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GEORGE CORY FRANKLIN AU PAYS DES CINQ RIVIÈRES HACHETTE

George Cory Franklin - AU PAYS DES CINQ RIVIÈRES

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GEORGE CORY FRANKLIN

AU PAYS DESCINQ RIVIÈRES

HACHETTE

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GEORGE CORY FRANKLIN

AU PAYS DES CINQ RIVIÈRES

TRADUIT PAR YOLANDE ET RENÉ SURLEAUILLUSTRATIONS DE ROMAIN SIMON

HACHETTE

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Copyright 1950 by Librairie Hachette. Tous droits de traduction, de reproductionet d'adaptation réservés pour tous pays.

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AVANT-PROPOS

La région des Cinq Rivières est une étendue d'environ quinze mille kilomètres carrés de montagnes et de forêts vierges, qui se trouve au pied des montagnes Rocheuses, dans les États de Colorado et du Nouveau-Mexique. Quatre grandes rivières y prennent leur source : le San Juan, le Pine, l'Animas et le Lake Fork du Gunnison. L'union de ces rivières constitue le fleuve Colorado, qui se jette dans l'océan Pacifique par le golfe de Californie. D'autre part, plusieurs affluents du rio Grande, tels que Lost Trail, Ute Creek et les deux Clear Creeks, dont les eaux se jettent dans l'océan Atlantique par le golfe du Mexique, naissent également dans cette région. Un petit lac, niché au sommet de la montagne IXL, est la source de toute cette eau qui se déverse dans les deux océans.

Au cours du siècle dernier, mes parents vinrent en pionniers dans cette région, qui était alors le terrain de chasse héréditaire des Indiens Apaches, Utes, Navajos et Jicarillas. Dans notre cabane, au bord du Lake Fork du Gunnison, je retirai plus de profit de l'observation des ours, des daims, des élans, des renards et autres animaux, que des leçons que ma mère me contraignait à apprendre pendant deux heures chaque jour.

Des compagnons de jeu indiens m'aidèrent à comprendre

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pourquoi un castor préfère construire son propre barrage, plutôt que de vivre dans le magnifique lac San Cristobal; pourquoi une daine n'hésite pas à laisser ses faons apparemment sans protection alors que des loups, des lynx et des chats sauvages rôdent dans le voisinage. Ils m'enseignèrent aussi la raison pour laquelle le puma, auparavant le plus redouté de tous les animaux sauvages, est devenu timide et circonspect.

Je désire partager les leçons et les observations que j'ai recueillies pendant plusieurs heureuses années consacrées à l'étude de la vie sauvage, avec tous ceux qui n'ont pu bénéficier des mêmes avantages.

G. C. F.

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NÉVÉ, le chien qui devint coyote (1).

Frank Mason cheminait au clair de lune, portant sur ses épaules un sac de toile. Il revenait d'une maison voisine et se dirigeait vers la ferme. Le sac, renflé à son extrémité, contenait un petit chiot de berger, minuscule boule fauve et pleurnichante. La bande blanche qui s'étendait depuis le milieu des oreilles jusqu'à la truffe noire comme jais, avait conduit le fermier à nommer le chiot « Névé ». En dépit de ses efforts pour être brave, les geignements du petit chien ne firent qu'augmenter.

Mason s'arrêta et souleva doucement le chiot hors du sac : « Bien sûr, je comprends que tu trouves la vie dure, mon petit. Mais prends-la avec le sourire, tu oublieras vite les frères et sœurs que tu viens de quitter. Tu verras comme tu aimeras ta nouvelle maison. En arrivant, tu auras droit à une soucoupe pleine de lait chaud. »

Névé ne comprit pas le sens de tous ces mots, mais il sentit que l'homme lui parlait avec affection. Il se blottit dans les grandes mains du fermier et lécha le doigt le plus proche de son museau. Mason le serra sous son bras : « Tu sembles ne pas aimer être enfermé

(1) Petit loup d'Amérique. (N.D.T.)

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dans ce sac. Eh bien, je vais te porter comme ceci. Là, es-tu mieux ? »

Névé poussa un petit jappement de joie et dressa les oreilles pour écouter un aboiement aigu, suivi d'un long hurlement. « C'est un coyote, lui dit Mason, un petit chien sauvage en quête de son dîner. Tu as beaucoup plus de chance que lui, même si, pour le moment, tu regrettes ta mère. »

Névé aimait beaucoup entendre parler Mason. Il aimait la chaleur de son corps et ses caresses affectueuses. L'homme et le jeune chien atteignirent bientôt le sommet du ravin dans lequel se trouvait le ranch de Mason. Névé aperçut quelques bœufs allongés à côté d'un ruisseau et, au-delà, deux bâtiments de bois et plusieurs enclos à bestiaux.

« Voici ta nouvelle maison, Névé, lui dit Mason. Elle ne ressemble peut-être pas à grand-chose, mais tu l'aimeras vite. »

Comme un écho à la voix de Mason, un long hurlement se répercuta dans la vallée. Névé sentit l'étreinte de son maître se resserrer, et son corps se raidit. La voix de Mason n'était plus aussi affectueuse quand il parla de nouveau. « Cette fois-ci, ce n'est plus un coyote, mais un vieux loup solitaire qui en veut à mon bétail. II faut que j'aille chercher un fusil... »

Mason remit Névé dans le sac et descendit en courant vers un des bâtiments, ouvrit rapidement la porte, posa le sac sur le sol, décrocha un fusil et se précipita dans la cour extérieure. Névé trouva l'ouverture du sac défaite et suivit l'homme. L'appel du loup retentit de nouveau, et Mason s'élança dans sa direction. Le petit chien suivit son maître aussi vite qu'il le put à travers le pré. Il apercevait par moments le fermier, mais se dirigeait surtout grâce à son odorat.

Lorsqu'enfin le jeune chien, éreinté, atteignit la crête opposée, Mason avait disparu. Névé était tout à fait certain de retrouver son ami en continuant à dévaler le talus, et, de plus, il était plus facile de descendre une

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colline que de l'escalader. Le chiot poursuivit donc sa course, s'éloignant des soins et de la bonté de Mason pour s'enfoncer dans la terre des êtres sauvages.

Il entendit soudain le claquement sec d'un fusil, à quelque distance, mais il était trop jeune pour comprendre que Mason tirait sur le loup.

De toute façon, il n'aurait pu aller aussi loin. Comme il ne savait exactement que faire, Névé descendit dans une autre vallée. Il s'asseyait parfois à l'abri d'un fourré de sauge, pour se reposer un instant. Il se sentait désespérément seul, et en outre il avait très faim, mais il ne voyait pas comment y remédier. Tout lui semblait étrange. Les senteurs mêmes étaient entièrement différentes de celles qu'il avait toujours connues.

Il trouva enfin un trou, creusé sous les racines d'un cèdre rabougri, autour duquel flottait une odeur de chien. Peut-être pas tout à fait l'odeur dont il avait l'habitude, mais c'était toujours mieux que rien. Il avança jusqu'à l'entrée de la tanière et en examina l'intérieur. Il aperçut dans le fond trois chiots, à peu près de la taille de ses propres frères et sœurs. Ils étaient blottis les uns contre les autres et dormaient profondément. Névé ignorait que ce fussent des coyotes et, en tout cas, il était trop fatigué et trop affamé pour choisir sa compagnie. Il se glissa entre deux d'entre eux et s'endormit.

La mère coyote ne revint chez elle que vers minuit. Elle rapportait un lapin. La chasse avait été dure, cette nuit-là, car les loups étaient de la partie. Aussi était-elle rentrée beaucoup plus tard que d'habitude. Elle jeta le lapin à l'entrée de la tanière et huma l'air. Quand l'odeur de chien lui parvint, elle grogna et plongea dans l'antre. Mais comme Névé était profondément endormi, il ne pouvait rien faire pour exciter la colère de la mère coyote; au bout de quelques minutes, celle-ci se coucha près des jeunes animaux et s'endormit. Elle avait perdu deux de ses petits deux jours auparavant, et il lui importait peu, au fond, d'héberger ce nouveau pensionnaire.

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Névé s'éveilla en même temps que les petits coyotes et partagea leur déjeuner. Il n'était pas très satisfait de tous les changements survenus dans sa vie. Mais comme il ne voyait pas la possibilité de revenir chez lui, ni même dans la ferme de Mason, il ne lui restait qu'à tirer le meilleur parti de la situation.

Le jour suivant, la mère coyote resta à proximité de la tanière; lorsque le vieux Grappin, l'épervier qui avait emporté ses deux petits, survola la vallée, elle lança un bref aboiement et les trois petits coyotes rentrèrent précipitamment. Névé ignorait ce signal, mais quand il vit courir ses nouveaux amis, il s'élança aussitôt sur leurs talons. Il se montra si obéissant que sa mère nourrice le prit en affection. Le chiot était si intelligent qu'il lui suffisait d'observer les petits coyotes pour deviner ce qu'on attendait de lui. Il apprit rapidement la signification des différents signaux. Un aboiement court et aigu voulait dire : « Danger ! cachez-vous ! tout de suite ! » Un grognement prolongé était tout bonnement un conseil de se tenir sur ses gardes. Les coyotes employaient encore toutes sortes de jappements, dont chacun avait une signification particulière. Grâce à son expérience de la chasse, la mère coyote alimentait avec régularité sa petite famille en viande fraîche.

Névé devint rapidement un magnifique jeune chien, bien plus grand que ses frères de lait, mais en revanche moins rapide, moins prompt à s'alarmer. Il avait plutôt tendance à rester planté là, à réfléchir. Cette habitude devait être la cause de sa prochaine aventure.

Un soir que les quatre chiots jouaient à se poursuivre entre les buissons, la mère coyote partit dès le coucher du soleil pour chasser dans les collines, au-dessus de la tanière. Comme elle allait certainement demeurer longtemps absente, les jeunes animaux restèrent livrés à eux-mêmes. Névé et un des jeunes coyotes, fatigués de jouer, traversèrent une petite prairie et parvinrent au bord d'un ravin dans lequel coulait une eau claire. Ils étaient souvent venus ici avec leur mère, mais jamais seuls.

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Névé, le plus audacieux des deux, menait la danse. Ils s'arrêtèrent à la source pour boire, puis continuèrent à trotter parmi les saules qui poussaient le long du cours d'eau. Pendant ce temps, la nuit était tombée, et les rôdeurs nocturnes s'étaient mis en chasse. Soudain un faible « Ho-o-o-o-o-o » retentit au-dessus des deux explorateurs.

Le jeune coyote, tout tremblant, se précipita à l'abri du buisson le plus proche. Névé, lui, ne voyait aucune raison de s'inquiéter. Il s'arrêta et observa son compagnon de jeu. Le jeune chien ne pouvait voir le grand-duc qui fonçait sur lui, sans bruit, mais à la vitesse d'une balle de fusil. Aux aguets depuis le coucher du soleil, le rapace n'attendait qu'une occasion pareille. Le coyote aperçut le gros oiseau et lança le bref aboiement perçant que sa mère lui avait appris. Névé connaissait si bien ce signal que ses muscles se détendirent avant même qu'il eût réalisé ce qui se passait.

Le bec crochu du hibou manqua son but d'un rien, mais une de ses griffes lacéra l'oreille de Névé. L'oiseau se redressa et pivota si rapidement que le chien ne put se mettre à l'abri du saule le plus proche. Un violent coup d'aile le jeta à terre. Névé jappa de terreur et fit un bond de côté. Entre-temps, les instincts de chasseur du jeune coyote s'étaient complètement réveillés. Voyant la possibilité de frapper sans courir de risque lui-même, il s'élança, sauta par-dessus le hibou qu'il mordit au passage et se jeta sous un autre buisson. Névé comprit aussitôt le plan du petit coyote.

Le grand-duc s'était maintenant posé sur le sol, ses puissantes serres enfoncées dans la terre, les ailes prêtes à assener un autre coup. Son bec claquait comme les mâchoires d'un vison furieux, ses yeux étaient verts de rage. L'oiseau présentait ainsi un aspect plus redoutable que les plus rudes hôtes de la forêt. Névé commençait à être passablement en colère lui aussi. Son oreille lui faisait mal et il savait que le hibou en était responsable. Il bondit, comme le petit coyote un instant auparavant,

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mais il ne put arriver à sauter par-dessus le hibou. Il heurta au contraire l'oiseau en plein poitrail et lui fit perdre l'équilibre.

Le petit coyote appartenait à une lignée de combattants de la prairie. Sa méthode de combat était de bondir dès qu'il apercevait la moindre possibilité de placer un ou deux coups de dents, et de filer avant que son ennemi fût revenu de sa surprise. Quand il vit Névé bousculer le hibou, il se précipita sur ce dernier, happant tout ce qu'il trouvait sur son passage.

Le grand-duc, qui avait escompté une victoire facile, ne s'attendait certes pas à livrer une bataille en règle. Il n'eut pas le temps de placer ses ailes en position de défense, que déjà le coyote lui entaillait la gorge. Un instant après, Névé bondit à son tour, saisit l'oiseau à la gorge et s'y cramponna. En dépit des coups d'ailes et des griffes acérées qui le déchiraient, le petit chien ne desserra pas les mâchoires. Le coyote vint à son aide, et les jeunes animaux eurent bientôt tué un grand-duc adulte, un des plus dangereux parmi les chasseurs nocturnes.

Les deux amis n'étaient pas sortis indemnes de cette bataille; chacun d'eux avait reçu des blessures dont il garderait longtemps les cicatrices. Le flanc droit de Névé, surtout, avait été malmené. La peau était entaillée en de nombreux endroits, et son pelage s'était notablement clairsemé. Grâce à sa méthode de combat, le jeune coyote avait évité les serres du hibou, mais il n'avait pu, en revanche, échapper à tous les coups de son bec crochu. La peau de son front, tailladée, présentait une blessure en forme de croix grossière. Des poils blancs repousseraient sur la cicatrice, permettant à Névé de reconnaître facilement son camarade de jour comme de nuit.

