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MARS 2010 – Numéro : 399 – Prix : 5,00 – ISSN 1956-922X www.aaeena.fr Magazine des Anciens Élèves de L’ENA dossier Nouveaux enjeux géopolitiques Nouveaux enjeux géopolitiques Les Éclaireurs Dominique de Roux

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M a g a z i n e d e s A n c i e n s É l è v e s d e L ’ E N A

dossier

Nouveaux enjeux géopolitiques

Nouveaux enjeux géopolitiques

Les Éclaireurs

Dominique de Roux

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1/ mars 2010 / n° 399

Dossier : Nouveaux enjeux géopolitiques2 Nouveaux enjeux géopolitiques Karim Émile Bitar4 Tour d’horizon géopolitique Michel Rocard9 Pour un « soft power» à la française :

du rayonnement culturel à la diplomatie d’influence Anne Gazeau-Secret13 Le sport, enjeu géopolitique majeur Pascal Boniface 15 Fonds souverains : des investisseurs sans arrière-pensées politiques ? Akram Belkaïd17 L’ingérence banalisée Philippe Moreau-Defarges19 Géopolitique de l’enjeu climatique Bernard Dujardin21 La construction politique de la sécurité alimentaire Bertrand Badie23 Les nouveaux enjeux de la réflexion stratégique et de défense Frédéric Charillon25 Mythes et réalités du terrorisme Gérard Chaliand27 Barack Obama et le monde musulman :

de la beauté du verbe aux dures réalités Karim Émile Bitar30 Les nouveaux défis des relations transatlantiques Leah Pisar32 Les relations sino-américaines Axel Cruau34 De la Perse à l’Iran Jean-François Colosimo36 Comment relancer l’Union pour la Méditerranée ? Denis Bauchard38 Les défis de l’Euro-Maghreb Hakim El Karoui40 Le Maroc entre tradition et modernité : le mariage impossible Ahmed R. Benchemsi,

avec Réda Allali et Abdellah Tourabi43 La valse triste autour du conflit israélo-palestinien :

la situation palestinienne Jean-Paul Chagnollaud45 La situation en Israël en 2010 : état des lieux Alain Dieckhoff47 De l’Afrique du nord à l’Iran, l’irrésistible ascension de la société civile ? Sébastien Boussois50 L’Afrique, un continent toujours convoité ? Philippe Hugon52 Quelles nouvelles ambitions pour la Russie ? Isabelle Facon55 L’Amérique latine aujourd’hui Élisabeth Beton Delègue58 L’émergence de la puissance asiatique Jean-François Daguzan61 Les réalités du soft power chinois Barthélémy Courmont63 L’Inde entre ambitions et contraintes extérieures Christophe Jaffrelot65 Le choc des émotions dans le monde Dominique Moïsi

enaassociation67 Philippe Séguin : La grandeur du petit chose Bruno Rémond68 Compte rendu du petit déjeuner avec Brigitte Grésy68 À propos du Petit traité contre le sexisme70 Procès verbal du conseil d’administration du 23 novembre 200972 L’Ena dans la presse74 Carnet

Temps libre77 Éphéméride Nicolas Mietton78 Signets Robert Chelle84 Mélomanie Arnaud Roffignon et Christophe Jouannard

Opinions91 Les éclaireurs : Dominique de Roux François Broche

Prochain dossier : Les réseaux sociaux

TRIO 2009 (100 x 100 cm) Oil on canvas rogné non compresséLouisa Burnett-Hallpeintrewww.louisaburnetthall.comlouisaburnetthall@gmail.com06 86 95 12 28

226, boulevard Saint-Germain – 75007 ParisTél. : 0145444950 – Fax : 0145440212site : http ://www.aaeena.frMél : [email protected]

Directeur de la publication : Arnaud Teyssier

Directeur de la rédaction : Karim Émile Bitar

Directeur adjoint de la rédaction : Jean-Christophe Gracia

Conseiller de la rédaction : François Broche

Secrétaire de rédaction : Bénédicte Derome

Comité de rédaction : Isabelle Antoine, Jean-Denis d’Argenson, Didier Bellier-Ganière, Jean-Marc Châtaigner, Robert Chelle,Laurens Delpech, Emmanuel Droz,Bernard Dujardin, Patrick Gautrat, Stephan Geifes,Isabelle Gougenheim, Françoise Klein, Arnaud Roffignon, Jean-Charles Savignac, Didier Serrat,Maxime Tandonnet, Laurence Toussaint, Denis Vilain.

Conseil d’administration de l’association des anciens élèves de l’école nationale d’administration :

BureauPrésident : Arnaud Teyssier

Vice-présidents : Pierre Dasté, Odile Pierart, Jean-François Verdier

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MEMBRES DU CONSEILDidier Bellier-Ganière, Béatrice Buguet, Jean Daubigny, Jean-Yves Delaune, Fabrice Dubreuil,Francis Etienne, Arnaud Geslin, Edmond Honorat, Régis de Laroullière, Olivier Martel, Myriem Mazodier, Jeanne Penaud, Antoine Pitti-Ferrandi, Nicolas Polge, Charles-Henri Roulleaux-Dugage, Isabelle Saurat, Benoît Taiclet, Bénédicte Thiard, Christophe Vanhove.

Publicité : MAZARINETél. : 0158 05 49 17 – Fax : 01 58 05 49 03Directeur : Paul Emmanuel ReiffersAnnonces et publicités : Yvan GuglielmettiMise en page, fabrication : Olivier SauvestreConception maquette et Direction artistique :Bruno Ricci – [email protected], impression et brochage :Imprimerie ChiratDépôt légal : 36914

© 2003 L’ENA Hors les mursN° de commission paritaire :0414 G84728/ISSN 1956-922XPrix : 5,00 €

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sommaireMars 2010 – Numéro 399 – 5 €

« C’est que nous avons, à la vérité, renversé toutes les tyrannies,sauf une seule, la plus dure : la tyrannie des préjugés»Charles Benoist – 1893.

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Nouveaux enjeux géopolitiques

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L ’ancien premier ministre canadienPierre Elliott Trudeau fut l’un des

hommes d’État occidentaux les plusremarquables de la seconde moitié duvingtième siècle. Personnage flamboyantet haut en couleurs, doté d’une grandeagilité intellectuelle et d’une vaste cultureclassique, porte-drapeau du libéralisme,de la justice sociale et d’un ordre interna-tional apaisé, animé par un mépris sou-verain envers tous les séparatismes,nationalismes et identitarismes étriqués,il fut également l’un des premiers à avoircompris l’inéluctable ascension de laChine et à en avoir tiré les conséquences,plusieurs années avant que RichardNixon ne franchisse le Rubicon et n’effec-tue son célèbre voyage à Pékin. PourTrudeau, le fait que le XXIe siècle serait,du moins en partie, le siècle chinois,n’était pas une intuition mais une certitu-

de qu’il entretenait depuis que, jeune étu-diant original et fantasque, il avait prisune année sabbatique pour aller faire letour du monde et notamment traverser laChine en vélo. Il était convaincu quel’Occident se devait d’accompagner lamontée en puissance de la Chine et d’éviterque celle-ci ne sombre dans le nationalismeou l’arrogance. Plusieurs décennies plustard, l’enjeu est toujours le même : il s’agitde prendre acte et de gérer l’ascension desautres (le fameux «Rise of the Rest ») enfaisant en sorte que le déclin de l’Occident(le non-moins fameux «Decline of theWest ») ne soit qu’un déclin relatif, et nonpas un naufrage.

Si la crise économique actuelle a joué lerôle d’un «accélérateur de l’histoire », etpermis à la Chine et aux autres nouveauxpôles de gagner un peu plus vite leur

Par Karim Emile BitarCyrano de Bergerac 1999Directeur de la rédaction

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recherche et de développement toujoursconséquents, sa prédominance scienti-fique et technologique est concurrencéemais demeure manifeste. Elle dispose enoutre d’une prédisposition quasimentgénétique à l’optimisme, d’une extraordi-naire capacité à se réinventer, à fabriquerdu rêve, à relever des défis. Si elle par-vient à se doter d’un modèle social plusjuste, si elle réussit, notamment dans sapolitique extérieure, à sortir de la contra-diction flagrante entre les grands idéauxproclamés et les comportements, l’Amériquepourra continuer à assumer longtemps unleadership, d’autant plus que les autrespuissances, malgré leurs efforts, aurontbeaucoup de mal et auront besoin debeaucoup de temps avant de pouvoirrivaliser avec le soft power américain.

Le XXIe siècle sera-t-il un nouveau siècleaméricain ? Un siècle chinois ? Le siècled’une multipolarité conflictuelle? Gardons-nous de toute prévision. Il n’est pas dedéterminisme en histoire. Le hasard etl’imprévisible auront toujours plusieurslongueurs d’avances sur les prédictionsdes politologues ou sur les savants calculs géostratégiques. ■

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place aux premières loges du banquet del’histoire, les tendances lourdes, démogra-phiques et économiques, sont apparuesdepuis de nombreuses années. Les paysoccidentaux ne représentent plus aujour-d’hui que 17% de la population mondiale1.En 2050, ce ne sera plus que 12%, soitun retour à la proportion du XVIIe siècle.Quant à la production brute de ces pays,elle était passée de 32% de la productionmondiale au début du XIXe siècle à 68%en 1950, et sera retombée à moins de30% en 2050. Depuis 31 ans déjà, letaux de croissance annuel moyen de laChine est de 9,8%, alors que les sociétéseuropéennes sont au bord de la stagnation.Au premier trimestre de l’année 2010, laChine affiche un insolent 12% de crois-sance alors qu’on a récemment entendutrois ministres européens des Financess’estimer « ravis» ou «agréablement sur-pris» que leurs pays ne soient pas tombéspas en dessous de 0,2%. Au-delà du cas chinois, les autres tendanceslourdes significatives sont le vieillissementdes populations occidentales (l’Europe per-dra 24% de sa population active avant2050, soit 120 millions de personnes) etl’élargissement significatif des classesmoyennes dans les pays en développe-ment, qui devraient croître de 200%dans les vingt prochaines années. Lesclasses moyennes brésiliennes, indiennes,chinoises, turques, indonésiennes et mexi-caines seront donc désormais les principalesforces motrices de l’économie mondiale.

Mais si ces tendances sont réelles et probablement inéluctables, elles ne suffisentaucunement à expliquer l’affaiblissement dela puissance américaine. Dans son ouvra-ge sur La Naissance ou le déclin desgrandes puissances2, l’historien britan-nique Paul Kennedy avait rappelé que laquasi-totalité des empires à travers l’his-toire s’étaient effondrés pour une seule etmême raison : l’ivresse du pouvoir, l’arro-gance, la démesure, en un mot l’hubris,qui les avait entraînés sur la pente de latoujours fatale « surextension impériale »(imperial overstretch). Ces notions d’hubriset d’imperial overstretch sont fondamen-tales pour comprendre ce qui s’est passéaux États-Unis dans les années 2000, etles dégâts ont été d’autant plus impor-

tants qu’ils intervenaient à un moment del’histoire où le hard power avait montréses limites. Malgré un budget militaireannuel atteignant $710 milliards (prèsde 5% du PIB), l’Amérique ne parvientpas à venir à bout de quelques milliersd’insurgés afghans. Plus que jamais s’im-pose l’image, popularisée par StanleyHoffmann, d’un Gulliver empêtré. S’ajoutentà cela le problème de la dette des États-Unis ($12700 milliards), la faiblesse del’industrie américaine (qui, depuis 1990,a progressé deux fois mois que l’assurance,l’immobilier ou les services financiers), etcertains indicateurs sociaux particulièrementtroublants comme ceux qui signalent quel’espérance de vie à la naissance desaméricains demeure loin derrière celle desprincipaux pays européens ou que le tauxde mortalité infantile aux États-Unis estsupérieur à celui de Cuba ou de la Slovénie.Beaucoup plus grave encore, le délitementde la démocratie américaine et des libertéspubliques auquel nous avons assisté, etle pouvoir qu’a pu exercer pendant huitans un homme comme Dick Cheney,n’hésitant pas à légitimer de façon totale-ment décomplexée l’usage de la torture etle mépris de la Constitution, sans mêmeparler du droit international. Mark Twainavait très bien compris cette probléma-tique et soutenait que l’Amérique nepourrait pas demeurer à la fois un empireà l’extérieur et une république en interne3.(America cannot have an Empire Abroadand a Republic at Home). Entre laRépublique et l’Empire, il arrive unmoment où il faut impérativement choisir.À l’instant fatidique, juste avant que sondélitement ne devienne irréversible, unemajorité d’Américains a semblé choisir laRépublique en élisant Barack Obama. Cedernier pourra-t-il réparer les dégâts etmener à bien la transition vers uneAmérique «post-impériale », réconciliéeavec elle-même et avec le monde? L’Amérique demeure en tout cas la premiè-re puissance économique, elle représente àelle seule 23,7% du PIB mondial, son softpower est de nouveau très en haussedepuis l’élection de Barack Obama, laréforme de la santé, si elle aboutit, peutpermettre de trouver, à terme, de nouveauxrelais de croissance. Sa démographie restesolide, ses investissements en matière de

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1 - Voir l’article de Jack A. Goldstone, The New Population Bomb, the FourMegatrends that will change the World, dans le magazine Foreign Affairsde janvier / février 2010. Il s’agit en fait des chiffres combinés des États-Unis, du Canada et de l’Europe. 2 - Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, Random House,19843 - Mark Twain fit ce constat au début de la très emblématique guerreaméricano-philippine de 1899-1902, dans laquelle il vit une trahison desidéaux démocratiques américains. Twain remarqua la corrélation frap-pante entre les pratiques impériales à l’extérieur et la montée en forcede la corruption, de la ploutocratie et des dérives antidémocratiques enpolitique intérieure.

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Tour d’horizongéopolitique

Michel Rocard a toujours fait preuve d’une très grandefidélité envers l’Ena et enversnotre revue. Il y a deux ans, il contribuait à notre dossierintitulé « XXIe siècle : retour du religieux ? », par le biais d’un article sur « l’Europe laïqueface au retour du religieux ». L’an dernier, il participaità notre dossier intitulé «Quelavenir pour la social-démocratie?»en réfléchissant à « L’avenir de la deuxièmegauche. » Nous lui avons, cette année, demandé d’effectueravec nous un tour d’horizongéopolitique. Il aborde la mortdu projet politique européen, la question de l’adhésion de laTurquie à l’Union européenne,les nouveaux rapports de forceentre puissances, et il clarifie les principaux enjeux de sa mission sur les pôlesarctique et antarctique.

Entretien avec Michel RocardDix-huit Juin, 1958Ancien Premier ministre

Notre dossier a pour titre «Nouveauxenjeux politiques». Lorsque vous étiez àl’Ena, quels étaient à l’époque les sujetsgéopolitiques les plus brûlants ? Lorsque j’étais élève à l’Ena, les enjeuxgéopolitiques étaient relativement simples.Tout d’abord la guerre froide. Nousétions, en tant qu’Européens, les plusexposés stratégiquement, sans arme-ment. Le rêve, que l’Angleterre allait vitecasser, était que l’Union européenneémerge comme acteur politique et mili-taire, et en même temps économique,que l’Europe puisse avoir une présencedans cette confrontation mondiale multi-polaire. Et c’est l’adhésion britanniquequi a interdit, depuis 1972, et très effi-cacement, tout progrès de l’intégrationeuropéenne. Elle a bloqué l’avancée poli-tique mais a également bloqué la pre-mière intégration économique complète. Par ailleurs, pour un élève de l’Ena entre1956 et 1958, il y avait le problème dela résistance au neutralisme. Fallait-iloser affirmer une appartenance à l’Allianceatlantique, alors qu’il y avait des ten-dances communisantes fortes, et, de cefait aussi, des tendances neutralistes,(pas tout à fait les mêmes, mais corré-lées) dans la gauche française del’époque ? C’est une des raisons qui ontfait que j’ai très tôt choisi la SFIO, quiétait un parti en plein déclin, sans aucunrayonnement, mais il était là et je nevoyais pas d’autre option. La deuxièmegrande option stratégique à l’époqueétait : comment nouer des relations avecle tiers-monde que l’on sentait en voied’émergence non pas pour mettre decôté la guerre froide, mais pour que sesoptions soient compatibles avec les idéesde liberté et de libre-entreprise qu’il yavait chez nous ?

Quelles étaient à l’époque vos relationsavec Pierre Mendès France?Je ne sais pas s’il me considérait commeun ami, (il est mort et ne pourra pasdémentir), mais en tout cas, moi je leconsidérais comme un ami, et j’étaisaussi un de ses collaborateurs, et égale-ment, à partir des années 1960, l’un desinstruments de commandement du Partisocialiste unifié dont il était membre. Jesuis arrivé en 1967 à la direction duPSU. Il avait adhéré au Parti socialisteautonome, première étape après la scis-sion avec la SFIO. Le PSA a ensuitefusionné, en avril 1960, avec desgroupes venus d’un peu partout – ungroupe venu de l’Union de la gauchesocialiste et un petit groupe venu duParti communiste. Cela a donné le PSU.J’ai été assez vite membre de sa direc-tion parisienne puis nationale, et j’endeviens le patron en 1967. MendèsFrance était alors un de nos membres, leplus visible, refusant toute responsabilitécollective et refusant une responsabilitéde gestion dans le parti.

Pour ce qui est des enjeux géopolitiques,on a l’impression qu’il y a eu depuiscette époque plusieurs révolutionscoperniciennes, avec la fin de la guerrefroide. Quelles sont les principales rup-tures et continuités que vous voyez ?La principale rupture, c’est la mort duprojet politique de l’Europe…

Plus encore que la chute du communisme ?Dans un contexte où nous ne sommespour rien, le communisme s’effondre etcela change tout, c’est un changementd’univers. Mais dans la manière dontnotre continent européen répond, nousavions probablement sous-estimé à quelpoint la présence menaçante de l’Union

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soviétique était un facteur favorable pourl’édification européenne, qui commenceavec une dimension principalement éco-nomique. Le ciment solidifiant, qui étaitla peur du monde soviétique, disparais-sant, l’Angleterre, qui n’a jamais vouluentendre parler d’une vision politiqueunifiée pour le continent européen,gagne. Elle a en tête un projet linguis-tique de commandement du monde parles Anglo-Saxons, fondé sur les « liensspéciaux » avec les États-Unis. Ces liensspéciaux, il n’y a que les Anglais pour ycroire. Cela fait longtemps que les États-Unis ont abandonné cette vision, mais ilreste vrai que la communauté culturelleentre les États-Unis et la Grande-Bretagne va jusqu’à favoriser l’émergenced’un capitalisme financier et jusqu’à don-ner des raisons à l’Angleterre de refusertoute édification d’une Europe politique.Nous faisons un peu de politiqueensemble lorsqu’il y a unanimité, ce quiest le contraire d’une identification poli-tique commune. Par rapport à toute lasituation créée par l’effondrement ducommunisme, la grande rupture, c’estdonc la mort du projet européen.

Est-il définitivement mort et enterré, ouest-il plutôt dans le coma ? N’y a-t-il pasmoyen de le réanimer ? N’est-ce pas tropradical de parler de «mort» ? Si unEuropéen convaincu comme vous évoquela mort de ce projet, comment remobiliserles jeunes partisans de l’idée européenne ? J’ai cinquante ans de militantisme pourun fédéralisme européen. Et j’ai mis tren-te ans de trop à comprendre ! Je suis unesprit un peu lent… (rires) Il n’y a pasd’enterrements en politique. On peut tou-jours penser qu’une idée va réémerger.Pour qu’émerge une Europe vraimentpolitique, il faut une acceptation de ladécision à la majorité et il faut un pro-cessus rapide. Et ces deux choses ont étécombattues, à chaque fois, par unemajorité du conseil des ministres euro-péens. L’Angleterre est le pilier central del’organisation du refus. Si on prendcomme symbole le fait que l’Europe poli-tique émergerait du jour où on accepte-rait de faire de la politique en décidant à

la majorité et avec mandat d’exécutionrapide, cette idée est assassinée une pre-mière fois dans le Traité de Maastricht en1992, une deuxième fois dans le Traitéd’Amsterdam en 1997, une troisièmefois en 2001 dans le Traité de Nice etune quatrième fois dans le projet consti-tutionnel rejeté par les Français et lesNéerlandais, une cinquième fois dans leTraité de Lisbonne, qui lui non plus necomportait pas de réponse à ces deuxquestions… L’unanimité signifie la para-lysie, il y aura toujours un pays, qui feraface à un problème budgétaire ou quiprétendra ne pas pouvoir expliquer à sonopinion publique telle ou telle décision.Alors, est-ce que c’est un enterrement ?Lorsqu’on tue un cadavre pour la cin-quième fois…Je parle bien entendu de la mort du projetpolitique européen. Dans nos sensibilités,l’économie n’existe pas, elle n’intéressepersonne. Or l’Europe n’existe quecomme modèle économique alternatif deréponse à la crise. Donc les chances d’unréveil européen passent par le pleinusage éventuel de ce que nous avonsdéjà mis en commun, qui est l’économie,le commerce et la finance.

Et c’est donc compte tenu de la mort dece projet politique européen que vousfaites partie de ceux qui préconisentl’admission de la Turquie au sein del’Union européenne? Quel que soit l’état de l’Europe, j’ai ten-dance à plaider que la présence de laTurquie nous est indispensable pour desquantités de raisons. Première raison : lepur intérêt. L’Europe n’a pas son autono-mie énergétique et la Turquie est le paysstratégique par lequel on peut faire pas-ser assez de pipelines pour ne plusdépendre de M. Poutine, dans l’écono-mie du pétrole et du gaz. C’est décisif.Vous ajoutez que nous avons un intérêtstratégique à ce que la Turquie soit enpaix avec elle-même et se développebien. Or, elle connaît, de 2001 à 2007,un taux de croissance annuel du Pib de6%. Elle a subi la crise mais un peumoins durement que nous. C’est ungrand marché de 70 millions d’habitants

et notre intérêt à ce qu’il y ait en nosfrontières un marché disponible, en paixet en plein développement, est évidem-ment grand. Cette croissance, facilitéepar un flot considérable d’investissementsdirects venus d’Europe, a interrompu lemouvement d’émigration. Même s’il estun paysan analphabète, n’importe quelTurc sait qu’il a plus de chances d’avoirdu travail en Turquie qu’ailleurs, notam-ment plus que chez nous. Fermer lesvannes, bloquer l’adhésion de la Turquieà l’UE, va casser la croissance turque,donc, probablement, encourager unmouvement d’émigration de la Turquievers l’Europe, qui est justement ce quenous voudrions éviter. Troisièmement, laTurquie a réussi un coup génial depuisune vingtaine d’années, c’est d’avoir unediplomatie faisant preuve de neutralitéentre les Arabes et Israël. Elle estmembre de la Conférence des États isla-miques tout en ayant de bonnes relationsavec Israël.

Mais il semblerait que depuis la guerrede Gaza, les relations israélo-turques sesoient distendues et la Turquie cherche àse repositionner comme puissance moyen-orientale. Y voyez-vous une des consé-quences des rebuffades européennes ? Oui. En lui manifestant notre méfiance,nous la rejetons vers un univers où enplus, elle pourrait devenir dangereuse.On aurait besoin que, sur notre flancsud-est, l’espoir de social-démocratiemélangée d’une croissance rapide etd’une distribution à peu près équilibrée,se reproduise, mais pour cela, il faut quela Turquie adhère à l’Union. Le fait de larejeter la renvoie probablement ailleurs.La Turquie fait un tropisme occidentaldepuis ses derniers sultans, puissam-ment élargi par Mustafa Kemal. Vousvous rappelez que les derniers sultansavaient cherché des conseils allemandset français pour la rénovation des arméeset des codes. La Turquie a vécu samodernisation dans une évidente réfé-rence à l’Europe, et nous sommes entrain de lui claquer la porte au nez parcequ’elle ne nous ressemble pas assez.

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Par ailleurs, vous avez souvent évoquél’argument selon lequel intégrer laTurquie permettrait d’endiguer le chocdes civilisations, à une époque où lapeur de l’islam prédomine en Occident. Tout à fait. Un monde médiatisé estmoins capable de dominer la complexitéet la densité des problèmes qu’un mondelié uniquement à une culture écrite. Onsimplifie tout. Et, du coup, du fait de lanon-résolution du problème israélo-palestinien, du fait du terrorisme aussi,le regard de l’Occident sur l’islam est unregard paniqué, globalisant et au fond,impuissant par excès de simplifications.C’est une des raisons de chercher à avoirchez nous un pays islamique importantqui partage nos valeurs, ce qui donneraitprobablement à l’opinion publique euro-péenne une vision un peu différente del’islam et de la diversité de l’islam.

Est-ce que vous pensez qu’au-delà de laTurquie, l’Europe doit également s’ouvrirau sud, par exemple à travers l’Unionpour la méditerranée, afin de pouvoirêtre en mesure de contrebalancer enquelque sorte le pouvoir des États-Unisd’un côté, et la montée en puissance del’Asie de l’autre ? Est-ce que cette ouver-ture est une condition nécessaire à ceque l’Europe continue d’exister géopoliti-quement et ait un poids suffisant ?Je suis ici conduit à discuter votre voca-bulaire, notamment sur l’emploi du motgéopolitique. J’ai été moi-même, il y a undemi-siècle, victime de cette vision quevous venez de reproduire, que j’appelle-rais une vision metternichienne du pas-sage de l’Europe à la phase mondiale.Metternich avait été le prince et l’éduca-teur du continent européen, le gardiend’un équilibre jaloux entre des nations àpeu près équivalentes en force. Deuxsiècles ont passé. Le monde appartientdésormais aux géants. La Chine a un mil-liard trois cent millions d’habitants, l’Indeest en train de la rattraper, le Brésil en après de 200 millions, les États-Unis plusde 300 millions, l’Indonésie 230 mil-lions, la Russie, appauvrie de l’anciennepartie de l’Union soviétique qui ne faitplus partie de la Fédération, 150 mil-lions. Dans ce monde de géants, le rêve

des fondateurs de l’Europe était de luidonner une dimension géopolitiqueapproximativement équivalente. Le déclindémographique par rapport à la Chine, àl’Inde et même aux États-Unis seraitcompensé par le savoir, le niveau dedéveloppement économique et même leniveau des armements. C’est cela quel’Angleterre a cassé. Depuis son adhé-sion en 1972, il n’y a plus eu de pas enavant en matière d’intégration politiqueet de décision majoritaire.

De Gaulle avait d’ailleurs eu ce pressen-timentOui, oui, de Gaulle est d’ailleurs un bienmeilleur Européen qu’on ne le croit. Cequi nous reste comme espoir sera tou-jours une fédération de nations. Mais revenons à votre question, et à saprojection dans le monde à venir d’unéquilibre entre puissances façonMetternich. La clé du raisonnement deMetternich était l’équilibre des forces. Àquoi sert à Israël d’être tellement plusfort, militairement, que ses voisins ? Àrien. La force ne fait pas la paix. À quoisert aux États-Unis d’avoir réussi à fabri-quer l’armée la plus puissante de tous lestemps de l’histoire, la seule au mondequi soit à un moment donné plus puis-sante que la totalité des autres arméescoalisées, puisqu’ils sont enlisés en Iraket en Afghanistan et qu’il leur faut desdécennies pour en sortir ? Dans lespanades du monde d’aujourd’hui, avec leclimat, la crise économique et financière,le terrorisme, les paix non faites, ce quimarche, c’est ce qui est négocié, c’est lesoft power… Ce qui marche, c’est le pro-duit de concertations mondiales. Et je necrois plus qu’on puisse classer parmi cequi marche, ce qui est le résultat d’actesde forces. Cela veut dire que le questionnementmilitaro-diplomatique sur l’ordre politiquecommence à perdre de sa pertinence.Devant la crise économique actuelle, lecœur du continent européen paraîtmoins atteint que la Grande-Bretagne,que les États-Unis, que le Japon ou quel’Islande, parce qu’il a préservé un modè-le de société et que la protection socialedemeure plus forte et c’est un facteur

équilibrant, pas uniquement un facteurd’humanité. Et l’Europe a une relationÉtat-système économique meilleure, elles’est donc mieux défendue. Le problèmeclé est de sortir de la crise économiquemondiale. Personne ne peut penserqu’on le fera sans les Chinois, dont lepoids commercial, financier et bancairedevient complètement déterminant. Mais,pour le moment, ils ne sont pas prêtspour la démocratie. Dans ces conditions,le fait que l’Europe n’ait pas de dimensiondiplomatique et militaire perd de sonimportance, et qu’elle ait fait son unitésur l’économie et la finance est le cœurde l’affaire. Ne me transformez pas ni enanti-européen, ni en pessimiste. L’Europea une chance de survie si elle joue du faitque son modèle économique et socials’est mieux défendu que le modèleanglo-saxon. C’est probablement l’unedes réponses à proposer à la crise mon-diale, sans doute avec l’accord chinois.Encore faut-il que l’Europe en prenneconscience et accepte de parler d’uneseule voix. Elle s’est donné ce pouvoir ence qui concerne l’économie et la finance,toutes choses pour lesquelles on a délé-gué les pouvoirs à Bruxelles, mais laCommission de Bruxelles a été assassinéepar le conseil des ministres. Cela fait trèslongtemps que le conseil des ministresse débrouille pour choisir comme leaderde la Commission des gens sans grandeconsistance. Les Anglais se sont opposésdeux fois de suite à de grands caractères,Jean-Luc Dehaene et Jean-Claude Juncker,pour avoir des hommes de moindre forceet ne pas être encombrés. Mais cela nemarche pas. Nous avons besoin de l’Europecomme porteur non seulement d’un pro-jet théorique et analysé dans les cervellesde réponse à la crise, mais comme porteurd’un accord électoral sur un modèle desociété régulée.

En février 2009, vous avez pris en chargela mission sur les pôles. Comment enêtes vous arrivé à vous occuper de cela ?Et pourriez-vous ensuite nous en rappelerles principaux enjeux et en faire un pre-mier bilan ?C’est une bizarrerie. Je suis inspecteurdes finances, et mon métier était donc à

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délimitation hexagonale. Le voyage et lesinvestigations du monde extérieur n’étaientpas dans mes préoccupations. Lorsque jedeviens militant politique, un beau jour,je suis nommé ministre de l’Agriculture aumoment où commencent les négociationsde l’Uruguay Round1. Ces négociationsconsistent à chercher une nouvelle étapedu désarmement douanier l’inclusion del’agriculture changeait la donne. Nousavions une politique agricole intégrée,gérée à Bruxelles. Quand on parle delibre-échange en matière d’agriculture,ce n’est pas nécessairement une menacemais c’est l’annonce d’un changementénorme. Je comprends vite que 170nations en train de négocier pour fairebaisser les prix ne peuvent que mettre encause le soutien à l’agriculture. Pourdiverses raisons, j’ai dû chercher le sou-tien de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Dans des conditions si difficilesqu’elles ont fait naître des proximités etdes amitiés. Quand la Nouvelle-Calédoniedevient un foyer d’explosion, les voisinsaustraliens et néozélandais se sontinquiétés plus que nous. Ce que j’ai réussien faisant en Nouvelle-Calédonie unevraie paix2, qui était improbable et difficile,m’a valu là-bas une admiration considérable.C’est dans ces conditions, et avec l’ami-tié du Premier ministre australien quiarrive à Paris en 1989, qu’après unrepas, autour d’un café, alors que nousn’avions plus autour de nous ces « empê-cheurs d’audace» que sont les conseillers,il me dit : «Michel, il faut s’occuper del’Antarctique. » Ma première réponse aété : « Tu te fous de moi, nous sommesamis et nous ne nous voyons qu’unedemi-heure tous les ans, et tu viens meparler de pingouins ! Je voudrais te parlerde désarmement nucléaire et de com-merce. » Il me répond : « Non, non,Michel, c’est très sérieux. » Nous avonscommencé à travailler sur des proto-coles, nous avons eu un certain succès,et c’est la communauté scientifique quis’est plus tard souvenue que j’avais réussice coup-là et qui est revenue me chercher,à propos de l’Arctique. Parce que surl’Antarctique, il n’y a plus de problèmeautre que la surveillance de la bonneexécution du traité. Ce n’est déjà pas

simple. Qui fait la police ? L’Antarctiqueest la seule partie du patrimoine immergédes terres qui n’appartient à aucunenation et qui est géré par la communautédes nations. Le droit de l’Antarctique estun des fondements de la réflexion desgens qui s’occupent du statut de la Luneet de Mars !Les deux pôles ont des statuts radicale-ment différents. L’Antarctique est à peuprès sauvé. Nous avons un traité formi-dable, qui est un peu mon enfant. C’étaiten 1990. J’avais tenté un coup de bluffpolitique et cela avait marché. C’est aunom de cela qu’on m’a demandé à nou-veau, l’an dernier, de m’occuper despôles. L’Arctique représente, par contre,un grave danger pour la sécurité mondia-le, personne ne le sait et tout le mondes’en fout.

Alors, justement, pourriez-vous expliquerà nos camarades qui ne s’y intéressentpas encore les principaux enjeux ?On va dire les choses de façon simple ànos amis lecteurs : il y a 6000 ans d’his-toire humaine qui commence à être àpeu près connue. Pendant ces 6000ans, à l’exception des 5 dernières, l’Arctiquen’existe pas, la glaciation est telle qu’onne peut rien faire. Quelques explorateurscourageux, des poètes et des rêveurs,deux ou trois photographes… Depuis 7,8 ou 9 ans, le réchauffement climatiquechange tout. Cela veut dire que les acti-vités militaires deviennent davantagepossibles. L’océan Arctique est situé detelle manière que si vous êtes Américainet que vous souhaitez tirer sur lesRusses, c’est de là qu’il faut le faire – dans la zone de patrouille des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins – etréciproquement. Comme nous ne sommespas encore en période de détente, qu’il ya toujours une méfiance entre la Russieet l’Otan, l’Arctique reste un enjeu desurenchères. Par ailleurs, on n’avaitjamais pêché en Arctique. Or, la moitiédes eaux de cet océan sont maintenantlibres deux ou trois mois par an. Or leréchauffement tiédit les eaux, et il y ades milliards de poissons qui montent del’Atlantique Nord vers l’Arctique pourtrouver des eaux plus fraîches.

Donc, nous attendons tous que desflottes de pêches de tous les pays et passeulement des riverains viennent dansl’Arctique. Pas un phare, pas une balise,des cartes imparfaites, et insuffisantes,pas un remorqueur de secours en casd’accident. Déjà, 100000 personnes ontfait du tourisme dans l’océan Arctiquel’année dernière. Cela veut dire 3 ou4000 paquebots, et cela va aller crois-sant. Qui est responsable de la sécurité ?La convergence des États riverains laisse8 à 9% d’eau libre, avec les zones éco-nomiques exclusives. Par ailleurs, les flottescommerciales pourront économiser 4 à5000 km en empruntant ce chemin,mais il leur faudra renforcer leurscoques, en raison des icebergs. Il faut unentraînement supérieur des équipages.Comment va-t-on organiser un systèmede secours collectif et financé collective-ment ? Avant-dernière affaire : il y a sousl’Arctique un deuxième Moyen-Orient engaz et en pétrole, un deuxième Moyen-Orient ! Si on fore, cela va cracher desgaz à effet de serre dans tous les coins.Est-ce qu’on est capable d’obtenir unaccord international sur la limitation oul’interdiction du droit d’exploitation ?Probablement pas? Est-on au moins capabled’obtenir un accord international sur lesconditions minimales de respect de l’en-vironnement pour éviter les maréesnoires et les accidents ? Peut-être maisencore faut-il le négocier, ce qui n’est pasencore commencé. Dernier détail, peut-être le plus sinistre :l’Antarctique est un continent isolé, toutseul, couvert de glace, et sans autrecontinent terrestre à moins de 3 ou 4000km. L’Arctique, c’est le contraire, il y a lesRusses, les Américains, les Canadiens,sans oublier les Norvégiens et lesGroenlandais. Tout ce monde là est toutproche et ils veulent garder leurs droits etnotamment celui d’être responsables dela sécurité, de laisser ou de ne pas laisserpasser tel ou tel bateau. Le droit interna-tional estime que tout le monde a le droitde passer, même les bateaux militaires.

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1 - Ancien président de la commission de l’Agriculture au PSU, MichelRocard a été ministre de l’Agriculture de mars 1983 à avril 1985 dans lesgouvernements de Pierre Mauroy et Laurent Fabius.2 - Nommé Premier ministre en mai 1988, Michel Rocard est l’artisandes accords de Matignon de juin 1988.

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Dans les eaux de sécurité (400 km enmer), ils veulent tous avoir le droit d’in-terdire les bateaux d’autres nationalitésou les trafics… Est-ce que la sécuritédoit être assurée par la communautéinternationale ou par chacun localement ?Et sont-ils capables de gérer les secours ?Tous les pays ont obligation d’avoir desinstallations à terre. Or, la terre, ce sontdes sols gelés. Et on a trouvé un nompour cela, « pergélisol » en français,« permafrost » en anglais. Quand il dégè-le, tout le méthane stocké se dégage, orle méthane est un gaz à effet de serre.Deuxièmement, toute maison est mena-cée d’effondrement. Rien ne tient. Mêmela ville de Mourmansk est menacée. Vousl’avez compris, maintenir une gouvernanceéquilibrée et stable, dans ce contexte, esttrès difficile.

Ce second Moyen-Orient que vous évoquezva forcément susciter des convoitises.Voyez-vous des risques de tension ?Comment ces richesses vont-elles serépartir ?Il n’y aura pas probablement pas decontestation sur la propriété des gise-ments, puisque une préemption existepour les gisements découverts dans leseaux territoriales d’un pays. Les eaux ter-

ritoriales, c’est 12 miles marins, soit 21km, ce qui n’est pas beaucoup, mais ledroit international a admis l’existence dece qu’on appelle les zones économiquesexclusives, qui sont les eaux maritimesqui vont jusqu’à 370 km, dans lesquelsle fait pour un État d’aller contester lapropriété du sous-sol à l’État riverain estpeu probable. Mais la convention inter-nationale sur le droit de la mer, (MontagoBay, 1982), reconnaît que tout État rive-rain qui a une zone économique exclusiveà 200 miles, mais qui peut prouverqu’au-delà, le fond marin est la continuitéde son propre plateau, s’il en fait ladémonstration incontestable, recevra sonaffectation, en extension de sa zone. LaNorvège a reçu en juin dernier un accordd’extension qui augmente sa zone écono-mique exclusive de l’équivalent de la surfacede la France. Avec une petite négociation quireste à mener avec la Russie. La Russiea également demandé une extension.D’autres pays préparent leur dossier, laNorvège et le Danemark. Les États-Unissont entravés parce qu’ils n’ont pas rati-fiés la convention sur le droit de la mer.Donc, ils sont exclus de ce processus,pour leur grande colère, mais ils ne peu-vent s’en prendre qu’à eux-mêmes, parceque la géologie, au-delà de l’Alaska, plai-

de pour qu’ils aient droit à une grandeextension, également pleine de pétrole.Le Canada est bien moins doté. Si toutcela finit, et il y en a pour quinze ans, ilrestera en eau internationalement libre9% de la surface totale de l’océan, deuxpetites tâches au milieu. Cela n’est pascompatible avec l’intérêt général de laplanète.

Mais, globalement, vous semblez relati-vement confiant. Nous avons pourtantentendu certains craindre qu’il ne s’agis-se d’un nouveau continent convoité etsoutenir que cela allait provoquer destensions géopolitiques.Je ne pense pas qu’ils oseraient se fairela guerre quand l’enjeu, la propriété dusous-sol, est net. Mais la compétitioncommerciale est formidable, et puis il y aen fait deux compétitions : une compéti-tion commerciale, qui ira le plus vite, etune autre sur le thème : sommes-nousprêts à accepter les conséquences écolo-giques ou faudrait-il laisser le pétrole dansla terre et s’interdire de l’exploiter ? ■

Propos recueillis par Karim Émile BitarCyrano de Bergerac 1999Directeur de la Rédaction

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Pour un « soft power » à la française :du rayonnement culturel à la diplomatie d’influence

Dans le contexte actuel de transformation rapidedes enjeux internationaux,quelle est la place de laculture, quelle stratégieadopter pour défendre les intérêts de notre paysvia la culture et, d’abord,qu’entend-on par culture,diplomatie culturelle,diplomatie d’influence ?Comment passer d’unepolitique de diffusion oude rayonnement culturel,atout incontestable de ladiplomatie françaisependant des décennies, àun « soft power » avec desobjectifs et un champd’action beaucoup pluslarges dans la nouvellelogique de mondialisation ?La logique de lamondialisation met notrediplomatie à l’épreuve,et l’oblige à être inventive.

Par Anne Gazeau-SecretMichel de L’Hospital 1979Ancien ambassadeurAncienne directrice générale de laCoopération internationale et duDéveloppement

F ace à une réforme qui n’en finit pasde voir le jour au Quai d’Orsay, une

mission d’information parlementaire surle rayonnement de la France par l’ensei-gnement et la culture, présidée parFrançois Rochebloine, vient de produireun rapport d’étape, qui pose une ques-tion de bon sens : dans le contexte actuelde transformation rapide des enjeuxinternationaux, quelle est la place de laculture, quelle stratégie adopter pourdéfendre les intérêts de notre pays via laculture et, d’abord, qu’entend-on par culture, diplomatie culturelle, diplomatied’influence ?Pour mûrir cette réflexion stratégique –préalable à des choix politiques qu’il fautensuite avoir le courage d’assumer –encore faut-il se départir du nombrilismefranco-français et de l’autosatisfaction,tentation permanente de nos élites, quiempêchent de voir la réalité : la culturefrançaise, prétendument universelle, n’aplus la force d’attraction d’autrefois,comme on peut le constater sur le terrain.L’on se refuse à tirer profit des expé-riences étrangères au prétexte d’uneexception française. Il y a ainsi fort àparier que les réformes de structures, quiont tant de peine à être décidées faute deméthode et de sens, s’ensablent dansquelque changement de nom ou d’orga-nigramme, dans la construction d’unmille-feuilles administratif encore pluscomplexe et dans l’habillage de baissesdrastiques de crédits et d’effectifs qui, defait, mettent en péril toute politiquepublique.

En quoi une diplomatie d’influence se distingue-t-elled’une politique de rayonnementculturel ?S’appuyant sur l’analyse de la mondiali-sation accélérée des 10 ou 20 dernièresannées, le Livre Blanc sur la politiqueétrangère et européenne de juillet 2008a eu une intuition juste même si elle

n’est pas vraiment nouvelle1 : la diploma-tie d’influence devrait prendre le pas surla diplomatie culturelle au sens clas-sique2, ce qui implique une révolutiondans nos modes de pensée et de faire.Comment passer d’une politique de dif-fusion ou de rayonnement culturel, atoutincontestable de la diplomatie françaisependant des décennies, à un soft power3

avec des objectifs et un champ d’actionbeaucoup plus larges dans la nouvellelogique de mondialisation ?Encore faut-il admettre qu’il n’y a pas derayonnement unilatéral dans le mondeglobal, mais plutôt des influences réci-proques, encore faut il ouvrir le jeu, s’ap-puyer bien davantage sur les forces vivesde la société civile4, pousser la logiquemultipartenariale jusqu’au bout, encou-rager le croisement des expertises, touten sachant que l’influence ne se décrètepas, qu’elle va de pair avec les facteursde puissance d’un pays (économique,militaire et démographique aussi bienque diplomatique) et que ses effets ne sefont sentir qu’à long terme.Encore faut-il pouvoir comparer l’influen-ce des manifestations culturelles de pres-tige du type de nos saisons culturelles,avec la Turquie, le Brésil ou la Russiepour les plus récentes, avec celle d’unecoopération structurée, discrète maispersévérante, dans des secteurs d’avenir,construite sur un travail continu deréseaux – ce que nous, Français, savonsmoins bien faire.

1 - Cf. Rapport Jacques Rigaud 1979 !2 - Pour simplifier, l’action culturelle extérieure (ce qu’on appelle aussidiplomatie culturelle) est censée recouvrir les échanges artistiques, lalangue française, la formation des élites, la coopération scientifique, lesindustries culturelles. 3 - concept inventé par Joseph Nye dans les années 1990, dont notre« diplomatie d’influence » se rapproche.4 - Dont nous connaissons mal les activités à l’extérieur de nos fron-tières : ainsi une récente étude sur la politique d’échanges internatio-naux des 71 établissements publics sous tutelle du ministère de la cul-ture et de la communication démontre qu’il y a une incontestable mon-tée en puissance à l’étranger de ces établissements dont l’expertise estsouvent internationalement reconnue, mais sans aucune réflexion stra-tégique commune, ni synergie, ni concertation sur les perspectivesd’avenir.

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Le concept d’influence repose essentiel-lement sur la capacité d’attraction. Or laFrance a du mal à reconnaître qu’ellesouffre d’un handicap : sa langue, quin’est plus la langue véhiculaire globale.Est-ce à dire qu’il faut laisser tomberl’appui à la langue française, un des vec-teurs principaux si ce n’est le vecteurprincipal de notre influence ? Non, bienentendu, mais, là aussi, il est temps derebondir et de construire – avec l’aidedes pays membres de la francophonie –une nouvelle stratégie ciblée, tenant comp-te de la réalité des rapports de forces.Prenons un exemple parmi tant d’autres :la position de la France s’affaiblit d’annéeen année selon le classement des thinktanks à vocation internationale établi parle Foreign Policy Research Institute. Unseul (l’Ifri) figure dans les dix premiershors États-Unis, quatre dans les 50 premiers (les Français sont largementdépassés non seulement par lesBritanniques, les Allemands, mais aussipar les Scandinaves et à égalité avec lesBelges…). Dans un contexte de mondia-lisation et de production intellectuelle enanglais qu’accélère l’Internet, un effortsystématique de traduction des études etarticles de nos chercheurs reste à faire.On le sait, mais rien ne change pourautant et, de fait, ils sont ainsi conduitsà écrire leurs textes directement en anglais.Cette réflexion sur une nouvelle stratégied’influence de grande ampleur (intégrantbien sûr la coopération culturelle, lin-guistique, universitaire et scientifiquetraditionnelle, qui a fait ses preuves, etqui en constituerait toujours le cœur)n’en est qu’à ses prémisses. Ne peut-onimaginer les formes d’une vaste consul-tation nationale5 pour l’élaborer, avec leshommes et les femmes qui agissent surle terrain dans leur secteur d’activités etqui devraient témoigner de leur expertiseet de leur propre évaluation des pra-tiques les plus efficaces. Car, dernier élé-ment et non des moindres : l’influence sejoue sur le terrain et pas seulement dansles ambassades ni dans les réunionsinterministérielles, les bureaux des minis-tères ou la confection du nième rapportsur la question.

À titre exploratoire, cet exercice pourraits’appuyer sur deux axes stratégiques, quiont fait l’objet d’initiatives réussies de ladiplomatie française, mais qui ne reçoiventplus une attention suffisante aujourd’hui,au point que ce sont d’autres pays ouinstitutions qui les reprennent à leurcompte et en tirent les bénéfices politiques:– la diversité culturelle qui s’est vue

reconnaître une légitimité internationaleavec l’adoption de la Convention del’Unesco en 2005, première pierred’un droit international de la culture.Associée à la diversité linguistique, elleest une référence très utilisée par laChine, entre autres, dans la croissanceaccélérée de son soft power.

– la dimension culturelle du développe-ment, dont nous avons fait l’un desaxes majeurs de notre politique decoopération avec l’Afrique francopho-ne, mais que nous négligeons aujour-d’hui faute de crédits, alors mêmequ’elle intéresse de plus en plus lesbailleurs internationaux, parmi les-quels la Commission européenne.

La culture est un enjeu globalque les puissances émergentesutilisent pour affirmer leur identitéAu même titre que les autres enjeux glo-baux (santé, climat, énergie, biodiversité,éducation..) la culture joue un rôle crois-sant dans le monde multipolaire d’au-jourd’hui. Toutes les puissances émer-gentes s’y intéressent, telle le Ghana, laMalaisie, le Qatar et bien d’autres.Prenant conscience de l’importance dedisposer de moyens d’influence moderneset face au constat de la domination occi-dentale dans ce domaine, la Chine s’estengagée depuis quelques années dans ledéveloppement, à une rapidité fou-droyante, d’un soft power chinois. Saphilosophie millénaire est un atout detaille : la devise de Sun Tzu n’est elle pas« vaincre sans combattre », ce qui est lameilleure définition du soft power !Certes, elle a connu un passage à vidependant quelques décennies pour desraisons historiques évidentes (isolementpolitique et retombées de la révolutionculturelle). Mais, de tout temps, la civili-

sation chinoise s’est répandue au-delà deses frontières et d’abord auprès despeuples voisins. Aujourd’hui, la politique de l’État chinoisest très volontariste : ainsi le nombred’Instituts Confucius, chargés de l’ensei-gnement linguistique, dont le premier aété ouvert en 2004 à Séoul, approcheaujourd’hui des 300, implantés dans 84pays, dont presque le tiers en Europe (9en France), et déjà 21 en Afrique.L’objectif est d’en avoir 500 d’ici 2 ans.Cette politique, pragmatique et ciblée,s’appuie sur des institutions locales,telles que universités, écoles, servicespédagogiques qui les accueillent dansleurs locaux et les cofinancent. À ces instituts s’ajoutent un enseignementen ligne déjà performant, un nombrecroissant d’inscrits aux tests de chinois(100000), des conférences mondialessur la langue, une forte expansion dunombre d’étudiants étrangers en Chine(63000 en 2007) et du nombre debourses données par l’État chinois.La Chine a aussi ouvert quelques centresculturels, une dizaine à ce stade, dont unà Paris, et organise de nombreux événe-ments à l’étranger avec des budgetsconséquents.Enfin, le développement du réseau médiaà l’étranger est impressionnant, via RadioChine Internationale (émissions en 43langues) et la Télévision centrale chinoise(CCTV) qui dispose de 9 chaînes enanglais et d’autres en arabe, en français(y compris en Afrique), en espagnol, etc.Les exemples de ce dynamisme pourraientêtre multipliés, y inclus dans la politiquede communication via Internet. La stra-tégie d’influence est clairement définie àPékin et affichée au service des intérêtséconomiques mais aussi politiques : ainsidans le monde en développement et enparticulier en Afrique, la Chine se posecomme modèle de développement alter-natif au modèle occidental.L’Inde, pays démocratique, veille aussi àla montée en puissance de son influencesur la scène internationale : Bollywood adéjà dépassé Hollywood en volume deproduction annuelle de films. ShashiTaroor, ex-candidat au poste de secrétai-re général de l’Onu, aujourd’hui ministre

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5 - Pourquoi pas un « Grenelle » de l’influence de la France dans lemonde ?6 - Ce qui mériterait une analyse en soi .7 - À comparer avec -20 % pour nos centres culturels en 2009…8 - Notre ambassade au Brésil, pays qui représente pourtant à l’éviden-ce l’une des priorités n°1 du président de la République en politiqueétrangère, s’est vue appliquer mécaniquement les mêmes baisses decrédits et d’effectifs que les autres ( -17 % pour les crédits culturels etde coopération en 2009). Autre exemple parmi tant d’autres, la Hongriea subi une baisse de 35% en deux ans.

d’État pour les Affaires extérieures,membre du parlement, très bon expertdes questions de communication, nemanque pas d’afficher l’importance dusoft power pour son pays, déjà très déve-loppé dans le domaine scientifique.Le Brésil n’est pas en reste : même s’il neprétend pas à une politique volontariste,il s’intéresse de près à l’enseignement dela langue portugaise et à une politiqued’échanges tous azimuts s’appuyant surune image flatteuse et populaire (multila-téralisme, football, musique, carnaval, etc.).

Face à ces nouveaux concurrents les puissances occidentales manifestent une ambition renouveléeTandis que la nouvelle politique étrangèrede l’équipe Obama vise « la conquête descœurs et des esprits », et prend sesmarques avec le smart power6, l’Europebouge aussi : des pays comme l’Allemagne,l’Espagne, la Suède, ainsi que dans unemoindre mesure l’Italie, le Portugal, laPologne, la Hongrie, la Tchéquie investis-sent dans le soft power, estimant quec’est l’une des armes essentielles pourdéfendre leur position, leur identité, leursvaleurs, dans un monde globalisé.L’Allemagne, notamment, a mis l’accentces dernières années sur les échangesscientifiques, sur une politique très dyna-mique d’invitations et de missions, et surune forte augmentation (+ 20 % en deuxans7) du budget de l’Institut Goetheauquel Mme Merkel a fait l’honneur de sa visite. L’Espagne depuis que M. Moratinos est ministre des Affairesétrangères fait aussi preuve d’un granddynamisme dans sa politique d’influenceet de coopération en Afrique (où ellenous talonne dans la zone francophone),en Europe centrale et orientale et enAmérique latine. Le meilleur exemple en termes de straté-gie et d’efficacité du soft power demeuresans doute le Royaume-Uni, qui a su à lafois déterminer ses priorités, moderniseret adapter ses modes d’action. Au plushaut niveau de l’État on insiste sur l’im-portance des échanges et de la coopéra-tion internationale pour des raisons sécu-ritaires (comme en Chine d’ailleurs) : la

cohabitation harmonieuse des culturesfavorisant la paix – argument curieuse-ment absent du débat public en France.Certes, le Royaume-Uni dispose del’énorme avantage d’une langue de com-munication internationale qu’apprennent,à leurs frais, les élites du monde entier.C’est aussi un facteur d’attractivité sur le-quel s’appuient les universités britanniques,qui, entre autres exemples, accueillentplus du double d’étudiants chinois parrapport aux françaises (RU 50000 -France 20000). De ce fait, d’avantagede moyens peuvent être consacrés auxautres dimensions du soft power.Les nouvelles orientations stratégiquesdu British Council se traduisent par desprogrammes pluriannuels adaptés pargrandes régions du monde (au nombrede 13), le principe de base étant celuid’une influence ciblée. Quatre thèmessont privilégiés :– diversité culturelle et dialogue intercultu-

rel avec un accent particulier sur lemonde musulman,

– lutte contre le changement climatique,– économies de la connaissance et de

l’innovation,– résolution de problèmes d’intérêt com-

mun en Europe.Les jeunes de 18 à 35 ans sont partoutle public cible prioritaire. Les ambas-sades (tous services confondus y comprisle service économique) repèrent lesjeunes talents, auxquels sont offerts desprogrammes de formation à la carte auRoyaume-Uni. Les réseaux de partenairessont constamment alimentés et suivissur le long terme. La mission principaledu British Council est clairement de pro-mouvoir les contacts humains et leréseautage.Dans ce contexte, en Europe, le BritishCouncil a renoncé aux cours de langue,aux opérations de prestige et même auxbourses. En revanche, la coopérationuniversitaire et scientifique sur projetsest en pleine expansion.Autre exemple, non moins crucial pourl’influence d’un pays qui veut comptersur la scène internationale de nos jours,celui de la capacité de placer des expertspublics ou privés sur des appels d’offresinternationaux : la société Crown agents

– homologue de France Coopération inter-nationale (FCI) – dispose d’un budget 5à 6 fois supérieur, et s’appuie pourrépondre à la demande sur les grandscabinets de conseil britanniques et lesprincipales universités.

