces derniers se diffrencient eux-mmes en de multiples formes standards, ou engenres textuels . Et Franois Rastier considre que cette dimension gnrique estfondamentale, pour un ensemble de raisons qui paraissent indiscutables :

    21. [] le genre assure non seulement le lien entre le texte et le discours, mais aussi entre letexte et la situation, tels quils sont unis dans la pratique [] ( AST , p. 229) Tout texte est donn dans un genre, et peru travers lui [] le texte est lunit fondamentale ,mais non maximale puisque tout texte prend son sens dans un corpus. Or le corpus de textes dunmme genre simpose en gnral [] ( AST , p. 232) Le genre lemporte sur les autres rgularits linguistiques [] (ibid .) Les rgularits de genre lemportent sur les rgularits idiolectales ou stylistiques. (ibid .)

    1.3. La mthodologie hermneutique et ses objectifs

    Les textes et les genres constituent donc les objets premiers dune science du langage, etFranois Rastier a mis en vidence les trois angles sous lesquels ils pouvaient tre tudis :

    22. Le genre reste le niveau stratgique dorganisation o se dfinissent trois modesfondamentaux de la textualit. Le mode gntique dtermine ou du moins contraint la productiondu texte ; ce mode est lui-mme contraint par la situation et la pratique. Le mode mimtique rendcompte de son rgime dimpression rfrentielle. Enfin le mode hermneutique rgit les parcoursdinterprtation. ( AST , pp. 233-234)

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    Mais il accorde nanmoins clairement le primat lexamen du mode hermneutique , dans lamesure o le processus d interprtation , qui y est centralement impliqu, surdterminerait enquelque sorte les deux autres modes, et notamment le mode gntique , de production oud nonciation :

    23. Les sciences du langage pourraient alors se remembrer autour dun objet, le texte, etdun objectif, linterprtation . En effet, leur programme dpend du problme de la pertinence, quicommande toute identification dunits, et notamment des units smantiques. Or, il relve delordre hermneutique, puisque la pertinence dune unit linguistique, quelle quelle soit,dpend de linterprtation . En somme, il ny a pas de pertinence en langue : la langue proposeune gamme de virtualits, le texte en retient une partie, qui ne sont actualises en unitslinguistiques que dans et par linterprtation. ( AST , pp. 37-38)24. Sans tre aucunement le dcalque invers lune de lautre, lnonciation et linterprtationvont de pair et peuvent tre considres comme deux formes dune mme activit applique aumme domaine dobjectivit smiotique. ( AST , p. 48)

    Nous ne contesterons pas le rle central quaccorde lauteur linterprtation, dans la

    mesure o, effectivement, toute mobilisation de signe implique un processus dattribution devaleur qui est fondamentalement relatif ; mais on pourrait soutenir que, ds lors que laproduction et la rception des textes ne sont nullement le dcalque invers lun de lautre (cf. citation 24), linterprtation est, dans les deux situations, oriente par des facteurs quidiffrent partiellement, et que donc ce terme mme dinterprtation pourrait ne pas forcmentdsigner des processus qui seraient identiques dans les deux cas. Mais en tout tat de cause,conformment au principe de la division du travail, la centration de Franois Rastier sur lesprocessus impliqus dans la rception-interprtation est tout aussi lgitime que notre proprecentration sur ceux impliqus dans la gense ou la production des textes.

    Au plan mthodologique, la fois en conformit avec le primat accord aux donnesproprement langagires, et pour assurer la spcificit de la dmarche linguistique, lauteur

    soutient fermement que le parcours interprtatif doit partir dabord de lexamen des propritsdes textes, pour sinterroger ensuite sur les rapports pouvant tre poss entre ces proprits etdes facteurs dordre non linguistique :

    25. La dmarche linguistique que nous souhaitons illustrer va [] du texte ses plesextrinsques ou corrlats non linguistiques. Elle scarte alors des autres approches : lapprochephilosophique du positivisme logique part du rfrent pour faire du signe sa reprsentation ; lesapproches psychologique et sociologique partent de lmetteur et du rcepteur. Toutes procdentdes ples extrinsques vers le texte, pour en rendre compte en faisant lconomie coteuse de sadescription.

    Le pari dune smantique des textes ne consiste pas nier lincidence de ces ples en misantsur une sorte de solipsisme linguistique, mais rgler le recours ces ples en fonction du sens

    textuel. [sens qui se dfinit par linteraction paradigmatique et syntagmatique des signeslinguistiques, non seulement entre eux, mais avec le texte dans sa globalit.] ( AST , p. 17)

    Franois Rastier attribue alors cette dmarche des objectifs qui se diffrencient clairementde ceux de la philosophe et de la psychologie, et qui semblent porter sur llucidation des

    parcours interprtatifs , en tant que processus qui seraient spcifiquement linguistiques :

    26. Lexplication suppose lidentification des conditions de production et dinterprtation du texte,alors que la comprhension au sens fort suppose un sujet psychologique et philosophique.{En note : Nous laissons donc les problmes de lnonciation et de la comprhension au sens fort la philosophie ou la psychologie ; et lhermneutique philosophique trois problmesfondamentaux : le problme du temps vcu et de la conscience intime du temps ; celui de lasubjectivit (les parcours interprtatifs qui constituent le sens sont des contraintes linguistiques qui

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    simposent au sujet et non les parcours rels quil peut effectuer) ; enfin, et corrlativement, nousnous refusons rapporter le sens des textes au sens du vcu. []}

    Do ces thses : (i) Comme les autres signes, les signes linguistiques sont le support delinterprtation, non son objet, et lidentification des signes comme tels rsulte de parcoursinterprtatifs. (ii) Le problme de la signification ne peut tre pos de faon valide que si lon tientcompte des conditions dinterprtation. (iii) Enfin, linterprtation, situe dans une pratique sociale,

    obit aux objectifs de cette pratique, qui dfinissent les lments retenus comme pertinents. Ainsi,linterprtation dun texte change avec les motifs et les conditions de sa description. ( AST , pp.106-107)

    Nous sommes en plein accord avec le statut accord aux parcours interprtatifs lucider :ces derniers nont pas comme objet les signes, mais sollicitent et construisent simultanmentces mmes signes, en ce sens quen mme temps quils mobilisent un terme de la langue, ilslui confrent une valeur (de signe) qui est toujours nouvelle ou singulire ; et comme cesparcours sont intgrs des pratiques sociales, ils sont ncessairement dpendants desobjectifs particuliers (voire dautres dimensions contextuelles) de ces pratiques, et leur teneurvarie donc en fonction de la nature de ces pratiques.

