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politique étrangère l 3:2010 674 GÉOPOLITIQUE DES EMPIRES. DES PHARAONS À L’IMPERIUM AMÉRICAIN Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau Paris, Arthaud, 2010, 430 pages On connaît Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau entre autres pour leurs atlas, une dizaine à ce jour, dont l’Atlas stratégique. Géopolitique des rapports de force dans le monde (Fayard, 1983) qui avait introduit une conception nouvelle des représentations cartographiques, en rupture avec l’occidentalo- centrisme spontané de la cartographie alors disponible. Cette (bonne) réputation fait courir un risque à leur plus récente parution, Géopolitique des empires. Des pharaons à l’imperium américain, qui n’est pas un atlas, malgré la présence de nombreuses cartes, mais un travail plus ambitieux, entre essai historique et encyclopédie thématique. Même s’il s’inscrit mal dans une catégorie précise, l’objet de l’ouvrage est clairement défini dans l’introduction : une analyse de la lutte politique pour l’espace sur la longue durée. La notion d’empire est en effet comprise de façon très large comme phénomène de domination sur l’espace, ce qui permet de traiter à la fois de la colonisation israélienne et des empires européens ou asiatiques. Pour présenter cet ouvrage, on en distinguera trois niveaux de lecture, ou trois utilisations possibles : outil de référence, essai historique et analyse géo- politique contemporaine. À un premier niveau de lecture, Géopolitique des empires est un remarquable outil pour les chercheurs, les étudiants, les journalistes, etc. Sur plus de 400 pages, les auteurs nous offrent un travail d’érudition qui, étant la somme de plusieurs décennies de lectures et de contacts directs avec d’autres sociétés, confère à l’ouvrage une profondeur historique et géographique assez rare pour être soulignée. L’ouvrage fonctionne souvent comme la synthèse de travaux plus spécialisés que les auteurs ont consacrés à un sujet déterminé (par exemple, Les Empires nomades. De la Mongolie au Danube [Perrin, 1998] de G. Chaliand). Dans un style clair et concis, pédagogique au bon sens du terme, le texte offre une mine de faits remis dans leur con- texte historique. Selon ses intérêts du moment, chaque lecteur sera sensible à tel ou tel aspect de l’ouvrage. Où trouver une analyse synthétique du com- merce musulman (p. 154), du partage de l’Arctique et de l’Antarctique en zones économiques (p. 322) ? Pour le lecteur français, le choix de dévelop- pements plus longs sur les empires asiatiques est particulièrement bien- venu en raison de la faible présence de l’histoire asiatique (et notamment chinoise) dans notre culture historique et stratégique. Pourtant, les auteurs nous en avertissent en introduction, cet ouvrage n’est pas une suite de vignettes, mais un essai historique sur la longue durée dans la tradition de Fernand Braudel ou d’Immanuel Wallerstein. La volonté de présenter des continuités explique en particulier que l’organi-

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GÉOPOLITIQUE DES EMPIRES. DES PHARAONS À L’IMPERIUM AMÉRICAINGérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau

Paris, Arthaud, 2010, 430 pages

On connaît Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau entre autres pour leursatlas, une dizaine à ce jour, dont l’Atlas stratégique. Géopolitique des rapportsde force dans le monde (Fayard, 1983) qui avait introduit une conceptionnouvelle des représentations cartographiques, en rupture avec l’occidentalo-centrisme spontané de la cartographie alors disponible. Cette (bonne)réputation fait courir un risque à leur plus récente parution, Géopolitique desempires. Des pharaons à l’imperium américain, qui n’est pas un atlas, malgréla présence de nombreuses cartes, mais un travail plus ambitieux, entreessai historique et encyclopédie thématique. Même s’il s’inscrit mal dansune catégorie précise, l’objet de l’ouvrage est clairement défini dansl’introduction : une analyse de la lutte politique pour l’espace sur la longuedurée. La notion d’empire est en effet comprise de façon très large commephénomène de domination sur l’espace, ce qui permet de traiter à la fois dela colonisation israélienne et des empires européens ou asiatiques. Pourprésenter cet ouvrage, on en distinguera trois niveaux de lecture, ou troisutilisations possibles : outil de référence, essai historique et analyse géo-politique contemporaine.

À un premier niveau de lecture, Géopolitique des empires est un remarquableoutil pour les chercheurs, les étudiants, les journalistes, etc. Sur plus de400 pages, les auteurs nous offrent un travail d’érudition qui, étant la sommede plusieurs décennies de lectures et de contacts directs avec d’autressociétés, confère à l’ouvrage une profondeur historique et géographiqueassez rare pour être soulignée. L’ouvrage fonctionne souvent comme lasynthèse de travaux plus spécialisés que les auteurs ont consacrés à un sujetdéterminé (par exemple, Les Empires nomades. De la Mongolie au Danube[Perrin, 1998] de G. Chaliand). Dans un style clair et concis, pédagogiqueau bon sens du terme, le texte offre une mine de faits remis dans leur con-texte historique. Selon ses intérêts du moment, chaque lecteur sera sensibleà tel ou tel aspect de l’ouvrage. Où trouver une analyse synthétique du com-merce musulman (p. 154), du partage de l’Arctique et de l’Antarctique enzones économiques (p. 322) ? Pour le lecteur français, le choix de dévelop-pements plus longs sur les empires asiatiques est particulièrement bien-venu en raison de la faible présence de l’histoire asiatique (et notammentchinoise) dans notre culture historique et stratégique.

Pourtant, les auteurs nous en avertissent en introduction, cet ouvrage n’estpas une suite de vignettes, mais un essai historique sur la longue duréedans la tradition de Fernand Braudel ou d’Immanuel Wallerstein. Lavolonté de présenter des continuités explique en particulier que l’organi-

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sation des chapitres ne soit pas strictement chronologique. On passe ainside l’Égypte des pharaons à celle de Gamal Abdel Nasser en quelques para-graphes (p. 16). L’exercice est périlleux en raison du risque de simplifica-tion abusive, mais les auteurs s’en tirent plus qu’honorablement en raisond’une solide érudition historique et d’une grande prudence dans l’inter-prétation. Bien loin des dogmatismes et des explications monocausales, ilsne visent pas à trouver une causalité (et surtout pas géographique), mais àmultiplier des analyses de contexte qui constituent, en raison de leur pré-sentation synthétique, autant d’idéaux-types nourrissant la réflexion. Plusqu’il ne martèle une thèse, l’ouvrage permet donc au lecteur d’affiner sasensibilité historique, ce qui est particulièrement à recommander aux déci-deurs politiques focalisés sur le très court terme, ou prisonniers de désas-treux schémas idéologiques à la façon des « néocons ». Quels sont lesthèmes qui se dégagent à la lecture ? Les auteurs pointent des continuitésdans les affrontements, les enjeux et la mémoire. Par exemple, l’oppositionde longue durée entre nomades et sédentaires, essentielle pour compren-dre l’histoire chinoise et moyen-orientale, n’a fait place qu’assez récem-ment à l’opposition entre puissances maritimes et terrestres. Par ailleurs, lastabilité sur le long terme des centres urbains et des zones d’accumulationéconomique explique nombre de continuités dans les objectifs stratégi-ques. Enfin, la mémoire historique elle-même est un élément d’explicationde certaines régularités : en ce sens, l’ouvrage montre à quel point les cartes(mentales et réelles) sont des produits historiques. J’ai insisté sur les conti-nuités, mais les auteurs soulignent également les ruptures, à commencerpar l’obsolescence du concept d’empire territorial, ce qui nous amène à untroisième niveau de lecture.

La dernière partie de l’ouvrage, consacrée à une analyse plus contempo-raine des rapports de force, est « généalogique », au sens où le matériauhistorique est travaillé pour répondre à des questions contemporaines. Lesempires sont morts ; la conquête territoriale est (presque) impossible ; lastabilisation progressive des frontières indique que le rapport entre puis-sance, guerre et territoire a fondamentalement changé. La description dupassage à la multipolarité est connue mais souvent assez peu argumentéepar l’histoire sur la longue durée, avec des données démographiques etpolitiques. En ce sens, tous les chapitres antérieurs montrent que la périodeactuelle est un retour à la normale historique, après l’incroyable domina-tion européenne de ces derniers siècles. L’analyse de la stratégie militaireaméricaine, la seule à être globale pour l’instant, est appuyée par des cartesparticulièrement utiles et révélatrices (p. 384 et suivantes) – et dans cechapitre figure une jolie traduction de soft power par « pouvoir feutré », quimériterait de s’imposer... Dans l’analyse des rapports de force, les auteursinsistent notamment sur la fragilité psychologique des sociétés occidentales

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(p. 417). De ce point de vue, on est heureux de trouver une analyse du ter-rorisme qui ne sombre pas dans l’exagération. Oui, les auteurs ont raisonde le dire : le monde est moins dangereux depuis la fin de l’URSS. Non,Al-Qaida et les groupes djihadistes n’ont pas été capables depuis 2001 demonter des opérations menaçant sérieusement la sécurité des pays occi-dentaux (p. 398). Reste que le refus de la violence est ambigu : la victimeest bien devenue centrale, y compris dans l’approche de la guerre, mais latorture ou l’assassinat justifiés par un état d’exception normalisé consti-tuent l’envers de cette sensibilité nouvelle.

Dans un cas, l’analyse des auteurs paraît discutable. L’Union européenne(UE) est pratiquement absente de la dernière partie de l’ouvrage, à l’excep-tion de quelques remarques critiques dans la partie consacrée à l’impuis-sance européenne (p. 394) qui s’appuie sur les guerres de Yougoslavie. Onpeut partager la frustration des auteurs face à l’impuissance européennedans ce cas et quelques autres, mais l’analyse est trop rapide pour unouvrage consacré à la lutte pour l’espace politique et la domination. Carenfin, l’UE est une entreprise sans équivalent à ce jour de construction d’unespace politique de type impérial (multiculturel, avec des niveaux de res-ponsabilité multiples). Dire que l’euro est la « seule réalisation sérieuse »de l’Union relève plus de la polémique que de l’analyse froide. Et, mêmedans le cas des Balkans, on peut remarquer que si le conflit a été résolu parles États-Unis, il reste que l’UE est devenue l’horizon obligé de tous lesÉtats balkaniques. Une nouvelle fois, elle étend son contrôle géographiqueavec une incroyable capacité à modeler son environnement immédiat, et àimposer ses valeurs et règlements par le biais du célèbre acquis communau-taire. Sans trop vouloir tordre le bâton dans l’autre sens, j’arguerais plutôten faveur de l’UE à la fois comme symptôme de la transformation de ladomination politique et modèle d’une régionalisation mondiale en cours.

Terminons par un mot sur les cartes, plusieurs centaines, qui informent enpermanence le texte et font corps avec lui. Quelques-unes sont des repro-ductions de documents historiques. Avouons le véritable plaisir esthétiqueet intellectuel que suscite la carte d’Ulug Beg du XVe siècle, ou celle de laChine à la même époque. À la seconde lecture, ma préférée reste celle dePtolémée (p. 59). Pourtant, en règle générale, les cartes n’ont rien de des-criptif, elles sont construites sur une idée simple, en totale cohérence avecle texte. La clarté, les couleurs nettement contrastées et la simplicité deslégendes ont été privilégiées pour obtenir une parfaite lisibilité. La percep-tion de l’encerclement occidental par les Soviétiques, et de l’expansionnismesoviétique par les Occidentaux (p. 282 et suivantes), est un classique d’uti-lisation intelligente des cartes. Le risque d’un travail généraliste est dans lasimplification : les cartes du monde turcophone, par exemple, pourraient

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laisser penser à un lecteur peu familier avec cette aire qu’Ouzbeks, Turcsde Turquie et Ouïgours peuvent se comprendre, ce qui n’est pas le cas(p. 331).