Les atouts de la France dans cette course à l’influencesont en train de disparaîtreAu moins quatre raisons font douter quela réforme en cours de notre diplomatied’influence soit efficace :– la réduction drastique des moyens par-

tout, sans discernement, contrevient àune politique intelligente de redéploie-ment, outre qu’elle nous met dans l’in-capacité de tenir nos engagements vis-à-vis de nos partenaires. Sait-on lamisère dans laquelle survivent bonnombre de centres et instituts culturels ?Sait-on qu’après avoir décidé d’en fer-mer un certain nombre en Europe, on ya renoncé au premier article de presseparu sur la question ? Pour les laisservégéter sans aucun moyen d’intervention.

– la question des priorités est la questionclé d’une stratégie d’influence : fautede pouvoir tout faire partout, sortonsde l’incantation d’une diplomatie uni-verselle qui ne correspond plus au réel.Choisissons des pays cibles, en fonc-tion de nos intérêts économiques etpolitiques7, ainsi que des secteurs d’in-tervention où nous excellons et desmodes de faire moins onéreux que l’en-tretien de structures lourdes. Et res-pectons ces priorités.

– Pour que les postes soient à mêmed’être plus efficaces localement, il fautnon seulement une vision d’ensembletransversale, mais une unité de direc-tion et une cohérence dans la poli-tique. L’éparpillement de structures quise doublonnent ou se concurrencentn’est pas la bonne solution, vue du ter-rain. Qui va piloter le réseau culturel et

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de coopération, va-t-on le scinder endes morceaux séparés relevant de plu-sieurs administrations et agences diffé-rentes à Paris, suivant qu’il s’occupe demanifestations artistiques, de la sélec-tion des étudiants, de formation pro-fessionnelle, d’échanges scientifiques,de la promotion de notre expertise endéveloppement urbain ou de l’organi-sation de colloques économiques ?Cela n’a aucun sens dans les petitspostes, et même dans les grands,quand on réalise que, par exemple,dans une bonne dizaine de grandesvilles chinoises, il y a une seule per-sonne polyvalente chargée d’assurernotre présence : le réseau, transversalet multisectoriel, doit relever d’uneseule autorité.

– les questions de management ne sontguère prises en considération dansnotre système administratif français.Nous avons beau faire les bons dia-gnostics, les problèmes d’organisationet de gestion des ressources semblentinsurmontables. Or de la mise en placed’une unité de commandement capablede faire face aux résistances et d’unegouvernance forte dépendent la réussi-te de la réforme nécessaire.

La logique de la mondialisationmet notre diplomatie à l’épreuve,et l’oblige à être inventive. Il importe, certes, de moderniser notreaction culturelle extérieure, à commencerpar notre superbe réseau de lycées, col-lèges et écoles françaises à l’étranger, au

formidable potentiel d’influence. Maisl’influence se joue aussi ailleurs en cestemps de diplomatie globale : elle s’ap-puie de plus en plus sur les acteurs de lasociété civile, sur une capacité d’antici-pation, de mobilisation et de travail enréseau. C’est davantage de l’attentionportée et des moyens donnés aux marchésd’expertise, aux think tanks, auxéchanges scientifiques et universitaires,à la formation des élites, à l’innovation, àla communication par Internet, à notreprésence dans les réseaux internationauxde toutes sortes que dépend l’excellencede la diplomatie française. ■

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Le sport,enjeu géopolitique majeur

Aujourd’hui, l’image d’un pays, sa popularité participentde sa puissance, de sa capacité d’agir. Or, les exploits sportifs et le comportement des champions contribuentconsidérablement à la perception que l’on peut avoir d’un pays dans un mondeoù le sport est ultra-médiatisé.

Par Pascal Boniface1

Directeur de l’IRIS (Institut de Relationsinternationales et stratégiques).

S ’il fallait donner l’exemple de l’im-portance géopolitique du sport, l’at-

taque du bus de l’équipe du Togo avantl’ouverture de la Coupe d’Afrique desnations en janvier 2010 le fournirait. Sile Front de libération de l’enclave deCabinda avait lancé un raid sur l’arméeangolaise et tué 50 de ses soldats, lapresse internationale y aurait à peineconsacré quelques lignes en pages inté-rieures. En tuant deux membres de ladélégation togolaise (et encore il nes’agissait pas des joueurs), ils ont fait laune de toute la presse internationalependant plusieurs jours.Nul n’ignore désormaisl’enclave de Cabinda.Le 11 juin, l’Afrique duSud sera au centre dumonde avec l’ouverture dela Coupe du monde, lapremière sur le continentafricain. Au-delà des enjeuxsportifs, le rendez-vous estdéjà considéré comme untest de la crédibilité de l’Afrique du Sudet au-delà de l’Afrique.En attribuant les Jeux olympiques de2016 à Rio de Janeiro, le CIO a montréune fois encore qu’il n’est pas seulementle dépositaire d’un événement sportif.C’est également un acteur géopolitiquemajeur. Car ce sont bel et bien des argu-ments géopolitiques qui ont prévalu pourfaire de la ville brésilienne l’hôte desJeux qui auront lieu dans sept ans. Techniquement, les quatre dossiersétaient excellents. Chacune des villescandidates – Tokyo, Madrid, Chicago etRio – aurait mérité d’organiser les Jeux.Ce n’est donc pas sur la capacité desvilles à héberger, organiser et accueillirsportifs, journalistes et public que ladécision a été prise. Si tel était le casd’ailleurs, il n’est pas sûr que Rio n’eût

pas été légèrement en-dessous des dos-siers de Madrid et de Tokyo. Le rapport d’évaluation publié début sep-tembre ne permettait pas d’entrevoir defaçon nette un favori. Le CIO a tenu àmontrer qu’il entendait contribuer àfaçonner l’histoire. C’est sur cet argu-ment que le président Lula a joué. Il aplaidé pour que, pour la première fois (sil’on excepte Mexico en 1968), les Jeuxaient lieu dans un pays du Sud. Aumoment où l’on célèbre les pays émer-gents, où le G20 s’est substitué au G8, ilavait un argument imparable. De même

que les Jeux de 2008sont venus reconnaîtrel’émergence de la Chinesur la scène mondiale, ceuxde 2016 viendront cou-ronner pour la premièrefois un pays d’Amériquelatine et un géant du Sud.Les Jeux à Rio sont unnouveau signe de la mul-tipolarisation du monde.

Le CIO, en faisant ce choix, a voulu évi-ter d’être accusé de conservatisme géo-politique. Il préfère qu’on dise de lui qu’ilaccompagne, voire qu’il contribue, àfaçonner le mouvement de l’histoire.

Globalisation du sportQu’est-ce que la puissance aujourd’hui ?Joseph Nye, professeur de Relationsinternationales à Harvard, a posé la dif-férence entre le hard power (le pouvoirde contrainte) et le soft power (le pouvoirde convaincre, d’influencer). Aujourd’hui,l’image d’un pays, sa popularité partici-pent de sa puissance, de sa capacitéd’agir. Or, les exploits sportifs et le com-portement des champions contribuent

1 - Il a publié Dictionnaire incorrect de l’État du monde, Larousse, Atlasdu monde global et Atlas des crises et conflits (avec Hubert Védrine),éditions Armand Colin et Pourquoi tant de haines ? éditions du moment.

À la fois symbole et moteur de laglobalisation, le sport est

tout simplementdevenu

incontournable.

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considérablement à la perception quel’on peut avoir d’un pays dans un mondeoù le sport est ultra-médiatisé.La globalisation désigne l’accroissementdes échanges et la tendance à l’harmoni-sation des pratiques. Elle favorise lesliens d’interdépendance entre les systèmespolitiques et économiques et rétrécit l’espace et le temps en multipliant lestransferts de biens, de connaissances etd’informations. Qui mieux que le sportincarne aujourd’hui lesdifférentes facettes de cephénomène ? Le villageolympique, qui rassemblele temps des JO l’ensembledes participants sur unmême lieu de vie pendantune quinzaine de jours,n’est-il pas l’une des tra-ductions les plus concrètesde la métaphore du « vil-lage global », souvent utilisée en écono-mie ?Porté par une exposition médiatique enplein essor et d’autant plus forte qu’elles’appuie sur des moyens de diffusionmodernes et une surface financière énor-me, le sport peut désormais se prévaloird’une portée globale qui en fait un outilsans équivalent et au potentiel immensepour mobiliser les enthousiasmes et lesopinions publiques du monde entier. À lafois symbole et moteur de la globalisa-tion, le sport est tout simplement devenuincontournable.Peu d’événements sont en mesure deréunir autant d’individus devant leur télé-vision de par le monde qu’une finale deCoupe du monde ou que les cérémoniesd’ouverture et de clôture des Jeux olym-piques.Selon la charte du CIO, le but de l’olym-pisme est d’encourager « le développe-ment d’une société pacifique ». La trêveolympique fut établie dans la Grèceantique au XIXe siècle avant Jésus-Christ.Durant cette trêve, chacun pouvait sedéplacer en toute sécurité pour participerou assister aux Jeux. Les JO modernes n’ont pas de pouvoirmagique. Ils n’ont pu éviter les guerres, ycompris mondiales, au cours desquellesd’ailleurs les Jeux prévus (1916, 1940,

1944) ont été annulées. C’est l’olympis-me qui s’est effacé devant la guerre, nonl’inverse. Lorsque la paix est revenue, lespays vaincus ont été exclus. Mais affir-mer que les Jeux poussent les peuples àse haïr est erroné. Ce n’est que letriomphe de l’idéologie antisportive sur laréalité des faits. Bien sûr, les États récupèrent à leur profitles victoires de leurs sportifs. Mais n’était-il pas préférable que leurs affrontements

directs soient réservés auxstades et non aux champsde bataille ? Les affronte-ments sportifs permettentde limiter la confrontationau champ symbolique. Lesport constitue un espacerésiduel des affrontements,comme une soupape desécurité. Combien de per-sonnes, et surtout de

jeunes, découvrent d’autres pays, d’autrescultures, d’autres couleurs lors des Jeux ?L’admiration vouée aux champions n’estpas réservée à ceux de son seul pays(même s’ils ont souvent notre préféren-ce) ni aux athlètes de notre race ou denotre religion.

Souveraineté du footballDe tous les sports, le football est certai-nement le plus universel et, plus encoreque sur n’importe quel empire, on peutdire que le soleil ne se couche jamais surle sien. Parti d’Angleterre, il a conquis lemonde non pas par la force mais par lapersuasion et l’adhésion des populationsconquises. Il s’est répandu d’abord par lamer – les premiers clubs professionnelsétant des villes portuaires – puis par lechemin de fer ; la radio et la télévisionparachevant sa conquête. Le football estcertainement aujourd’hui le phénomènele plus universel de la mondialisation,son stade ultime. La télévision fait dumonde un stade virtuel dans lequel cha-cun se réunit et vibre à l’unisson. Mais, contrairement aux autres aspectsde la mondialisation, le football, commeles autres sports, ne vient pas effacermais au contraire renforcer les identitésnationales. Lorsque l’équipe nationalejoue, c’est le pays entier qui se met à

l’unisson, venant dépasser les clivagespolitiques, sociaux, ethniques, religieuxou régionaux. Dans les jeunes États indé-pendants, après la décolonisation, l’équi-pe nationale de football a été l’un desplus sûrs porte-drapeaux. Chacun a enmémoire l’équipe d’Algérie qui a préfigu-ré, entre 1958 et 1961, la création del’État algérien. Dans les pays issus de ladécomposition d’empires multinationaux(Yougoslavie, Union soviétique), là enco-re, l’équipe nationale de football a été unélément fédérateur, un élément visible dela souveraineté dans lequel les popula-tions se reconnaissent beaucoup plusfacilement que par une ambassade àl’Onu. Là encore, l’adhésion à la Fifaétait presque aussi importante que celleà l’Onu. Dans les vieux États nationseuropéens aussi l’équipe de football estun élément rassembleur. Les DiablesRouges en Belgique sont certainementl’un des derniers éléments qui réunis-sent, dans la même communion, Wallonset Flamands. Les tentations sécession-nistes de la Padanie s’arrêtent pourdéfendre la Squadra Azzurra. Et les Turcssont tous unis, qu’ils soient kurdes ounon, pour soutenir leur équipe nationale. L’équipe de football, c’est de la souverai-neté au quotidien. Le match de l’équipenationale est un referendum qui dure 90minutes et pour lequel l’immense majori-té vote massivement « oui ». ■

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L’admiration vouéeaux champions

n’est pas réservée à ceux de son seulpays (…) ni aux

athlètes de notre raceou de notre religion.

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Fonds souverains : des investisseurssans arrière-pensées politiques ?

La transparence n’est pasle point fort de ces géantsde la finance mondiale.Cette opacité alimentetous les soupçons,d’autant plus que la majorité des fondssouverains fortunésappartiennent à des pays,asiatiques ou arabes, qui suscitent la méfiancedans les opinionspubliques occidentales.Cependant, malgré les fantasmes entretenus sur leurs supposées viséeshégémoniques, il n’existepas d’exemple où l’und’eux aurait profité de l’unde ses investissementspour dicter sa loi au gouvernement local.

Par Akram BelkaïdJournaliste L ongtemps ignorés par la majorité des

médias et par le grand public malgréune existence qui, pour certains, remonteaux années 1960 ou 1970, les fondssouverains ou Sovereign wealth funds enanglais, font l’actualité de manière régulièredepuis 2004. Vu d’Europe ou d’Amériquedu nord, leur énorme capacité financière,alimentée, c’est selon, par les excédentsd’exportations de biens divers (Chine,Singapour,…) ou de matières premières,notamment des hydrocarbures (pays duGolfe, Norvège,…), effraie autant qu’elleavive les convoitises. La critique majeurequi leur est adressée concerne leursintentions réelles et leur possible utilisa-tion comme arme géopolitique par lesgouvernements des pays dont ils sontcensés préparer l’avenir. Par exemple, au Congrès américain, unegrande majorité d’élus, qu’ils soient démo-crates ou républicains, sont convaincusque China Investment Corporation (CIC,300 milliards de dollars d’avoirs), l’undes deux fonds souverains chinois, estavant tout un outil stratégique pourPékin dans sa rivalité économique etpolitique avec Washington. Une certituderenforcée en février 2010 lorsque CIC adévoilé une partie de ses avoirs auxÉtats-Unis en prenant bien soin de neciter que le strict minimum, c’est-à-direses parts dans les sociétés cotées à laBourse de New York. La suspicion est lamême vis-à-vis des fonds du Golfe àl’image des déboires de l’Émirat deDubaï qui, via Dubaï Ports, propriété del’un de ses holdings publics, a été obligéde renoncer en 2006 à l’acquisition desix ports américains. Une opération quine violait aucune loi étasunienne maisque lui déniait avec véhémence leCongrès au nom de la sécurité nationaledes États-Unis.

Une absence de transparencequi alimente le soupçonIl est vrai que la transparence n’est pasle point fort de ces géants de la financemondiale. Rares sont ceux qui, comme lefonds norvégien (Government PensionFund, 500 milliards de dollars d’avoirs),publient le montant exact et l’évolutionde leurs avoirs. Rares sont aussi ceux quicommuniquent ouvertement sur leursopérations qu’il s’agisse de prises de par-ticipation ou bien encore de désinvestis-sements. De même, les fonds souverainsqui exposent et explicitent leurs straté-gies d’investissement au grand jour nesont guère nombreux. Ainsi, sur les vingtprincipaux fonds mondiaux, seuls deux –le fonds souverain australien (AustralianFuture Fund, 50 milliards de dollarsd’avoir) et China Investment Corporation– déclarent viser des rendements nets del’ordre de 5%. C’est donc cette opacité qui alimentetous les soupçons cela d’autant plus quela majorité des fonds souverains fortunésappartiennent à des pays, asiatiques ouarabes, qui suscitent la méfiance dansles opinions publiques occidentales carleur image est indissociable de celle deleur pays. De fait, quelle que soit leursstratégies, leurs technicités et la compé-tence de leurs équipes, les fonds souve-rains du Golfe resteront perçu commeétant des « fonds arabes », c’est-à-diredes fonds qui appartiennent à des paysque l’on suspecte, ici ou là, de financerle terrorisme islamiste ou de s’inscrire demanière déguisée dans un affrontementde civilisation avec l’Occident. Mais dans une étude datée de novembre2009, des chercheurs du Social ScienceResearch Network (SSRN), un réseau derecherche en sciences sociales, livrentdes résultats plutôt contrastés sur le rôledes fonds souverains vis-à-vis des pays

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où ils investissent1. Selon ces experts, ilsemble d’abord que les fonds souverainssont souvent enclins à investir dans despays qui n’ont que très peu de relationsavec les leurs. Cela signifie par exemple,que les fonds chinois sont plutôt attiréspar des régions telles que l’Europe duNord, l’Afrique ou même le Moyen-Orient,alors qu’une idée reçue tenace en fait desinvestisseurs de premier plan aux États-Unis et dans les pays du sud de l’Unioneuropéenne. Cela vaut aussi pour l’AbuDhabi Investment Authority (ADIA), leplus important fonds sou-verain du monde avec prèsde 800 milliards de dollarsd’avoirs. Ce dernier, quidemeure un temple abso-lu en matière de manquede transparence – et celamalgré le renfort de plu-sieurs agences de com-munication censée amé-liorer son image –, prendsoin de diversifier au maximum ses place-ments.Toujours dans cette étude, les cher-cheurs relèvent ensuite que les investis-sements des fonds souverains ne créentdes tensions ou des protestations ques’ils sont réalisés dans des pays à écono-mie ouverte. Le cas du Canada en est lemeilleur exemple. Depuis plusieurs années,et face à l’appétit de plusieurs fonds sou-verains asiatiques (Chine, Singapour) maisaussi du Golfe (Abou Dhabi, Qatar) pourles matières premières canadiennes,Ottawa cherche à trouver la parade léga-le qui empêcherait ces fonds étrangersde prendre pied sur son sol, et cela sansse faire accuser de protectionnisme. Demême, plusieurs observateurs attendentavec curiosité de voir comment les auto-rités ainsi que l’opinion publique fran-çaises réagiront le jour où – cela sembledevoir arriver tôt ou tard – un fond sou-verain du Golfe entrera dans le capital dejoyaux tels Total, GDF Suez, EDF ouAreva. Paradoxalement, certaines de cesentreprises sont plutôt favorables à unetelle prise de participation, Christophe deMargerie, le directeur général de Total,montant par exemple régulièrement aucréneau pour dénoncer la diabolisation

des fonds souverains et louant le faitqu’ils sont des investisseurs stables quis’inscrivent dans le long terme.

Des investisseurs loin d’êtreneutres mais incontournablesPar ailleurs, et malgré tous les fantasmesentretenus sur les supposées viséeshégémoniques de ces fonds, il n’existe pas,du moins à l’heure actuelle, d’exempleoù l’un d’eux aurait profité de l’un de sesinvestissements pour dicter sa loi au gou-vernement local. À ce titre, les centaines

de milliards de dollars enobligations d’État améri-caines détenues par lesbanques centrales despays asiatiques et duGolfe sont bien plus sus-ceptibles de déboucherun jour sur des pressionspolitiques que le supposéactivisme des fonds sou-verains. Pour autant, l’ima-

ge d’investisseurs responsables que cesderniers cherchent à se forger n’est pastotalement légitime. S’ils ne sont pas desacteurs politiques, ils demeurent desacteurs financiers loin d’être neutres carils ne se contentent pas de parier docile-ment sur le long terme. L’émirati Adia, Temasek, le fonds deSingapour (130 milliards de dollarsd’avoirs) ou encore le Kuwait InvestmentAuthority (KIA, 210 milliards de dollarsd’avoirs) ont une influence réelle sur lesentreprises dont ils prennent des partici-pations et cela qu’ils siègent ou non ausein du Conseil d’administration. Lesmessages qu’ils peuvent faire passer etles pressions qu’ils exercent sur les diri-geants des entreprises relèvent du com-portement habituel de tout fond d’inves-tissement soucieux de valoriser sa mise.Et cet activisme des fonds souverains àl’égard des entreprises risque fort des’étoffer au cours des prochaines années.Dans une économie globalisée où la crisefinancière mais aussi le durcissementdes règles prudentielles pour les banqueset les assurances vont rendre le place-ment en action moins attrayant, lesfonds souverains – qui pèseront 15000milliards de dollars en 2015 – seront

d’incontournables investisseurs de WallStreet à la City en passant par toutes lesplaces financières émergentes.Et c’est à l’aune de cette perspective qu’ilfaut aussi analyser les mises en causerécurrentes de ces fonds souverains.Certes, ces derniers ne sont pas suffi-samment transparents et tardent, malgréles exhortations du Fonds monétaireinternational (FMI) et de l’OCDE à sedoter d’un code de bonne conduitecontraignant. Mais dans le même temps,une partie des critiques qui leur sontadressées proviennent, directement ouindirectement, de l’industrie de la gestionfinancière, notamment européenne etétasunienne, qui souhaite obtenir unepart du fabuleux marché que représen-tent les investissements de ces fonds. Le«deal » qui leur est proposé est simple.En obtenant des mandats de gestion deleur part, les investisseurs traditionnelsse porteraient garants de la neutralitépolitique des fonds souverains, leuroffrant ainsi une respectabilité par procu-ration. En 2008, le chinois CIC avait faitsavoir qu’il pourrait sous-traiter une par-tie de ses placements à des gérants decapitaux ce qui lui avait valu plus dedeux cent offres de service en quelquesjours… ■

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1 - Bilateral Political Relations and the Impact of Sovereign WealthFund Investment: A Study of Causality, April M. Knill, Bong-Soo Lee,Nathan Mauck, SSRN, novembre 2009.

Il semble d’abord que les fonds

souverains sontsouvent enclins

à investir dans despays qui n’ont que

très peu de relationsavec les leurs.

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L’ingérence banalisée

Le développement ou même la banalisationdu droit d’ingérence sont portés par desévolutions de fond. La terre, notre planète, est désormais toute petite.Les hommes par leurstechniques contractentmassivement l’espace et le temps. Tout événement est proche ;son onde de choc sediffuse de mille manières.tout en restant l’entité-clédu système international,est remodelé par lesingérences ou assistancesde toutes sortes. Le temps du mondeinterconnecté a commencé.

Par Philippe Moreau-Defarges1

Robespierre 1970Ancien diplomate, chercheur et co-directeurdu rapport Ramses à l’Ifri (Institut françaisdes relations internationales).

H aïti, janvier 2010. Après un séismeépouvantable, l’aide internationale,

sous toutes ses formes, se bouscule :navires de guerre américains, avions-car-gos, organisations intergouvernemen-tales et non gouvernementales, camionstentant de distribuer des secours... Tousou presque sont au rendez-vous. Il y adeux ou trois décennies, une tragédieanalogue aurait, dans le meilleur descas, attiré des médias en quête d’imagesfortes et une poignée d’États impliquésou se sentant concernés. Haïti est bienl’un des grands laboratoires de la problé-matique actuelle du droit d’ingérence. Cedroit est bien un droit d’avenir ; et pour-tant, sa mise en œuvre ne saurait êtreque compliquée et décevante.

Entre solidarité et souverainetéLe développement ou même la banalisa-tion du droit d’ingérence sont portés pardes évolutions de fond. La terre, notreplanète, est désormais toute petite. Leshommes par leurs techniques contrac-tent massivement l’espace et le temps.Tout évènement est proche ; son onde dechoc se diffuse de mille manières : intro-duction immédiate et massive des faitsdans les foyers, sensibilisation de beau-coup exigeant que l’on fasse quelquechose, flux de personnes cherchant àéchapper au désastre, arrivée sur placede toutes sortes de parties prenantes(journalistes, médecins, fonctionnairesétatiques et internationaux…), chacunetenant à être la première… Des capaci-tés sanitaires, bureaucratiques, finan-cières attendent le désastre qui démon-trera leur utilité ; qu’il se produise et ellesbondissent pour agir. Bien des arméesétant rendues superflues par le déclindes guerres d’agression, il leur reste à seréinventer dans et par des opérationshumanitaires. Ces transformations pro-duisent une sorte de conscience univer-selle, pour laquelle toute portion de l’hu-manité, frappée tant par une catastrophe

politique que par la répression politique,doit être secourue. Cet impératif fait par-tie de la Déclaration du Sommet duMillénaire (15 septembre 2005) souli-gnant que tant les États que la commu-nauté internationale ont un devoir deprotection des populations.Depuis la fin de l’antagonisme Est-Ouest,les ingérences institutionnelles, et d’abordles opérations des Nations Unies (en2010, plus de 100000 casques bleusprésents sur une douzaine de théâtres,de Haïti au Congo) se sont beaucoupdéveloppées. Le bilan est mitigé. La plu-part de ces interventions s’éternisentdans une ambiance de fausse paix etéchouent à établir un règlement de fond.Quant aux ingérences « impériales »,celles assurées par un État ou un grouped’États afin de rétablir ou d’instaurer unordre, elles sont en crise. Ainsi, enAfghanistan et en Irak, des États occi-dentaux se donnent-ils pour ambition detransformer de fond en comble la sociétéet de l’insérer dans la mondialisation.Les habitants se montrent partagés.Ceux qui accueillent positivement la pré-sence des étrangers se demandentnécessairement : qu’arrivera-t-il lorsqu’ilsrepartiront et qu’à nouveau le terrainsera libre pour les extrémistes ? Pour lesautres, les étrangers sont des occupantsqu’il faut chasser. En outre, les peuplesdes États intervenants rejettent très viteles ingérences faites en leur nom : pour-quoi faire tuer nos soldats pour des com-bats incompréhensibles et douteux ?Dans un monde égalitaire et démocra-tique, toute ingérence ne peut être queressentie comme inégalitaire. L’ingérantvient imposer ses pratiques, sa culture àcelui qui fait l’objet de l’ingérence. Doit-on et peut-on refonder une société,même malgré elle, parce que cette actionest faite pour son bien ?

1 - Derniers ouvrages publiés : La Géopolitique pour les nuls, First-Editions, 2008 ; La Guerre ou la paix demain ? Armand Colin, 2009.

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Haïti offre un terrible exemple. DeuxièmeÉtat du continent américain à accéder àl’indépendance juste après les États-Unis, Haïti ne s’est jamais guéri de sonpassé colonial (culture de la canne àsucre, esclavage) et de l’hostilité dont ila été immédiatement entouré (un Étatnoir à la fin du XVIIIe siècle !). Haïti subitintervention sur intervention. De 1915 à1934, des soldats américains y sontdéployés et en partent brutalement sansque la situation locale s’en trouve amé-liorée. L’Onu fait de nombreux allers etretours à Haïti. En 1994, avec la béné-diction de l’organisationmondiale, les marinesaméricains réinstallent leprésident démocratique-ment élu en 1990, l’an-cien prêtre Jean-BernardAristide. Ce dernier, unefois son pouvoir conforté,se révèle un digne succes-seur du sinistre Papa Doc!La tragédie du tremblementde terre peut-elle être l’occasion de l’in-gérence décisive, édifiant sur les ruinesun Haïti enfin moderne, prospère et libre ?Les jours, les semaines passeront, l’aidecahin-caha se poursuivra puis se tarira,les écrans de télévision se seront tournésvers d’autres drames.

L’ingérence contractualiséeLa contraction massive de l’espace et dutemps réclame l’ingérence. L’isolementdevient impossible, tout, des hommesaux microbes, des plantes aux idées, sefaufilant à travers les plus épaissesmurailles. D’où une prolifération d’inter-ventions : traitement des pandémies,gestion de flux réfugiés, construction oureconstruction d’États, remise sur piedd’économies… Traditionnellement, l’ingé-rence n’est censée viser que les sauvages,les sous-développés, les faibles, les pauvres,les grands ou les puissants étant naturel-lement adultes et assumant leur missionen conduisant le reste de l’humanité versla civilisation. Cet âge est probablementrévolu. L’ingérence doit être démocra-tique.L’ingérence unilatérale de type impérials’étiole inexorablement. Lorsqu’elle se

produit encore, comme en Afghanistanou en Irak, elle se revêt d’habits démo-cratiques : instauration d’un régime démo-cratique, organisation d’élections, man-dat onusien, participation de plusieursÉtats, dialogue avec un gouvernementlocal… Durant l’été 2008, même laRussie, qui, pourtant, ne parvient pas àse libérer de sa nostalgie impériale, n’an-nexe pas des morceaux de la Géorgie,elle applique ( ? ) le droit des peuples àdisposer d’eux-mêmes et reconnaît l’in-dépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétiedu Sud. Les apparences sont sauves ! Il y

aura encore des ingéren-ces impériales, mais ellesdevront avancer masquées.L’ingérence démocratiqueest nécessairement institu-tionnelle, l’intervention d’or-ganisations internationalesconstituant une garantied’indépendance vis-à-visdes intérêts des plus puis-sants. Les opérations d’as-

sainissement du Fonds monétaire inter-national (FMI), même si elles sont loind’être unanimement acceptées, se banalisent.Pour un gouvernement élu, comme il estconfortable d’attribuer à un méchantgendarme bureaucratique la responsabilitéde mesures impopulaires! «Le FMI l’aexigé!» Telle est l’une des contradictionsde la démocratie: elle requiert des peuplesadultes, mais ces derniers n’ont peut-êtrequ’un désir: demeurer des enfants.L’ingérence ne peut plus être imposée,elle doit être consentie. Ainsi émerge l’in-gérence contractuelle, caractérisé parune négociation et un accord entre« ingérant » et « ingéré ». Ce dispositif, luiaussi, réclame des conditions délicates àréunir : d’un côté, un ingérant suffisam-ment habile pour faire avaler à l’ingérédes remèdes plutôt pénibles (mise enordre des finances publiques ; élimina-tion de la corruption, des favoritismes,des privilèges…) ; de l’autre côté, uningéré finissant par se convaincre que lebon vieux temps des combines opaquesdoit laisser la place à la transparence età la rigueur. En 2010, tel est le défi grec.Depuis 1981, la Grèce, en se faisantadmettre dans le club de l’Europe unie,

s’est engagée à devenir un État hono-rable. Or la Grèce a beaucoup triché, etelle ne peut pas être exclue du club. Lepeuple grec doit se résigner enfin à êtrecomme les autres : respectueux des règles,constamment anxieux d’être bien classé…

L’État souverain redéfini par l’in-gérenceLe devoir ou le droit d’ingérence a un trèsriche avenir devant lui. N’importe quellequestion concerne désormais toujours lesautres. Ainsi se multiplient tensions etconflits de tous types entre le droit d’êtresoi-même et maître chez soi et la néces-sité de disciplines collectives vouées àêtre plus lourdes du fait de l’encombre-ment et de la petitesse de la maisonTerre. Au cœur de ces conflits, il y a l’État souverain. Ce dernier, tout en res-tant l’entité-clé du système international,est remodelé par les ingérences ou assis-tances de toutes sortes. Cet État, conçupour ne rien avoir au-dessus de lui,devient, qu’il le veuille ou non, un roua-ge des structures tant régionales quemondiales qui administrent la planète.Cet État est surveillé et pénétré de tousles côtés. Celui qui ne coopère pas saitqu’il se condamne à être un voyou ou undélinquant (Corée du Nord, Iran…). Lademande d’ingérence se développe pard’innombrables canaux : bureaucratiessupranationales, mouvements privés,médias et finalement ressortissants desÉtats. Ces ressortissants apprennent,s’ils ne sont pas satisfaits de leur État, àmobiliser le niveau supérieur (parexemple, Cour européenne des droits del’homme, contrôlant les appareils juridic-tionnels des États européens). L’Étatn’est plus une monade impénétrable, iln’est plus qu’un nœud de réseaux prisdans d’autres réseaux. Le temps dumonde interconnecté, de l’omniprésencede l’ingérence s’installe. ■

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La contractionmassive de l’espace

et du temps réclame l’ingérence.

L’isolement devient

impossible.

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Géopolitique de l’enjeu climatique

L’échec de Copenhague a miné le magistère moralde l’Union européenne.L’Europe ne cache-t-ellepas derrière son désirparoxystique de luttercontre l’effet de serre la volonté de restreindrel’accès au carbone fossiledes États en développementvoire l’exploitation par ces mêmes États à leur profit de leurspropres ressources en carbone fossile – alors même quel’Europe, victime de sa géologie et de son développementindustriel, n’en disposepratiquement plus ?

Par Bernard DujardinCharles de Gaulle 1972 «L a mondialisation, loin d’affaiblir

les logiques étatiques, n’a faitque les renforcer… Tout en se coulantdans le modèle libre-échangiste inventépar l’Occident, (…) [les] pays émergentsn’ont nullement l’intention de se plier ànos choix. (…) La grande erreur desEuropéens est de croire que la multipola-rité rampante favorise le multilatéralis-me. (…) l’Europe est la seule à n’appa-raître comme indispensable à personne.(…) Elle doit se défaire de ce messianis-me par l’exemple qui se révèle au mieuxnaïf, au pire catastrophique. »1

Copenhague est un échec de la stratégieeuropéenne. L’Union bâtie sur l’ententeentre peuples européens se veut gouver-née par la seule norme de droit. Cemodèle vertueux est source d’euroscepti-cisme : les Européens ne comprennentpas le discours et l’action du complexepolitico-technocratique bruxellois ; lespartenaires de l’Europe au sein duconcert des Nations, ceux du Sud notam-ment, non plus. Copenhague révèle las-situde et indifférence des pays tiers faceau magistère moral de l’Union européen-ne.

Une thèse apocalyptiqueL’objectif, le monde en est convaincu, estde gérer en bon père de famille la res-source de carbone fossile de la planète :– mieux partager ce « bien commun de

l’humanité » pour que chaque nationpuisse élever ou maintenir le train devie de sa population au niveau de celuides pays développés ;

– s’assurer que les générations futurespuissent satisfaire comme la nôtreleurs besoins en énergie.

Or pour répondre à cet objectif, le magis-tère moral européen adopte sans nuanceune thèse apocalyptique, celle duréchauffement climatique produit par

l’effet de serre anthropique, autrementdit par la faute de l’Homme. Cette catas-trophe prédite ne concerne pas les popu-lations déshéritées : « Face au pauvre, onse demande souvent : “Qu’est-ce que jeferais moi à sa place?” Question illusoire,parce qu’avec tous nos bons sentiments,on n’est jamais à sa place. On oublie quedans nos sociétés privilégiées, on a demoins en moins de décisions à prendrealors que ceux qui vivent avec moinsd’un dollar par jour ont des dizaines dechoix cruciaux à faire quotidiennement (…).On comprend mieux pourquoi la vaccina-tion n’arrive pas en tête de leurs préoccu-pations...2» Vaccination, enjeu climatique,même constat !La thèse du réchauffement climatiques’appuie sur les travaux du Groupe d’ex-perts intergouvernemental sur l’évolutiondu climat (GIEC) des Nations Unies. Cecollège où les pays du nord sont surre-présentés énonce la vérité : l’augmenta-tion de la température du globe va rendreinhabitables des zones entières. La crisealimentaire guette une population mondia-le trop nombreuse. Des mesures d’urgencesont à prendre – je vous en conjure, il nousfaut sauver la Planète. L’indispensablemaîtrise de la consommation de produitscarbonés fossiles disparaît dans unocéan de fantasmes. Exemple : celui del’élevage. Le président du (GIEC) M.Rajendra Kumar Pachauri prône la fin del’élevage et de la consommation de pro-duits carnés par l’homme. L’élevage estun gros producteur de gaz à effets deserre sinon le principal (deux milliardsd’êtres humains en vivent pourtant !).« Si l’homme devient végétarien, un pasconsidérable sera fait dans la lutte contrel’effet de serre », affirme-t-il, lui même,

1 - Zaki Laïdi in Le Monde du 12 janvier 20102 - Esther Duflo in Télérama du 16 janvier 2010

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végétarien de naissance, comme hindoucroyant à la métempsycose.

Incertitude de la prévisionDifficile de répondre à une question préa-lable sur l’enjeu climatique – plus témé-raire encore, il est de la poser : en quoiles modèles climatiques sont-ils qualifiéspour asseoir une politique visant à rédui-re la production de gaz à effet de serre ?En quoi la modélisation qui est une sim-plification du réel pour mieux le com-prendre garantirait-elle des résultatsobjectifs ? Comparaison n’est pas raison,certes. Mais les météorologues dont l’ex-périence est antérieure à toute autre (elledate de la tempête du 14 novembre1854 sur Sébastopol), développent desmodèles dont ils savent que les prévi-sions se dégradent selon un mode expo-nentiel malgré l’accumulation d’unnombre de relevés toujours plus impor-tant. «Pourquoi les météorologistes ont-ils tant de peine à prédire le temps avecquelque certitude ? Pourquoi les chutesde pluie, les tempêtes elles-mêmes noussemblent-elles arriver au hasard, desorte que bien des gens trouvent toutnaturel de prier pour avoir de la pluie oudu beau temps, alors qu’ils jugeraientridicule de demander une éclipse par uneprière ? Nous voyons que les grandesperturbations se produisent générale-ment dans les régions où l’atmosphèreest en équilibre instable. Les météorologistes voient bien que cetéquilibre est instable, qu’un cyclone vanaître quelque part ; mais où, ils sonthors d’état de le dire ; un dixième dedegré en plus ou en moins en un pointquelconque, le cyclone éclate ici et nonpas là, et il étend ses ravages sur descontrées qu’il aurait épargnées. Si onavait connu ce dixième de degré, onaurait pu le savoir d’avance, mais lesobservations n’étaient ni assez serrées niassez précises, et c’est pour cela quetout semble dû à l’intervention duhasard.3 »La sensibilité aux conditions initialesd’un système climatique – qui relève parnature de la théorie du chaos – conduit àce qu’une très petite erreur sur laconnaissance de l’état initial se trouve

rapidement amplifiée. En météorologie, à24 heures, la prévision est fiable à95% ; à 24 jours, elle ne l’est plus qu’à2 %. Tôt ou tard, l’incertitude de la pré-vision devient dirimante. « Lorsque lesincertitudes sont telles que le risque nepeut même plus être quantifié, le princi-pe de prévention se transforme en sonavatar extrême, le principe de précau-tion. Ce dernier nous entraîne dans unespirale vite incontrôlable de scénarioscatastrophe comme dans les débatsactuels sur l’épidémie de grippe H1N1.4 »Or la seule raison qui conduit à accepterles modèles climatiques tels qu’ils sontdans leur imperfection, est ce mêmeprincipe de précaution. Il en résultequ’en matière de climat, vu des latitudestropicales, « le pire n’est jamais sûr ».Une politique planétaire qui veut trans-former un système chaotique en systèmehoméostasique, relève aux yeux de l’hé-misphère pauvre d’un comportementprométhéen, certes louable, mais décaléde son quotidien.

Un révélateurCroire que les instances dirigeantes despays en développement sont convain-cues par les modèles du GIEC, est faire fide leur bon sens. Leur seule observationimpertinente est de soupçonner que lesbons sentiments européens ne sontqu’apparents. L’Europe ne cache-t-ellepas derrière son désir paroxystique delutter contre l’effet de serre la volonté derestreindre l’accès au carbone fossile desÉtats en développement voire l’exploita-tion par ces mêmes États à leur profit deleurs propres ressources en carbone fos-sile – alors même que l’Europe, victimede sa géologie et de son développementindustriel, n’en dispose pratiquementplus. Dans les couloirs de Copenhague,certains représentants du Sud n’ont-ilspas osé murmurer que l’Europe, en situa-tion compétitive déclinante, tentait derefuser à leurs pays l’accès au dévelop-pement afin de réduire la pression de laconcurrence ? Les discours sur la crois-sance zéro (« La croissance est synony-me de gaspillage. Or il y a de la jouis-sance dans la frugalité. »5), les critiquesde la société consumériste, les démons-

trations définitives sur l’incapacité phy-sique du globe d’assurer un mêmeniveau de vie élevé à ses sept milliardsd’êtres humains ne viennent-ils pas despays développés, n’expriment-ils pas ledésir de maintenir le différentiel derichesse qui coupe le monde en deux ?L’échec de Copenhague est un révélateur.Rio en 1992, Kyoto en 1997 avaientmasqué l’inadéquation du magistèremoral européen au contexte des relationsinternationales. Copenhague, non. LesÉtats-Unis que d’aucuns avaient cruconvertis aux vertus de la norme de droitavec l’élection d’un démocrate à la prési-dence, ont montré que leur politique cli-matique n’est pas pavée de bonnesintentions. Leur doctrine stratégique serésume ainsi : «Un acteur ou une coali-tion d’acteurs qui affirme ses propresintérêts et objectifs aura du poids. Unassemblage incohérent et inefficace d’É-tats européens sera de plus en plus mar-ginalisé en faveur de nouveaux parte-naires plus déterminés.6 »L’Union européenne se retrouve isolée.Rendons hommage à son donquichottis-me. Et souhaitons-lui de repenser sastratégie du carbone avec plus de réalis-me, sans message messianique, dans lecadre du jeu classique des puissances,en employant un langage compréhensifpar ses partenaires en mondialisation.Elle n’en aura alors que plus de crédibili-té également auprès de ses proprespopulations à qui il est demandé enjouant sur le ressort de l’effet panique defaire des sacrifices sur leur consomma-tion de carbone sans démonstration pro-bante de leur bien-fondé. ■

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3 - Henri Poincaré : Science et Méthode – 1908.4 - Jean-Paul Moatti, professeur d’économie (Université Aix-Marseille)(Le Journal du CNRS – janvier 2010)5 - Jean-Louis Étienne – propos recueillis par Hervé Morin - Le Monde18 décembre 20096 - Jeremy Shapiro et Nick Witney : « Towards a Post-American Europe :A Power Audit of EU-US Relations » - novembre 2009 - ECFR

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La construction politiquede la sécurité alimentaire

La Terre compte un milliard d’affamés. Le phénomène ne semblepas inquiéter les gouvernements du Nord,et pourtant, en créant une insécurité croissante,la faim menaceglobalement la planète.

Par Bertrand BadieProfesseur à Sciences Po E n novembre 2009, la FAO annonçait

que la planète comptait un milliardd’affamés. L’échec était complet : dix ansplus tôt, les « objectifs du millénaire pourle développement », se proposaient deramener à 500 millions, à l’horizon de2015, le nombre d’hommes et defemmes relevant de cette triste catégorie.L’écart est vertigineux, suggérant la faibleprise des décideurs internationaux surl’évolution même des paramètres socio-économiques de la mondialisation.La traduction politique du phénomèneéveille ainsi l’attention. Pourtant, le som-met de la FAO fut largement déserté parles chefs d’État du Nord, comme s’ils’agissait de dépolitiser l’enjeu. Tout sepasse comme si, faute d’engagementpolitique, on préférait reconstruire ailleursla question alimentaire, quelque partentre la démographie et la climatologie,jusqu’à remobiliser certaines ritournellesmalthusiennes. Or, celles-ci ont du mal às’imposer : la planète estnourricière, jusqu’à pou-voir subvenir aux besoinsde tous, et plus encore.Mais, au-delà d’un telconstat, il convient derappeler que cette dépo-litisation est réellement àcontre-courant. Sa mani-festation n’est jamais gra-tuite et traduit couram-ment un refus d’engagement, lui-mêmecamouflant mal un défaut d’intérêt à agir.La sécurité sanitaire a pu faire des pro-grès dans notre monde, tant il est aisé dela présenter comme un bien commun quisert tout le monde : éradiquer la varioleou la poliomyélite par une campagnemondiale de vaccination qui profite àtous, riches et pauvres, faibles ou forts ;combattre la faim a, en revanche, l’ap-parence du bienfait non partagé.

Pourtant, dès 1994, le Programme desNations unies pour le développement(Pnud) émettait une thèse contraire : lasécurité alimentaire était définie commeune sécurité humaine parmi tant d’autreset recevait ainsi un brevet de politisationpar destination. La faim, en créant del’insécurité, menace ainsi globalement laplanète et la menace qu’elle fait pesergrève la sécurité collective.De même, un second niveau de politisa-tion objective se dégage-t-il des diagnos-tics posés, qui montrent que l’insécuritéalimentaire dérive d’un effet d’inégalité etde pauvreté lié aux échecs des politiquesde développement. La faim s’inscrit dansl’inaptitude d’une part de la populationmondiale à accéder aux biens de premiè-re nécessité. L’équation fondatrice tient àce que trois milliards d’humains consa-crent entre 60 et 90 % de leur revenu àl’alimentation, si bien que le moindrerenchérissement des produits qui en relè-

vent ne peut conduiremécaniquement qu’à uncomportement d’auto-restriction. On sait queces augmentations peu-vent elles-mêmes dériverde multiples causes enrien extérieures aux vicis-situdes de la politiqueinternationale (rehausse-ment de la demande

venant notamment des pays émergents,guerres, famines, mode des agrocarbu-rants, désastres écologiques, urbanisa-tion proliférante aux dépens de l’agricul-ture vivrière et surtout spéculation qui,en 2007, fit grimper de 20 % le prix duriz en l’espace de deux semaines…).Paradoxalement une chute des cours, enattaquant prioritairement la paysanneriela plus pauvre, aurait des effets toutaussi négatifs : la racine du mal n’est pas

Pourtant, le sommet de la FAOfut largement désertépar les chefs d’État

du Nord, comme s’il s’agissaitde dépolitiser l’enjeu

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tant dans les prix que dans les lois dumarché.

Déstabilisation politique globaleUn troisième niveau de politisation appa-raît alors dans une opposition qui vientbanalement structurer et affaiblir le mul-tilatéralisme, conduisant certaines de sesinstances, comme le Pnud, à pointer l’in-sécurité alimentaire, alors que celles quil’ont en charge, à l’instar de la FAO, s’in-terdisent d’en dénoncer les ressorts etd’appeler à une réorientation conséquen-te des institutions de Brettons Woods.Cette forte contradiction, qui est au cœurdu multilatéralisme contemporain, décré-dibilise celui-ci jusqu’à démontrer soninaptitude à prendre en charge un aspectessentiel de la sécurité collective. Constatd’autant plus grave que le multilatéralis-me onusien démontre au quotidien safaible efficacité dans la réalisation desaides d’urgence.C’est ici qu’intervient le quatrièmeniveau de politisation : l’aggravation del’insécurité alimentaire conduit, commepar destination, à une déstabilisationpolitique globale dont on peut dégageraisément les principales composantes.Dans des situations d’urgence, de plusen plus courantes, les États frappés d’in-sécurité alimentaire recourent de plus enplus volontiers au bilatéralisme, dont leseffets composés se révè-lent redoutables. Véritablesaccords inégaux, ils brouil-lent toute chance de régu-lation globale et banali-sent les formes parfoisextrêmes de clientélisa-tion ou d’exploitation. Onse souvient par exempledes accords entre Mada-gascar et la Corée, ouvrantla voie à des formes sourdes d’abandonde souveraineté, y compris sur la terre. Àmesure que le multilatéralisme se contreditou se tétanise, un retour à la compétitionde puissance recrée de l’incertitude dontchacun devient la victime potentielle.Les États du Sud y perdent leurs derniersatouts. Leur clientélisation, leur extraver-sion renforcée et surtout la défiance descitoyens qui ne trouvent pas la contrepartie

de leur allégeance accélèrent la désinsti-tutionalisation des structures étatiques.Face à une délégitimationaccélérée, les acteurs etgroupement extra-étatiques,religieux, communautaires,tribaux ou claniques s’entrouvent confortés, confis-quant à leur profit desallégeances perdues. Ladétérioration des condi-tions d’accès aux biensne laisse plus à l’État qu’unefonction répressive et coercitive qu’on atôt fait d’accuser de collusion avec unpouvoir mondialisé, confondu avec leNord et l’Occident.

Politisation de la souffranceLa déstabilisation politique la plus graves’apprécie enfin au plan des comporte-ments sociaux. Le pauvre et l’affamé seréfugiaient jadis dans la résignation etl’apathie politique. Cette attitude, autre-fois décrite par Tocqueville et qui fit l’ordinaire de la sociologie du vingtièmesiècle, est aujourd’hui dépassée. Lamondialisation en est, pour partie, lacause, activant la communication, aigui-sant chez chacun, et notamment les plusdémunis, un regard comparatif quiengendre la révolte, surtout là où lescontrastes sociaux sont les plus vifs.

Mais il y a plus : le jeud’urbanisation, tout parti-culièrement dans le Sud,transforme la donne. Engagnant sur les campagnes,la prolifération urbaine tuel’agriculture vivrière, déci-dément peu protégée, etprojette une «paysanneriedépaysannisée» dans desmacropoles hostiles, aggra-

vant ses conditions de vie et la précipitantdans des réseaux de contre-socialisation.Surtout, la carte de la faim s’urbanise àson tour alors qu’elle était traditionnelle-ment à dominante rurale. Karachi, Lagos,Casablanca, Dacca sont des exemples,parmi tant d’autres, de reconstruction duprofil type de l’affamé qui forge un com-portement protestataire infiniment plusactif que celui, discret, du paysan du

Sahel ou du Dekkan, préparant l’émeuteurbaine, jusqu’à la banaliser. L’affamé

urbain rencontre desréseaux sophistiqués decommunication et d’échan-ge sociaux, il est directe-ment confronté à l’imagevivante d’une dominationoccidentale qu’il est faci-le de mêler à son propredrame ; et surtout, il entreen contact avec un ensembled’entrepreneurs aptes à

façonner ses attentes déçues : entrepre-neurs identitaires ou religieux, alimentantà leur profit des allégeances nouvellesôtées à des États locaux affaiblis, entre-preneurs de violence capables de transfor-mer les désastres de la faim en sentimentsd’humiliation, ceux-ci en ressentiments et,en fin de compte, en cette forme derévolte protestataire et antioccidentalequi fait fortune aujourd’hui sur lesdépouilles des idéologies tiers-mondistesd’hier.Peu importe qu’elles soient matinéesd’éthnicisme, de socialisme, de fondamen-talisme de toute obédience : cette formeinédite de politisation de la souffrancevient alimenter les modes nouveaux deconflictualité qu’on voit proliférer, préci-sément en Afrique et en Asie du Sud. Un tel discours se construit autour del’humiliation, de la compensation identitaireet de la récusation de la domination. Ceredoutable triangle peut enrôler plusieursmilliards d’êtres humains jusqu’à dessinerles contours d’une conflictualité majeure.À l’heure où la faim dans le monde tuetoutes les trois heures un nombred’hommes et de femmes aussi élevé quel’ensemble de ceux qui périrent dans lesdécombres du Word Trade Center, ilserait temps d’en politiser le sens. ■

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les États frappésd’insécurité

alimentaire recourentde plus en plusvolontiers au

bilatéralisme, dont leseffets composés serévèlent redoutables

Surtout, la carte de la faim s’urbanise

à son tour alorsqu’elle était

traditionnellement à dominante rurale

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Les nouveaux enjeux de laréflexion stratégique et de défense

Le rythme des rupturesintervenues depuis vingtans impose à la Francecomme à ses partenaireseuropéens une révisioncomplète des fondementsde la pensée stratégique. Il est urgent de revoir lesconcepts, de décloisonnerles savoirs et d’envisagerles nouveaux défis demanière résolumentprospective.

Par Frédéric Charillon Professeur des universités en science politique,Directeur de l’Institut de Recherchestratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM)

L a fin du système bipolaire, la multi-plication des acteurs des relations

internationales (privés comme étatiques),les recompositions politiques, diploma-tiques, militaires, économiques et mêmeculturelles de la société mondiale, ontrendu caduques nombre d’approches tra-ditionnelles. Avec cette particularité sup-plémentaire que le rythme des ruptures alaissé peu de temps à l’adaptation : àpeine un choc politique est-il survenu, etcommençait-il d’être analysé, qu’unautre survient. L’enchaînement « fin de laguerre froide et disparition de l’URSS –guerre du Golfe (1990-91) – dislocationde la Yougoslavie – crise de l’Afrique desGrands Lacs – attentats du 11 sep-tembre 2001 – guerres d’Afghanistan etd’Irak – crise géorgienne (pour ne citerque ces événements) », l’illustre tragique-ment. En France comme chez un certainnombre de ses partenaires européens, lapensée stratégique a dû être revisitée.Plusieurs défis s’imposent à elle désor-mais : repenser les concepts par lesquelson abordait la réalité stratégique internatio-nale; décloisonner les savoirs, notammentceux des observateurs et des décideurs;aborder de manière prospective les nouveauxdéfis stratégiques à l’action internationalede l’État.