    Mais nous sommes par contre plus rticent quant au statut des objectifs rservs aux deuxautres disciplines mentionnes. Tout dabord, si le sujet peut sans doute constituer un objetde la philosophie, en raison de larrire-fond idaliste et clairement dualiste dont il mane, il nepeut nullement constituer un objet de la psychologie scientifique, en tout cas de celle que nousdfendons. Ensuite, pourquoi laisser la philosophie hermneutique, et non lapsychologie, les problmes du temps vcu, de la conscience intime du temps et de lasubjectivit ; serait-ce dire que les problmatiques de la conscience, du vcu temporel et de laconstruction de la subjectivit chappent toute dmarche scientifique ? Enfin, et ceci dcoulede cela, pourquoi considrer que les parcours interprtatifs textuels, au prtexte quils sontsoumis aux contraintes linguistiques, ne seraient pas des parcours rels ? La ralit dufonctionnement psychologique humain est fondamentalement smiotique, comme le soutientpar ailleurs Franois Rastier (notamment pour les raisons dveloppes dans le point suivant), etil ne peut donc exister une autre ralit plus relle, quauraient traiter en propre lespsychologues. Ce type de considration nous parat faire cho la vision de la psychologie,tendanciellement mprisante, que concrtise la formule, fort en usage chez certains linguistes,selon laquelle le psychologue aurait comme seul objet les individus de chair et dos . Nousreviendrons brivement sur ce thme dans les remarques finales de ce chapitre.

    1.4. Le rle dcisif des pratiques textuelles dans le processus dhumanisation

    Franois Rastier adhre sans rserve la thse, issue de Geertz (1972), du statutfondamental des mdiations symboliques dans le dveloppement de lhumain, thse quilcomplte et prcise en soutenant que les textes, et plus prcisment les genres textuels,

    constituent les supports de cette mdiation.Certaines des formules de lauteur semblent limiter cette mdiation aux rapports sedployant entre le texte et son entour social :

    27. [] lordre hermneutique permet la mdiation entre le texte dune part, et lhistoire et lasocit dont le texte procde par le biais des pratiques o il est produit et interprt. ( AST , p.107)

    Mais dans dautres formulations, la mdiation quopre le texte sur le dveloppement despersonnes est tout autant souligne, comme en atteste cet extrait avec lequel nous sommes enplein accord et par lequel nous conclurons cette premire partie de chapitre :

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    28. Les genres semblent participer de deux mdiations complmentaires : la mdiationsymbolique qui articule lindividuel et le social (cf. Clifford Geertz, 1972), comme lamdiationsmiotique qui spare le physique du reprsentationnel.

    La potique gnralise engage dans son ensemble la mdiation symbolique : le genre partagetout la fois le caractre public de laction individuelle socialise et la norme sociale o elle prendplace. Utiliser des genres idiosyncrasiques, ce nest pas encore appartenir la socit, comme

    lenfant qui apprend parler, ou en tre rejet, comme lalin. Les performances smiotiques sontsanctionnes comme convenantes ou non, quil sagisse dcrire des rapports dactivit ou dedanser le paso doble , en fonction de leur conformit aux normes du genre. [] Les rgleslinguistiques ne dpendent pas directement des situations sociales ou politiques dtermines, maisles normes des genres peuvent sy conformer, ou les conforment, par diverses mdiations. Jointe celle des autres normes, leur tude peut rendre compte de lincidence du social sur lusage et ainsisur la langue.

    De mme que les normes sociales constituent le fond qui permet de comprendre les actionsindividuelles, ltude du genre permet complmentairement de percevoir la singularit des textes.Si, par des positions nonciatives et interprtatives quils codent, les genres dessinent en creux lapersonne comme ensemble de rles sociaux, la personnalit saffirme, voire se constitue parlusage singulier des genres. Ainsi lapprentissage des genres pourrait tre considr comme lelieu smiotique o sinstaure lintersubjectivit en tant quelle est mdiatise par la Loi. ( AST , pp.

    272-273)

    2. Quelques ractions critiques

    2.1. Les enjeux dune science de lhumain

    Dans leur ensemble, les propositions de Franois Rastier confortent et clarifient notrepositionnement propre ayant trait au statut gnral dune science de lhumain. Plutt que de sesoumettre des principes en dfinitive mtaphysiques, et/ou relevant de la doxa logico-grammaticale, cette science a dabord identifier les lments constitutifs de la spcificithumaine, linstar de ce quavaient tent de faire les empiristes depuis lAntiquit. Ce quiconduit inluctablement : - mettre en vidence le rle dcisif qua jou, dans lhumanisation,lmergence du smiotique-langagier et sa concrtisation en genres textuels ainsi quendautres types duvres ; - souligner le caractre fondamentalement sociohistorique, diversifiet dynamique des systmes smiotiques ; - mettre en vidence la co-dpendance entre lespratiques sociales et le langage qui en est le rgulateur ; - considrer enfin que ce langage etles signes quil organise constituent llment central du milieu humain, et que ds lors quil seconstruit dans linteraction avec ce milieu-l, lappareil psychologique des personnes estfondamentalement rorganis par les signes et les structures du langage.