Nulle critique n’est complète sans l’indication de quelques erreurs etcoquilles – exercice qui sert notamment à montrer aux lecteurs que letravail a été consciencieux et utile, ici dans la perspective d’une (probable)seconde édition. Les coquilles sont rares pour un travail de cette ampleur,on mentionnera celle qui présente la carte de la Perse en 1990 (lire 1890,page X), « Nurdjis » au lieu de « Nurcu » (p. 333). Le parti pris de francisa-tion des noms propres est respectable, mais suppose d’être systématique :« Pashtouns » ne fait pas sens ; on attendrait « Pachtounes ». De plus,« North West Frontier Province » (une province pakistanaise devenuedepuis peu Khyber Pukhtunwa) est traduit par « Provinces du Nord-Ouest » : la traduction ne s’imposait pas, mais elle devrait être complète.La richesse des analyses et l’érudition mobilisée font de la Géopolitique desempires un ouvrage rare mais, contrairement à la théorie économique, d’unprix tout à fait raisonnable (moins de 30 euros).

Gilles DorronsoroChercheur invité à la Fondation Carnegie pour la paix internationale

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RELATIONS INTERNATIONALES

THE BORDERS OF ISLAM. EXPLORING SAMUEL HUNTINGTON’S FAULTLINES FROM AL-ANDALUS TO THE VIRTUAL UMMAHStig Jarle Hansen, Tuncay Kardas, Atle Mesoy

Londres, Hurst, 2009, 396 pages

Le propos de cet ouvrage, affichéd’emblée dans la préface, est devérifier si la théorie du clash of civi-lizations, chère à Samuel Huntington,qui dénonçait les « frontières san-glantes de l’Islam », est fondée ounon. Pour répondre à cette interro-gation, les auteurs recourent moinsau terrain idéologique qu’à uneapproche pragmatique. Il n’étaitpas possible d’étudier toutes leslignes de front où se retrouvent,s’influencent et s’affrontent l’Occi-dent et l’Islam. Une sélection de19 d’entre elles, décrites en autantde chapitres, est ainsi proposée : lespays d’Asie et du Moyen-Orient,l’Afrique, l’Europe où se trouvent,comme en Bosnie ou en Tchétchénie,des communautés musulmanestrès anciennes. Il convient d’ajouterles « nouvelles frontières » repré-sentées par les pays occidentauxd’immigration qui, en Europecomme aux États-Unis, comptentde nombreux musulmans, et celle,plus récente mais non la moindre,qui se trouve sur la Toile, Internetétant un lieu virtuel et majeur oùs’affrontent autour de l’Islam lesfondamentalistes de tous bords.

Comme souvent dans les ouvragescollectifs, les contributions sontd’une qualité variable. Mais, écar-tant tout langage politiquementcorrect, elles apportent des répon-ses nuancées, même si elles sont leplus souvent critiques à l’égard deS. Huntington. Les analyses ainsiproposées font apparaître toutd’abord que ni l’Occident ni lespays d’Islam ne sauraient être pré-sentés comme des blocs unis ethomogènes. Dans les deux cas, desdissensions majeures existent. Enterre d’Islam, dans la plupart despays, règne la fitna, la guerre aucœur de l’Islam, qui remonte trèssouvent aux origines mais dont lesmanifestations, à l’heure de la mon-tée en puissance de l’islam politique,sont plus nombreuses et affirmées.Le fondamentalisme religieux est,de part et d’autre, la chose la mieuxpartagée. En outre, dans une largemesure, les communautés musul-manes en terre européenne ouaméricaine sont dans leur grandemajorité intégrées à l’Occident.Lorsqu’elles ne le sont pas, c’estplus en raison de facteurs sociauxque religieux. Certes, il existe uneexploitation de la suffering ummahen Occident, qui conduit à une victi-misation ayant peu de rapport avecla religion, comme en témoigne latrès médiocre formation religieusedes éléments les plus radicaux.

Les situations de conflit qui existentdans de nombreuses terres d’Islamrelèvent, le plus souvent, moins defacteurs religieux – même si lepoids de la religion augmente sans

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conteste dans ces sociétés – qued’éléments sociaux, ethniques,identitaires, voire historiques. À cetégard, plusieurs chapitres présen-tent un intérêt particulier. Il en estainsi de celui consacré à Israël etaux Palestiniens. Dès le début duXXe siècle, il apparaît que la relationentre juifs et Arabes est moins denature religieuse que nationaliste :au moment où s’éveillent les natio-nalismes arabe et juif, deux peuplesrevendiquent la même terre. Cepen-dant, le conflit se « complexifie »par la suite. La dimension religieuses’affirme de part et d’autre : au slo-gan « cette terre nous appartient carDieu nous l’a donnée » répond l’ap-pel au djihad des fondamentalistesmusulmans. Mais il s’agit d’uneinstrumentalisation religieuse d’unconflit qui a bien d’autres causes. Lamême observation peut être faite àpropos de l’Afghanistan, où l’exploi-tation du religieux, dans le passécontre les Soviétiques, aujourd’huicontre la coalition occidentale, cacheen fait des conflits éthniquesremontant loin dans le temps, desrivalités locales entre seigneurs dela guerre et le jeu de puissances voi-sines. D’autres chapitres, dont parexemple celui consacré à l’Éthiopie,font apparaître des situations de re-lations relativement paisibles entrechrétiens et musulmans, mais quipeuvent être parfois dissymétri-ques, et ponctuées de tensions. Lesmenaces, dans ce cas particulier,sont ressenties comme extérieures,en raison de la situation prévalantdans des pays voisins, comme laSomalie, plutôt qu’intérieures.

Ainsi les principales critiquesvisent-elles S. Huntington lui-même,auquel on reproche une analysetrop globalisante, même si sa pen-sée est sans doute plus nuancée quene le laisse penser le titre du livre.Elles ciblent surtout les exégèsesqui en ont été faites et son exploita-tion délibérée, répandue par desdisciples ou des fondamentalistesqui, de part et d’autre, peuvent ytrouver leur intérêt.

Si affrontement il y a, il n’est niglobal, ni spécifiquement religieux.Les réponses apportées par lesauteurs de cet ouvrage bien docu-menté apparaissent comme descontributions stimulantes – même sicertaines d’entre elles sont contesta-bles – pour un débat qui n’a pas finide nourrir les fantasmes et lesarrière-pensées des « croisés » etdjihadistes de tous bords.

Denis Bauchard

CONFLIT ET COOPÉRATION DANS LES RELATIONS FRANCO-AMÉRICAINESRenéo Lukic (dir.)Québec, Presses de l’université de Laval, 2009, 394 pages

L’arrivée au pouvoir de NicolasSarkozy puis de Barack Obama va-t-elle permettre à la France et auxÉtats-Unis de restaurer une relationbilatérale dégradée par la guerre enIrak ? À cette question, neuf spécia-listes français, américains et québé-cois essaient de répondre enrappelant l’histoire houleuse d’unerelation.

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Comme l’a affirmé le présidentN. Sarkozy dès son premier voyageaux États-Unis, « nous sommes desalliés depuis toujours et pourtoujours ». La France est le seulgrand pays européen à n’être jamaisentré en guerre avec les États-Unis(Charles Cogan). Sans qu’il soitbesoin de revenir sur sa contributiondéterminante à la guerre d’indépen-dance américaine, la France a tou-jours, au cours de l’histoire, pris faitet cause pour les États-Unis. Onpeut citer à l’appui de cette affirma-tion l’attitude de Charles de Gaulledurant l’affaire de Cuba (David Co-leman), celle de François Mitterranddans la crise des euromissiles, ouencore l’étroite collaboration desservices de renseignement françaiset américain après le 11 septembre2001 (Danny Deschênes).

« Alliés éternels », la France et lesÉtats-Unis n’en sont pas moins des« amis ombrageux » (tel est le titrefrançais de la thèse de doctorat deCh. Cogan1). Les Américains ne sup-portent pas l’arrogance de ces Fran-çais qui, depuis Ch. de Gaulle, necessent de s’enorgueillir d’une soi-disant « grandeur », pourtant per-due depuis longtemps. Les Françaissont, quant à eux, obsédés par ce« frère jumeau qui a mal tourné »(l’expression est de Pascal Lamy2

cité par Ch. Cogan) et se rient de lanaïveté d’Américains convaincus

de leur « destin manifeste » et qui,sans rien connaître de la complexitédu monde, entendent y imposerleurs valeurs. Le présent ouvragerappelle les pages les plus sombresde la relation franco-américaine : lacrise de Suez, la guerre des SixJours, la chute du mur de Berlin, etc.Il consacre un chapitre à l’antiamé-ricanisme français : on regrettera que,symétriquement, ne soient pas étu-diés les sentiments francophobesaux États-Unis.

Quelle est la part des conflits depersonnalités dans cette relation ?Serge Berstein rappelle l’hostilitéviscérale de Franklin D. Roosevelt àl’égard de Ch. de Gaulle puis lemépris dans lequel ce dernier tenaitLyndon Johnson ; Georges-HenriSoutou évoque la méfiance queJimmy Carter inspirait à ValéryGiscard d’Estaing. Pour autant,Renéo Lukic a raison de relativiserce facteur. L’hostilité ou la sympathiedes dirigeants aggrave ou apaiseles conflits bilatéraux mais ne lesprovoque ni ne les résout. QueN. Sarkozy et B. Obama entretien-nent de bonnes relations personnel-les est une chose ; que les relationsfranco-américaines s’en trouventdurablement améliorées en est uneautre, affirme Ch. Cogan qui n’apas tort de rappeler que si les prési-dents français nouvellement élusentrent en fonction avec la fermeintention d’améliorer les relationsavec Washington, l’embellie est sou-vent de courte durée. Aussi ne faut-ilpas inférer du style et du ton adop-tés par le nouvel hôte de l’Élysée à

1. Oldest Allies, Guarded Friends: The UnitedStates and France since 1940, Westport, Praeger,1994.2. « Le modèle français vu d’Europe », Le Débat,n° 134, avril 2005, p. 32.

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l’égard des États-Unis un change-ment radical de contenu. « Gaullistedécomplexé » selon Justin Vaïsse,N. Sarkozy sera, comme le futJacques Chirac, ami, allié, mais cer-tainement pas aligné.

Si un fond de valeurs séculaires unitla France et les États-Unis, chacunse croit pourtant porteur d’un mes-sage universaliste et ne voit qu’ar-rogance et hybris dans l’irréductiblevolonté de l’autre de défendre lesien.

Yves Gounin

COMPRENDRE LE MONDEPascal BonifaceParis, Armand Colin, 2010, 288 pages

Sur le marché concurrentiel dumanuel de relations internationa-les, voici un modèle du genre.Rédigé dans une langue claire,débarrassé du jargon théorique quiencombre certains manuels univer-sitaires, il se lit avec plaisir. PascalBoniface a le don de rendre lamatière vivante, éclairant les idéesabstraites d’exemples concrets, etmultipliant les citations savoureuses.

L’ouvrage parvient en moins de300 pages à traiter tous les thèmesdes relations internationales avecune concision remarquable, mêmesi elle provoque parfois quelquesfrustrations (on regrettera que leschapitres sur le réchauffementclimatique, les déséquilibres écono-miques internationaux ou la démo-graphie soient expédiés en moinsde dix pages). Participe de ce même

désir de concision l’absence quasicomplète de références bibliogra-phiques, sur laquelle on émettranéanmoins quelques réserves. Ons’interrogera enfin sur le parti priséditorial du refus d’une présenta-tion trop scolaire – sous forme deplans détaillés par exemple –, quirisque de conduire les étudiants àpréférer à cet ouvrage des manuelsplus pédagogiques.