Revoir les conceptsEn premier lieu, il convient d’admettrequ’un certain nombre de piliers de laréflexion stratégique ont vacillé, dansleur définition même. Qu’est-ce aujour-d’hui que la puissance, l’intérêt national,la sécurité, la menace et même la défen-se ou la stratégie ? Qui en sont lesacteurs, quels en sont les paramètres ?Le simple fait de poser ces questions

indique le désarroi dans lequel se trouvela réflexion, par rapport aux certitudesque l’on croyait tenir. La puissance, pourcommencer par elle, est-elle encoremesurable ? Elle était autrefois définiecomme la triple capacité de faire, defaire faire et d’empêcher de faire : fairece que dicte l’intérêt national sans enêtre empêché par une tierce puissance,faire faire à des acteurs donnés ce qui vadans le sens de son intérêt propre (par lapersuasion ou en bonne intelligence, plu-tôt que par la contrainte), empêcher uneautre puissance ou des acteurs de fairece qui est contraire à son intérêt natio-nal. Mais quels outils, militaires ou autres,quel type de projection, permettentdésormais de répondre à ces impératifs,avec quel soutien politique et diploma-tique en matière d’action extérieure ?« L’impuissance de la puissance »1 desÉtats face à la « nuisance » privée ousociale, a marqué les conflits récents.Les États-Unis en Irak ou en Afghanistan,précédemment en Somalie, en ont faitles frais, tout comme Israël face auHezbollah en 2006. Dans ces conflitscontemporains complexes, la puissancemilitaire étatique, efficace contre uneautre puissance militaire d’État inférieure(comme les États-Unis face à l’armée deSaddam Hussein en 2003) est difficile àmettre en œuvre face à des groupes nonétatiques appuyés par un soutien popu-laire, dont l’objectif n’est pas tant d’obte-nir une victoire militaire pour eux-mêmes, que d’empêcher un État exté-rieur de vaincre ou de stabiliser unesituation.

1 - B. Badie, L’impuissance de la puissance, Fayard, Paris, 2004.

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Bien d’autres concepts doivent faire ainsil’objet d’une profonde révision. La littéra-ture sur les « nouvelles menaces », parexemple, est dense, et chacun a son idéesur la question. Ce débat a quelquerépercussion sur la notion d’ennemi éga-lement. Il a donné lieu ces dernièresannées, grandement aidé en cela par laprécédente administration américaine(2001-2009), à la consécration de la«Terreur » ou du terrorisme comme nou-vel ennemi,2 sans pour autant en donnerde définition convaincante. Que vautalors une réflexion stratégique dont lesconcepts principaux, par leur incertitude,marquent la fragilité ? Dans cette situa-tion, il faut à la fois apprendre à se pas-ser de certitudes, et proposer de nou-velles pistes, de nouveaux concepts,moins fixes mais néanmoins opératoires.La « nuisance » déjà évoquée, la sécuritéhumaine (plus connue), la distinctionentre fire power et staying power (puis-sance de feu, et capacité à rester sur leterrain après la bataille), en sontquelques exemples, qui méritent encored’être développés.

Décloisonner les savoirsPour résoudre ces difficultés concep-tuelles, la confrontation des idées, lacomparaison des connaissances, estincontournable. Elle consiste d’abord àpasser outre les cloisonnements discipli-naires, qui empêchent souvent lessciences dures et les sciences sociales dese renforcer mutuellement, et à l’intérieurd’une même catégorie, les sous-branchesde se compléter: les approches historiques,politiques, sociologiques, juridiques ouéconomiques, par exemple, travaillentrarement en complémentarité sur lesobjets d’étude qui intéressent la réflexionstratégique. L’approche des questionsstratégiques inclue aussi bien une analysepolitique du système international qu’uneconnaissance sociologique du lien arméenation, une maîtrise des techniques d’ar-mement ou une perspective historiquesur les tendances actuelles. Mais celles-cisont rarement réunies. Ensuite, il convient de trouver un justedosage entre études qualitatives et quan-titatives. Les premières, qui misent sur

une analyse interprétative à partir desquelques études de cas approfondies,sont davantage prisées en France que lessecondes. Mais ce sont ces dernières,fondées à l’inverse sur une accumulationde faits permettant la mise en œuvred’échantillons suffisamment fournis pourêtre exploitables à des fins statistiques,qui constituent désormais l’essentiel desréférencements scientifiques de scienceshumaines et sociales dans les paysanglo-saxons, lesquels comme on le saitrestent leaders dans ces domaines. Lesétudes quantitatives, coûteuses carnécessitant des entretiens nombreux, desenquêtes de terrain ou des dépouille-ments d’information, ne constituent pasune garantie de fiabilité totale. Mais ellestémoignent d’une véritable rigueur dansl’effort d’appréhension d’un phénomène,qui manque peut-être aujourd’hui.Enfin, le dialogue s’impose entre expertset praticiens. En France surtout, les militairesou diplomates d’une part, les chercheursuniversitaires de l’autre, échangent peu. Orseul cet échange permet à la théorie dene pas rester théorique, et à la pratiquede prendre du recul. Les lieux de ren-contre, il est vrai, y sont structurellementfaibles, à l’image des think tanks, nette-ment plus importants en taille, etinfluents ailleurs en Europe que dansl’hexagone. Ces derniers sont devenus devéritables acteurs structurants du débatstratégique, y compris dans des lieuxclefs de la circulation des idées et desnormes, comme Bruxelles3. Autant queles concepts de la réflexion stratégique, ilimporte donc de revitaliser les centres deproduction et les vecteurs de diffusion decelle-ci. En consacrant un effort tout par-ticulier à faire émerger une relève, c’est-à-dire à encourager les jeunes cher-cheurs de talents qui continuent, enFrance, de vouloir faire de l’analyse deces questions leur métier, mais sonthélas souvent plus reconnus à l’étrangerque dans leur propre pays.

Penser la prospective et l’influenceCette série de considérations a suscitérécemment, en France, une prise deconscience et un réel mouvement au sein

de plusieurs administrations, notammentcelles chargées de la recherche et del’enseignement supérieur, des Affairesétrangères, et bien sûr de la défense. Lacréation, au sein de l’École Militaire, d’unnouvel institut de recherche stratégiqueréunissant chercheurs et militaires, doitpar exemple répondre, entre autres ini-tiatives, à ces défis mentionnés plushaut. Il s’agira de le faire en gardant aumoins deux considérations centrales,deux impératifs, à l’esprit. Le premier impératif est celui de la pros-pective : plutôt que des travaux descrip-tifs, la pensée stratégique a désormaisbesoin de pistes de réflexion permettantd’anticiper les scénarios à venir. Si lessciences sociales ne sont pas – et ne doi-vent pas devenir – un art divinatoire,elles permettent tout de même d’extrapo-ler des tendances déjà existantes, pouréclairer l’action, et mieux saisir lesenjeux des évolutions en cours. L’autreconsidération importante à retenir est lasuivante : au centre de ces évolutions, sesitue la question de l’influence. Influenced’une pensée stratégique par rapport àcelle de ses voisins ou concurrents.Influence d’une recherche universitaire,en compétition avec d’autres. Influenced’une action extérieure, au final, qui doitse nourrir d’un renouvellement perma-nent et audacieux de ses concepts, deses savoirs, de ses animateurs. Renforcerla pensée stratégique, tout simplement,pour ne pas « disparaître du monde»4, et éviter, si nécessaire, les « guerres pro-bables »5. ■

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2 - G. Kepel, Terreur et martyre. Relever le défi de civilisation,Flammarion, Paris, 2008.3 - Voir J-P. Maulny, B. Nivet, Les acteurs et les réseaux de la politique dedéfense dans l’UE. Etude comparative, Les documents du C2SD, n° 97,2008,4 - N. Tenzer, Quand la France disparaît du monde, Grasset, Paris, 2008.5 - V. Desportes, La guerre probable. Penser autrement, Economica,Paris, 2007.

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Mythes et réalités du terrorisme

Le terrorisme, sous toutes ses formes, est une nuisanceconsidérable et fortcoûteuse. Il reste un phénomènedangereux nécessitant une importantemobilisation policière,Mais il ne modifie pas le statu quo mondial et il ne peut le modifier.L’angoisse perpétuellemententretenue d’un terrorismede destruction de massedemeure virtuelle.

Par Gérard ChaliandSpécialiste des conflits I l n’y a jamais eu de « guerre globale

contre le terrorisme». Peut-on faire laguerre contre un phénomène, par nature,clandestin ? De fait, cette campagne,provoquée par le choc traumatique du11 septembre 2001 a été, pour les néo-conservateurs, le paravent de l’interven-tion préparée dès le printemps 2002contre l’Irak, un an plus tard. Celle-ciétait le prélude du remodelage du« grand Moyen Orient », qu’on n’évoqueplus depuis longtemps, dans la mesureoù son échec est patent.En 2006, le Département d’État publiaitun bilan du terrorisme mondial pour l’an-née écoulée et le chiffrait à plus de15000 attentats. Chiffre accablant maisqui mêlait les statistiques de guerres tellesque l’Irak, l’Afghanistan, la Tchétchénie,le Sri Lanka, etc. avec des attentatsponctuels. Il ne faut pas être victime desa propre propagande.

De la Terreur au terrorismeLe terrorisme, comme la guérilla, faitpartie de ce qu’on appelle les guerresirrégulières (dénommées asymétriquespar les Américains).La Terreur désigne, historiquement, lesexécutions qui ont suivi la Révolutionfrançaise sous Robespierre. La terreurd’État, destinée à effrayer la population aété mainte fois utilisée par des régimesnon démocratiques et en cas de conflit,par des régimes démocratiques (parexemple les bombardements sur Tokyoou Dresde, destinés à briser le morald’une population en semant la terreur).Par ailleurs, la torture, comme l’annoncePaul Wilkinson est « la forme extrême dela terreur individualisée ».À l’époque moderne, le terrorisme fut uti-lisé, en vain, comme dernier recours parles populistes russes, à partir de 1881.Par la suite, avec moins de discrimina-

tion, par les anarchistes, qui firent, en1890-1914, la Une des journaux del’époque, des États-Unis à la Russie,comme dans le reste de l’Europe (assas-sinat du président américain Mc Kinley,ainsi que de têtes couronnées enEurope). Dans l’entre-deux-guerres, lesattentats sont surtout perpétrés par lesmouvements d’extrême-droite. La résis-tance au nazisme se traduit, en France,par le sabotage et le terrorisme.Le terrorisme est utilisé par de nombreuxmouvements de libération nationale,comme appoint de guérilla. Le terrorismeservant à frapper davantage les espritsqu’à faire de nombreuses victimes, carses effets physiques, comme le faisaitremarquer Raymond Aron, sont trèsmodestes par rapport à leur retentisse-ment psychologique. Il s’agit en somme,de frapper les esprits.Le terrorisme contemporain prend uneimportance médiatique considérable, enAmérique latine et au Moyen Orient en1968, après l’échec du « Che » enBolivie. En Amérique latine (Tupamarosd’Uruguay, Marighella au Brésil et diversmouvements en Argentine) prennent actede l’échec des guérillas guévaristes. AuMoyen-Orient, un avion de la compagnieisraélienne El Al est détourné par le FrontPopulaire de Libération de la Palestine deGeorge Habache.Il s’agit, en Amérique latine, comme pourles Palestiniens, d’un substitut à la gué-rilla que ces organisations sont capablesde mener. On recourt, en Amérique lati-ne, la « guérilla urbaine » (le terrorismeen ville) et chez les Palestiniens, au « ter-rorisme publicitaire » dont les Jeux olym-piques de Munich en 1972 sont l’apo-gée.Par la suite, le modèle «marxiste-léninis-te » (ou supposé tel) des Latino-améri-cains est imité en Europe, notamment

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par la Fraction Armée Rouge allemandeet par les Brigades Rouges italiennes. Leterrorisme publicitaire des Palestiniens,instrumentalisé par divers États arabes(Irak, Syrie, Libye, etc.) devient un terro-risme de coercition diplomatique.

Apparition d’al QaïdaLa montée de l’islamisme radical symbo-lisé par l’arrivée au pouvoir, en 1979, del’ayatollah Khomeiny, contribue, avecl’intervention soviétique en Afghanistan,la même année, au développement duterrorisme islamiste (Beyrouth 1983, où241 marines et 58 parachutistes fran-çais sont tués par deux camions suicideprovoquant bientôt le retrait desOccidentaux du Liban). Au cours desannées 1990, la France est frappée (en1986 et en 1995), ainsi que New York(1993) et Londres. Mais c’est après lesattentats en Arabie saoudite de 1995-96, où 24 soldats américains trouvent lamort, que l’organisation connue sous lenom d’al Qaïda se manifeste : Dar esSalam et Nairobi (1998), Aden (2000)et surtout avec les spectaculaires actionsdu 11 septembre 2001 aux États-Unis,qui représentent l’apogée du terrorismeclassique avec près de 3000 morts. Cet événement considérable, dans unpays jusque-là sanctuarisé, détermine

l’expédition punitive d’Afghanistan et laguerre (de choix) d’Irak, destinée à remo-deler le «Grand Moyen Orient », ce quiconsiste à forcer la Syrie à quitter leLiban et à cesser de soutenir leHezbollah et le Hamas, puis, à provo-quer un changement de régime en Iran.On en connaît les résultats qui sont fortéloignés du projet initial.Depuis, l’organisation al Qaïda, qui aréussi à survivre (partiellement) comptetenu d’une guerre d’Afghanistan sous-traitée qui permettait aux cadres dumouvement, comme aux talibans, des’échapper. Cette organisation a étéinternationalement très affaiblie depuis.La plupart de ses cadres ont été tués ousont sous les verrous. Son chef, OsamaBen Laden est probablement mort et lesjours de son lieutenant et idéologue,Ayman al Zawahari sont sans douteétroitement comptés.Les attentats djihadistes, si l’on exceptel’épicentre de la crise qui concerne lePakistan et, par voie de conséquence,l’Inde a, entre 2001 et 2009 causé lamort, à l’échelle mondiale d’environ4000 personnes (Russie non comprise)en Occident, Madrid et Londres. Modestebilan pour une organisation qui promet-tait l’apocalypse. De fait, le terrorismedjihadiste ne modifie pas le statu quo

mondial ni ne peut le modifier. L’angoisseperpétuellement entretenue d’un terroris-me de destruction de masse reste surtoutvirtuel, comme l’importance du mouve-ment djihadiste lui-même.Certes, le terrorisme (sous toutes sesformes) est une nuisance considérable etfort coûteuse. Il reste un phénomènedangereux nécessitant une importantemobilisation policière, mais les grandsévénements des trente dernières annéessont ailleurs : la chute de l’URSS, lerefoulement de l’ex Union soviétique versla frontière de la Fédération de Russie, lacompétition autour du bassin caspien etde ses hydrocarbures, la formidablemontée en puissance de la Chine, l’émer-gence de l’Inde, du Brésil et l’apparitionde puissances régionales non négli-geables, telles que la Turquie (sans évo-quer le bond en avant en matière decommunication ou la prise de conscien-ce écologique à grande échelle). Tous ceschangements ont une autre portée que lephénomène terroriste.Le retard que les djihadistes et autrescourants ultra-conservateurs tels lessalafistes, font prendre à nombre de paysmusulmans est sans doute le phénomè-ne le plus grave qu’ils ont contribué àprovoquer. ■

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Barack Obama et le monde musulman :de la beauté du verbe aux dures réalités

16 mois après l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis d’Amériqueet 9 mois après le discourshistorique qu’il a prononcéà l’université Al Azhar duCaire, le 4 juin 2009, il est possible d’esquisserun premier bilan de la nouvelle approcheaméricaine, d’en appréhender les grandes rupturessymboliques et concrètes,et d’en définir les limites.

Par Karim Émile BitarCyrano de Bergerac 1999Président de KB Consulting GroupChercheur associé à l’Institut de relationsinternationales et stratégiques (Iris)

S i elle fut accueillie avec une grandejoie dans la quasi-totalité des pays

du monde, la victoire de Barack Obamaa suscité, dans chacun des pays sesituant entre le Maroc et l’Indonésie, unenthousiasme parfois délirant, qui s’ex-pliquait aussi bien par l’énorme « ouf desoulagement » de voir George W. Bushquitter le pouvoir que par la personnalitépour le moins atypique et l’itinéraire sur-prenant du nouvel occupant de laMaison Blanche. L’ouvrage autobiogra-phique de Barack Obama, Dreams frommy Father, livre au demeurant aussiémouvant que remarquablement bienécrit, s’est vendu comme des bouchéesde pain dans la plupart des capitalesarabes et musulmanes. L’obamania, donton a pu penser qu’elle n’était qu’un nouvelavatar de l’anti-bushisme,s’est avérée être un phé-nomène plus profond, quine saurait être expliquéuniquement par l’allergieépidermique qu’avait sus-citée George Bush et parla grande vague de colèrequ’avaient provoquée l’in-vasion de l’Irak et sesconséquences humaineset géopolitiques. Qu’en est-il aujourd’hui ? Il était inévi-table que les désillusions soient au ren-dez-vous. Il était à craindre que cesdésillusions ne provoquent un dépitinversement proportionnel à l’enthou-siasme des débuts. Or, en dépit d’un cer-tain scepticisme bien compréhensibleaprès des années d’espoirs déçus, endépit du fait qu’une partie de la gaucheradicale continue de penser que le chan-gement est purement cosmétique, il n’enreste pas moins que les opinions

publiques de la région ont majoritaire-ment le sentiment qu’un changementprofond s’est opéré à Washington. Lessondages indiquent que l’état de grâcedont bénéficie Barack Obama au seindes mondes arabes et musulmansdepuis son élection n’est pas encore toutà fait terminé, même si les taux d’opinionfavorables ne dépassent plus, depuisquelques mois, les 75 %.

Au commencement était le verbeS’il est un domaine dans lequel la ruptu-re fut incontestable, c’est celui de la rhé-torique. Dès les premiers jours, fut aban-donnée la malencontreuse expression de« guerre globale contre le terrorisme».Cette formule était malheureuse non seu-lement parce que certains y voyaient, à

tort ou à raison, un nomde code pour une « guer-re contre l’islam», maisaussi pour son impréci-sion et son manque totald’intérêt stratégique. Toutd’abord parce que le ter-rorisme est une tactique,et qu’on ne peut pasdéclarer la guerre à unetactique. Toutes les guerres

déclarées contre des « noms communs»(guerre contre la pauvreté, guerre contrela drogue…) portent en elles le risqued’être des guerres sans fin. À partir dequel moment et sur la base de quels cri-tères pourra-t-on affirmer que de tellesguerres sont terminées et qu’elles ontatteint leurs objectifs ? Ensuite, parceque cette expression tant ressassée pen-dant huit ans de « guerre globale contrele terrorisme» venait empêcher une com-préhension fine de la réalité moyen-orientale, puisqu’elle amalgamait des

L’expression tantressassée pendant huitans de «guerre globalecontre le terrorisme»venait empêcher une

compréhension fine de la réalitémoyen-orientale

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dizaines de mouvements n’ayant rien encommun les uns avec les autres, créantainsi des solidarités de fait entre desgroupes qui se vouaient une détestationpeu commune. Le fait d’englober sous unmême vocable des mouvements terro-ristes transnationaux comme Al Qaeda,mouvement avec lequel il n’y a absolu-ment rien à négocier, et d’autres mouve-ments, qui sont, quant à eux, ancrésdans un territoire, soutenus par une largepartie de la population dont ils sont issuset ayant des revendications claires,revient à faire un amalgame peu judicieux. Autre expression ayant fait florès sous lemandat de George W. Bush puis ayantété abandonnée sous l’administrationObama : celle de « fascisme islamique »,qui heurtait profondément les sentimentsd’un milliard trois cent millions de per-sonnes, toutes tendances confondues. Laformule était de surcroît indéfendable dupoint de vue de la rigueur académique ethistorique. Aussi détestables que puis-sent être les idéologies de mouvementsislamistes, ces idéologies relèvent d’untout autre cadre théorique que celui dufascisme européen de l’entre-deux guerres.Troisième formule bushiste ayant étéremise au placard, celle d’« axe du mal »,qui ressortait elle aussi d’une vision théo-logique de l’histoire, et était, de surcroît,rigoureusement inexacte, puisque leterme d’axe sous-entend clairement qu’ilexiste une alliance ou du moins unecoopération entre les pays concernés, cequi n’était certainement pas le cas entrel’Iran, l’Irak et la Corée du Nord. Après s’être débarrassé de ces sloganssimplistes et guerriers qui obscurcis-saient la vision géopolitique et ne fai-saient que jeter de l’huile sur le feu,Barack Obama est allé encore plus loindans sa volonté de réinstaurer le respectenvers le monde musulman et a choiside tenir une série de grands discours, leplus important d’entre eux ayant étécelui du Caire. Ce discours a fait coulerbeaucoup d’encre et est d’ores et déjàentré dans l’histoire. C’était un discoursde très belle facture, qui continue derésonner dans l’ensemble des capitalesde la région. Sa portée symbolique étaitsi forte que certains défauts du discours

ont été occultés. C’était en effet un dis-cours peut-être trop imprégné de réfé-rences religieuses, alors même que leslaïcs du monde musulman peinent àfaire entendre leur son de cloche. Il yavait par ailleurs quelques maladresses,comme un parallèle entre les maroniteset les coptes, dont les situations sont fortdifférentes. Mais au-delà des quelques petits reprochesque l’on puisse lui adresser, ce discoursa montré que Barack Obama avait comprisdeux points absolument fondamentaux. Le premier point, c’est celui de l’interdé-pendance qui marque notre époque, del’interpénétration entre l’islam et l’Occident,de l’interpénétration entre les cultures etles civilisations. Obama n’hésita pas àrappeler qu’il y avait dans l’Amérique«une part d’islam» et que l’Occident neserait pas ce qu’il est aujourd’hui sansl’apport de l’islam. Il a rappelé tout ceque l’Occident doit aux civilisationsarabo-musulmanes. On est donc sorti dessempiternelles visions binaires, opposanteux et nous, et présupposant que les civi-lisations sont des blocs monolithiques ethomogènes destinés à s’affronter. Hommede grande culture politique, littéraire ethistorique, étant lui-même issu d’un couplemixte et ayant vécu en Indonésie, BarackObama semble imperméable aux visionsessentialistes et culturalistes qui ont pré-dominé au cours des huit dernièresannées et dont l’inanité continue de fairedes dégâts. Le deuxième point fondamental dans lediscours d’Obama, c’est qu’il a égale-ment bien compris que les principauxenjeux étaient d’ordre strictement géopoli-tique. Qu’il ne s’agissait pas d’une guerrede religions, d’un conflit théologiqueentre le bien et le mal, mais d’enjeuxplus profanes, comme notamment celuid’un conflit territorial non réglé, le conflitisraélo-palestinien. Il a parlé de la ter-rible situation des Palestiniens, despetites et grandes humiliations qu’ilssubissaient au quotidien. Il a saisi l’occasionpour condamner sans ambages l’antisémi-tisme et le négationnisme. Il a clairementaffirmé que cette région du monde devaitcesser d’être une arène dans laquelle sedéroule le jeu des puissances qui y

mènent des guerres par procuration,selon l’expression très juste qu’il a utili-sée. Il fut en outre le premier présidentaméricain à reconnaître l’implication desÉtats-Unis dans le coup d’État contre unPremier ministre démocratiquement éluen Iran, en 1953, M. Mossadegh. MmeAlbright, alors secrétaire d’État, avaitprécédemment fait elle aussi cet aveu,mais dans la bouche d’un Président,cette remise en question prend une touteautre dimension. Il a finalement reconnuque la guerre d’Irak avait été fondée surdes mensonges, que ce fut une guerre dechoix et non pas de nécessité. Réaliste,libéral et pragmatique, il a compris qu’onne pouvait pas transformer le réel par laviolence.

Face aux dures réalitésOn voit donc clairement que loin d’êtreuniquement rhétorique, le changementest plus profond et témoigne d’une nouvellevision du monde. M. Obama a acceptéde publier une partie des mémorandumsqui prouvaient que la torture pratiquéesous l’administration Bush n’était pas lefait de quelques brebis galeuses maisqu’il s’agissait d’une politique justifiée etlégitimée au plus haut niveau de l’État. Ila tenu ses engagements en ce quiconcernait le retrait des agglomérationsirakiennes. Il tient envers Israël un dis-cours amical tout en faisant comprendreque la période précédente, celle de lacarte blanche, était aujourd’hui révolue. Pendant des années, les Américains sesont posé la question : Why do they hateus ? Pourquoi sommes-nous détestés ? EtGeorge W. Bush avait apporté une répon-se terriblement à côté de la plaque, ensoutenant qu’ils nous détestent pour noslibertés, pour notre démocratie, pournotre mode de vie… S’il existe certaine-ment une petite minorité de musulmansqui sont hostiles, pour des raisons reli-gieuses, aux valeurs et au mode de vieaméricains, la majeure partie d’entre euxsont critiques envers les États-Unis pourdes raisons beaucoup plus prosaïques.Toutes les enquêtes d’opinion, tous leschercheurs n’ayant pas de préjugés oud’arrière-pensées et ayant visité les paysconcernés confirment que les musul-

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mans ne sont hostiles ni à la liberté, ni àla démocratie, mais tout simplement à lapolitique extérieure des États-Unis, pré-cisément parce qu’ils estiment qu’elle lesprive de liberté et de démocratie… Laplupart des sociétés arabes et musul-manes sont beaucoup plus américani-sées qu’on ne le pense. Le ressentimenttrouve sa source dans deux raisons prin-cipales : le soutien américain auxrégimes autoritaires arabes et le fait quel’Amérique autorise Israël à s’affranchirdu droit international. Ce qui estcondamné, ce ne sont donc pas lesvaleurs américaines, mais plutôt l’hypo-crisie qui fait que ces valeurs ne sontévoquées que lorsque les intérêts straté-giques américains sont en jeu. LeFinancial Times, qui n’est pourtant pasun haut lieu de lacontestation gauchisteantiaméricaine, soulignaitrécemment cette hypo-crisie en rappelant que laplupart des pays arabespro-américains connais-sent eux aussi des élec-tions truquées, commeen Iran, sans que cela nesuscite à Washingtonautre chose que quelques froncementsde sourcil. Et c’est précisément en raison de lafaible marge de manœuvre dont disposeBarack Obama pour agir efficacementsur les véritables sources du ressenti-ment musulman que la nouvelleapproche risque vite de se heurter auxdures réalités du terrain. On voit malcomment, dans le contexte actuel marquépar l’enjeu nucléaire iranien, les États-Unis pourraient exiger de leurs alliéségyptiens et saoudiens de libéraliser etde démocratiser leurs régimes, de plusen plus impopulaires dans la région. Onvoit mal par ailleurs comment un prési-dent des États-Unis pourrait, sans l’appuidu Congrès, imposer au gouvernementd’ultra-droite en Israël de mettre unterme à l’occupation et à la colonisation.Or, comme l’écrivait récemment l’édito-rialiste du New York Times Roger Cohen,toute stratégie d’ouverture envers lemonde musulman est vouée à l’échec si

les États-Unis se montrent incapables depermettre enfin la naîssance de l’Étatpalestinien tant attendu. Jérusalemdemeure l’épicentre de la géopolitiqueinternationale, et le conflit israélo-pales-tinien continue d’être une plaie béante etde mobiliser les opinions publiques à tra-vers le monde. La question palestinienneest devenue emblématique, comme cefut le cas naguère pour l’Algérie, leVietnam ou l’Afrique du Sud. C’est donc à un véritable jeu d’équilibris-te que doit aujourd’hui se livrer BarackObama. Il s’agit pour lui de poursuivre lapolitique de la main tendue envers lemonde musulman sans pour autantapparaître pusillanime face à desrégimes comme ceux de la Syrie et del’Iran. Il s’agit d’obtenir d’Israël des

concessions sans s’alié-ner les congressistes etsénateurs pro-israéliens.Il s’agit de mener à sonterme le retrait des troupesaméricaines d’Irak etd’éviter que l’Amérique nes’enlise en Afghanistan. Ils’agit d’empêcher le Yémenet la Somalie de devenirde nouveaux foyers de ten-

sions. Sa marge de manœuvre est extrê-mement étroite et il serait à ce stade pro-fondément injuste de lui reprocher l’ab-sence de résultats spectaculaires.

L’éditorialiste de Newsweek et de CNN,Fareed Zakharia, soutient que BarackObama est le premier président d’uneAmérique « post-impériale » dans unmonde « post-américain. » Il a hérité d’unvéritable champ de ruines et cherche àjouer au mieux la main très imparfaitedont il dispose. La politique de BarackObama ne repose ni sur le radicalisme,ni sur l’angélisme ou le pacifisme béat.S’il a lu W. E. B. Du Bois et FrantzFanon, s’il admire Gandhi, Luther King etMandela, Obama a surtout été marquépar la pensée du théologien protestantReinhold Niebuhr, l’un des principauxthéoriciens du concept controversé de«guerre juste». On retrouve très clairementl’influence de Niebuhr dans le discoursqu’a prononcé Obama devant le Comité

Nobel à Oslo. Barack Obama, bienqu’ayant des tendances libérales et inter-nationalistes, mène une politique quis’inscrit parfaitement dans le cadre del’école « réaliste», assez proche de cellemenée naguère par George Bush père etde celle défendue par des personnalitéscomme Brent Scowcroft ou ZbigniewBrzezinski. L’objectif du nouveau président améri-cain n’est donc pas de militer pour la« paix perpétuelle » dont ont rêvé Kant ouHabermas, mais tout simplement de res-taurer l’image des États-Unis et d’endi-guer leur déclin. Il a plusieurs atouts enmain pour mener à bien la première deces deux missions. Pour ce qui est de ladeuxième, seule une action volontaristede longue durée pourra obtenir les effetsescomptés. Mais si l’on en juge par lamobilisation actuelle de la droite radica-le américaine, le succès des Tea Partieset l’audience toujours croissante d’ani-mateurs aussi fanatiques et extrémistesque Glenn Beck et Rush Limbaugh, il està craindre que Barack Obama ne soitqu’une parenthèse (une parenthèse heu-reuse, mais une parenthèse néanmoins)et que nous assistions dans quelquesannées à un backlash, un retour debâton et un retour en force de cet ultra-nationalisme décomplexé et de ces idéo-logues qui n’ont rien appris et rienoublié, pour reprendre la formule qu’uti-lisait Talleyrand à propos des royalistesémigrés et des Bourbons après 1789. ■

Ce qui est condamné,ce ne sont pas les

valeurs américaines,mais plutôt l’hypocrisiequi fait qu’elles ne sontévoquées que lorsque

les intérêts stratégiquesaméricains sont en jeu.

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Les nouveaux défis desrelations transatlantiques

Les nouveaux défis desrelations transatlantiquesrequièrent une coopérationet un soutien cohérents et efficaces, et une Europedynamique qui peut agiravec Washington surtoutes ces questionsglobales. Une Alliance divisée et impuissante neconviendrait à personne.Au plus profond d’eux-mêmes, Européenset Américains savent que,dans tous les domainesessentiels, ils mènent le même combat et qu’il est dans leurintérêt mutuel de préserverles liens d’amitié qui sesont révélés si précieuxdans le passé.

Par Leah Pisar1

Ancienne directrice de la communication auConseil de Sécurité Nationale de la MaisonBlanche

E n prenant la parole devant une ses-sion spéciale du Congrès des États-

Unis en novembre 2007, six mois aprèsson élection, Nicolas Sarkozy exprimeavec éloquence l’amitié qu’éprouve lepeuple français envers les États-Unis etrappelle que, « dans la difficulté et dansl’épreuve, l’Amérique et la France onttoujours été côte à côte, elles se sontsoutenues, elles se sont aidées, et chacunes’est battue pour la liberté de l’autre. »Son appel à un renouveau de coopéra-tion entre les deux plus vieux alliés sus-cite une ovation appuyée dans cetteauguste assemblée.Quelques mois plus tard, avant mêmed’être élu, Barack Obama lui donne laréplique. En visite à l’Elysée, le candidatle plus inattendu de l’histoire politiquedes États-Unis déclare : « Il est fonda-mental que nous, Américains, et nos par-tenaires européens travaillions la maindans la main… Les Américains et lesEuropéens ont une très longue traditiond’amitié [et nous ne devons] pas sous-estimer l’intérêt que portent les Américainsà l’amélioration de la relation transatlan-tique. » Le soulagement est manifeste.Une fois Obama vainqueur, l’éternellerelation entre les États-Unis et la France,entre l’Amérique et l’Europe, semble envoie de rétablissement, après avoirsérieusement déraillé au sujet de la guer-re en Irak. Mais cette nouvelle idylle est-elle faite pour durer ? Car tout n’est pas si simple, et ce momenttant anticipé est truffé de complexités. Lesimple fait de l’élection d’Obama resteextrêmement porteur mais, en mêmetemps, celui-ci a hérité d’énormes pro-blèmes, internes aussi bien qu’internatio-naux, et les attentes semblent parfoisdémesurées. À peine un an après l’intro-nisation de ce jeune dirigeant charisma-tique, et quelques mois après qu’il a reçule Prix Nobel de la Paix, deux constats

s’imposent – et ils sont loin d’être contra-dictoires : tout d’abord, cette électiontant attendue ne pouvait entraîner dujour au lendemain des miracles et dessolutions à tous les problèmes du monde ;et, surtout, les choses vont beaucoupmieux sur la scène euro-américaine quen’aiment l’insinuer certaines Cassandre.

L’Amérique a besoin de l’EuropeIl y aura toujours des critiques quis’adonnent à prédire la fin de l’alliance etun désintéressement de cette nouvelleAmérique envers la vieille Europe.L’absence d’Obama aux cérémonies mar-quant les vingt ans de la chute du Murde Berlin, alors qu’il préparait un voyagecrucial en Chine, a bien sûr fait jaser ;tout comme l’annonce qu’il n’assisteraitpas au sommet États-Unis-Europe prévuà Madrid en mai 2010. Et, comme la cri-tique et le pessimisme sont un drôle defléau qui semble se nourrir de lui-même,cela ne va qu’en croissant. À tort. L’Europe est d’une importance primordia-le pour cette nouvelle administration, etle soutien d’une Union cohérente et fortefigure intimement dans la définition deses priorités internationales. L’Amériquecomprend aujourd’hui plus clairementque jamais qu’elle ne peut tout fairetoute seule – que cela est trop difficile,trop dangereux et trop coûteux. Elle a tiréses leçons des années Bush : l’unilatéra-lisme a ses limites. Les États-Unis ont beau être la « nationindispensable, » comme l’a dit MadeleineAlbright quand elle était secrétaire d’É-tat, ils ont besoin d’un partenaire euro-péen sur lequel ils peuvent compter.Partout, de nouveaux défis très sérieuxs’amoncellent, que nos dirigeants doi-vent impérativement aborder ensemblemais auxquels ils ne préconisent pas for-cément les mêmes approches : Des enjeuxgéopolitiques, évidemment – l’Afghanistan,

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l’Irak, le processus de paix au Moyen-Orientmais aussi l’Iran (dossier sur lequel onnote un rapprochement tangible entreParis et Washington), le Pakistan, la Chine,la Russie ou la Corée du Nord ; écono-miques – de la restructuration du systè-me financier international aux grandesquestions commerciales ; et globaux –l’environnement, la santé, la proliférationnucléaire ou la lutte contre un terrorismeperfide qui fait fi des frontières. Tous cessujets se recoupent et nécessitent unecoopération transatlantique sérieuse etaccrue. Mais alors que le monde a changé, queles crises les plus pressantes ne sontplus cantonnées au théâtre européen,comme elles l’étaient durant la guerrefroide, le discours et la stratégie améri-cains doivent devenir plus subtils. Etcela, il est vital que les décideurs euro-péens le perçoivent. Si le regard deWashington semble se tourner ailleurs,ce n’est pas qu’il ignore l’Europe. Bien aucontraire. C’est qu’il se focalise sur denouveaux défis, des plaques tectoniquesqui bougent tous les jours. Si le mondeunipolaire dominé depuis la chute duMur de Berlin par « l’hyper-puissance »américaine semble s’estomper, le systèmemultipolaire en gestation risque de resterlongtemps agité et anarchique, à la foisdans les sphères de la rivalité géopoli-tique, de la sécurité internationale, et dela compétition industrielle et commerciale.Les enjeux ont changé de nature et d’em-placement géographique. Les problèmescontemporains se trouvent ailleurs, etc’est face à ces enjeux « hors zone » queWashington cherche le soutien de sesalliés les plus proches. La Chine, l’Indeet le Brésil émergent, le Pakistan sedéstabilise, l’Iran s’enhardit et l’oursrusse s’agite. L’économie bat encore del’aile, la prison de Guantanamo doit êtrefermée au plus vite (et cela ne se fera passans participation européenne), la planè-te se réchauffe – pour ne citer quequelques exemples. Pour cette raison,bien qu’il y ait beaucoup d’inquiétudes àavoir à l’aube du XXIe siècle, nous devonsêtre confiants que le rapprochementtransatlantique continuera de se renfor-cer, tant que les deux côtés y travaillent.

« L’Europe ? quel numéro de téléphone ? »L’Amérique délaisse-t-elle l’Europe ?Absolument pas. Comme l’a rappeléPhilip Gordon, le secrétaire d’État adjointpour les Affaires européennes, BarackObama a visité l’Europe probablement«plus souvent qu’aucun président pen-dant sa première année. » Il s’est mêmerendu à Paris, Londres et Berlin pendantsa campagne présidentielle, du jamaisvu. L’administration Obama est tout aussi– voire plus – consciente de l’importancedu partenariat transatlantique que cellesqui l’ont précédée, de Franklin D. Rooseveltet John F. Kennedy à Bill Clinton etmême Ronald Reagan. (Nous faisons évi-demment exception de l’administrationde George W. Bush, bien qu’en fin deparcours celui-ci ait amorcé un véritablerapprochement.)En effet, les chefs d’État américains depuisl’époque du Plan Marshall ont systémati-quement soutenu le projet d’une Europeforte, démocratique et pacifique. Il s’agitlà d’une des expressions les plus constanteset sans équivoque de la politique étrangè-re américaine. L’architecture et l’évolutionde cette Europe revêtent une importancefondamentale pour Washington, qui veutun partenaire fort – même si cela impliquecertains contentieux commerciaux etd’occasionnelles divergences diploma-tiques. De petites escarmouches sontinévitables et même souhaitables si l’onparle d’un véritable partenariat d’égaux.Bernard Kouchner précise d’ailleurs dansun entretien au Figaro : «Nous sommesamis et alliés des Américains, mais passuivistes. » C’est, dans un sens, l’hérita-ge gaulliste qui parle. Pourquoi la France– ou l’Allemagne, ou l’Angleterre, oud’autres voisins d’Europe – ne s’affirme-raient-ils pas quand ils ont quelquechose d’important et de constructif à dire?Mais aujourd’hui un malaise sous-jacentémerge outre-Atlantique, où l’on entendde plus en plus la même inquiétude : oùva l’Europe ? N’est-elle pas un peudéboussolée ? Sera-t-elle au rendez-vous ? Ce traité de Lisbonne est-il suffi-samment costaud ? Et qui sont ses nou-veaux dirigeants, jusqu’alors inconnus ?Auront-ils la gravitas et l’influence pour

faire bouger les choses et pour servird’interlocuteurs crédibles et efficaces ? SiHenry Kissinger reposait sa fameusequestion : « L’Europe, quel numéro detéléphone ? », pourrions-nous à présentlui en fournir un qui réponde auxattentes ? Herman van Rompuy, le pre-mier président du Conseil européen,semble prêt à relever le défi, ayant décla-ré au lendemain de son élection, avechumour, qu’il attendait le coup de fil. Oui, l’Europe peut, et doit, s’affirmercomme la puissance économique et poli-tique qu’elle a vocation d’être. Écono-miquement, elle est très entreprenanteface à la crise financière, avec l’inventiond’une nouvelle architecture de supervi-sion en Europe et dans le contexte du G-20. La France joue d’ailleurs un rôle cen-tral dans cette affaire, et son appel à«moraliser le capitalisme» fait écho, toutcomme le dynamisme de son ministre del’Économie, tant respectée outre-Atlantique.Diplomatiquement, cela reste à voir.Catherine Ashton, presque inconnue jus-qu’à son élection comme Haut représen-tant aux Affaires étrangères, n’aura pasla tâche facile. Mais si elle joue bien sescartes, elle peut faire bouger les choseset effacer le souvenir d’une Union quiavait du mal à se faire entendre et à défi-nir une stratégie commune, des Balkansdans les années 1990 aux conflits actuelsen Irak et en Afghanistan.

Nouveaux défisIl est, au passage, important de noter quel’argument avancé par certains qu’uneEurope qui ne dispose pas d’une vraieparité militaire a peu d’intérêt stratégiquepour Washington est erroné. Certes, ilfaudrait que les membres européens del’Otan fassent un peu plus en Afghanistan.Mais aujourd’hui le conflit majeur auquelest confronté l’Occident – le terrorismenébuleux – est de nature asymétrique.Cette guerre-là ne se mène pas simple-ment avec des avions, des chars, desboucliers anti-missiles et d’autres gad-gets de la puissance « dure ». Il faut jus-tement des forces spéciales agiles etexpérimentées, des experts régionaux,

1 - Leah Pisar prépare un livre sur les relations transatlantiques et laguerre en Irak.

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des réseaux antiterroristes et une autoritémorale. En cela, la France a été, et reste,l’un des alliés les plus vitaux deWashington, jouant un rôle primairedepuis le premier jour – et accru depuisl’annonce de sa réintégration au com-mandement de l’Otan.En somme, les nouveaux défis des rela-tions transatlantiques requièrent unecoopération et un soutient cohérents etefficaces, et une Europe dynamique quipeut agir avec Washington sur toutes ces

questions globales essentielles. UneAlliance divisée et impuissante neconviendrait à personne. Au plus profond d’eux-mêmes, Européenset Américains savent que, dans tous lesdomaines essentiels, ils mènent le mêmecombat et qu’il est dans leur intérêtmutuel de préserver les liens d’amitié quise sont révélés si précieux dans le passé.Nos deux continents restent effective-ment très proches, et la somme de ce quinous unit dépasse de loin ce qui nous

oppose de temps à autres. Et quelles quesoient justement ces nuances, elles nefont qu’enrichir nos actions communes etnos complémentarités. Par dessus tout, ilne suffit pas d’en parler : il faut agir,ensemble, sur des objectifs concrets. Carles actes concrets parlent bien plus fortque les mots. C’est pour cela qu’aujour-d’hui, plus que jamais, il est dans l’inté-rêt de l’Europe et de l’Amérique d’opéreren tandem. ■

Les relations sino-américaines

En ce début d’année du Tigre, les relations sino-américaines sont au plus bas. La vente d’armes à Taiwanet la venue à Washingtondu Dalai Lama ont anéantiles espoirs soulevés par la récente visite du Président Obama àPékin. Mais si l’on est loinde la « nouvelle ère »proclamée alors, on ne se dirige pas nonplus vers l’affrontement :Chine et États-Unis restent prisonniers de leurs interdépendances.

Par Axel CruauConseiller à l’ambassade de France à Pékin

Des relations structurellementconflictuellesQuelle que soit l’Administration améri-caine en place, les moments de tension,parfois extrême, alternent avec les rap-prochements. Cela tient fondamentale-ment à ce que les relations ne reposentpas sur de réelles convergences d’inté-rêts ou de valeurs. Pour la Chine, la nor-malisation avec les États-Unis a été laclé de son formidabledéveloppement depuis1979. Pour les États-Unis, après le choix stra-tégique de Nixon decontrer l’URSS, ce futcelui d’insérer la Chinedans le système interna-tional et ses règles touten favorisant l’émergenced’un fournisseur de pro-duits à bas prix. Dans ce cadre, les anta-gonismes et les ambiguïtés n’ont jamaisété véritablement levés. Taiwan, malgréle communiqué conjoint de 1982, estresté source de discorde, tout comme lesdroits de l’homme. Au plan politique,Pékin s’assurait par la normalisationcontre la contestation du régime par l’ex-térieur tandis que Washington calculaitque la libéralisation suivrait l’ouvertureéconomique.Ensuite, la montée en puissance del’économie chinoise a renforcé les diver-gences. La Chine s’est transformée en

colosse concurrençant directement l’éco-nomie américaine et creusant son déficitcommercial bilatéral (près de 270 mil-liards de dollars en 2008). Elle estmême devenue un des principaux finan-ceurs de ce déficit et détient aujourd’huiprès de 800 milliards de dollars de bonsdu trésor américain. De plus, dans le sys-tème international, elle ne plie pas auxconditions de Washington et y défend

avant tout ses intérêts.Ainsi, malgré l’adhésionà l’OMC, elle s’affranchitde certaines règles du jeucommercial (sous éva-luation du yuan, non res-pect de la protection dela propriété intellectuel-le…) et demeure un pas-sager clandestin de lamondialisation. Au plan

politique aussi, Washington a déchanté :le parti communiste a su s’adapter etconserver son monopole du pouvoir, ycompris sur l’internet.Enfin, la crise financière de 2008 arendu irréversible le rééquilibrage despuissances. La Chine a répondu à lacrise en mobilisant ses propres forces viaun plan de relance massif (4000 mil-liards de yuans au total, soit plus de 580milliards de dollars) qui lui a assuré unecroissance près de 9% en 2009. Bienplus, elle s’est affirmée comme un despiliers de la sortie de crise mondiale et sa

Deux nationsindispensables l’une à l’autre,

dont les intérêts et lesvaleurs ne peuvent ni

complètementconverger ni

totalement diverger

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position internationale en est sortie consi-dérablement renforcée: plus aucun défiglobal ne sera relevé sans elle. Les États-Unis, au contraire, paraissent affaiblis etdéboussolés. Leur modèle de croissance,dénoncé comme responsable de la crise,est à refonder et ils s’interrogent désor-mais sur leur avenir de première puis-sance mondiale.

2009, le rendez-vous manquéL’Administration Obama a voulu prendreacte des réalités. Elle a d’abord cherchéà dynamiser la relation et la porter à unniveau géopolitique inédit. Ainsi, au«dialogue économique stratégique » bila-téral a succédé le « dialogue stratégiqueet économique » qui veut aborder fran-chement tous les problèmes et inscrit lesrelations dans une politique d’ensemble.Ensuite, la visite d’État du Présidentaméricain en novembre dernier a étépensée comme un moment clé de cettemutation. Donnant de la « face » aux diri-geants chinois en venant à eux avechumilité, Obama a assuré que les États-Unis joueraient un rôle positif en Asie,qu’ils n’entraveraient pas le développe-ment de la Chine et qu’ils voulaient hon-nêtement travailler avec elle sur de nom-breux dossiers essentiels. Seulement, les dirigeants chinois n’ontpas saisi cette offre et n’ont pas coopéré.Ainsi, à Copenhague, la Chine a faitdurement valoir ses intérêts. Sur l’Iran,elle freine l’adoption de sanctions. Siréévaluation du yuan il doit y avoir, cesera avant tout pour raisons intérieuresou pour éviter des conséquences sévèressur l’économie. L’affaire Google, au-delàde la question de la liberté d’expression,a révélé que la Chine pouvait être unemenace pour la cybersécurité. Surtout,les dirigeants ont vigoureusement réaffir-mé les « intérêts fondamentaux» chinois :pas d’armes pour Taiwan, pas de rencontreavec le Dalai lama, pas de protection com-merciale. Dans ce contexte, la vente d’armes à Taiwanfin janvier d’un montant de 6,4 milliardsde dollars puis la visite du Dalai Lama le18 février ont déclenché l’ire de Pékin,qui n’a pas hésité à menacer de rétorsionscommerciales ou diplomatiques. Or, il n’y

avait là aucune surprise : ces contentieuxsont, somme toute, traditionnels et Obamaa cherché à en minimiser l’impact (annonceà l’avance ; pas de vente de F16 offensifs ;traitement médiatique limité du Dalai Lama). Alors pourquoi une telle crispation ?Certes, les dirigeants ne pouvaient laisserpasser sous peine d’affronter la critiqueinterne des durs du régime. Mais, plusfondamentalement, cette attitude s’expliquepar les mutations accélérées de la Chine.D’un côté, celle-ci est devenue une puissan-ce mondiale qui n’hésite plus à s’affirmeravec assurance, voire arrogance pourcertains. Mais de l’autre, elle se heurte àses limites et exprime bruyamment sonimpuissance et ses déceptions. Au fond,pour Pékin, les États-Unis n’ont rien cédéet refusent toute évolution géopolitique àson profit en Asie.Un facteur de politique intérieure a sansdoute également joué. À mesure ques’approche le 18e congrès du parti com-muniste, qui installera une nouvellegénération de dirigeants en 2012, l’équipeactuelle semble frappée d’immobilisme.L’offre d’Obama impliquait peut-être tropde décisions lourdes et peu consensuellespour être saisie.

2010, confrontation ou reconstruction ?Derrière la guerre des mots on perçoitdes signes d’apaisement. Un exemple : laveille de la rencontre d’Obama avec leDalai Lama le porte-avion américainNimitz faisait escale à Hong Kong. En fait, personne ne veut vraiment lacrise. Les autorités chinoises en premierlieu. Elles ont un objectif principal : assurerune croissance forte. Or celle-ci passepar la demande extérieure, et notammentpar les exportations vers les États-Unis.Dans le même temps, ces autorités ontl’obsession de la stabilité. Alors que desdéséquilibres apparaissent (début debulle immobilière) elles voudront préve-nir tout mouvement social ou ethnique,comme à l’été 2009 au Xinjiang. Ellesn’ont nul besoin de tensions internatio-nales.Par ailleurs, malgré les déclarations toni-truantes, les dirigeants connaissent leprix de l’affrontement. Prendre des sanc-

tions commerciales contre des compagniesaméricaines, c’est s’exposer aux rétor-sions. C’est aussi restreindre la concur-rence et payer plus cher les équipementsdont la Chine a besoin. Choisir laconfrontation, c’est abandonner la postureinternationale confortable de pays « endéveloppement » et « en émergence paci-fique ».S’ajoute enfin le calendrier de 2010. Leprésident Hu Jintao a annoncé une visited’État aux États-Unis et doit la réussir.Par ailleurs, l’exposition universelle deShanghai constitue un enjeu d’influencemajeur, et la Chine doit y présenter sonvisage le plus séduisant.Les États-Unis de leur côté n’ont pasd’autre choix que d’« engager » la Chineet savent que le redressement durable deleur économie passe par le marché chi-nois. Cela ne signifie cependant pas quel’Administration ne sera pas ferme –voire très ferme – dans les mois à venirsur les dossiers essentiels que sont letaux de change du yuan ou l’Iran. Obamaa beaucoup consenti lors de sa visite etcéder plus l’exposerait à la critique inter-ne, alors que se profilent des élections de«mid term» difficiles pour les démocrates.À plus long terme, les deux savent qu’ilssont condamnés à s’entendre. Chacun abesoin de l’autre pour rééquilibrer sonmodèle économique qui s’épuise. Et cha-cun connaît les défis partagés, tel que lastabilité du Moyen Orient ou le change-ment climatique.Après les tensions actuelles, les liensseront renoués. Ni nouvelle guerre froideni «G2», mais continuité : deux nationsindispensables l’une à l’autre, dont lesintérêts et les valeurs ne peuvent ni com-plètement converger ni totalement diver-ger. Des ajustements seront toutefoisnécessaires. La Chine devra accepter lesresponsabilités de sa puissance. LesÉtats-Unis devront gérer, pour eux-mêmeset pour le système international, l’émer-gence de ce partenaire compliqué. L’ajustement sera également nécessairepour nous, Européens. Si nous voulonsrester influents, nous devrons trouvernotre place non pas à côté ou, pire, enmarge de la relation mais bien au cœurde sa dynamique. ■

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De la Perse à l’Iran

La fin de la Républiqueislamique a commencé. La crise est totale,terminale. Mais le fondamentalismen’a pas éteint la civilisation persane. Un Iran libre ne serait pasmoins patriotique et tout aussi enclin à affirmer sa puissanceretrouvée, singulièrementface à son éternel rival du Golfe, l’ArabieSaoudite.

Par Jean-François Colosimo1

Essayiste, éditeur

U ne civilisation unique en ce qu’elle atoujours été un carrefour de civilisa-

tions, un monde des confins aux confinsdes mondes méditerranéen, slave, chi-nois, indien, un passage obligé pour lesroutes de la soie jadis, pour les cara-vanes d’épices hier, pour les tankers depétrole désormais, comme un pontimmatériel jeté entre les ports mar-chands du Levant et les ports francs del’Asie, mais aussi un verrou militaire etun sas culturel entre l’Est et l’Ouest, uncharnier pour les rêves d’invasion venusdu Nord ou du Sud et un refuge pour lesthéologies, les philosophies, les sciencesvenues de partout ailleurs, un pic derésistance, surtout, et, avant tout, Empireau milieu des empires, la Perse a survécuà l’hellénisation d’Alexandre, à la romanisa-tion de Constantin, à l’arabisation d’Omar,à la russification de Catherine et à l’euro-péanisation de Victoria comme elle a ditnon, ces dernières années, à l’Amériquede Bush. Jalouse de son identité depuis trois mil-lénaires, elle ne s’est islamisée qu’en sedonnant un islam singulier, le sien, ennationalisant le chiisme. Ainsi, ligne dedémarcation mouvante entre l’Occidentet l’Orient, la Perse ne s’est tenue qu’enmaintenant une paradoxale structurethéologico-politique. Au prix d’un constanttiraillement entre le millénarisme et lemessianisme et dans la perpétuelle oscilla-tion entre implosion intérieure et explosionextérieure. Paradoxe répété au XXe siècle : il apparaîtrétrospectivement que l’occidentalisationprônée par les chahs et l’islamisationrevendiquée par les ayatollahs ne furentque les deux faces d’une même quêteidentitaire, menées radicalement à l’in-verse. Car l’Iran, forcé à la course au pro-grès pour assurer son indépendance,n’aura cessé, sur cent ans, d’être unlaboratoire. Premier pays pétrolier livré àla prédation des grandes puissances, ilaura aussi été le premier pays du Moyen-Orient à mener une révolution constitu-

tionnelle, puis une révolution nationaliste,et enfin une révolution islamiste. Les convul-sions qui ont agité les rues de Téhéran en1905, 1953, 1979 ont immanquable-ment accompagné un tournant planétaire :l’anti-colonialisme, le tiers-mondisme, leretour du religieux. Il en va de mêmepour les manifestations qui se succèdentdepuis le printemps 2009. Elles annon-cent, là encore sur un mode paradoxal,l’échec de l’islam politique en tantqu’idéologie de substitution au commu-nisme et son effondrement programméface à l’avancée de la mondialisation.