Très fiers d'avoir gagné leur dur combat, les jeunes vainqueurs paradèrent un moment autour de leur victime. Après mûre réflexion, ils décidèrent de transporter le hibou à leur tanière, et c'est là que la mère coyote

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trouva l'oiseau à son retour de chasse. Inutile de vous dire quelle fut sa surprise. Elle jeta sur le sol le lièvre qu'elle avait rapporté et tourna autour de l'oiseau mort en grondant. Névé sortit de la tanière en remuant la queue, escorté de son complice. De longues explications s ensuivirent. La mère coyote fit bien quelques remontrances et pria ses deux rejetons de ne pas se montrer trop téméraires, mais Névé et le jeune coyote comprirent qu'elle était cependant très fière que ses enfants eussent tué un oiseau qu'elle-même n'eût pas aimé attaquer.

Quelques jours plus tard, la mère coyote les emmena à la chasse. Avant la première chute de neige, Névé savait déjà traquer et attraper les lapins, il avait également appris à se jeter sur une couvée de perdrix pour en saisir une avant qu'elle eût pu prendre son vol et bien d'autres choses encore, qui ne sont connues que des petits chasseurs de la forêt.

Une nuit, profitant d'un clair de lune, la mère conduisit les quatre jeunes animaux en haut d'une colline afin de chanter l'hymne à la lune qu'aiment tant les coyotes. Mason, debout devant la porte de la maison, au fond de la vallée, entendit le chœur le plus étrange qu'ait jamais chanté un groupe de coyotes. Il écouta un moment, puis s'avança dans la cour pour mieux entendre. La chanson débutait pas le perçant « Kiyi-yippi-yi » de la mère, auquel se joignaient les voix des petits coyotes; puis, quand le hurlement prolongé paraissait près de s'éteindre, un aboiement profond, puissant, se répercutait dans la vallée. « Ce n'est point un coyote ! murmura l'homme. On dirait plutôt un chien. Je me demande s'il n'y a pas là-haut un chien métis. »

Plusieurs fois, ce même hiver, Mason entendit le hurlement du chien, toujours mêlé à celui des coyotes, qu'il semblait compléter. Il ne lui vint pas à l'idée que ce pût être Névé, le petit chien de berger qu'il avait perdu la nuit où les loups étaient venus rôder autour du ranch.

Les jours passèrent. Désormais Névé et le jeune coyote au front marqué d'une croix blanche chassaient toujours

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ensemble. Le printemps venu, la mère coyote abandonna sa progéniture à elle-même. Névé et Croisé devinrent alors inséparables. Névé adopta certaines manières du coyote, et, en échange, Croisé imita le chien sur bien des points. Le couple ne manqua pas de nourriture, car ils étaient tous deux excellents chasseurs. Les deux bêtes grandissaient rapidement. Au cours du second hiver, Névé était devenu un animal magnifique; il pesait au moins dix livres de plus que n'importe quel autre chien de la région. Où qu'il allât, il était immanquablement suivi par un animal au poil fauve, qui ne se conduisait plus guère en coyote mais plutôt en chien sauvage.

Ce fut au cours de cet hiver qu'une étrange maladie sévit dans la région des Cinq Rivières. Des milliers de lapins moururent et tous les chasseurs nocturnes durent s'aventurer très loin pour trouver leur subsistance. Les loups, les lynx, les chats sauvages, les coyotes et tous les animaux dont le lapin constitue la principale nourriture, étaient toujours à demi affamés.' Les loups commencèrent à s'attaquer au bétail et de nombreux petits carnassiers suivaient les bandes de loups pour profiter des restes.

Mason n'aimait pas se servir de pièges en acier, ou de poisons, contre les animaux sauvages. Pourtant, quand il eut perdu plusieurs belles bêtes, il se munit de pièges à loups. Mais les fauves se méfièrent si vite des pièges que Mason dut recourir à la strychnine. Il déposa du poison à l'intérieur d'une génisse que les loups avaient tuée sur une colline dominant la ferme. Le même jour, il posa quatre pièges dans le passage conduisant à la colline.

Névé et Croisé habitaient toujours la même tanière au pied du cèdre. Ils n'avaient rien trouvé à manger depuis deux jours et les affres de la faim les avaient amenés à chasser de très bonne heure ce soir-là.

Selon leur habitude, Névé suivait la piste et le coyote trottait en contrebas. De cette façon, quand l'un d'eux levait un gibier, l'autre pouvait le rabattre.

Névé trottinait le long de la piste, à environ cinq cents

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mètres de l'habitation de Mason, quand Croisé leva un lapin. Le chien ne s'arrêta que quelques secondes, pour s'assurer de la direction qu'allait prendre sa proie. Dès qu'il vit celle-ci se diriger vers la colline, il bondit vers un étroit passage dans lequel le lapin devrait se faufiler pour gagner le sommet. Un bruit sec et métallique retentit. Névé ressentit une douleur très vive à sa patte de devant droite, la chaîne se tendit et il s'abattit dans la neige. Tandis qu'il essayait de se relever, il aperçut le lapin sur la piste, serré de près par Croisé. Il essaya de les suivre, mais le gros morceau de bois fixé à la chaîne du piège l'en empêcha. Après quelques efforts douloureux, il fut obligé de rester immobile. Il tenta de mordre l'acier qui enserrait sa patte. Il entendit le hurlement de victoire de Croisé et comprit que le coyote avait réussi à tuer le lapin et lui demandait de venir le rejoindre. Il se débattit, mais en vain. La douleur s'ajoutait à son inquiétude et pourtant le chien ne lâcha même pas un gémissement. Lorsqu'il se fut rendu compte qu'il ne pourrait se dégager du piège, il s'allongea dans la neige, s'efforçant de comprendre comment la chose s'était produite, et pourquoi. Un peu plus tard, Croisé se glissa furtivement au sommet de la colline et, tout en évitant de se montrer, essaya d'apercevoir son ami. Névé le vit arriver, mais, comme il se sentait honteux de sa mésaventure, il ne lui adressa aucun signe de bienvenue. Sa patte était si douloureuse qu'il ne savait plus quelle position adopter.

Croisé avança encore un peu en rampant, mais quand il entendit remuer la chaîne, il recula précipitamment. Il ne s'enfuit point, comme beaucoup de coyotes l'auraient fait. Après une demi-heure d'hésitation, il s'approcha de Névé au point de le toucher avec son museau. Les animaux qui ont vécu de longs mois ensemble, en vrais camarades, finissent par se créer une sorte de langage commun. Comment Névé parvint-il à se faire entendre, nous ne le saurons jamais. Toujours est-il que le coyote comprit très vite que le chien ne pouvait plus bouger, qu'il souffrait terriblement, et qu'il avait très faim.

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Voyant qu'il ne pouvait l'aider autrement, Croisé résolut de lui apporter quelque nourriture.

Il longea la colline jusqu'à ce que l'odeur de la génisse tuée par les loups lui parvînt. Croisé considéra qu'il avait une chance inespérée. Il pressa le pas et arriva bientôt près d'un fourré de trembles, en bordure d'une clairière. Au centre, se trouvait le cadavre de la génisse. Il allait s'en approcher, quand il vit venir deux loups, hâves et décharnés. Il préféra leur céder la place. Il s'assit et attendit que les loups eussent terminé leur repas. Ceux-ci, qui semblaient affamés, se jetèrent sur la carcasse qu'ils se mirent à déchirer. Croisé les observa très longtemps. À bout de patience, il allait tenter sa chance ailleurs, quand un des loups poussa un hurlement épouvante et retomba en arrière, mort.

Quelques minutes plus tard, l'autre loup culbutait à côté de son compagnon. Croisé se leva et regarda les loups avec attention. Il ignorait tout du poison, mais il venait d'apprendre deux choses : la première, qu'il est toujours dangereux de se promener dans les sentiers tout seul; la seconde, qu'il vaut mieux ne pas manger de gibier qu'on n'a pas tué soi-même.

Il attendit dans la clairière et, enfin, aperçut une perdrix juchée sur la basse branche d'un arbre rabougri. Croisé bondit, fit tomber l'oiseau de son perchoir, le saisit par le cou et partit à toute allure rejoindre son ami. Le coyote explora de nouveau l'endroit avant de s'aventurer jusqu'au chien. Il posa le gibier sur le sol. Névé se retourna dans un cliquetis de chaînes et le coyote s'enfuit, léger comme une plume, pour se réfugier sous un arbre à quelque distance.

Névé déchiqueta l'oiseau et le mangea, malgré la douleur qui le tenaillait. Croisé ne le quitta pas du regard. Pas plus que le chien, il ne pouvait comprendre ce qui était arrive.

Mason avait entendu les loups hurler pendant la nuit et, tôt dans la matinée, s'était rendu au sommet de la colline. Peu avant d'arriver à l'endroit où il avait posé

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son piège, il vit un coyote disparaître dans les buissons. Un moment plus tard, il put se rendre compte, par les traces laissées dans la neige, que le piège avait fonctionné. Le fermier pensa avoir attrapé le compagnon du coyote.

« Pauvre diable ! se dit-il, les coyotes ne s'attaquent jamais au bétail. Ce n'est pas à eux que j'en veux, mais aux loups. »

Il arrêta brusquement son cheval en découvrant qu'une bête magnifique, au moins aussi grosse qu'un loup, s'était prise dans le piège. « Que diable ! s'écria-t-il. J'ai trouvé moyen d'attraper un chien. » Il s'approcha davantage. « Pauvre vieux, dit-il, ne t'agite pas comme ça, je vais te libérer aussi vite que possible. » Il sauta à bas du cheval et s'avança tout en observant le prisonnier. L'animal était certainement un chien de berger, mais il se comportait tout à fait comme une bête sauvage.

Névé fit front. Le regard voilé du chien, son cœur battant, eurent vite appris à Mason, mieux que des mots, combien l'animal souffrait. La marque blanche qu'il portait sur la tête sembla familière à l'homme. Mason regarda plus attentivement, et se souvint alors du chiot qu'il avait perdu deux ans auparavant. Il commençait à comprendre.

« Est-ce possible ? Névé, mon petit Névé ! »Les yeux lourds du chien ne cillèrent pas, la queue ne remua

pas. Il n'avait pas le moindre souvenir de Mason ni de l'époque où il était un petit chien domestique. Il gronda un avertissement dont le ton était exactement celui de sa véritable mère. Mason savait maintenant à quoi s'en tenir. Il dessella son cheval et relira la lourde couverture Navajo dont il entoura la tête du chien. Puis, empoignant les ressorts du piège, il libéra l'animal.

Mason n'oubliait pas qu'il se trouvait en présence d'un animal sauvage. Il eut soin d'assujettir une courroie autour des mâchoires de Névé et de lui lier les pattes avec une corde, avant de retirer la couverture. Sellant

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alors son cheval, Mason plaça le chien devant lui et reprit la piste qui conduisait au ranch. Il aperçut de nouveau le coyote aux aguets, et fut à même de reconstituer l'histoire du chien.

« Le coyote que je viens d'apercevoir doit être un ami de Névé, camarade de chasse, se dit-il. Aussi ne lui ferai-je pas de mal. Je suis trop curieux de savoir ce qu'il adviendra d'une telle amitié. »

Mason s'efforça de reconquérir d'abord la confiance du chien sauvage, et finalement son affection. Il commença par appliquer des lotions adoucissantes sur la patte meurtrie, pour calmer la douleur. Névé fut installé dans une niche, avec un bon lit de paille fraîche. À la fin de la première semaine, il acceptait sa nourriture de la main de Mason. L'étape suivante était plus dangereuse. L'homme désirait caresser la tête de Névé avec sa main dégantée. Très rares, s'il en est, sont les animaux sauvages qui acceptent cela d'un homme.

Névé venait d'engloutir une bonne pâtée de pain et de maïs, trempés dans du lait, plat qu'il commençait à beaucoup aimer. Sa patte ne le faisait plus souffrir et il était trop intelligent pour ne pas comprendre qu'il devait sa guérison à l'homme.

Il se sentait bien et presque heureux, pour la première fois depuis son aventure. En ce moment, il regardait à travers l'ouverture carrée, pratiquée dans la cloison de sa niche, et il pensait à Croisé. Il sentit un léger contact sur les poils de son cou. Quelques jours plus tôt, une telle caresse l'aurait rendu furieux. Même maintenant, il ne la goûtait guère. Mais la bonté de Mason avait réveillé l'affection de Névé pour l'homme et, malgré un grondement sourd, il ne mordit ni ne s'écarta.

Mason continua ses caresses, tout en fredonnant les mots qu'il chantait parfois lorsqu'il venait donner à manger à Névé. Le chien sauvage se prenait à aimer cette chanson; elle lui manquait quand Mason l'oubliait. Sous l'influence des caresses et de la voix chantante, le grondement s'était transformé en gémissement, et

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l'animal remua légèrement la queue. Mason lui frottait maintenant la tête.

« Tout va bien, Névé. Je ne te veux pas de mal. Oublie cette fierté sauvage et nous nous entendrons très bien, tous les deux. Tu es un chien, voyons, et non un coyote. Là, là, voyons, là.... »

Névé attendit avec impatience le repas suivant, se demandant si le fermier le caresserait et lui parlerait à nouveau. L'homme n'y manqua pas et, à partir de ce jour, l'affection et la bonté eurent raison des habitudes sauvages. Quelques jours plus tard, Névé se dressa, posant les pattes sur la demi-porte qui fermait sa niche, et lécha la main qui le flattait.

Mason lui mit un collier et le conduisit dans la cour. Névé fut si heureux de retrouver le soleil que Mason l'enchaîna à un poteau et l'y laissa pendant qu'il allait surveiller les troupeaux, derrière la colline. Névé trotta de droite et de gauche, aussi loin que la chaîne le lui permettait. Il avait grand besoin d'exercice. Certes, la chaîne était une entrave, mais il était déjà bien agréable d'être dehors. Le chien en éprouvait toute la satisfaction, quand un jappement perçant retentit sur la colline, derrière l'enclos. Névé répondit joyeusement à l'appel de Croisé. Peu après, le coyote apparut à la lisière de la forêt, descendit la colline et pénétra tranquillement dans la cour de la ferme.

Les deux amis se retrouvèrent avec ravissement. Névé tira sur sa chaîne pour atteindre Croisé, et le coyote bondit et gambada exactement comme n'importe quel heureux toutou....