Si l’on compare le livre de P. Bonifaceavec des ouvrages similaires écritsdepuis une quinzaine d’années (onpense aux synthèses de PhilippeMoreau Defarges, de MarisolTouraine, de Ghassan Salamé ou deMaxime Lefebvre1), on est frappéde la continuité qui apparaît.Aujourd’hui comme hier, un coursde relations internationales s’orga-nise autour de trois ou quatre grandséléments : une présentation du« cadre de la vie internationale »,un tour du monde géopolitique des« puissances », un éclairage sur lesgrands « défis globaux » – auxquelsP. Boniface rajoute une quatrièmepartie, d’ailleurs très brève, sur les« valeurs ». Aujourd’hui commehier, on a recours aux mêmesréférences : pour le Brésil, on citeGeorges Clemenceau (« Le Brésilest un pays d’avenir qui le resteralongtemps »), sur la démographie,Aristide Briand (« Je fais la politi-que étrangère de notre natalité »),

1. Ph. Moreau Defarges, Les Relations internatio-nales dans le monde d’aujourd’hui, Paris, ÉditionsSTH, 1991 ; M. Touraine, Le Bouleversement dumonde, Paris, Seuil, 1995 ; G. Salamé, Appelsd’Empire, Paris, Fayard, 1996 ; M. Lefebvre, LeJeu du droit et de la puissance, Paris, Puf, 1998.

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et, pour le réchauffement climati-que, Antoine de Saint-Exupéry (« LaTerre n’est pas un héritage de nosancêtres mais un emprunt à nosdescendants »), etc. Cependant, au-delà des classiques, on saluera lesréférences très contemporaines del’ouvrage (l’élection de BarackObama, le conflit russo-géorgien, lacrise financière internationale, etc.).

Le monde ne change sans doute pasautant qu’on se plaît à le dire.P. Boniface a raison, dans son intro-duction, de relativiser le choc du11 septembre qui, selon lui, consti-tua certainement un événementchoquant mais pas une rupture his-torique – à la différence du 9 no-vembre 1989. Avant comme aprèsle 11 septembre, les grandes ques-tions qui se posent à notre mondedemeurent : quel ordre internatio-nal ? quelles réponses aux grandsdéfis globaux ? quelles valeurs uni-verselles ? Alors qu’on s’apprête,l’année prochaine, à commémorerad nauseam le 11 septembre, cettemise au point politiquement incor-recte n’est pas mal venue.

Yves Gounin

HISTOIRE

ENTRE LA VIEILLE EUROPE ET LA SEULE FRANCE. CHARLES MAURRAS, LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA DÉFENSE NATIONALEMartin Motte et Georges-Henri Soutou (dir.)Paris, Economica, 2010, 432 pages

Cet ouvrage collectif sur la visionde l’ordre international de CharlesMaurras et sur la place qu’il assi-gnait à la France dans le jeu despuissances comble une lacune dansl’historiographie française, dans lamesure où cet aspect de sa penséen’a guère retenu l’attention jusqu’àprésent. Il est vrai que les optionsmonarchistes et l’antisémitismepolitique du doctrinaire du natio-nalisme intégral ne pouvaientqu’inciter de nombreux esprits à sedétourner de lui, et que ses prisesde position en faveur du régime deVichy l’ont frappé d’un discréditdont il ne s’est pas relevé. Toute-fois, ces considérations n’ont pasdissuadé des personnalités quin’appartenaient pas à son camp desouligner la pertinence de ses ana-lyses dans le domaine des relationsinternationales, et de saluer la pres-cience de ses aperçus sur le mondeactuel dans son livre majeur, Kielet Tanger. La République françaisedevant l’Europe (1895-1905-1913-1921). On ne peut donc qu’approu-ver le projet formé par le professeurGeorges-Henri Soutou, de l’Institut ,et son disciple Martin Motte, de

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l’université Paris-Sorbonne (ParisIV), de présenter une vue d’ensem-ble de l’évolution de la pensée deCh. Maurras sur les questions inter-nationales, et de soumettre sesconceptions à un examen critique,en mesurant l’influence qu’il estcensé avoir exercée sur la politiquedu général de Gaulle et de GeorgesPompidou.

Ainsi G.-H. Soutou distingue-t-iltrois phases dans le développementde la réflexion de Ch. Maurras surles relations internationales. Dansun premier temps, la vocation de laFrance était de prendre la tête despetites puissances en manœuvrantentre les grands empires. Après1919, la France aurait dû agir dansle cadre d’un nouveau concert euro-péen reposant sur l’équilibre desforces et sur une « solidarité latine ».Enfin, la montée des idéologiesmenaçantes à partir de 1933 inclineCh. Maurras à refuser la « guerre deprincipes » et à se replier sur « laseule France », après la défaite de1940, sans trop se soucier des impli-cations de la collaboration avecl’occupant. De son côté, M. Mottemet l’accent sur l’héritage proven-çal – Frédéric Mistral et FrédéricAmouretti – dans la formation intel-lectuelle de Ch. Maurras, et situe laplace du fédéralisme et du nationa-lisme dans l’élaboration de sa doc-trine. Mais l’essentiel de son proposest l’analyse de la vision mauras-sienne de « l’ordre du monde » etde la politique étrangère et de dé-fense de la France. Si G.-H. Soutouet M. Motte réprouvent la position

adoptée par Ch. Maurras sous lerégime de Vichy, ils estiment queKiel et Tanger a échappé à lacondamnation morale et politiqueportée contre son auteur et l’Actionfrançaise après 1945, et que lesdébats qu’il a suscités ne peuventêtre ignorés par ceux qui exercentleur réflexion sur la politique inter-nationale.

Une dizaine de contributions éclai-rent divers aspects de la penséemaurrassienne et leurs auteursn’hésitent pas à mettre en questionles préjugés et les affirmations tran-chées du maître, qu’il s’agisse dupoids de l’Allemagne dans le trian-gle Paris/Berlin/Saint-Pétersbourg,de la légende du « roi diplomate »dans l’Angleterre édouardienne, oudes chances d’une alliance avecl’Italie fasciste pour faire pièce auxambitions du IIIe Reich. Ils pren-nent également leurs distances parrapport aux jugements abrupts deCh. Maurras sur l’impuissance durégime parlementaire dans l’orga-nisation de la défense, l’impact del’affaire Dreyfus sur le fonctionne-ment des services de renseigne-ment et le déclin de la puissancenavale de la France après les confé-rences de Washington et de Londres(1921-1930). Enfin, la descriptiondu parcours de personnalités quiont cédé à l’attraction maurrassienne,comme l’officier Henri Morel, lediplomate Charles Benoist et l’his-torien Jacques Bainville, est riched’enseignements sur la diversitédes opinions et des comportementsau sein du mouvement de l’Action

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française, et explique que certainsaient choisi par patriotisme de ral-lier la France libre.

G.-H. Soutou et M. Motte sont en-clins à penser que Kiel et Tanger ainspiré dans une large mesure lapolitique étrangère et de défensedu général de Gaulle et de GeorgesPompidou, mais ils se gardent biende conclure à une filiation maurras-sienne du gaullisme. Si l’on veut àtout prix souligner les affinités dugénéral de Gaulle avec les doctrinai-res du nationalisme, c’est le républi-cain Maurice Barrès qui s’impose,comme Alain Larcan l’a fort biendémontré dans son étude capitalesur les itinéraires intellectuels etspirituels du général, De Gaulleinventaire. La culture, l’esprit et la foi(Bartillat, 2003). Ce constat ne metnullement en cause la légitimité dudébat sur l’influence de la penséede Ch. Maurras dans l’élaborationet la conduite de la politique étran-gère de la France sous la Ve Répu-blique, et nous formons le vœu quela publication de cet ouvrage con-tribue à relancer les recherches uni-versitaires dans ce domaine.

Jean Klein

THE LIFE AND TIMES OF THE SHAHGholam Reza AfkhamiBerkeley, University of California Press, 2009, 740 pages

Cet ouvrage est la première grandebiographie de Mohammad RezaPahlavi, dont l’influence sur ledestin de l’Iran a été déterminante.

La première partie évoque sa jeu-nesse et ses relations avec son père :période clé dans la construction dela personnalité d’un prince que l’ondécouvre sportif, timide et supers-titieux. Dans les années 1940, M.R. Pahlavi fait preuve d’un tempé-rament de « démocrate », ceci étant,selon l’auteur, l’une des différencesfondamentales qui le distinguentde son père. Le caractère réservé duprince héritier contraste en effetavec l’autorité naturelle de RezaPahlavi.

Suite à l’invasion du territoire iranienpar les forces soviétiques et britan-niques en août 1941, R. Pahlaviabdique en faveur de son fils.L’auteur souligne que cette acces-sion au trône est un épisode trau-matisant à la fois pour le père etpour le fils. L’affaire d’Azerbaïdjan(1946-1947) agit comme un révéla-teur de la fragilité iranienne face àl’expansionnisme soviétique. Sil’indépendance et l’intégrité territo-riale du pays ont pu être préser-vées, le rôle du Premier ministreAhmad Qavam, souvent mis enavant dans ce succès diplomatique,est, selon l’auteur, discutable. Leprincipal bénéficiaire de la fin de lasécession de la province d’Azer-baïdjan a été le shah, dont la popu-larité est alors à son sommet.

L’arrivée de Mohammad Mossadeghau poste de Premier ministre estpour le shah un moment décisif.M. Mossadegh est, après la figurepaternelle, la personnalité politiquequi a le plus influencé sa relation aupouvoir. L’auteur propose ainsi

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une nouvelle lecture de la période1950-1953, celle de la nationalisa-tion du pétrole. Pour lui, si l’objectifde la Central Intelligence Agency(CIA) était bien de renverserM. Mossadegh, ce n’est pas le projetaméricain qui constitue la principalecause de sa chute, car il a échouédans sa réalisation. Le renverse-ment de M. Mossadegh serait enfait davantage lié à l’évolution desrapports de force internationauxdans un contexte de guerre froide.

En 1955, le shah devient le principaldécisionnaire en matière de politi-que étrangère. Les années 1960 sontaussi celles de la mise en œuvre desa pensée en matière de développe-ment. En 1962, son projet de révolu-tion blanche (réformes agraires etdroit de vote des femmes) traduitsa vision de la « démocratie », selonlui impossible sans développementéconomique.

Les années 1970, quant à elles, sontcelles de l’émergence de l’Irancomme puissance régionale in-contournable et du renforcementdes pouvoirs personnels du shah surles plans interne et international.Pour le shah, l’accord de 1954 quirègle le différend pétrolier est unéchec politique ; la nationalisationdu pétrole n’est donc considéréecomme effective qu’avec la conclu-sion de l’accord pétrolier de 1973.L’auteur remarque également quel’armée iranienne est une créationde la dynastie Pahlavi, et que l’im-plication militaire américaine dansles affaires militaires iraniennesremonte à la Seconde Guerre mon-

diale. Cette coopération militaire ad’ailleurs toujours été perçue parMoscou comme une menace pourla sécurité de l’Union soviétique.

L’ouvrage étudie également le pro-gramme nucléaire iranien depuisson lancement en 1953. L’auteurnote que le shah est en désaccordavec Washington sur la question dela prolifération nucléaire, car laposition américaine constitue alorsun obstacle à la réalisation de sonobjectif de maîtrise complète ducycle nucléaire. Plus généralement,le shah estime que le régime denon-prolifération revêt un caractère« oppressif ».