Une crise terminaleLa fin de la République islamique, eneffet, a commencé. La crise est totale,terminale. Son aspect le plus visible, l’af-frontement entre factions dirigeantesrivales ne saurait en masquer l’étendue.Il aura été typique des régimes autori-taires : d’un côté, les ultras, populistes etapocalyptiques ; de l’autre, les modérés,réformistes et démocrates. Or, tous serevendiquant du nationalisme, leur débatportait moins sur l’orientation politiqueque sur la stratégie géopolitique. Commentasseoir la puissance nouvellement retrou-vée de l’Iran ? Les premiers étaient pourl’isolement, les seconds pour le dialogue.Ce conflit, rampant, allait éclater avecles élections. Pour Khameinei, le Guide Suprême, ilétait crucial qu’Ahmanidejad fût rééluafin de présenter un pouvoir stable faceà une Amérique conçue comme affaiblieet à une opinion internationale représen-tée comme divisée. Or la campagne futd’une telle violence, le taux de participa-tion si élevé, et le vote massif des jeunestrop imprévisible pour que le régime nese sentît pas menacé. D’où le recours àla fraude, puis à la répression, jusqu’àl’adhésion publique du Guide Suprême,à rebours de son rôle constitutionneld’arbitre, au coup d’État. Du coup, le mythe fondateur a été brisé.Car la République islamique, pour être

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absolutiste, ne se revendiquait pas moinsd’un semblant de légitimation électorale.Pour l’imam Khomeiny, la souverainetédivine et la souveraineté populairedevaient coïncider dans les urnes. Leputsch du printemps 2009 a réveillé lepeuple qui, conscient du sang versé aucours de son histoire récente, pariaitjusque là sur une évolution lente. En ins-taurant une claire dictature militaire etpolicière, Ahmanidejad a cristallisé ledécrochage déjà ancien des Iraniens àl’égard d’un régime essoufflé et discrédité. La contestation s’est manifestée. Et c’estlà, eu égard à la mentalité iranienne, unpoint de non-retour. Un million de per-sonnes dans les rues ont posé un véritableacte contre-révolutionnaire, démontrantqu’il existe un autre Iran. Certes, il y vasurtout, pour l’instant, d’une populationurbaine, étudiante et féminine. Mais ellereprésente les forces vives du pays. Cemouvement, spontané, manque aussi, àl’évidence, d’organisation. Il se trouveprivé de cadres. Il se confronte à la féro-cité des miliciens et des Gardiens de laRévolution. Mais il persiste. Et devrait semontrer, à moyen terme, irrésistible. Pourquoi ? Parce que le fondamentalismen’a pas éteint la civilisation persane. Entrente ans de république islamique, la lit-térature, la peinture, le cinéma iraniens,qui n’ont pas d’égal dans le reste dumonde musulman, ont survécu. Et bien.Sans parler d’un mouvement féministeancien et durable. Ou des millions deblogueurs que compte une vaste jeunes-se éprise de technologie comme de liber-té. Or cet enracinement culturel estd’abord cultuel. Paradoxe au sein duparadoxe, le chiisme iranien lui-même,en raison de la distinction qu’il supposeentre les pouvoirs spirituel et temporel,portait tous les ferments d’une allianceinnovante entre le Coran et la modernité. C’est en effet, traditionnellement, unislam de l’ouverture à l’histoire, à l’inter-prétation, à la rédemption, à l’image, età la femme. Au lieu de quoi, l’inventionkhomeyniste d’un «Vicariat de Dieu surTerre» l’a dénaturé en système para-totalitai-re. La révolution islamique a instrumentaliséla structure cléricale du chiisme pour sedoter d’une nomenklatura inflationniste,

faisant de l’Iran une «mollahcratie» plutôtqu’une théocratie. Or ces fonctionnairesd’Allah, omniprésents dans l’État et lasociété, auront, ultime paradoxe, mieuxassuré le passage à la sécularisation quetoutes les formes d’occidentalisation for-cées. D’où l’inquiétude des religieuxauthentiques, plus que divisés à l’égardd’Ahmanidejad : pour nombre de GrandsAyatollahs, il serait temps que la foi chiitesoit redécouverte comme une foi.Reste que la religion de l’Iran est l’Iran.Et qu’un Iran libre ne serait pas moinspatriotique et tout aussi enclin à affirmersa puissance retrouvée, singulièrementface à son éternel rival du Golfe, l’ArabieSaoudite, sunnite et arabe, à laquelleTéhéran conteste la domination dumonde musulman, ce qui explique sasurenchère antisioniste en contradictionavec un philosémitisme plus ancien.L’invasion américaine en Irak a rendupossible un rêve d’hégémonie que lesdeux derniers siècles avaient démenti.Aujourd’hui, de la Méditerranée à l’océanIndien, et du Caucase au Golfe persique,un croissant chiite s’est formé quiembrasse le Liban, l’Irak, l’ouest del’Afghanistan, le sud de l’Inde, mais aussil’Azerbaïdjan, le nord de l’Arabie saoudite,Bahreïn, avec Téhéran pour centre. L’Irandispose là, en dépit des disparités eth-niques, linguistiques, culturelles, d’unevéritable arme de dissuasion et de négo-ciation. Ce qu’a compris Barack Obama,pressé de se maintenir à Kaboul et departir de Bagdad.

Après le pétrole, l’atomeOr, difficulté supplémentaire, l’atome apris le pas sur le pétrole dans le romaniranien de l’énergie nationale. Le pro-gramme nucléaire avait été entamé parMohammed Reza Chah, dès 1960, avecl’appui de Washington. Le refus qu’oppo-se aujourd’hui la communauté interna-tionale à Téhéran tient essentiellementaux risques de prolifération dans larégion. L’Arabie saoudite bien sûr, maisaussi l’Égypte, la Syrie, la Turquie vou-draient à leur tour s’armer nucléairement.Et, en menaçant Israël, le régime actuelrend le problème encore plus insoluble :la menace semble irréaliste puisque

l’Iran, en cas d’attaque serait instantané-ment détruit et, dans le même temps,Israël ne peut pas ne pas prendre cettemenace au sérieux. Pour les Iraniens, cependant, chez quil’anti-arabisme est plus constitutif quel’antisionisme, l’affaire est d’abord sym-bolique. La bombe est le signe définitifde l’indépendance. Au point qu’un Iranplus démocratique réclamerait au moinsle statut, à l’instar du Japon dont il eststructurellement si proche, le statut depuissance du seuil. La présente situationne laisse malheureusement guère espé-rer une résolution rapide sous forme decompromis acceptable pour tous. Unscénario-catastrophe ne semble cependantguère envisageable car il enflammeraitdurablement la région, et par delà. Etc’est là la perpétuité du paradoxe persan :on ne peut contenir l’Iran qu’en misantsur les Iraniens. ■

1 - auteur de Le Paradoxe persan, Un carnet iranien, Fayard, 2009.

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Comment relancer l’UPM1 ?

Lancée solennellement le 13 juillet 2008 par la Déclaration de Paris,signée lors du sommet qui a réuni la quasi-totalitédes 43 chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne et des pays du sud de la Méditerranée,l’Union Pour laMéditerranée sembledepuis cette date enlisée.Ce succès diplomatiquen’a pas réussi à fairedécoller cet ambitieuxprojet et a semblé se perdre dans des querellesbyzantines qui cachentcependant des problèmesde fond dont le principalreste la confrontation entreIsraël et les pays arabes.Cependant de réels progrèssur le terrain laissentaugurer un déblocageinstitutionnel.

Par Denis BauchardBlaise Pascal 1964Consultant

L’UPM enliséeAu lendemain de l’euphorie du sommetdu 13 juillet 2008, la mise en place desinstitutions prévues, notamment celle duSecrétariat, a buté sur plusieurs ques-tions qui n’avaient pu être résolues enjuillet, en particulier le problème de laparticipation de la Ligue arabe commeobservateur. La réunion des ministresdes Affaires étrangères à Marseille, les 3et 4 novembre 2008, a permis de réglerce problème mais également de préciserles modalités de fonctionnement desnouvelles institutions. Le siège duSecrétariat a été établi à Barcelone ; il aété entendu qu’il serait assisté de cinqsecrétaires généraux adjoints, dont unIsraélien et un Palestinien ; le mécanismed’adoption des projets a été arrêté. L’intervention israélienne à Gaza findécembre et la réprobation qu’elle a sus-citée, notamment dans le monde arabe,a brutalement gelé la mise en place del’UPM: tout contact « officiel », notam-ment toute réunion ministérielle, à 43, aété arrêté. Quelques semaines plus tardla formation en Israël d’un gouvernementélu à la suite des élections législatives du10 février 2009 devait renforcer ce blo-cage, à la fois pour des raisons de per-sonnes – le refus des ministres desAffaires étrangères arabes de s’asseoir aucôté d’Avigdor Lieberman – mais aussien raison des positions très restrictivesprises par le nouveau gouvernement :refus de reconnaître que Jérusalem pour-rait être aussi la capitale d’un État pales-tinien ; ambiguïté sur la création d’unÉtat palestinien viable ; refus d’arrêter lapoursuite des colonies de peuplement àJérusalem ; suspension, sauf « croissancenaturelle » des colonies en Cisjordanie. Ainsi était confirmé qu’une coopérationméditerranéenne ne pouvait véritable-ment progresser que si la question pales-tinienne était résolue, ou tout au moinsqu’il y avait une véritable volonté politique,pour entamer un véritable processus de

paix. Cependant, plusieurs réunions minis-térielles à 43, informelles et à caractèretechnique, ont pu réunir en 2009 cer-tains ministres, notamment ceux duDéveloppement durable ou des Finances.Il en a été de même des réunions ditesdes hauts fonctionnaires (senior offi-cials), qui sont le plus souvent lesambassadeurs en charge de l’UPM. Parailleurs, novation par rapport au processusde Barcelone, l’Assemblée parlementairede la Méditerranée s’est vu reconnaître unstatut d’observateur.

Vers un déblocage ?Après plusieurs mois de négociations dif-ficiles, le déblocage institutionnel sembleêtre en vue. La réunion des hauts fonc-tionnaires du 9 février 2010 aura permisde confirmer la nomination de AhmadMassadeh, ambassadeur de Jordanieauprès de l’UE, comme secrétaire géné-ral. Les statuts qui règlent le problèmedes compétences et le mode de fonction-nement du secrétariat ont été adoptés :celui-ci jouera un « rôle clef » dans l’ar-chitecture institutionnelle de l’UPM,notamment en établissant « une liaisonopérationnelle avec toutes les structuresdu processus », en donnant une impul-sion pour « l’identification, le suivi, et lapromotion de nouveaux projets ». Lescompétences du Secrétariat sont ainsitrès étendues. Il reste à nommer lessecrétaires généraux adjoints, devenussix (trois pour le Nord, trois pour le Sud)et à définir leur portefeuille. Cependant tous les problèmes institu-tionnels ne sont pas encore réglés. Parmiceux-ci figure l’articulation des compé-tences du Secrétariat avec la Commissionet le Haut représentant, à la lumière dutraité de Lisbonne. La présence d’unreprésentant de la Commission auprèsdu secrétaire général devrait permettred’assurer une bonne coopération dansleurs relations de travail. De même, leproblème de la présidence UE de ce

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vaste forum doit être décidé. La logiquedu traité de Lisbonne voudrait qu’elle soitconfiée à Mme Catherine Ashton, hautereprésentante de l’UE pour les affairesétrangères, qui l’assurerait de façon per-manente. Cependant d’autres mécanismespeuvent être prévus, par exemple la pro-longation du mécanisme actuel, où,après deux ans de présidence française,deux années de présidence pourraient êtreconfiées à l’Espagne, pays également trèsengagé en Méditerranée. Enfin reste leproblème lancinant de la création d’unmécanisme qui permettrait de dégagerdes financements supplémentaires. Leprojet de création d’une Banque de laMéditerranée est toujours en discussion.Il est cependant peu probable qu’il voiele jour, compte tenu de l’hostilité de plusieurspays membres, notamment l’Allemagne.

Des progrès sur le terrainCette paralysie institutionnelle en coursde règlement n’a pas fait obstacle à desévolutions positives sur le terrain. Outreles réunions spécifiques évoquées précé-demment, un certain nombre de déci-sions portant sur des secteurs importantsont été prises. On peut citer notammentune étude de faisabilité et de finance-ment portant sur un projet d’approvision-nement électrique durable en provenan-ce des déserts d’Afrique du nord et duMoyen-Orient, la mise en place d’uncadre stratégique pour la protection civi-le en Méditerranée, la création d’une uni-versité Euromed. Un certain nombre deprojets dont le financement a été décidédans le cadre de la politique de voisina-ge ont été labellisés UPM. D’une façonplus générale les rencontres entrehommes d’affaires du Nord et du Sud,notamment des PME, ont été organisées.À cet égard l’Institut de prospective éco-nomique du monde méditerranéen.– Ipemed – a favorisé les rencontresméditerranéennes entre hommes d’af-faires. L’UPM s’affirme ainsi essentielle-ment comme une union de projets.Du côté, français cette priorité méditerra-néenne traditionnelle a été renforcée :elle s’est traduite, d’ores et déjà, defaçon très concrète, notamment dans ledomaine financier. L’Agence française de

Développement a créé de nouveauxbureaux dans cette zone, notamment enEgypte, en Jordanie et en Syrie. Lesengagements nets du groupe – AFD/Proparco – ont augmenté très rapidementsur cette zone, passant de 773 M€ en2007, à 1,121 M€ en 2009, soit uneprogression sur deux ans de 45%. Lesengagements sur les pays méditerra-néens arrivent ainsi en deuxième placede ses engagements, immédiatementaprès l’Afrique et représentent actuelle-ment plus du quart du total. En outre,une Facilité d’investissement de soutienéconomique – Fisem – dotée de 250M/€a été créée en juin 2009 : ce nouvel ins-trument apportera un appui financier auxPME du Sud, à travers des prises de par-ticipation directe ou à travers des fondsd’investissement. La création récente d’unmécanisme de garanties de crédit– ARIZ/Méditerranée – confirme cettepriorité méditerranéenne au bénéfice desPME. De son côté la Caisse des dépôts etconsignations a lancé, conjointement avecla Caisse des Dépôts du Maroc etIpemed, une initiative pour l’investissementen Méditerranée – 2IM – destinée à« sécuriser les investissements et assurerleur croissance » : elle vise notamment àorganiser une concertation entre investis-seurs publics ou privés des pays européens,des pays du sud de la Méditerranée et lespays du Golfe maintenant très présentsdans cette zone.

Quel avenir pour l’UPM?Mais la partie n’est pas pour autantgagnée. Le projet d’Union méditerra-néenne continue de se heurter à l’indiffé-rence, la méfiance voire la franche hosti-lité de certains de nos partenaires euro-péens comme de certains pays du Sud.La plupart des pays de l’est de l’Europene se sentent pas concernés par une ini-tiative qui concerne une zone pour euxlointaine et chaotique. Quant aux paysdu sud, beaucoup privilégient leurs rela-tions bilatérales avec l’UE plus que lesmécanismes multilatéraux. Pour un payscomme la Turquie, la seule priorité estbien évidemment son adhésion àl’Europe. Le Maroc, dans le cadre de son« statut avancé », entend développer

directement ses relations avec l’Union ;la Tunisie essaie d’obtenir un statut com-parable. Une évolution est toutefois per-ceptible, la plupart des pays de l’UE, ycompris nordiques, qui accueillent main-tenant un flux croissant de ressortissantsarabes ou turcs, comprennent qu’ils sontconcernés par la Méditerranée, notam-ment à travers leur sécurité ou la poli-tique d’immigration. L’affaire des carica-tures a été ainsi pour le Danemark unedouloureuse prise de conscience. Au Sudcependant, la coopération entre les payspour des projets à caractère régionalreste exceptionnelle. Un autre risque pour l’UPM est de setransformer en « usine à gaz », tendancenaturelle de l’évolution de toute organi-sation internationale. On souhaitait unsecrétariat ramassé et dynamique. Laprésence aux côtés du secrétaire généralde six adjoints pour des raisons d’équi-libre politique, peut faire craindre uneévolution vers la lourdeur bureaucra-tique. Enfin, il est sûr que l’UPM doitcontribuer à régler les antagonismesvoire les affrontements qui peuvent exis-ter entre ses membres, pour fonctionnerefficacement. Les premières réunions ontbien montré les effets perturbateurs oubloquant des conflits tels que celui deChypre, du Sahara occidental et naturel-lement du processus de paix entre Israëlet les pays arabes. On retrouve ainsi lesclivages habituels où s’affrontent laTurquie d’une part, Chypre et la Grèced’autre part, l’Algérie et le Maroc, Israëlet les pays arabes. Si on fait un bilan, encore très provisoire del’UPM, un an et demi après son lancement,on peut constater qu’elle est désormais surles rails, ce qui n’est pas un délai anormals’agissant de la création et de la mise enplace d’une organisation internationale.Cette initiative marque bien la volonté d’af-firmer la priorité méditerranéenne auniveau de l’Union européenne. Mais l’UPMne sera un réel succès que si, par delà laréalisation de projets d’intérêt commun,elle peut contribuer à résoudre des crises etles conflits qui la concernent directement etpeuvent la miner de l’intérieur. ■

1 - Voir D.Bauchard : « Le défi méditerranéen » L’Ena hors les mursn°384, août-septembre 2008

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Les défis de l’Euro-Maghreb

Quoi que l’on pense de l’Union pour la Méditerranée et de l’importance du Moyen-Orient, c’est au Maghreb que la France peutréinventer une «politiquearabe» qui serve ses intérêts sans desservirses valeurs. Et cette politique doitutiliser la force inédite que représente pour elle la nouvelle génération des Franco-Maghrébins,qui trouvent peu à peuleur place dans la sociétéfrançaise.

Par Hakim El KarouiDirecteur à la banque RothschildPrésident du Young Mediterranean Leaders

L a France a une relation complexeavec le monde arabe que résume

assez bien le concept de politique arabede la France, concept étrange car il sup-pose une réalité qui n’existe pas – lemonde arabe est tout sauf une totalité –et exprime en même temps une réalitéqui, elle, existe probablement : la Franceaurait une attitude plus bienveillanteavec le monde arabe que le reste del’Occident. En arrivant à l’Élysée en2007, le président Sarkozy a clairementvoulu rompre avec cette politique, peut-être parce qu’elle ne plaçait pas assezclairement la France dans le camp de « lafamille occidentale» (discours aux ambas-sadeurs, janvier 2007) où il avait résolu-ment décidé de l’ancrer. À la politiquearabe de la France, ancienne et bilatéra-le, il proposa de substituer la plus ambi-tieuse «Union de la Méditerranée » quise transforma sous pression allemandeen «Union pour la Méditerranée ». Et ildéveloppa beaucoup la relation avec lespays du Proche-Orient : Egypte, Syrie,pays du Golfe.

Une nouvelle politique arabeMais point de gestes forts avec leMaghreb : aucun dialogue avec uneAlgérie qui n’a pas oublié le soutien deNicolas Sarkozy à l’article de loi vantantles « bienfaits de la colonisation » ; la finde la relation un peu paternaliste quicaractérisait la relation de la France deJacques Chirac avec le Maroc deMohamed V ; une relation finalement dis-tanciée avec une Tunisie très soucieusede sa souveraineté.Et pourtant, quoi que l’on pense del’Union pour la Méditerranée et de l’im-portance du Moyen-Orient, c’est auMaghreb que la France peut réinventerune « politique arabe » qui serve ses inté-rêts sans desservir ses valeurs. Et cette

politique doit utiliser la force inédite quereprésente pour elle la nouvelle généra-tion des Franco-Maghrébins, des Euro-Maghrébins qui trouvent peu à peu leurplace dans la société française.Leur nombre, quelques millions, l’histoireforte et passionnée des pays du Maghrebet de la France et plus généralement ladélicate transition du monde arabe de lasociété traditionnelle vers une modernitéqu’il peine à s’inventer font de la Franceun interlocuteur obligé de par son histoi-re, potentiellement plus informé que lesautres sur la crise d’identité du mondearabe et surtout plus désireux de renouerdes liens : l’identité complexe des enfantsd’immigrés devient ici un atout car ilsintègrent de fait la France au Maghreb etnon plus l’inverse. Grâce à eux, la Francepeut changer d’image au Maghreb : del’ancien colonisateur donneur de leçons,plein de bons sentiments mais nostalgi-quement paternaliste, elle peut se trans-former en acteur du changement localsans multiplier l’ingérence. Et inventerpar conséquent une nouvelle politiquearabe.Reste à changer de manière de faire : lesdiplomates, et c’est normal, ont l’habitu-de de traiter avec des acteurs étatiques.Mais, compte tenu de la situation poli-tique au Maghreb, il n’y a guère àattendre de ce côté-là : peu de change-ment d’hommes et beaucoup de statuquo politique. C’est avec la société civilequ’il faut inventer une relation en com-prenant à qui on a affaire : il ne s’agitplus d’associations nostalgiques du bontemps « là-bas ». Il ne s’agit plus dejeunes de banlieue désocialisés, en quêted’identité, tentés par l’islamisme. Il s’agitde femmes et d’hommes d’entreprises,très diplômés, attachés à la Républiqueet à leurs racines qui tentent d’inventerleur propre identité métisse en conciliant

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des actions au service de la France et desactions au service de leurs pays d’origine.

Une «Ceca migratoire »YML – Young Mediterranean Leaders (enfrançais dans le texte !) – est né de ceconstat : il faut réunir les nouvelles géné-rations euro-maghrébines du Nord et duSud de la Méditerranée autour de l’idéequ’elles ont la responsabilité historiqued’inventer une nouvelle réalité, une nou-velle appartenance, une nouvelle airecommune. Cette réalité est évidemmenteuro-maghrébine parce que le Maghrebest lié à l’Europe, au même titre que laTurquie d’ailleurs, par l’histoire, par laforce des échanges économiques, par lapolitique mais aussi par cette nouvellegénération métisse, franco-maghrébine,franco-arabe, alors que le Moyen-Orientconsidère comme partenaire politique lesseuls États-Unis, regarde sur le plan éco-nomique du côté du Golfe aujourd’hui etne dispose pas de ces hommes et desces femmes qui font le trait d’union avecl’Europe. Une réalité nouvelle est en train d’émer-ger. Il faut maintenant lui donner ducontenu, proposer, inventer une façond’être ensemble. Écoutons les grandsanciens, Robert Schuman et Jean Monnetqui identifièrent entre les pays européensdes « solidarités de fait ».Où sont-elles ces solidarités dans l’Euro-Maghreb ? Qu’est-ce que possède leMaghreb que n’a pas l’Europe ? L’énergiefossile, pour l’Algérie et la Libye. Mais,c’est le cœur de leur souveraineté natio-nale et l’Europe n’a rien à apporter enéchange, si ce n’est de l’argent, ce qu’el-le fait déjà. L’autre complémentarité estdémographique. L’Europe vieillit et abesoin d’immigrés ; le Maghreb estjeune, commence à former des diplômésen nombre et a un besoin urgent decadres bien formés pour transmettre del’expérience et des savoir-faire.Il faudrait explorer l’idée d’une «Cecamigratoire » qui exploiterait les complé-mentarités : pourquoi ne pas imaginerune gestion commune des migrationsavec ouverture des frontières pour lesjeunes maghrébins diplômés d’un côté etde l’autre côté, l’expatriation nombreuse,

financée et coordonnée de cadres euro-péens qui permettront un transfert detechnologies dans ces pays, dans lesadministrations et dans les projets pri-vés. Cette expatriation serait pour cer-tains cadres européens à la retraite ou enpré-retraite une bonne façon de conti-nuer d’être utile, éventuellement àmoindre coût.Cette nouvelle politique de l’immigrationserait organisée sur le mode de la rota-tion plutôt que l’installation. Pourquoi nepas autoriser, sur le modèle suisse, despermis de travail dont la longueur seraitproportionnelle à la qualification ? Quatremois pour un saisonnier dans le Vauclusepour faire les vendanges et ramasser lesfruits, payé à des tarifs qui dérogent auxlois en vigueur, légèrement supérieurs àceux qu’ils touchent déjà au noir. Deuxans pour un médecin algérien avec unréajustement des tarifs pratiqués aujour-d’hui et un engagement de retour organi-sé en partenariat avec le pays d’originepour que ce médecin trouve un poste à lamesure de l’expérience acquise. Lescontrats seraient pris en charge par dessociétés de service qui seraient chargéesde veiller à la bonne exécution des tra-vaux mais aussi à l’aller et au retour destravailleurs saisonniers. Pour cela, ellesdisposeraient de moyens de coercitionimportant : ce serait elles qui paieraientles salariés, elles pourraient donc sus-pendre les salaires en cas de disparition.

Engagements réversiblesOn objectera que la France ne veut pasdu plombier polonais et qu’elle voudraencore moins du maraîcher marocain.Mais, comment s’opposer à un discourssur le développement, au transfert desrichesses du Nord vers le Sud ? Il faudraseulement contingenter ces autorisationsdérogatoires aux secteurs qui ne trouventpas de nationaux et mener une politiquedes visas assouplie pour permettre plusd’entrées et faire moins craindre unretour impossible, le tout dans unelogique de développement par le travail.L’idée peut paraître provocatrice auregard des craintes en Europe liées àl’immigration musulmane. Mais, àmoyen terme, on se rendra compte que

les Européens ont beaucoup plus deproximité avec les Maghrébins – qu’ilsfréquentent depuis des dizaines d’années– qu’avec les Chinois, les Kurdes, lesCongolais… Pour le Nord, on se placeraitainsi sur le thème très à la mode de laresponsabilisation du Sud et de « l’immi-gration co-choisie » ; pour le Sud, onmettrait fin au sentiment de tutellepénible à supporter et de volonté de fuitedes populations en ayant le sentiment dudonnant/donnant.Les engagements seraient réversibles.Elle pourrait dans un premier temps nerassembler que quelques pays : les 5+5par exemple (France, Italie, Espagne,Portugal, Malte, Tunisie, Algérie, Maroc,Libye, Mauritanie). Elle serait financéepar les États, sur une base à définir. Cefinancement servirait à améliorer l’ac-cueil des étrangers des deux côtés de laMéditerranée, voire à payer une partiedes salaires des expatriés en trouvantdes ressources dans les budgets de lacoopération. Il faudra s’accorder si unetelle initiative était lancée avec les paysmembres non partie prenante de la«CECA migratoire » sur une coopérationcommune en matière de visa.La mission de coordination pourrait êtreconfiée dans un premier temps au secré-tariat général de l’Union pour laMéditerranée qui serait chargé de définirles besoins du Nord et du Sud et de défi-nir l’intérêt général de la zone, sachantqu’à terme, il faudra imaginer de véri-tables transferts de souveraineté quiseuls permettent de dépasser leségoïsmes nationaux. On est loin de l’égoïsme unilatéral de« l’immigration choisie » mais n’oublionspas ce que disait Jean Monnet il y asoixante ans : «Les propositions Schumansont révolutionnaires ou elles ne sontrien. Leur principe fondamental est ladélégation de souveraineté dans undomaine limité mais décisif. La coopéra-tion entre les nations, si importantessoit-elle, ne résout rien. Ce qu’il fautrechercher, c’est une fusion des intérêtsdes peuples européens, et non pas sim-plement le maintien de l’équilibre de cesintérêts. « (cité dans Jean Monnet, p.566, Eric Roussel, 1996) ■

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Le Maroc entre tradition et modernité :

le mariage impossible

D’après la propagandeofficielle, le Marocparvient à les « concilierharmonieusement ». Rien n’est moins vrai. Leur juxtaposition forcéegénère, au contraire, de profonds troublessociaux, voirepsychologiques.

Par Ahmed R. Benchemsi,Directeur des news magazines marocainsTelQuel et Nichane

avec Réda Allali, musicien et chroniqueur,

et Abdellah Tourabi, journaliste et chercheur

«L e Maroc, terre de contrastes »,claironnent les affiches publici-

taires qui tapissent régulièrement les mursdu métro parisien. De fait, cette imaged’Épinal fait sens, pour les touristes occi-dentaux qui goûtent aux charmes deMarrakech, Fès ou Tanger. Ne séjour-nent-ils pas dans de somptueux hôtelsnichés au fin fond des médinas ances-trales, témoins de la culture architecturaleet culinaire millénaire du royaume, touten étant assortis de tout le confort modernequ’un touriste fortuné est en droit d’exi-ger ? Le slogan du « pays des contrastes »n’est que la déclinaison publicitaire d’unparadigme politique tôt mis en place parHassan II : parmi tous les pays arabo-musulmans, le Maroc serait celui qui a lemieux réussi à « conjuguer harmonieuse-

ment tradition et modernité ». Le défuntroi y voyait même l’expression du «géniemarocain». À dire vrai, Hassan II n’est pas à l’originede ce concept. Paradoxalement, c’est unFrançais, le maréchal Hubert Lyauteyqui, au début du XXe siècle, a posé lesbases de ce diptyque qui allait connaîtreune longue carrière. Pour stabiliser leprotectorat dont il était le maître-archi-tecte, le résident général avait en effetplaqué des structures économiquesmodernes (destinées à rentabiliser l’oc-cupation) sur le mode de gouvernementancestral du Makhzen, renforcé afin demieux « tenir les indigènes ».Puis vint l’indépendance, et les enjeuxchangèrent. Parallèlement à la consoli-dation du pouvoir monarchique (avec

On peut lire dans la bulle de droite un vieux proverbe arabe selon lequel « la meilleure voie est celle du juste milieu ».

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son cortège de violences politiques donton a suffisamment parlé), l’idée étaitdésormais de positionner le Maroccomme un bon élève du monde ancien-nement colonisé ; une nation accueillanteet ouverte, oasis de stabilité et creuset detoutes les cultures et influences, harmo-nieusement fondues en un «tout» équilibréet original. Vu de l’étranger, l’image a faitflorès, et a survécu à ce jour. Au point oùle tout nouveau parti monarchiste,récemment lancé par l’ami intime du roiMohammed VI, Fouad Ali El Himma, s’estchoisi pour nom «Parti Authenticité etModernité ». Le mythe a la peau dure !

Grand écart culturelCar, socialement parlant, la juxtaposition«harmonieuse » de la tradition et de lamodernité relève bel et bien du mythe.En clair, il s’agit pour les Marocains deréaliser un improbable grand écart entreune « tradition » forcément en déliques-cence (la mondialisation a rattrapé leMaroc autant que le reste du monde) etune «modernité »… dont on peine tou-jours à saisir les ressorts profonds. D’oùune incompréhension générale et untiraillement permanent, générateurs decontradictions souvent cocasses. Existe-t-il, ailleurs qu’au Maroc, des « commu-nistes royalistes»? Où trouve-t-on, ailleursqu’au Maroc, des… «bandits dévots » ? Ily a quelques années, un quotidien natio-nal à grand tirage avait réservé unelongue enquête au baron de la drogueChrif Bin Louidane, mettant en valeur saprofonde piété et sa stricte observationdes préceptes islamiques – sous-entendu :« cet homme n’est pas si mauvais »…Plus généralement, les mœurs sont leterrain privilégié du tiraillement générépar le diptyque « tradition-modernité ».Ainsi, la tradition veut qu’une fille demeureauprès de ses parents, et vierge jusqu’aumariage, tandis que la modernité suppo-se qu’elle assume sa liberté, notammentsexuelle. Comment concilier les deux ?Par l’hypocrisie et le mensonge, c’est laseule solution. La réfection de l’hymenest un sport national au Maroc – difficiled’y voir l’expression d’un quelconque« génie »… Certains phénomènes sociauxapparaissent aujourd’hui banals aux

Marocains ; pourtant, quand on y réflé-chit, ils démontrent un profond troublesocial. De Casablanca à Agadir, les barssont ainsi ouverts aux «musulmans »(contrairement à ce que stipule une loique tout le monde viole allègrement)…mais à condition que leurs vitres soientopaques – sensément pour « éviter dechoquer» les passants. Est-ce pour autantque les passants ignorent ce qui se passederrière les vitres? Évidemment non. Surtoutque la plupart du temps, des enseignesde marques d’alcool sont bien visiblessur la façade des bars, qui ne font aucuneffort pour cacher leur raison sociale… etqui ferment pendant le ramadan, commesi les «musulmans » étaient autorisés àboire de l’alcool le reste du temps ! N’enjetons plus, la « conjugaison harmonieu-se de la tradition et de la modernité »n’est, de toute évidence, qu’un leurre.Une attitude hypocrite qui consiste àfaire semblant de ne rien voir et de nerien comprendre, à vivre dans le déni,l’aveuglement… et le mensonge perma-nent ! La jeune fille ment ainsi à sesparents pour être autorisée à sortir, avantde mentir à son futur mari en lui assurantqu’elle est vierge. Pendant le Ramadan,un grand nombre de cadres modernes degrandes entreprises se contorsionnentpiteusement dans le local à photocopiespour siffler leur café matinal à la va-vite,hors de vue de leurs collègues – qui, dansleur majorité, font pareil, chacun men-tant à l’autre ! Mais la problématiquen’est pas seulement d’ordre social. Selonl’économiste et opposant Najib Akesbi,« derrière la duperie tradition-modernité,il y a des affaires de gros sous et un pro-jet politique qui marchent main dans lamain. C’est aux pauvres qu’on demandede faire dans la tradition. Cela permet demaintenir le statu quo pendant que lamodernité sert à faire des affaires ». Le grand philosophe et historien AbdellahLaroui va plus loin. Selon lui, « Traditionet modernité ne coexistent que dans lesdiscours, pas dans les faits. On parlebien de médecine traditionnelle, d’archi-tecture traditionnelle, d’art traditionnel,comme curiosité ou résidu. Mais avez-vous vu dans la rue des motos tradition-nelles, dans le ciel des avions tradition-

nels, dans les hôpitaux des scanners tra-ditionnels ? À moins qu’il ne s’agisse d’undualisme d’un genre particulier : le corpsest moderne et le cerveau traditionnel.Dans ce cas, il s’agit bien d’un regard(traditionnel) qu’on jette sur une réalité(moderne).» Et de marteler : «La tradition,qui donne pour évident ce qui ne l’estpas, n’est en fait qu’une sorte de com-mentaire déphasé à propos d’une réalitéen cours – réalité qui n’est pas vue ou quiest violemment niée. »1

« Dislocation de l’esprit »Tout cela a des conséquences psychologiquesmajeures sur le commun des Marocains.Selon le psychiatre casablancais HachemTyal, « chez nous plus qu’ailleurs, il y a lesentiment d’une absence d’unité, uneimpression de dislocation de l’esprit ». Lediscours traditionnel est omniprésent,même s’il est, encore une fois, battu enbrèche par la réalité des comportementsquotidiens, qui font de la modernité commeMonsieur Jourdain de la prose. Dans l’in-conscient collectif des Marocains, lepassé est systématiquement glorifié, et lechangement est perçu comme une chosea priori négative. C’est l’avis de la psy-chologue Assia Akesbi, qui relève avecjustesse : «Quand on dit à quelqu’unqu’il a changé – tbeddelti – il y a forcé-ment une connotation négative danscette expression ». Du coup, à force dementir sous la pression sociale, pour nepas être accusé d’avoir « changé », lesMarocains finissent par… croire à leurspropres mensonges. Les psychiatresappellent cela la « néo-réalité ». Avec sesmots, le célèbre humoriste Hassan El Fadne dit pas autre chose : « les Marocainsfont un pas vers la modernité, puis deuxpas en arrière vers la tradition. C’estcette danse de la schizophrénie qui m’in-téresse – clairement, c’est la trame essen-tielle de mes sketches, mon fonds decommerce d’humoriste ». Blague à part,El Fad ajoute, désabusé : « le Marocainest complaisant avec ses convictions, aupoint de ne plus en avoir. »Le résultat, navrant, c’est que lesMarocains, aujourd’hui, ont une incapa-

1 - Entretien au magazine Economia, octobre 2008-janvier 2009

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cité quasi-congénitale à trancher. À uneposition claire qui risque de fâcher quel-qu’un, on préfère toujours une positionambiguë qui ne fâchera personne. Maisqui ne fera avancer personne non plus.Dans cet environnement où on netranche pas parce que c’est culturelle-ment désapprouvé, seuls les audacieux,qui affirment leurs vérités avec force etsans les noyer de nuances, ont deschances de marquer l’opinion (c’estnotamment le cas de la nouvelle généra-tion de journalistes). Mais ce n’est paspour autant qu’on leur pardonne…Quand on est tranché, au Maroc, on esttaxé d’extrémiste. Quel renversement devaleurs ! L’équivoque devient la norme etla clarté, un extrême ; la mollesse, unevertu et le courage, un défaut ! Ce n’estpas un hasard si le « consensus » est lavaleur cardinale agitée à tout propos parles politiciens marocains – même si dansles faits, et au fond, les désaccords idéo-logiques (notamment entre progressisteset conservateurs) sont patents ! Maistelle est la culture dominante au Maroc :à une franche empoignade, on préfèreratoujours un consensus factice qui nefâchera personne. Et tant pis pour lesdébats de fond, seuls à même d’enracinerles valeurs démocratiques dans les esprits.

La « tactique de la tortue»Dans ce pas de deux biaisé, seuls lesislamistes sont cohérents. Eux rejettentla modernité sans complexes, et jugentsans scrupules tous ceux qui enfreignentla tradition. Ce qui n’est d’ailleurs pastrès honnête non plus, l’islamisme étantlui-même un corpus de valeurs «modernes»(au sens d’« actuelles »), aussi éloignéque possible de la religiosité traditionnelledes Marocains faite de pratiques mara-boutiques, à la limite païennes. Maiscomme le thème de la tradition est por-teur, les islamistes, pragmatiques, ledétournent sans vergogne à leur profit. Mais au fond, qu’est-ce qu’une tradition,sinon l’expression d’une modernité qui avieilli ? Tout ce qui relève de la traditiona été, à une époque ou une autre, uneinnovation qui a scandalisé les conserva-teurs. Puis cette innovation a été acceptéeet intégrée, jusqu’à devenir elle-même

une norme sociale, jusqu’à se transfor-mer en tradition dont le destin, commetoutes les traditions, est d’être bousculéeun jour ou l’autre. C’est ainsi que lessociétés humaines ont toujours avancé –et le Maroc ne fait pas exception à larègle. Il ne s’agit pas, bien sûr, de rejeterla tradition par principe. Mais il ne fautpas avoir peur non plus d’en faire l’in-ventaire, et de déclarer caduques oudépassées toutes ses composantes quientrent en conflit avec la modernité – il yen a pléthore !Une telle clarification devrait, d’ailleurs,aller dans le sens de l’Histoire. Car lesreligions en général, et l’islam en parti-culier, ont toujours été, à l’origine, desactes de rébellion, des refus de l’ordreétabli et dominant, des “non” résonnantcontre la tradition. Ainsi de Moïse gui-dant son peuple sur le chemin de l’exil,d’Abraham ridiculisant les divinités deses ancêtres et affrontant un roi tyran-nique, de Jésus se révoltant contre lacupidité et la vénalité des gardiens dutemple, et enfin de Mohammed, quittantsa Mecque natale pour édifier un nouvelordre social à partir de Médine. Tous cesprophètes ont été des novateurs, des“opposants” aux traditions dominantesde leurs temps. Mais après leur dispari-tion, leur message a été dévoyé et lesouffle révolutionnaire qui animait leurgeste s’est éteint. Le feu éclairant de lafoi a laissé place à la cendre froide de latradition et de l’imitation. Comme l’ob-serve Abdellah Laroui, la tradition isla-mique sunnite a progressivement évoluévers le rétrécissement, le confinement etl’étouffement. Au fil du temps et desdévoiements politiques, elle est devenueconservatisme, l’instrument privilégié dela lutte contre le changement et la réfor-me. D’après le philosophe marocain, « latradition est toujours sur ses gardes, crai-gnant à chaque instant une agression del’extérieur ou une déviation de l’intérieur.Elle adopte la tactique de la tortue. Dèsqu’elle pressent le danger, elle se retiredans sa carapace. »2

Seule solution : la laïcitéEntre une tradition tyrannique et unemodernité indéchiffrable, les Marocains

seraient-ils « coincés », condamnés à nejamais comprendre, discerner, choisir ?La réponse, à coup sûr, est d’ordre politique.Et elle porte un nom : laïcité. Laroui, quila qualifie d’« espoir de sagesse », définitla laïcité comme «une autorité neutrequi ne participe ni de la science, ni de lapolitique, ni de la transcendance, et nousprotège de nos faiblesses, de nos humeurset de nos folies ». Sauf que la dynastierégnante au Maroc ne l’entend pas decette oreille. Les Alaouites, dont MohammedVI est le dernier représentant, tirent leurlégitimité de l’Histoire et de la tradition,aussi biaisées et instrumentaliséessoient-elles. Renoncer à ce double socle,en tranchant assurément dans le sens dela modernité (et de la laïcité, son inévi-table socle philosophique), serait, disentles thuriféraires du régime « suicidaire »pour le Palais royal. Mais ils se trompent.Dans un monde qui change à un rythmeeffréné, c’est le confinement et le statuquo qui pourraient se révéler suicidairespour le Maroc. Puissent ses élites diri-geantes le comprendre un jour… ■

2 - Abdellah Laroui, Tradition et réforme, Centre Culturel Arabe, 2009

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la situation palestinienne

L’occupation israéliennedes territoires palestiniensse caractérise par unevolonté d’annexion,matérialisée par ledéveloppementininterrompu de la colonisation. La création d’un Étatpalestinien viable, dotéd’une véritable continuitéterritoriale, est rendue de plus en plus difficile.Face à cette situation quine cesse de se dégrader, la communautéinternationale estdemeurée inactive, jusqu’àla récente initiative deBernard Kouchner, quipourrait changer la donne,si elle est suivie d’effet.

Par Jean-Paul ChagnollaudProfesseur des universitésDirecteur de la revue Confluences-Méditerranée.

P our comprendre ce que peuventvivre tant de gens au Proche-Orient

et, tout particulièrement, les Palestiniens,il faut aller voir le dernier film d’EliaSuleiman, Le Temps qu’il reste, directe-ment inspiré de son histoire personnelle.On y voit d’abord son père, résistantdans la bataille que mènent les habitantsde Nazareth en 1948 contre l’arméeisraélienne, puis sa mère qui écrit à tousles membres de sa famille qui ont été for-cés de quitter leurs maisons pour ne plusy revenir, et enfin lui-même quand il étaitenfant puis adolescent jusqu’à son exil. De ce beau film, il se dégage une profondetristesse et le sentiment que tous ces per-sonnages n’ont pu que subir leurs destinsà l’image de ce père autrefois si coura-geux et si dynamique qui, au fil du tempset des épreuves, se replie doucement surlui-même parce qu’il sait bien que tousles espoirs de sa jeunesse sont irrémédia-blement perdus. Sa dernière apparitionest saisissante : on le voit les épaulesvoûtées, le regard absent, le geste fragiles’asseoir péniblement dans une voitureoù il s’endort, sans doute pour toujours,comme épuisé de fatigue…Cette image du père ainsi lentement étouffépar son destin me paraît bien symboliserce qui se passe pour des millions dePalestiniens en Cisjordanie, à Gaza et àJérusalem-Est et, plus largement, dansla diaspora dont on ne parle plus guèreaujourd’hui alors qu’elle représente plusde la moitié de ce peuple.Depuis des années, j’ai en effet l’impres-sion que la situation ne cesse de sedégrader pour ce peuple qui, commetous les autres, aspire tout simplement àdisposer lui aussi d’un État pour qu’enfinil puisse prendre son destin en main. Eten ce début 2010, tout semble figé aussibien sur le terrain que sur le plan diplo-matique.

Une occupation qui perduredans les Territoires palestiniensSi la situation économique en Cisjordanies’est sensiblement améliorée ces der-niers mois, elle demeure fragile puisque,en dernière instance, tout dépend d’Israëlqui est la puissance occupante, au sensdu droit international. Il suffit de se sou-venir qu’en 2002, Ariel Sharon, pour répri-mer la seconde Intifada, avait envoyé sonarmée détruire systématiquement toutesles infrastructures construites grâce à ladynamique engendrée par le processusd’Oslo, comme, par exemple, l’aéroportinternational de Gaza.À l’heure actuelle, le Premier ministre,Salam Fayyad, poursuit l’ambitieux pro-jet de fonder à la fois les bases d’un Étatmoderne avec ses structures, ses institu-tions et ses règles, et celles d’une économieavec des investissements financiers, desprojets de développement et de multiplessoutiens extérieurs. Autant d’effortsimportants salués par la communautéinternationale, qui n’ont pourtant guèrede chances de se déployer dans le tempssi de réelles perspectives politiques nesont pas ouvertes.Cela est d’autant plus vrai que cetteoccupation se caractérise par une volontéd’annexion matérialisée par le développe-ment ininterrompu de la colonisation qui,aujourd’hui, compte en Cisjordanie plusde 250000 colons, auxquels il faut ajou-ter ceux installés à Jérusalem-Est quisont, eux aussi, à peu près 250000...Et, pour donner une idée de l’ampleur dece phénomène, rappelons qu’il y en avait8000 à Gaza lors du retrait unilatérald’Israël en 2005 et qu’au momentd’Oslo, par exemple, il y en avait un peuplus de 100000 en Cisjordanie (horsJérusalem). C’est dire la vitesse aveclaquelle cette colonisation s’impose ren-dant évidemment de plus en plus difficilela création d’un État palestinien viable

La valse tristeautour du conflit israélo-palestinien :

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doté d’une véritable continuité territoria-le d’autant que le tracé du Mur a étépensé de telle façon qu’il tend à engloberles plus grosses colonies en les séparantdu reste du territoire de la Cisjordanie.À Gaza, depuis 2007, la situation étaitdéjà très préoccupante mais, depuis lesterribles destructions engendrées parl’agression israélienne de décembre 2008,elle est catastrophique. De nombreuxrapports émanant de plusieurs ONG etdes Nations unies ont souligné l’extrêmegravité des conséquences sociales, éco-nomiques et sanitaires que le blocusisraélien engendre, depuis plus de troisans, pour le million et demi d’habitantsde la bande de Gaza. Celui de l’Office forthe Coordination of Humanitarian Affairs(Ocha) d’août 2009 est un des plusrigoureux dans sa description de la situation.Il montre que les activités économiques sontréduites au minimum: les exportationsde produits sont pratiquement toutes pro-hibées ; les restrictions sur la pêche sontconsidérables; l’interdiction quasi complètede l’importation des matériaux nécessairesà la construction fait que la plupart des3500 maisons et 2870 bâtiments n’ontpu être reconstruits ; les restrictions surl’importation de fuel ont des répercus-sions considérables sur la vie quotidienneet 90% de la population doit subir plusieursheures de coupure d’électricité chaquejour... Sur le plan socio-économique, lechômage touche plus de 40% de la popu-lation et 60% des moins de trente ans;70% des familles vivent avec moins deun dollar par jour et par personne ; lesdifficultés en matière de santé et d’édu-cation sont à la mesure de ce désastre oùtoute une population se retrouve dans ledénuement le plus complet avec l’impossi-bilité presque absolue de quitter ce territoirequi n’est qu’une vaste prison à ciel ouvert.Enfin, à Jérusalem-Est, tout est mis enœuvre pour que les faits accomplis de lacolonisation transforment la topographieet la démographie de la ville pour en faireune agglomération à large majorité juive.Cela s’est aussi traduit par un tracé duMur englobant Jérusalem pour laisser àl’extérieur le maximum d’habitants pales-tiniens et en isoler beaucoup d’autres deszones habitées par des citoyens juifs.

Dans cette perspective beaucoup de mai-sons appartenant à des Palestiniens sontdétruites, de nombreux Palestiniens sesont vus retirer leurs permis de résidentset, par ailleurs, aucun Palestinien deCisjordanie ou de Gaza n’est autorisé àentrer dans la ville à quelques raresexceptions près. Autrement dit, et depuisde nombreuses années, les Palestiniensqui ne résident pas dans la ville sontabsolument empêchés d’y entrer quelleque soit la raison ; ce qui signifie aussique tous les jeunes Palestiniens de moinsde 15 ans ne connaissent pas Jérusalems’ils n’y habitent pas.

Une activité diplomatique en berneFace à un tel constat, on pourrait espérerque la communauté internationale pren-ne des initiatives importantes pour trou-ver le chemin d’un règlement justeconduisant à la création d’un État pales-tinien. Une telle démarche serait parailleurs la meilleure façon de garantir lasécurité de l’État d’Israël qui par l’occu-pation, la répression et la colonisationproduit aujourd’hui sa propre insécurité.Pendant un moment, l’espoir venait desÉtats-Unis où les premières déclarationsdu président Obama, notamment dansson remarquable discours du Caire enjuin 2009, laissaient croire que Washingtonfaisait de ce dossier une priorité. Aprèsquelques mois d’activités diplomatiques,il a fallu se rendre à l’évidence que cetteadministration avait finalement desambitions beaucoup plus modestes quece qu’on croyait. Au moment où ceslignes sont écrites, on ne voit rien denouveau pour une éventuelle relance desnégociations sous l’égide des États-Unismême si on parle beaucoup d’un planconcocté à Washington pour arriver à unrèglement du conflit israélo-palestiniend’ici 18 mois... Du côté européen, et comme à l’accou-tumée, rien ne bouge sauf en paroles.Les ministres des Affaires étrangères ontadopté une intéressante déclaration àBruxelles en décembre 2009 danslaquelle étaient réaffirmées quelquesidées fortes. En particulier, que l’UE nereconnaissait aucun changement effec-tué par Israël en Cisjordanie et à

Jérusalem-Est susceptible de modifier lesfrontières d’avant la guerre de juin 67 etque, par ailleurs, elle se déclarait prête,le moment venu, à reconnaître un Étatpalestinien. Mais, pour autant, cela neconstitue évidemment pas une initiativediplomatique ; pour cela les Européens,dans leur majorité, préfèrent s’en remettreaux... États-Unis. Et comme ceux-ci nesemblent plus guère décidés à agir, onrisque fort une fois de plus de tourner enrond comme dans une valse triste.Bernard Kouchner vient cependant delancer une idée qui pourrait changer ladonne diplomatique, si évidemment elleétait suivie d’effet, ce qui est moins queprobable. Il a suggéré que les Palestiniensproclament leur État de manière unilaté-rale et que celui-ci soit aussitôt reconnupar les Européens. Cette logique aurait lemérite d’essayer une nouvelle voieconsistant à partir de la reconnaissanceinternationale de l’État palestinien avantde négocier et non plus d’entrer dans unprocessus sans fin de négociations quijusqu’à maintenant n’a rien apporté dedécisif et certainement pas l’émergenced’un État palestinien. Comme les négo-ciations conduites jusqu’à présent n’ontjamais fait intervenir (sauf à CampDavid, en juillet 2000) un tiers suscep-tible de compenser au moins en partiel’inégalité structurelle entre le représen-tant d’une Puissance occupante et celuid’un peuple sous occupation, il estlogique que rien ne se passe, puisque lepremier ne cherche qu’à gérer le conflitau mieux de ses intérêts tandis que l’autresouhaite le régler sans en avoir les moyens...Cette voie nouvelle, sans doute risquée,permettrait de poser les problèmes autre-ment et serait donc de nature à bousculerles lignes figées dans lesquelles le conflit setrouve enfermé. Mais pour l’emprunter ilfaudrait une véritable volonté politique desEuropéens, autant dire que ses chancesde se réaliser sont bien minces. ■

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La situation en Israël en 2010 : état des lieuxEntretien avec Alain Dieckhoff1

Directeur de recherches au CNRS, Centre d’Etudes et de recherchesinternationales, Sciences po, Paris.

L’observateur extérieur a le sentimentqu’Israël a énormément changé depuisl’assassinat d’Itzhak Rabin en 1995.Quelles sont à vos yeux les principalesmutations et évolutions sur le volet«processus de paix» ? Indéniablement, l’Israël de 2010 estassez différent de l’Israël de 1995, enparticulier sur la question du rapport auxPalestiniens. Il y a quinze ans, il existaitun espoir réel de parvenir à un accord depaix définitif avec l’OLP. Certes, tout lemonde mesurait combien le chemin àparcourir restait long et difficile, mais latendance dominante était à l’optimisme.Tout a changé à compter de l’automne2000 après l’échec du sommet tripartitede Camp David largement attribué parl’opinion publique israélienne à YasserArafat et après le déclenchement de laseconde Intifada, ou Intifada al-Aqsa.Plus de mille Israéliens ont été tués aucours de la décennie écoulée (surtoutentre 2000 et 2004) : les deux tiersétaient des civils, pour la majorité d’entreeux, fauchés sur le territoire israélien de1948, par l’explosion des «kamikazespalestiniens». Les attentats terroristes,dans des lieux publics, sur le territoire del’Etat d’Israël, a eu un effet dévastateur :ils ont convaincu une large majoritéd’Israéliens que la frontière entre l’inté-rieur (le refuge du territoire national) etl’extérieur (d’où viendrait l’ennemi) avaitdisparu et que les Palestiniens rejetaientl’existence même de leur Etat. La montéeen puissance du Hamas qui n’accepte, aumieux, qu’un cessez-le-feu de longuedurée avec Israël et les menaces verbalesde destruction d’Israël proférées par leprésident iranien n’ont pu que renforcer lesentiment d’isolement et le repli sur soi.Le « camp de la paix » est sorti affaibli decette décennie mais, en même temps, il ya eu un certain recentrement politique

d’une partie de la droite qui est favorableà un compromis territorial avec lesPalestiniens.