    Mais lhumain est aussi, comme laffirment Spinoza et Darwin, un produit contingent de lamarche de lunivers, et il nous parat donc tout aussi ncessaire didentifier les propritshrites de cette volution (ou tout le moins les proprits communes lhomme et au vivant,

    voire au seul animal), ne ft-ce quaux fins mthodologiques de contrle du caractreeffectivement spcifique des proprits imputes lhumain. Sous cet angle notamment,admettre sans rserve que la confrontation au milieu langagier provoque une restructurationprofonde du psychisme humain, nimplique nullement que le produit de cette restructuration neconserve aucune trace des conditions de fonctionnement du psychisme antrieur ; et nosyeux, ce sont prcisment les modalits dinteraction entre ces deux rgimes (socio-smiotiqueet bio-physiologique) qui constituent la problmatique centrale dune psychologie vritable (celledont le positivisme dAuguste Comte dniait videmment la possibilit, en raison delhtrognit de ces mmes rgimes ; cf. 1907-1908). Sur un plan plus gnral enfin, leregard rtrospectif engendre logiquement un regard prospectif, lui-mme volutionniste ; ce quicontribue viter toute forme de sacralisation de lhumain (dautres espces noussuccderont inluctablement !). Et dans cette perspective, lthique du travail scientifique ne

    peut, semble-t-il, se soutenir (seulement) dune anthropologie, ft-elle sociale, mais sancrerdans lhumble prise en compte de la position effective de lhumain dans la marche de lunivers.

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    Dans cette seconde partie de chapitre, nous proposerons ds lors dabord une reformulationdes divers lments constitutifs de la spcificit humaine ; nous aborderons ensuite lesquestions que pose la continuit de lvolution du vivant, en examinant le statut et les effets destraces qui en subsistent chez lhumain, ce qui nous conduira soutenir que lon ne peut penserla rupture humaine quen regard des aspects de continuit et rciproquement. Et sur ces bases,nous aborderons la question du statut des dmonstrations scientifiques concernant lhumain,en particulier les conditions de possibilit de dploiement de la comprhension et delexplication.

    2.1.1. Des spcificits humaines

    Il sagit donc dabord didentifier, de dfinir et dorganiser les dimensions qui paraissentpropres lespce humaine, ce que nous ferons en proposant un tableau qui inclut lesdimensions pointes par Franois Rastier, mais qui llargit dautres aspects que ce derniernvoque que trs accessoirement. Ce tableau est videmment en soi discutable, dune part ence que lexhaustivit quil vise ne peut nullement tre assure, dautre part en ce que lordre

    quil propose dcoule dune positionnement philo-pistmologique dont la justesse ne peut fairelobjet daucune dmonstration dordre proprement scientifique.

    Nous poserons comme premier aspect de la spcificit humaine les activits collectivescomplexes et instrumentes . Cette priorit peut paratre paradoxale dans la mesure o desformes dactivit collective instrumente sont lvidence tout aussi attestables chez nombredautres espces animales suprieures ou socialises. Mais nous acceptons etrevendiquons cette sorte de paradoxe : la spcificit humaine en ce domaine tient laspectaculaire diversification et la tout aussi vidente complexification de ces activits, et sil ya lieu de senqurir de lventuel effet de transformations biologiques (ou de mutations), cest ce niveau et ce seul niveau que nous les situerions : des modifications biologiques dotant certains humanodes (les sapiens sapiens ) de capacits strictement comportementales

    rendant possible la mise en uvre dactivits dune complexit jusque-l absolument inconnue.La gestion ou lorganisation de ces activits complexes a alors ncessairement requis lamise en place (ou la cration voque par Franois Rastier) dun mcanisme d entente (cf.Habermas, 1987) entre les individus contribuant ces activits ; mcanisme qui est bienvidemment le langage , ou lactivit langagire , mobilisant des signes organiss en textes. Surce point, comme le souligne Franois Rastier, il ny a effectivement nul besoin de postuler quaitbiologiquement merg un mystrieux organe (crbral) du langage ; comme nous lemontrerons plus loin (cf. 2.2.2) en nous fondant sur lanalyse saussurienne du statut et de lastructure des signes, la construction de ces derniers nimplique en effet que la mise en uvrede processus psychiques lmentaires (communs, donc, aux animaux suprieurs), maisprocessus qui sappliquent dsormais cette ralit radicalement nouvelle que constituent lesaccords sociaux issus de la ncessit dchange et dentente dans lactivit. Et les signesconstitutifs des textes et des langues ne sont que cela.

    La spcificit humaine est donc dabord dordre praxologique : elle tient lmergencedactivits collectives pratiques7 nouvelles par leur complexit, articules des activitslangagires nayant aucun strict correspondant dans les comportements des autres animaux.Ce quoi il convient dajouter demble : dune part que les groupes humains, ds lors quils sesont parpills sur la plante et ont eu faire face des environnements physiques divers, ontncessairement mis en uvre des formes dactivits pratiques sensiblement diffrentes ;dautre part que dans la mesure o les signes ne procdent que des accords sociaux (ils sont

    7 Se pose ici le problme de la dsignation des activits non verbales ; Franois Rastier les qualifie de pratiques sociales , mais le langage constitue lui aussi une pratique sociale, et non des moindres. Pour nepas les dsigner ngativement (comme non verbales ) nous les qualifions pour notre part dactivits pratiques , solution peu brillante en raison de son caractre tautologique, mais que nous maintiendronsnanmoins par commodit, ou faute de mieux.

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    radicalement arbitraires ou encore nont aucun fondement rfrentiel), ces accords ontinluctablement vari selon les groupes et gnr des systmes smiotiques leur tour trsdiffrents. Sous leurs dimensions non verbale autant que verbale, les productions

    praxologiques humaines sont donc fondamentalement et quasi infiniment variables .Mme si elles ne sexpliquent (au sens commun du terme) que par la mise en uvre, chez

    les individus, de processus que nous ne pourrons commenter que plus loin 8 (en loccurrencelappropriation et lintriorisation des signes, gnrant la forme humaine dpistm ou degnosologie , savoir des connaissances structures daspects du milieu, disponibles enchaque individu, mais subsumes par les signes sociaux et de ce fait extriorisables oupartageables), trois autres proprits nous paraissent devoir tre associes lordre dupraxologique humain : lhistoricit , la culturalit et la socialit .