La montée en puissance des oppo-sitions au shah s’accompagne del’échec politique du régime Pahlavi.Cet échec devient évident après lacréation d’un parti unique en 1975,le Rastakhiz, qui conduit à la dépo-litisation du régime. Pour l’auteur,ce parti aurait pu fonctionner dansun État totalitaire, mais pas dans lamonarchie iranienne. Les difficul-tés économiques à partir de 1976,ainsi que l’échec du régime à se« démocratiser », en partie sous lapression de l’Administration Carter,se traduisent par la montée desmécontentements. Le shah ne com-prend pas le rejet qu’il suscite ausein de la population car on lui atoujours dit que « son » peuple luiétait dévoué. La dernière partie suitle départ du shah d’Iran, son exil, samaladie, mais aussi les positionsadoptées par les principales puis-sances vis-à-vis du mouvementrévolutionnaire iranien.

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Cet ouvrage majeur offre un nouveléclairage sur le règne de M. R.Pahlavi. Il permet de comprendreles évolutions politiques internes àla monarchie, le rôle du shah, ainsique sa vision des événements histo-riques régionaux et internationaux.En filigrane de ce récit se dessine larévolution islamique, un événe-ment dont les origines sont indisso-ciables de la faillite politique durégime Pahlavi.

Clément Therme

ÉCONOMIE

THIS TIME IS DIFFERENT. EIGHT CENTURIES OF FINANCIAL FOLLYCarmen M. Reinhart et Kenneth S. RogoffPrinceton, Princeton University Press, 2009, 496 pages

Voici le livre qu’il faut lire poursortir des sentiers battus sur la crisefinancière dans laquelle l’Occidents’enfonce depuis l’été 2007. Écritpar deux universitaires américainsqui ont aussi exercé des responsabi-lités au Fonds monétaire international(FMI), ce livre, bourré de statistiques,offre une histoire des crises financiè-res depuis... huit siècles.

Contrairement au lieu commun quisert, de manière ironique, de titre àl’ouvrage, la leçon qui se dégage estque « nous avons déjà vécu toutcela » car de toutes les crises finan-cières se dégagent de remarquablesressemblances. Toujours et partout,

l’excès d’endettement, public ouprivé, conduit à une accumulationde risques, sous-estimée pendant lapériode de boom, mais qui révèlesoudainement son caractère systé-mique, du fait de l’enchevêtrementdes flux financiers. Il existe bien sûrune grande diversité dans le dérou-lement de ces différentes phasesdont les auteurs donnent une ana-lyse précieuse.

Entre 1800 et aujourd’hui, lesauteurs dénombrent 250 défauts depaiement sur des dettes extérieuresdes États, 68 sur les dettes domesti-ques, 265 crises bancaires, sanscompter les crises de balance despaiements, les variations brutalesdes changes, les situations d’infla-tion incontrôlée, etc. Toutes cescrises n’ont évidemment pas eu lamême gravité, mais toutes sontprécédées des mêmes signaux an-nonciateurs. On les retrouve enparticulier aux États-Unis, avec lacrise des savings and loans en 1984,avec celle de la nouvelle économieen 2000 et, bien sûr, avec celle dessubprime en 2007.

Doit-on en conclure qu’un systèmed’alarme précoce, disons par exem-ple un dispositif de surveillancemacroprudentielle, suffirait à conjurerces pathologies ? Les auteursparaissent sceptiques, puisqu’ilssoulignent l’obstacle que constitue« la tendance bien ancrée desacteurs de marché et des régula-teurs à traiter les signaux [annon-ciateurs] comme autant de reliquesarchaïques, survivances d’un sys-tème de pensée dépassé ».

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Un autre enseignement fondamen-tal de cette étude est que les crisesbancaires se dénouent toujourssous la forme de crises de dettessouveraines. Telle Janus, la financeest une activité à deux faces. L’acti-vité financière est propice à descomportements de prise de risquedéraisonnables – surtout lorsqu’elleest séparée dans des banques d’in-vestissement (on notera au passageque les excès de Wall Street n’ontpas grand-chose à voir avec l’acti-vité des banques françaises). Maisla banque, d’un autre côté, est aussiune sorte de service public, ce quiinterdit pratiquement le défaut(voir les conséquences dévastatri-ces de celui de Lehman Brothers).D’une certaine manière, et endehors de cette exception, l’indus-trie financière s’est ainsi soustraiteà ce que la discipline capitaliste a deplus strict, le risque de faillite (c’estle débat aujourd’hui engagé autourdu thème too big to fail). Les gouver-nements ne peuvent finalement quemettre en place des plans de sauve-tage qui transforment rapidementla crise de la finance privée en crisede dette souveraine : toute ressem-blance avec ce qui s’est produit aupremier semestre 2010 serait sansdoute accidentelle...

Analysant la présente crise, lesauteurs nous avertissent de plusque, cette fois, ce pourrait être plusgrave, du fait des mécanismes detitrisation qui ont entraîné une dif-fusion à l’échelle de toute la planètefinancière des risques nés des actifstoxiques américains. D’où, pour

l’avenir, l’impérieuse nécessitéd’une régulation plus forte qui,compte tenu de la mobilité du capi-tal, ne peut qu’être internationale :les Européens pourront saluer avecsatisfaction cette convergence devues américaines avec les idéescouramment défendues de ce côté-ci de l’Atlantique...

Jacques Mistral

STRATÉGIE/SÉCURITÉ

RES MILITARIS. DE L’EMPLOI DES FORCES ARMÉES AU XXIe SIÈCLEMichel GoyaParis, Economica, 2010, 272 pages

Ce livre original est le fruit desrecherches du colonel Michel Goya,rédacteur en charge des affaires dedoctrine au cabinet du chef d’état-major des armées (CEMA) de 2007à 2009. Ses travaux ont notammentservi à éclairer la réflexion du CEMA,le général Jean-Louis Georgelin,lors de la phase préparatoire à larédaction du Livre blanc sur ladéfense et la sécurité nationale (OdileJacob/La Documentation française,2008).

Homme d’action et docteur en his-toire, le colonel M. Goya est certai-nement l’un des plus remarquablespenseurs militaires de sa généra-tion. Auteur de nombreux ouvra-ges et articles qui ont parfois suscitéla polémique, il livre ici un recueilde fiches d’analyse destinées, àl’origine, exclusivement au cabinet

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du CEMA, le lecteur se trouvantainsi au cœur des réflexions straté-giques des armées. Ce livre n’est doncpas, comme le précise d’ailleursl’auteur, le résultat de travauxscientifiques, mais une somme dedocuments opérationnels, rédigésen temps contraint, pour répondreà des problématiques opérationnel-les variées. C’est là toute son origi-nalité et sa richesse.

Les fiches sont regroupées en neufchapitres thématiques qui sontautant d’occasions d’aborder unefacette du contexte stratégiqueactuel. M. Goya dresse d’abord letableau de la puissance militaireremise en perspective historique(chapitre I), avant de montrer quenous sommes actuellement dansune phase de « pause stratégique »et d’en analyser les conséquences(chapitre II). Il met ensuite en gardesur l’illusion du savoir et de l’anti-cipation, l’histoire montrant quemême si l’on anticipe parfaitementla crise à venir, il reste très difficiled’y adapter à temps son outil mili-taire (chapitre III).

Dans les chapitres IV et V, l’auteurtord le cou à quelques dogmes enmontrant les dangers de l’emploide la force armée sur le territoirenational, et ceux de la rationalitécomptable en matière de réformedes systèmes de défense. Ces deuxidées ayant largement prévalu lorsdes travaux de la commission duLivre blanc, il est intéressant d’enmesurer les risques. L’auteur analyseensuite (chapitre VI) divers exem-

ples de réformes en Turquie, enFrance et aux États-Unis, et consacreles deux chapitres qui suivent auchangement de paradigme des opé-rations militaires : le retour de la« guerre au sein des populations »selon la formule de Rupert Smith.Les opérations extérieures, lesembuscades (à la suite de celled’Uzbeen), les opérations de l’Orga-nisation des Nations unies (ONU),les évolutions technologiques sontanalysées tour à tour au fil despages.

Enfin, le dernier chapitre est consa-cré à l’idée de « stagflation mili-taire ». Établissant un parallèleintéressant avec les théories écono-miques de Joseph Schumpeter,M. Goya estime en effet que lessystèmes militaires occidentauxsont dans une phase de rendementdécroissant. Il le démontre en ana-lysant les opérations en Irak, enAfghanistan, au Liban et à Gaza.

À moins de trouver une nouvellegrande théorie unifiée de la guerre,capable de concilier les outils et lesdoctrines conçus pour une guerreinterétatique classique avec lespetites guerres asymétriques encours, il paraît urgent de réadapterles « moyens de production » mili-taires pour sortir de cette stagfla-tion.

Pierre Chareyron

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CYBERWAR AND CYBERDETERRENCEMartin C. LibickiSanta Monica (CA), RAND Corporation, 2009, 238 pages

INSIDE CYBER WARFAREJeffrey CarrSebastopol (CA), O’Reilly, 2010, 212 pages

La controverse opposant Googleaux autorités chinoises a contribuéà populariser la question des cyber-conflits et à faire basculer les per-ceptions collectives.

Ces deux textes font le point sur lesdynamiques d’escalade en cours etles réponses envisageables. Enapparence, les points de ressem-blance abondent. Chaque ouvrageexamine l’évolution des agressionsconcertées menées via le Net, avecune attention particulière pour lesavantages idéologiques/militaires/politiques/économiques que lesacteurs en présence tentent de seménager. Chacun se nourrit d’exem-ples tirés de l’actualité. Mais il y apeu de redondances de l’un àl’autre. Le texte de Martin C. Libickise situe dans une logique prospec-tive. Analyste à la RAND, l’auteur acondensé sa réflexion pour lecompte de l’US Air Force, en cen-trant le propos sur les applicationsopérationnelles des cyber-assautset leur contribution stratégique. Ilprivilégie donc les connexionsentre forces armées, instruments dedestruction physique, techniquesde manipulation digitale et expertsinformatiques. Plus profondément,

il s’efforce de dégager : 1) un modèled’exploitation raisonnée, agrégeantles cyber-attaques au répertoire deséchanges interétatiques, et faisantd’elles un prolongement ou unsubstitut des admonitions à basse/moyenne intensité naguère délé-guées aux services spéciaux ; 2) unmodèle de dissuasion graduée,inspiré de ceux jadis élaborés pourmaîtriser les dynamiques d’escaladenucléaire, centré sur la transitiondes contre-mesures cybernétiquesaux initiatives « cinétiques ». Cyber-war and Cyberdeterrence fait ainsipreuve de beaucoup d’ambition.Trop peut-être ? Par moments,l’ouvrage laisse une curieuse im-pression de talisman doctrinal.Cependant, on aurait tort d’assimi-ler le résultat à une simple mono-graphie recyclant de vieillesmédications anxiolytiques de guerrefroide. Au fil des pages, M. C. Libickiapporte quantité de précisions surles logiques de manipulation del’ambiguïté auctoriale auxquellesont recours les agents hostiles pourminimiser les risques de représailleset maximiser l’impact psychologi-que de leurs sabotages. L’auteurmanifeste un optimisme mesuré.Tout en détaillant les menaces infra-structurelles, il relativise leur impacteffectif sur le champ de bataille etles arrières, et pour l’avenir semontre confiant dans l’apparitionde protections techniques fiables.