L’élection de Barack Obama a sembléfaire naître de nouvelles tensions entreIsraël et les Etats-Unis. Après avoir insis-té sur un arrêt des colonisations et enga-gé un bras de fer avec M. Netanyahou,l’administration américaine semble avoirlâché un peu de lest. Où en sont les rela-tions israélo-américaines ? Ces tensionssont-elles passagères où révélatricesd’une évolution plus profonde dans l’étatd’esprit des élites américaines ?Les relations israélo-américaines ont traver-sé depuis l’entrée en fonctions de BarackObama des turbulences inédites. Ellesont été la conséquence du choc entre levolontarisme du président soucieux devoir se concrétiser enfin la perspectivedes deux Etats (d’où l’insistance sur lanécessité, pour Israël, de mettre un termeà toutes les activités de colonisation) etl’inflexibilité du gouvernement Nétanyahouglobalement proche des colons. Le brasde fer s’est achevé par un compromis, lePremier ministre acceptant finalement unmoratoire de dix mois sur toute attribu-tion de permis et toute nouvelle construc-tion en Cisjordanie (Jérusalem n’est pasconcernée). Les Américains, peu désireuxde prolonger l’épreuve de force, ont finipas se contenter de cet engagement limi-té pour obtenir des Palestiniens la reprisede négociations bilatérales indirectes.Tout cela risque fort de ne pas mener trèsloin, d’autant que Nétanyahou a mis deuxpréalables à un futur Etat palestinien :des garanties fortes quant à sa démilitari-sation et une reconnaissance d’Israël parles Palestiniens comme Etat du peuplejuif (ce qui implique la renonciation là

1 - A dirigé L’Etat d’Israël, Fayard, 2008.

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aussi préalable de tout droit au retour desréfugiés). Si ces deux conditions sontremplies, les Palestiniens pourront alorsdisposer d’un Etat, étant entendu queJérusalem restera la capitale du seulIsraël dont les frontières doivent êtredéfendables (ce qui suppose de la partdes Palestiniens des renoncements territo-riaux le long de la « Ligne verte » (frontièreentre Israël et la Cisjordanie occupée) etdans la vallée du Jourdain). Inutile de direqu’aucun leader palestinien n’accepteraun pareil Etat, amputé de la Jérusalemarabe. Obama mesure, comme ses pré-décesseurs, combien le dossier israélo-palestinien est compliqué à régler entreles pesanteurs des scènes politiques locales(en Israël comme en Palestine avec ladivision Fatah-Hamas) et les contraintesintérieures américaines (avec la sensibilitéglobalement pro-israélienne des congress-men, républicains comme démocrates).

Avec l’arrivée au pouvoir de M. Netanyahuet de ses alliés d’extrême-droite, avec le

maintien des profondes divisions inter-palestiniennes, et le pouvoir qu’exerce leHamas à Gaza, l’expression «processusde paix» semble avoir été totalementvidée de son sens. Quel bilan peut-onfaire des accords d’Oslo ? Y-a-t-il encoreun moyen de sortir de l’impasse ? Rétrospectivement on est bien obligé deconstater que les accords d’Oslo ontéchoué à instaurer une paix juste, durableet globale. Au lieu de construire laconfiance entre Israéliens et Palestiniens,ils ont entretenu la méfiance réciproque.Plusieurs facteurs ont contribué à ce fiasco:la complexité des accords, l’oppositionrésolue des extrémistes juifs et palesti-niens, la poursuite de la colonisation…La décennie 2000 a été une décennieperdue sur le plan des négociations maissur un point au moins il y a eu progrès :les contours d’une solution à deux Étatssont désormais clairs. Le futur Etat pales-tinien devrait recouvrir la bande de Gazaet 95% de la Cisjordanie, les 5% restant(correspondant à des blocs de colonies,

proches de la «Ligne verte », où réside80% des Juifs de Cisjordanie) étantannexés par l’État d’Israël qui cèderaparallèlement 5% de son propre territoire.Concernant Jérusalem, c’est une souve-raineté divisée qui est retenue selon unprincipe simple, y compris dans la vieilleville : « ce qui est arabe devrait être pales-tinien et ce qui est juif israélien». Enfin,pour les réfugiés, la reconnaissance deprincipe du droit au retour va de pair avecle strict cadrage de son application. Laquestion des réfugiés passerait donc parquatre voies: retour dans l’État de Palestine,admission (limitée) en Israël, réhabilitationdans les pays arabes d’accueil, réinstallationdans des pays tiers (Europe, Canada…).Parallèlement, un système de dédomma-gement financier des réfugiés serait misen place. Reste, malgré tout, le plus diffici-le: réunir les conditions politiques régionaleset internationales pour mettre en œuvrece plan de paix virtuel. ■

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B U L L E T I N D ’ A B O N N E M E N T

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De l’Afrique du nord à l’Iran,l’irrésistible ascension de la société civile ?

Du Maroc à l’Iran,en passant par la Tunisieet l’Egypte, la sociétécivile, trop souventsilencieuse, s’organise et tend désormais à entrerdans un processus durablede résistance.Intellectuels, artistes et figures d’oppositions’organisent contre lespouvoirs dictatoriaux en place.

Par Sébastien BoussoisChercheur associé au Centre AlbertoBenveniste (EPHE- Sorbonne)Collaborateur scientifique au Pôle BernheimPaix et Citoyenneté (Université Libre deBruxelles).

L es pays du sud de la Méditerranée etdu Proche-Orient ont la lourde répu-

tation de demeurer un éternel archipeld’îlots instables. Devrait-on rappelerpourtant que, malheureusement, lamajeure partie de ces régimes monar-chiques ou dictatoriaux (installés en par-tie et souvent soutenus par lesOccidentaux), assurent en réalité unestabilité intérieure unique ? Une stabilitéferme et sclérosante certes. Mais duMaroc à l’Iran, en passant par la Tunisieet l’Egypte, la société civile1, trop sou-vent silencieuse, s’organise et tenddésormais à entrer dans un processusdurable de résistance. Intellectuels,artistes et figures d’opposition s’organi-sent contre les pouvoirs en place. C’est au XIXe siècle que des citoyens ontcommencé à exister en tant que tels avecla Nahda, la période de renaissance dumonde arabe insufflée depuis l’Egypte. Ils’agissait d’une renaissance intellectuel-le, culturelle, religieuse et politique.Ainsi, de la ville d’Alexandrie aux portesdu Levant, la participation des acteurscivils à la vie intellectuelle, sociale,médiatique et politique amorce unrenouveau démocratique dans desrégions bien souvent sous influenceétrangère. Deux siècles plus tard, onretrouve aujourd’hui, avec plus ou moinsd’intensité, toute la panoplie médiatique,associative, politique ou apolitique quel’on peut retrouver en… Occident : desassociations de femmes aux mouvancessyndicales, des groupes d’opposants auxmouvements gays, en passant par lesassociations civiles laïques ou de défen-se des droits de l’homme. Il est d’autantplus intéressant de constater que les

pays du « grand Moyen-Orient » quivoient le plus leur pouvoir contesté ou«discuté », sont ceux qui devraient apriori prendre le leadership de la régionaprès le règne dogmatique des vieuxpays sunnites ou wahhabites, Egypte etArabie Saoudite en tête. Aujourd’hui, lesregards sont tournés vers la Syrie, l’Iranet la Turquie. Que peut-on constater ?Que ces régimes non démocratiquescomme la Syrie et l’Iran ou démocra-tiques comme la Turquie traversent unecrise de régime sans précédent, tout enmanifestant leurs volontés de leadershipdans la région. Les yeux braqués sur eux,les opposants s’ils existent devraientpouvoir profiter de cet effet médiatique.

Société civile et pouvoir politiqueLa société civile peut agir sur un planpolitique. Il suffit de rappeler la violencede la contestation des élections de juin2009 en Iran, et le rejet du présidentréélu Mahmoud Ahmadinejad, par sonconcurrent Mir Hossein Mossavi et sespartisans. Dès l’annonce des résultats,une foule spontanée a commencé àmanifester, à un moment défiant ouver-tement l’autorité du Guide suprêmeKhamenei, le chef absolu du pays.Syndicats, femmes et intellectuels ontsoutenu le candidat réformateur et mani-festé leur mécontentement à l’égard d’unpouvoir qui s’enfonce toujours plus dansla dérive religieuse trente ans après larévolution islamique, et ce malgré lestentatives de réformes de Mohamad

1 - La société civile est l’ensemble des rapports entre individus, desstructures familiales, sociales, économiques et culturelles qui sedéploient dans la société en dehors de l’Etat.

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Khatami entre 2001 et 2005. Tous lesspots braqués sur Téhéran à propos dunucléaire, voilà bien une occasion uniquepour les partisans de Hossein Mossavi etdu second opposant Mehdi Karoubi, quipouvaient représenter des alternatives etsurtout changer l’image d’un Iran arro-gant face à l’Occident dont beaucoupd’Iraniens se méfient depuis 19532. C’est peut-être un signe d’encourage-ment pour les opposants d’autre pays.En Égypte, la réélection sans surprisedepuis 28 ans de Hosni Moubarak n’em-pêche plus aujourd’hui, comme en juindernier, la contestation des résultats parune majorité dont les islamistes. Mais lesmanifestations surgissent aussi pour desraisons économiques : gel des salaires,explosion du prix des denrées alimen-taires. En 2008, les grandes grèves d’ Al-Mahalla Al Koubra, où les ouvrierss’émancipaient largement de la centralesyndicale majoritaire soumise au pouvoirdu PND, prouvaient que le mouvementouvrier était devenu un acteur fort de lasociété civile égyptienne. Le problèmeest que l’agitation de l’épouvantail isla-miste par le gouvernement rend impos-sible l’aboutissement de la contestationet les forces de l’ordre répriment ces sur-sauts bien souvent dans la violence. Ilssont de plus en plus nombreux à critiquerle Parti national démocratique et l’enviedu Raïs de faire de son fils Gamal sonunique héritier « démocratique ». En Arabie Saoudite, il n’y a ni partis, nisyndicats, ni liberté réelle d’expression.La plupart des mouvements actifs d’op-position sont exilés. Les autres sont sou-mis au pouvoir comme les acteurs du«dialogue national », centre officiel depromotion des termes chers à la démo-cratie. Alors des intellectuels tententdepuis l’extérieur de résister commeMadawi El Rashid par exemple. Universitaire,anthropologue des religions au King’sCollege à Londres, elle dénonce les dérivesdu régime et a publié de nombreuxouvrages critiques3. Aujourd’hui, beau-coup de sites Internet profitent de la toilepour sensibiliser de l’extérieur l’opinioninternationale sur l’impossibilité d’existeren tant qu’acteur civil de la société faceau régime saoudien. Le pouvoir a tenté à

nouveau de contrer l’ensemble de cesinitiatives en créant l’Association natio-nale des Droits de l’Homme et présenterainsi une meilleure vitrine officielle dupouvoir. L’Arabie Saoudite reste claire-ment aujourd’hui en tête, selon les nom-breux rapports d’Amnesty International4,de la liste noire des pays en matière dedroits de l’homme avec l’Iran, lePakistan, la Chine… et les États-Unis.Des homosexuels reconnus de tels actes« infâmes» sont encore décapités de nosjours sous le régime wahhabite.

La défense des droits de l’hommeLe monde arabe est aujourd’hui traversépar les actions conjointes de nombreusesassociations à vocation sociale et civiqueet désireuses de faire respecter davanta-ge les droits de l’homme quand l’espacepublic le permet encore. Il suffirait deciter l’action puissante de la Ligue desdroits de l’Homme tunisienne, qui avec àsa tête Mokhtar Tifri, traqué mais com-batif, n’a de cesse de critiquer le pouvoirabsolu du président Ben Ali, réélu àchaque scrutin. En 2006, les locaux dela Ligue étaient encerclés par la police àTunis et régulièrement des tentativesd’intimidation de leur dirigeant, blocagede fonds, ou poursuites judiciaires ontlieu. L’objectif de ces associations apoli-tiques est de faire avancer leur pays surla voie de la démocratie et de la sécula-risation. Pour exemple, citons la campagnemenée au Liban par des dizaines d’asso-ciations depuis les années 1960 dontcelle de « Tous pour le mariage civil auLiban» et qui lutte pour l’amendementdu code du statut personnel. Relayéespar des députés, les revendications deplusieurs associations se traduisent parune manifestation mensuelle devant leConseil des ministres. Jusqu’à aujour-d’hui, avec 18 confessions reconnues, leLiban est empêtré dans un « code » reli-gieux dont aimeraient sortir la soixantai-ne d’ONG qui soutiennent une nouvelleloi. Afin de fuir les autorités religieusesrétrogrades et rendre possible lesmariages mixtes, de nombreux couplespréfèrent convoler à l’étranger. L’objectif

sous-jacent de cette campagne est decréer un véritable mouvement social cri-tique dont le mariage civil serait un desferments. La campagne est menée tam-bour battant encore aujourd’hui, relayéepar Facebook, afin de faire évoluer lerégime politique confessionnel vers unsystème plus démocratique et plussouple à l’égard des mariages. Avocats,étudiants, députés, ils sont de toutes lesstrates de la société libanaise à se battre.La jeune génération est bien décidée à sefaire entendre : ils sont en effet près de70 à 90% à soutenir le mariage civil5. La question de la liberté de la sexualitéreste un problème majeur et encore tropsouvent taboue dans le monde musulman.Notre exemple précédent de l’Arabiesaoudite ne doit pas masquer la difficul-té pour certains groupes identitaires etminoritaires de s’organiser, et ce mêmedans des pays plus ouverts. À Istanbul,la seule organisation homosexuelle estl’association Lambda qui défend l’idéed’une véritable culture gay urbaine.Créée en 1995, elle regroupe aujourd’huientre 200 et 300 membres actifs6 quireprésentent la jeune génération diplô-mée, laïque, et urbaine certes. Leur actionde sensibilisation en matière de préven-tion contre le sida a été déterminante dèsles années 1990. À nouveau, Internet ajoué un rôle majeur dans la transforma-tion des mentalités et Lambda, plusieursfois menacée de dissolution par le gou-vernement7, œuvre encore au quotidienpour faire reconnaître aux Turcs l’homo-sexualité comme un droit à la différence.

La place des femmesComment pourrait-on conclure notre tourd’horizon des acteurs de la société civiledepuis le Maghreb jusqu’au Golfe sansparler des femmes ? Stigmatisées, sou-mises comme tant aiment à le croire, ycompris en France avec le débat sur laburqa, elles sont peut-être l’avenir et lasolution à l’impasse sociale et politique.L’Egypte et la Palestine sont le berceaudes luttes de libération nationale desfemmes au Proche-Orient. Dès 1923 enEgypte, Huda Shaarawi, dirigea l’un despremiers mouvements de femmes, refusale port du voile et fonda un journal fémi-

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2 - Le 19 août 1953, le Premier ministre du Shah d’Iran, MohammadMossadegh, est renversé par les Anglais après sa décision de nationali-ser les gisements de pétrole. 3 - Contesting the Saudi State, Islamic voices from a new generation,Cambridge University Press, Cambridge, 2006. 4 - Rapport 2009 sur la situation des droits de l’Homme en Royaumed’Arabie Saoudite, consultable à l’adressehttp://www.amnesty.org/fr/region/saudi-arabia/report-20095 - D’après une étude statistique organisée en 2008 par la direction dela campagne « Tous pour le mariage civil au Liban » s’appuyant sur lesréponses de 1100 étudiants d'université à un questionnaire distribuéessentiellement à Beyrouth.6 - L’association ne tenant pas de fichier par sécurité.7 - Un tribunal d'Istanbul a condamné en mai 2008 l'association à sedissoudre. Ce jugement a été rejeté par la Cour suprême en décembre2008. L’association a ensuite fait appel à nouveau rejeté en janvier2009, la Cour suprême d'appel ayant par voie de fait autorisé l'existenced'associations homosexuelles en Turquie.8 - Le Figaro, « La princesse saoudienne qui défend la cause desfemmes », 10 février 2010.

niste. Son exemple continue d’inspirerles nouvelles générations.Tour à tour féministes, femmes, oumères, elles cherchent aujourd’hui à rat-traper le retard, dans des sociétéspatriarcales embourbées, en existant àl’école, à l’université, dans les associa-tions et petit à petit dans la vie politique.La femme est à coup sûr l’avenir del’homme arabe. Mais cela peut-il se fairedans le cadre de la société civile ? Paspartout. Il suffit de prendre l’exemple dece qui se passe même en ArabieSaoudite pour le savoir. Si les femmesdirigeantes d’entreprises peuvent désor-mais se déplacer seules, comme cellesfidèles des bibliothèques universitairesretirer seules un livre, elles restent enco-

re mineures à vie à l’égard de leur mari.Si elles peinent à se faire entendre dansun cadre civil, c’est sûrement de l’inté-rieur du pouvoir qu’elles pourront peut-être améliorer la condition générale desfemmes. Preuve en est, Noura Al-Fayez aété nommée vice-ministre de l’Éducationet ministre de l’Éducation des filles en2009. Elles sont plus que rares à de telspostes dans le Golfe. Mais surtout la fillemême du Roi, la princesse Adelah BintAbdallah s’est donnée pour mission defaire avancer la cause des femmes. Etelle est la fille préférée de son père. Ainsimène-t-elle déjà de front plusieurs com-bats fondamentaux : que le port du voilesoit un choix et que l’on fixe un âge mini-mum pour les mariages. La chape de

plomb pourra-t-elle tenir encore long-temps alors qu’aujourd’hui en ArabieSaoudite, «50 % des diplômés sont…des filles »8 ? ■

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L’Afrique,un continent toujours convoité ?

L’Afrique demeureconfrontée à plusieursproblèmes existant lors de l’indépendance,tout en devant répondreaux défis internes,notammentdémographiques,environnementaux ousécuritaires, et externesd’ouverture. Après avoir bénéficié des préférencescommerciales, elle affronte les vents de la compétitivité en participant trèsfaiblement à la chaîne de valeur internationale.

Par Philippe HugonProfesseur émérite Paris Ouest NanterreDirecteur de recherches à l’Institut deRelations Internationales et Stratégiques(IRIS)

Au-delà de l’inflexion récente liée à ladiversification des partenaires et de

l’impact de la crise mondiale, l’Afriqueest placée sur un trend de stagnation àlong terme de la productivité conduisantà une marginalisation vis-à-vis des fluxcommerciaux et financiers internatio-naux. Pour 12% de la population mon-diale, elle représente 1,5% du produitintérieur brut (Pib) mondial, 2% du com-merce mondial et 2 à 3% des investis-sements directs étrangers (Ide). La partde l’Afrique dans le commerce mondialest passée de près de 6% en 1970 à3% en 2010.

Entre marginalisation économique et reclassement géopolitique L’Afrique est demeurée globalement uneéconomie de rente où le processus d’accu-mulation n’a pu être réellement enclenché.La majorité des sociétés africainesdemeure dominée par un capital mar-chand qui se valorise dans l’échange, etnon par un capital productif se valorisantpar la production. Seuls quelques rarespays, dont l’île Maurice et le Botswanaen Afrique sub-saharienne ou le Maroc etla Tunisie en Afrique du Nord constituentles exemples les plus notables, échappentà cette «spécialisation appauvrissante». L’Afrique demeure ainsi confrontée à plusieurs problèmes existant lors de l’in-dépendance (subordination quasi exclusiveà l’égard des exportations des produits debase, tissu industriel embryonnaire,faibles taux d’épargne et d’investissement,comportement court-termiste de retoursur investissement eu égard au risque,couverture limitée des besoins alimen-taires, de santé et d’éducation…) tout endevant répondre aux défis internes,notamment démographiques, environne-mentaux ou sécuritaires, et externesd’ouverture. Après avoir bénéficié des

préférences commerciales, l’Afrique affronteles vents de la compétitivité en partici-pant très faiblement à la chaîne de valeurinternationale.À cette marginalisation économique acorrespondu un certain déclassementgéopolitique. Après la chute du mur deBerlin, les regards européens, voire lescapitaux, ont eu tendance à se tournervers l’Est. L’Afrique n’a plus été l’enjeud’une surenchère idéologique commependant la guerre froide. Ceci ne signi-fiait pas, bien au contraire, la fin desrivalités diplomatiques et des luttes fac-tionnelles appuyées par des puissancesétrangères. La montée des tensions etdes conflits est d’autant plus importanteque les enjeux économiques sont moinsles conquêtes de marchés que les capta-tions de ressources naturelles (exempledu diamant ou du pétrole) et le contrôledes trafics (contrebande, drogue). On observe toutefois depuis le début duXXIe siècle un reclassement géopolitiquede l’Afrique. Les raisons en sont mul-tiples : accessibilité aux ressources miné-rales et aux hydrocarbures, recherche devoix et d’alliance dans les négociations etles organisations internationales, rôle ducapital naturel, nécessité pour les puis-sances d’étendre leurs champs d’influence.Les enjeux pétroliers et environnementauxsont devenus croissants. Le jeu est beau-coup plus ouvert entre les grandes puis-sances mondiales, notamment avec l’en-trée en scène des géants asiatiques quesont la Chine et l’Inde, ce qui donned’importantes marges de manœuvre auxÉtats africains. Les États africains jouentde la rivalité entre les conglomérats pourrenégocier les contrats (cf. le Niger, avecAreva face aux concurrents chinois).

Les enjeux des ressources naturellesOn observe un enjeu croissant des res-sources naturelles et l’Afrique fait l’objet

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de convoitises et de compétition entre lesfirmes et les puissances pour accéder àces ressources. Le capital naturel repré-sente en Afrique 26 % de la valeur ducapital total (immatériel, technique)contre 2 à 3 % pour les pays développés. L’Afrique a des terresarables convoitées par lesinvestisseurs privés etpublics notamment parles émergents d’Asie, lespétroliers du monde arabeamis également des paysindustriels et de l’Afriquedu Sud1. Les enjeux sontceux de la sécurisation desapprovisionnements alimen-taires pour les pays riches, de la productionde nourriture pour les animaux, d’écono-mie d’eau ou de production de bio-car-burants. L’Afrique comporte la deuxièmeforêt du monde ; le bassin du Congo estun des poumons de la planète et est uneréserve de biodiversité.L’Afrique a surtout des réserves minièreset pétrolières qui permettent la diversifi-cation des risques et sont nécessaires àla croissance et à la puissance des paysindustriels et du second monde émergentà commencer par la Chine et l’Inde. Le secteur minier et énergétique repré-sente globalement deux tiers des expor-tations d’Afrique Sub-Saharienne. Lesréserves d’hydrocarbures sont estimées àplus de 10% du total mondial avec unediversification des risques pour les opé-rateurs, un pétrole de qualité et desconditions fiscales favorables pour lesfirmes les principaux producteurs sontl’Algérie, l’Angola et le Nigeria mais laplupart des pays africains sont devenusproducteurs2.

Des économies largement structurées autour des rentesdes matières premièresLes économies pétrolières ou minières :Maroc (phosphate), Guinée (bauxite),Libéria (diamant), Mauritanie (fer, pétrole),Namibie (uranium), Niger (uranium, pétro-le), Sierra Leone et Togo (phosphate),RDC (cuivre, coltan…), Zambie (cuivre),Namibie (uranium) Zimbabwe (platine,diamant), ont des dynamiques spécifiques

axées sur la création et la circulation desrentes (poids de l’État, taux élevé d’investissement, dominance de firmesmultinationales, fortes instabilités desrecettes, enclaves des gisements). Lesrecettes pétrolières et minières représen-

tent dans la majorité despays plus de la moitié desrecettes budgétaires. Lepoids du secteur tertiaireet la faiblesse de l’agricul-ture sont des traits struc-turels caractéristiques. Onobserve dans l’ensemble deseffets de malédiction desressources naturelles ou de«dutch disease» voire de

conflictualité liés aux matières premières.Les conglomérats miniers, en situationde concurrence oligopolistique, sont aucœur des jeux de pouvoir politique etparfois de la conflictualité. Les configura-tions peuvent aller du pillage desrichesses (cas de la RDC), à une gestionrigoureuse (cas du Botswana pour la rentediamantifère). Les principales firmes minièresprésentes en Afrique sont aujourd’hui améri-caines, canadiennes, brésiliennes, indiennes,australiennes, chinoises ou sud africaines.On assiste également dans des zones denon droit à des configurations de conglo-mérats liant milices, armées étrangèresacteurs privés (cas de la RDC). Certainsminerais stratégiques (coltan, diamantou or alluvial) sont contrôlés par desmilices, des acteurs sur des marchésparallèles ou criminels (ex. des diamantsde la guerre au Sierra Leone, au Liberiaou en RDC ou du coltan en RDC).

Quelles perspectives ?La reprise de la croissance économiqueafricaine avait été notable au début duXXIe siècle. La moitié des économies afri-caines avait maintenu entre 2000 et

2008 un taux de croissance supérieur à5%. Cette embellie avait résulté de lacombinaison de plusieurs facteurs sur-tout extérieurs : la hausse des cours desmatières premières, l’augmentation signi-ficative de l’aide publique au développe-ment, la réduction de la dette dans lecadre PPTE (Pays pauvres très endettés),les effets des mesures d’assainissementfinancier et surtout l’impact des relationsavec les pays d’Asie et notamment laChine. Elle ne traduisait pas, en revanche,un changement des spécialisations inter-nationales ni une réduction de la pauvreté.L’Afrique a subi ensuite les effets de lacrise mondiale en 2008 et 2009 mêmesi elle est globalement peu intégrée dansles circuits financiers mondiaux, ce quidans un premier temps l’a naturellementprotégée des effets directs de la crise. Lacrise mondiale de 2008-2009 a fait pas-ser la croissance moyenne de 5-6 à 2-3%en 2009 par le canal financier (baisse desIde, des dons, des transferts des migrantset des prêts bancaires) et surtout commer-cial (chute des exportations de produits pri-maires des volumes et des prix). Unechute de 1 point de la croissance mondia-le fait baisser de 0,5 point le Pib africain.La balance commerciale, la balance interne(épargne/investissement et le budgetsont redevenus négatifs. Les pays semiindustrialisés comme l’Afrique du Sud oules pays exportateurs de produits minierset d’hydrocarbures ont subi l’impact leplus fort de la crise. Mais dans l’en-semble les politiques de relance ont jouéet il y a eu accès à de nouveaux finance-ments notamment de la part des émergentset des banques de développement.L’inconnue principale est le rôle de relaisjoué par les puissances émergentesnotamment de la Chine pour relancer lacroissance et les exportations.

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1 - Sur 30 millions d’hectares achetés ou loués en 3 ans dans le monde,5 pays africains (Ethiopie, Madagascar, Mali, Mozambique et Soudan)ont compté pour plus de 2,5 millions d’hectares. Au seul Soudan onobserve six nationalités différentes. Le gouvernement éthiopien prévoitde louer 3 millions d’hectares. Le premier investisseur est la Chine (2,9millions d’hectares), suivie de l’Egypte, de l’Arabie Saoudite, de la Coréedu Sud, de l’Inde, des Émirats arabes unis et les États-Unis 2 - Les ressources minières les plus importantes du continent sontconcentrées en Afrique centrale et australe (Afrique du Sud, RD Congo,Angola, Zambie, Zimbabwe, Namibie et Botswana). Ainsi 95% du chro-me se trouve en Afrique du Sud et au Kazakhstan. L’uranium se trouvenotamment en Namibie et au Niger Les ressources minières (hors pétro-le et gaz) contribuent à 5 % des exportations de l’Afrique de l’Ouest. Pourcertains pays ces exportations sont stratégiques : ex du Togo, Ghana, laSierra Leone, la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Niger.

SourcesHUGON Ph., L’Économie de l’Afrique, Paris, Coll.«Repères», La Découverte, n° 117, 2008 (6e éd).HUGON PH , Géopolitique de l’Afrique, Paris SEDES(2ème ed), 2009HUGON PH ,SALAMA P (eds), Les Suds dans lacrise, Paris, Revue Tiers Monde, A Colin, 2010

L’Afrique demeureainsi confrontée à

plusieurs problèmesexistant lors de

l’indépendance (…)tout en devant

répondre aux défisinternes

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L’évolution de l’Afrique demeure large-ment dépendante de sa place dans l’ar-chitecture internationale et l’économiemondiale. Celle-ci se traduit par unemontée en puissance de l’économieimmatérielle et des technologies de l’infor-mation, de l’environnement technologiqueet institutionnel dans l’attractivité des

capitaux et par une compétitivité portantsur la qualité des produits et liée à lalogistique. Une montée en gamme desproduits exportés est nécessaire. L’Afriquepeut bénéficier des coûts décroissants(par exemple, les ordinateurs ou Internet),faire des sauts technologiques dans l’éco-nomie verte, trouver de nouveaux créneaux

de compétitivité. Elle peut tirer profit d’unediversification des partenaires, notammentasiatiques. L’efficience des nouvelles tech-nologies dépend du tissu social, écono-mique et technique permettant de se lesapproprier. ■

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Quelles nouvelles ambitions pourla Russie d’aujourd'hui ?

Le retour de la Russie sur le devant de la scèneinternationale se réalisedans un climat tumultueux– pressions énergétiquessur les voisins et sur l’Europe, mise en avant des outilsmilitaires dans la politiqueétrangère... Face à l’agressivité desrevendications russes,l’Occident parle de retourde la Guerre froide et dénonce l’arrogance du Kremlin. Et si, plutôt que de l’arrogance, sa pugnacité traduisait un sentiment de fragilité,voire d’impuissance ?

Par Isabelle FaconChercheur à la Fondation pour la Recherchestratégique (FRS)Maître de conférences à l’EcolePolytechnique

D epuis le début du nouveau siècle, laRussie étonne par la vigueur avec

laquelle elle affiche sa volonté de « remon-ter le temps», c’est-à-dire de revenir surles conséquences de la décennie perduequ’ont constituée, à ses yeux, les années1990, époque pendant laquelle elle avaitété réduite à l’«insignifiance géopolitique»1.Depuis le début des années 2000, elletravaille activement à se raccrocher àune vie politique, économique et sécuri-taire internationale dont elle ressentqu’elle a trop longtemps tourné sans elle.En 2010, Moscou se situe toujours dansce cycle visant à faire oublier l’imaged’une Russie en déclin. La crise mondiale,qui a relativisé l’impression que la Russiea repris le chemin de la puissance, l’en-courage à persévérer sur cet objectif.

Une Russie qui ne veut plus subirSouvent passive dans la décennie 1990,Moscou fait maintenant des propositionsvisant à remodeler un ordre internationalqui présente pour elle le défaut majeurd’avoir été structuré sans grande influen-ce de sa part, parce que, au sortir de laGuerre froide, elle était faible. C’est lesens de sa proposition sur une refonte del’architecture de sécurité euro-atlantique,de son effort pour établir de nouveauxformats de coopération multilatérauxdans l’ex-URSS, espace prioritaire de sadiplomatie, ou encore de son projetd’une nouvelle structure financière globa-le donnant une plus grande place aux

puissances économiques montantes, aurang desquelles elle se classe volontiers.La Russie ne veut plus subir. Elle veutêtre partie prenante au désenclavementdes hydrocarbures de la Caspienne et del’Asie centrale, et qu’on reconnaisse sesintérêts dans l’ex-URSS. Dans l’espacede sécurité euro-atlantique, elle veut unevoix égale à celle des autres pays concer-nés pour assurer que ses intérêts soientpris en compte (une revendication que denombreux acteurs en Europe jugent d’ailleurslégitime). Elle veut, aussi, montrer unecapacité à mobiliser des partenairesdésireux comme elle de relativiser le poidsdes puissances occidentales, qu’elle juge« fatiguées », dans l’ordre mondial. Ce retour de la Russie sur le devant de lascène internationale se réalise cependantdans un climat tumultueux – pressionsénergétiques sur les voisins et surl’Europe, mise en avant des outils mili-taires dans la politique étrangère... Faceà l’agressivité des revendications russes,l’Occident parle de retour de la Guerrefroide et dénonce l’arrogance du Kremlin.Et si, plutôt que de l’arrogance, sapugnacité traduisait un sentiment de fra-gilité, voire d’impuissance ?

Une Russie entre deux humeursDe fait, malgré les efforts politiques etfinanciers déployés depuis plusieurs années,de nombreux blocages continuent d’em-pêcher, au-delà de certaines évolutionspositives, la modernisation du tissu indus-triel, le renforcement des infrastructures,

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le dépassement de la « crise humaine »(enjeux de santé publique et démogra-phie), et de contrarier ainsi la réalisationde l’ambition russe de peser davantagedans le monde globalisé. Le présidentMedvedev ne cesse de déplorer le carac-tère arriéré de l’économie, la corruption,la mauvaise gouvernance, la passivitédes acteurs. Des obstacles plus immatériels sont percep-tibles également. Des analystes russesregrettent, en substance, la difficulté deleur pays à se projeter dans une certaine«normalité». Alors que, disent-ils, il auraitbesoin de se situer en position d’appren-tissage, notamment à l’égard des paysoccidentaux (emprunts technologiques,reproduction des pratiques sur le planinstitutionnel), il reste attachée à l’idéequ’il est « un pays qui, dans un certainnombre de domaines, était un leadermondial », qui s’est vu « comme le bâtis-seur d’un nouveau monde», et qui, enconséquence, « veut passionnément êtreparticulier»2. Certes, depuis quelque temps,les autorités russes semblent parfois porterun regard plus critique sur ces aspirations,voire les juger stériles. C’est ce que sug-gère, entre autres, l’article «Russie enavant !» publié par le président Medvedeven septembre 2009, où il écrit que « cen’est pas la nostalgie qui doit déterminernotre politique étrangère, mais les objectifsstratégiques à long terme de modernisa-tion de la Russie ».

Une Russie seule avec ses problèmesEn tout état de cause, la récession mon-diale, en provoquant la chute du prix desmatières premières, a montré avec bru-talité la dépendance de l’économie russeà l’énergie. Moscou, tout en étant vexéed’être avant tout une économie de rente,n’en a pas moins ralenti le rythme desréformes à mesure que les coffres del’État se remplissaient du fait du renché-rissement du prix des hydrocarbures,ralentissant le rythme de la diversifica-tion recherchée de l’économie. L’armée,autre pilier sur lequel la Russie voudraitpouvoir appuyer sa revendication d’autoritéinternationale, est soumise à des chan-gements assez profonds depuis plusieurs

années. Pourtant, les résultats peinent às’en manifester avec clarté. L’industried’armement ne suit pas, les ressourceshumaines font défaut, quantitativementet qualitativement. Dans ce contexte, laRussie peut difficilement songer à projetersa force militaire au-delà de son propreterritoire et de son voisinage immédiat.Sans doute en partie pour toutes ces rai-sons, les efforts de Moscou destinés àbâtir des réseaux multilatéraux pour porterson influence internationale n’ont pas laportée qu’elle souhaiterait. Bien qu’enaccord avec elle sur la question du poidsrelatif qui devrait revenir aux puissancesémergentes dans la vie internationale, laChine ou l’Inde se trouvent dans uneposition plus favorable que la Russie parrapport à l’économie globalisée, à laquel-le elles sont de fait mieux ancrées. Ducoup plus dépendantes de leurs lienséconomiques internationaux, elles éprou-vent moins l’intérêt de contester ouverte-ment et frontalement Washington ouBruxelles. Quant aux groupements doua-niers et commerciaux que Moscou s’ap-plique à former avec certains pays d’Asiecentrale, feront-ils longtemps le poidsface à la force commerciale et, surtout,financière de Pékin ? Ce ne sont là quequelques unes des questions auxquellesle Kremlin doit répondre.

À blocages internes, permanences diplomatiquesLa Russie ne parvenant pas à avancerson programme de changement interne,elle n’en ressent qu’une plus grande dif-ficulté à dépasser certains schémas men-taux qui guident sa pensée stratégique.Cela détermine en grande partie le ton desa politique étrangère. C’est ainsi qu’ellecontinue de privilégier le bras de fer avecles États-Unis – comme s’il s’agissait d’unsigne extérieur de puissance que de semontrer capable de tenir tête à Washington,plutôt que de travailler avec un peu plusde constance sa relation avec ses grandsvoisins continentaux, UE élargie etChine. Comme pour compenser ses inerties etsa difficulté à se moderniser, la Russiemet toujours en avant, dans sa politiqueextérieure, le rapport de forces et la rhé-

torique militarisée. Dans son voisinageimmédiat, elle est tentée par une poli-tique de plus en plus exclusive. Dans sesrelations avec les pays occidentaux, ellejoue la carte de l’inflexibilité. Si cela luiassure sans aucun doute un regain devisibilité aux yeux du monde, sur le longterme les acquis ne sont pas certains.Les pays de l’ex-URSS recherchent tousune diplomatie « multivectorielle », c’est-à-dire permettant de renforcer leur margede manœuvre diplomatique et écono-mique, en particulier face à Moscou.Même les pays européens les plusouverts aux préoccupations de Moscoutrouvent difficile de justifier certains deses actes. En dramatisant la questionénergétique, Moscou a miné le socle deconfiance sur lequel repose le partenariatstratégique qu’elle est censée construireavec l’UE…Durement frappée par la crise globale, laRussie se trouve comme prise au piègedu discours, développé entre autres parVladimir Poutine, sur le fait que la puis-sance économique détermine le poidsd’un pays dans la vie politique mondia-le3. Des économies du Bric4, groupementque Moscou a beaucoup mis en avantpour défendre son idée d’un monde mul-tipolaire faisant une part moins généreu-se aux États occidentaux, celle de laRussie est celle qui a le plus souffert dela crise5. Avec les États-Unis, bien sûr,mais aussi avec l’Europe et bientôt, oudéjà, la Chine, le décalage de puissanceen défaveur de la Russie est patent.Saisissant sans aucun doute les évolu-tions de la scène mondiale mais ne par-venant pas à s’y ajuster pleinement, laRussie continue de se sentir en situationprécaire. Mais, plutôt que de s’aligner,

1 - Expression d’Eugene Rumer, « Mind the Gap: Russian Ambitions vs.Russian Reality », Strategic Asia 2008-09, NBR, 2009, p. 169. 2 -Vladislav Inozemtsev, « Modernisatsiia.ru : Okontchatel’nyï diagnoz »[Modernisation.ru : diagnostic définitif], Vedomosti, 24 février 2010.3 - « Le PIB combiné mesuré en parité de pouvoir d’achat de pays telsque l’Inde et la Chine est déjà plus important que celui des Etats-Unis.Et un calcul équivalent avec le PIB des pays du BRIC – Brésil, Russie,Inde et Chine – surpasse le PIB cumulé de l’UE. Et, selon les experts, cefossé ne fera que s’accroître dans l’avenir. Il n’y a aucune raison de dou-ter que le potentiel économique des nouveaux centres de la croissanceéconomique globale sera inévitablement converti en influence politiqueet renforcera la multipolarité » (discours de V. Poutine à la 43e confé-rence de Munich sur la sécurité, 10 février 2007). 4 - C’est la banque Goldman Sachs qui la première, en 2003, a mis enavant les possibilités de ce groupe, dont les membres (Brésil, Russie,Inde, Chine) bénéficiaient alors des plus dynamiques taux de croissancedu PIB et de réserves financières substantiels.5 - Mikhaïl Dmitriev, « Russia’s Challenges in the Global Crisis », BalticRim Economies, n° 5, 30 octobre 2009.

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comme elle le fit dans la décennie 1990,sur les visions des principales puis-sances, elle choisit aujourd’hui dedéfendre sa propre ligne, tant sur le planinterne (la « démocratie souveraine »)que dans les relations internationales.

L’Europe peut-elle aider ?En « faisant des vagues », la Russie par-vient à créer, en surface, l’impressiond’une puissance retrouvée. Mais dans lesprincipaux événements internationaux, lepoids de la Russie demeure, sommetoute, assez marginal. L’accent placé depuisquelques mois par les autorités russessur le thème de la «modernisation»accompagne un constat lucide des obs-tacles qui grèvent la vitalité du pays.Mais les autorités russes parviendront-elles à aller au-delà du discours ?

Il sera, de ce point de vue, intéressantd’observer les suites concrètes qui serontdonnées au projet de « partenariat pourla modernisation» entre l’UE et la Russie.Proposé par l’UE, le présentant commeune réponse à l’article du présidentMedvedev «Russie en avant ! », il doitaider la Russie dans son projet demoderniser son économie et de la tour-ner plus fortement vers l’innovation. Lesdésaccords sur le fond sont déjà percep-tibles, notamment du fait du lien que lesEuropéens tracent entre aspects écono-miques et technologiques, et dimensionspolitiques (démocratisation, État dedroit) – tandis que la partie russe parleéchanges technologiques et projets d’in-novation conjoints et rejette les discus-sions vagues sur les valeurs. Pourtant,dans son article, le président Medvedev

estime que « la Russie peut se dévelop-per selon une voie démocratique » etatteindre un « niveau plus élevé de civi-lisation ». Si les deux parties parvenaientà trouver un juste équilibre entre leurspoints de vue respectifs, permettant à cepartenariat de se matérialiser sur la based’un constat proche quant aux besoinsde la Russie, leur relation pourrait ygagner la profondeur dont elle reste pourl’heure privée, et une valorisation plusefficiente du potentiel de la Russie pour-rait être facilitée. Cela pourrait contribuerà « décomplexer » cette dernière tout enla ramenant à des ambitions internatio-nales plus logiques et plus ouvertes. ■

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L’Amérique latineaujourd’hui

En ce début du XXIe siècle,l’Amérique latine apparaîtcomme un continentdynamique et en voie de stabilisation. Elle a rompu avec l’aventurismeéconomique et les crises à répétition et elle se présenteaujourd’hui, dans le désordre du monde,comme un pôle de stabilité, en dépit de la persistance decertains handicaps(inégalités, corruption,criminalité).

Par Élisabeth Beton Delègue Henri-François d’Aguesseau 1982Directrice des Amériques et CaraïbesMinistère des Affaires étrangères eteuropéennes

Sur un territoire de 22M km2,l’Amérique latine, de la Mexamerica

au nord, à la Terre de Feu au sud, abriteune population comparable à celle del’Europe, 540 millions d’habitants, soit10 % de la population mondiale. Si ellepuise largement son identité dans unematrice européenne héritée de la coloni-sation, elle est loin d’être un bloc homo-gène (les États « désunis » d’Amérique),tant l’asymétrie prévaut entre le Brésil,pays-continent, et les 18 pays hispano-phones, eux-mêmes répartis dans dessous-ensembles peu interdépendants. Ladiversité est aussi inscrite dans sa géo-graphie humaine, entre les cités-mondesde Mexico et du Brésil (l’État de SaoPaulo a un Pib équivalent à celui de laPologne), et des campagnes qui sevident progressivement de leur paysan-nerie traditionnelle, la région étant, avec78 % de la population concentrée dansles villes, la plus urbanisée du monde. Pesant traditionnellement peu dans leséchanges internationaux, le continentémerge pour l’abondance des matièrespremières qu’il recèle, ressources éner-gétiques, (pétrole et gaz avec d’im-menses réserves à explorer), minières(cuivre, argent, mais aussi lithium,mobyldène), un potentiel agricole large-ment sous exploité, mais aussi un réser-voir de biens vitaux pour la planète,30 % des réserves mondiales d’eau,50 % de la bio-diversité au mondeconcentrée dans la forêt amazonienne.En ce début du XXIe siècle, l’Amlat appa-raît comme un continent dynamique eten voie de stabilisationLe continent a rompu avec l’aventurismeéconomique et les crises à répétition,pour devenir « prévisible ». Ces dix der-nières années ont été marquées par unecroissance soutenue, un recul de la pau-vreté, et un décollage économique pour

la majorité des pays de la région. LeBrésil et le Mexique sont respectivementles 8e et 14e économies du monde, leChili, avec le Pib per capita le plus élevéde la région est à la porte du premiermonde (ce dont témoigne son entrée àl’OCDE), la Colombie, malgré ses pro-blèmes internes, affiche depuis 20 ansune croissance régulière, le Pérou et lePanama sont de « petits jaguars ». Lacrise financière a révélé une résistanceinédite des économies latino améri-caines. La solidité de leurs fondamen-taux macroéconomiques, conséquencedes politiques d’assainissement conduitesdurant la décade précédente, desniveaux d’endettement limités et desréserves accumulées ont permis l’adop-tion de plans de relance vigoureux(1,6% du Pib au Mexique, 3,2 % auPérou, 6 % au Brésil) en directionnotamment des populations les plus vul-nérables. À l’orée de 2010, un certainnombre de pays, Brésil en tête, sont déjàen phase de récupération, avec une pers-pective de croissance pour la zone pour2010 autour de 5 % (Cepalc).

Un pôle de stabilitéL’Amérique latine est également sortiedes cycles d’instabilité politique. Ladémocratie, à l’exception de Cuba, y estpartout installée, les tentations militairesécartées, (le coup de force du Hondurasn’ayant pas remis en cause le processusélectoral), le recours au peuple reconnucomme seul moyen de légitimation du pouvoir politique. Depuis 2009,l’Amérique latine aborde sereinement unesuccession d’élections présidentielles,placée sous le double signe de la conti-nuité (ancrage à gauche confirmé avecles faciles réélections de Rafael Correaen Équateur et d’Evo Morales en Bolivie)et du changement avec l’alternance à

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l’œuvre au Salvador, au Panama, auChili. En ligne de mire, fin 2010, après laColombie, les présidentielles au Brésil avecune interrogation ouverte sur le post Lula.Le « virage à gauche » du continentdepuis 2005 s’est accompagné d’un pro-fond renouvellement des élites poli-tiques, avec l’arrivée au pouvoir de nou-veaux leaders, figures emblématiquesd’une gauche plurielle, allant du socialis-me bolivarien du XXIe siècle, à la démo-cratie inclusive du président Lula.Partout, des acteurs issus de la diversité,femmes, représentants des minorités,dirigeants associatifs et syndicaux, émer-gent dans l’espace public et viennentbousculer les formes traditionnelles de ladémocratie représentative.L’Amérique latine se présente aujourd’hui,dans le désordre du monde, comme unpôle de stabilité. Dénucléarisée, exemptede crises majeures, elle est épargnée parle terrorisme international. Cuba en a ter-miné avec l’internationalisme, la perma-nence de différends territoriaux réveillede temps à autre des aigreurs nationa-listes, les guérillas internes (Farc et Elnen Colombie, Sentier lumineux au Pérou)sont en déclin. Seul l’activisme « chavis-te », dont l’emprise régionale marque lepas (sortie du Honduras de l’Alba, dis-tanciation de l’Équateur), entretient unfacteur de tension qui se cristallise enabcès de fixation durable avec le voisincolombien. Ces dernières années ontcependant vu la croissance significativedes programmes d’équipements mili-taires, qui reflète plus la volonté desÉtats d’affirmer leur souveraineté sur leurterritoire, qu’une véritable course auxarmements, au demeurant relative, l’in-vestissement latino-américain ne repré-sentant que 3 % des dépenses militairesmondiales.Enfin, l’Amérique latine s’ouvre sur le monde.C’est un continent totalement ouvert auxéchanges commerciaux, aux investisse-ments privés (ce qui n’exclut pas l’affir-mation d’un souverainisme sur lesrichesses naturelles) mais aussi auxmouvements de personnes, tirant partide sa dualité de terre d’immigration etd’émigration (24 millions de latino amé-ricains résident dans les frontières de

l’OCDE). La diversification de ses rela-tions (traités de libre commerce) traduitune approche avant tout pragmatique auservice de ses intérêts, seul le Venezuelaen faisant un instrument de sa diploma-tie « progressiste ». L’Asie Pacifique faitune entrée en force, la Chine s’imposedéjà comme le deuxième partenairecommercial de l’Amérique latine, et com-mence à y investir. Une nouvelle géogra-phie se recompose, avec un espaceMexique /Amérique centrale arrimé auxÉtats-Unis et un arc andin qui regardevers le Pacifique. Cet axe Pacifique quiprend forme (succès croissant des som-mets de l’Apec) croise désormais la rela-tion transatlantique et ne manquera pasde l’influencer. D’autres acteurs sontaussi à l’œuvre, la Russie, l’Iran, les paysarabes. Aux contacts formalisés avecl’Europe engagés dans les années 1980se sont récemment ajoutés les sommetsavec le monde arabe (Doha, 2009) etavec l’Afrique (Abuja, 2006).

Sur la scène internationaleSur le plan du voisinage, l’Amérique lati-ne affiche une relation plus décomplexéevis à vis des États-Unis dont elle s’estémancipée progressivement, à la faveurdes années de déshérence de l’adminis-tration Bush. Au-delà du bloc bolivarienfaisant de l’opposition frontale àWashington sa marque distinctive, l’ali-gnement inconditionnel sur Washingtonest révolu comme en a témoigné le non àl’intervention américaine en Irak de sesproches alliés (Chili, Mexique) et lecontinent tout entier fait entendre ses dif-férences au niveau des États (réintégra-tion de Cuba au sein de l’OEA, dévelop-pement des relations avec l’Iran) maisaussi de ses sociétés où les courantsaltermondialistes trouvent une terred’élection. Malgré ses rivalités et desintégrations régionales peu concluantes,le continent exprime corollairement uneaspiration nouvelle à l’unité que traduitla multiplication des rencontres (diplo-matie des sommets) et la volonté deprendre en main sa sécurité collective,c’est l’ambition de l’Union des nationssud américaines (Unasur), créée en2007, sous l’impulsion du Brésil, qui

entend être un espace de collaborationrenforcée au niveau politique et militaire.L’Unasur a eu des débuts prometteurs(apaisement de la crise interne enBolivie, règlement de la tension ÉquateurColombie), mais le chemin est long pourqu’elle s’impose à tous comme un méca-nisme de sécurité collective, comme lemontre l’accord militaire conclu entreBogota et Washington qui scelle la pré-sence militaire américaine en Amériquedu sud, après le démantèlement de labase de Manta en Équateur. La relation aux États-Unis demeure quoi-qu’il advienne, fondamentale tant l’inter-dépendance hémisphérique est une don-née objective qui lie les deux Amériques,à l’image de la place de l’immigrationhispanique aux États-Unis, des « reme-sas » en provenance du nord du RioGrande (plus de 45 milliards de dollarssur un total de 60 milliards en 2008). Lademande des latino-américains vis-à-visdes États-Unis est moins celle d’un noninterventionnisme (cf Honduras) qued’un leadership positif respectueux deleurs différences. C’est le sens du nou-veau partenariat proposé par le présidentObama lors du sommet des Amériques, àTrinidad et Tobago en mars 2009, qui aconnu quelques ratés dans cette premiè-re année de mandat, mais qui reste por-teur de promesses s’il se traduit effecti-vement par un véritable dialogue et unecoopération visant à s’attaquer aux mauxstructurels du continent. Reste à savoirs’il pourra se concrétiser, dans un contex-te intérieur qui limite les marges demanœuvre de l’Exécutif (opposition aucongrès, poids de l’agenda interne) et sila diplomatie pourra prendre le pas sur lastricte défense des intérêts sécuritairesnord-américains, pente naturelle de lapolitique dans la région. La mobilisationmassive des États-Unis pour répondre audrame haïtien leur offre en tout cas l’oc-casion de regagner les cœurs dans lecontinent.Au-delà de ses intérêts régionaux, il resteà l’Amérique latine, qui compte troismembres du G20, et deux à l’OCDE, àconquérir une place sur la scène interna-tionale. C’est chose faite pour le Brésil,qui entend acquérir le statut de puissan-

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ce mondiale auquel son poids écono-mique et sa démocratie solide lui per-mettent de prétendre. Il déploie unediplomatie mondiale tant sur le plan mul-tilatéral (G20, OMC, Onu) que régional,en direction des grands émergentscomme des moins développés, de l’Afrique,de l’Asie comme du Moyen Orient, touten consolidant ses relations avecl’Europe, ainsi qu’avec notre pays, dansun partenariat stratégique dont lesdimensions bilatérale, régionale et inter-nationale se répondent soutien à sa candi-dature au conseil de sécurité, initiativesur le changement climatique, travailconjoint sur la régulation de la mondiali-sation). Il n’entend pas pour autantrenoncer à ses solidarités hémisphé-riques, tant son propre essor a besoinpour s’épanouir d’un environnementconforté dans la stabilité. Mise à part ladiplomatie d’influence « chaviste », cesont plutôt dans les enceintes multilaté-rales que les autres pays de la région semontrent actifs, compte tenu de leurattachement traditionnel au multilatéralis-me (la «garantie des faibles contre lespuissants») ; très présents dans les opé-rations de maintien de la paix (notam-ment au sein de la Minustah à Haïti oùl’Uruguay entretient le deuxième plus fortcontingent après le Brésil), ils sont sou-vent engagés aux cotés de l’Europe surles questions touchant aux droits del’Homme, ou au développement (Chilipartenaire historique de l’initiative sur lesfinancements innovants du développement).

Des handicaps persistantsDerrière ces évolutions positives, nombrede défis persistent. Si l’Amérique latineaffiche les indicateurs d’un continent àrevenus intermédiaires, les disparitéssont flagrantes. 34% de la population,soit 189 millions de personnes, viventencore en-dessous du seuil de pauvreté ;la précarité reste le lot du plus grandnombre et l’exclusion sociale inscritedans le paysage urbain. Si la pauvretérecule, les inégalités (du patrimoine, dufoncier, des revenus) résistent, le conti-nent restant le champion mondial en lamatière, et les politiques sociales enga-gées s’attaquent peu à la redistribution,

la fiscalité demeurant, à l’exceptionnotable du Brésil, une des plus bassesdu monde (aux alentours de 15 %).L’égalité des chances et la mobilité socia-le, auxquelles aspire une populationjeune, est encore largement à inventer,face aux médiocres performances dessystèmes éducatifs qui font peu bougerles lignes des hiérarchies sociales tradition-nelles. Porté par les hauts cours desmatières premières dont il est exportateur,le continent peine à jeter les bases de sacompétitivité à long terme, la productivitéest faible, la recherche et le développement,sous financés. La démocratie, y reste fragi-le pour des raisons multiples qui tiennentà la défaillance des institutions, aux scoriesdes dictatures, à l’absence ou à la faibles-se de pacte social, aux tensions socialeset ethniques, à la tradition politique deprésidentialisme et clientélisme, aupopulisme (souverainiste, indigéniste) etsurtout à la corruption et la criminalité. Le narcotrafic dans cette perspective,reste la pathologie la plus grave, quin’épargne aucun pays, à des degrésdivers, à titre de producteur (le Pérou, laColombie et la Bolivie sont les premiersproducteurs mondiaux de cocaïne), dis-tributeur, passeur, blanchisseur de capi-taux ou consommateur. Il se nourrit de lafaiblesse et de la fragilité des États qu’ilcontribue à accroître. L’argent de ladrogue est le fil directeur qui relie ladélinquance aux divers groupes armées(paramilitaires et guérillas en Colombie,maras en Amérique centrale) et qui ali-mente une économie au poids croissant(le blanchiment représenterait jusqu’à1,5% du Pib), qui s’incruste au cœurdes États (Amérique centrale, mais aussile Mexique engagé dans un combat difficilecontre les cartels). Il entretient la violence,la sécurité physique étant aujourd’hui laliberté la moins bien protégée anAmérique latine. Fléau global, il nécessiteun traitement global et interpelle les poli-tiques répressives jusqu’ici mises enœuvre pour le combattre.