    La cration du langage et le dveloppement de son usage ont rendu possible latransmission intergnrationnelle, et donc la conservation de multiples traces codifies dupass, traces dont le traitement et/ou la (r-)interprtation ont t gnrateurs de l Histoire . Dslors, toutes les activits pratiques comme toutes les activits langagires, en un tatsynchronique donn de leur dploiement, sont ncessairement marques par ces traces dupass et par leur interprtation, et sont donc fondamentalement historiques .

    Ce traitement interprtatif des traces du pass, comme celui des activits pratiques etlangagires contemporaines, seffectue dans le cadre de groupes pratiquant un systme designes donn, ou une langue naturelle particulire ; ce qui se traduit par lmergence deformes diversifies dattribution de valeurs aux productions et uvres humaines, et par laconfection de principes ou modles comportementaux tendant sriger en normes et/ou lois .Et cest sans doute de la diversit de ce travail langagier-interprtatif appliqu des activitspratiques elles-mmes varies qua merg la diversit des cultures . Culture que nous avonssouvent dfinie comme smantique 9 du social , mais quil serait sans doute plus judicieux dequalifier de smantique des pratiques et organisations collectives , pour conserver lanotion de social lacception spcifique qui sera commente maintenant.

    Les divers groupes humains, y compris quand ils parlent la mme langue, ne sont pas desentits homognes : les activits collectives quils mettent en uvre requirent une division du

    travail, avec lensemble de ses consquences statutaires et conomiques, court et longtermes. Toute socit se caractrise donc par le dveloppement dune diversit de formationssociales , qui se superposent et sentrecroisent certes de manire bien plus complexe que ne lesoutenait le marxisme originel, mais qui existent nanmoins, et qui sont productrices de sous-systmes propres de valeurs (ou de sous-cultures), ventuellement articuls des sous-langues ou sociolectes. Cette diversit proprement sociale est dans son principe conflictuelle , etle traitement, la gestion et/ou le dpassement de ces conflits sont lvidence des facteursconstitutifs de lHistoire, dans sa dimension cette fois non plus rtroactive, mais dynamique ouproactive.

    Lanalyse qui prcde constitue une proposition de description largie du milieu dans lequelbaignent les humains, milieu avec lequel ces derniers interagissent et, ce faisant, se constituentet se dveloppent. Mais avant daborder les conditions de cette fabrication humaine, il

    8 Cest l un effet de cette contrainte majeure pesant sur lespce, de ne pouvoir profrer des paroles quesous la modalit monophonique (les sons les uns aprs les autres) et de devoir se soumettre, lcrit, la mdiocre linarit syntagmatique ; en guise de pari un peu ridicule sur lavenir, gageons que lespcequi nous succdera saura surmonter ce handicap.9 Cet emploi du terme smantique implique le rejet de toute possibilit dune smantique universelle ;outre quelles sont relatives aux activits pratiques quelles contribuent commenter, comme aux textesdans lesquels elles sont mobilises, les entits de sens sont irrductiblement relatives au systme delangue qui les organise. Il ny a donc de smantique que dans le cadre dune langue, et sil existe parailleurs indiscutablement des entits de sens caractre tendanciellement universel, ces dernires nontpu tre construites que sous leffet dun processus secondaire dabstraction-gnralisation impliquant undgagement lgard des contraintes des langues (processus que lon pourrait donc qualifier de d-smantisation) ; et il convient ds lors de dsigner ces entits universelles pour ce quelles sont, savoirdes entits cognitives .

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    convient dvoquer encore une autre proprit spcifique de lespce, que Franois Rastiernvoque gure. De par leur inscription dans lHistoire, les groupes humains dveloppent desactivits formatives , destines, sur le versant rtroactif de cette Histoire, transmettre lesacquis des gnrations antrieures (versant que lon pourrait qualifier d instruction en dpitdes lourdes connotations ngatives du terme), et sur le versant proactif, rendre les membresdes gnrations nouvelles aptes contribuer, positivement ou de manire crative, lapoursuite du dveloppement collectif (versant que, en dpit des connotations cette foisconflictuelles du terme, nous qualifierions d ducation ).

    Les entreprises formatives organises par les socits humaines sont videmment ellesaussi caractrises par la diversit et lhistoricit, et on peut y inclure, lapidairement, lesdmarches dducation informelle , luvre dans les familles ou les communauts restreintes,les dmarches d ducation-formation scolaire formelle mises en place assez tardivement danslHistoire, mais aussi lensemble des processus plus subtils de transaction sociale (voirSchurmans, 2001) l'uvre dans les interactions quotidiennes.

    Cet accent sur limportance des dmarches formatives ne tient nullement notre inscriptionprofessionnelle propre dans le champ des sciences de lducation ; si lensemble desfondateurs de linteractionnisme social ont accord une place centrale aux problmatiques

    ducatives (et plus largement aux problmatiques dintervention pratique et sociale), cest parcequ leurs yeux lmergence des entreprises formatives constituait une spcificit humaine toutaussi dcisive que celle de la sociohistoire : par leur caractre dlibr, celles-ci traduisent unevritable intentionnalit sociale , ou une position mta sur la direction que devrait ou pourraitprendre la dynamique humaine ; elles traduisent en dautres termes une prise de contrle socialexplicite sur lorientation du dveloppement de lespce qui na absolument aucun quivalentdans le rgne animal.

    Les individus humains se fabriquent donc dans linteraction avec les pr-construits de lasociohistoire humaine, notamment tels que ceux-ci leur sont prsents dans le cadre desentreprises formatives. Pour ce faire, ils mobilisent des processus dinteraction hrits(assimilation, accommodation, rgulation, quilibration cf. Piaget 1970a), sous leffet

    desquels ils intriorisent ou rfractent en leur organisme (dont le cerveau) des sous-ensemblesde ces pr-construits. Ce qui engendre une transformation radicale de leur psychisme, lesvaleurs des signes, en tant que socialisations des rapports reprsentationnels des pansdobjets du milieu et des pans dactivits pratiques, se surajoutant des images mentales

    jusque-l inluctablement idiosyncrasiques, les prenant en charge et les rorganisantfondamentalement. Nous reviendrons plus loin (cf. 2.2.2) sur les conditions techniques decette transformation, dont le principe nest pas ici objet de dbat.