Jeffrey Carr se montre plus alar-miste, et se situe dans un registrediscursif différent. Consultant ensécurité informatique, l’auteur

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d’Inside Cyber Warfare a manifeste-ment à cœur de faire partager sesappréhensions. Il donne donc à voirtoute une galerie de « mauvaissujets », incluant la Corée du Nord,la Chine communiste, la Russie dePoutine, les activistes propalesti-niens ou encore les hackers pakista-nais, etc., et mentionne un certainnombre d’entreprises entraînées,contre leur gré, dans les querellesnationalistes et/ou religieuses. Illaisse également plusieurs expertsinsérer leurs analyses, à la premièrepersonne, dans le cours du texte...Dommage. Ce qu’il gagne en légiti-mité corporatiste, Inside Cyber Warfarele perd en cohérence. J. Carr possèdecependant de bonnes connaissan-ces, d’excellentes connexions, et lesmet au service de ses réflexions.Tout ce qui concerne les vulnérabi-lités du Web 2.0 et les manièresd’exploiter les données biographi-ques en ligne est pertinent. Les pas-sages sur la division (supposée) destâches entre Kremlin, appareils deforce (GRU/FSB), organisations dejeunesse pronationalistes, criminelsinformatiques et hackers amateurssont distrayants et informatifs. Vis-à-vis du texte de M. C. Libicki, quiprivilégie la dimension équivoque,ces éléments montrent la face« affirmation de soi » et « démons-tration de force » de certaines cyber-agressions.

Surtout, Inside Cyber Warfare metl’accent sur les enjeux juridiques dudossier cyber-assauts. Au vu du dos-sier Google, on dira que le modèleactuel de containment économico-

diplomatique renvoie à des répon-ses mêlant : 1) détection discrète despoints d’origine des assautsadverses ; 2) identification d’unpool élargi d’organisations victimes ;3) lancement d’accusations étayéesdans l’arène publique ; 4) exploita-tion des dénégations mensongèresdes bureaucraties déviantes et deleurs protecteurs politiques ; 5) acti-vation de manœuvres de boycott ;6) enclenchement de processus dedélégitimation et de dévaluationstatutaire jouant sur la perte de laface. Ce modèle, potentiellementtrès coûteux pour les entreprisescibles, ne peut fonctionner à touscoups et en toutes circonstances. Etdemain ? J. Carr estime que lebrouillard légal se dissipera tôt outard, et qu’émergera une jurispru-dence répressive/réparatrice, sanc-tionnant les déviations des hackersd’État et des instances facilitatrices.Dans cette perspective, les puissan-ces capables de mettre sur pied uncadre normatif lisible et cohérent,acceptable par le plus grand nom-bre, appuyé de sanctions internes/externes tangibles, s’assureront unavantage de position conséquent.

Jérôme Marchand

HOW TO LOSE THE WAR ON TERRORMark PerryLondres, Hurst, 2010, 256 pages

How to Lose the War on Terrorentraîne le lecteur au cœur de lapolitique néoconservatrice del’Administration Bush et revient

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sur les effets du discours du Partirépublicain sur la guerre en Irak etle conflit israélo-palestinien. L’auteurde ce livre, Mark Perry – anciencodirecteur de Conflicts Forum, unorganisme chargé de promouvoir ledialogue entre l’Occident et lespeuples musulmans – s’était déjàfait remarquer par la publication deplusieurs ouvrages, dont Talking toTerrorists (Basic Books, 2010) etPartners in Command (The PenguinPress, 2007).

Dans How to Lose the War on Terror,M. Perry plonge dans un premiertemps le lecteur au cœur de la ThirdCivil Affairs Group, 1st Marine Expedi-tionary Force. Ces Marines, déployésdans la province d’Al-Anbar enIrak, ont tenté de 2003 à 2008, malgrél’opposition constante de l’Adminis-tration Bush, de dialoguer avec ceuxque cette même Administrationqualifiait de « terroristes ». Dans unsecond temps, l’auteur revient sursa propre expérience en 2005,lorsqu’il avait lui-même rencontréles leaders du Hamas et du Hezbol-lah, deux groupes considérés parles États-Unis et Israël comme « ter-roristes ». Cette deuxième partieavait déjà fait l’objet de publica-tions dans l’Asia Times en 2005. Elleest par conséquent moins nova-trice.

Les limites de la « guerre contre leterrorisme » – marquée notammentpar une opposition simpliste entreceux qui sont « avec » et ceux quisont « contre » les États-Unis – ontété maintes fois traitées. L’auteurréussit toutefois à développer une

analyse innovante, en s’appuyantsur de nombreux entretiens ettémoignages inédits. Le cas de ladivision de Marines américains dansla province d’Al-Anbar en est sansdoute le meilleur exemple. M. Perryrevient sur des faits précis, en inter-rogeant à la fois des militaires amé-ricains tels le lieutenant-colonelRoy D. Harlan, vétéran d’Al-Anbar,Jerry Jones, qui a servi pendant plusde 30 ans sous l’autorité de nom-breux présidents républicains, ou lecolonel John Coleman, qui a lui aussiservi à Al-Anbar. Il s’entretient éga-lement avec certains hommesd’affaires comme Kenneth Wisch-kaemper, un des codirecteursd’Agricultural Development Inter-national, une grande entreprisetexane. Il a enfin interrogé des insur-gés tels le général Ra’ad Al-Hamdaniet ses assistants, ou Talal Al-Gaood,homme d’affaires irakien et insurgébaasiste.

Un événement en particulier mérited’être mentionné ici et permet demieux comprendre les conséquen-ces sur le terrain de la politique néo-conservatrice de l’AdministrationBush : en 2004, cette Administra-tion a interdit à des militaires amé-ricains de se rendre en Jordanie oùdevait se tenir une réunion avec desinsurgés. L’Administration consi-dérait que, par principe, il ne fallaitpas « parler avec les terroristes »,alors qu’une telle réunion aurait pupermettre, selon l’auteur et les mili-taires en question, de relancer lecommerce dans la région, et d’évi-ter des engagements armés inutiles.

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Cet ouvrage dénonce le caractèrecontre-productif de la dichotomieus/them préconisée par l’Adminis-tration Bush en Irak et suggère quele dialogue peut avoir plus devertus que la confrontation systé-matique.

Caroline Aurelle

LA RAND CORPORATION (1989-2009). LA RECONFIGURATION DES SAVOIRS STRATÉGIQUES AUX ÉTATS-UNISJean-Loup SamaanParis, L’Harmattan, 2010, 250 pages

Avec un chiffre d’affaires de plusde 200 millions de dollars et près de1 500 employés aux États-Unis et àtravers le monde, la RAND(Research and Development) Corpo-ration est un puissant objet de fan-tasmes. Le Dr Folamour de StanleyKubrick travaillait pour la mysté-rieuse « Bland Corporation » ; lecolonel Kuntz d’Apocalypse Nowraillait les « politiques de Washing-ton » et dénigrait un « rapport de laRAND Corporation ». Jean-LoupSamaan a été visiting scholar à laRAND et en est revenu avec unethèse en sciences politiques dont ilpublie aujourd’hui une version trèsabrégée.

Le sujet est passionnant : commentla RAND, cette institution crééepour et par la guerre froide, a-t-ellesurvécu à la chute du Mur ? Com-ment ce think tank étroitement lié àl’US Air Force, qui fut à l’origine desa création en 1948, a-t-il fait face

aux baisses drastiques des budgetsmilitaires et à la concurrence accruedes consultants privés ? Commentles castes d’experts en kremlinolo-gie et en arms control se sont-ellesreconverties ?

La vérité oblige à dire quel’ouvrage laisse quelque peu le lec-teur sur sa faim. Dans une premièrepartie, J.-L. Samaan nous perd dansde savants développements théori-ques qui empruntent à PierreBourdieu, Max Weber ou CarlSchmitt pour décrire la « sociogénèsed’une science de la stratégie » ou la« désindexation politique de larecherche militaire ». Sans douteest-ce un passage obligé dans unethèse de sciences politiques. Maison regrette que l’auteur, qui a eu lachance de connaître l’institution del’intérieur, ne nous décrive pas sonfonctionnement, ni les hommes etles femmes qui y travaillent. Certes,il dit un mot de l’affaire LaurentMurawiec qui avait défrayé la chro-nique en août 2002 lorsqu’un cher-cheur – français – de la RAND s’étaitpermis des propos fort peu diplo-mates sur la dynastie au pouvoir àRiyad. Mais on aurait aimé ensavoir plus sur les parcourssociologiques des chercheurs. Ont-ils tous si bien réussi à se reconver-tir aux nouvelles problématiquesévoquées dans la deuxième partie(les cyber-guerres, la lutte contre leterrorisme, la contre-insurrection,etc.) ? Comment ont-ils vécu d’êtresoumis aux logiques commercialesqui semblent désormais prévaloirdans le monde de la recherche ? La

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pratique des revolving doors entreles think tanks et l’Administration –que J.-L. Samaan évoque à peine –est-elle toujours d’actualité ?

L’auteur s’intéresse, dans la troi-sième partie de son livre, à l’inter-nationalisation de la RAND, qui aouvert des bureaux en Europe, auMoyen-Orient et en Asie. Interna-tionalisation plus que transnationa-lisation : la diffusion des « sciencesaméricaines de gouvernement » nese fait pas dans un espace post-national affranchi des contraintesétatiques, mais reste pilotée parWashington. Lucide, J.-L. Samaanmontre que cette politique ressortitautant sinon plus à des considéra-tions budgétaires (« C’était uneopportunité financière que nous nepouvions refuser au moment oùl’apport du gouvernement décli-nait », p. 158) que politiques (leschercheurs de la RAND comme« émissaires de la pensée militaireaméricaine » cherchent à « fabriquerdes amis de l’Amérique », p. 193).Cette logique contribue néanmoinsà entretenir l’hégémonie intellec-tuelle des États-Unis. C’est biendans les termes de la RAND que lemonde pense aujourd’hui lemonde : guerre de l’information,Révolution dans les affaires mili-taires (RAM), nation-building, etc.

Yves Gounin

AFRIQUE

RWANDA, DE LA GUERRE AU GÉNOCIDE. LES POLITIQUES CRIMINELLES AU RWANDA (1990-1994)André GuichaouaParis, La Découverte, 2010, 624 pages

Spécialiste reconnu de la région desGrands Lacs, André Guichaouanous livre ici un vaste travail scien-tifique s’appuyant sur d’abon-dantes sources de première main,souvent inédites, issues des recher-ches qu’il a menées pendant 15 anscomme expert témoin pour leTribunal pénal international pourle Rwanda (TPIR), et d’autresjuridictions : textes officiels, tracts,agendas, courriers, témoignagesémanant d’auditions et de débatsdevant divers tribunaux, etc. Plusde 400 références sont réunies surun site Internet.

Au fil des pages, l’auteur s’emploieà déconstruire minutieusement lesmécanismes de la violence quiembrasa le Rwanda en avril 1994. Ilrevient notamment sur la catégori-sation ethnique hutu/tutsi, exacer-bée et transformée en « oppositionraciale » par le colon belge. Ce cli-vage a structuré la plupart des stra-tégies politiques et militaires dujeune État rwandais après l’indé-pendance, et engendré de nombreuxconflits (internes et régionaux) etmassacres, provoquant le départmassif de réfugiés vers les pays voi-sins (Burundi, Ouganda, Zaïre).

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Mais si la répétition et la banalisa-tion des violences extrêmes ontfacilité le basculement vers le géno-cide, le jeu des acteurs et les luttesde pouvoir ont été cruciaux dansl’escalade. Contredisant la théoriede la planification du génocide, àl’instar de Jacques Sémelin etMichael Mann, l’auteur montre quele processus génocidaire ressembleplutôt à un enchaînement de mesu-res où l’effet cumulatif et le refus detout compromis précipitent le pas-sage à l’acte, sans que les différen-tes étapes aient été planifiées.