Mason était encore à quelque distance de la maison lorsqu'il aperçut le coyote. Il se glissa derrière une rangée de saules et s'approcha lentement à une centaine de mètres de la cour. De là, il pouvait observer sans être vu. On ne pouvait se méprendre sur l'affection qui liait les deux animaux. À la seconde précise où Mason montra la tête, Croisé bondit hors de la cour et fila comme un éclair vers l'abri le plus proche. Cette même

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nuit, cependant, Mason vit le coyote se glisser furtivement dans la grange où dormait Névé, et il comprit que le coyote demeurait fidèle à son ami.

Durant l'été, l'apprivoisement de Névé se compléta. Le chien perdit ses habitudes sauvages, dormit dans la maison au pied du lit de Mason et apprit à surveiller le bétail. Peu après le premier gel, Mason découvrit que Névé aimait toujours son camarade coyote.

Un soir, le fermier lisait devant un bon feu, Névé étendu à ses pieds. Soudain, le chien se dressa, écouta attentivement un instant, puis courut à la porte qu'il se mit à gratter, geignant pour qu'on le laissât sortir. Mason ouvrit la porte et entendit un jappement assourdi, en direction de l'étang des castors, dans le pré. Névé lança un bref aboiement et partit à toute allure. Mason le suivit des yeux un moment, puis retourna à son feu et à son livre.

Le chien avait reconnu l'appel désespéré de son ami Croisé et filait à son secours. Les bords de l'étang étaient gelés. Le coyote, qui chassait des canards sauvages, s'était avancé trop loin sur la glace et celle-ci avait cédé sous son poids. Il nageait dans l'étang, mais la glace ne lui offrait pas de prise assez solide pour qu'il pût se hisser hors de l'eau.

Névé courut autour de l'étang en aboyant, mais il était trop lourd pour s'aventurer sur la glace. Pendant quelques instants, les deux amis parurent se concerter. Enfin, après un aboiement qui signifiait clairement : « Courage, Croisé, je reviens tout de suite », le chien reprit, à travers près, le chemin de la maison. Il gratta la porte en aboyant frénétiquement. Mason vint lui ouvrir. Névé essaya de lui faire comprendre son problème et y parvint assez bien. Il regardait Mason bien en face, aboyait furieusement, esquissait quelques bonds en direction de l'étang des castors, s'arrêtait en regardant en arrière, puis recommençait la même mimique. Il priait visiblement Mason de bien vouloir l'aider.

« Soit, lui dit Mason, je ne sais ce qui se passe, mais

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je vais te suivre pour m'en rendre compte. » Il était possible qu'un veau se fût enlisé dans la boue près de l'étang. Il retourna mettre ses bottes et, pensant toujours qu'un de ses veaux était en difficulté, il alla chercher une corde dans la sellerie. Névé, cependant, ne cessait de s'agiter, pressant Mason de se hâter.

Quand l'homme et le chien arrivèrent à l'étang, le pauvre Croisé était épuisé. Il n'eut même pas la force d'esquiver la boucle de corde que Mason lui lança autour du cou. L'homme tira doucement le coyote jusqu'au bord de la glace, et le hissa péniblement. Névé gambadait tout autour, jappant des conseils et des encouragements. Croisé s'allongea sur le sol, cherchant à reprendre haleine. Mason retira le lasso et se recula pour assister à une scène étrange de la vie sauvage : les efforts d'un animal pour en ranimer un autre.

Névé s'était allongé près de son ami, s'efforçant de réchauffer le corps grelottant du coyote. Il lui lécha le museau en gémissant. Mason s'éloigna de quelques mètres, de façon à ne pas effrayer Croisé, lorsque celui-ci reprendrait connaissance. Au bout d'un moment le coyote s'assit, mais il était incapable de s'enfuir.

Pris de pitié, Mason retourna chercher un grand sac qu'il étendit sur le petit coyote.

Le chien gambada en aboyant fortement, afin de convaincre son ami que l'homme ne lui ferait pas de mal. Mason transporta le coyote dans la niche qu'avait d'abord occupée Névé, puis il retira le sac qui couvrait l'animal. « Il vaudrait mieux que tu restes avec lui cette nuit, dit-il au chien, il se sentira moins seul. »

Deux jours plus tard, quand le coyote fut tout à fait remis de son accident, Mason laissa la porte de la niche ouverte et emmena Névé avec lui. Quand ils revinrent, la niche était vide, mais Croisé n'était pas allé bien loin. À partir de ce jour-là, le coyote revint tous les soirs à la ferme, partager la pâtée du chien. Petit à petit, il prit tellement confiance, qu'il creusa un trou sous la grange et vint y habiter.

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BRIMBALANT, le porc-épic

Jugée selon les canons humains, Balafrée, l'hermine de la Sente Perdue, eût certainement été rangée parmi les ennemis publics.

Depuis sa plus tendre enfance, Balafrée terrorisait tous les petits animaux de la forêt Les jeunes daims, et les moutons de la montagne eux-mêmes, l'évitaient.

N'ayant peur de rien, insociable, dépourvue des rares qualités que possèdent même les carnassiers, l'hermine ne songeait qu'à satisfaire son appétit. Repue, elle était relativement moins à craindre.

Balafrée n'était assurément ni bonne, ni miséricordieuse. Faraud, le coq de bruyère, Couard, le perdreau des neiges, et tous les lapins de la Sente Perdue, auraient pu fournir de bien tristes témoignages de sa cruauté.

Mais, par cette matinée glaciale, l'hermine ne connaissait plus qu'un seul sentiment, la vengeance. Son cœur était plein de rage et de haine, car elle avait été dépassée dans le seul domaine où elle fût réputée : la cruauté.

La nuit précédente, des centaines de lapins blancs étaient venus danser, au clair de lune, dans la petite clairière; deux martres dorées, cousines éloignées de Balafrée, qui s'étaient dissimulées jusque-là derrière des massifs de genièvre chargés de neige, en avaient tué, en quelques minutes, plus d'une douzaine. Quand Balafrée

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avait décidé de s'inviter au festin, un obstacle l'avait empêchée de descendre de l'arbre d'où elle avait assisté au massacre. L'animal qui avait barré la route à l'hermine n'était autre que le plus inoffensif, le plus lent et le plus indolent des mangeurs d'écorce de toute la région des Cinq Rivières : ce vieux Brimbalant, le porc-épic. Fascinée par le spectacle qu'offraient les folles gambades des lapins, dans l'ombre des genièvres, Balafrée n'avait prêté aucune attention à l'inoffensif et risible Brimbalant. Lorsqu'elle avait constaté que les martres dorées envahissaient son terrain de chasse, l'hermine était grimpée sur l'arbre le plus proche. Il se trouvait que le vieux Brimbalant avait justement choisi, ce soir-la, le même balsamier à écorce blanche.

L'heure n'a aucune importance pour un porc-épic repu. Après avoir mangé sa pleine ration d'écorce de balsamier, Brimbalant avait gagné la première branche de l'arbre, afin de dissiper par un bon somme les effets de son festin. Il ignorait que Balafrée se trouvât à quelques branches au-dessus de lui; l'aurait-il su, d'ailleurs, que cette présence l'eût laissé indifférent. La scène qui se déroulait au-dessous de lui, dans la clairière, ne l'intéressait pas, et l'irascible hermine encore moins. Il cherchait le sommeil, et rien d'autre ne comptait pour lui.

Balafrée se laissait glisser à bas du balsamier, quand elle rencontra le corps énorme du gros porc-épic, complètement enroulé autour du large tronc de l'arbre. L'hermine poussa un cri strident, pour que Brimbalant dégageât le passage. Celui-ci la dévisagea simplement, comme il aurait contemplé n'importe quel autre habitant des bois. Il ne voyait aucune raison pour se déranger, aussi fit-il claquer ses dents et s'installa-t-il de nouveau confortablement.

Jamais auparavant Balafrée n'avait subi un tel affront. Ses mâchoires se contractèrent de façon inquiétante. Ses yeux étincelèrent comme ceux d'un serpent prêt à jeter son venin, mais ces gestes guerriers n'impressionnèrent

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nullement Brimbalant. L'hermine aurait pu sauter, mais elle considéra qu'un bond de vingt pieds était indigne d'elle. D'autre part, les martres dorées étaient en pleine ripaille : il eût été plutôt maladroit de se présenter à elles en leur tombant sur le dos.

Dans sa jeunesse, Balafrée avait essayé, un jour, un tel plongeon. Elle s'était heurté la tête contre l'arête d'une souche qui émergeait du sol gelé, se coupant profondément La blessure avait été longue à guérir, car Balafrée l'avait rouverte deux fois au cours d'aventures de chasse. II en était resté une cicatrice — allant de l'aile gauche du nez, près de l'œil, jusqu'au front — qui donnait un air plus méchant à sa face triangulaire.

La supériorité de l'hermine n'avait encore jamais été contestée. Personne, parmi les petits animaux de la forêt, n'avait jamais osé affronter Balafrée, qui n'apercevait, en général, que l'arrière-train des écureuils ou des lapins : un éclair de fourrure brune ou rayée, lancée dans une fuite éperdue. Mais le porc-épic posait un problème nouveau : il ne craignait aucune bêle, depuis l'énorme ours gris jusqu'au chat pêcheur. Pour le prouver, Brimbalant termina sa sieste. Lorsqu'il fut éveille, il prit une attitude méditative et sembla réfléchir longuement avant de se laisser glisser de l'arbre pour regagner, de son pas dandinant, les bois environnants.

L'hermine, folle de rage, put enfin descendre. Sa nuit de chasse était manquée et, maintenant qu'il faisait jour, elle avait peu de chance de trouver le moindre gibier. Elle était presque résignée à se coucher à jeun, quand elle aperçut le porc-épic endormi sur la branche d'un pin parasol. L'hermine songea aussitôt à prendre sa revanche sur cet animal qui l'avait bravée.

Sans même établir de plan de bataille, elle bondit sur la branche la plus proche du sapin, s'élança comme une flèche d'ivoire, s'accrochant de ses pattes de devant à la dure écorce de l'arbre, et demeura ensuite immobile, pareille à une petite statue blanche, jusqu'à ce qu'elle fût assurée que Brimbalant ne s'était pas réveillé. L'hermine

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se trouvait maintenant au-dessous du porc-épic. L'attaque se présentait aussi bien que possible.

Balafrée détenait, cette fois-ci, l'avantage de la position, et elle comptait déployer toute sa science pour en tirer le meilleur parti. Son combat avec le porc-épic se présentait comme un match entre un boxeur de la catégorie poids plume et un autre de la catégorie poids lourd. Mais l'hermine compensait largement par sa combativité ce qui lui manquait en poids. Balafrée pesait six cents grammes, Brimbalant vingt livres.

Il suffit qu'un porc-épic flaire un danger pour qu'il se transforme aussitôt en forteresse : ses muscles se contractent, ses piquants se hérissent, et l'animal n'est bientôt plus qu'une boule invulnérable. L'hermine n'ignorait pas es caractéristiques de son adversaire.

Brimbalant était affalé sur une branche qu'il enveloppait entièrement de son corps massif. L'hermine se fixa pour objectif l'étroite bande d'écorce qui apparaissait juste au-dessous de la tête du porc-épic De là, elle pourrait atteindre la petite tache claire que formait la gorge délicate de son adversaire. Balafrée s'avança prudemment, par petits bonds successifs, dont le menu bruit était couvert par le souffle régulier du dormeur. Après un dernier saut de moins d'un mètre, l'hermine atteignit son but et attaqua aussitôt. Le porc-épic se réveilla en grognant, saisi d'une vive douleur au cou. Avec un mépris total des conséquences, il se laissa rouler de la branche et tomba, comme un gros oreiller vivant, trois mètres plus bas dans la neige.

Balafrée serra énergiquement les dents et aspira de toutes ses forces le sang de son adversaire, essayant de l'affaiblir pour que la suite du combat fût un peu plus égale. Dans leur chute, le corps du porc-épic s'enfonça profondément dans la neige molle, mais l'hermine resta collée à lui comme une sangsue. Elle était déjà gorgée du sang de son ennemi, mais aucun signe d'affaiblissement n'était visible chez ce dernier.

Cette saignée sembla, au contraire, faire le plus grand

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bien au gros Brimbalant, qui se dégagea de la neige en s'ébrouant. Il secouait la tête de droite à gauche, essayant en vain de déloger la petite tueuse affamée qui s'accrochait à sa gorge. Brimbalant se battait pour la première fois de sa vie, et son adversaire était le plus tenace des combattants de la forêt. Si l'hermine avait bénéficié d'un poids égal à son courage, elle aurait pu vaincre un chat sauvage sans difficulté.

Tout en se débattant, le porc-épic se laissa rouler en bas d'une pente neigeuse qui aboutissait au bord d'une mare. Cette mare — point de ralliement des animaux sauvages qui avaient établi leur quartier d'hiver dans la clairière — était peu profonde et ne gelait pratiquement jamais.

Le porc-épic demeura un instant au bord de l'eau, puis il se dirigea tranquillement vers le centre de la mare et se mit à nager, entraînant Balafrée avec lui. Cette malice était digne d'un esprit bien plus vif que celui du porc-épic, car Brimbalant aurait pu flotter comme un ballon pendant des heures sur la surface calme des eaux, alors que, pour une hermine, un bain froid est toujours déplaisant. Plus que la crainte de se noyer, le contact de l'eau était une des seules choses qui pussent contraindre Balafrée à lâcher prise.

Heureusement pour le porc-épic, une seule des petites dents aiguës de 1'hermine avait crevé la veine jugulaire. La blessure était petite, ronde et propre, à peine plus grande qu'un trou pratiqué par une aiguille hypodermique. Elle serait bientôt cicatrisée.

Brimbalant traversa la mare avec difficulté et se hissa sur un rocher. Puis, après quelques clignements de ses petits yeux de cochon, il s'assoupit. Son sang épais et noir se coagula bientôt. La blessure se ferma, aidée dans sa cicatrisation par le calme absolu du porc-épic.