    Comme nous lavons voqu, nous ne qualifions pas de sujet lorganisme humain ainsitransform, dans la mesure o, dans son usage philosophique et scientifique majoritaire, cettenotion est porteuse dune connotation de toute-puissance absolument inadapte : lhumain estdabord un produit de son milieu socio-smiotico-historique avant den tre le re-producteur.Nous le qualifions par contre de personne , sans adhrer pour autant au cadre thorique du

    personnalisme de Stern (1923), et moins encore bien sr aux courants ponymes caractrepolitico-religieux, mais pour insister sur le fait que la varit caractrisant lensemble des pr-construits sociohistoriques se reproduit, sous une autre modalit certes, ou sous un autrergime, chez les individus : tous ont des personnalits radicalement singulires. Lemploi dece terme vise aussi chapper tout danger de sociologisme, ou ce que certains qualifientde rductionnisme rebours : considrer que la structure comportementale et psychique quislabore en chaque organisme humain sous leffet des transformations qui viennent dtrevoques, ne constitue quun dcalque ou une miniaturisation des ingrdients du milieusociohistorique dappartenance.

    Les personnes sont radicalement singulires parce quelles ne sont exposes qu desparties dtermines et relativement alatoires des pr-construits de leur milieu socioculturel etlinguistique, galement parce quelles sont soumises des dmarches formatives qui ne sont

    jamais exactement les mmes dans leur teneur et dans leurs mthodes, mais encore et surtoutparce que la temporalit des expositions au milieu, des formations administres et des

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    apprentissages plus ou moins spontans est toujours particulire. Chaque personne est leproduit dune histoire de vie et de formation (qui a certes un rapport indirect avec lhistoire dessocits, mais qui est dune tout autre nature), histoire la fois unique et dans le cours delaquelle les acquis dun tat n constituent une sorte de plate-forme orientant partiellement lesapprentissages des tats n + x , en un processus tendant donc accrotre les particularitsidentitaires tout au long de la vie.

    Produits du milieu socio-historico-smiotique, dans les conditions qui viennent dtrevoques, les personnes sont aussi et tout autant, productrices ou reproductrices de ce mmemilieu (qui cesserait bien videmment dexister sans elles). Et dans ce travail productif, ellesmettent en uvre des processus interactifs qui, pour une part ne sont rien dautre que lesprocessus hrits (les assimilations/accommodations luvre dans les multiples formesdapprentissage implicites ou non conscients), mais pour une autre part sont ces mmesprocessus transforms sous leffet de la smiotisation du psychisme : processus devenus ainsiconscients, cest--dire potentiellement accessibles et traitables, en eux-mmes et quant auxobjets auxquels ils sadressent. Et dans ce second cas, les rgulations et les quilibrations

    jusque l implicites se muent en processus d abstraction et de gnralisation . Les personnes

    ont ds lors la capacit de sabstraire des dterminismes et/ou contraintes de leur milieu et deleur langue, de les valuer, dy adhrer ou de les contester, comme ils ont la capacit deconstruire, par gnralisation, des connaissances, des principes daction, des systmes devaleurs, etc., caractre tendanciellement universel. Toute personne est donc la fois faite dedterminismes sociaux et de processus de dpassement de ces derniers.

    Les formes de connaissances et de valeurs ainsi construites par les personnes sous leffetde ces processus dabstraction et de gnralisation sont aussi, bien videmment, mises encirculation et dbattues socialement (dans les productions textuelles en particulier), ce quidonne naissance des reprsentations collectives visant luniversalit et dont nousadmettrons, sans pouvoir introduire ici le dbat qui serait ncessaire, quelles sorganisent ences trois mondes formels de connaissance postuls par Habermas ( op. cit .) la suite de

    Popper (1972/1991) : mondes organiss selon des principes de validit nettement distincts, enraison des diffrences de statut des rfrents auxquels ils sadressent (lordre du milieuphysique pour le monde objectif ; lordre des conditions et principes des interactions humainespour le monde social ; lordre de la structure des personnes pour le monde subjectif ).

    Ces mondes formels constituent en consquence une dimension supplmentaire de laspcificit du milieu humain , au mme titre que les activits pratiques, les activits langagires,lhistoire, la culture et les formations sociales ; en un tat synchronique donn, ils constituentdes pr-construits indiscutables, fortement mobiliss dans les entreprises formatives, enparticulier formelles-scolaires, et donc constituant des aliments particulirement importants dela formation et du dveloppement des personnes.

    Nous eussions donc sans doute pu ou d voquer ces monde formels plus haut, mais lescontraintes de la linarit textuelle voque en note 7 nous ont conduit surseoir leurvocation, pour mieux tablir leur statut de productions cognitives , issues des dbats sociauxrelatifs au statut des entours et de lintriorit des personnes.

    2.1.2. Lhumain dans la continuit du vivant et de la matire

    Lespce humaine a pris la succession dautres espces et si, comme Franois Rastier, nousrejetons la manire dont cette continuit est gnralement conue, notamment par les diverscourants qui, tels le behaviorisme radical, se refusent prendre en compte certaines desspcificits qui viennent dtre voques, il nous parat nanmoins, et a fortiori , capital denexaminer lensemble des enjeux.

    Pour les raisons discutes plus haut (cf. p. 14), il nous parat justifi de considrer que lelangage, comme dimension centrale du milieu humain, constitue le rsultat dune crationsociale et de la transmission culturelle qui sen est suivie, telles que Franois Rastier les

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    voquait (cf. citation 16, page 8). Mais sen tenir l, et ne pas examiner les conditionsvolutives qui ont rendu possible cette mme cration , on peut courir le risque de retour une manire de dualisme premier, cest--dire confrer de fait au langage et la culture lestatut que certains accordaient (ou accordent encore) lme et/ou lesprit : une propritlittralement tombe du ciel, les divinits tutlaires, Jehovah ou dautres semblables, ayant eulexcellente et gnreuse ide de fabriquer lhomme leur image.