Une coopération renouveléeavec l’EuropeLes lignes de force et de faiblesse del’Amérique latine d’aujourd’hui dessinent

le cadre d’une coopération renouvelée del’Europe, et de la France avec ce conti-nent, à l’heure où le monde est en chan-tier. Nous partageons le capital inesti-mable d’une communauté de valeurs,qui nous désigne pour travailler ensembleà la construction du nouvel ordre inter-national basé sur le renforcement de l’ef-ficacité du multilatéralisme, la défensedes droits de l’homme, attaqués au nomdu relativisme culturel, la régulation de lamondialisation dont ce continent connaît àla fois les bienfaits et les dérives. Au cœurdes enjeux globaux (réchauffement cli-matique, biodiversité, normes sociales),les pays latino-américains sont des inter-locuteurs naturels et des alliés potentielssur nombre de sujets et leurs sociétés,une terre d’expérimentation de la gestionsociale de la mondialisation qui peut êtresource d’inspiration pour nos sociétésoccidentales, à la recherche de lien social.Les problèmes auxquels elle fait face(drogue, immigration, cohésion sociale)concernent au premier chef les Européens,du fait de notre position de premier bailleur,premier investisseur, et deuxième/troisiè-me partenaire commercial selon lesannées. Enfin, la crise, qui a mis fin àl’illusion du tout marché, et restauré laplace de l’État dans son rôle de régula-tion et de formulation de politiquespubliques, redonne de l’intérêt au modè-le social européen. L’histoire et la géographie (américainsnous sommes via nos départements desAmériques) nous lient à l’Amérique latine.Mais c’est par nos idées que nous avonspesé sur ce continent, qui s’est réclamédes Lumières pour conduire ses proces-sus d’indépendance, qui a puisé dansnos codes pour bâtir ses cadres légaux,qui a aimé à la folie nos intellectuels etnos artistes. C’est sur notre capacité àconstruire sur ce qui nous unit, notresocle culturel, que nous continuerons àexister sur ce continent. En cette annéede célébrations des bicentenaires desindépendances, il faut plaider pour que,dans le sillage des Bonplan, ClaudeGuay, Lapérouse, la France parte à la (re)découverte de l’Amérique latine. ■

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Nouveaux enjeux géopolitiquesdo

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L’émergence de lapuissance asiatique

On nous avait annoncé une crise financière et c’est la première criseéconomique globale qui vient de se produire.Elle a entraîné unspectaculaire déplacementdu centre du monde de l’Ouest (États-Unis,Europe) vers l’Asie.Cependant, si la Chine,l’Inde et les Étatsd’Extrême-Orient les plus dynamiques ont résisté, le Japon a reçude plein fouet la crise et,pour l’instant, n’a pasréussi à la surmonter.

L a crise économico-financière queconnaît le monde depuis septembre

2008 est unique dans l’histoire. Un payscomme le Japon a perdu 30 % de saproduction industrielle en quelques mois.Le produit intérieur brut (Pib) de ladeuxième économie mondiale a chuté de12,7% en rythme annuel pour les troismois d’octobre à décembre. La produc-tion industrielle nipponne s’est effondréede 38,4% en février par rapport aumême mois de 2008. Les exportationsjaponaises ont plongé dans le mêmetemps de 49,4%. Le chômage explose.Le produit intérieur brut du pays devraitreculer de 6,6 % cette année, l’une desplus fortes baisses des pays de l’OCDE.C’est un exemple parmi d’autres (ainsi laproduction manufacturière a baissé de18 % en Espagne, 14 % en France et enAllemagne et 12 % aux États-Unis)1. Onnous avait annoncé une crise financièreet c’est la première crise économiqueglobale qui vient de se produire.Les États-Unis au premier chef, l’Europeensuite (dont certains pays très grave-ment : Islande, Irlande, Lettonie, Norvège,Hongrie, Espagne, etc.) et presque tousles pays émergents dont la Russie ont étédurement touchés voire laminés par cequi était perçue au départ une crise ducrédit américain2. 27000 milliards dedollars ont été perdus ce qui correspondà plus de deux fois le Pib américain pourun produit intérieur brut en parité pou-voir d’achat (PPA) mondiale de 68000milliards. La dette publique des États-Unis s’élevait en septembre 2008 à10000 milliards de dollars soit l’équiva-lent approximatif de son Pib3. LaurentCarroué, de son côté, annonce le chiffrevertigineux (toutes pertes confondues etmanque à gagner) de 55800 milliardsde dollars soit 103 % du PIB mondial !4

Il s’agit de voir si cette crise a modifié lesrapports de force économique et poli-

tique mondiaux, tant au niveau régionalasiatique qu’au niveau global ?

Conséquences géoéconomiqueset géostratégiques de la crisePremière crise véritablement mondiale,la redistribution des cartes de la puis-sance a bel et bien commencé.L’affaiblissement de l’ouest : le premierconstat majeur des enseignements de lacrise est que le leadership américain estconsidérablement affaibli pour une duréeindéterminée. Bien sûr cela ne veut pasdire que l’influence américaine ne jouerapas, au contraire, mais qu’elle devra separtager avec d’autres acteurs. L’Occident,« l’Ouest» (États-Unis et Europe) va perdrele contrôle absolu des affaires du monde.À l’effondrement de la croissance des grandsÉtats, s’ajoutent la situation d’États carré-ment défaillants (Islande et Irlande, Hongrie,et parmi les grands, Espagne) ; mais ilfaudra également peser la situation éco-nomique et donc leur poids sur l’euro despays d’Europe centrale et orientale. Iln’est pas sûr que les outils du traité deLisbonne soient suffisants pour faire faceà une telle situation de crise. Le rapportde la CIA sur le monde en 2015 estassez explicite sur la chute de la maisonoccidentale : il envisage dans son scénario1 «un monde sans l’Ouest».5

La centralité asiatique s’imposeDe fait, c’est en Asie que le centre dumonde de demain s’est installé. LaChine, et dans une certaine mesure,l’Inde surmonteront la crise, entraînantsans doute avec eux l’espace de l’Asie dusud sauf le Japon qui ne parvient pas àsurmonter ses graves faiblesses structu-relles et qui, au plan stratégique, est prisentre le marteau américain et l’enclumechinoise. Les deux grands pays devraiententraîner dans leur sillage les pays asia-

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Par Jean-François DaguzanMaître de recherches à la Fondation pour larecherche stratégiqueProfesseur associé à l’Université de Paris IIPanthéon-AssasCo-directeur des revues Sécurité globale et Géoéconomie

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tiques les plus dynamiques (Corée duSud, Thaïlande, Indonésie, Taïwan). La crise de l’économie asiatique de 1998avait eu un effet dévastateur tant sur lacroissance de cette région que, plus glo-balement, par ricochet, sur l’économiemondiale. Elle n’avait cependant pasbouleversé les équilibres stratégiques(consacrant seulement l’affaiblissementstructurel du Japon commencé en1991). Qui plus est, cet événementsemble consacrer l’émergence asiatiquecomme principal pôle géostratégiquemondial. Cependant cette crise est diffé-rente de celle de 1997-99. Aujourd’hui,l’Asie s’articule désor-mais autour de la Chineet non plus du Japon (quin’a toujours pas surmon-té son problème structu-rel) et, par conséquent, lasituation chinoise influede plus en plus directe-ment sur sa périphérieprise au sens large6. Cecidit les disparités sontfortes. La crise asiatique ne touche pastous les États de la même façon. Leministre de Singapour voyait récemmentce phénomène différemment trois modèlesde pays :– Un premier groupe qui serait celui des

« vieux dragons ». La croissance de ceséconomies très ouvertes est fortementdépendante des exportations. Singapour,Hong Kong, Taïwan et la Corée du Sudappartiennent à ce groupe. Ils sontdonc tous entrés en récession.

– Un deuxième groupe qui regroupe Indo-nésie, Philippines, Vietnam, Thaïlande,et Malaisie. Ces pays voyant leur crois-sance ralentir, mais devant rester positiveen 2009.

– Un troisième groupe réunissant laChine et l’Inde. Les deux géants del’Asie sont confrontés à des difficultésd’ordres variés et devraient connaîtreune croissance réduite.

– Le dernier groupe ne contient que leJapon, structurellement paralysé.7

Les pays qui avaient été les plus touchéslors de la crise de 1997-1998 ont cettefois ci mieux supporté la crise mondiale.Il faut dire qu’à l’époque ils en avaient

été les auteurs alors que cette fois, ils enont été, à l’exclusion de Singapour (à lafinance totalement externalisée), les vic-times. Comme on l’a montré en intro-duction, le pays qui est le plus affectépar la crise mondiale est le Japon.

Un Japon en décadence ?Le Japon a reçu de plein fouet cette crisecomme si, une fois de plus, il n’avait sutirer aucune leçon des crises du passé.Au point que le ministre de l’Économie etdu Budget nippon a pu dire que son paystraverse la pire crise depuis la secondeguerre mondiale.

Seul point positif, la tech-nologie japonaise demeu-re la première du monde.Mais peut-elle se substi-tuer à tout sur le longterme ? Pris entre le mar-teau américain et l’enclu-me japonaise, le Japonde la deuxième moitié duXXIe siècle pourrait avoirdu mal à exister.

Le changement politique intervenurécemment – le premier depuis 1945 –qui voit l’arrivée des socialistes au pou-voir peut-il infléchir cette tendance à l’ef-facement japonais ? Rapporté à la dégra-dation de la démographie japonaise, on ale sentiment d’un ensemble de signesavant-coureurs qui signe l’affaiblisse-ment structurel et durable de ce pays surla scène mondiale. On est désormais à mille lieux du « Japonfutur maître du monde», image qui futvéhiculée tout au long de la décennie1980.

La Chine résiste… grâce à la ChineLa Chine, qui est le moteur économiquedu monde, subit la crise en raison de l’ef-fondrement de la demande mais sescapacités d’ajustement et d’investisse-ment national sont grandes ; celles del’Inde aussi mais la réactivité de ses diri-geants est sujette à caution. Même l’ar-rogante Singapour a annoncé des pertesconsidérables La Chine, selon le FMI résisterait à larécession mieux que d’autres. Cependant,

« la locomotive du monde», telle quel’appellent certains observateurs, subitdirectement le tassement de l’activitééconomique. La croissance chinoise estpassée de 13 % en 2007 à 9 % en2008, le chiffre le plus faible depuis sixans. Elle devrait s’établir à 8 % pour2009. Le problème est néanmoins quece chiffre aura été atteint en raison duformidable plan de relance interne misen place par le gouvernement chinois etqui engage 4000 milliards de yuans(390 milliards d’euros) soit l’équivalentde 13 % du Pib !8 Le risque est donc devoir s’installer une bulle fondée sur uneffet de croissance sans fondements(relance de la consommation, infrastruc-tures, soutiens aux productions non ren-tables, etc.)9

Cependant, depuis 2008, ce pays estdésormais le premier exportateur mon-dial devant l’Allemagne, la deuxièmepuissance économique (en Pib courant)et la première puissance industrielledevant les États-Unis cette fois10. Il vadevenir très difficile de lui contester cesplaces dans l’avenir.

L’Inde éternel secondLe gouvernement indien s’est illustré enniant farouchement tout impact de lacrise mondiale sur son pays. La réalité l’aréveillé brutalement. Après 5 ans decroissance, 2008 a marqué un net ralen-tissement de l’économie indienne. Entremars 2006 et mars 2008, la croissancemoyenne du Pib indien était de 9,35 %ces cinq dernières années. En 2008 lePib est passé sous la barre des 8 % et lesestimations pour 2009-2010 sont éva-

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1 - Laurent Carroué, La crise mondiale : une ardoise de 55 800 000 000de dollars, http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=1956, p. 8.2 - Russie : le fonds de réserve va être entièrement dépensé en 2010, LesEchos.fr, 22 avril 2009, http://www.lesechos.fr/imprimer.php; rappelonsaussi que Dubaï est en faillite !3 - Texte intégral inhttp://www.lesechos.fr/medias/2009/0422/4856609.jpg4 - Laurent Carroué, op. cit. p. 1.5 - National Intelligence Council, Global Trends 2015 : a TransformedWorld,http://www.dni.gov/nic/PDF_2025/2025_Global_Trends_Final_Report.pdf, p. 366 - Jean Raphaël Chaponnière, Asie émergente: les enjeux de l’aprèscrise, Agence française de développement, 16 septembre 2009, p.3.7 - Discours de S.EM. Burhan Gafoor devant le Club des trente, 19février 2009, http://www.mfa.gov.sg/paris-french/statements/19_FEVRIER_2009.html8 - Brice Pedroletti, La Chine est menacée de surchauffe économique, LeMonde du samedi 14 octobre 2009, p. 1.9 - Wayne M.Morrison, China and the Global Financial Crisis Implicationsfor the United States, Congressional Research Service, op.cit. p. 3.10 - Jean Raphaël Chaponnière, Asie émergente: les enjeux de l’aprèscrise, op. cit., p.10.

Les deux grands paysdevraient entraînerdans leur sillage lespays asiatiques lesplus dynamiques(Corée du Sud,

Thaïlande, Indonésie,Taïwan)

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luées à 7 % et à 6 % pour 2010-2011.La crise pourrait se traduire dans un pre-mier temps par la perte de 10 millionsd’emplois liés à l’exportation sur les 150millions actuels – exportations qui ontbaissé de 12% en 200811. En dépit de ses déclarations optimistes,le gouvernement n’en a pas moinsenchaîné les mesures pour soutenirl’économie. Désormais, le Raj est rentrédans un plan massif de soutien ; mais denombreux mois ont été perdus et quel’Inde risque de payer son retard et l’in-capacité de son gouvernement à assumerses responsabilités12. Dans la compéti-tion à peine voilée qui oppose les deuxgéants pour le leadership régional, cettecrise a révélé un niveau de compréhen-sion, d’analyse et d’action bien supérieurdu côté chinois. L’Inde traîne toujours ses«boulets » traditionnels qui sont une clas-se politique autocentrée à la vision étroiteet un système social archaïque perdurantsous les réformes de façade13. Globalement, les États asia-tiques sont donc dans unesituation difficile maisnon insurmontable14. Laplupart d’entre eux sontcependant tributaires dela reprise chinoise et deleurs propres risquesinternes15. L’évolution géo-politique de cet ensemblerelativement disparate vatenir à sa capacité à s’organiser de façoncollective et solidaire de façon durabletransformant ainsi en atout les premièresactions de concertation engagées par lespays asiatiques et conduites par lanécessité16.

Une redistribution des cartesstratégiques ? C’est en Asie que le centre du monde dedemain s’est installé. La Chine, et dansune certaine mesure et plus difficilement,l’Inde surmonteront la crise, entraînantsans doute avec eux l’espace de l’Asie dusud sauf le Japon qui ne parvient tou-jours pas à surmonter ses graves fai-blesses structurelles et qui, au plan stra-tégique, est pris entre États-Unis etChine et s’inquiète désormais tant de

l’un que de l’autre. Les deux grands paysdevraient entraîner dans leur sillage lespays asiatiques les plus dynamiques(Corée du Sud, Thaïlande, Indonésie,Taïwan, Singapour) qui ont su pour l’ins-tant montré leurs capacités de résilience.La capacité de la région à se structureréconomiquement et à créer de véritablescapacités d’action collective sera le signede l’évolution la plus positive.Dans ce schéma, faut-il considérer quela Chine, voire l’Inde, seraient prêts àprendre les commandes d’un monde«postmoderne ». Les analystes ne voientpas vraiment l’émergence de l’Indemême si personne n’en dénie le poids etla montée en puissance. L’action des« géants » asiatiques doit plus s’analyseren termes de contrepoids de la puissan-ce américaine. «Aucun pays ou groupede pays ne peut aujourd’hui remplacerl’Amérique comme pouvoir global domi-nant. » affirme Robert Blackwill17. En revanche, la Chine est plus vue comme

le pouvoir de demain; maiscette perspective est cepen-dant à modérer. En effet,d’une part on voit uneChine tendant à organiserle monde asiatique sans(ou en marginalisant) lesÉtats-Unis en s’appuyantsur l’action collective pourréduire les effets de lacrise ; de l’autre, sa straté-

gie est vue comme défensive : protéger leParti, le marché intérieur, sécuriser sesinvestissements18. La puissance chinoises’impose de facto plutôt que d’être lefruit d’une politique « impérialiste »19

La capacité chinoise à jouer sur l’espace-monde (Afrique, Amérique latine) n’estplus à démontrer. La crise a rebattu lescartes et affaibli ses concurrents asia-tiques. Tout va dépendre désormais de sacapacité à gérer les contentieux restants(Taïwan, Corée du Nord, îles Spartleys,etc.) – pour certains, dangereux pour lasécurité globale – et de sa propre capa-cité à maintenir sa cohésion politique etsociale20. Peut-on aussi considérer quecette redistribution des cartes peut débou-cher sur des conflits qui ne seraient pasqu’économiques ? Il est vraisemblable

que la Corée du Nord continuera son rôlede perturbateur sans toutefois passer leslignes jaunes. On voit mal une dégrada-tion des relations indo-pakistanaisesallant jusqu’à la guerre. Taiwan, en dépitde la crise récente où Chine et États-Unisse testent, n’est plus un véritable enjeu21.On imaginera plutôt un monde toujourssous tension mais dont l’interdépendan-ce tient lieu de dissuasion nucléaire.Aucun acteur désormais ne peut plus sepasser de l’autre. La compétition va sepoursuivre au-delà des moyens mili-taires. ■

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11 - Michael Demers, L’Inde riposte à la crise économique, WorldPerspective Monde,http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=74412 - Amanda Winguis, L’Inde à son tour rattrapée par la crise écono-mique, http://eco.rue89.com/2009/02/09/linde-a-son-tour-rattrapee-par-la-crise-economique13 - Narendra Kumar Tripathi, Global Economic Crisis and India, IPCS,http://www.ipcs.org/article_details.php?articleNo=272814 - Morris Goldstein & Daniel Xie, The Impact of the Financial Crisis onEmerging Asia, Peterson Institute for International Economics, WorkingPaper Series, October 2009, p. 42-43.15 - « La crise économique mondiale ne s’est pas achevée » selon lesministres, TRT, 11 novembre 2009, http://www.trtfrench.com/trtinterna-tional/fr/newsDetail.aspx?HaberKodu=82edd39e-c1a7-4c7b-b794-db268c8f28dc16 - « Etant donné les motivations qui se cachent derrière le régionalis-me asiatique, la crise économique globale devrait probablement renfor-cer les gains potentiels pour une coopération régionale et qui plus estpromouvoir le soutien à cette idée. » Michael G. Plummer, The GloblaEconomic Crisis and Its Implications for Asian Economic Cooperation,East-West center, Policy Studies 55, p. 47.17 - The Geopolitical Consequences of the World Economic Crisis,op.cit., p. 318 - Brad Setser, Strategic implications of the financial crisis, inEuropean Security Forum, The Strategic consequences of the globalfinancial and economic crisis, ESF WorkingPaper n°31 March 2009,www.ceps.eu, p. 15.19 - How the financial crisis affect EU foreign Policy, in European SecurityForum, The Strategic consequences of the global financial and economiccrisis, ESF WorkingPaper n°31 March 2009, www.ceps.eu, p. 6.20 - Voir Pascal Lorot, Le siècle de la Chine, Choiseul, Paris, 2007.21 - L’annonce de livraisons d’armes pour un montant de 6,4 milliards dedollars a brusquement dégradé les relations sino-américaines, voirLorraine Millot, Chine-Etats-Unis, le couple infernal, Libération du lundi6 février, p. 6-7.

Globalement, les États asiatiques

sont donc dans une situationdifficile mais non

insurmontable

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Les réalités du soft power chinois

Si la Chine veut devenirune puissance de premierplan, elle se doit d’être perçue comme un élément stabilisant des relations internationales.Pour ce faire, elle chercheà soigner son image en mettant en avant un modèle de développement, et propose des réponses à des problèmes tels quela pauvreté et l’environnement.Mais c’est surtout sondiscours «Sud-Sud», en direction des pays en développement, qui assure actuellement le succès du soft powerchinois.

Par Barthélémy Courmont1

Professeur invité à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et titulaire par intérimde la Chaire Raoul-Dandurand en étudesstratégiques et diplomatiques.

L a Chine sera bientôt la premièrepuissance économique mondiale.

Les implications de cette montée enpuissance sont multiples, et nous invitentnotamment à nous interroger sur un pos-sible modèle chinois. Or, pour que ce modè-le s’impose sur le long terme, la Chinedoit offrir un visage acceptable, voirebienveillant. Cette nécessité est bienacquise à Pékin, et le régime déploiedepuis le début du XXIe siècle des effortsconsidérables visant à adoucir sonimage. La Chine s’investit ainsi dans sonsoft power, à coups de défense du multi-latéralisme, d’aide humanitaire, de pro-jets en faveur de l’environnement… maiselle investit surtout beaucoup, par lebiais de sommes pharaoniques dépenséesaux quatre coins du monde dans le déve-loppement d’infrastructures, la mise enplace d’un gigantesque réseau faisant lapromotion de la culture chinoise, ouencore l’organisation d’événements queseule l’empire du milieu semble aujour-d’hui capable de financer et assumer.Tout cela pour offrir un nouveau visagede la Chine au monde. Des Jeux olym-piques de Pékin à l’exposition universellede Shanghai, l’opération grande séductiona commencé, et ce n’est qu’un début !Si la Chine veut devenir une puissancede premier plan, elle se doit d’être perçuecomme un élément stabilisant des rela-tions internationales. Pour ce faire, ellecherche à soigner son image en mettanten avant un modèle de développement,et propose des réponses à des problèmestels que la pauvreté et l’environnement.Mais c’est surtout son discours qualifiéde Sud-Sud, en direction des pays endéveloppement, qui assure actuellementle succès de ce soft power chinois2.De nombreux observateurs chinois, ycompris dans les milieux militaires,recommandent d’accorder la priorité audéveloppement de l’économie et des

stratégies d’influence de Pékin, en jouantnotamment sur l’importance des diasporas3.Ainsi, prenant à contre-courant les déve-loppements militaires aux États-Unis, laChine semble s’orienter en priorité versun développement dans d’autres secteurs,sans pour autant renoncer à ses ambitionsterritoriales, qui demeurent pour l’heurerégionales, le reste appartenant au domainede l’économie et des échanges commerciaux.Cette stratégie officielle depuis 2007 desoft power se fait à l’aide de moyensinédits jusqu’alors, avec le soutien despouvoirs publics, et dans des domainesextrêmement variés. Car la Chine a desarguments de poids en matière de softpower : une histoire plurimillénaire, uneculture raffinée et capable de rivaliseravec l’Occident, et une démographie activequi lui permet de disposer de relais auxquatre coins du monde. Mais en matièrede politique internationale, il ne suffitpas de se reposer sur ses acquis, siimpressionnants soient-ils. Pékin a doncchoisi de mettre son potentiel au servicede ses ambitions. D’un point de vue quan-titatif donc, oui, la Chine a bel et bien lesmoyens de séduire le monde, et elle lesmontre.

Le soft power en Chine : mode d’emploiLa culture chinoise, l’histoire d’une desplus anciennes civilisations du monde, leraffinement de ses arts et de sa calligra-phie, ou encore son héritage sont lespiliers incontournables de ce soft powerà la chinoise. Mais c’est surtout dans lamanière dont ils sont aujourd’hui utiliséspar Pékin, dans le cadre d’une stratégie

1 - Vient de publier Chine, la grande séduction. Essai sur le soft powerchinois, éditions Choiseul, Paris.2 - Yanzhong Huang et Sheng Ding, “Dragon’s Underbelly: An Analysisof China’s Soft Power”, East Asia, vol. 23, n°4, décembre 2006, pp.22-44.3 - Lire notamment Qiao Liang et Wang Xiangsui, La Guerre horslimites, Paris, Rivages, 2003.

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globale, qu’on en découvre les caracté-ristiques. Ainsi, et les dirigeants chinoisl’ont compris, si les acquis culturels ethistoriques constituent des atouts, celadoit s’accompagner d’une véritable stra-tégie. On assiste ainsi à une mise enavant de la Chine sous toutes ses formes,de sa culture plurimillénaire, de salangue (véhiculée par les InstitutsConfucius, dispatchés aux quatre coinsdu globe), de ses arts et de ses capacitésen matière d’aide au développementdans de multiples régions.De même, grâce à d’importants investis-sements, la Chine profite de grands évé-nements internationaux pour présenterau monde son meilleur visage. Ces évè-nements sont d’ailleurs la preuve decette stratégie des autorités chinoises,qui ont saisi les avantages que peut leurapporter le soft power. La Chine ne secontente pas ainsi de développer son softpower, elle le met en scène et le dote demoyens à la mesure de ses ambitionsinternationales. Preuve de cette volontémanifeste de ne plus apparaître commeun géant endormi et vivant en marge dureste du monde, la Chine profite de cesgrands événements pour développer sonactivité touristique et mettre en valeurson patrimoine.Détail intéressant, les dirigeants chinoisne sont pas venus au soft power du jourau lendemain. Le concept fut même railléquand il fut présenté pour la premièrefois à Pékin au début des années 1990,tandis que le politologue américainJoseph Nye venait de le formuler. Lecontexte a évolué progressivement, et sicertains analystes chinois, y comprisdans les milieux militaires, préconisaientdès le milieu des années 1990 de privi-légier le soft power plutôt que de se lan-cer dans une course aux armements per-due d’avance avec les États-Unis, cen’est véritablement qu’au tournant dumillénaire que ce concept a commencé àgagner en influence à Pékin, avant des’imposer progressivement comme unevéritable obsession pour les dirigeantschinois. Les milieux politiques et intellec-tuels chinois continuent cependant dedébattre de la meilleure traduction pos-sible du concept de soft power4. Mais le

principe qui consiste à privilégier desmoyens autres que le hard power, tropcoûteux et à l’efficacité discutable, estdésormais largement soutenu à Pékin.

Le soft power, pour qui ?Le soft power chinois se veut global,mais il s’exerce de manière très forte dansles pays dits du Sud. On remarque ainsique des régions comme l’Asie du Sud-est,l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Amériquelatine sont directement concernées, ence qu’elles bénéficient d’une présence chi-noise de plus en plus nette. L’Asie duSud-est est, depuis maintenant plusieursannées, le pré carré chinois. C’est même àpropos de cette région que les premièresétudes sur le soft power chinois et lerayonnement extérieur de Pékin ont com-mencé à se développer. Elle fut même lelaboratoire de la mise en place du softpower chinois dans les pays du Sud. Enplus de liens économiques et commer-ciaux de plus en plus forts qui garantis-sent à la Chine de précieux partenaires,l’Asie du Sud-est est devenue progressi-vement un lieu de convergences straté-giques, et de reconnaissance du modèlepolitique chinois. Les récents accords delibre échange avec l’Asean confirmentcette tendance.La nouvelle coopération entre la Chine etl’Afrique s’est matérialisée par un pre-mier forum qui réunit en octobre 2000près de 80 ministres des Affaires étran-gères de 45 pays africains. Le deuxièmese déroula en novembre 2003 en Éthiopie,où fut adopté le Plan d’Action d’Addis-Abeba qui évoque les grandes lignes decette coopération dans les domaines poli-tique, économique, commercial et social.À partir de ces deux forums, la «Chinafrique»était née, et s’est considérablement déve-loppée depuis. La Chine a besoin pournourrir sa croissance économique desressources énergétiques dont regorge lecontinent africain, et ce dernier a besoindes aides chinoises pour se développer.Un principe donnant-donnant s’imposedès lors. Mais la présence chinoise enAfrique, qui concurrence celle des puis-sances occidentales, pourrait à termesoulever de multiples problèmes enmatière d’ingérence politique, même si

Pékin se refuse pour l’heure à imposer lamoindre conditionnalité à son aide, sinoncelle qu’on retrouve de manière régulière :ne plus reconnaître diplomatiquementTaiwan.La relation qu’entretient la Chine avec leMoyen-Orient est partie des échangescommerciaux, qui n’ont fait qu’augmenterau cours des dernières années. La « nou-velle Route de la Soie », marquée par lareprise du commerce et de l’investisse-ment entre le Golfe arabo-persique etl’Asie, est désormais animée par de nou-veaux mouvements de capitaux et demarchandises. Au centre de ces échanges,les besoins énergétiques de la Chine, maiségalement un « besoin de la Chine » quise manifeste de plus en plus de la partdes pays de la région, quelle que soit lanature de leur régime et les relationsqu’ils entretiennent avec les autres grandespuissances. L’exportation du soft powerchinois au Moyen-Orient s’est donc para-doxalement faite spontanément, et adevancé l’intérêt que Pékin manifesteaujourd’hui pour cette région et toute stra-tégie de promotion de la puissance chi-noise5. La preuve s’il en est que la Chinea bien les moyens de séduire. Autresigne permettant d’identifier l’émergenced’un soft power chinois au Moyen-Orient,la mise en place d’une stratégie de plusen plus régionale, et ne reposant plusuniquement sur des approches bilatérales.Pékin multiplie les ouvertures d’institutsConfucius, et a lancé au Caire une édi-tion en arabe du magazine China Today.Enfin, le tourisme chinois a fortementaugmenté dans la région, notamment enEgypte. Pour ces différentes raisons, lespays du Moyen-Orient, quelle que soit lanature de leur régime, voient dans laChine un soft power.L’Amérique latine attire depuis quelquesannées Pékin, en grande partie en raisondes réserves énergétiques et minières. Lesous-continent américain intéresse égale-ment la Chine pour ses ressources agricoles.Avec les États-Unis, le Brésil etl’Argentine sont aujourd’hui les princi-paux exportateurs de produits agricolesen direction de la Chine, notamment ence qui concerne les viandes et le soja. Deson côté, la Chine est devenue en

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4 - On dénombre ainsi pas moins de trois traductions différentes duconcept, ruan shili, ruan quanli, et ruan liliang, ce qui indique lesdifférences existant dans l’identification du soft power en Chine.5 - Cet intérêt ne date pas d’hier. Lire à cet égard Zhang Xiaodong,“China’s Interest in the Middle East: Present and Future”, Middle EastPolicy, 1999-02, vol. 6, n°3, pp.150-159.

quelques années un débouché indispen-sable pour les matières premièresd’Amérique latine. Cette présence deplus en plus forte dans le pré-carré amé-ricain témoigne de la capacité de laChine à se substituer à la puissanceaméricaine.En conclusion, il convient de s’attardersur le fait que si la stratégie de softpower de la Chine est aujourd’hui uneréalité, et que les succès sont au rendez-vous, les puissances occidentales et despays comme le Japon étant à leur tour

irrésistiblement attirés par Pékin, lesperspectives d’avenir restent plus floues.En effet, au-delà du soft power, une foisque la Chine aura atteint un degré depuissance exceptionnel, ne peut-oncraindre le retour d’un sentiment d’arro-gance qui se matérialiserait dans lesrelations qu’entretiendrait la Chine avecdes États ou des régions refusant sesfaveurs. De même, la Chine adopte uneposture pragmatique et ne mise pasexclusivement sur le soft power. Lesattributs traditionnels de la puissance,

comme l’outil militaire ou les capacitéséconomiques sont ainsi fortement déve-loppés, à tel point qu’il est possible deconsidérer que le soft power chinoispourrait n’être qu’une transition vers lareconnaissance de la Chine au rang depremière puissance mondiale, tant éco-nomique que politique. ■

L’Inde entre ambitions et contraintes extérieures1

L’Inde fait aujourd’hui figured’élève modèle de la classe despays émergents, en tout cas enOccident tant elle a d’affinitésavec l’Europe et l’Amérique dunord. Elle combine en effetdémocratie et économie demarché ; elle est devenue unallié stratégique des États-Uniset connaît un taux de croissancetel – autour de 8% – qu’elleparaît en mesure de remporterson combat contre la pauvreté. Qu’est-ce qui pourrait bien fairedérailler le train indien ?

Par Christophe Jaffrelot CERI-Sciences Po/CNRS

L ’Inde fait preuve d’une grande stabi-lité politique : « la plus grande démo-

cratie du monde» est maintenant soixan-tenaire sans que ses règles de fonction-nement n’aient eu à souffrir de lamoindre dérive autoritaire, sauf au coursdes 18 mois de l’état d’urgence entre1975 et 1977. Mais d’autres sphères,elles, ont connu des changementsmajeurs qui vont encore s’accentuerdans les années à venir. La libéralisationéconomique amorcée au cours desannées 1990 contribue déjà à l’accrois-sement d’écarts sociaux et géogra-phiques lourds de conséquences pour lejeu politique, y compris dans ses dimen-sions ethno-religieuses, les musulmansfigurant parmi les laissés pour compte dela croissance. Cette croissance est elle-même fragilisée par les retards qu’accu-mule le secteur agricole et la dépendan-ce énergétique dont souffre l’Inde. Enoutre, l’Inde évolue dans un contexterégional qui, lui, est fort instable du fait,notamment, de la variable pakistanaise.Au-delà, le rapprochement indo-améri-cain n’a sans doute pas atteint un pointde non retour et la montée en puissancede la Chine introduit un élément d’incer-titude dans le jeu des puissances enAsie.

L’Inde puissance globaleL’Inde aspire à devenir une puissancemondiale. L’essor que connaîtra proba-blement son économie dans les années àvenir devrait l’aider à acquérir un tel sta-tut, d’autant plus qu’il devrait lui per-mettre de poursuivre la modernisation deson arsenal militaire. Sur cette base,l’Inde a vocation, à l’horizon 2025 dedevenir membre d’un G13 élargi auxpays émergents et même du Conseil desécurité des Nations Unies. Pour quellepolitique étrangère ?L’Inde persévèrera probablement dans lavoie d’une realpolitik mettant l’intérêtnational au-dessus de toute considéra-tion, ce qui n’exclut pas la défense decertaines valeurs lorsque cela servira sonprestige. Cette démarche s’inscrirad’ailleurs dans la continuité de la straté-gie nehruiste de non-alignement que l’ona trop souvent analysée sous l’angle desprincipes et pas assez sous celui de lafarouche volonté d’indépendance natio-nale qu’elle reflétait.L’Inde poursuivra son rapprochementavec les États-Unis de façon pragma-tique, tant que cela n’aliénera en rien sasouveraineté et lui permettra d’accéder à

1 - Cet article est la version courte d'une note de prospective préparéepour le CAP.

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des technologies sophistiquées en atti-rant des investisseurs américains. Maiselle ne sera sans doute jamais un alliéstatutaire des États-Unis. New Delhiattend de Washington qu’elle lui fasse lacourte échelle pour acquérir un statut degrande puissance, mais l’Inde se voitdéjà comme une grande civilisation quin’a donc pas vocation à demeurer dansl’ombre des États-Unis. Dans les annéesà venir, New Delhi ne développera doncsans doute pas une « relation spéciale »comme Tokyo ou Londres. Mais, commel’explique l’expert en questions interna-tionales, Rajah Mohan2, le pays pourratrouver avantageux de collaborer avec lesAméricains dans deux domaines spéci-fiques : la lutte contre le terrorisme isla-mique et le « containment » de la Chine.Au-delà, si l’Inde développe une stratégieglobale spécifique, elle jouera sans doutesur le système politique qui fonde sonsoft power en valeurs : la démocratie.Elle peut en effet être un véritable traitd’union entre l’Occident et le Sud àdémocratiser en tant qu’elle constitue laplus grande démocratie du monde et laplus ancienne de feu le Tiers monde.

Quelle stratégie régionale ?L’Inde essaie d’échapper à sa région,dont elle n’attend pas grand-chose. Maiselle risque d’être rattrapée par elle. Cetteperspective est indissociable de la mena-ce islamiste mentionnée plus haut. Pourla plupart des mouvements islamistesbasés au Pakistan ou au Bangladesh,l’Inde est une terre de Jihad, dont leregain de nationalisme hindou et de vio-lence intercommunautaire a fait unecible prioritaire. Dans l’équation indienne, le paramètre leplus instable, s’appelle Pakistan. Lesdéfis auxquels ce pays doit faire facepeuvent en effet peser sur la trajectoireindienne de manière plus ou moinsdirecte. Une montée en puissance desgroupes islamistes se traduirait sansdoute par une recrudescence du « jiha-disme» au Cachemire indien et ailleursavec, peut-être, le soutien des militaires– voire des civils – qui trouveraient là unexutoire aux tensions internes, tant eth-niques que politiques. Une prise de pou-

voir, par ces mêmes groupes aurait desconséquences plus considérables encore– ne serait-ce qu’en raison de la mobili-sation internationale qui ne manqueraitpas d’en résulter pour éviter que l’armenucléaire ne tombe aux mains des mol-lahs. Une exacerbation des tensions eth-niques au Balouchistan pourrait, elle,déstabiliser la région en faisant – éven-tuellement – entrer l’Iran dans le jeu.L’Inde a toutefois appris à vivre avec unfrère ennemi sur son flanc occidental etelle disposera dans les années qui vien-nent d’une supériorité militaire de plusen plus grande. Cet arsenal lui permet-tra, si besoin est, de revenir en force auCachemire – quitte à y mettre la démo-cratie entre parenthèses et de résister àune offensive conventionnelle duPakistan. Cela avec l’appui des États-Unis.En cas de guerre indo-pakistanaise, laréaction de la Chine constituera lavariable la plus sensible. Longtemps, laChine a été l’ami des mauvais jours duPakistan, un pays qui lui permettait defixer l’Inde sur son front occidental pourl’empêcher de regarder vers l’Asie orien-tale, la chasse gardée chinoise. Pékinrestera sans doute le meilleur alliéd’Islamabad dans la région, mais laChine est susceptible de prendre ses dis-tances en cas de crise indo-pakistanaisesi celle-ci se déroule sur fond de montéeen puissance des islamistes. Premièrementles Chinois peuvent s’inquiéter de la pro-pagation des mouvements islamistes auxpopulations ouïghours. Deuxièmementils sont de plus en plus soucieux de soignerleur image internationale en se plaçant auxcôtés des ennemis du terrorisme.De manière générale, les rapports sino-indiens ne resteront pas nécessairementmarqués du sceau de l’antagonisme.Certes, l’Inde et la Chine seront lesgrands rivaux de demain en Asie. NewDelhi développera encore davantage une« look east policy » qui irrite Pékin et lacompétition entre les deux pays s’exacerbe-ra, notamment pour l’approvisionnementen ressources énergétiques. Aujourd’hui,l’Inde se méfie déjà autant de la Chineque du Pakistan. Mais ces deux payssont susceptibles de faire preuve d’uncertain pragmatisme car leurs priorités,

pour l’instant, sont économiques etsociales : il leur faut rattraper l’Occidentet gérer les effets sociaux, environne-mentaux et politique de la croissance. Ilsdéveloppent des relations économiques –notamment commerciales – qui com-mencent à dissiper l’ignorance mutuelledont ils étaient affligés. Au-delà, ils peu-vent trouver judicieux de co-piloter unezone asiatique de développement – voirede libre échange. C’est d’ailleurs l’idéede Manmohan Singh – dirigée de manièreplus ou moins explicite contre l’Occident :la notion d’un consortium sino-indienque Ramesh Jairam, l’actuel ministre duCommerce extérieur, a appelé «Chindia »est aujourd’hui sous tendue par uneforme de nationalisme post-colonial quine dit pas son nom.En cas de conflit sino-indien, la marcheà la guerre serait sans doute freinée parle jeu des alliances – fussent-elles tac-tiques. L’Inde trouverait auprès desÉtats-Unis un renfort de poids. Cetteassociation exercerait sans doute un forteffet de dissuasion sur les velléités belli-cistes de Pékin. Son impact est d’autantplus propice à la pacification de tensionséventuelles que New Delhi résisteraitsans aucun doute aux efforts deWashington pour impliquer l’Inde dansune offensive contre la Chine si ses inté-rêts vitaux n’étaient pas en jeu.De manière générale, l’Inde fera proba-blement en sorte de rester extérieure auxtensions susceptibles de se développerdans la région : que ceux-ci concernent laChine et Taïwan, la Chine et le Japon, laChine et la Russie – dont elle dépend demoins en moins pour son équipementmilitaire –, l’Inde sera sans doute aumieux un spectateur engagé tant que sesintérêts vitaux ne sont pas en danger.Cette posture s’appuiera sur son refustraditionnel d’alliances risquant de l’im-pliquer dans des conflits qui ne laconcernent pas directement. Elle auraitd’ailleurs intérêt à ne pas s’épuiser dansdes conflits propres, par contre, à affai-blir la Chine. Naturellement, la donnechangerait si Pékin semblait en passe del’emporter. ■

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2 - C. Raja Mohan, « India and the balance of power », Foreign Affairs,vol. 85, n° 4, p. 29 et p. 30.

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Le choc des émotionsdans le monde

Ne peut-on dresser une carte des émotions du monde actuel, comme on dessinaitnaguère des cartesgéographiques ou politiques de la planète ?

Par Dominique MoïsiMembre fondateur de l’IFRI il en estaujourd’hui le conseiller spécial I l y a un peu plus d’un an, en novembre

2008, sortait la traduction françaisede mon livre La Géopolitique des émo-tions. Dans cet essai, qui n’avait paspour but de faire progresser la sciencemais d’éveiller la conscience citoyenne etresponsable de mes lecteurs, je propo-sais une lecture du monde fondée sur lesémotions. Ne pouvait-on dresser unecarte des émotions du monde, commeon dessinait des cartes géographiques oupolitiques de la planète ?Mû par la conviction que l’on ne peutcomprendre la géopolitique sans étudierles émotions collectives des hommes, jeproposais une cartographie du mondebasée autour de trois émotions incon-tournables qui traduisaient toutes un rap-port particulier à la notion de confiance ;l’espoir, l’humiliation et la peur. L’espoir,c’était la confiance et je la rencontraisdavantage en Asie derrière la réussiteéconomique de l’Inde et la Chine.L’humiliation, c’était l’absence totale deconfiance en soi, le sentiment que sondestin était dicté par d’autres, et cetteémotion était omniprésente dans lemonde arabo-musulman. Enfin la peurc’était la perte de confiance en soi, lacrainte de l’avenir et de l’autre, la convic-tion qu’hier était mieux qu’aujourd’hui etque demain serait pire encore. Cette émotion je la voyais grandir sousmes yeux dans mon continent l’Europe,mais aussi de manière plus contradictoi-re, en dépit de la candidature de BarackObama, aux États-Unis. Dans mon livreje réservais un traitement à part aux payset continents « inclassables » à tous ceuxqui de la Russie à Israël, de l’Afrique àl’Amérique latine ne pouvaient êtreréunis autour d’une « couleur dominante»et qui possédaient à parts égales peur,humiliation et espoir. Enfin dans monlivre je parlais des émotions comme ducholestérol, distinguant le bon du mau-

vais, opposant les émotions positives,celles qui permettent à l’homme de donnerle meilleur de lui-même, aux émotionsnégatives celles qui font émerger lesaspects les plus noirs de la nature humaine.La Géopolitique des émotions a dû ren-contrer son public. Aujourd’hui alors quela « version poche » vient de sortir dansla collection « Champs Actuel » chezFlammarion, le livre est traduit ou encours de traduction en vingt langues et laréférence aux émotions n’est plus aussiabsente dans les traitements et com-mentaires sur l’actualité internationale,qu’elle pouvait l’être il y a quelquesannées en dépit du travail sur les passionsde Pierre Hassner ou des fines analysespsychologiques de Stanley Hoffmann.En fait, en 2010, la thèse centrale dulivre, qui était basée sur la convictionque le flambeau de l’histoire était entrain de passer de l’Occident vers l’Asie apris plus de force encore en raison desconséquences de la crise financière etéconomique, une crise qui est loin d’êtrefinie, sur l’équilibre des puissances dansle monde. Aujourd’hui, il serait possiblede dire qu’il y a plus de peur enOccident, plus d’espoir en Asie et aumoins autant d’humiliation dans lemonde arabo-musulman. Tout se passecomme si les couleurs dominantes d’hierétaient devenues plus marquées en l’es-pace d’une seule année, comme si ce quin’était qu’une intuition hier, était devenuune réalité incontournable aujourd’hui.Aux États-Unis Barack Obama a profondé-ment transformé, et de manière positive,l’image des États-Unis dans le monde,mais il n’a pas (pas encore) transformé laréalité de l’Amérique à l’intérieur. Le can-didat de l’espoir continue de faire face àune société profondément divisée et quin’est unie que par la peur.Une peur qui est plus prononcée sansdoute encore en Europe et qui se traduit

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par la montée de réflexes sinon de poli-tiques populistes, du référendum sur lesminarets en Suisse au débat avorté surl’identité nationale en France, sansoublier les émeutes raciales au Sud del’Italie.À la montée de la peur en Occidentrépond celle de l’espoir en Asie et chezdes pays émergents comme le Brésil.Cette confiance ne signifie pas la disparitionde formes agressives de nationalismes. LaChine qui s’irrite de voir l’Amérique refu-ser de la traiter en égal absolu en estl’illustration parfaite. Mais la Chine plusencore que l’Inde a la conviction non pasque l’avenir lui appartient mais qu’elle

retrouve progressivement la place quiétait la sienne jusqu’au début du XIXe

siècle, c’est-à-dire la première.Dans le monde arabo–musulman c’esttoujours l’humiliation qui domine, l’hu-miliation face à des dirigeants qui confis-quent des élections, comme en Iran, oudont la nature sclérosée du régime estune insulte à l’idée même de progrès,comme en Égypte. Humiliation aussi devantun avenir qui semble dépendre totale-ment de l’autre ou être gelé par d’autres,comme dans le conflit Israël Palestine.Aujourd’hui plus encore qu’hier le défiauquel nous nous trouvons confrontéspeut se résumer simplement ; comment

contenir les émotions négatives que sontla peur et l’humiliation et comment ren-forcer cette émotion positive qu’est l’es-poir ? Définir le problème est aisé ; yrépondre est infiniment plus difficile. Cesera l’ambition de mon prochain livre,qui se veut une suite à la Géopolitiquedes émotions et qui tentera d’apporterdes réponses à la question posée dans laconclusion du livre sous l’intitulé «QueFaire ? »Que faire dans un monde où l’Occidentdoit apprendre à vivre avec l’autre qui estdevenu un égal et qui doit être traitécomme tel ? ■

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Philippe Séguin était un homme de passion, de conviction etde détermination. Ceux qui ont travaillé avec lui savent qu'il

fut un patron exigeant et attachant, qui a toujours donné dusens à ses engagements.« Le petit chose », tel aimait parfois se qualifier, avec humour,Philippe Séguin. Pourquoi ? Amoureux de la France, il était néhors de son territoire ; entré à l’Ena, il n’était pas du sérail ; et,homme politique, il n’était pas politicien.La rapidité et la brutalité de son départ accroissent l'émotion quis'attache à la perte d'un ami et d'un patron. D'un ami, rencon-tré lors de mon arrivée à la Cour des Comptes où le décès deGeorges Pompidou l'avait ramené, retrouvé fréquemment àSciences Po, puis lorsqu'il fut député et ensuite ministre desAffaires sociales. D'un patron, exigeant et attachant depuis sanomination, voilà près de cinq ans, à la tête des juridictionsfinancières.Sa carrière politique a été abondamment rappelée et ses traitsde caractère souvent commentés.Mais l'essentiel est ailleurs, là où Philippe Séguin ancra profon-dément le sens qu'il donna tout au long de sa vie aux différentsengagements qu’il assuma : magistrat, haut fonctionnaire, dépu-té, maire, ministre, président de l’Assemblée nationale, Premierprésident de la Cour des Comptes.

La passion de la RépubliqueTrois mots de feu viennent alors à l’esprit : la passion, la convic-tion, la détermination.La passion : celle de la France, celle de la République. De laFrance, il avait non pas une « certaine idée » mais une idée cer-taine, celle de sa grandeur comme de celle de son originalité. Etsa passion, forgée dans la douleur – celle du petit garçon rece-vant la médaille militaire accordée à titre posthume à son père,mort au champ d'honneur – l'anima toute sa vie et irradia tousses choix. Quant à la République, ce pupille de la nation encélébra toujours les valeurs et, gaulliste de gauche, s'évertua enses différents mandats à rétablir en lettres flamboyantes au fron-ton de nos mairies le mot de « fraternité ».Ses convictions ? La première, fondamentale : l’absolue légiti-mité et l’impérieuse nécessité de l’État, seul capable de struc-turer la nation, seul à même de concevoir son avenir. Certainsont dit de lui qu’il était de droite. Ni de droite, ni de gauche,mais structurellement de l'État. D'où son mépris ou ses colèresà l'encontre de ceux qui l'attaquaient ou l'abaissaient. À celas'ajoutait son sens aigu de la responsabilité – aux deux accep-

tions du terme – qui fait la grandeur de la fonction publique auservice de la nation.Ces principes ont fortement marqué de leur empreinte sa déter-mination et son action. Pour ne parler que de la période la plusrécente, il a été animé par le souci constant de rehausser l'indé-pendance de la Cour des Comptes, non pour sacraliser l'institutionmais pour certifier l'objectivité de ses analyses de l'actionpublique, comme par l'exigence d'une rigueur intellectuelle peucommune.Au-delà des appréciations naturellement divergentes affectantcertaines de ses opinions ou de ses décisions, tel est l'essentiel.Belle leçon à méditer par tous ceux, en service public, qui sontau service du public, qu'ils soient élus ou fonctionnaires. ■

Bruno Rémond,Simone Weil 1974Professeur à Sciences PoConseiller maître à la Cour des Comptes

Hommage à...

La grandeur du petit chose1

1 – L’hommage à Philippe Seguin, écrit par Bruno Rémond, a été publié dans La Lettre du cadre territorial du 15janvier 2010

Philippe Séguin

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La revue a déjà rendu comptedu livre de Brigitte Gresy, Petit

traité contre le sexisme ordinai-re. Ce que l’auteur nomme «sexis-me ordinaire» ne relève ni de la dis-crimination ni de l’inégalité avéréemais il s’agit de tous ces petitssignes, ces minuscules blessures,mots et signes de condescendan-ce, de rejet, de paternalisme quiinfantilisent et infériorisent sou-vent les femmes dans les relations

de travail. À travers un certain nombre d’anecdotes prises sur levif, le sexisme ordinaire est ici débusqué avec passion maisaussi humour. Et l’auteur propose une sorte de boîte à outils per-sonnelle pour mener des opérations de résistance au quotidien.(voir site www.sexismeordinaire.com où hommes et femmes sontinvités à raconter leurs propres histoires vécues). Arnaud Teyssier et Béatrice Buguet ont voulu poser trois questionscomplémentaires à Brigitte Gresy.

Le « sexisme ordinaire» est-il ordinaire dans la haute fonctionpublique ou présente-t-il des traits singuliers par rapport aureste de la société et notamment aux autres groupes dirigeants?Le sexisme ordinaire sévit majoritairement dans les grosses orga-nisations de travail hiérarchisées, dans lesquelles peuvent se

développer des effets de groupe et donc le sentiment d’une certaine impunité dans la reproduction des stéréotypes. La hautefonction publique, à laquelle j’appartiens et qui a motivé madémarche, est donc un lieu privilégié de reproduction des systèmes de représentation d’autant que le recrutement desélites est très homogène, qu’elles sont formatées dans le mêmemoule et qu’elles sont donc peu remises en question. Il y a unetolérance au sexisme ordinaire sans commune mesure avec cellequi prévaut pour l’homophobie ou le racisme. Ce qui caractérise la formation de nos élites françaises en effet,dans les grandes écoles, à l’Ena notamment, c’est une culture dela compétition et de la concurrence acharnée. Certes, il fautapprendre à résoudre très vite des tensions et à se donner lemaximum de chances pour prendre la bonne décision mais onn’apprend que très peu la culture de la négociation et la loi quiprévaut est celle de l’individuel qui élimine et non du collectif quigagne. Rien d’étonnant à ce que la mixité aux postes supérieurs de lahaute fonction publique soit perçue plus comme une menaceque comme une exigence de justice, voire un atout de perfor-mance. Les jeux de pouvoir et les jeux d’exclusion règnent ici enmaître et utilisent, envers les femmes, l’arme spécifique du sexismeordinaire. Le rapport de force est favorable aux hommes, en effet,et rien de plus facile, l’air de rien, que de fragiliser les intrusespar des tas de procédés, souvent même inconscients. Et certaines

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aaeena Commission Femmes

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À propos du

Petit traité contre le sexisme

Compte rendu du petit déjeuner avec Brigitte Grésyorganisé par la commission femmes le 9 février :Brigitte Grésy a accepté l’invitation de la commission femmes devenir présenter son rapport sur l’égalité professionnelle et sonlivre sur le sexisme ordinaire.Pour la vingtaine de camarades présentes, elle a rappelé que lesstatistiques sur la situation des femmes dans la vie profession-nelle étaient navrantes, et que l’égalité professionnelle n’était passeulement une question de justice, mais également un facteur deperformance.Elle a exposé ce qu’elle appelle la « boîte à outils de résistance»à toutes les petites attaques insidieuses, tous les petits propossournois qui ont rappelé des souvenirs à chacune d’entre nous.Elle a conclu sur le message que, à compétence comparable etde façon transitoire, les quotas sont une façon d’arriver à la pari-té, et sur la fonction de réassurance et de solidarités des réseauxféminins.