Le soleil brillait maintenant avec éclat. Balafrée avait consacré la plus grande partie de sa matinée à nettoyer sa robe, jusqu'à ce que celle-ci fût redevenue blanche, immaculée. L'hermine n'avait pas renoncé à tuer Brimbalant.

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29Apercevant le porc-épic couché sur son rocher, elle se

demanda sans doute pourquoi sa blessure à la gorge, qui aurait aisément provoqué la mort d'un lapin, avait cessé de saigner. Balafrée n'avait plus faim pour l'instant, mais son désir de meurtre avait été aiguise par sa défaite. Jamais, auparavant, elle n'avait manqué de tuer sa victime. Sa tactique habituelle devrait donc être modifiée, puisqu'il se trouvait un animal qui ne pouvait être saigné à mort.

Peut-être Balafrée aurait-elle tenté une deuxième attaque contre Brimbalant, si les martres dorées n'étaient de nouveau apparues dans la clairière pour continuer le festin commencé la veille. Un peu plus tard, un autre parent éloigné de l'hermine vint terminer les restes. Le nouveau venu était un lourd et coriace carcajou (1), aux pattes plantigrades, le combattant le plus féroce de la forêt, qui mit rapidement les martres en fuite. Balafrée elle-même savait qu'elle ne pouvait se mesurer au carcajou. Elle resta calmement sur la plus haute branche du sapin, jusqu'à ce que le blaireau eût mangé tout son content.

Cependant, Brimbalant, remis de ses émotions, avait quitte la clairière pour s'enfoncer dans la forêt. Il s'achemina vers un ancien terrier qu'il avait utilisé récemment, lors d'un gros orage. Il y séjourna plusieurs jours, tandis que Balafrée, à sa recherche, fouillait chaque buisson et chaque arbre, dans un rayon de plusieurs centaines de mètres autour de l'emplacement de leur combat.

Si l'hermine avait pu dénicher Brimbalant, elle l'aurait attaqué de nouveau. L'insuccès de ses recherches n'avait fait cependant qu'augmenter sa soif du sang riche et lourd qu'elle avait goûté. Le sang clair des lapins mangeurs de bourgeons lui paraissait fade, maintenant. Mais Brimbalant restait introuvable, et Balafrée, de plus en plus furieuse, ne pensait plus qu'à tuer.

L'hiver finissait lentement. La neige s'amollissait au

(1) Nom vulgaire du blaireau d'Amérique. (N.D.T.)

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flanc des collines, cachant des ruisseaux murmurants. La sève montait dans les arbres et la forêt revenait à la vie. Depuis le jour de son bref combat avec Brimbalant, Balafrée n'avait jamais plus aperçu la trace du porc-épic. À mesure que les jours devenaient plus chauds, la robe blanche de l'hermine se transformait. Une poussée de fourrure marron nuança le blanc immaculé, lui donnant une teinte jaunâtre.

Par un matin ensoleillé de juin, Balafrée traversa la clairière, courant sur la mousse entre les plaques de neige fondante. L'hermine avait revêtu sa nouvelle tenue printanière, de couleur fauve, ornée de parements orange et blanc, et terminée, au bout de la queue, par une touche noire du meilleur effet Vive comme l'éclair, la petite tueuse bondissait, puis s'immobilisait pour écouter et humer l'air. Elle veillait toujours à s'arrêter près d'un tas de feuilles ou de branchages morts, dont la couleur s'harmonisait si bien avec sa robe neuve, que l'hermine était pratiquement invisible. La chasse était beaucoup plus facile dans ces conditions. Les autres petits habitants de la forêt, qui auraient fui aussitôt s'ils avaient aperçu l'hermine, continuaient à vaquer à leurs occupations.

Vers midi, au détour d'un gros pin, Balafrée se trouva de nouveau face à face avec Brimbalant — plus gros, plus gras, et plus sanguin que jamais. Pendant un instant, les deux adversaires se regardèrent fixement. L'hermine s'élança comme une flèche sur la gorge découverte du porc-épic. Mais, cette fois-ci, Brimbalant était éveillé. Il se tourna, de ce mouvement qui paraît très lent chez les ours et les porcs-épics, mais qui, en réalité, est très rapide. En se retournant, il redressa sa courte queue trapue, garnie de centaines de petits épieux couleur d'ivoire, et l'assena avec tant de force que, s'il avait touché l'hermine, il l'aurait transpercée et clouée au sol. Pour rapide que fût le mouvement du porc-épic, Balafrée esquiva le coup et atterrit, légère comme une plume, soixante centimètres plus loin.

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Le souvenir de l'affront que lui avait infligé Brimbalant ne la quittait plus. Elle revint à l'attaque. Mais Brimbalant avait ses quatre pattes réunies sous lui, et quelle que fût la vitesse à laquelle chargeait l'hermine, elle rencontrait toujours ces piquants pareils à des épieux d'ivoire.

Balafrée essaya toutes les ruses qu'elle connaissait pour atteindre un endroit vital. Mais en vain. Elle eut alors recours à un stratagème souvent utilisé par ceux de son espèce. Elle vint se camper bien en vue du porc-épic et s'assit sur ses pattes de derrière, droite comme une souche. Au bout d'un moment, elle se remit lentement en marche, comme si elle eût admis sa défaite, mais prenant soin d'être toujours en vue de Brimbalant. Celui-ci observa le départ de son ennemie sans grand intérêt. Convaincu de l'efficacité de son armure, le porc-épic ne craignait guère Balafrée, ni aucune des hermines de la forêt.

Remuant ostensiblement la queue, Balafrée suivit une longue allée entre les arbres. Elle disparut enfin derrière le tronc d'un sapin abattu. Ce tronc était creux, laissant une cavité d'un mètre cinquante de long sur trente centimètres de large. Balafrée explora la cavité, en que le d'une seconde ouverture. Ne pouvant découvrir le moindre trou, Balafrée s'en retourna. Peut-être pourrait-elle continuer ses recherches plus tard, mais pour l'instant, elle avait d'autres préoccupations.

Après s'être assurée que Brimbalant l'avait vue pénétrer dans le tronc, Balafrée s'assit dans l'obscurité jusqu'à ce qu'elle eût vu le porc-épic se détourner et grimper en se dandinant sur un balsamier. Elle sortit alors précipitamment de sa cachette, et bondit sur l'arbre le plus proche. Dorénavant, l'hermine attaquerait par les airs.

Sautant de branche en branche, Balafrée s'approcha silencieusement de son ennemi, en prenant bien soin de ne pas se montrer. Elle finit par découvrir un arbre qui l'amènerait à portée du balsamier sur lequel devait

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se trouver Brimbalant. Balafrée approchait maintenant du point culminant de son aventure. Si le porc-épic se trouvait toujours au même endroit, l'hermine n'aurait qu'à descendre du côté opposé du tronc, repérer la tête du porc-épic, et sauter comme un éclair à la gorge de celui-ci. Cette fois-ci, Balafrée veillerait à bien sectionner la veine jugulaire.

Arrivée à quelque trente centimètres du sol, Balafrée se hasarda à risquer un œil. Les poils courts et drus de sa nuque se hérissèrent. L'hermine avança encore un peu et regarda plus attentivement : l'endroit où aurait dû se trouver Brimbalant était désert ! Balafrée remonta d'un mètre ou deux pour mieux voir.

Une forme pataude s'éloignait, cahin-caha, en direction d'un tronc d'arbre creux. Les centaines de piquants s'entrechoquaient, avec une bruissement de feuilles sèches, agitées par la brise. L'hermine fit claquer ses dents de colère. Oubliant toute prudence, elle s'élança à la poursuite du porc-épic.

Brimbalant s'acheminait paresseusement, riant en lui-même au souvenir de quelque commérage entendu dans les bois. Il avait vu l'hermine entrer dans le tronc d'arbre. La curiosité qui saisit parfois les natures les plus pacifiques l'avait poussé à approfondir le mystère de cette disparition. Balafrée se rendit compte que le porc-épic allait passer tout près du tronc creux. Il était même possible qu'il s'arrêtât pour regarder à l'intérieur. En quelques bonds lestes, l'hermine gagna la forêt, sauta par-dessus le tronc, revint vers l'ouverture et pénétra à l'intérieur, au moment précis où Brimbalant escaladait un rocher situé à six mètres de là.

Balafrée se tapit dans la sombre cavité, prête au combat. Son corps mince tremblait d'énervement tandis qu'elle écoutait la lente approche du porc-épic. Ses oreilles, fines et transparentes, lui permettaient, aussi bien que ses yeux, d'évaluer l'intervalle qui la séparait de son ennemi. Elle savait, à quelques millimètres près, à quelle distance de l'extrémité du tronc se trouvait le

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BRIMBALANT S'ACHEMINAIT PARESSEUSEMENT.

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point exact de la gorge de Brimbalant qu'elle devait atteindre. En rampant, elle se rapprocha de quelques centimètres, sans bruit, griffant le bois de ses pattes de derrière, afin de s'assurer qu'il supporterait la force du bond qu'elle s'apprêtait à faire.

Balafrée était décidée à porter un coup mortel au mangeur d'écorce. « Attention ! » lui dirent ses oreilles. Il y eut une pause, car Brimbalant s'était arrêté un instant pour manger une petite pousse de sapin qui se trouvait sur son chemin. L'attente commençait à peser sur les nerfs de l'hermine. Celle-ci aurait voulu se précipiter, mais elle se retint.

L'entrée de la cavité s'obscurcit, et quelques piquants surgirent. Balafrée attendit d'apercevoir le bout du nez du porc-épic avant de bondir. D'autres piquants se montrèrent, mais toujours pas la gorge vulnérable. Enfin le corps massif du mangeur d'écorce apparut, bouchant tout le passage : Brimbalant s'était approché du tronc à reculons, pour venir s'asseoir exactement devant l'ouverture. Balafrée ignorait quel instinct avait inspiré une telle ruse au vieux vagabond. Mais l'hermine se trouvait dans la situation que redoutent tous les tueurs : sa ligne de retraite coupée, elle était prise au piège ! Frénétique, Balafrée explora de nouveau sa cachette, dans l'espoir de découvrir un passage... mais en vain.

La patience n'est pas une des vertus de l'hermine. L'emprisonnement la rend malade de rage. Balafrée s'élança, une fois de plus, dans l'intérieur du tronc, en quête d'une issue.

Brimbalant semblait avoir décidé de passer la nuit à l'entrée du piège où son ennemie se trouvait prise. Imaginer que le porc-épic avait eu l'intention d'enfermer Balafrée dans le rondin serait aller trop loin. Intrigué par la disparition de l'hermine, il était simplement venu se rendre compte; le bois pourri qui formait l'extrémité du tronc creux lui avait paru confortable et il s'y était blotti pour une sieste. Peut-être même ce petit effort d'imagination l'avait-il fatigué. Quoi qu'il en fût, chaque

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seconde rapprochait Balafrée d'une crise de nerfs et la laissait de moins en moins capable de faire face à cette situation invraisemblable.

Les piquants du porc-épic constituaient un mur infranchissable pour l'hermine à la peau délicate, et l'idée de rester prisonnière lui était de plus en plus insupportable. Elle vint à quelques millimètres des dards menaçants et se mit à gratter le bois pourri, essayant de se creuser un passage sous le corps du porc-épic.

Le bois était particulièrement vermoulu en cet endroit, et les efforts de l'hermine obtinrent un certain résultat. Elle avait déjà creusé sous Brimbalant un tunnel égal à la moitié de sa longueur, avant que le porc-épic somnolent se rendît compte de ce qui lui arrivait. Il se pencha alors en avant, brandit un instant comme une massue sa queue armée de piquants, puis la laissa retomber avec une force telle que cinq dards traversèrent le corps mince de l'hermine.

Brimbalant assena un deuxième coup, pour être bien sûr du résultat, puis il se tourna lourdement pour contempler l'hermine. Balafrée avait maintenant l'aspect d'une bizarre pelote à épingles. Affolée par la douleur, elle bondissait en tous sens. Le porc-épic resta assis un long moment, puis, secouant la tête comme s'il se fût trouvé devant un problème vraiment trop difficile, il partit en quête de quelque nourriture.

Deux petits écureuils qui, épouvantés, avaient suivi l'affaire du haut d'un arbre voisin, s'empressèrent d'aller raconter alentour comment le bon vieux Brimbalant les avait enfin débarrassés de leur pire ennemie.

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CARCA, le carcajou (1).

Carca, le blaireau de quatre ans qui vivait dans le haut Vallecito, était couché sur le dos, dans une tanière chaude et bien abritée, imaginant quelque nouvelle farce à jouer aux trappeurs des Cinq Rivières. Si l'ours est le clown de la forêt, le blaireau en est le véritable loustic. Carca ne rêvait que mauvais tours.

En ce moment, Carca avait tout à fait l'air d'un petit chien de berger. Rien ne laissait deviner sa nature diabolique, tandis qu'il se vautrait dans les feuilles mortes qui constituaient son lit. Son pelage marron foncé, coupé de deux bandes claires qui partaient de chaque côte de son cou pour s'estomper sur les hanches, rappelait beaucoup celui d'un épagneul. Ses pattes mêmes, courtes et fortes, ressemblaient plutôt à celles d'un chien qu'à celles d'une belette. Comme les jeunes chiots, il adorait déchirer et saccager tout objet appartenant à des humains. Là s'arrêtait la ressemblance, car le blaireau était un petit animal féroce, prêt à se battre contre n'importe qui.

Lorsque Carca parcourait les bois, tous les animaux de son poids et de sa taille le respectaient. Même des

(1) Nom vulgaire du blaireau d'Amérique. (N.D.T.)

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animaux plus gros, comme Balourd, l'ours noir, et Lobo, le loup, feignaient de ne pas le voir quand il leur arrivait de le rencontrer à l'improviste. Quant aux membres de la famille des chats, aussi bien que ses cousines les martres, ils quittaient tout simplement la région lorsqu'ils apprenaient la présence du blaireau.