    Dlire dauto-centration humaine , diagnostiquait Spinoza, et cest ds lors sur lespropositions de ce philosophe que nous prendrons dabord appui, parce que son uvreconstitue nos yeux le complment critique indispensable pour la r-animation ou laredynamisation du socle aristotlicien, parce que son positionnement proprement philosophiquea anticip les dcouvertes de lvolutionnisme et de lastrophysique et en a demble clarifi lestatut ; parce quenfin, la plupart des implications thoriques et thiques de son uvredemeurent encore largement exploiter, en particulier par les sciences sociales/humaines.

    Rappelons donc, une fois encore 10, trois des principes majeurs poss par Spinoza dansl'Ethique (1677/1954).

    Le premier est celui du monisme matrialiste , cest--dire laffirmation de lunicit absolue de

    la nature : lunivers est une entit continue, dun seul tenant, et intgralement matrielle, ausens profond du terme qui quivaut en fait rel , comme lavait pos Lnine dansMatrialisme et empiriocriticisme (1908/1952). Cette matire unique est dote de multiplesproprits ou attributs , dont deux seulement sont accessibles aux modestes capacitscognitives des humains, savoir les attributs que ceux-ci apprhendent en tant quephnomnes physiques (ou inscrits dans lespace, et en cela observables ) et ceux quilsapprhendent en tant que phnomnes processuels ou psychiques (non inscrits dans lespace,et en cela ntant quindirectement attestables, au travers de leurs effets). Cette matire estaussi perptuellement active , et cette dynamique permanente se traduit par la gnrationcontinue de formes naturelles successives, ou encore par une volution de ces formes : dessubstances inertes, au vivant, au monde animal et lhumain.

    Le deuxime principe est habituellement qualifi de paralllisme psychophysiologique (op.cit ., pp. 359-361) et nous le reformulerons comme suit : chacun des niveaux dorganisation dela matire, quil sagisse des choses inertes, des organismes vivants ou des humains, les deuxattributs physiques et processuels coexistent, fonctionnent en parallle et sont de niveaux decomplexit quivalents . Ce qui implique que des quivalents de ce que les humainsapprhendent en eux comme dimensions psychiques existent dans toutes les formes que peutprendre la matire, et que donc dans les objets inertes et les organismes vivants, auxdimensions physiques observables sont ncessairement associes des dimensionsprocessuelles qui, bien que non observables, sont tout autant matrielles. Ces dimensionsprocessuelles sont par ailleurs au cur de lactivit de la matire, dans la mesure o ce sontelles qui sont susceptibles de crer, sous certaines conditions, des dsquilibres qui entranenteux-mmes des rquilibrations donnant naissance des formes nouvelles.

    Le troisime principe a trait au statut de lhumain et la distinction quil est indispensable deposer entre niveaux ontologique et gnosologique : lhumain est un produit contingent(accidentel) de l'activit de la matire, et ce titre il dispose notamment des deux attributs decette dernire (capacits mentales et bio-comportementales), fonctionnant en parallle. Cescapacits sont cependant lvidence plus complexes que celles des autres formes matriellesattestables, et elles lui permettent de tenter de ressaisir certains aspects de cet univers dont ilest issu : par son agir et sa pense, lhomme peut se construire des connaissances de l'univers

    10 Que nos fidles lecteurs veuillent bien excuser ce qui leur paratra sans doute comme une lancinanteredite. La suite de ce point 2.1.2. combine des extraits de la version franaise dun article publi enespagnol, La explicacon en psicologa ante el desafo del significado (2002, pp. 396-400), et de notrenote de clture au rcent colloque Rvolutions saussuriennes , intitule Le langage au cur dufonctionnement humain ; luvre saussurienne et les sciences de lhomme (2007, pp. 1-2). Par ailleurs,dans ces passages, les considrations relatives lvolution de la physique sont largement empruntesaux travaux de Bulea (cf. 2005 ; 2007).

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    et de lui-mme. Mais ces connaissances sont cependant ncessairement partielles ouimparfaites , parce que lagir pensant humain procde par contact ou par interaction avecdautres corps ou dautres objets, et que ce processus le contraint llaboration d'instrumentsabstraits comme le temps, le nombre ou la mesure, qui donnent naissance des modes ,c'est--dire des reprsentations de lunivers ayant la forme d'entits discrtes et finies. Endautres termes, la connaissance humaine est imparfaite parce quelle ne donne pas accs auxattributs de la matire en tant que tels ; elle procde par discrtisation de ces attributsontologiques, qui sont, eux, continus et infinis.

    Examinons maintenant certains des apports des sciences dites naturelles , et enparticulier de la physique.

    Par leur ancrage dans le positivisme, les courants dominants des sciences de lhumainprtendent analyser les objets quils se donnent en une dmarche aboutissant desexplications causales, sur le modle de lpistmologie et de la mthodologie prsumes decette physique. Mais ils sen tiennent ce faisant une lecture des acquis de cette dernire quina pas dpass la conception statique, mcanique et dterministe du fonctionnement delunivers, hrite de Newton. La thorie de ce dernier postule que tous les processus physiques

    attestables dans lunivers (les interactions entre la force et l'acclration, par exemple) sontrgis par des lois qui prsentent un caractre la fois dterministe et rversible dans le temps :la Nature est compose de sous-systmes physiques ; les conditions initiales defonctionnement de ces systmes dterminent mcaniquement tous les phnomnes qui y sontobservables et ceux-ci peuvent donc s'expliquer en tant que produits de cette dterminationcausale ; corrlativement, ds lors que sont connues les conditions actuelles de fonctionnementdun systme, on peut reconstruire ou calculer tous les tats suivants aussi bien que tous lestats prcdents (rversibilit). Dans cette perspective, les ingrdients constitutifs de la Natureseraient dlimits ou finis, et toutes leurs transformations observables ne seraient que desrsultats de leurs proprits stables et ternelles ( rien ne se perd, rien ne se cre, tout setransforme ) ; la Nature serait en consquence un automate que nous pourrions contrler, etles lois des sciences naturelles relveraient dune connaissance idale, ou encore devraient