A. Guichaoua n’hésite pas à mettreen cause le Front patriotique rwan-dais (FPR) dans la montée des ten-sions, quitte à aller à l’encontre del’histoire officielle soigneusementdistillée par l’actuel régime de Kigali.Avec l’instauration de la IIe Répu-blique (1978), les tueries interethni-ques avaient connu une certaineaccalmie jusqu’à la fin des années1980. La guerre déclenchée par leFPR en octobre 1990 depuisl’Ouganda provoqua une spirale deviolence, qui atteignit son paroxysmeavec le génocide d’avril 1994.Chaque attaque du FPR fut suiviede nouveaux massacres. SelonA. Guichaoua, les responsables duFPR, conscients de ne pas disposerde la base nécessaire pour atteindrele pouvoir par les urnes, précipitè-rent l’offensive pour interrompre lespourparlers sur le retour des mil-liers de réfugiés tutsis victimes desmassacres des années 1960-1970.

Pour l’auteur, il est également vrai-semblable que l’actuel président,

Paul Kagame, à l’époque leader duFPR, ait commandité l’attentat du6 avril 1994 contre l’avion présiden-tiel, assumant le risque d’un géno-cide en toute connaissance de cause.Après les tueries perpétrées enoctobre 1993 au Burundi, il ne pou-vait ignorer les risques de massa-cres de Tutsis.

Pour autant, A. Guichaoua ne voitpas dans cet événement la causedirecte du génocide. Ce furent lesextrémistes hutus qui, sous prétextede défendre le pays, prirent les dé-cisions et mesures qui conduisirentaux massacres d’avril 1994. Lebudget de la défense et les effectifsde l’armée furent augmentés, unegrande quantité d’armes et demunitions importée, des groupesd’autodéfense de civils formés pardes militaires et armés, etc. Le chocprovoqué par l’attentat fut dès lorsexploité pour appeler la populationà la mobilisation générale.

Sans conteste, un ouvrage de réfé-rence pour quiconque s’intéresseau Rwanda et à la tragédie qui lefrappa.

Aurélie Cerisot

LA GUERRE DU KIVU. VUES DE LA SALLE CLIMATISÉE ET DE LA VÉRANDAJean-Claude WillameBruxelles, GRIP, 2010, 176 pages

Voici une synthèse subtile et biendocumentée. Toute sa pertinencetient dans son sous-titre. Empruntéà l’anthropologue Emmanuel Terray,

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le paradigme de la salle climatiséeet de la véranda désigne les deuxlieux de pouvoir où se discute, sedonne à voir et (peut-être) se gère leconflit du Kivu. La salle climatiséeest le site symbolique du pouvoirofficiel, celui des chancelleries etdes conférences internationales,tandis que la véranda est le site desrencontres et du pouvoir informels.Jean-Claude Willame soumet laguerre du Kivu à cette double pers-pective de la véranda (premièrepartie du livre) et de la salle clima-tisée (deuxième partie) pourmontrer des dimensions aussi sur-prenantes qu’oubliées d’un affron-tement qui ne veut pas finir.

Fort de sa longue expérience de larégion, l’auteur restitue une dimen-sion historique à cette guerre,dimension trop souvent méconnue,y compris par ceux qui sont censésy mettre fin. Les déplacements depopulations à l’époque colonialeont abouti aux premières violencesentre rwandophones et allochtonesdès les premières années de l’indé-pendance ratée de la Républiquedémocratique du Congo (RDC).Même si elles ont marqué les mé-moires locales, ces violences n’ontguère eu de visibilité dans le désor-dre généralisé qui s’est emparé dupays entre 1960 et 1964. L’antago-nisme entre rwandophones etallochtones n’est donc pas le résultatde l’intrusion brutale de près d’unmillion de Hutus au Kivu après legénocide rwandais, mais plonge sesracines dans une compétition fon-cière forcenée et de longue durée.

La richesse des hautes terres volca-niques, le surpeuplement des paysvoisins et la formation d’une bour-geoisie latifundiaire dans les années1960 et 1970 ont provoqué des émo-tions meurtrières limitées dans letemps et dans l’espace (massacresantitutsis auxquels répond la révoltedite « Kanyarwanda » en 1965,guerre de Walikale en 1993) et ontforgé des « identités meurtrières »qui n’hésitent pas à manipuler la loisur la nationalité à des fins d’exclu-sivité foncière.

C’est sur ce terreau de guerres pay-sannes que se greffent les guerresd’État des années 1990. On observelà un système intéressant d’emboî-tement des conflits, où plusieurspetites guerres se déroulent au seind’une grande guerre, qu’on quali-fiera à l’époque de « première guerremondiale africaine ». La premièreguerre est celle du Rwanda, quipart à la poursuite de ses génocidai-res réfugiés au Kivu, poursuite quise transforme avec Laurent DésiréKabila en guerre de succession durégime mobutiste puis, lors d’unrevirement dont l’histoire a lesecret, en une guerre sur territoirecongolais mettant aux prises septpays africains et deux anciens alliésdevenus ennemis, le Rwanda etl’Ouganda. Après la grande confu-sion de la fin du XXe siècle, les guer-res d’État ont laissé place à unsystème de seigneurs de guerre, quiperdure de nos jours.

Ce conflit en forme de poupées rus-ses a produit bien des remous dansla salle climatisée. Dans les salles

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climatisées faudrait-il dire, car leconflit du Kivu n’a pas manqué de« faiseurs de paix ». De l’accord deLusaka (1999) à la crise de Goma(2008), l’Organisation des Nationsunies (ONU), l’Union africaine (UA),la Communauté de développementd’Afrique australe (SADC), l’Unioneuropéenne (UE), etc., ont tentéleur chance sans réussir à orienterde manière décisive la logique de lavéranda. L’histoire des initiativesde paix que J.-Cl. Willame retracedans la seconde partie du livre estcelle d’une rencontre constammentmanquée entre la logique de la salleclimatisée et celle de la véranda.C’est un observateur très au fait descoulisses du spectacle qui décrypteplus de dix ans de peacemaking. LeKivu servira ainsi successivementde laboratoire à une laborieusepolitique européenne, de cimetièredu maintien de la paix à la modeonusienne, d’impasse existentiellepour l’aide au développement, etde lieu d’externalisation des querel-les belgo-belges qui iront jusqu’àl’incident diplomatique de 2008.Dans ce jeu de massacres (au senspropre comme au sens figuré),seule la Chine tient une place à part,car elle est parvenue à devenir lepremier partenaire de la reconstruc-tion de la RDC sans se mêler réelle-ment de sa pacification – hormis laprésence symbolique de 200 cas-ques bleus chinois.

L’échec dont J.-Cl. Willame se faitl’historien et l’analyste relève toutsimplement de l’incapacité à com-prendre le fonctionnement réel du

pouvoir en RDC, et de cette habi-tude très ancrée chez les diploma-tes qui consiste à prendre les motspour les choses – le mot « État » parexemple.

Thierry Vircoulon

AFRIQUE NOIRE, POUDRE BLANCHE. L’AFRIQUE SOUS LA COUPE DES CARTELS DE LA DROGUEChristophe ChampinParis, André Versaille éditeur, 2010, 160 pages

Christophe Champin, qui fut le cor-respondant de RFI à Dakar de 2005 à2008, en a rapporté une passion-nante enquête sur le fulgurant déve-loppement du trafic de cocaïne enAfrique de l’Ouest. Les quantitéssaisies ont grimpé en flèche : demoins d’une tonne avant 2005 à33 tonnes entre 2005 et 2007. Le phé-nomène s’explique sans peine :pour approvisionner le marché euro-péen, les cartels de la drogue latino-américains ont cherché de nouvelles« routes », pour déjouer les contrôlesdouaniers américains et européens.Ils ont trouvé en Afrique un terrainfavorable à leurs activités criminel-les : des conditions géographiquespropices, le délitement des institu-tions étatiques, la crise économique,la corruption généralisée sont autantd’incitations au développement destrafics illicites en tous genres.Aujourd’hui, d’après l’Office desNations unies contre la drogue et lecrime (ONUDC), un quart de lacocaïne importée en Europe transi-terait par le continent africain.

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Ch. Champin montre comment, parexemple, un pays comme la Guinée-Bissau s’est transformé en narco-État. En juin 2007, Time Magazine afait sa couverture sur cette cocainecountry. Cette ancienne colonie por-tugaise, coincée entre le Sénégal etla Guinée, est gouvernée par desmilitaires qui font sans vergogneétalage de leur enrichissement sou-dain. Les guerres des gangs vontparfois jusqu’à provoquer des chan-gements de régime : l’assassinat duchef de l’État en mars 2009 ne seraitpas sans lien avec les narcotrafics,même si aucune enquête officiellen’a jamais été diligentée.

Le cas de la Guinée-Bissau est désor-mais bien documenté. Ch. Champina le mérite de montrer que la situa-tion est tout aussi préoccupantedans d’autres pays de la région donton parle moins, la Guinée-Conakryau premier chef, où le fils de l’ancienprésident en personne fit longtempsfigure de parrain de la drogue. Ilévoque aussi les risques de voir leskatibas d’Al-Qaida au Maghrebislamique (AQMI) se financer par letrafic de la cocaïne, la conjonctiondes trajectoires des narcotrafi-quants et des terroristes islamistesdans le Sahara inquiétant au plus aupoint les responsables américains.

En journaliste de terrain, Ch.Champin trouve les mots justespour décrire la vie des « mules »,ces passeurs qui acceptent, au périlde leur vie, d’ingérer des dizainesde sachets de cocaïne pour tromperla vigilance des douaniers. Qu’ilsvivent en Afrique ou dans les ban-

lieues des grandes villes européen-nes, ces jeunes considèrent, à tortou à raison, que ce trafic leur offreune chance de promotion sociale.Menant grand train et entretenantle mirage de l’argent facile, ilsincarnent un nouveau modèle,celui du « débrouillard ».

Si le trafic de cocaïne prospère enAfrique de l’Ouest, c’est qu’il pro-fite de la faiblesse des États – et l’en-tretient en même temps, commel’avaient déjà montré Jean-FrançoisBayart, Béatrice Hibou et StephenEllis (La Criminalisation de l’État enAfrique, Complexe, 1997). Le préfa-cier du livre évoque une anecdotesignificative : faute de moyens, laGuinée-Bissau n’a pas de prison.Un peu plus loin, Ch. Champindresse un parallèle éclairant : lebudget annuel de l’État bissau-guinéen équivaut seulement au prixde 2,5 tonnes de cocaïne. À ce niveau,que peuvent les États africains faceaux narcotrafiquants ? comment lespoursuivre ? les juger ? assurerl’exécution des peines auxquellesils pourraient être condamnés ? Àtoutes les étapes, la disproportiondes ressources est telle que le com-bat contre les cartels semble perdud’avance. Dans le meilleur desmondes, la solution passerait parune coopération internationaleaccrue, avec les agences onusien-nes, la France, les États-Unis, etc.Mais les États faillis africains sontschizophrènes : quoique conscientsde leur impuissance, ils renâclent àabandonner leur souveraineté.

Yves Gounin

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ASIE

L’INDE ET L’ASIE. NOUVEAUX ÉQUILIBRES, NOUVEL ORDRE MONDIALJean-Luc Racine (dir.)Paris, CNRS Éditions, 2009, 216 pages

Directeur de recherche au Centrenational de la recherche scientifi-que (CNRS) et spécialiste de l’Inde,Jean-Luc Racine conduit la publica-tion du présent ouvrage dont il fixed’emblée le cadre : la « diplomatietous azimuts » de l’Inde, « puis-sance régionale atypique [qui] n’estpas encore une puissance mon-diale, mais [qui] commence à sefaire entendre... Elle est devenue unacteur notable du jeu mondial. »

L’historien Claude Marcovits situel’Inde dans la perspective histo-rique, en soulignant que dans lespremières années après l’indépen-dance (1947), « le legs du passé peutapparaître comme relativementmince ». Quant à Bruno Dagens,ancien membre de l’École françaised’Extrême-Orient, il nous rappellele lointain passé (du début de l’èrechrétienne au XIVe siècle) du rayon-nement de la civilisation indienne,de surcroît pacifique, en Asie duSud-Est.