Pourtant Carca n'était pas plus féroce qu'un autre. Il ne tuait que dans la mesure de ses besoins. Un trappeur tue une centaine d'animaux pour de l'argent, contre un que tue Carca pour se nourrir. Une semaine plus tôt, Carca avait travaillé ferme et couvert de nombreux kilomètres, à seule fin de détendre tous les pièges posés par Pierre Maurier, le trappeur. Il avait alors découvert la hutte du trappeur, s'était faufilé à travers le petit orifice carré qui faisait office de fenêtre, et avait dévasté le campement avec un soin tout particulier. Il s'en était payé, ce jour-là !

Au moment de se glisser de nouveau par l'étroite ouverture, Carca ressemblait tout à fait à un chien qui vient de commettre quelque méfait. Sa longue fourrure soyeuse était couverte de farine, de mélasse et de bouillie de maïs. Il avait cassé une bouteille de jus de tomate concentré, et s'était barbouillé la tête, du sommet du crâne jusqu'au bout du nez, de longues traînées rouges. Bavard, le geai, qui attendait dehors pour prendre sa part de butin, aperçut Carca et faillit tomber de surprise. Il jeta un cri rauque qui voulait nettement dire « Je passais simplement ! » et s'envola pour aller se poser sur la plus haute branche d'un arbre voisin. Carca se cacha dans un fourré de genièvre et s'amusa follement du tapage que fit Pierre en arrivant chez lui, un peu avant la nuit. Seules les boîtes de conserves que le blaireau n'avait pu saisir entre ses grosses mâchoires, étaient demeurées intactes. Il fallut que Pierre se rendit au comptoir des marchandises pour se procurer de nouveaux vivres. Il était si furieux qu'il propagea les détails des exploits de Carca dans toute la région des Cinq Rivières. Et il annonça partout : « Je tuerai ce blaireau,

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quand bien même je ne devrais rien tuer d'autre cet hiver ! »La neige se mit à tomber à gros flocons peu de temps après la

razzia de Carca dans la hutte du trappeur. Pierre ne put trouver trace du blaireau. Celui-ci se déplaçait très lentement, car il avait les pattes courtes et il devait attendre que la neige eût formé une croûte assez solide pour le porter.

Ces quelques jours passés dans sa tanière avaient permis à Carca de bien se reposer. Il aurait aimé savoir si Pierre avait rapporté des vivres. En outre, il s'intéressait toujours aux pièges.

Carca se roula deux ou trois fois sur le dos, s'étira, puis se leva. Il alla jusqu'à l'entrée de la tanière et contempla le ravin qu'elle surplombait. Sur la neige unie, au fond du ravin, il aperçut des traces bizarres. Que pouvaient bien être ces marques étranges ? Quelle sorte d'animal pouvait laisser dans la neige des empreintes constituées par deux lignes droites parallèles ? Toute piste éveillait la curiosité de Carca. Il descendit pour mieux voir. Ces traces étaient vraiment étranges, et il avait beau flairer, aucune odeur particulière ne s'en dégageait. Carca les suivit pendant près de cinq cents mètres, se demandant toujours qui avait bien pu les produire. Il connaissait les marques laissées par les raquettes de Pierre, les traces de lapins et bien d'autres, mais il n'en avait encore jamais vu de semblables à celles-ci : les sillons d'une paire de skis !

Un animal extraordinaire avait dû passer par là. Carca n'arrivait pas à discerner quelle direction il avait prise. Mais c'était quand même une piste et la marche s'y révélait facile, aussi le blaireau la suivit-il sur de nombreux kilomètres à travers une vaste et belle campagne très boisée. Après avoir franchi le col du Bossu, il redescendit vers la forêt du rio Grande dont il longea la lisière. Carca avait quitté les terrains de chasse de la région des Cinq Rivières et arrivait au camp de

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mineurs qui venait de se créer sur les bords de la Sente Perdue.Vers minuit, il aboutit devant une maison de bois de belle

apparence, qui ne ressemblait en rien aux buttes des trappeurs. Impossible de s'y attaquer. Toutes les fenêtres étaient munies de volets en planches. Il trouva un morceau de bœuf que Ole, le cuisinier du camp, avait jeté sur le tas d'ordures, et en fit un bon repas.

Carca ne savait toujours pas quel animal avait pu laisser les fameuses traces, mais comme celles-ci l'avaient conduit dans une terre d'abondance, il ne s'en souciait guère.

Le camp comprenait plus d'une douzaine de cabanes. Celles-ci étaient réunies par des sentiers qui menaient à des galeries creusées à même le roc, sur le versant de la montagne. Autour de ces galeries, régnait une odeur bizarre qui intrigua Carca autant que les traces de skis. Le blaireau découvrait l'odeur de la dynamite, qu'il trouva fort désagréable.

Carca passa le reste de la nuit à reconnaître chacun des sentiers du camp. L'un d'eux conduisait à une source et le blaireau but de l'eau, pour la première fois depuis plusieurs semaines. En général, lorsque le grand froid avait gelé tous les cours d'eau, Carca devait se contenter d'avaler de la neige. Une source, couverte comme celle-ci par un abri de rondins, aurait réjoui le cœur de tout animal portant fourrure.

Les longues griffes de Carca ne laissaient aucune empreinte sur la neige glacée, ni même sur la neige vierge aux alentours du camp. Aux premières lueurs du jour, le blaireau choisit une vieille galerie dans laquelle il ne restait aucun relent de cette odeur qu'il n'aimait pas, et s'y installa pour la journée. Il avait choisi le seul endroit où les mineurs ne viendraient pas chaque jour.

À quinze mètres de l'entrée, Carca trouva un tas de sciure de bois qui lui fournit un lit moelleux. Décidément, ce camp lui plaisait. Une nourriture qui semblait

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abondante, de l'eau pure courante, un gîte confortable : que demander de plus ? Le blaireau était enchanté d'avoir suivi ces traces étranges.

De tout le jour, Carca ne quitta pas la vieille galerie. Quand enfin il eut décidé de se diriger vers le tas d'ordures, il aperçut plusieurs lumières brillantes qui projetaient leurs rayons jusque sur les chemins. Carca voulait traverser le camp, mais il s'arrêta net, en grondant, et retourna dans l'obscurité de la galerie.

« Évidemment, pensa-t-il, c'était trop beau ! J'aurais dû m'en douter. » Carca venait en effet de se heurter à la seule chose qu'il redoutât : le feu. Il envisagea même d'abandonner immédiatement les lieux.

Une heure plus tard, cependant, le blaireau se glissa hors de sa cachette et examina de nouveau les alentours. Il poussa un grognement de surprise et de satisfaction. Il ne restait plus une lumière dans le camp. Carca descendit rapidement jusqu'à l'endroit où Ole avait jeté un tas d'os. Lorsqu'il les eut dévorés, il gagna le ruisseau où il but avidement. Il s'apprêtait à rejoindre son lit douillet, dans la galerie, quand il aperçut, juste devant lui, deux lueurs d'un vert étincelant.

Un seul animal, dans la région des Cinq Rivières, possédait des yeux semblables. Carca le connaissait bien. Seule la faim pouvait avoir conduit le vieux Pied-de-Velours, le puma, à s'approcher des maisons des hommes. Quand Pied-de-Velours était assez affamé pour courir un tel risque, il devenait un ennemi dangereux. Carca lui-même n'aimait pas se frotter à lui. Mais un blaireau ne montre jamais qu'il a peur. D'ailleurs, il savait que l'intimidation donne souvent de bons résultats. Il gronda d'un air menaçant et poursuivit lentement son chemin. Crachant et grognant comme un chat hargneux, Pied-de-Velours resta sur ses positions.

Carca bondit à la gorge du puma. Pied-de-Velours esquiva et laboura le flanc de Carca avec les griffes longues et acérées de sa patte droite, laissant trois balafres rouges. Avant que le puma eût pu sauter dans les

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branches d'un arbre, Carca s'était retourné et avait planté ses crocs dans les muscles d'une des pattes de son adversaire. Hurlant de douleur, le puma se renversa sur le dos, battant l'air au-dessus de la tète de Carca. Certains de ses coups portaient, faisant voltiger des touffes de poils bruns au-dessus des combattants. Carca ferma les yeux et encaissa les coups, sans cesser de mordre et de déchirer les muscles puissants de la patte du puma.

Nous ne saurons jamais combien de temps aurait duré le combat, ni quelle en eût été l'issue, car, au bruit de la bataille, Scotty Mac Gregor ouvrit la porte de sa cabane. Derrière lui sa femme, Annie, tenait très haut une lampe à huile, de façon à éclairer le sentier dans lequel Carca et Pied-de-Velours se battaient. Le vieux fusil de Scotty, un douze millimètres, claqua. Une flamme jaillit et des chevrotines brûlantes cinglèrent les combattants. Épouvanté, Pied-de-Velours s arracha à l'étreinte de Carca et bondit sur l'arbre le plus proche. Carca s'enfuit par le fossé le long du sentier et regagna son lit, dans la vieille galerie.

Carca passa plusieurs nuits à panser ses blessures. Durant le jour, quand il n'y avait pas de danger, il allait s'installer sur une éminence, non loin de là, et laissait le soleil cicatriser ses plaies. Au cours d'une de ces sorties, alors qu'il observait une clairière située à peu de distance de la cabane de Mac Gregor, Carca aperçut Sandy Mac Gregor, le fils de Scotty, bambin de six ans que tout le camp adorait.

Carca avait souvent vu des hommes, généralement des trappeurs au visage bronzé. Ceux-ci semblaient être géants, aux yeux du blaireau. Le jeune Sandy, en revanche, n'était guère plus grand que Carca, quoiqu'il ressemblât exactement, en plus petit, à l'immense Scotty. Carca était vivement intrigué.

Un jour Scotty revint de la mine tandis que Carca regardait Sandy fendre du bois avec une hachette. L'homme souleva Sandy et l'installa très haut sur ses

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épaules. Enfin Carca savait ce qu'était Sandy : un petit d'homme, tout simplement ! Il n'était pas plus dangereux que les petits des animaux, il n'y avait donc aucune raison de le craindre. Carca ne nourrissait aucune mauvaise intention, lui non plus, contre le petit homme.

Il est difficile d'expliquer les sentiments des bêles sauvages envers les enfants. On peut dire, en général, que la plupart d'entre elles n'ont aucun désir de faire du mal lorsqu'elles sentent qu'elles n'ont rien à craindre. Elles s'attaquent très rarement à de jeunes enfants et il arrive même que certains animaux sauvages prennent un petit d'homme sous leur protection. Cependant, quelques tueurs font preuve de la même férocité à l'égard de toutes les créatures, grandes et petites. Tel était le cas de Pied-de-Velours, le puma.

Carca ignorait naturellement les sentiments du puma. II pensait que Pied-de-Velours avait eu envie, comme lui-même, des victuailles que les hommes jetaient derrière les cabanes. Carca préférait cette nourriture à celle qu'il devait tuer lui-même. Mais le puma aimait par-dessus tout la chair fraîche.

La blessure que Carca avait infligée à Pied-de-Velours empêcha ce dernier de chasser pendant un certain temps. Le puma devait pouvoir compter sur la détente de ses pattes de derrière. Avant que Pied-de-Velours fût entièrement rétabli, Carca l'avait déjà complètement oublié.

Les mineurs se demandèrent ce qui s'était passé, la nuit où Mac Gregor avait tiré sur le puma. Le fauve avait laissé des traces sanglantes sur la neige. Mais Carca, lui, n'avait laissé aucune empreinte sur le sentier glacé. Les mineurs savaient naturellement qu'il y avait eu un combat, puisqu'ils avaient tous entendu des cris perçants et des hurlements; mais n'ayant trouvé que les traces du puma, ils conclurent à une bataille entre deux de ces animaux. Ce fut une chance pour Carca. En effet, si les mineurs avaient su qu'un blaireau

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vivait dans la vieille galerie et qu'il observait le petit Sandy plusieurs heures par jour, ils l'auraient pourchassé et tué.

Une nuit, Carca revint à sa tanière le ventre creux. Débordé de travail ce jour-là, le cuisinier n'avait pas vidé les boîtes à ordures comme d'habitude. Pour la première fois depuis son arrivée au camp, Carca avait encore faim lorsqu'il se coucha.

Le matin suivant, il s'étendit sur le rocher à côté de sa galerie, afin d'épier les hommes qui se rendaient à leur travail. Peu de temps après, Ole, le cuisinier du camp, sortit les boîtes à ordures et les vida à proximité du sentier. Alléché par l'odeur, Carca scruta de haut en bas l'étroite vallée. Aucun homme en vue. Pourquoi rester sur sa faim toute la journée ? Le blaireau se mit en route par son sentier habituel et put bientôt se rassasier.

Le soleil brillait de façon étrange. Seules les criailleries de deux geais troublaient le silence. Au bout d'un moment, Carca perçut un bruit sourd, qui provenait d'un bosquet de saules, à quelques mètres de la cabane de Mac Gregor. Le blaireau pensa qu'il valait mieux aller se rendre compte. Suivant le fossé qui longeait le chemin, il trotta en direction des saules. Là, il aperçut le petit d'homme, fort occupé à construire une hutte de rondins, du genre des cabanes du camp.

Sandy n'avait pas vu approcher Carca, car le blaireau était passé maître dans l'art du camouflage. Son pelage brun et gris se confondait avec la souche pourrie derrière laquelle il se tenait. Il se baissa lentement, ne laissant apparaître que le haut de sa tête et ses petits yeux noirs. Fier de son habileté à manier une hachette, l'enfant était en train de fabriquer une porte pour la cabane qu'il venait de construire avec de jeunes pousses de tremble. Carca n'avait jamais vu construire une maison. Fasciné, il regarda travailler le garçonnet. Sandy coupait et ajustait les rondins comme il avait vu les hommes le faire. Il ne se doutait pas qu'un carcajou se

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dissimulait à moins de dix mètres de lui, un animal qui aurait jeté la panique dans tout le camp, si l'on avait connu sa présence.

À midi, les détonations de charges d'explosif avertirent Carca que les mineurs n'allaient pas tarder à se rassembler auprès de la cantine et le blaireau retourna précipitamment à sa galerie. Durant les jours qui suivirent, il partagea sa journée entre le tas d'ordures et la cabane de Sandy. Grâce au labeur acharné de l'enfant, celle-ci ressemblait chaque jour davantage à une véritable maison.