Rappelons, sur ce dernier point, que la commission femmes seréunit le 3e vendredi du mois hors vacances scolaires à 13 heuresà l’association, dans le but de :– renforcer les liens entre anciennes élèves et avec le réseau

«grandes écoles au féminin »,– être une force de proposition et un lieu de vigilance sur les dis-

criminations liées au genre dans la haute fonction publique ;– enfin d’organiser des manifestations amicales.

Pour la commission femmes,sa présidente,Isabelle Antoine Léonard de Vinci 1985

Brigitte Grésy

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femmes qui sont arrivées au faîte des honneurs pratiquent aussice sexisme. Les effets sur les femmes sont les mêmes que dans le secteurprivé : souffrance diffuse, perte de confiance en soi, atteinte àson identité au travail. Pas question pour autant de faire desfemmes des victimes, car si elles prétendent à ces postes à hauteresponsabilité, c’est qu’elles sont bien armées pour le faire. Maisparvenir à marquer ses limites, à dire ses intérêts, à contrecarrerle rapport de force dominant exige des trésors d’énergie et c’estlà un immense gâchis de temps et d’investissement mental. Sanscompter celles qui restent au bord du chemin. Non seulement ondemande aux femmes de pratiquer la double journée pour arti-culer vie familiale et professionnelle mais aussi de faire preuved’une énergie décuplée pour parvenir simplement à leur justeplace. Je parle souvent, à ce propos, de double peine car si lescompétences n’ont pas de sexe, leur valorisation et leur rende-ment dans le monde du travail sont sexuées. Car non seulementles hommes sous-traitent gratuitement aux femmes le travaildomestique et le travail parental qui leur revient, mais encore ilsles payent en monnaie de stéréotypes qui creusent le lit du sexis-me ordinaire : les femmes, parce qu’elles s’occupent aussi desenfants et des parents âgés dépendants, les leurs et ceux de leurconjoint, seraient moins disponibles, moins mobiles et moinsmotivées! Toutes choses dont on démontre chaque jour la fausseté.

En se substituant au principe classique d’autorité et de hiérarchie,le discours «managérial» n’a-t-il pas eu, en fin de compte, deseffets pervers pour les femmes en masquant la pesanteur de biendes stéréotypes?Des effets pervers sont sans aucun doute à déplorer envers lesfemmes, mais essentiellement parce qu’un certain nombre dechoses ne sont pas dites clairement. Le principe classique d’au-torité et de hiérarchie, certes pesant et moins apte à répondre àl’urgence des évolutions modernes, apportait du poids à unefonction en vertu de sa configuration elle-même et non descaractéristiques des individus qui l’occupaient. Un chef était unchef, quel que soit son sexe… Le discours managérial, en met-tant davantage l’accent sur les objectifs à atteindre, introduit lanotion de mérite et de performance individuelle et peut, s’il estmal pensé, minimiser le rôle du collectif et donc le « zèle » àapporter dans la mobilisation des énergies d’une équipe. Le risque est, dès lors, de renforcer des critères d’évaluation trèsandro-centrés, comme c’est le cas aujourd’hui, même s’ils sontprésentés sous les habits d’une fausse neutralité : une valorisa-tion outrancière du présentéisme, de la carrière linéaire, de ladétection des dauphins dans la tranche d’âge précise où lesfemmes font les ? enfants et surtout des critères d’avancementliés souvent à l’exclusive mobilité géographique, à une disponi-bilité temporelle non objectivée par des éléments de transparence,toutes choses qui pénalisent les femmes ayant des enfants et

même plus largement toutes les femmes, lesquelles se voientaffectées du même doute lié à leur sexe ; sans compter « le délitde maternité », véritable scandale de nos organisations de travail,plus fort encore dans le secteur privé, qui freine pendant deuxans la carrière des femmes quand il n’est pas responsable d’uneéviction pure et simple. Le temps et l’espace ne sont pas neutresdans la fonction publique et je m’amuse, dans ce livre, à épinglerle ballet du soir de ces messieurs à Bercy, véritable rituel dereproduction unigenrée des élites.

Quelles conséquences peut-on anticiper, pour les femmes, de laremise en cause des procédures de concours et de classement? Le danger est très lourd de voir tous les hommes systématiquementpréférés aux femmes qui ont des enfants ou susceptibles d’enavoir. Tous les stéréotypes vont bombarder en masse le cerveaudes recruteurs. Ce sera le même syndrome que pour les chasseursde tête qui chassent majoritairement dans des terres masculines.Je suis l’exemple type de celle dont personne n’aurait voulu parrecrutement sur dossier, quelles que soient les notes obtenues àl’Ena : deux jeunes enfants, une formation littéraire, 40 ans ensortie d’école. Élimination garantie sauf si j’avais été une héritiè-re… Seul mon rang de sortie m’a protégée. On risque donc derenouer non seulement avec les stéréotypes, bouclier toujourstrès confortable pour ceux qui n’aiment pas la prise de risque,mais avec le favoritisme. L’urgence est donc d’objectiver très viteles critères de compétence requis pour les postes offerts, de seformer à la déconstruction des systèmes de représentation etmême de penser à des formes d’actions positives en faveur desfemmes. Pas de garantie de la progression de l’égalité entre les sexes sansquatre clés incontournables dont l’Union européenne nous aappris l’efficacité : que les actions pour l’égalité soient portées auplus haut niveau de l’État, à commencer par le conseil desministres, qu’elles soient assorties d’objectifs chiffrés de progres-sion et d’indicateurs de suivi, qu’elles soient évaluées régulière-ment et qu’enfin les responsables soient valorisés ou sanctionnésen fonction des résultats. Et puis deuxième condition essentielle : que les femmes ne selaissent pas faire et qu’elles construisent des réseaux de réassu-rance entre elles et de circulation des informations utiles. Maisque ces réseaux soient aussi des réseaux de solidarité avec lesfemmes non cadres soumises aux mêmes opérations de matra-quage de sexisme ordinaire. On aime à dire qu’il faut 30% depersonnes d’un même sexe pour se sentir à l’aise, pour occupersa place sans déperdition d’énergie. Et ceci doit se jouer non pasdans un affrontement avec les hommes, victimes eux aussi destéréotypes qui les figent dans des habits qui ne sont pas forcé-ment les leurs, mais dans une logique de confrontation oùfemmes et hommes trouvent l’occasion de mieux jouerensemble. ■

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aaeena Conseil d’administration

Étaient présents :Béatrice Buguet, Pierre Dasté, Régis de Laroullière, OlivierMartel, Myriem Mazodier, Jeanne Penaud, Odile Pierart,Antoine Pitti-Ferrandi, Arnaud Teyssier, Bénédicte Thiard etJean-François Verdier, membres du conseil d’administration ;Patrice Diebold et Stéphane Kesler, délégués de section ;

Absents excusés :(avec pouvoir donné à un membre du Conseil d’administration) :Didier Bellier-Ganière, Véronique Bied-Charreton, JeanDaubigny, Sébastien Daziano, Jean-Yves Delaune, ChristineDemesse, Fabrice Dubreuil, Arnaud Geslin, Edmond Honorat,Nicolas Polge, Charles-Henri Roulleaux-Dugage, Isabelle Sauratet Christophe Vanhove.Isabelle Antoine, Patrick Geoffray, Jean-Luc Lebuy, FlorenceLianos et Arnaud Menguy, délégués de section.

Invités :représentants de l’association des administrateurs civilsissus du tour extérieur : Marie Galloo-Parcot, Isabelle Pavis,Jean-François Levêque, Jean-François Pons et Caroline Sordet.

RENCONTRE AVEC LES REPRÉSENTANTS DE L’ASSOCIATIONDES ADMINISTRATEURS CIVILS ISSUS DU TOUR EXTÉRIEURArnaud Teyssier ouvre la séance et présente au Conseil d’admi-nistration les représentants de l’association, nouvellement créée,qui regroupe des administrateurs civils issus du tour extérieur. Illes a invités à venir s’exprimer et présenter leurs projets. Cette rencontre avec notre association, point essentiel de l’ordredu jour, s’inscrit dans le prolongement de contacts noués enjuillet 2008 par l’intermédiaire de Jean-François Verdier etpoursuivis plus récemment par une rencontre avec le Bureau.Les représentants de la jeune association ont également rencontréle directeur de l’École, Bernard Boucault, pour lui faire part deleurs projets.À l’invitation d’Arnaud Teyssier, ils exposent le sens de leurdémarche :– La démarche de l’Association des administrateurs civils du

tour extérieur est une démarche de complémentarité et nulle-ment de concurrence. Au-delà de la diversité des carrières etdes parcours, il s’agit seulement d’être plus efficacesensemble et de partager des valeurs communes, qui sontcelles de l’État et du service public.

– Les administrateurs civils ont passé sept mois à Strasbourg etsont attachés à la formation qu’ils ont reçue. Ils souhaitentconstituer une force de proposition et pensent que notre associa-tion peut les aider à promouvoir leurs valeurs.

– Ils souhaitent également former un réseau qui permette demaintenir les liens entre eux et avec les élèves étrangers du

cycle court, développer des liens durables avec l’École, encoura-ger enfin de nouvelles vocations.

– Ils souhaitent aussi nourrir la réflexion sur le contenu desétudes et des formations dans le domaine du managementpublic.

– Ils ne veulent en aucun cas créer la moindre ambiguïté : il nes’agit pas, pour eux, de revendiquer ou d’usurper la dénomi-nation d’anciens élèves. L’objectif est d’alimenter desréflexions communes, et aussi de mieux faire connaître l’im-portance de la formation délivrée à l’Ena.

Arnaud Teyssier insiste sur le caractère interministériel du corpsdes administrateurs civils, ajoutant que l’aspect "réseau" est fon-damental pour la défense de nos valeurs communes. L’Ena, quia une identité très forte, est une référence en matière de valeurs.Mais la fonction de recrutement et de formation initiale n’est passa seule dimension. Elle a vocation à nouer et entretenir desliens avec tous ceux qui ont été formés en son sein, même sic’est pour des durées différentes.Odile Pierart ajoute que nous avons tout intérêt à défendre unsocle commun de formations différentes. C’est à la fois la voca-tion et l’intérêt de l’Ena.Arnaud Teyssier fait remarquer de surcroît que les recrutements« ministériels » parallèles se développent de plus en plus et quebeaucoup de tendances se développent, qui sont en contradic-tion directe avec le principe fondateur de l’interministérialité.C’est donc une très bonne chose de faire front commun autourde cette dimension essentielle de l’activité administrative, quin’a rien perdu de son utilité ni de son actualité.Jeanne Penaud abonde en ce sens, faisant remarquer que lesanciens élèves de l’Ena ont vocation à défendre cette intermi-nistérialité, et que l’avenir du corps des administrateurs civilsest au cœur de nos réflexions et préoccupations depuis desannées.Myriem Mazodier ajoute qu’il y a déjà un certain temps que lesadministrateurs civils ont une formation de six mois à l’Ena etque leur démarche lui parait normale. Il lui semble que rapprocherles deux réseaux est très judicieux, mais pointe en même tempsun paradoxe observable depuis des années : dans de nombreuxministères, les administrateurs civils du tour extérieur occupentdes postes plus importants et sont plus jeunes que les adminis-trateurs civils issus du concours interne de l’Ena.Comme le rapprochement des deux réseaux lui semble unebonne chose, elle exprime le vœu que la nouvelle associationrecrute largement et ne se limite pas aux dernières promotions,mais prenne en compte les générations plus anciennes.Odile Pierart demande aux représentants de l’association quelssont leurs axes de direction, et quelles actions spécifiques sontenvisagées.

Procès verbal du conseil d’administration du 23 novembre 2009

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Marie Galloo lui répond qu’il s’agit avant tout, dans un premiertemps, de créer un réseau d’information et de communication.L’association attend beaucoup des suggestions que pourra luifaire l’association des anciens élèves de l’ENA.Arnaud Teyssier propose aux représentants de l’association derédiger d’ores et déjà un article pour notre revue afin de faireconnaître leur initiative. Il les invite à être offensifs et proactifsdans un contexte où le métier d’administrateur civil a besoind’être promu et défendu. Notre propre association peut fairecaisse de résonance, mais ils doivent s’affirmer clairement etexister par eux-mêmes.Béatrice Buguet voit un avantage majeur dans ce rapprochement :une homogénéité plus grande dans les méthodes de travail, etsuggère effectivement de travailler ensemble sur l’interministérialité.Régis de Laroullière fait remarquer qu’à raison de trente admi-nistrateurs civils du tour extérieur par an et quatre-vingts élèvesde l’Ena, sur une scolarité de deux ans, la complémentarité estnon seulement souhaitable, mais nécessaire. Le rapprochementde ces deux ensembles, finalement très proches, lui semblecomporter beaucoup d’avantages.Odile Pierart ajoute qu’il faudra bien insister sur le dénominateurcommun qui est l’Ena, école de formation initiale et continue,française et internationale. Ce sont tous ces piliers de son actionsolidaires qui font sa force et son originalité.Stéphane Kesler demande quelle est l’implantation des admi-nistrateurs civils du tour extérieur dans la sphère politique etdans les entreprises. Il lui semble qu’ils sont surtout présentsdans les ministères, et peu dans le privé.Les représentants de l’association répondent que c’est une deleurs tâches premières et immédiates que de mieux appréhenderles parcours et la diversité des administrateurs civils.Arnaud Teyssier conclut en indiquant que nous allons donc faireconnaître leur initiative par l’intermédiaire de la revue, maisqu’il leur appartient d’assumer leur expression nouvelle dans

l’espace de décision politique (DGAFP, Matignon….), sans évi-demment créer de confusion avec le rôle de la représentationsyndicale. Il rappelle à ce sujet que les anciens élèves de l’Enatravaillent très utilement au sein du G16 avec l’USAC.

À l’issue de ce débat, l’ordre du jour est repris :

LE PROCÈS VERBAL DU CONSEIL D’ADMINISTRATION DU 5 OCTOBREDERNIER EST APPROUVÉ.

POINT D’INFORMATION SUR L’ENA.Arnaud Teyssier informe le Conseil des différents contacts qu’ila eus avec des personnalités publiques, notamment des parle-mentaires, au sujet des perspectives d’avenir de l’Ecole. La pro-blématique de la suppression du classement et de ses enjeux abien entendu été au cœur de ces entretiens. Il a constaté queces enjeux étaient clairement perçus par de nombreux interlo-cuteurs.

COCKTAIL ANNUELL’organisation de la soirée annuelle a pris du retard, pour desraisons liées à la disponibilité des lieux possibles. Elle devraitavoir lieu d’ici la fin de l’hiver.

L’ordre du jour étant épuisé, la séance est levée.

B U L L E T I N D ’ A B O N N E M E N T

Je souscris à abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger).

Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de €libellé à l’ordre de l’AAE-ENADemande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs 226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12

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Ils ont dit (ou écrit)

« Tout au long de cette semaine, le commissaire Lenglet et sonadjoint, le commandant Nespoulous, ont accueilli au commissa-riat Yassine Soubella. Ce jeune stagiaire de l’Ena (promotionRobert Badinter), de nationalité marocaine, a découvert les dif-férents services de l’hôtel de police du Puy, accompagnant lespoliciers dans leurs tâches quotidiennes. Yassine Soubella estactuellement en France pour, suivre le cycle international del’Ena. Dans son pays, il est fonctionnaire au ministère de laModernisation des secteurs publics. À son retour au Maroc, auprintemps prochain, il devrait changer d’affectation pourrejoindre le ministère de l’Intérieur, d’où l’intérêt pour le jeunehomme de découvrir les méthodes de travail des services depolice. »L’Eveil de la Haute-Loire, 19 décembre

« Dans le tableau des anciens Africains de l’Ena, la rubriqueCameroun écrase ses deux voisines alphabétiques. Trois élèvespour le Burundi depuis 1949, quatorze pour la Centrafrique et…cinquante-six pour l’ex-colonie franco-britannique ! Le Camerounest le plus prolifique des vingt-sept pays d’Afrique subsaharien-ne ayant envoyé leurs élites dans l’usine à hauts fonctionnaires.Et de loin : en deuxième position, le Sénégal affiche 33 diplô-més. La dominante camerounaise s’explique par la solidité d’unsystème éducatif qui a résisté à l’usure du temps et au recul del’État. De 67,9 %, le taux d’alphabétisation figure parmi les plusélevés en Afrique subsaharienne. « Il y a au Cameroun des com-pétences individuelles remarquables », note un diplomate qui aoccupé plusieurs postes en Afrique. La même source attribueaussi l’attrait pour l’Ena à une « certaine volonté de réussir » quitient à « une forme de patriotisme ». C’en est peut-être la preuve:en 2007, les candidatures au cycle international long ont grim-pé à 477, contre 421 en 2006. Raison avancée par l’Ena : « unenvoi exceptionnel de 98 dossiers du Cameroun ». Dernièreexplication : la tradition administrative, plus aboutie que dansles autres États du continent. Rien d’étonnant à ce que le nou-veau président de l’Ena Afrique – l’association d’anciens élèvesdu continent –, désigné en novembre dernier, soit camerounais :Charles Nanga, inspecteur général à l’Éducation nationale. »Marianne Meunier, Jeune Afrique, 20 décembre

« Marc Firoud, le petit-fils du légendaire Kader Firoud, ancienjoueur et entraîneur franco-algérien du Nîmes Olympique desannées 1950-1960, vient de fêter son entrée à l’École nationa-le d’administration. ‘‘Mon grand-père m’a beaucoup parlé de cetemps-là. Il m’a aussi appris à jouer et m’a raconté des histoiresque je trouve incroyables, moi qui suis né à l’époque du foot-business.’’ Son entrée à l’Ena, l’étudiant l’a vécue comme unecompétition. ‘‘C’est si rare que les candidats de province soientreçus. Pour moi, il fallait d’abord gagner une place de titulaire.Ensuite, je me suis retrouvé en finale. Là, j’ai pensé à mon

grand-père, qui en a perdu beaucoup. Cette finale-là, je voulaisla gagner.’’ »D. Br., L’Equipe, 22 décembre

« Mercredi, Blandine Sorbe, stagiaire de l’École nationale d’ad-ministration, a été invitée par Marie-Thérèse Gourlaouen pourune journée de découverte d’une commune rurale. Élève de lapromotion Robert Badinter, elle en est à la moitié de la formationde deux ans et demi qui s’achèvera en mars 2011. Le cursusétant entrecoupé de stages en alternance, elle est stagiaire à lapréfecture du Finistère depuis septembre jusqu’à la mi-février2010. »Ouest-France, 31 décembre

« Un ancien élève du lycée Carnot de Dijon vient d’être reçu auconcours d’entrée de l’Ena. Son rêve : une carrière au Quaid’Orsay. Une tête bien faite dans un corps sain, telle est la pre-mière impression que dégage Charles Trottmann, 22 ans, quivient de gagner son billet d’entrée dans la prestigieuse Écolenationale d’administration. »Franck Bassoleil, Le Bien public, 4 janvier

Ils ont osé le dire ou l’écrire

« Malgré les bonnes intentions et les déclarations de principe, leshauts fonctionnaires demeurent largement des hommes blancsde plus de 45 ans, issus de milieux favorisés et ayant fait l’Enaou Polytechnique. Les habitudes ont la vie dure dans l’administra-tion. (…) Les promotions de l’Ena comptent moins de patronymesà consonances étrangères que de ‘‘fils’’ et de noms à particules. Enl’absence de statistiques ‘‘ethniques’’, difficile toutefois de mesu-rer la diversité réelle de la fonction publique. »Jessica Gourdon, Acteurs publics, janvier

« Selon Jean- Michel Eymeri, auteur de La Fabrique des énarques(Economica, 2001), 69 % des entrants à l’École nationale d’ad-ministration (Ena) sont issus des catégories sociales supérieures,et, à la sortie de l’école, 80 % d’entre eux monopolisent les troisgrands corps de l’administration (l’Inspection des finances, leConseil d’État, la Cour des comptes). “Avant d’être une école del’excellence scolaire, écrit Eymeri, l’Ena est une école de l’excel-lence sociale ”. On observe le même phénomène à Polytechnique,à l’Ecole des hautes études commerciales (Hec) et à Normalesup. […] Considérant le contenu de l’enseignement à Sciencespo et à l’Ena, Jean-Michel Eymeri constate : “ Le ressort fonda-mental de la transmission des savoirs est le mimétisme ; sonobjet principal, l’inculcation de savoir-faire et de devoir-êtreautant, sinon plus, que de savoirs. ” L’énarque type est “ undominant docile qui a adhéré aux valeurs dominantes de la

L’Ena dans la presse

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société ”. Ce qui ne laisse pas d’inquiéter quand on sait ce quesont aujourd’hui ces valeurs… […] À travers les observations desjurys de l’Ena et les constats des experts, se dessine le portrait-robot d’une oligarchie homogénéisée, dotée d’une culture lacu-naire, conformiste et consensuelle, indifférente ou hostile à toutvéritable engagement. Une oligarchie globalisée, déterritorialiséeet inféodée à ce que le philosophe Pierre Legendre nomme“ l’empire du management ”.Alin Kimmel, « Grandes écoles, la fin de la méritocratie ? »,Le Spectacle du monde, février

« Nos élites, au sein desquelles je place les membres des grandscorps de l’État issus de l’Ena, de Polytechnique, des Mines ou del’Inspection des finances, sont sans doute trop autocentrées surla France et pas suffisamment à l’écoute du monde qui change.[…] J’en parle d’autant plus librement que je sors moi-même del’Ena. Les parachutages d’énarques ou de polytechniciens à latête de grandes entreprises restent une anomalie très française.Elle explique un certain nombre de désastres industriels, dont leplus spectaculaire fut celui du Crédit lyonnais. […] Nousdevrions commencer par nous poser sérieusement la question dela suppression de l’Ena. »José Frèches (propos recueillis par Renaud Revel), L’Express,11 février

« Un jour, l’État recrutera ses plus hauts fonctionnaires hors dusérail de l’Ena, de Polytechnique et de quelques grandes écolesspécialisées. Dans une circulaire publiée au Journal officiel du16 février, François Fillon, le Premier ministre, entrouvre la portedes filières de sélection des principaux dirigeants de l’adminis-tration. Désormais, les postes vacants seront pourvus sur la based’une liste de "candidats potentiels" repérés par les ministres, lesdirecteurs de cabinets et les secrétaires généraux des ministères.Le texte précise qu’il leur faudra "veiller à assurer une diversitéaussi grande que possible des parcours". Et ajoute : "Il convien-dra notamment d’apprécier s’il est opportun de susciter des can-didatures à l’extérieur de l’administration. […] Dans une noteinterne en date du 25 janvier, le ministère de l’Intérieur relevaitqu’entre 2007 et 2009, 46 nouveaux préfets et 156 sous-pré-fets ont rejoint la "préfectorale", dont moins d’un tiers sont desélèves de l’Ena. Parmi eux, "deux Français d’origine immigrée,trois originaires des Antilles, un d’origine kabyle, ainsi que quin-ze femmes préfètes, contre huit au début 2008". Une évolutionencore modeste qui, selon la Place Beauvau, correspond auxnouvelles missions de l’administration de l’État dans les régionset les départements. »Michel Delberghe, Le Monde, 18 février

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Naissances

■ Nelson Mandela 2001Balthazar, fils d’Antoine Seillan et Cléa LeCardeur Seillan, petit fils de James Le Cardeur(Saint Just 1963), et Anne Le Cardeur, né le22 novembre 2009 à Pélin.

■ Copernic 2002Jules, fils de Mostéfa Messaoudi et ClaireLe Fécher, né le 12 janvier 2010 à Paris.

■ René Cassin 2003Marie, fille d’Éric et Laurence Tison, née le22 décembre 2009 à Paris.

Décès

■ Paul Cambon 1953René LANCELLE, survenu à l’âge de 86 ans.

■ Albert Thomas 1955Clément BOUHIN, survenu à l’âge de 83 ans.

■ Guy Desbos 1956André GEORGE, survenu à l’âge de 87 ans.

■ Dix-huit Juin 1958Jacques GUILLOT, survenu à l’âge de 85 ans.

Jean-Eudes ROULLIER, survenu à l’âge de78 ans.

Raymond SANTINI, survenu à l’âge de 78 ans.

■ Montesquieu 1966Jean-Pierre MAGLOTT, survenu à l’âge de78 ans.

Carnet Professionnel

■ Stendhal 1965Jacques TOUBON, conseiller d’état honoraire,a été nommé administrateur de la Cité de l’ar-chitecture et du patrimoine.

■ Marcel Proust 1967François de COMBRET, qui était senior advisord’UBS Investment Bank, a été nommé senioradvisor de Calyon.

■ Robespierre 1970Patrick GAUTRAT, qui était directeur duCentre d’accueil de la presse étrangère, a éténommé conseiller du président du Conseiléconomique de défense.

Louis SCHWEITZER, président de la Halde,et président de plusieurs sociétés du groupeLe Monde, a accepté de prendre le poste deprésident du conseil d’administration de VolvoAB jusqu’à la prochaine assemblée généraleprévue le 14 avril prochain.

■ Thomas More 1971Paul-Henri TROLLE, qui était préfet du Val-d’Oise, a été nommé contrôleur général desarmées en mission extraordinaire.

■ Simone Weil 1974Michel MORIN, qui était préfet de l’Isère, aété nommé préfet coordonnateur de la luttecontre le racisme et l’antisémitisme.

■ Guernica 1976Michel PINAULT, président de la section del’administration du Conseil d’État, présidentdu conseil d’administration du Credoc, a éténommé président du conseil d’orientation del’édition publique et de l’information adminis-trative (COEPIA).

■ André Malraux 1977François THOMAZEAU, qui était directeurgénéral délégué d’AGF, a été nommé conseillerdu président d’Allianz France.

■ Pierre Mendès France 1978Pierre BLAYAU, directeur général de la SNCFGeodis et président-directeur général deGeodis, a été nommé membre du « Comité desuivi de l’engagement national pour le fret fer-roviaire ».

■ Michel de L’Hospital 1979Philippe BELAVAL, qui était conseiller d’État,a été nommé directeur général des patrimoinesau ministère de la Culture et de laCommunication.

■ Voltaire 1980Michel CADOT, préfet de la région Bretagneet d’Ille-et-Vilaine, a été nommé président duconseil d’administration de l’Institut nationaldes hautes études de la sécurité et de la justice.

Jean-François CHAINTREAU, administra-teur de la ville de Paris, qui était sous-direc-teur, délégué adjoint au développement et auxaffaires internationales du ministère du minis-tère de la Culture et de la Communication, aété nommé chef du service de la coordinationdes politiques culturelles et de l’innovation.

Pierre DUQUESNE, Ambassadeur chargédes questions économiques de reconstructionet de développement, a été nommé parallèle-ment ambassadeur chargé de la coordination

interministérielle de l’aide et de la reconstruc-tion en Haïti.

Philippe GROS, ministre conseiller pour lesaffaires économiques et commerciales, délé-gué permanent de la France auprès de l’OMCà Genève, a été nommé conseiller maître à laCour des comptes en services extraordinaire.

André SCHILTE, qui était président de laCour administrative d’appel de Douai, a éténommé chef de la Mission permanente d’ins-pection des juridictions administratives.

Dov ZERAH, conseiller maître à la Cour descomptes, a été élu président du Consistoireisraélite de Paris-Ile-de-France.

■ Droits de l’Homme 1981François ALLAND, qui était directeur régio-nal du commerce extérieur de Rhône-Alpes, aété nommé expert de haut niveau auprès dudirecteur général du Trésor et de la politiqueéconomique, chargé du dialogue avec les exé-cutifs régionaux.

Stéphan CLEMENT, qui était directeur deprojet chargé de la préparation et du suivi dela présidence française du conseil de l’Unioneuropéenne auprès de la déléguée aux affaireseuropéennes et internationales conjointementau ministère du Travail, des Relations sociales,de la Famille, de la Solidarité et de la Ville etau ministère de la Santé et des Sports, a éténommé directeur de projet auprès du secrétai-re général des ministères chargés des Affairessociales.

Patrice OBERT, qui était délégué général dela coopération territoriale au secrétariat géné-ral de la Ville de Paris, a été nommé directeur,chargé de la coordination Campus Universitaireau secrétariat général de la Ville de Paris.

■ Henri-François d’Aguesseau 1982Olivier DARRASON, président de la Compagnieeuropéenne d’intelligence stratégique (CEIS),a été nommé président du conseil d’adminis-tration de l’Institut des Hautes Études deDéfense Nationale (IHEDN).

Pierre DUCRET, directeur des services ban-caires et membre du comité de direction deCaisse des dépôts et consignations, présidentde Sagacarbon et de Fonsicav, a été nomméprésident directeur général de CDC Climat.

Thierry LATASTE, qui était préfet de la Vendée,a été nommé préfet de Saône-et-Loire.

■ Solidarité 1983Jean-Jacques BROT, qui était préfet d’Eure-et-Loire, a été nommé préfet de la Vendée.

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Michel LALANDE, qui était préfet de Saône-et-Loire, a été nommé préfet de la régionRéunion, préfet de la Réunion.

■ Louise Michel 1984Sylvie CHARLES, inspecteur général de l’ad-ministration au Ministère de l’Intérieur, del’Outre-mer et des collectivités territoriales, aété nommée directrice de fret SNCF.

Jacques LOVERGNE, qui était directeur deprojet, chargé du suivi des travaux duParlement européen, a été nommé contrôleurgénéral économique et financier.

■ Léonard de Vinci 1985Marie-Christine ARMAIGNAC, qui étaitdirectrice adjointe, des politiques sociales etdes conditions de travail, à la direction despersonnels de Bercy, a été nommée contrôleurgénéral économique et financier.

Bernard HUCHET, qui était sous-préfet deBéziers, a été nommé conseiller Affaires inté-rieures à la Représentation permanente de laFrance auprès de l’Union européenne.

■ Denis Diderot 1986Christophe CHANTEPY, président de sectionà la Cour nationale du droit d’asile, a éténommé président de la 1ère sous-section de lasection du contentieux du Conseil d’État.

Didier FRANCOIS, qui était sous-directeur del’édition, de la production et de l’information àla direction des Journaux officiels, a éténommé directeur adjoint de la nouvelle direc-tion de l’information légale et administrative(DILA).

Hervé GAYMARD, député UMP et présidentdu conseil général de la Savoie, a été nomméprésident du conseil d’administration del’Office national des forêts-ONF.

Véronique MORALI, fondatrice et président-directeur général de Terrafemina, va rejoindrele au conseil d’administration du Women’sForum.

■ Michel de Montaigne 1988Jérôme HAAS, qui était directeur adjoint,chargé des projets stratégiques et horizontauxde la direction du trésor et de la politique éco-nomique (DGTPE), au ministère de l’Écono-mie, de l’Industrie et de l’Emploi, a éténommé président de l’Autorité des normescomptables.

Alain QUINET, directeur des finances, de la stra-tégie et du développement durable de la Caissedes dépôts, a été nommé parallèlement présidentdu conseil d’administration de CDC Infrastructure.

Bernard SCHMELTZ, qui était directeur desressources humaines du ministère del’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivitésterritoriales, a été nommé préfet du Lot-et-Garonne.

■ Jean Monnet 1990Lionel BEFFRE, qui était préfet de Lot-et-Garonne, a été nommé préfet d’Eure-et-Loire.

Olivier LE GALL, a été nommé directeur ducabinet de Roselyne BACHELOT Ministre de laSanté et des Sports.

Henri SAVOIE, qui était counsel au cabinetSkadden, Arps, Slate, Meagher & Flom LLP,rejoint comme associé au cabinet d’avocatsDarrois Villey Maillot Brochier.

■ Condorcet 1992Marianne LAIGNEAU, qui était secrétairegénéral d’EDF, a été nommée directrice déléguée,en charge des ressources humaines du groupe.

■ Léon Gambetta 1993Benoît LE BRET, qui était associé au bureaude Bruxelles de Gide Loyrette Nouel, devientassocié de ce cabinet à Paris.

■ Saint-Exupéry 1994Jean-Baptiste MAILLARD, qui était directeurde projet chargé d’une mission de clarificationdes modalités de l’action administrative dansle domaine du transport de marchandises parvoie d’eau, a été nommé directeur délégué duservice navigation de la Seine.

Alain TRIOLLE, qui était chef du service dupersonnel et des affaire sociales de la directionde l’administration générale, a été nomméchef du service des ressources humaines ausecrétariat général du ministère de la Cultureet de la Communication.

■ René Char 1995Bruno BACHINI, qui était premier conseillerà la cour administrative d’appel de Paris, a éténommé maître des requêtes au Conseil d’État.

Philippe CANNARD, inspecteur général del’administration, a été nommé sous-directeur,adjoint au directeur de la planification desécurité nationale place Beauvau.

■ Victor Schoelcher 1996Anne AZAM PRADEILLES, qui était chargéede mission auprès du secrétaire général duministère de l’Intérieur, de l’Outre mer et decollectivités territoriales pour la coopérationadministrative, a été nommée directrice duprojet pour concevoir, piloter et animer lacoopération internationale au secrétariat général.

Arnaud STRASSER, qui était conseiller duprésident de Casino, chargé du développe-ment international, a été nommé directeur dudéveloppement et des participations du groupe.

■ Marc Bloch 1997Julien RENCKI, a été nommé chef de service,secrétaire général de la direction générale duTrésor et de la politique économique.

■ Valmy 1998Sylvain MATHIEU, qui était sous-directeurde l’habitat à la direction du logement et del’habitat de la Ville de Paris, a été nommédirecteur adjoint du Centre d’action sociale dela Ville de Paris et parallèlement sous-direc-teur des ressources de ce même centre.

Jean-Philippe MOCHON, qui était conseillerjuridique à la représentation permanente de laFrance auprès de l’Union européenne àBruxelles, a été nommé chef du service desaffaires juridiques et internationales au secré-tariat général du ministère de la Culture et dela Communication.

■ Cyrano de Bergerac 1999Philippe LAFFON, qui était à l’Inspectiongénérale des affaires sociales, a été nommédirecteur de la santé à la Caisse centrale de lamutualité agricole.

Marie-Grâce LUX, qui était inspecteur del’administration au ministère de l’Intérieur, del’Outre-mer et des Collectivités territoriales, aété nommée administrateur de la section desaffaires sociales au Conseil économique,social et environnemental.

■ Averroès 2000Rainier d’HAUSSONVILLE, qui était direc-teur des relations institutionnelles Europe etFrance de Veolia Eau, a été nommé directeurdes affaires européennes de Veolia Environnement.

Arnaud ROFFIGNON, qui était conseiller desaffaires budgétaires et fiscales au cabinet deFrédéric Mittterrand, ministre de la culture etde la communication, a été nommé directeurgénéral de l’Institut national de recherchesarchéologiques préventives-INRAP.

■ Nelson Mandela 2001Elie BEAUROY, qui était chef du bureau dela politique agricole extérieure, du commerceet du développement (Multicom2) de la direc-tion générale du Trésor et de la politique éco-nomique à Bercy, a été nommé secrétairegénéral de l’Agence de participation de l’État.

■ Copernic 2002Frédéric DIEU, qui était premier conseiller à

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enaassociation

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76 / mars 2010 / n° 399

B U L L E T I N D ’ A B O N N E M E N T

Je souscris à abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger).

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Prénom

Adresse

la Cour administrative d’appel de Marseille, aété nommé maître des requêtes au Conseil d’État.

■ René Cassin 2003Rémi DECOUT-PAOLINI, qui était conseillerjuridique au cabinet d’Eric Besson, a été nomméconseiller technique chargé des libertés publiquesau cabinet du Premier ministre François Fillon.

Mathias DUFOUR, qui était conseiller, chefdu Pôle « modernisation de l’offre de soins »au cabinet de Roselyne Bachelot, ministre dela Santé et des Sports, a été nommé directeuradjoint de ce cabinet.

Laurence HERRY-MARION, qui étaitconseiller technique chargé des libertéspubliques au cabinet du Premier ministre, aété nommée directrice générale adjointe de

l’Établissement français du sang, dans lecadre d’un détachement.

Fabrice HEYRIES, qui était directeur généralde l’action sociale au ministère du Travail, desRelations sociales, de la Famille, de laSolidarité, a été nommé directeur général dela cohésion sociale.

Aude MUSCATELLI, qui était administrateurde la section des affaires sociales au Conseiléconomique, social et environnemental, arejoint le Ministère du Travail des Relationssociales, de la Famille, de la Solidarité et de laVille.

George PÖSTINGER, qui était conseiller à l’am-bassade d’Autriche à Tokyo, a été nomméministre conseiller, chef de mission adjoint à l’am-bassade d’Autriche à Riyadh en Arabie Saoudite

■ Romain Garry 2005Matthias FEKL, premier conseiller au tribu-nal administratif de Paris, qui était jusqu’alorssecrétaire général du club « Convictions », aété élu président de ce même club.

Julie NARBEY, qui était directrice de l’admi-nistration et des ressources humaines de l’É-tablissement public du Musée du quai Branly,a été nommée conseillère au cabinet duministre de la Culture et de la Communication.

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Éphéméride

77/ mars 2010 / n° 399 77

midi, les conjurés manquèrent d’assassiner le cardinal. À la mi-avril, Louis XIII quitta Narbonna, laissant Richelieu maladederrière lui. Cinq-Mars et ses amis en profitèrent pour harcelerle roi. Fin mai, accablé par la maladie et pressentant le danger,Richelieu fit son testament et gagna Tarascon, ville considéréecomme plus sûre. En chemin, l’un de ses agents lui révéla lecomplot. L’affaire avait transpiré. À Paris, beaucoup de gens enétaient informés. Marie-Louise de Gonzague avertit Cinq-Mars. Fontrailles fut d’avis de prendre la fuite et de ne pasattendre la vengeance du cardinal. Inconscient, Cinq-Marsrefusa. Toujours fin mai, Louis XIII tomba malade. Le climatdu Roussillon ne lui valait rien. Il décida de rejoindreRichelieu. À Narbonne, le 12 juin, à son réveil, on le prévintque le Secrétaire d’État Chavigny, porteur d’un courrier du car-dinal, demandait à être reçu. Chavigny présenta à Louis XIIIune copie du traité du 13 mars. Le roi ordonna l’arrestationimmédiate de son favori et des autres conjurés. Il envoyaChavigny à Gaston pour le sommer de révéler tout ce qu’ilsavait. Effrayé, Monsieur livra ses complices. Cinq-Mars tentade fuir, mais fut arrêté. On le conduisit avec son ami De Thouà Tarascon, où les attendait Richelieu. L’Éminence reçut ensui-te la visite de Louis XIII. Les deux hommes examinèrent lasituation. Le roi donna les pleins pouvoirs à son ministre etregagna sans plus tarder Fontainebleau. Richelieu fit instruirel’affaire. Terrassé par la fièvre, l’Éminence remonta lentementle Rhône, traînant derrière lui Cinq-Mars et De Thou. Les deuxjeunes gens furent décapités le 12 septembre à Lyon, dans cetteville où ils avaient failli assassiner le cardinal. Au moment où,place des Terreaux, tombait la tête de Cinq-Mars, Louis XIIIregarda la pendule et jeta : «Quel saut a fait Monsieur leGrand!» Richelieu lui écrivit «Sire, vos ennemis sont morts etvos armées sont dans Perpignan».Néanmoins, effrayé par le péril encouru, l’Éminence adressa enoctobre ses exigences au roi. Ce dernier s’inclina. Richelieutriomphait, mais c’était une victoire amère. Le supplice deLyon avait excité la haine générale contre lui. Il déclina. À sonconfesseur qui le pressait de pardonner à ses ennemis, l’Émi-nence répondit fièrement : «Je n’en ai jamais eu d’autres queceux de l’État !» Le 4 décembre, Richelieu mourut. Il avait sur-vécu à peine trois mois à Cinq-Mars. ■

Nicolas Mietton

Au début de l’année 1642, Louis XIII et le cardinal deRichelieu quittèrent Fontainebleau pour Perpignan. La

guerre contre l’Espagne faisait rage en Roussillon1. Cependant,l’Éminence et son maître voyaient les affaires tourner en leurfaveur. À l’automne précédent, révoltés contre le despotismecastillan, les Catalans avaient reconnu le roi de France commecomte de Barcelone2. Quoique très malade, Richelieu abordaitdonc cette campagne avec confiance. Le Principal ministre étaitloin de se douter que, au même moment, un redoutable com-plot s’ourdissait contre lui. Cette «Cabale», comme on l’appe-la, regroupait la famille royale (Gaston d’Orléans, ‘Monsieurfrère du roi’, et Anne d’Autriche), les Grands, les dévots ultra-montains et quelques huguenots. La haine du cardinal et de sapolitique soudait ces gens. Le complot avait un charmant visa-ge, celui du Grand écuyer, Henri de Cinq-Mars, fils de feu lemarquis d’Effiat. À l’origine (1638), c’était une créature deRichelieu. Sachant que Louis XIII ne pouvait se passer defavori, l’Éminence avait habilement présenté à son maître lejeune homme. Le roi s’enticha de Cinq-Mars et fit pleuvoir leshonneurs sur sa tête. Toutefois, la créature échappa au contrô-le de Richelieu. S’estimant mal récompensé, Cinq-Mars seconduisit en enfant gâté. Il tomba amoureux de Marie-Louisede Gonzague, mal vue de Richelieu. Le Grand écuyer rejoignitainsi les ennemis de l’Eminentissime3. Il chambra Louis XIII.Cheminant vers Perpignan, Cinq-Mars montra la misère desprovinces à Louis. Misère imputée au cardinal et à la guerremenée contre l’Espagne. Il convenait de se débarrasser duministre. « Il est cardinal et prêtre – répondit le roi sombrement– je serais excommunié… » Se croyant encouragés par la mau-vaise humeur du souverain, les conjurés redoublèrent d’effortset, pour mieux abattre Richelieu, la Cabale fit appel àl’Espagne.À Madrid, le comte-duc d’Olivares, ministre de Philippe IV,reçut Fontrailles, l’un des courtisans de Gaston d’Orléans.Connaissant la lâcheté de ce prince et l’inconséquence desennemis du cardinal, Olivares demanda des garanties.Fontrailles lui présenta un document par lequel les conjuréss’engageaient à livrer plusieurs places fortes aux armées du Roicatholique4, dès que celles-ci auraient franchi le Rhin.Convaincus, Philippe IV et Olivares assurèrent Gaston de leursoutien. « Pour le repos de la Chrétienté», l’Espagne s’engageaà fournir 12 000 hommes, 5 000 chevaux et 400 000 écus.Olivares et son maître promettaient en outre des pensions àGaston, au duc de Bouillon et à Cinq-Mars. Le 13 mars, le trai-té fut signé. Fontrailles regagna discrètement la France. Dèslors, la machination se mit en route : l’«affaire Cinq-Mars»s’ouvrait. À Lyon, où l’expédition faisait halte sur le chemin du

13 mars 1642 : Le dernier complot contre Richelieu

ça s’est passé…

u en mars

1 - Le Roussillon et la Cerdagne appartenaient alors à l’Espagne et ne devinrent officiellement français qu’en 1659.2 - Le 23 février, les troupes françaises entrèrent dans Barcelone.3 - Il était particulièrement lié à François De Thou, jeune parlementaire et fils de Jacques de Thou, également parlementaire et his-torien.4 - « L’Espagne devra recouvrer après la guerre toutes les places fortes, provinces ou royaumes dont le roi Très-Chrétien s’est déjàemparé ou dont il peut s’emparer… »

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public peut intéresser nombrede nos camarades qui n’ont puen prendre connaissance en sontemps. De plus, la nouvelle pré-sentation de l’auteur pose l’en-semble des problèmes et dessolutions à y apporter:«Certes,le livre, comme Malraux aimaità le dire du cinéma, est aussiune industrie.Toutefois, il n’estpas que cela, il est plus quecela.Le livre,depuis ses débuts,est le compagnon de cetteliberté grande qui,seule,permetau lecteur comme à l’auteurde se façonner de l’intérieur,de comprendre le monde,l’histoire, de supporter de sur-monter les épreuves tant col-lectives que personnelles, detraverser au besoin le désert :en bref de vivre debout et avecles autres grâce à ce paradoxalobjet, à ce recueil de signes,fait pour passer de mains enmains puisque sans transmis-sion, vaine, serait l’humanité».Notre camarade précise plusloin qu’il a tenu à ce que cetravail s’inscrive dans unedimension historique car ilvient de loin, comparativegrâce à une enquête menéedans vingt-cinq pays, et pros-pective, en tentant d’écrire latable des matières dictée parl’intrusion du numérique dansl’univers du livre. De ce triplepoint de vue, il estime que laloi de 1981 reste pertinente ycompris à l’ère d’Internet etses objectifs ont été satisfaits.La preuve en est qu’elle a per-mis de maintenir un réseau dediffusion : 3500 librairies indé-pendantes, 5 000 structuresd’édition, 60000 titres nou-veaux commercialisés et 500millions d’exemplaires venduschaque année.Le rapport ne se contente pasde constater ces résultats: ilémet des propositions nouvellespour que notre politique du

livre soit encore plus active.Deux exemples, l’exemption duplafond des délais de paie-ment ou la négociation detarifs d’expédition des livres,plus avantageux. Il s’interrogeégalement sur la loi Créationet Internet, sur les enjeux dunumérique auxquels sont consa-crés une partie et non desmoindres du rapport: sur sonimpossible définition, sur larecherche du modèle écono-mique, sur la question du pira-tage et du droit d’auteur.Dernière question examinée :la tentation inhérente au modè-le numérique de se passer decertains intermédiaires tradi-tionnels de la chaîne du livre,qui soulève les difficultés de lamédiation du livre numérique.Quoi qu’il en soit, la façon dontchacun façonne ses «biblio-thèques intérieures », pourreprendre ici le beau titre d’unlivre de Brian Stock (EditionsJérôme Million), tout cela estsans doute entrain d’évoluer.Le sujet demeure vaste etnécessite le concours de tous,philosophes, écrivains, édi-teurs… et les lecteurs. Lesâges se succèdent, conclutHervé Gaymard, les sièclespassent, les techniques s’effacentou se sédimentent,mais demeu-re l’essentiel : la quête à jamaisinachevée parce que inache-vable de la liberté intérieure.

■ Le Fils prodigueDenis Dobo-SchoenbergTdB éditions, Versailles, 2009C’est le deuxième roman publiépar notre camarade. Le pre-mier dont nous avons renducompte dans la revue avaitpour titre la Fiancée de l’aubeet son action se déroulait àBerlin au moment de la chutedu mur.Avec Le Fils prodigue,nous sommes dans un passéplus ancien, des années 1929 à

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Il m’est très agréable enouvrant cette boîte à livres,

et sans doute dois-je enoublier, de signaler les prix quiont récompensé un certainnombre d’ouvrages de noscamarades. La plupart ont étédécernés par l’Académie fran-çaise et remis au cours deséances solennelles. Citons,pour 2009, le prix EveDelacroix à Arnaud Teyssierpour Charles Péguy, unehumanité française (Perrin); legrand prix Gobert d’Histoire àGuy Thuillier, pour l’ensemblede son œuvre et, pour 2008, leGrand prix du Roman à MarcBressant pour La Dernièreconférence (Editions de Fallois).Le prix Seligman 2009 a étédécerné par la chancellerie desuniversités de Paris à ChristianVigouroux pour Georges Picart– dreyfusard, proscrit, ministre– la justice par l’exactitude(Dalloz)

■ Pour le livreHervé GaymardGallimard et la Documentationfrançaise 2009

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la Libération. Mais si l’époqueest différente, la qualité durécit est la même et si l’écritures’est affirmée, elle demeureaussi prenante que dans leprécédent roman, mais la sensibilité m’en a paru plusgrande et j’ai été très vite dési-reux d’en connaître le dénoue-ment. Je n’ai pas pris de notes,car je ne veux pas déflorer lerécit, préférant laisser libresceux qui voudront partager leplaisir que j’ai eu à découvrirce livre. Pourtant, et l’auteurme le pardonnera, j’ajouteraiquelques indices pour noscamarades.Très simplement ettrès brièvement, il s’agit d’unadolescent en fugue ; le pèreadoptif, jeune professeur,deviendra avec les années,professeur d’université.L’avant-guerre, la guerre, la Résistancedans un Paris occupé. Onpasse d’une vie calme à unevie dangereuse. En revanche,tout finira bien. Les dernièresphrases du livre : « Il a acceptésans dire un mot. Nous avonséteint la lampe. Et noussommes partis à travers la nuitdouce et noire, où, dans l’ex-trême fond du ciel, brûlait unedernière étoile». Je souhaiteque vous aimiez ce roman à lafois dur et plein de tendresse.

Chargé par l’ancienne ministrede la Culture,Christine Albanel,d’un rapport sur l’évaluationde la loi sur le prix unique ditloi Lang d’août 1981, HervéGaymard a remis son rapporten mars 2009. La versionremaniée à destination du grand

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Grand Siècle peut commen-cer: «Henri IV a été le maîtred’œuvre de l’unité retrouvéemais ces deux bréviairistes,chacun à leur manière, ontapporté leur pierre à l’édifice»,conclut-il. Un livre qui fait uneentrée des plus réussies dansla liste des ouvrages de référen-ce de notre histoire nationale.

■ Le Temps des chimères Hubert VédrineFayard 2009

croyait. Or l’évolution des évé-nements n’a pas correspondu àcette attente. L’auteur étudiecette illusion avec précision,expliquant combien elle a obérénotre vision du monde et de lamarche de l’histoire. Les sché-mas généralement admis ontété balayés par la crise. «Letrain du triomphe occidentalen cachait plusieurs autres,écrit Hubert Védrine: l’émer-gence de nouvelles puissanceset de nouveaux pôles mon-diaux qui s’affirment de façonspectaculaire, pas uniquementcomme de nouveaux marchésmais aussi comme les rivauxéconomiques et concurrentsstratégiques de l’Occident».Nous avons pour ce qui nousconcerne, nous les Européen,été accaparés pendant plus devingt ans par nos problèmes,nos dissensions mêmes : lescontroverses sur la Turquie ensont un exemple, qui illustrebien nos difficultés. Que faireface à ce que l’on nomme avecjustesse les glissements tecto-niques qui nécessiteront, pourêtre stoppés, beaucoup d’intelli-gence de la part des politiquesoccidentales face aux intentionsdes pays émergents dont nousdiscernons avec difficulté lesperspectives de développementet les stratégies.Quelle doit êtrel’attitude de la France? Dans unrapport au président de laRépublique, daté de 2007, l’au-teur a proposé de «combinerouverture, réfor-mes, adapta-tion, solidarités, protection etrégulation». Tâche difficile, sil’on n’y croit pas ou si l’on neretrouve pas confiance en nous-mêmes. La France doit réap-prendre à se projeter dans l’ave-nir vers l’Europe.Et pour parlervrai,encore faut-il penser vrai ets’être débarrassé de ses ori-peaux chimériques. «C’est seu-lement après qu’il sera possible

d’indiquer concrètement auxEuropéens en quoi ils serontplus forts ensemble pour mieuxdéfendre leurs intérêts dans lamondialisation».En achevant sa préface, le 15août 2009, il souligne qu’il n’yrien de plus important «que desavoir si Barak Obama va réussirou non».D’ici 2012,date de la finde son mandat,notre rôle à nous,Européens, est de ne pas assisteren spectateurs mais de marquernotre volonté de participer à cesenjeux gigantesques : c’est unenécessité absolue. Saurons-nousen prendre conscience ?

■ Mission impossible ?Pierre MoscoviciLe Cherche Midi 2009

■ Le Guerrier et lephilosophe

Erik EgnellEditions Cyrano, 2009

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Il faut prendre son temps pourlire cet ouvrage de plus de 500pages: c’est de l’histoire pureet dure, égayée cependant parles textes de deux grandesfigures littéraires et quelquesautres.: « Finalement Monlucet Montaigne, en dépit deleurs différences et de leursengagements contrastés, écritla préfacière, Anne-MarieCocula, méritent d’être com-parés et d’être suivis moisaprès mois, années aprèsannées, comme Erik Egnell achoisi de les présenter». Etrien n’est plus vrai en effet carcet ouvrage, précis dans lesréférences et les événements,nous fait partager la vie et lesengagements de ces deuxgrands Aquitains, héros d’ungrand « roman vrai » de cape,d’épée et… de plume! De labataille de Marignan à l’avè-nement d’Henri IV, ils traver-sent une «époque intense etdouloureuse où le destin de laFrance se jouait en Aquitaine»,que l’auteur fait revivre avecverve et précision. Intitulantson épilogue «Dans une Franceréunie,deux renommées contras-tées», il explique comment, laFrance à nouveau réunie, le

L’auteur poursuit le décrypta-ge du monde actuel commencédans ses précédents ouvrages:Atlas du monde global etContinuer l’histoire. Il s’enexplique dans une excellentepréface qui recense commeautant de pièces justificativesses discours, ses interventionsà des colloques, ses articles, sespréfaces. Son analyse couvrela période 2003-2009 et s’achè-ve sur une série de questionsdans le dernier chapitre titré :«Sauvez la planète». La pério-de qu’il a choisie, permet defaire un constat:où en sommes-nous à l’aube de 2010? Il répondpar une étude fine et passion-nante des moments essentielsqui ont marqué cette période.Rien n’est simple: on envisa-geait, comme il l’écrit, l’avène-ment d’un monde multipolai-re plus juste, plus stable. On y

Lorsque nous avons reçu cetouvrage, nous n’avons pu nousempêcher de penser au livrepublié par Pierre RacineMission impossible (EditionsMidi Libre, Montpellier, 1980),où il narrait ses souvenirs desa présidence à la missiond’aménagement du Languedoc-Roussillon. Bien entendu lesujet de Pierre Moscovici esttout différent: il s’agit de savoir«comment la gauche peutbattre Sarkozy en 2012 ». Danssa conclusion, il nous livre saréponse, qui n’est pas surpre-nante: «Oui, nous le pouvons».

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politique complètement nou-velle, seule susceptible de créerun vrai changement.

■ La Crise de ladémocratie en Afrique.