Après le passé, le présent. J.-L.Racine procède à un vaste tourd’horizon à l’ouest de l’Inde : lepesant écheveau indo-pakistanais,l’Afghanistan, les liens de l’Indeavec l’Iran et le Moyen-Orient, sesprincipaux fournisseurs en pétrole

– dont le pays est toujours plusdéficitaire –, enfin la politique deNew Delhi en Asie centrale, face àla Chine et à la Russie. IsabelleSaint-Mézard s’attaque quant à elleau versant est, avec la politique duLook East de New Delhi où semêlent considérants politiques etgros dossiers économiques liés àl’accélération de la croissance del’Inde : investissements privés dansles deux sens, échanges commer-ciaux, le tout mâtiné de soucis géo-stratégiques liés au rapprochementindo-américain dès la fin des années1980.

Jean-François Huchet, directeur duCentre d’études sur la Chine deHong Kong, aborde le dossier cru-cial des rivalités entre Pékin et NewDelhi. Après avoir rappelé le conten-tieux frontalier, il met en lumière lescontradictions d’aujourd’hui : leresserrement des liens économi-ques et les signes de méfiance, voireles mesures hostiles de part etd’autre.

Claude Meyer insiste sur le rappro-chement bien tardif entre le Japonet l’Inde aux deux plans économi-que et géopolitique, sur leurs rela-tions bilatérales et leur regard surles autres pays d’Asie, à commen-cer par la Chine. Joël Ruet se pen-che sur « l’insertion de l’Asie dansle système économique mondial »et les bouleversements qui en résul-tent. Il se concentre sur l’économieet la société, la très inquiétante« question environnementale », lesprojections vers 2020 et lescontraintes.

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Concis mais d’une approche trèsglobale, cet ouvrage constitue uneexcellente fusion de l’histoire, de lagéopolitique et de l’économie. Ilmet en relief un double phéno-mène : la montée en force de l’Indestimulée par sa croissance écono-mique et sa plus grande ouverturesur l’Asie, qui étendent du mêmecoup le rôle planétaire du conti-nent.

Gilbert Étienne

DYNAMIQUES MIGRATOIRES ET CHANGEMENTS SOCIÉTAUX EN ASIE CENTRALEMarlène Laruelle (dir.)Paris, Petra Éditions, 2010, 320 pages

Cet ouvrage se compose de troisparties : a) multiplicité des flux enAsie centrale ; b) évolutions socia-les, transformations identitaires,stratégies administratives ; c) impactdes migrations sur les rapports degenre.

Le livre revient d’abord utilementsur une histoire méconnue hors desspécialistes en fixant les grandeslignes de mobilité dictées par lapolitique plus que par l’économie,bien que, ici comme ailleurs, lalimite soit souvent difficile à fixer.Les flux migratoires sont resituésdans un large contexte couvrant lesères tsariste, soviétique, post-sovié-tique. Migrations et mobilités nesont pas nouvelles dans cet espace,mais subsiste l’image tenace d’uneabsence totale de liberté de dépla-

cement hors les migrations géréespar le politique, largement nuancéepar les auteurs. On voit commentles situations se diversifient rapide-ment, du Kazakhstan, pays d’émi-gration massive redevenant paysd’immigration, à l’Ouzbékistan, oùles Tadjiks autochtones se transfor-ment en étrangers de l’intérieur,mais où les ruraux ouzbeks se« tadjikisent » en s’urbanisant, enporte-à-faux face à la politiquenationale d’ouzbékisation.

La seconde partie repose sur desrecherches doctorales en cours ourécentes, sur des terrains pluslocaux : Moscou, où une migrationde travail kirghize peu qualifiée,s’apparentant à ce que l’Europe aconnu avec les Maghrébins enFrance ou les Turcs en Allemagne,voit les droits élémentaires detravailleurs, compatriotes il y apeu, aujourd’hui étrangers, malrespectés. Corruption et xénopho-bie ont beaucoup augmenté sansque les autorités du pays d’accueilou d’origine soient réellement enmesure de contrôler des situationsencore largement inédites sur l’es-pace post-soviétique. Les migrantstentent de s’organiser pour défen-dre leurs droits sur les deuxbornes du champ migratoire. ÀMoscou encore, la populationazerbaïdjanaise est presque otagedes autorités de Bakou, mais ledispositif diasporique officiel, ar-tificiel et peu efficace, sembleglisser sur une population trèspassive face aux incitations de sonpays d’origine.

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Une contribution résume une thèseambitieuse et réussie sur trois ter-rains de recherche très éloignés(Moscou, Séoul et New York), met-tant des migrants ouzbeks aux pri-ses avec des réalités économiques etsociales différentes. Alors quel’Ouzbékistan ne reconnaît pas laréalité et l’intensité du fait migra-toire, on voit ici les migrants obligésde découvrir par leurs propresmoyens des marchés lointains. Laquestion posée est celle de la migra-tion, enjeu fondamental de sociali-sation et d’intégration dans le paysde départ. Au Tadjikistan, on revientsur une réalité plus dure encore,conséquence d’un violent conflitqui a non seulement fait de nom-breuses victimes et de gros dégâtsmatériels, mais durablement désta-bilisé une société qui était déjà l’unedes plus pauvres et des plus défa-vorisées de l’URSS. Les aspects sa-nitaires (dégradation des soins, dela couverture sociale, épidémie duSIDA, etc.) sont le thème de spécia-lisation de l’auteur, qui connaîtbien ce terrain difficile.

La partie suivante décrit les muta-tions que l’émigration impose à lapopulation féminine, même – etsurtout – lorsque l’épouse resteattachée au lieu d’origine. Qu’ellessoient victimes d’une situationnouvelle (retour du patriarcat, de lapolygamie, etc.) ou qu’elles bénéfi-cient au contraire de nouvellesresponsabilités, les femmes trans-forment la société locale, urbaineou rurale. Sur les terrains ouzbeks,elles prennent souvent l’initiative

de la migration, venant bousculerl’ordre établi des priorités et deshiérarchies. Mais elles bénéficientici de formations et de statuts dedépart bien plus enviables que ceuxrencontrés sur le terrain tadjik.

Plusieurs questions transversalessont posées : co-ethnicité, questioncentrale pour l’ex-URSS, celle desdiasporas, qui en dérive directe-ment, celle du lien entre migrationset droits de l’homme, cruciale carcorruption, xénophobie et non-respect des droits parfois les plusélémentaires font des ravages dansce vaste espace. Malgré les effortsdes gouvernements, les situationsrestent précaires ; la migration detravail a pris ici un tour inéditauquel les autorités ne sont guèrehabituées. Enfin, les conséquencesde la migration sur les équilibressociaux, en particulier sur la questiondu genre, sont ici montrées commede réelles pistes de recherche.

Stéphane de Tapia

AFGHANISTAN. AU CŒUR DU CHAOSAriane QuentierParis, Denoël, 2009, 368 pages

Tour à tour journaliste, collabora-trice de l’Organisation du traité del’Atlantique nord (OTAN), puis del’Organisation des Nations unies(ONU) en Afghanistan de 2003 à2009, Ariane Quentier nous apporteun témoignage de première main :elle évolue tout aussi bien sur leterrain avec les troupes en opéra-

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tion que dans les ministères ou lesbureaux des Nations unies àKaboul.

Les observations sur le vif, lesconversations avec les Afghans etles étrangers alternent avec descommentaires plus généraux, qu’ils’agisse des institutions afghanes,de la reconstruction ou de la guerre.C’est un sombre tableau qui nousest présenté, où se mêlent les caren-ces des étrangers et de leurs hôtesface aux Talibans, face à la drogueet ses barons qui soutiennent lespremiers ou jouent pour leur pro-pre compte, quand ils ne sont pasliés aux autorités.

A. Quentier fournit de précieuxdétails sur la coalition hautementdisparate des forces armées del’OTAN, et son fonctionnement.Elle décrit les multiples restrictionsque s’imposent certains contin-gents, en particulier les Allemands,les Italiens et les Espagnols, avec ceque le jargon local appelle lescaveat : on fait la guerre « à lacarte ». Ici des actions de « maintiende la paix », ailleurs les opérationsdécrites dans l’Helmand.

L’auteur évoque les innombrablesmises en garde concernant le retouren force des Talibans, les insuffi-sances de l’aide dès les débuts del’opération, avec d’énormes erreursd’appréciation : « Mal administrée,[l’aide] mène à l’enrichissement dequelques-uns au détriment de tous,induit une corruption galopante. »De surcroît, les montants sont trèsfaibles en comparaison des fondsaccordés au Kosovo.

Le dernier chapitre traite du Pakis-tan, de ses relations difficiles avecson voisin, du phénomène desvases communicants de part etd’autre de la frontière entre Tali-bans des deux pays, sans parler desmilitants venus du dehors, soit vial’Afghanistan comme les Ouzbeks,soit via le Pakistan. Et les tendancesà la talibanisation n’émergent passeulement dans les zones frontières.Elles apparaissent aussi plus àl’intérieur du pays...

Sans exclure des possibilités de pro-grès, l’auteur se garde de touteprévision, pour souligner combienla région est devenue dangereuse,au niveau régional et planétaire.A. Quentier sait voir et écouter, elles’appuie sur de solides références,des témoignages, des rapports offi-ciels pour dresser un état des lieuxsans concession.

Gilbert Étienne

SEEDS OF TERROR. HOW HEROIN IS BANKROLLING THE TALIBAN AND AL QAEDAGretchen PetersNew York, St Martin’s Press, 2009, 336 pages

Gretchen Peters, journaliste améri-caine, n’a pas froid aux yeux et s’estfrottée au monde douteux des Tali-bans dans les zones tribales duPakistan, au Baloutchistan et enAfghanistan. Elle en tire un livrequi, avec rigueur, combine le vécuet une ample documentation, étofféed’interviews de militaires et decivils occidentaux en Afghanistan.

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Son message est rude, et ajoute denouvelles pages sombres à l’his-toire des puissances occidentalesdans ce pays. Au-delà des carencesdans la reconstruction et la conduitede la guerre, l’auteur constatel’échec de la lutte contre la drogue :hésitations, vacillements, refus pro-longé de s’engager militairement.

L’auteur commence par montrer lesliens étroits que les Talibans entre-tiennent avec les trafiquants aumoment où ils rentrent en guerre en2003. La culture du pavot aug-mente, les réseaux d’héroïne semêlent aux trafics d’armes et à lacontrebande entre Afghanistan etPakistan. Quetta au Baloutchistan,et Karachi, servent de bases auxopérations et à l’exportation de ladrogue vers l’Occident.

L’ouvrage évoque d’une plumealerte les paysans qui cultiveraientvolontiers autre chose que le pavots’ils étaient aidés, ou de grandsbarons de la drogue, tel Haji KumarKhan, un Pakistanais du Balout-chistan qui, dans ses palais, mènegrande vie entre femmes et alcool,tout en collaborant avec les austèresTalibans...

Les atermoiements des puissancesoccidentales dans la lutte contre ladrogue donnent un exemple sup-plémentaire de leurs carences enAfghanistan. Il faut attendre 2007pour que des actions militaires soiententreprises contre les laboratoireset le transport d’héroïne. Et encore,l’Allemagne, l’Espagne, l’Italierefusent d’y engager leurs soldats.

Les questions liées à la drogue sontanalysées dans le contexte élargide la reconstruction et de la guerrequi reprend au milieu de l’année2003. Donald Rumsfeld, secrétaireaméricain à la Défense, déclarealors que « la plus grande partie del’Afghanistan est sûre aujourd’hui »,au moment même où les Talibansreprennent les armes.