Il pouvait être dix heures, en ce clair matin d'hiver, quand Pied-de-Velours, guéri de ses blessures, vint rôder sur la colline qui surplombait le camp. Une mince colonne de fumée bleue s'élevait de la cheminée de Scotty Mac Gregor. À l'intérieur, Annie, la mère du petit Sandy, préparait le déjeuner de Scotty, qui ne tarderait pas à revenir de la mine, et de Sandy qui travaillait à sa maison miniature.

Pied-de-Velours n'avait pas encore rencontré de gibier à son goût. Sa longue queue ondoyait lentement comme celle d'un chat en quête de souris. Soudain, la queue du puma s'immobilisa. Tous les muscles tendus, le fauve s'aplatit dans la neige. Il avait aperçu un mouvement dans les saules. Un instant plus tard, Sandy se redressa et Pied-de-Velours vit l'enfant. Ses yeux verts de chat se rétrécirent et il laissa échapper un grondement sourd.

Pied-de-Velours se mit alors en devoir de traquer sa proie. Il se laissa glisser en bas de la colline et gagna la forêt. Puis il contourna lentement le pied de la falaise jusqu'à ce qu'il fût parvenu près d'un tas de bois coupé. Il était désormais impossible de l'apercevoir de la maison ou du camp. Il pouvait donc prendre son temps.

Le petit Sandy Mac Gregor était occupé à construire le mobilier de sa cabane. L'enfant s'annonçait comme une proie facile. Le puma devait simplement prendre quelques précautions pour traverser une étroite clairière, se glisser derrière un vieux tronc pourri, puis

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bondir. Alors, Pied-de-Velours n'aurait plus qu'à s'enfuir à toute allure vers la montagne, en emportant sa victime.

Annie Mac Gregor sortit deux tartes du four et les mit à refroidir sur la table. Elle pouvait maintenant tenir la promesse qu'elle avait faite à Sandy et aller voir sa jolie maison. Elle jeta un châle sur sa tête et courut le long du sentier sur une centaine de mètres. Elle venait d'atteindre la lisière des saules et allait lancer un joyeux appel à son petit garçon lorsqu'elle vit quelque chose qui lui glaça le sang dans les veines : le long corps fauve du puma, tapi derrière un tronc d'arbre à moins de dix mètres de Sandy.

Jamais mère n'a assisté à un spectacle plus terrifiant. Annie voulut crier, mais elle ne parvint qu'à exhaler un faible soupir qui n'aurait pu être entendu à un mètre. Elle était paralysée par la peur.

Pied-de-Velours se préparait à bondir. Annie était toujours incapable de bouger. Sa vue commençait à se troubler, elle allait s'évanouir. Ce fut alors que se produisit un événement extraordinaire. Le tronc derrière lequel Pied-de-Velours s'était furtivement glissé était précisément celui qui, depuis plusieurs jours, servait d'observatoire à Carca.

Le blaireau avait flairé l'approche de son vieil ennemi au moment où Pied-de-Velours descendait la colline. Plus tard, il avait entendu un bruit de brindilles cassées. Carca était lui-même un excellent chasseur. Il avait deviné le projet de Pied-de-Velours et comptait bien le contrecarrer. Certes, l'intervention du blaireau ne fut pas inspirée par sa bonté d'âme, mais bien plutôt par sa haine pour le puma. De plus, Carca avait l'impression que le camp et ses habitants lui appartenaient.

Aussi estimait-il avoir seul des droits sur l'enfant. Si le puma s'imaginait qu'il allait venir chasser à la barbe de Carca, il se trompait lourdement. Le blaireau calcula son coup à une fraction de seconde près. À l'instant

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précis où le puma bondissait, le carcajou s'élança et planta ses crocs dans la gorge de son ennemi, avec une force telle que Pied-de-Velours bascula dans la neige, à un mètre du petit Sandy.

Cet allié inattendu dissipa l'angoisse d'Annie. Poussant un cri perçant, qui fut répercuté par les échos de toute la vallée, elle se précipita sur Sandy, le prit dans ses bras et s'enfuit dans le sentier au moment précis où deux autres hommes arrivaient en courant pour connaître la cause de son cri. Annie ne put que sangloter en montrant du doigt la neige ensanglantée dans laquelle les deux fauves poursuivaient leur lutte à mort.

Le coup de Carca avait porté avec autant de précision qu'une balle de fusil et les crocs du blaireau avaient pénétré au bon endroit. Carca serra les mâchoires et ne lâcha pas sa prise, malgré les efforts du puma dont les griffes lui labouraient le corps. Pied-de-Velours bondit et se démena en tous sens, entraînant le corps plus léger de son adversaire. Il projeta Carca avec force contre la paroi de la petite maison. Rien n'y fit ! Les mâchoires du blaireau semblaient soudées à la gorge du puma.

Ole apportait à Scotty Mac Gregor le fusil que celui-ci lui avait demandé. Scotty aurait voulu tirer dans le tas pour tuer les deux combattants, Mais Annie l'en empêcha.

« Non ! non, Scotty ! s'écria-t-elle, tu ne peux pas tuer cette petite bêle. C'est elle qui a sauvé notre enfant ! Si jamais elle a le dessus, nous la laisserons partir en remerciement de ce qu'elle a fait pour nous aujourd'hui. »

Pour faire plaisir à sa femme, Scotty s'abstint de tirer. Un peu plus tard, quand Annie lui raconta l'intervention de Carca, Scotty et les autres mineurs se demandèrent si le blaireau n'avait pas, lui aussi, jeté son dévolu sur Sandy, et si les deux fauves n'étaient pas en train de se battre pour savoir lequel des deux

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allait dévorer cette proie. Mais, comme Scotty était un homme loyal, il voulut bien laisser à Carca le bénéfice du doute.

Pied-de-Velours commençait à faiblir. Il étouffait dans l'étau des mâchoires de Carca; mais ce dernier ne desserra pas son étreinte avant que le grand corps fauve eût définitivement cessé de remuer.

Alors, il se dressa, montra les dents au groupe d'hommes comme pour leur l'aire comprendre qu'il valait mieux ne pas le suivre, puis il reprit en chancelant le sentier pour regagner le seul abri sûr qu'il connût : la vieille galerie de mine. Las, blessé, Carca gravit péniblement la colline et s'enfonça dans sa tanière. Toute cette nuit-là, le carcajou souffrit en silence, dans l'obscurité de la galerie. Peu après le lever du jour, la fièvre provoquée par ses blessures lui donna envie d'aller boire au ruisseau. Il traîna son corps douloureux et courbatu vers la lumière. Un effluve d'homme lui parvint et il se recula en grondant. Mais en même temps que l'effluve déplaisant des hommes, il perçut également une odeur de nourriture, et mieux encore, d'eau fraîche.

Après avoir observé attentivement les alentours pendant quelques minutes, Carca prit la direction du dépotoir. Il y trouva un vieux seau en bois rempli d'eau ainsi qu'une grande quantité de débris de viande. Les mineurs avaient enfin découvert qui mangeait les reliefs jetés par Ole. Annie les avait priés d'apporter à manger et à boire à l'animal qui avait sauvé la vie à son petit Sandy. Elle ne pourrait jamais lui témoigner assez sa reconnaissance.

De ce jour, Carca trouva la vie fort agréable. Il n'avait môme plus à descendre près des cabanes, la nuit. Chaque matin, le vieux seau était rempli d'eau fraîche et il y avait toujours un tas de victuailles à l'entrée de la galerie. Quand les jours devinrent plus chauds, le blaireau alla s'étendre sur une éminence, d'où il regardait Sandy jouer dans la cour, ou à côté de la petite cabane que son père avait transportée à proximité de la

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maison, afin qu'elle demeurât toujours sous la surveillance vigilante d'Annie.

Au printemps, Carca regagna son terrain de chasse habituel, mais Annie, Scotty et Sandy restèrent toujours reconnaissants à l'animal qui avait sauvé la vie du petit Sandy — même s'il ne l'avait pas fait par pure bonté d'âme.

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BLANC-PANACHE, l'antilope.

Blanc-Panache s'élira en sortant de son lit caché sous un buisson d'épines et, dilatant ses naseaux noirs, flaira la douce brise qui lui apportait des nouvelles de son monde, par-delà les pentes grises et la verte prairie. À l'est, une faible teinte rosée fondait en lingots d'or. Sur la cime, au-dessus de lui, deux coqs de bruyère adressaient leurs chants matinaux au soleil, témoignant leur joie d'un jour nouveau.

Blanc-Panache se dressa et regarda le troupeau d'antilopes. Il constata que tous les faons reposaient, bien serrés contre leur mère, et que les mâles formaient toujours leur cercle protecteur. Il étira chacune de ses pattes fines avec beaucoup de soin.

Lorsqu'elle est menacée, l'antilope se fie plus volontiers à la rapidité de sa course qu'à l'arme, cependant redoutable, que constituent ses bois courts et pesants.

Ayant constaté que ses pattes étaient aussi souples que la veille, lorsqu'il s'était gracieusement allongé sur son lit, Blanc-Panache gravit une hauteur avec toute la dignité d'un élan et toute la grâce d'un daim. Soudain ses muscles se raidirent comme un ressort, lorsqu'un coq de bruyère, émergeant d'un buisson, tournoya bruyamment à moins d'un mètre de lui, pour survoler ensuite le troupeau qui s'éveillait.

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En entendant ce bruit, pourtant familier, Blanc-Panache avait sursauté, par un réflexe naturel à toutes les bêtes sauvages qui doivent chercher leur salut dans la fuite. Puis, rassuré, il huma pendant quelques minutes, avant de commencer sa toilette, les senteurs d'un inonde fraîchement éveillé. Il nettoya d'abord sommairement sa robe jaune, en la frottant de ses bois, puis il en secoua toute la poussière. Il brossa, ensuite sa courte queue blanche et la lustra. Enfin, il lécha, brossa et peigna les moindres replis de son cou moucheté, jusqu'à ce qu'il fût satisfait du résultat. Aucun animal n'est aussi soigneux de son pelage qu'une antilope.

Pendant ce temps le soleil s'était levé, éclairant à l'est des arbres verts chargés de baies; les biches et les faons s'étaient éveilles. Blanc-Panache attendit que chaque petit eût pris son déjeuner; alors, il frappa sur le sol dur pour attirer l'attention du troupeau. Les antilopes levèrent la tête aussi haut que leurs cous minces le permettaient. Les corps dorés se crispèrent, comme prêts à s'envoler. D'une démarche élégante, qui s'harmonisait avec la splendeur de la forêt, Blanc-Panache se dirigea vers l'est, vers la lumière éclatante du soleil. La bande entière suivit son chef.

Comme il n'avait aucune raison de se presser, Blanc-Panache manifestait sa prévenance à l'égard des petits faons en effectuant de fréquents arrêts d'une minute ou deux, pour qu'ils pussent reposer leurs pattes grêles. Chaque fois, il regardait en arrière pour s'assurer que les autres cerfs étaient bien à leur poste, prêts à s'opposer à toute attaque de coyote ou autre ennemi,

L'arrière-garde était constituée par trois cerfs, choisis parmi les plus vieux et les plus prudents, qui marchaient une dizaine de mètres derrière le gros du troupeau afin de prévenir toute agression et d'empêcher les jeunes insouciants de s'écarter. Lorsqu'un faon indiscipliné osait se hasarder dans l'espace de dix mètres qui séparait le troupeau de son chef, Blanc-Panache, irrité, lui faisait bien vite reprendre sa place; puis il retour-

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nait à son poste de commandement et la marche en avant reprenait.

La ligne des arbres apparut bientôt plus distincte, et Blanc-Panache s'arrêta plus souvent. Ces arbres bordaient le seul cours d'eau qui fût accessible, dans un rayon de quinze kilomètres. Leur écran pouvait donc cacher quelques fauves amateurs de chair fraîche, tapis au bord du cours d'eau dans l'attente d'un gibier éventuel. Deux cerfs de l'arrière-garde vinrent alors prendre place à côté de leur chef. À chaque pause, ils humaient l'air de leurs museaux tendus, fouillant du regard l'ombre des arbres.

Pendant un de ces arrêts, un des jeunes animaux — entraîné par le vice de sa race : la curiosité — dépassa les autres et trotta hardiment vers un petit bosquet de sauge blanche qu'il avait vu remuer de façon étrange dans la lumière du soleil. Comme le jeune présomptueux se dirigeait vers le buisson, Blanc-Panache entendit un son aigu, perçant, semblable à la stridulation de la cigale, qui le glaça d'effroi. Il jeta un rapide coup d'œil vers le troupeau, vit que tout allait bien de ce côté, s'assura que le bruit ne provenait pas des fourrés auprès desquels il s'était arrêté, et aperçut alors l'imprudent qui s'avançait vers le buisson, tête baissée, désireux de connaître la raison de ce bruissement singulier. Poussant un cri strident, Blanc-Panache s'élança, dépassa le faon et s'éleva d'un bond au-dessus du buisson.

Au moment précis où le cerf furieux retombait, pattes jointes, un serpent à sonnettes se lançait sur le jeune animal. Blanc-Panache avait exactement calculé la distance et le serpent fut écrasé sous les sabots acérés. Lorsqu'il fut certain que le reptile était mort, Blanc-Panache reprit sa place à la tête de la colonne. Vous imaginez l'accueil que reçut le jeune sot ! Dès lors, tous les faons mirent un frein à leur curiosité et marchèrent sagement avec le reste du troupeau.

Pour une fois, les arbres ne cachaient ni coyotes ni

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chats sauvages. Après un examen attentif et prolongé, Blanc-Panache permit aux biches et aux faons de boire, pendant que les autres cerfs et lui-même montaient la garde. Puis, un à un, les cerfs vinrent boire à leur tour et retournèrent à leur place. Leur vigilance ne s'était jamais relâchée. Le troupeau s'éloigna alors du cours d'eau en broutant et se dirigea vers les contreforts des montagnes coiffées de neige qui s'élevaient à l'ouest.

L'heure la plus dangereuse de la journée, celle où les amateurs de chair fraîche sont habituellement en quête de nourriture, était passée.