    aboutir une certitude absolue concernant les conditions de fonctionnement de l'univers.Pourtant, comme lont dmontr notamment Prigogine (1996), Prigogine & Stengers (1992),Maturana (1996), Maturana & Varela (1998) et bien d'autres, ce type d'approche procde duneconception statique de lunivers, qui se rvle de fait inapte intgrer les effets qu'exerce la flche du temps sur les conditions d'volution de la matire.

    Dun ct, d'autres sciences naturelles, comme la gologie, la chimie ou la biologie ont prisen compte et thoris les effets (re-)structurants du temps sur leurs objets, en mettant envidence les proprits spcifiques des tats dorganisation antrieurs et actuels de ces objets,et le caractre imprvisible de leurs conditions d'organisation future, dbouchant de la sorte surle constat du caractre irrversible des processus qu'ils analysent. Or, puisquil est acquis queles processus gologiques, chimiques et biologiques drivent de l'volution de la matire inerte,comment peut-on admettre que ces processus temporaliss et irrversibles aient pu mergerdun monde que la physique classique conoit comme statique et fonctionnant selon unesymtrie temporelle replie sur elle-mme ?

    Dun autre ct, dans le champ mme de la physique, deux ordres de dcouvertes ontconduit une remise en cause radicale de la perspective issue de Newton. Lastrophysique amis en vidence que, depuis le Big Bang , la matire est soumise l'action d'un ensemble deforces (force nuclaire, force lectromagntique, force de gravit, force dite faible ) dont lestatut ou lorigine demeurent mystrieux, mais qui constituent nanmoins les seuls facteurssusceptibles dexpliquer lvolution progressive des diffrentes formes d'organisation deslments physiquement observables. Elle a mis en vidence galement que le long processusde structuration cosmologique ayant conduit notamment l'mergence de la Terre, puis duvivant et de lHomme sur cette dernire, sest droul en tapes prsentant un caractrecontingent ou relativement accidentel (cf. Reeves et al ., 1996). La thermodynamique (cf.Clausius, 1868 ; Boltzmann, 1886) a confirm et complt cette relecture du statut et delvolution de lunivers matriel, en dmontrant lexistence de processus physiques irrversibles

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    : une substance calorique ou radioactive, attestable en un tat pass, peut se dcomposertotalement dans un tat futur ; le rayonnement solaire est le produit de processus nuclairesirrversibles ; la vitesse actuelle du parcours dun fluide peut, sous leffet de sa viscosit ou deson environnement, se ralentir et steindre dans le futur ; lexistence d'un mouvementperptuel (celle du fameux pendule), qui serait logique dans la perspective newtonienne, nepeut tre atteste, etc. Ces constats ont conduit une profonde rvision thorique selonlaquelle : - si lnergie de lunivers est constante et exprime la proprit de conservation de lamatire, lentropie (mesure du dsordre molculaire, ou de la dsorganisation progressive dunsystme, par oubli de ses conditions initiales) de ce mme univers tend vers un maximum ; -les processus physiques rversibles sont caractriss par le fait que l'entropie y reste constante; - les processus irrversibles sont au contraire des produits et des producteurs d'entropie ; - lacroissance de lentropie est indissociable de la marche du temps ; elle peut tre productrice dedsordre, comme elle peut gnrer de nouvelles formes d'ordre, par la mise en uvre deprocessus d'auto-(r)organisation.

    Si lon sadosse aux principes gnraux hrits de Spinoza, il est alors permis dinterprterces acquis de la physique des deux derniers sicles selon le schma qui suit.

    a) Comme le montre lidentification des forces originelles par lastrophysique,

    lapprhension de la matire ne doit pas se limiter ses formes observables, mais prendre encompte galement les principes non directement observables qui laniment ; ce qui signifie,conformment la thse parallliste de Spinoza, que toute substance matrielle comporte lafois un attribut dynamique (ou psychique) et un attribut statique (ou physique au sens restreintdu terme : inscrit dans l'espace), lun n'tant que le pendant ou le corrlat ncessaire de l'autre.

    b) Comme le montre la thermodynamique, lattribut dynamique se manifeste en processusphysiques irrversibles (associs la flche du temps), qui dune part sont rels (et nonseulement des produits de notre entendement), et qui dautre part jouent le rle deconstructeurs de la Nature, en ce quils donnent en permanence naissance de nouveaux tatsdquilibre ou de (r-)organisation.

    c) L'astrophysique ayant dmontr le caractre alatoire de lvolution de lunivers, elle a parce fait mme dmontr son caractre imprvisible : les connaissances acquises sur le pass de

    cette volution ne permettent pas de prvoir ce que sera son futur, et la connaissance idalepostule par Newton est ds lors impossible, parce que ce quoi elle s'adresse est unmouvement infini, temporalis et irrversible.

    d) Les processus rversibles postuls par la physique de Newton ne sont dans cetteperspective que des idalisations ; leur lois ne peuvent tre dfinies quau prix duneabstraction des facteurs qui les rendent irrversibles (le mouvement idal du pendule ne peut tre conuqu'en faisant abstraction de la friction qui, de fait, le ralentit et finit par lteindre).

    Sur ces bases, on peut alors considrer que la continuit mme de lvolution de la matirenest rien dautre quune succession de ruptures ou de bifurcations , en soi imprvisibles, maisdont on peut nanmoins viser, a posteriori , reconstituer le parcours.