Le manque de coordination des for-ces de l’Organisation du traité del’Atlantique nord (OTAN), entre lesmilitaires et les représentants de laDrug and Enforcement Administra-tion (DEA), ressort de manière nonmoins claire : un constat affligeantpour les puissances occidentales.

Gilbert Étienne

TRANSFORMING PAKISTAN. WAYS OUT OF INSTABILITYHilary SynnottLondres, International Institute for Strategic Studies/Routledge, 2009, 186 pages

Ancien haut commissaire britanni-que à Islamabad, Hilary Synnotnous fait partager son expériencedu Pakistan. Dans un premier cha-pitre, il retrace les principales étapeshistoriques, de 1947 à septembre2001 : création du nouvel État, rôledes provinces, poids précoce desmilitaires, montée des courants isla-mistes que vont stimuler les guerresafghanes, importance de l’Inter-Services Intelligence (ISI, les trèspuissants services secrets), soutiendécisif aux Talibans de 1994 à 2001.

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Le gros de l’ouvrage porte sur lapériode récente : le règne du prési-dent Pervez Moucharraf, suivi decelui du président Asif Ali Zardari,veuf de Benazir Bhutto, après lesélections de 2008. L’auteur passe enrevue les multiples foyers detensions : conflits internes, courantstalibans au Pakistan. Il distingue lesconflits liés à l’Afghanistan, notam-ment près de la frontière avec cepays, et les autres : violences entresunnites et chiites, troubles auBaloutchistan.

Vient ensuite le cadre régional : lesrelations du Pakistan avec la Chine,avec les pays du Golfe et l’ArabieSaoudite. Est évoquée la nouvelleguerre en Afghanistan, et ses réper-cussions au Pakistan, le tout lié auxrelations délicates entre Islamabadet Kaboul. On ne peut oublier, dansl’analyse de ces dernières, le sou-tien du Pakistan au gouvernementtaliban jusqu’à sa chute. Le lourdcontentieux entre le Pakistan etl’Inde est tissé de signaux contra-dictoires, allant tantôt vers la dé-tente, tantôt vers le durcissement,avec une nouvelle donne : l’impor-tante aide économique fournie parNew Delhi à l’Afghanistan. L’auteursouligne également l’ambiguïté desrelations entre Washington et Isla-mabad, qu’il s’agisse de la guerreen Afghanistan ou des liens entreTalibans afghans et pakistanais. Ilne néglige pas non plus la questionnucléaire.

Ce livre le montre bien : jamais lePakistan n’a affronté autant de dan-gers, de tensions, de violences, qui

vont crescendo avec la multiplica-tion des attentats talibans, la guerreouverte au Waziristan, zone tribaleà la frontière afghane, l’influencedes madrasas (écoles religieuses)militantes, les progrès des Talibanspakistanais au Sud du Penjab. Lestensions entre chiites et sunnites re-bondissent périodiquement, et leBaloutchistan reste instable... Ettous ces conflits se déroulent sousun gouvernement fragile, dans uneéconomie affaiblie depuis 2007 etqui subit les effets de la crise mon-diale, avec l’inflation, ou des pro-blèmes d’électricité.

Et pourtant, H. Synnott a raison degarder espoir : le rôle croissant del’opinion publique lasse de tant deconflits, les éléments sains de lanation qui rejettent aussi bien lesTalibans que les militaires et lespoliticiens corrompus, ceux quipréconisent la détente avec l’Indesont autant de facteurs positifs.Quant à l’économie, moyennantune aide efficace, sa relance est toutà fait réalisable, compte tenu duniveau déjà atteint.

Gilbert Étienne

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EUROPE

L’ALLEMAGNE DU XXIe SIÈCLE. UNE NOUVELLE NATION ?Jacques-Pierre GougeonParis, Armand Colin, 2009, 192 pages

Au lendemain de 1945, BertholdBrecht comparait le destin de l’Alle-magne après deux guerres mondia-les à celui de Carthage qui disparutdéfinitivement après la troisièmeguerre punique, et il lançait unavertissement aux Allemands sur lapérennité de leur nation.

L ’ouvrage de Jacques-PierreGougeon présente l’Allemagne néede la réunification, qui s’affirmecomme une nouvelle nation dans lenouveau siècle, tout en restantconsciente de son poids relatif dansle monde d’aujourd’hui.

La table des matières donne l’arti-culation du propos :- L’Allemagne, grande puissancedans un nouveau siècle ?- L’éclatement du paysage politique- Un modèle économique et socialen mutation.

L’ouvrage se révèle factuel ettourné vers l’avenir.

Plusieurs points méritent particu-lièrement l’attention. Ainsi :- l’Allemagne s’agace de la volontéfrançaise de prééminence en Europe,tandis que la France craint à nouveaula force allemande. L’ouvrage dePeter Sloterdijk que cite l’auteur,Théorie des après-guerres. Remarques

sur les relations franco-allemandes depuis1945 (Éditions Maren Sell, 2008),montre que les relations franco-allemandes se sont banalisées etsont désormais sans passion ;- l’affirmation de l’Allemagne enpolitique étrangère est multiple :médiation au Proche-Orient, lienhistorique avec la Russie, rappro-chement avec la Pologne. L’auteuraurait pu davantage souligner l’atoutde la position de l’Allemagne aucentre de l’Europe, qui lui permetde disposer de davantage de scéna-rios que la France, et qui inquiétaitdéjà la monarchie française ;- la force économique et commer-ciale de l’Allemagne qui a su seconcentrer sur des industries clas-siques, et défendre la localisationdes industries sur son territoire,quitte à importer chez elle des biensfabriqués à faible coût salarial àl’étranger par la sous-traitance. Ellea su résister à l’exclusivité des nou-velles technologies et garder desPME puissantes avec des marchésde niche à l’étranger ;- la filiation avec l’« Ordo-économie »de 1930 et de l’après-guerre, inspi-ratrice de la politique de LudwigErhard, demeure même s i lamondialisation en fragilise l’aspectsocial et la cogestion ;- une politique de la famille voitenfin le jour, avec la volonté deréduire le déficit démographique, ôcombien alarmant.

Un regret cependant : l’auteurn’évoque pas assez les contributionsde l’Allemagne au mode de viecontemporain : politique des villes,

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préservation du patrimoine, pro-tection de l’environnement, regainculturel avec une centaine d’exposi-tions simultanées aujourd’hui àBerlin.

Deux événements majeurs, en 2009,montrent que l’Allemagne risquede se révéler un partenaire plusdifficile dans l’Union européenne(UE) : la réforme constitutionnellepour proscrire tout déficit publicau-delà de 0,35 % du PIB à partir de2016 et la décision de la Courconstitutionnelle d’interdire touttransfert de souveraineté supplé-mentaire en l’absence d’un peupleeuropéen démocratiquement sou-verain. La CDU d’Angela Merkel serecentre sur les priorités intérieu-res : nécessité fait loi.

Bismarck n’affirmait-il pas seméfier des hommes politiques quiinvoquent l’Europe pour masquerleurs propres insuffisances ?

Olivier Servoise

MOYEN-ORIENT

CIVIL ORGANIZATIONS AND PROTEST MOVEMENTS IN ISRAEL. MOBILIZATION AROUND THE ISRAELI-PALESTINIAN CONFLICTÉlisabeth Marteu (dir.)New York, Palgrave Macmillan, 2009, 272 pages

L’ouvrage dirigé par ÉlisabethMarteu est remarquable à plus d’untitre. Tout d’abord, cette œuvre

collective prouve que la recherchefrançaise dispose d’un véritablevivier de spécialistes de la sociétéisraélienne. La moitié des contribu-teurs sont en effet de jeunes cher-cheurs ayant pour point commund’avoir participé à un séminairedoctoral au Centre de recherchefrançais de Jérusalem (CRFJ). À unepériode où les instituts français derecherche à l’étranger (IFRE) sontmenacés par des coupes budgétai-res et des projets de réforme, il estbon de rappeler qu’ils constituentune ressource précieuse.

Ce livre montre ensuite que cesjeunes chercheurs savent s’exporteren publiant en anglais et s’insérerdans des réseaux internationaux.É. Marteu a ainsi fait appel – enplus des contributeurs français – àune demi-douzaine de chercheursétrangers, rattachés à des institu-tions comme l’université libred’Amsterdam, l’université d’Oxford,l’UCLA (University of California,Los Angeles) et plusieurs universi-tés israéliennes.

Enfin, le côté novateur de cet ouvragemérite d’être souligné. La plupartdes contributions s’appuient eneffet sur des données originales,récoltées lors d’enquêtes de terrainminutieuses. Le sujet lui-même neconstitue pourtant pas un champinexploré. Des universitaires israé-liens comme Tamar Hermann – quia publié en 2009 The Israeli PeaceMovement : A Shattered Dream(Cambridge University Press) – ontlargement étudié la société civileisraélienne. Toutefois, contrairement

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aux recherches existantes qui seconcentrent généralement sur uneportion spécifique de cette sociétécivile, le livre dirigé par É. Marteus’attache à présenter une vue d’en-semble. La première partie est ainsiconsacrée aux mobilisations decolons, la deuxième au « camp de lapaix » et la troisième aux associa-tions de Palestiniens d’Israël.

Il ressort des différentes contribu-tions une impression de fortestensions au sein de la société israé-lienne. Ces tensions se matériali-sent en l’occurrence par la naturedivergente des intérêts défenduspar les associations étudiées. Demanière intéressante, les associa-tions en question semblent davan-tage se battre contre les décisionsprises par les représentants del’État d’Israël que contre les seg-ments opposés de la société civile.Autrement dit, il est très peu ques-tion d’affrontements éventuels en-tre colons, membres du camp de lapaix et Palestiniens d’Israël. Ons’aperçoit en revanche que certainsmilitants de ces trois camps n’hési-tent pas à aller jusqu’à défier physi-quement les forces de l’ordreisraéliennes.

Le recours à la violence n’est cepen-dant qu’un des répertoires d’actionobservés. Plusieurs autres modesopératoires sont analysés, de l’or-ganisation de manifestations à lamédiatisation de cas particulière-ment frappants, en passant par lacontestation en justice de décisionsofficielles. Même les organisationsqui s’opposent le plus radicalement

à l’État d’Israël peuvent ainsi fairepreuve de pragmatisme. Un descontributeurs a par exemple inter-viewé un anarchiste israéliencontestant fondamentalement lesinstitutions de son pays. Quelquesjours après l’interview, le mêmeanarchiste participait à la défensede Palestiniens devant la Cour su-prême de l’État hébreu. L’ouvragedirigé par É. Marteu fourmilled’anecdotes de ce type, qui témoi-gnent de la richesse, mais aussi desparadoxes, de la société civile israé-lienne.

Marc Hecker

PARMI LES LIVRES REÇUS

Carrias E., La Pensée militaire alle-mande, Paris, Economica, 2010

Chivvis Ch. S., EU Civilian CrisisManagement. The Record so Far,Santa Monica (CA), RAND Corpo-ration, 2010

Francart L. et Ch. Piroth, Émeutes,terrorisme, guérilla... Violence etcontre-violence en zone urbaine, Paris,Economica, 2010

Laursen F. (dir.), The EU in the Glo-bal Political Economy, Bruxelles,Peter Lang, 2009

Leveau A. et B. Tréglodé de, L’Asiedu Sud-Est 2010. Les événements ma-jeurs de l’année, Bangkok, Irasec, 2009

Mohamed-Gaillard S., L’Archipel dela puissance ? La politique de la Francedans le Pacifique Sud de 1946 à 1998,Bruxelles, Peter Lang, 2010