Vers neuf heures, un des plus jeunes cerfs leva la tête et lança un bref cri interrogatif. Blanc-Panache vint rapidement à son côté. En moins d'une minute, une longue rangée de gorges blanches se forma derrière le chef. Intriguées, les antilopes observaient une petite cime, au sommet de laquelle un drapeau rouge remuait doucement pendant quelques secondes, pour disparaître ensuite pendant plusieurs minutes. Les antilopes restèrent si longtemps en contemplation qu'une partie de la bande se mit à brouter. Les gardiens du troupeau, cependant, continuèrent leur examen. Tout ce qui peut constituer un danger doit être lire au clair. Que voulait dire cet étrange objet qui sortait on ne savait d'où, évoluait sans crainte de droite et de gauche, puis disparaissait pour revenir encore ? S'il s'agissait d'un ennemi, il fallait songer à protéger le troupeau. Sinon, il fallait obtenir une certitude, de façon à ne pas s'en inquiéter à l'avenir.

Quand le drapeau se montra de nouveau, Blanc-Panache s'avança pour l'examiner de plus près. Cinq robustes mâles lui emboîtèrent le pas. Le gros de la bande resta en arrière. Blanc-Panache parcourut une centaine de mètres, les yeux fixés sur cet objet bizarre. Quand celui-ci disparut, le cerf bondit en avant, craignant qu'il ne lui échappât. Mais son bon sens lui ayant conseillé d'observer le terrain sur lequel il allait s'en-

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gager, Blanc-Panache s'arrêta et les autres cerfs comprirent à demi-mot.

Un chasseur, couché sur le sol derrière un monticule, brandissait le drapeau rouge qu'il faisait disparaître ensuite en l'enroulant autour de la baguette de saule à laquelle il était attaché. Les antilopes parcoururent encore quelques mètres, d'un pas incertain. Leur bon sens luttait contre leur curiosité.

Blanc-Panache, que la vivacité de son esprit et sa grande prudence avaient désigné pour mener le troupeau, s'arrêta. Il connaissait le prix de la patience et il essaya de retenir ses compagnons dont la curiosité était à son comble. Il resta quelques mètres en arrière du groupe et fut à même d'observer la scène suivante dans tous ses détails.

Les cerfs étaient parvenus à la dernière crête qui séparait le drapeau du gros du troupeau. Ils s'arrêtèrent pour jeter un dernier coup d'œil avant de se hasarder à descendre dans la plaine. Soudain, une détonation retentit en même temps qu'une fumée blanche s'élevait près du drapeau. Le cerf qui se trouvait au plus haut point de la crête fit un bond et retomba, petit amas d'or sanglant. Les autres s'élancèrent vers la droite, offrant une excellente cible au chasseur. Un deuxième, puis un troisième animal s'effondra.

Faisant volte-face, Blanc-Panache revenait à. toute allure vers le troupeau inquiet lorsque le vent lui apporta l'odeur d'un ennemi qu'il connaissait bien. Il s'arrêta brusquement, labourant la terre de ses sabots. Il n'avait pas encore compris l'étrange objet flottant, les nuages de fumée, le grondement pareil au tonnerre, ni même la mort des cerfs, mais par contre il ne savait que trop ce que l'odeur du loup représentait de danger pour les biches et les faons.

Tel fut sans doute le raisonnement que se tint l'antilope. Quoi qu'il en fût, Blanc-Panache estima que le danger inconnu était moins grave que celui que présentait le loup. Dressant sa queue blanche en guise de

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signal à l'adresse des deux cerfs survivants, Blanc-Panache repartit dans le vent à la rencontre du loup. Il savait que les loups sont des lueurs. Il fallait protéger le troupeau à tout prix, fût-ce au risque de sa propre vie. Les autres antilopes ne l'avaient-elles pas choisi, lui, Blanc-Panache, pour chef et protecteur ?

Comme le signal de leur chef annonçait un danger, les deux cerfs demeurèrent à deux cents mètres en arrière. En allant à la rencontre du loup, Blanc-Panache comptait que le fauve se lancerait à sa poursuite et ne pourrait donc attaquer le troupeau. Au lieu d'user du pas coulé qui est l'allure la plus rapide de l'antilope, Blanc-Panache avançait au contraire par bonds rapides, en hauteur, qui lui permettaient d'inspecter les fourrés à mesure qu'il s'en approchait. Il aperçut bientôt une silhouette grise, tapie derrière un cèdre nain, alors qu'il en était encore à une centaine de mètres. Maintenant, Blanc-Panache savait exactement ce qu'il devait faire. Les loups sont de fins chasseurs qui connaissent exactement la vitesse des animaux qu'ils poursuivent. Pour écarter le loup du troupeau, il fallait que le fauve crût trouver en Blanc-Panache une proie facile. Les bonds de celui-ci devinrent de plus en plus courts; il donnait l'impression d'une antilope harassée de fatigue. Finalement, il s'arrêta sur une hauteur, près de la cachette du loup. Il resta là plusieurs minutes, comme pour s'assurer qu'aucun ennemi n'était en vue, mais en réalité il étudiait le terrain en direction du sud. C'est de ce côté qu'il envisageait de se sauver le moment venu. Tout en surveillant la silhouette immobile dissimulée derrière le cèdre, il attendait avec impatience l'arrivée des deux autres cerfs. Quand il aperçut le reflet de leurs cornes noires sur la piste derrière lui, sa queue blanche se dressa et s'abaissa rapidement plusieurs fois. Signal identique à celui que le serre-frein adresse au mécanicien, ce geste voulait dire : « Arrêtez-vous et restez où vous-êtes. Attendez un signal ultérieur. » Les deux cerfs comprirent les intentions de leur chef.

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Ce fut alors que Blanc-Panache montra qu'il était un véritable héros. Il demeura un instant immobile, pour permettre au loup de contempler à loisir son corps lisse et charnu. Puis il s'allongea, le dos tourné vers l'ennemi. Même un chasseur plus âgé et plus habile que le jeune loup caché derrière le cèdre se serait laissé prendre à un tel subterfuge.

Blanc-Panache alla même jusqu'à se détendre complètement, s'accordant une minute de repos. Il n'avait pas besoin de voir le loup qui, maintenant, se faufilait dans l'herbe courte, progressant par bonds rapides de quelques mètres.

Pour qui n'aurait pas été au courant de la ruse de Blanc-Panache, le succès du loup aurait paru certain. L'antilope se reposait tranquillement au sommet de la colline, sachant qu'un simple talus de trente mètres la séparait de son ennemi. Comme l'espérait Blanc-Panache, une brise légère apportait au loup le fumet du corps doré qu'il apercevait sur la cime.

Le soleil d'été brûlait maintenant la prairie, séchant les dernières traces d'humidité laissées par la nuit Le silence était total. Les joyeuses sauterelles elles-mêmes s'étaient glissées dans l'ombre des feuilles. Le loup s'approchait sans bruit. Une erreur d'une demi-seconde dans ses calculs, due à la sécheresse de l'air, faillit être fatale à l'antilope. Blanc-Panache entendit soudain un bruit semblable au chuintement du vent dans les arbres. Il bondit comme une flèche, n'évitant que de quelques centimètres les griffes du fauve. Il avait bien faillit perdre la partie. Pendant un instant, Blanc-Panache ne pensa qu'à se sauver, mais il parvint à se dominer à temps. S'il continuait à fuir, le loup abandonnerait, car aucun animal ne peut égaler la vitesse de l'antilope.

Blanc-Panache ralentit alors son allure. Petit à petit, il entraîna le loup au sud du troupeau. Le fauve était convaincu qu'il allait rattraper sa proie d'une seconde à l'autre. Blanc-Panache dressa de nouveau sa queue blanche. Cette fois-ci, il voulait indiquer aux cerfs la

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direction qu'il allait suivre. Quand ils eurent compris, ses deux compagnons n'eurent plus qu'à traverser tranquillement la prairie, et à se tenir prêts à remplacer leur chef, si celui-ci venait à être serré de trop près.

Pendant dix minutes Blanc-Panache joua avec le loup, se tenant tout juste hors d'atteinte, mais évitant de prendre de l'avance pour ne pas l'inciter à abandonner la chasse. Le cerf se demandait pourquoi son ennemi continuait la poursuite. Jamais loup ne s'était si bien laissé prendre à ce subterfuge. Blanc-Panache commençait à se sentir très fier de lui, quand un appel retentit derrière lui. Le fauve s'était arrêté et avait lancé son cri de chasse. Cinq secondes plus tard, trois autres loups répondaient à l'appel. Ces hurlements indiquèrent à Blanc-Panache qu'il courait, cette fois, un grave danger. En obliquant vers le sud, il était entré dans le jeu de son poursuivant, et tombé à son tour dans un piège. Pour faire face à ce nouveau péril, Blanc-Panache devait déployer non seulement toute sa vitesse et son maximum d'énergie, mais encore toute la stratégie dont il était capable. Il se rendit compte que le relais du chasseur avait été assuré bien à l'avance : les autres fauves étaient prêts à intervenir. Blanc-Panache espéra que le jeune loup n'avait pas compris la signification des signaux qu'il avait adressés à ses amis.

Dès qu'il eut entendu la réponse à son appel, le fauve changea de tactique : faisant appel à toute son ingéniosité, il s'efforça de diriger Blanc-Panache sur l'embuscade. L'antilope sembla vouloir se ranger à ce plan. Elle ralentit au point d'aller presque au pas, tandis que le loup trottait derrière elle, et en profita pour remplir ses poumons d'air et calmer les battements de son cœur. Blanc-Panache ne savait que trop ce qui l'attendait et il s'apprêtait à y faire face.

Le jeune loup fut un peu surpris de cette nouvelle attitude. Il n'entrait pas dans son plan d'accorder du repos à sa victime. II fallait agir immédiatement. Aussi,

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BLANC-PANACHE BONDIT COMME UNE FLECHE....

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accéléra-t-il sa poursuite pendant un kilomètre. Mais l'antilope l'entraîna à plusieurs centaines de mètres à l'ouest de la souricière. Une fois de plus, cette manœuvre dérouta complètement le loup qui lança un nouvel appel. La réponse parvint assez faiblement, bien à l'est de la direction que suivait maintenant Blanc-Panache. L'antilope repéra un second ennemi à peu de distance, et comprit du même coup qu'elle était en plus grand danger que jamais, car les fauves encerclaient la prairie sur plusieurs kilomètres et coupaient tout passage vers les fourrés sauveurs.

Blanc-Panache savait que les cerfs qui étaient demeurés avec le troupeau avaient déjà conduit celui-ci vers le refuge des fourrés. Les biches et les faons ne couraient plus aucun danger, grâce à ce héros au panache immaculé, mais la situation de Blanc-Panache demeurait périlleuse. Le cercle des tueurs se rapprochait maintenant rapidement Blanc-Panache comprit qu'il n'avait plus qu'une seule chance de se tirer d'affaire. Fait assez étrange, il lui sembla qu'il trouverait son salut à l'endroit où ses amis avaient trouvé la mort. L'antilope ne pouvait savoir qu'elle recourait à une ruse fort ancienne, qui consiste à diriger le poursuivant vers un danger connu parce qu'on sait où celui-ci se trouve, alors que le poursuivant l'ignore.

La course s'était maintenant transformée en un véritable combat : la vitesse de l'antilope contre l'acharnement des loups. « Tacatac... tacatac... tacatac... » les sabots noirs de Blanc-Panache scandaient sa fuite tandis que, derrière lui, espacés sur quatre cents mètres, cinq loups s'efforçaient de le rattraper. Le cerf avait tous les droits de croire qu'il pouvait distancer n'importe quel animal. Celle conviction l'aida dans sa tentative suprême.

Il ne redoutait qu'une chose : trouver un obstacle sur sa route. Ce fut peut-être cette terreur qui lui fit découvrir les rives sinueuses d'un profond torrent, alors qu'il en était encore à trois cents mètres.

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Blanc-Panache craignait tellement que le ravin fût trop profond, ou trop large pour qu'il pût le franchir d'un élan, que son cœur s arrêta de battre pendant quelques secondes et que ses pattes se détendirent avec moins de souplesse. Il savait trop bien ce qui arriverait si son entreprise échouait, s'il n'arrivait pas à bondir sur l'autre rive. Sauter directement dans le cours d'eau était hors de question, car même si ses pattes graciles ne se rompaient pas dans la chute, les loups formeraient rapidement deux groupes et le suivraient dans le ravin. Leur corps trapu se prêtait mieux que celui de l'antilope à ce genre d'exercice.

Les loups apercevaient maintenant le torrent et, avec des hurlements qui indiquaient leur espoir d'une prochaine curée, chacun d'eux essayait d'atteindre le premier la victime. Encore cinquante mètres, et Blanc-Panache put se rendre compte que le ravin, bordé de remblais de deux mètres de haut, avait environ six mètres de large. Derrière l'antilope, les loups gagnaient du terrain. Il fallait traverser le torrent ou mourir. Blanc-Panache s'élança de toute sa vitesse pour franchir les cinquante derniers mètres, et mit tout ce qui lui restait de force dans un bond puissant.

Il s'éleva dans l'air comme une flèche d'or, les pattes de devant tendues vers le but, les pattes de derrière rigides, la crinière noire hérissée de terreur tandis qu'il franchissait le torrent. Et voici la rive opposée ! Il avait réussi un saut prodigieux !

Légère comme une plume, l'antilope retomba sur la prairie et jeta un coup d'œil en arrière pour voir les loups franchir, l'un après l'autre, le remblai, et se précipiter dans l'eau. Une des bêtes, plus forte que ses congénères, avait même réussi à sauter assez haut pour se hisser sur la berge opposée. Les autres ne tarderaient pas à suivre.

Blanc-Panache avait parcouru un cercle de dix kilomètres. Il se trouvait maintenant à environ huit cents mètres de l'endroit où le chasseur avait surpris le troupeau, une demi-heure plus tôt.

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Le cerf se mit à courir dans cette direction. Il ignorait s'il y trouverait ou non la mort. Il espérait simplement découvrir une échappatoire.