    Au niveau des formes inertes (non vivantes), les composants physico-chimiques de luniverssont anims par des forces (de gravit, dattraction, etc.), dans le cadre de systmes globaux,cest--dire ne diffrenciant pas dindividus en leur sein. Si leur statut ontologique demeurepartiellement mystrieux, ces forces existent bien : elles constituent les facteurs gnrant lesdiverses formes inertes successives, en mme temps quelles sous-tendent leur organisation.

    Un premier type de bifurcation majeure sest opr avec lmergence du vivant , cest--direavec lapparition dorganismes individus, dont lexistence est borne par la naissance et lamort. Chaque organisme constitue un exemplaire dune sorte de forme vivante ou espce , etmanifeste ou reproduit individuellement les proprits de cette espce ; sa vie implique en outrede multiples changes avec les systmes dordre physico-chimique, changes qui sont rglspar les processus dinteraction dj voqus (assimilation, accommodation, quilibration) qui sesurajoutent aux (et rorganisent les) processus dynamiques hrits de lvolution antrieure, etqui donc, la fois, sous-tendent en synchronie les comportements observables des membresdune espce donne, et engendrent les transformations donnant naissance aux autresespces, plus complexes.

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    Le second type de bifurcation majeure est alors lmergence de lhumain , dans les conditionsgnrales dj voques (cf. 2.1.1, p. 16) : - un accroissement, dorigine vraisemblablementbiologique, des capacits comportementales ; - le dploiement dactivits particulirementcomplexes ; - la cration du langage comme moyen (instrument) de rgulation de cesactivits, par application des processus hrits aux accords sociaux ; - lintriorisation dessignes et des structures de ce langage produisant une rorganisation radicale du psychismehrit, se traduisant par lmergence dune pense consciente.

    2.1.3. Lhumain comme produit de la continuit et de la rupture

    Eu gard la position de Franois Rastier sur ce thme, nous soulignerons dabord troisaspects de continuit , tmoignant de la dpendance des humains par rapport lquipementcomportemental et psychique des organismes dont ils sont issus.

    Mme sil sagit l dun constat douloureusement banal, le fonctionnement de lhumain estsoumis de multiples limitations , la fois dordre anatomo-physiologique, dordrecomportemental et dordre mental. Linventaire en serait fastidieux, mais nous en voquerons

    nanmoins deux qui nous paraissent particulirement importantes. La premire dcoule ducaractre rudimentaire de lappareil de production verbale : deux malheureux renflementsmembraneux progressivement innervs, situs dans lespace cr par le tassement de lacolonne vertbrale, tassement lui-mme consquence du redressement progressif de nosparents hominiens (il sagit, donc, de nos cordes vocales). Avec comme consquence, en dpitdu concours de quelques autres organes de lappareil bucco-phonatoire, que les sons exploitspar le langage se dploient dans une difficile et simplissime successivit (et que lcrit estsoumis une linarit globalement analogue). Une fois lappareil psychique humain constitu,les connaissances accumules socialement ou individuellement, qui sont simultanmentdisponibles, sont donc contraintes de se rorganiser pour se glisser dans cet troit canal, sesconditions rudimentaires de fonctionnement. Do ces pineux problmes dordre dedploiement des raisonnements (dont ce texte tmoigne), qui requirent la mise en uvre de

    cette composante du plan du signifi que Franois Rastier qualifie de tactique (cf.Chapitre 3, 2, pp. 54 et sqq) ; nous reviendrons sur ce thme sous un autre angle en abordantles types de discours (cf. Chapitre 3, 4), mais en tout tat de cause, cette tactique est unecomposante dont une espce mieux quipe devrait sans doute pouvoir faire lconomie. Laseconde limitation est dordre proprement mental et a t fortement thmatise par Spinoza.Celui-ci insiste dune part sur le fait que la matire a sans doute bien dautres proprits que lesdimensions physiques et processuelles que nous sommes aptes percevoir et concevoir,mais il ne peut rien en dire, et il nest pas exclu dailleurs quil sagisse l quand mme duneconcession faite aux pouvoirs religieux du temps, une sorte despace rserv par le philosophe Dieu qui, quand bien mme il devait tre conu comme tant la Nature ( Deus sive Natura )devait nanmoins conserver sa part de mystre et de pouvoir ; sur ce thme, nous nousabstiendrons donc nous aussi. Mais Spinoza insiste par ailleurs sur le considrable dcalageexistant entre les proprits ontologiques de la matire, et les modes sous lesquels nousles percevons et les traitons : la matire est une, continue, dun seul tenant, mais nous nepouvons laborder et la penser quen la discrtisant , en y oprant des dcoupes constitutivesdobjets circonscrits et limits. Cette limitation constitue une problmatique (un peu) plusabordable. Certes, lordre ontologique constitue une limite jamais atteinte , selon lexpressionque Piaget a discrtement emprunte Schopenhauer (1818/1966, Chapitre XV), mais lesavances de la physique semblent bien confirmer labsolue continuit matrielle : la Nature napas horreur du vide, elle ne le connat pas ! De quoi dcoule alors cette discrtisation ?Spinoza soutient sur ce point que la connaissance procde des contacts entre corps/espritdune part, entits mondaines quelconques dautre part, contacts qui entranent dabord ladiffrenciation soi-monde, puis, en se rptant, la diffrenciation progressive des objets dumonde ; prfigurant ainsi tout autant la dialectique premire de Hegel que la conception dudveloppement par indiffrenciation-diffrenciation formule par Baldwin ou Piaget. Mais cettetentative dexplication reste obre, chez Spinoza comme chez ses suivants, par labsence de

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    prise en compte du rle des signes. Dans le rgne animal, les rfractions issues des processusdinteraction avec le monde demeurent idiosyncrasiques, notamment parce quelles semblentne pouvoir bnficier daucun moyen propre de discrtisation (cest--dire daucun moyenmental ou interne permettant de stabiliser ces images, ce qui explique que ces derniressteignent lorsque cessent les renforcements des rfrents mondains), et ces rfractionssemblent donc constituer une sorte de nbuleuse, pour laquelle la description que proposaitSaussure de ce que