Stéphane ScriveL’Harmattan 2009

et talent, nous faisant revivreles moments essentiels de cettepériode.En octobre 1990,s’ouvreau palais de Justice de Loméle procès de deux universi-taires impliqués dans la fabri-cation de tracts hostiles aurégime du président Eyadema.Ce procès marque la fin d’unepériode de stabilité politiquequi avait durée plus de 23 anset qui faisait dire alors auxvisiteurs du Togo que ce paysétait «la Suisse de l’Afrique».Cet ouvrage, remarquablementobjectif, passionnera tous ceuxqui s’intéressent à l’Afrique età l’exemple du Togo. Au-delàde la simple relation d’événe-ments, nous partageons lesréactions de l’auteur, particu-lièrement à l’égard de la diffi-culté pour ces pays africainsen proie à des préoccupationséconomiques et confrontés auxpays étrangers, souhaitant qu’ilsaccèdent à un système démo-cratique. Si aujourd’hui le paysa retrouvé un peu de sa stabi-lité d’antan, il demeure fragile.La leçon que l’on peut tirer,est que les problèmes doiventêtre abordés d’une façon dif-férente en faisant un préalabled’une démocratie à l’occiden-tale. Le chemin pour arriver àcet équilibre est difficile etnotre politique devrait changerde langage en laissant chacundes pays choisir le systèmepolitique qui lui convient maisen tenant compte des impéra-tifs économiques et sociauxqui leur sont propres (démo-cratie, gestion rigoureuse desfinances publiques, poids desinvestissements étrangers, etc.).Ce livre nous incite à prendreen considération tous les impé-ratifs d’une politique d’aideaux pays émergents.

■ Gloires du sportMonique BerliouxAtlantica 2005 (réédition)En collaboration avec SergeLaget et Erik Lahmi,l’épouse de

notre camarade Serge Groussard(France Combattante, 1947),nous offre dans Gloires dusport, 249 portraits des plusgrands sportifs depuis l’émer-gence des activités physiquesréglementées au XIXe siècle.Dans la préface, l’auteur, pré-sidente depuis 1993 de laFédération des internationauxdu sport français, a estimé quec’était justice de sortir de l’ou-bli les anciens sportifs quiavaient trouvé la gloire, péren-nisant ainsi leurs actions d’éclat.Il fut décidé de concrétiser cedevoir, en créant et en accor-dant le titre de «Gloires dusport» par un jury réuni chaqueannée. Depuis sa premièrepublication, 249 Gloires dusport furent ainsi sélectionnés.Il s’agit de sportifs de hautniveau, mais aussi de diri-geants, entraîneurs, journa-listes qui eux aussi font partieintégrante de la grande familledu sport.

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Le ton est donné, un livre decombat politique, paru enoctobre dernier, que le sourirede l’auteur sur la page de cou-verture rend moins brutal.Dans son introduction, il nousconfie qu’il n’a qu’une ambi-tion dans cet ouvrage:faire partde sa réflexion méthodiquesur ce que pourrait être «lechemin pour gagner en 2012».Cette ambition n’est pas mince;certains la jugeront excessive-ment optimiste. Il a la convic-tion qu’elle mérite d’être ten-tée et expose son point de vueavec clarté et précision.Le centre de son discours concer-ne les trois crises du socialismefrançais à partir desquelles ilétudie une nouvelle voie fran-çaise des primaires «ouvertes».Un chapitre est consacré aucasse-tête des alliances, dont ilpense que « la solution n’estpas le retour aux combinai-sons de partis hétéroclites etsans principes, chères à laQuatrième République, maisbel et bien une stratégie, qu’ilfaut construire, méthodique-ment, dans les deux ans quiviennent ». S’il est encore troptôt pour engager la campagne,des enseignements peuventêtre tirés du passé. Le premierporte, selon lui, sur nos capaci-tés à mettre la gauche en mou-vement; le deuxième doit être,pour la gauche, une campagnedu XXIe siècle et pas seulementune entreprise de conviction tra-ditionnelle recourant unique-ment aux méthodes du XIXe

siècle, corrigées au XXe ; troi-sième enseignement: le partisocialiste doit à nouveau propo-ser un projet politique capablede rassembler une majoritédes Français autour d’un pro-jet de progrès.Empruntant le titre de saconclusion au slogan de BarakObama:Yes, we can, il expliqueque cette référence ne peutêtre retenue que si le PS tientcompte des exigences d’une

De sa retraite en Corse, notrecamarade a réfléchi sur unpassé qu’il a vécu et nous pro-pose à cette occasion son troi-sième livre, consacré à la crisede la démocratie en Afrique,prenant pour exemple le Togo.Il a été, il y a une vingtained’années, conseiller écono-mique du président Eyadema,aujourd’hui décédé. Il a été untémoin privilégié de ce paysau moment où les problèmeset les difficultés politiques etéconomiques en Afrique sedéveloppaient, et notammentdans l’Afrique Subsaharienne.C’est une page de l’histoire duTogo, écrit-il dans le prologue,qui s’ouvre à l’automne 1990et se ferme à la fin de l’annéesuivante. Dix mois se sontécoulés qui ont vu ce pays,vanté comme un modèle destabilité politique et de relati-ve prospérité économique,dans un continent en pleindésarroi, «rejoindre le pelotondes États livrés aux désordreséconomiques et sociaux».Ce livre est la chronique aujour le jour des événementsrelatés à la fois avec précision

Le portrait de ces «Gloires»sportives présenté par ordrealphabétique commence parClément Ader,père de l’Aviationet inventeur du mot avion ets’achève sur le souvenir deJean Pierre Wimille, meilleurpilote français de voitureautomobile au lendemain dela guerre, tragiquement décé-dé au volant de sa SimcaGordini en 1949. Notre géné-ration comme celles de nos

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(du reste modérées) sur tel outel sujet particulier, de s’y êtredéjà engagé. Ce livre d’uneréflexion juive est une partiedu dialogue qui doit existerentre nos différentes convic-tions, politiques ou religieusesdans une société laïque ».Haïm Korsia a ouvert intelli-gemment dans ce petit livre,un débat essentiel à notreSociété. En 2006, il a consacréun livre au grand rabbin JakobKaplan, figure tutélaire dujudaïsme français, sous le titre:Être juif et français (EditionsPrivé). Tout un programme !

■ La Géopolitique de l’émotion

Dominique MoïsiFlammarion 2010Nous avons estimé que nousnous devions de réserverquelques lignes à cet ouvragedont le sujet nous a beaucoupretenu. Membre fondateur del’Ifri, l’auteur est l’un desmeilleurs spécialistes actuelsdes questions internationales.D’abord édité en anglais, sonouvrage vient d’être traduit enfrançais. C’est une analysenuancée et lucide d’un expert,qui nous oblige à un nouveautype de salutaire exercice deréflexion. Il exprime en effetla conviction qui le conduit àse demander que l’on ne peutcomprendre que le mondeactuel sans s’intéresser auxémotions qui le traversent etbien souvent le dirigent.L’auteur a choisi trois émo-tions primaires : l’espoir, l’hu-miliation, la peur. Pourquoi cechoix, et non la colère, ledésespoir, la haine ou le res-sentiment qui sous-tendentbeaucoup d’événements quenous avons connus dans l’his-toire et dans le monde actuel ?C’est qu’il estime que ces trois

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camarades plus jeunes y retrou-veront des sportifs bien connuscomme Jean Borotra, Jean-Pierre Rives,Jules Ladoumègue,Michel Platini et même GeorgesBriquet, « le roi des radio-reporters», disparu en 1968.En conclusion, même si samodestie doit en souffrir, rap-pelons que Monique Berliouxfut une grande championne denatation, ainsi que sa mèreSuzanne, doyenne des entraî-neurs mondiaux à Tokyo en1964 et responsable de nosnageuses de haut niveau.

■ La Communicationinstitutionnelle

Eric GiulyPuf 2009

Expert réputé dans le domai-ne de la communication insti-tutionnelle, l’auteur nous livre,au moment où il va présider sapropre entreprise, son expé-rience à partir des cours qu’il adonnés à Sciences Po et dansd’autres écoles, comme l’Ena.Ce petit livre est un manuel decommunication institutionnel-le un véritable manuel de stra-tégies. Comme il l’écrit dansl’avant-propos : « Cohérence,continuité, globalité sont deve-nues les pierres angulaires dela communication de l’entrepri-se et des institutions publiques».Ce petit ouvrage a l’ambition,pour reprendre sa propreexpression, d’en convaincre lelecteur. Pour ce faire, il analy-se successivement ce qu’est

1 - L’image corporate est une dimension plus globale quecelle de la réputation, qui se fonde sur des acquis culturels ethistoriques et sur des dynamiques fondamentales de l'entre-prise. Elle cherche à faire évoluer constamment les rapportsentre l'entreprise et l'opinion, en faisant interagir le triptyqueidentité-réputation-relation (NDLR).

l’image corporate1 , ce qu’elleapporte (livre I) auprès dequelles cibles on l’a bâti, quelsmoyens on utilise pour laconstruire (livre III) et com-ment la défendre lorsque celaest nécessaire. Des annexesdonnent un aperçu de la viepratique de la communicationcorporate et une bibliographiede base est fournie par l’au-teur.Ajoutons que des exemplesconcrets accompagnent etillustrent le texte dont desétudes de cas intéressants, casque l’auteur a personnelle-ment vécus. Deux exemplesont retenu notre intérêt : ceuxdes chapitres 1 et 2, sur l’évolu-tion historique de la communi-cation et les pages consacrées àla révolution Internet du XXIe

siècle. Autre exemple la com-munication en mode salarié,c’est-à-dire lorsque l’entreprises’adresse à ses salariés et àceux qui pourraient le devenir.En conclusion, et s’inspirantde Marcel Bleustein-Blanchet,notre camarade écrit : «En2009, le communicant unidi-mensionnel est bien mort.Dansle monde d’hyper-communica-tion qui est le nôtre, saturé parla multiplicité et la diversitédes messages le recours simul-tané coordonné et cohérent àl’ensemble des expertises ettechnique de la communica-tion n’est pas un plus facultatifou accessoire, c’est un impératifcatégorique». À lire par tousceux qui sont confrontés dansleur vie professionnelle à cesproblèmes mais aussi par tousceux que la communicationmoderne intéresse.

■ BioéthiqueHaïm KorsiaOxus, 31750 Escalquens, 2009Ce petit ouvrage, réflexionjuive sur l’Humanité à venirest due au grand rabbin HaïmKorsia, aumônier israélite del’Armée de l’air, administra-teur du Souvenir français,

ancien grand rabbin de Reims.De plus il a siégé de 2005 à2009 au Comité nationald’éthique. Comme l’indique laquatrième de couverture saforte implication auprès del’OSE (Œuvre de secours auxenfants) une grande associa-tion médico-sociale, lui a faitrencontrer des situations diffi-ciles où parfois la misère, lasouffrance et la maladie côtoientla solitude. Dans ce livre pré-facé par le professeur Jean-Claude Ameicen et complétépar une postface de Luc Ferry,l’auteur aborde des questionsnouvelles mais tout autanturgentes : le statut de l’em-bryon, les cellules souches, l’ai-de médicale à la procréation,les mères porteuses, l’euthana-sie, les greffes. Un des intérêtsde cet ouvrage et non un desmoindres, c’est que face à cesquestions essentielles et à nospropres interrogations,il expliquequ’elles «peuvent trouver unécho dans les textes les plusanciens». Compte tenu de saformation et de sa religion,Haïm Korsia estime pouvoirapporter sa contribution à dessolutions pour les croyantscomme pour les non-croyants.Il juge, notamment, nécessairede réviser sur un certainnombre de points la loi sur labioéthique : « Disons-le fran-chement,écrit Luc Ferry,encoreun bon bout de chemin à faireet ma reconnaissance va à monami H. Korsia, quelles quesoient nos divergences de vue

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un certain nombre de noscamarades. Les contributionsde chacun de ces auteurs sontrassemblées autour de cinqthèmes:société,culture,scienceset technologies, économie etpolitique, monde. Ces presti-

gieux écrivains et savants sesont confrontés à la questiondu sens des choses. De leurséchanges sont nées des idéesneuves, des contradictionsrévélatrices qui dessinent unpassionnant panorama de lapensée contemporaine.Mais il y a plus encore! Audétour d’une phrase, l’auteurcite une chanson, et si l’onpouvait l’écouter tout de suite?Il évoque un tableau, unevidéo, un film. Et si on pouvaitles voir ? Il fait référence à unsondage, où sont tenus despropos étonnants et provoca-teurs. Et si on pouvait en dis-cuter avec lui et avec lesautres lecteurs? La réponseest simple: par l’envoi d’un

SMS ou d’un code imprimédans le livre, le lecteur peutaccéder via son téléphonemobile à des hyper-contenusvenant directement enrichirles lignes qu’il est en train delire. Textes, musiques, vidéo,interactivité : les nouvellestechnologies donnent au papierune nouvelle dimension. Àvous de trouver le «sens deschoses» pour le maîtriser etd’aborder cette nouvelle façonnon seulement de lire maiségalement de jouer avec vospartenaires : le mode d’emploiest contenu dans le livre ■

Robert ChelleAlbert Camus 1962

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émotions sont intimementliées à la notion de confianceet tout au fil des pages, nour-ries de nombreux exemples, ilnous montre avec beaucoupd’autorité comment les cul-tures de peur, d’humiliation etd’espoir façonnent le monde.Voici un nouveau et passion-nant regard sur la géopoli-tique actuelle.Nous souhaitons fermer cetteboîte à livres en recomman-dant la lecture de l’ouvrage deJacques Attali, écrit avecStéphanie Bonvicini, titré LeSens des choses, édité chezRobert Laffont. Il s’agit d’unhyper-livre dont les auteursvont de Christophe Aguiton àPatrick Zeldnick, et parmi eux

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Le balancement qui en résulte est passion-nant. Il permet de mieux prendre conscien-ce que, comme le disait de Gaulle, «lesgrandes actions de la France ont l’unité deschefs d’œuvre». Dargent cite, à juste titre,Romain Gary, compagnon d’armes duGénéral et très subtil analyste de l’actiongaullienne : « Il mime et imite l’histoire deFrance, utilisant les ingrédients historiquesde base, images fulgurantes, réminiscenceslycéennes et clichés, enfouis dans le psy-chisme de tout un peuple ‘’sorti du fonddes âges’’. […] Il n’imite ni saint Louis, niJeanne, ni Louis XI : il les imite tous, pre-nant à chacun ce qui lui convient, puisant àpleines mains pour bâtir de Gaulle dans lematériau incomparable que lui offre cemusée imaginaire qu’on appelle la France.» (Ode à l’homme qui fut la France)Une fois le livre refermé, le lecteur – s’il nela possédait déjà – acquiert la certitudedéfinitive que Charles de Gaulle a désor-mais toute sa place non seulement « auxfresques des murs », comme la princessedes contes ou la madone de son enfance,mais dans l’imaginaire des Français.■

Robert Chelle

au moins un trait de caractère qui marquale Général, forma son esprit et contribua àguider son action.» Alain Peyrefitte remar-quait déjà que, dans son musée Grévin per-sonnel, de Gaulle n’accrochait quequelques tableaux sur les cimaises, «selonles besoins du moment, selon les objectifsd’action».Raphaël Dargent a eu l’idée d’en retenirdouze, moins pour leur valeur artistiqueque pour leur signification symbolique: lareddition de Vercingétorix à Alésia, le bap-tême de Clovis, le sacre d’Hugues Capet,Philippe- Auguste à Bouvines, le départ desaint Louis pour la croisade, la libérationd’Orléans par Jeanne d’Arc, l’entrevue dePéronne entre Louis XI et le Téméraire,Richelieu au siège de la Rochelle, LouisXIV à Versailles, Napoléon à Austerlitz, laproclamation de la Répu-blique parGambetta, l’annonce de l’armistice de 1918par Clemenceau. Ces douze tournants del’histoire de France, retracés d’une plume àla fois précise et alerte, sont mis en vis-à-visdes grandes étapes et des fondements del’épopée gaullienne (l’esprit de résistance,la foi, la légitimité, le rassemblement, lavocation de la France, l’incarnation, le réa-lisme politique, l’autorité de l’Etat, la gran-deur, la gloire militaire, la force du verbe, lecaractère).

■ De Gaulle, portrait en douzetableaux d’Histoire de France

Raphaël DargentEditions Jean-Paul Bayol, Alès

Auteur d’un Napoléon III, empereur dupeuple (Grancher, 2009), honoré d’unepréface de Philippe Séguin, RaphaëlDargent est un jeune professeur d’histoireà Strasbourg, animateur d’une petite revued’idées et de commentaires (Libres) etd’un site apprécié (jeune-france.org) d’ins-piration ouvertement gaulliste – il ad’ailleurs été récemment coopté au conseilscientifique de la Fondation Charles deGaulle. Il publie aujourd’hui un épais volu-me qui,après tant de travaux et d’études denature scientifique, trop souvent «déshu-manisés», replacent le Général, d’unefaçon très originale, érudite et chaleureuseà la fois, dans l’Histoire de France, ou plu-tôt dans la légende nationale, dont l’auteurrappelle : « Il l’incarnait à lui seul et résu-mait bien des héros de notre passé. »Tous les grands personnages de notre his-toire, on le sait, peuplaient l’imaginaire deCharles de Gaulle, composant, commel’écrivait François Mauriac, «une tapisseriedont chaque fil est précieux»: «Chacun eneffet, confirme Raphaël Dargent, incarneau moins une valeur, au moins un principe,

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par exemple, ne se plie pas àune chronologie liée à leurenfantement mais à un par-cours visant à mettre en relieftoute leur puissance artis-tique, et ce tant sur le plan dela composition que de l’émo-tion. L’objectif premier deFrançois Chaplin, comme il ledit lui-même, est de faire par-tager à l’auditeur tout ce quecontient l’âme de Chopin,« entre lyrisme et drame,confession secrète et empor-tement fantasque».Au demeurant, dès la premièrepièce jouée – dédicacée parChopin à son élève Mademoi-

selle Laure Duperre – flottedans l’air un climat d’ar-dente prière, dans lequelnotre pianiste conduit demanière prodigieuse chaquenote vers une tension extrê-me, accédant alors à unelégèreté inouïe.Nous serionsbien tentés de comparerFrançois Chaplin à un enfant,mettant toute son applica-tion pour faire des bullesde savon ! À la différence

près que ces bulles sont enco-re sous son emprise lors-qu’elles sont libres commel’air. Ainsi le matériau envibrations compose-t-il unetexture d’une rare finesse.Du lyrisme, chacun des vingt-et-un Nocturnes en est pro-fondément empreint, laissanttoujours la main gaucheimprimer une pulsation ruba-to pour conduire, avec uneductilité féline, les mélodies àleur plus grande puissanceémotionnelle. Une part deleur secret réside peut-êtredans leur infime mais osten-sible variation intégrée àchaque répétition. Par exemple,le n°1 de l’opus 9 permet dese faire une bonne idée decette manière de construirele discours musical. Lors, telle portrait de Marylin Monroedécliné en différentes cou-leurs par Andy Warhol, lesujet évolue à travers toute unepalette de nuances expressives.Le drame lui aussi court toutau long de ces magnifiquespages. Il est plus particulière-

« Nouvelles musiques, nouveaux talents « (NMNT)En ce mois de mars, peut-être est-ce l’approche du printemps qui suscite autant de création, toujours est-il que la sève monte dans les nouveautés que nous vous proposons ! Et la douceur en est le maître mot :arrangements soyeux pour les uns, voix caressantes pour les autres, jeu ductile pour toutes. Ainsi vous régalerez-vous de Chopin, avec un François Chaplin au sommet de son art dans ces Nocturnes ;vous continuerez avec bonheur grâce au nouvel album de Lokua Kanza, un petit joyau de beauté et desimplicité, mais aussi avec nos deux vocalistes, chacune avec son style, Nancy Vieira et Sofia ReiKoutsovitis. Seuls les projets du guitariste David Chevallier et du clarinettiste basse Thomas Savy nous sortiront decette atmosphère ouatée : jeu paroxystique et lâcher prise pour le second, mélanges des esthétiquesbaroque et contemporaine pour le premier.Vous en redemanderez ! Bonne écoute !

N.B.: le symbole ❤��❤ signale nos nouveautés «coup de cœur». Cela ne minore en rien le caractère exceptionneldes autres œuvres présentées.

■ MUSIQUE ROMANTIQUE CHOPIN❤��❤ NOCTURNES❤��❤

François CHAPLIN, pianoYamaha (Réf. : ZZT100203.2 – ZigZag Territoires – Harmoniamundi – 2010)Le nocturne est à FrédéricChopin (1810-1849) ce que lequatuor à cordes est à JosephHaydn (1700-1798), un labo-ratoire d’écriture dans lequeltoutes les possibilités expres-sives et stylistiques sontexplorées. Aussi ces vingt etun nocturnes peuvent-ils êtreconsidérés comme la quintes-sence de l’œuvre de FrédéricChopin. Quant à FrançoisChaplin, dont nous étionstombés sous le charme à tra-vers son très bel enregistre-ment des Préludes1 pourpiano de Claude Debussy(1862-1918), il nous enchan-te ici une nouvelle fois. Dureste, s’il avait joué lesPréludes sur un fabuleuxpiano de la marque Steinway,aux résonances envoûtantes,

là, il choisit de nous faire sesconfidences avec les chaleu-reuses et profondes vibra-tions d’un Yamaha. Il est vraique François Chaplin accor-de à la sonorité de son instru-ment une importance capita-le. Sonorités pétries sansrelâche, pour en faire exsuderdes senteurs des plus déli-cates, laissant émaner desmélodies de Chopin,aux galbessans nuls autres pareils, uneatmosphère d’intime recueille-ment, voir d’introspection.Il faut dire que tout est mûre-ment réfléchi dans cette inté-grale. L’ordre des nocturnes,

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1 - Il y a déjà huit ans. Cf. Ena mensuel, février 2002.

ment présent au cœur del’harmonie qui amène toujoursle morceau vers un irrésistibleapogée, un climax nous atti-rant vers les cimes du grandfrisson musical.Accord mineurs’éclairant en majeur, accordspivotants autour d’une mélodies’immobilisant sur une seulenote et progressions harmo-niques ensorcelantes sontautant de procédés merveilleu-sement combinés par Chopin.Certaines pièces contiennentparfois quelques échappées fan-tasques. De grandes gammes,étoiles filantes dans un calmecrépuscule,embrasent alors toutle clavier. Fantasque aussil’arrivée de rythmes pointésde mazurka après une ronded’arpèges des plus tranquilles,comme dans le deuxième noc-turne de l’opus 48 ou le premierde l’opus 27.Si François Chaplin parle deconfession secrète au sujet deces nocturnes, ce n’est pas unhasard. En effet, lui-mêmesemble toujours livrer, à tra-vers sa grande musicalité,une part très intime de sonêtre. La sensibilité n’est pasici un vain mot tant elle irra-die ces enregistrements. LesOpus posthumes, notammentcelui en ut dièse mineur, serévèlent peut-être les plussaisissants, parce que quasitestamentaires.François Chaplinen fait aussi des hommagesremplis d’une infinie compas-sion dans lesquels il devientFrédéric Chopin par la grâcede son jeu. D’aucuns, à l’aunede ces disques, penserontpeut-être aussi à Glenn Gouldà l’écoute de quelques petitsfredonnements de l’interprète.Au demeurant, pour l’uncomme pour l’autre, le pianoet leur voix sont indisso-ciables. Quand la musique est

portée par des ailes aussigrandes, c’est l’humanité entièrequi s’élève. Ne restez pas ausol et prenez votre envol avecFrançois Chaplin!

■ MÉTISSAGES ET INCANTATIONS

LOKUA KANZA❤��❤ NKOLO❤��❤

(Réf. : WVF010 – World Village– Harmonia Mundi – Mars 2010)Rien de démonstratif chezLokua Kanza. L’homme estpudique, d’humeur médita-tive et semble comme en ape-santeur. Il réserve ses mots,regarde, écoute, sourit. Maisson seul regard révèle lalumière intérieure qui l’habi-te et dont les rais transpor-tent tout à la fois bonheurs etsouffrances, pleurs et rires,doutes et révélations, crainteset espérances, mais surtoutamour des hommes et de saterre. Chanteur, compositeuret auteur, guitariste, arran-geur et producteur, trouba-dour métis de père congolaiset de mère rwandaise, Lokuaest installé en France depuisvingt-cinq ans. Après un pre-mier album publié en 1992,qui sera un grand succès (prixdu «Meilleur album africain»aux Africar Music Awards), ilassure les avant-spectacles deJean-Louis Aubert, PatrickBruel et Youssou N’Dour.Quatre albums suivront, dontl’un lui assurera trois nomi-nations aux 11e Victoires dela musique, et tous, plusieurstournées dans le monde entier,du Sénégal à l’Espagne, del’Allemagne au Canada, duBrésil à Los Angeles. Il vasans dire que son nouvelalbum,Nkolo,était fort attendu !Mais d’où lui vient cetteapparente facilité, cette cha-leur dans la voix, cet art de la

mélodie et du rythme suggé-ré? Ses parents n’y sont évi-dement pas pour rien: son pèreest issu de l’ethnie Mongo,

de jazz Pierre Cullaz (CIM).Rapidement, le multi-instru-mentiste mêle sa voix à celle(s)de la communauté musicale

africaine, accompagne RayLema, Papa Wemba, Sixun,Manu Dibango... Depuis, ilne cessera de développerses projets sur scène commeen studio. Des projets mar-qués par un métissage musi-cal et culturel, proposant unefusion parfaite (c’est-à-direimperceptible) entre Nordet Sud.C’est le cas de ce nouvelopus, qui chanté à la fois en

lingala, portugais et français,témoigne de l’univers trian-gulaire dans lequel évoluenotre homme: Europe,Afriqueet Brésil. Trans-culturel, ins-tinctif et baignant dans unelumière intérieure qui irra-die, Nkolo concilie ainsi com-plétude et sobriété, chacunde ses titres pouvant se com-parer à un pastel au grainempreint de douceur et d’in-tensité. Dès les premièresnotes de kalimba et la voixpure qui s’élève comme parmagie dans Elanga Ya Muinda,le premier morceau,nous avonsété complètement conquis.Leschœurs ne tardent pas entrer,écrin de choix pour une mélo-die simple mais vibrante. Lamagie continue d’opérer avecles arabesques de Dipano etles parfums de «negro spiri-tuals» de Mapendo, Yalo etOh Yahwe, les deux dernierstitres. Mais le charme atteintson comble avec des mor-ceaux comme Nakozonga etson refrain lancinant, sa ryth-mique, à peine esquissée etpourtant diablement efficace,mais également sa guitarequi semble échappée d’unorchestre high life. C’est éga-

férue de polyphonies et samère est native des montagnesdu Rwanda, pays réputé pourle raffinement de sa musiquede cour ; l’un et l’autre l’ontainsi sensibilisé dès ses pre-miers jours à la beauté desmélodies et il a commencé àpratiquer le chant dans leséglises tout en explorant lamusique à la radio, la télévi-sion, dans la rue, les clubs etles concerts. Mais c’est à trei-ze ans que sa vocation se révè-le : après avoir vu MiriamMakeba sur scène, il sait qu’ilveut devenir chanteur. Il partse perfectionner au conserva-toire de Kinshasa, où ses pro-fesseurs le disent «brillant»,«bosseur»,«les oreilles grandesouvertes» et «constammenten quête»... En deux mots :«très doué».Outre les guitareset mandolines (acoustiques etélectriques,classiques, tradition-nelles ou modernes), Lokuamanie en expert la sanza, lepiano, les claviers, la basse,les percussions et la flûte. Lejeune homme commence àcreuser son sillon tout aulong du golfe de Guinée, duZaïre à la Côte d’Ivoire. En1984, il part à Paris pour ysuivre les cours du guitariste

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plus singuliers guitaristes desa génération, David Chevalliera toujours axé son travail surles innombrables possibilitéstimbrales de ses instrumentsainsi que sur l’éclatement desformes musicales, comme il apu notamment l’illustrer ausein du trio de Laurent Dehorsou du quintet d’Yves Robert.En 1999, il forme son groupe,Pyromanes, avec Yves Robert,Michel Massot et DenisCharolles2. Cette formationsera l’épine dorsale de tousses projets à venir que ce soiten grandes formations oudans le cadre de petites formes.Commande de l’État,GesualdoVariations est dans la conti-nuité des précédents projetsentrepris par David Chevallier.Une nouvelle fois, il associedes artistes, emblématiques,venus d’horizons différents,au sein d’une création aty-pique et inclassable.Car ce n’estpas de la musique baroque, cen’est pas du jazz, ce n’est pasde la musique contemporaine.C’est un peu tout cela. Touten développant une cohéren-ce propre, David invente denouvelles formes et un nou-veau langage, faits de super-positions mélodiques, harmo-niques et rythmiques, quis’ingénient à trouver les clésde passages entre la musiquede Carlo Gesualdo (1566-1613), grand représentant,aux côtés de Luca Marenzio(v.1553-1599) et de Monteverdi(1567-1643), du madrigal ita-lien, et celle de DavidChevallier et ses complices.Tous ensemble, ils investis-sent l’espace musical tantôten épousant les lignes dessi-nées – et souvent profondé-ment modernes – par Gesualdo,tantôt en s’en détachant tota-lement, comme pour mieux

surligner les oppositions ou aucontraire les rapprochementspossibles.Carlo Gesualdo a laissé unetrace troublante dans l’histoi-re de la musique. Les pulsionssadiques et masochistes, lapuissance créatrice et les élansmystiques se confondent dansson œuvre et dans son exis-tence. David Chevallier n’apas été directement inspirépar l’image que le «composi-teur assassin» a laissée dansles mémoires, mais plutôt parla complexité du contrepointet la trame harmonique, aussiriche qu’imprévisible – allantjusqu’aux limites de la tonali-té,avec quelques siècles d’avan-ce – qui rejoignaient ses propresrecherches formelles. Ici, leterme de «variations » doit plusêtre rapproché de «dévelop-pements» que de « transfor-mations». David Chevallierprocède en effet à une varia-tion de la forme du madrigalet non pas des œuvres deGesualdo, qui pour leur partont fait l’objet d’un prolon-gement complexe et original.Trois acteurs président àcette réitération contempo-raine : l’ensemble vocal A SeiVoci, réinterprétant la poly-phonie des madrigaux, DavidChevallier, qui ajoute sapropre partition, synthèse dedifférents idiomes musicauxdu XXe siècle, et quatre ins-trumentistes, improvisateursde haut vol. Il est à noter quele seul instrument contempo-rain – à part la guitare iciélectrifiée – est le saxophonede Christophe Monniot, dontles volutes s’accordent néan-moins à merveille avec lesvoix de notre ensemble et lescordes des trois autres musi-ciens. Au total, «ces trois ins-tances créatrices, loin de

constituer un collage, se déve-loppent dans une extensionde la notion de contrepoint,conçu comme superpositions,non seulement de lignesmélodiques, mais aussi d’es-thétiques » analyse Jean-LucTamby, dans l’excellent livretqui accompagne le disque.Finalement,l’esthétique baroqueest plus proche de nous quece que l’on pourrait penser àprime abord : le contrepoint,la dissonance et l’improvisation,qui en sont les éléments dis-tinctifs, constituent égalementle terreau du jazz. Les chorusde Christophe Monniot et duvioloniste virtuose DominiquePifarely sont certes imprégnésd’une plus grande subjectivité

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lement le cas de Soki et VouVer, tous deux imprégnés devapeurs brésiliennes,ou encorede On veut du soleil, hymne àla joie de vivre, que LokuaKanza a tenu à chanter enfrançais comme pour s’an-crer un peu plus dans la terred’adoption qui a vu sa carriè-re franchir les étapes d’unsuccès qui n’a pas fini de s’ar-rêter! Ce nouvel album rayon-ne, dégageant une foi incom-mensurable en l’homme,marqued’un espoir toujours renou-velé. L’épure en est le maîtremot et le disque défile, pla-çant l’auditeur comme enapesanteur : nuances en demi-teintes, mélancolie sublimée,sérénité et enchantement, voireméditation.Le temps s’est arrêté.Il y a des albums qui nécessi-tent un peu de temps, pour sefamiliariser avec l’univers del’artiste, pour mieux com-prendre là où il souhaite nousemmener. Ici, rien de tel.C’est un diamant brut qui nenécessite aucune taille.La beau-té des compositions et de lavoix de Lokua est premièreet inonde l’auditeur. Cet opuspourrait bien constituer unénorme succès auprès du grandpublic et c’est en tout cas ceque l’on souhaite à Lokua !

■ MUSIQUE BAROQUE ET JAZZ DAVID CHEVALLIER❤��❤ GESUALDO

VARIATIONS❤��❤

Ensemble A Sei Voci, Christophe MONNIOT,saxophones, AlainDominique PIFARELY,violon, Guillaume ROY,alto, Alain GRANGE,violoncelle(Réf. : ZZT100202 – Zig ZagTerritoires – Harmonia Mundi –Février 2010)Considéré comme l’un des

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que ce que l’ornementationbaroque autorisait à l’époque,mais l’on voit bien que lesponts étaient jetés dès l’origi-ne. Les dissonances, elles, sontcomprises et résolues en pre-nant modèle sur Jimi Hendrixet John Coltrane, qui consi-déraient la stridence commela matière même de leurmusique. Enfin, la paroledéclamée des madrigaux ren-contre la logique d’une ryth-mique que le jazz et le rockont empruntée à la transeafricaine. Alors, en s’empa-rant de ce sublime matériau,David Chevallier le malaxe,l’étire, le compresse, l’annote,

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stratégie visant à détruire et àdépasser l’image dans laquel-le leur musique commençaità être enfermée. L’on n’estalors pas si loin du conceptschumpétérien de «destruc-tion créatrice », établissantainsi un parallèle, singulier,entre économie et musique.Le tour de force de DavidChevallier est ainsi parfaite-ment réussi. Sans sacrifier labeauté des madrigaux deGesualdo, qu’il a savammentsélectionnés, il parvient, tout

au contraire, à les magnifierpar une rencontre fructueuseavec des esthétiques modernes.Le succès en revient aussiaux interprètes, dont la vir-tuosité et le sens musicaln’ont d’égal que leur écoutemutuelle et leur inspiration.Passer de la musique de cemaître de la polyphonie duXVIe siècle à la musique d’au-jourd’hui, qu’elle soit improvi-sée ou écrite, était presqueune folie. Puisse cette derniè-re animer encore les créa-

teurs d’aujourd’hui, afin quede nombreux David Chevallierosent prendre le risque de nousproposer d’aussi belles pagesque celles-ci ! Et que l’histoi-re de la musique continue des’écrire sous nos oreilles...ébahies ! ■

Arnaud RoffignonAverroès 2000Christophe Jouannard

le mélange et le confronteaux esthétiques modernes,aboutissant à une véritablenouvelle œuvre. Ces «varia-tions » s’inscrivent en faitdans la continuité du jazz,«conçu non pas comme unstyle, mais comme processusse nourrissant constammentdes autres esthétiques» com-mente avec élégance J.-L.Tamby. Le développement dubop, puis du jazz modal, aaussi constitué, pour CharlieParker et Miles Davis, une

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diversifiant la palette tradition-nelle des couleurs et des nuancesofferts par la clarinette, il latransfigure totalement et l’af-franchit de ses limites. Elle serapproche ainsi tantôt d’unsaxophone ténor, tantôt d’unsaxophone soprano, tout enépousant parfois les lignes duchant humain.L’on reconnaîtra, dans l’anté-pénultième et la dernière plage,deux reprises : l’une de DukeEllington, Come Sunday, dé-pouillée de toute fioritures, etl’autre de John Coltrane,Lonnie’sLament, où l’on suit, le soufflecoupée, la saisissante improvi-sation qui va crescendo jusqu’àl’explosion. C’est peut-êtred’ailleurs l’une des caractéris-tiques de ce disque – très diffé-rent du premier enregistre-ment de Thomas Savy en tantque leader:autant les composi-tions et le jeu étaient presquepolicés dans Archipel (2006),autant French Suite s’éloignede toute conception françaisede la musique (en tous cas,celle du XXe siècle, qui consti-tuait l’univers de Thomas dansson précédent opus) pour se

Pour celles et ceux qui en veulent plus !…rapprocher d’un jazz et uneinspiration presque free,rocailleux, où le lâcher prisesemble le maître mot. Le jeuest ainsi beaucoup plus sauva-ge, l’improvisation plus présen-te, notre leader n’hésitant pasfaire rendre gorge à son instru-ment pour sortir de celui-citoutes les sonorités possibles :du grave le plus soyeux à l’aigule plus tranchant, du murmurevelouté au cri rauque.Thomas Savy et ses complicessignent ici une œuvre collectivequi dynamite tous les préjugéssur la clarinette, instrumentparfois considéré comme mièvreet doucereux. Il livre desmoments d’anthologie, à l’in-croyable énergie pour un enre-gistrement en studio. Thomasne fait pas semblant : quand iljoue du jazz, il joue. Il ne pensepas et c’est alors un langagepresque désintellectualisé quifait mouche face à l’auditeur.Un très bel album à découvrirpour celles et ceux qui considé-reraient avoir tout écouté enjazz ! ■

THOMAS SAVYFRENCH SUITE

(Réf. : PL100 –Plus Loin –Janvier 2010)

composé l’ensemble des œuvrespour eux, en pensant à eux et àpersonne d’autre. Le résultatest original car tout en ayantété créés à Paris, d’où le titreFrench Suite, ces morceauxont été ensuite enregistrés aulégendaire studio New YorkaisSystems Two.La formule du trio a ceci dedangereux et d’exaltant qu’elleoffre des possibilités de dia-logue incomparables entre lesprotagonistes, chacun étant enprise directe avec les deuxautres, mais sans le moindrehabillage, sans aucune issuepour se dérober, les sonoritésétant totalement mises à nupar le dépouillement de l’ins-trumentation que ne vientarrondir ou étoffer aucun ins-trument harmonique commele piano ou la guitare. C’estainsi un disque plein d’énergieet de contrastes, sensuel et poé-tique, qui traduit aussi la capa-cité à re-créer à trois une parti-tion écrite par un seul.ThomasSavy fait montre d’une maîtri-se inouïe de son instrument :enexplorant toute la tessiture etnotamment les suraigus, en

Le nouvel album du clarinettis-te basse Thomas Savy est éga-lement le centième du cata-logue du label Plus Loin. Créépar Yann Martin en janvier2007, il tend à devenir aujour-d’hui l’un des plus importantslabels français de jazz, ayantnotamment acquis NocturneJazz fin 2008. Il nous offre iciun nouvel opus très inspiré oùThomas Savy est accompagnépar deux complices talentueux,Scott Colley à la contrebasse etBill Stewart à la batterie.S’il neles connaissait pas avant, saufau travers de leurs enregistre-ments et de leurs concerts, il a

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ses pays voisins (Pérou,Colombie, Uruguay), liantces diverses influences dansun programme mélodiquecomplexe et plein de charme.Accompagnée du bassisteJorge Rorder, elle participeégalement à l’album en tantque compositrice, arrangeuret productrice. À travers lesdifférentes chansons, danslesquelles son assurance entant que leader est frappante,elle convoque sa voix éner-gique et réconcilie en quelquesorte ses patries nord et sudaméricaines. Les musiciensproviennent d’ailleurs de dif-férents pays et insufflent à l’ensemble des influencespalpables. Il en ressort unalbum original, où les arran-gements originaux mettenten valeur une voix non moinssingulière.De même que Sofia, NancyVieira répond à une certaineattraction ancestrale et à

Pour celles et ceux qui en veulent plus !…l’appel organique des connec-tions musicales. Dès la pre-mière écoute, sa voix solaireenveloppe l’auditeur d’unsentiment de bien être et dedouceur. Les comparaisonsfusent:Aretha Franklin, EdithPiaf, Elis Regina… Avec untimbre de voix naturel, elleoffre une fraîcheur non fein-te et caresse les chansons desa conviction et sa simplicité.Le livret nous offre les tra-ductions de chacune deschansons, révélant la poésiequi orne la voix de Nancy.Aux côtés de Cesaria Evora,Lura, Gabriel Mendez ouencore Marie de Barros, elles’affirme comme l’une desnouvelles ambassadrices dela musique du Cap Vert.Deux nouveautés dont voustomberez rapidement sous lecharme. Des voix, des arran-gements, des mélodies à cou-per le souffle.A acquérir sansdélai ! ■

Koutsovitis, dont le charismeet l’inventivité se reflètentdans une collection – douzeégalement ! – de composi-tions espagnoles originales,créées au contact de la BigApple et donc, égalementteintées de jazz moderne.Née à Buenos Aires, Sofia seconsacre aux traditions folk-loriques de l’Argentine et de

Le label inspiré World Villagenous propose ici deux magni-fiques voix : d’une part cellede la diva Nancy Vieira qui,au fil de douze chansons,nous révèle tout le charme etla douceur de la musique duCap Vert, avec un zeste subtilde rythmes sud américains ;d’autre part celle de la voca-liste new yorkaise Sofia Rei

NANCY VIEIRALUS

(Réf. : WV 498033 – WorldVillage – Harmonia Mundi –

Février 2010)

SOFIA REIKOUTSOVITIS

SUBE AZUL

(Réf. : WV 498035 – WorldVillage – Harmonia Mundi –

Février 2010)

B U L L E T I N D ’ A B O N N E M E N T

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proprement parler de cita-tions. Il les suggère, nous yamène sans jamais s’y arrê-ter. Et à la fin, ce qui impres-sionne, c’est la cohérence etle groove de l’ensemble.Avec son Jus de Bocse et ceprojet,Médéric Collignon ajou-te un bel opus à une vie musi-cale déjà bien remplie. Il nousdonne furieusement envie d’as-sister à un de ses prochainsconcert… Vous aussi ? Alorssachez qu’il se produira le 3avril à Paris,à la salle Traversièreet que déjà de nombreusesdates sont arrêtées en région,notamment pour le FestivalJazz Biarritz, les 28 et 29 aoûtprochains. Mais en attendant,il faut se précipiter sur ShangriTunkashi La ! Le livret vousexpliquera le sens de ce titreétrange ! ■

Dernière minute !ethno-funk, électro, etc. Maisce qui impressionne d’abordchez lui, c’est son inépuisableénergie. Sur scène, il est par-tout. Ses doigts finissent tou-jours par toucher un clavierKorg, sur lequel sa virtuositétrouve également matière às’exprimer. On pourrait lecomparer à un marionnettis-te tant il sait créer, avec sescomplices, une dynamiquecollective. D’un seul regard, ilconduit une musique volca-nique, où le rythme importeautant que les geysers mélo-diques qui ornementent lapartition.Également compositeur,MédéricCollignon a (adapté et) réécritavec talent Porgy and Bess,pour son Jus de Bocse, quar-tet survitaminé, en y appor-tant beaucoup de fraîcheur etde liberté. C’est avec ce pro-jet qu’il a remporté le prix dela révélation française del’année (prix Franck Tenot)aux Victoires du Jazz 2007. Ilnous revient ici, avec lemême quartet et la mêmeénergie, pour un hommageinspiré aux années 1968-1975de Miles Davis, sa premièreépoque «électrique». Audaceet détermination, grâce etpure beauté, les qualificatifsne manquent pas pour cettepériode de création. On peutlargement les reprendre danscette re-création, où la dyna-mique monte crescendo etrévèle à chaque morceau uneagilité incomparable pour serepérer dans les labyrinthesde l’histoire du jazz. MaisMédéric Collignon va plusloin et ne nous propose pas à

C’est la première fois que l’onparle de Médéric Collignon…Que diable n’avions-nous puencore évoquer ce brillantmusicien, qui sur scène semblepartout, décochant son cor-net de poche tel un archet àla recherche de sa cible. Il estégalement surnommé « l’en-fant terrible », pour ses déra-pages burlesques et ses gron-dements inquiétants lors deses diverses prestations… !Le parcours de Médéric est àl’image de son talent immense,dense et boulimique! Enumérerses formations,expériences,compo-sitions et projets donnent unpeu le tournis. Musicien àl’imagination débordante, il estpassé par quasiment tous lesstyles depuis le début de sacarrière : salsa, bal, be bop,jazz 60’s et 70’s, funk, NewOrleans, R’n’b, jazz moderne,

Médéric COLLIGNONJUS DE BOCSE

Frank WOESTE, FenderRhodes, FrédéricCHIFFOLEAU,

contrebasse, basse etPhilippe GLEIZES, batterie

Quatuor de cors et TheWhite Spirit SistersShangri Tunkashi La

(Réf. : PL 4522 – Plus Loin– Février 2010)

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Dominique de Rouxle provocateur effervescent

Un soir de Noël, quatre ans avant samort, Dominique de Roux écrit à une

amie : « Mon problème est la figure de mondestin que je commence à percevoir. J’étaisné pour être un ange. Et je demande encorel’impossible pour n’être pas tout à fait unhomme. Mon malheur, c’est que les gens engénéral sont trop humains, si petits dans lesréactions, les sentiments, la suite à donneraux choses… » Le destin de cet homme quise savait « nerveux comme un fil de fer »,tout en rêvant de « mener une vie de chatqui dort », fut à l’image de la génération quiétait la sienne, celle de ces jeunes gensbrûlant de « reformer l’ordre des noblesvoyageurs » et de « préparer la terre auxlevains futurs », « puisqu’il faut que le grainse meure et que nous, nous devons passersous la meule comme certaines autresgénérations ont dû mourir au feu ».

« Le plaisir aristocratique de déplaire »Né en 1935, fils d’un sous-gouverneur de laBanque d’Algérie, fondateur de la Banqueindustrielle d’Afrique du Nord, petit-filsd’un célèbre avocat, proche de CharlesMaurras, Dominique de Roux est l’aînéd’une famille de neuf enfants, où la libertéde chacun est la règle. Très tôt, il montre ungoût prononcé de l’indépendance, qui lepousse à interrompre ses études en classede Première et à voyager en Angleterre, enEspagne, en Allemagne : « Il ne se voyaitpas vivre la vie des autres, écrira sa femme,Jacqueline1. Il se sentait écrivain. » La vocation a surgi de très bonne heure : àdix ans, il commence à tenir un journal. Ils’intéresse aux oiseaux, aux trains, aucinéma, à la photo, et s’efforce déjà decombiner deux passions contradictoires :l’action et la littérature. Dès 1956, avec sesfrères et quelques amis, il lance des petitscahiers ronéotés à trois cents exemplaires,intitulés « l’Herne », où alternent chro-niques et polémiques sur des sujets variés.Il a ensuite l’idée de consacrer des cahiersbeaucoup plus volumineux à de grandsécrivains, sous forme de dossiers offrant despoints de vue souvent inattendus sur desmonstres sacrés - souvent des « maudits »,des « impardonnables », tels Céline, Ezra

même temps, il publie plusieurs essais quimettent en rage les chiens de garde : LaMort de Louis-Ferdinand Céline (1966),l’Ecriture de Charles de Gaulle3 (1967),L’Ouverture de la chasse (1968), ContreServan-Schreiber (1940). Mais c’est un trèsbrillant recueil d’aphorismes, Immédiatement(1972), où il brocarde Georges Pompidouet surtout Roland Barthes, qui lui vaut detrès sérieux ennuis. Viré de Plon, il doit aumême moment abandonner le contrôle deséditions de l’Herne. Tout autre que luiaurait accusé le coup plus ou moins sévère-ment. Mais il rebondit aussitôt : il crée denouveaux cahiers (les Dossiers H), lanceune revue (Exil), publie de nouveauxpamphlets (Ne traversez pas le Zambèze,La France de Jean Yanne) et entame unecarrière de grand reporter pour la télévi-sion.

« Je resterai en marge »Mais surtout, depuis le Portugal (« Toutcommence au Portugal », écrit-il à Malrauxen juin 1974), où il s’installe en pleine« révolution des œillets », il travaille àétablir entre l’Afrique, l’Europe du Sud etle Brésil un « pont entre les races », sorte denouvel empire lusitanien, dont il posera lesbases dans Le Cinquième empire (Belfond,1977) - allusion au royaume poétique de lafin des temps annoncé par FernandoPessoa dans Message. Dans le cadre de cegrand dessein, il se rendra à plusieursreprises en Angola, où il prendra fait etcause pour le chef de la guérilla anticom-muniste Jonas Savimbi. L’aventure le grise :«Il était complètement intenable, mais avecun tel charme – donc on lui pardonnaittout, témoignera le producteur Pierre-André Boutang. Il y avait toujours chez luiun plaisir énorme et visible à conspirer. J’aitoujours eu l’impression qu’il prenaittoutes ces aventures très au sérieux… maisjuste comme matériau pour ses futurslivres. » Il lui arrive aussi de rêver à uneinternationale des intellectuels, œuvrantdans l’ombre, comme les personnages desgrands romans d’Abellio (Les Yeuxd’Ezéchiel sont ouverts, La Fosse deBabel).

Pound, ou Raymond Abellio. « Dominiquede Roux, écrit le critique Alfred Eibel,renflouait les éveilleurs de la conscienceoccidentale, les seuls écrivains capables deretourner le champ improductif pour lefertiliser à nouveau. C’était un éditeur, unpromoteur de nos splendeurs. […] C’étaitl’intelligence de De Roux de nouspermettre d’ouvrir les bibles essentielles :Bernanos,Borges,Céline,Char,Gombrowicz,Jouve, Pound, etc. […] Avec ces géants, deRoux fixait les pilotis du plus grand chapi-teau culturel d’Europe. […] Il savait quel’Europe malade ne disposait plus que d’unseul remède: les grandes œuvres et lescommentaires effervescents. »Les étiquettes infamantes (fasciste, agentde la CIA, maoïste de droite, gaulliste degauche), que lui collera la petite bande dela revue Tel Quel ne décourageront pas cegarçon qui pratique avec tant de fougue le« plaisir aristocratique de déplaire »(Baudelaire). En 1960, à vingt-cinq ans, ilpublie un premier roman, MademoiselleAnicet, manifeste d’un nouveau dandysmequi le situe d’emblée dans le sillage de PaulMorand, mais sans le cantonner le moins dumonde à la droite des « Hussards » quifaisait alors florès : « La droite n’est qu’unboy-scoutisme lamentable et la gauche uncléricalisme bien-pensant », dit-il. Avec detels raisonnements, il faut avoir bien dutalent pour survivre dans le milieu littéraireparisien ! Le sien est éclatant. Provocateur,rebelle, franc-tireur, les épithètes ne manquentpas pour décrire un homme en guerreperpétuelle contre son époque et contre sescontemporains. Apprenant l’échec duputsch d’Alger (avril 1961), il a cetteformule : « Pour la première fois, j’aurai vécuun drame que la crainte de manquer dehomard a fait avorter.» A force d’être traitéde fasciste2, il avait parfois envie de seprésenter ainsi : « Moi, Dominique de Roux,déjà pendu à Nuremberg. » Directeur littéraire de Julliard et de Plon, ilfonde avec son ami Christian Bourgois (quidira de lui : « C’est l’homme le plus épris delittérature que j’ai jamais rencontré ») leséditions du même nom, où il prend laresponsabilité de l’une des plus brillantescollections de poche : « 10/18 ». Dans le

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Quinze jours après la parution duCinquième empire, il meurt à Paris d’unecrise cardiaque, à 41 ans. Au début de 1976,à la suite de la mort d’un frère cadet, il avaitécrit à son jeune fils, Pierre-Guillaume,futur éditeur, alors âgé de 13 ans : « Te voiciéveillé, par cette disparition, à la mort entoi et il ne faut pas être triste. On naît, ondoit accepter de mourir aussi innocem-ment. Et c’est en ayant conscience de cetautre espace, de cette éternité, qu’il estpossible de vivre à chaque instant, étonnéet d’autant plus pacifié que les difficultéssont passagères. C’est ce sentiment quipermet seul d’assumer sa vie, de mieux lafonder encore en étant quand on y penseplus doux et plus compréhensif. » Dans sacorrespondance publiée en 2007 sous le jolititre Il faut partir (Fayard), on peut lire

suis et resterai en marge, dans cet état derage, qui, j’en suis sûr maintenant, mepermettra d’écrire de plus en plus loin. »Dans sa préface à la réédition d’Immédiatement(La Table ronde, 1995), Jean-Marc Parisisprophétisait : « Ce chasseur d’absolu n’estmort que pour revivre. » ■

François Broche

cette déchirante notation : « Nous mour-rons de solitude. Notre mort sera légère etsèche comme la poussière qui vole. » Mais est-il vraiment mort ? « Mourir, oui,mais lentement », aurait proféré DomSebastiao, roi du Portugal, avant de dispa-raître dans le désert marocain d’AlcacerQuibir, en 1578. « Si souvent, j’ai priscongé», écrivait Dominique de Roux à lapremière page d’Immédiatement. Un«Dossier H», dirigé par Jean-Luc Moreau(L’Âge d’homme, 1997), une remarquablebiographie de Jean-Luc Barré (Dominiquede Roux le provocateur, Fayard, 2005), desrééditions régulières, des publications d’in-édits donnent à penser qu’il continue devoyager dans un ailleurs où nous aborde-rons un jour, peut-être. Dans La Mort deLouis-Ferdinand Céline, il annonçait : « Je

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1 - Jacqueline de Roux est la fille de Max Brusset, un notable gaulliste,ancien chef de cabinet de Georges Mandel, député-maire de Royan, et lapetite-fille de Robert Vallery-Radot, poète, journaliste, proche de Mauriacet Bernanos (qui lui dédiera Sous le soleil de Satan), engagé dans laCollaboration, avant d’être ordonné prêtre, qui finit ses jours à l’abbayecistercienne de Briquebec, où Dominique de Roux ira souvent le visiter.2 - Vingt après sa mort, l’ineffable Houellebecq trouvera spirituel de piéti-ner son cadavre en le traitant de « fasciste notoire mais styliste ambigu ».Mais Dominique de Roux avait averti : « Ce sont sur les cadavres à peinerefroidis que se scellent les pactes ou s’agitent les imposteurs. »3 - On ne résistera pas au plaisir de citer le fulgurant incipit de cette «petite prose d’Apocalypse », selon le mot du préfacier, Philippe Barthelet :« Si la parole risque de compter absolument, ce n’est qu’au commence-ment du monde et à sa fin. »

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