Un rapide coup d'œil en arrière lui permit de se rendre compte que tous les loups avaient maintenant passé le torrent et qu'ils étaient de nouveau à ses trousses. Le sort de Blanc-Panache ne tenait toujours qu'à un fil. L'homme, qui était occupé à écorcher la dernière de ses trois victimes, voudrait-il encore tuer une antilope ? ou bien préférerait-il s'attaquer aux loups ? Blanc-Panache l'ignorait, il ne pouvait que tenter sa chance !

Malgré l'odeur déplaisante du sang frais, Blanc-Panache courut droit sur le chasseur. L'attention de l'homme avait été attirée par l'appel à la chasse lancé par les loups; il surveillait maintenant la course. Soudain, il s'étendit derrière le cerf qu'il venait de dépecer. Passant à toute allure à côté de lui, Blanc-Panache le vit allongé, pointant un bâton d'aspect étrange à travers la carcasse de l'antilope.

La détonation d'un fusil de gros calibre retentit. Un instant plus tard, Blanc-Panache entendit le hurlement d'un loup mortellement blessé. Après quelques bonds gracieux, l'antilope s'arrêta sur une hauteur voisine, on plan avait réussi ! Maintenant, les loups se trouvaient traqués à leur tour.

Répercute par les falaises environnantes, le grondement de tonnerre du fusil roula à plusieurs reprises à travers la prairie. Mais l'antilope demeurait immobile, comme sculptée dans la pierre, car, à chaque détonation, elle voyait un des loups s'affaisser et mourir. Quand le dernier loup eut roulé dans l'herbe, en ruant, et qu'il demeura enfin immobile, Blanc-Panache quitta d'un bond son observatoire et, à travers une prairie herbeuse, se dirigea vers les fourrés.

Il savait qu'il y retrouverait le troupeau pour lequel il avait fait le sacrifice de sa vie. Il ne pouvait dévoiler

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le secret de ces fourrés avant d'être certain de la mort de tous ses ennemis.

Les deux cerfs qu'il avait laissés derrière lui, au cours de la première escarmouche, vinrent le rejoindre et trottèrent à ses côtés, tiers, semblait-il, d'escorter un véritable chef, un roi digne de ce nom !

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GRISOU, la mouflette

Grisou, la mouffette, était bien ennuyée. Buster, le chien des bûcherons qui vivaient sur les pentes de la montagne Chauve, la poursuivait depuis plusieurs semaines. Deux fois, le chien avait failli l'attraper à la source où elle se désaltérait. Sans le gaz naturel qu'elle lui avait lancé à la face en ces occasions, la mouffette n'aurait pu s'enfuir. Buster n'avait pourtant aucune raison de lui en vouloir. Le chien ne mangeait pas les insectes que Grisou dénichait dans les troncs d'arbres pourris. Il est vrai que le chien aimait peut-être les bons œufs frais de caille que la mouffette s'offrait parfois. « Mais pourquoi me tuerait-il ? se demandait Grisou. Je ne lui prends pas son bien. »

Grisou décida, bien à regret, qu'il valait mieux déménager. Elle avait été si heureuse ici, jusqu'au jour où les bûcherons étaient arrivés, amenant Buster avec eux. Maintenant, elle ne voyait pas d'autre solution que de partir en quête d'un nouveau logis. Une nuit, elle entreprit l'ascension de la montagne : véritable expédition pour un animal aux pattes aussi courtes. D'autant que les membres antérieurs de la mouffette sont plutôt des mains que des pattes. Grisou espérait pouvoir traverser le plateau au sommet de la montagne, avant le lever du

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jour. C'est que, là-haut, il n'y avait ni troncs d'arbres creux, ni cachettes où s'abriter, si jamais Buster relevait ses traces et se lançait à sa poursuite.

Les déménagements sont chose facile pour la plupart des animaux sauvages. Ils n'ont à transporter que ce qu'ils ont sur eux. Aucun bagage, pas même une paire de chaussures de rechange. Aussi, quand Grisou estima qu'il était temps de partir, n'eut-elle qu'à jeter un dernier regard sur son vieux terrain de chasse, avec ses petits terriers et les trous dans lesquels elle s'était si souvent cachée, avant de s'enfoncer dans les bois.

Buster l'avait tellement harcelée que, depuis plusieurs jours, Grisou n'avait pu faire un repas convenable. Aussi s'arrêta-t-elle plusieurs fois, cette nuit-là, pour apaiser sa faim. Le résultat fut que les premiers rayons du soleil rosissaient déjà la crête de la montagne Chauve quand Grisou quitta la sécurité de la forêt pour traverser l'espace découvert au-dessus des bois.

La mouffette marchait bon train. Elle atteignait presque le sommet lorsqu'elle entendit éclater les aboiements de Buster, dans la forêt au-dessous d'elle. Grisou savait qu'elle n'aurait jamais le temps de retourner vers les arbres. Il fallait agir — et très vite. La mouffette se trouvait tout près de la petite maison de la vigie d'incendie. Un garde vivait là, hiver comme été. Grisou savait que ce jeune homme paisible et sympathique était l'ami de tous les habitants de la forêt. Il ne refuserait certainement pas d'offrir un asile à un pauvre petit animal pourchassé par un gros chien féroce.

La mouffette poursuivit son escalade jusqu'à ce qu'elle fût parvenue près de la maison de Bob Mathew. Elle inspecta rapidement le bas du mur qui entourait la maison, dans l'espoir d'y découvrir un trou, mais en vain. Grisou n'avait pas le temps d'essayer d'en creuser un. Les aboiements du chien se rapprochaient sans cesse. Plus de doute, Buster était bien à ses trousses !

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Les chances de la mouffette s'amenuisaient à chaque seconde.La situation paraissait désespérée lorsque la porte de la cabane

s'ouvrit. Mathew allait fendre du bois pour son feu. Grisou prit une décision étrange, mais elle ne voyait pas d'autre possibilité : elle courut jusqu'à la porte et se précipita dans la première pièce venue. Comme le dessous du lit semblait être le recoin le plus sombre, elle s'y réfugia. Un vacarme assourdissant lui prouva qu'elle venait de l'échapper belle.

Buster se ruait dans la cour en aboyant triomphalement. Il s'arrêta en apercevant Mathew, la hache brandie au-dessus de la tête. Cachée derrière une boîte, près de la porte, Grisou pouvait observer la scène.

« Qu'est-ce qui se passe, vieux ? demanda Mathew. Toujours le même, alors ? Tu pourchasses encore quelque pauvre petite bestiole, sans doute ? »

La mouffette ne comprit pas le sens de ces paroles, mais le grondement hargneux du chien trahissait son mécontentement. Quand il essaya de passer devant Mathew, Buster fut arrêté net.

« Je ne sais pas à qui tu en as, lui dit Mathew, et je ne veux pas le savoir. File ! »

Buster ne se le fit pas dire deux fois. Grisou le vit repartir en courant dans la direction des bois. La mouffette était enchantée d'avoir trouvé un protecteur en la personne de Mathew. Elle pourrait avoir de nouveau recours à lui en cas de besoin. L'homme entra, portant une brassée de bois qu'il jeta sur le sol avec un fracas qui épouvanta Grisou. Cependant, malgré sa première impulsion, la mouffette ne s'enfuit pas.

« Je suis beaucoup mieux ici, derrière cette boîte », pensa-t-elle, humant avec délices les odeurs qui se dégageaient du réchaud sur lequel l'homme préparait son petit déjeuner. Grisou ne connaissait pas encore l'odeur des œufs frits, mais elle estima qu'ils devaient être encore meilleurs ainsi que crus. En tout cas, elle comptait bien les goûter... si l'occasion s'en présentait.

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Mathew était heureux. Grisou connaissait assez bien les hommes pour le deviner. Si cet homme éprouvait le désir de chanter et de siffler en travaillant, cela dénotait qu'il ne pourrait en vouloir à un petit animal venu se mettre sous sa protection. Grisou savait aussi que les hommes détestaient, plus encore que les autres animaux, les méthodes de défense de la mouffette. C'était toujours bon à savoir.

Grisou attendit que Mathew eût terminé ses travaux de ménage et qu'il se fût assis dans un large fauteuil, un livre à la main. La mouffette sortit alors de sa cachette et se plaça bien en vue. Au lieu de l'injurier, ou de lui jeter quelque chose à la tête, comme les hommes l'avaient toujours fait, Mathew demeura immobile. Seuls ses yeux remuèrent et vinrent se fixer sur la petite bête.

La crainte de la mouffette avait presque disparu. Grisou s'assit en fronçant le nez, pour s'assurer que l'homme ne dégageait aucune odeur de colère. Elle n'avait aucune idée de l'effort que devait fournir Mathew pour conserver son sang-froid, à un mètre ou deux d'un animal qui, si l'envie lui en prenait, pourrait rendre la cabane inhabitable. Plus la mouffette contemplait Mathew, plus elle le trouvait sympathique. Comme elle l'avait vu jeter quelques déchets dans un seau, près de la table, elle s'aventura de ce côté. Puis, s'asseyant sur le sol, elle plongea une main dans le seau. Elle en retira un morceau de lard qu'elle mangea avec satisfaction, sans perdre de vue l'homme qui demeurait aussi immobile qu'une souche. Mais le goût du lard, et la. curiosité, incitèrent Grisou à relâcher sa surveillance. Elle se dressa sur les pattes de derrière, agrippa le bord du seau avec les deux mains, et passa la tête pour mieux voir à l'intérieur. Ce geste provoqua un gloussement amusé de l'homme. Grisou sursauta et fit volte-face, prête à se défendre.

« Allons, allons, ne t'énerve pas et n'abîme pas toute la maison ! » murmura Mathew.

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La voix cordiale de l'homme rassura la mouffette, aussi bien que si elle avait compris le sens de ses paroles.

Grisou s'enhardit. Elle retourna auprès du seau et se mit à manger avec tant de voracité qu'elle n'entendit pas Mathew se lever. Sur la pointe des pieds, le garde alla ouvrir la porte et sortit. Quand il ne resta plus rien à manger dans le seau. Grisou explora la pièce, cependant que Mathew la surveillait de l'extérieur. Il était heureux que l'homme connût les mœurs de ces animaux. La mouffette n'attaque au gaz que lorsqu'elle est effrayée ou en colère. Sachant ceci, Mathew laissa Grisou inspecter la maison en détail.

Au bout d'un moment, la petite bête vint sur le pas de la porte, s'assit sur une marche et tendit l'oreille pour savoir ce que devenait Buster. Mathew comprit ce qui se passait dans son esprit et, comme il aimait protéger tous les animaux sauvages, il décida d'aider Grisou.

Celle-ci ne tarda pas à rentrer dans la maison. Mathew saisit alors une pelle et creusa un trou dans la terre accumulée tout autour des fondations. Il retira une grosse pierre, de façon à laisser une ouverture assez large pour que Grisou pût s'y faufiler. Le bruit de son travail amena de nouveau la mouffette sur le pas de la porte. Elle s'assit et observa l'homme avec intérêt.

Dès que Mathew se fut éloigné, Grisou comprit où il voulait en venir. Elle s'approcha du trou et décida d'en explorer les profondeurs. Le dessous de la maison constituait assurément un logis idéal, le plus confortable que Grisou eût jamais vu. Buster ne pourrait jamais l'en déloger. Sans doute trouverait-elle toujours une nourriture abondante dans le seau et même si, parfois, le seau ne suffisait pas, il ne manquait pas de souris sous la maison. Grisou ne pouvait se douter que Mathew l'hébergeait en partie dans ce dessein. Sa maison était envahie par les souris et l'homme savait qu'il n'y avait rien de tel qu'une mouffette pour l'en débarrasser.

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Grisou se trouva baptisée lorsque Mathew se souvint du nuage bleuté qu'il avait vu flotter, un jour, au-dessus d'une mouffette harcelée par des chiens. En un rien de temps, Grisou comprit que ce nom était le sien. Mathew le lui répétait chaque fois qu'il lui offrait quelque friandise et bientôt la mouffette sut répondre à son appel.

Grisou fit rapidement partie de la vie de la maison et Mathew se rendit compte que la mouffette était fort intelligente. Elle apprit qu'il fallait observer certaines règles : elle ne devait pas se servir elle-même dans la boîte aux œufs, ni loucher aux papiers que Mathew conservait dans un coffret, sur une étagère au-dessus du lit.

Quand des étrangers venaient au poste de la vigie d'incendie, Grisou percevait leur approche bien avant Mathew, qu'elle prévenait par son attitude. Buster ne se montra plus jamais. Si quelque autre chien venait en visite, Mathew veillait toujours à ce qu'il ne molestât pas la mouffette. Les jours où Mathew descendait au bureau de poste, Grisou demeurait seul maître de la place. Un trou pratiqué dans le bas de la porte lui permettait d'entrer et de sortir à sa guise. Elle aimait grimper l'escalier qui menait à la lourde vigie, au sommet de la maison. L'observatoire était chaud et ensoleillé. De là-haut, son regard plongeait jusqu'au pied de la montagne, dans de vertes vallées ou coulaient de clairs ruisseaux.

Les règlements forestiers n'autorisaient pas Mathew à s'absenter longtemps. Pendant la période où les incendies étaient le plus à craindre, il ne quittait jamais son poste, au sommet de la montagne. En rentrant chez lui, un soir, il rapporta un paquet de journaux qu'il paraissait impatient de lire. Grisou se trouvait en haut de la tour. Apercevant son ami dans le sentier, elle descendit à sa rencontre. D'habitude, Mathew préparait le repas dès son retour. Mais, ce soir-là, il ne semblait pas s'en soucier. Ce fut à peine s'il remarqua Grisou. Celle-ci

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grimpa sur la table à côté de lui et s'efforça de voir ce que pouvait bien être ce journal, qui passionnait tant Mathew qu'il en oubliait son dîner. La mouffette examina les gros caractères noirs qui couvraient le haut de la page, huma l'odeur de l'encre d'imprimerie, qu'elle trouva plutôt désagréable, mais ne découvrit rien de spécialement intéressant. Mathew resta si longtemps immobile que Grisou le crut endormi. Lasse d'attendre, elle empoigna le journal et l'arracha brusquement des mains de l'homme.

Depuis plusieurs mois que Grisou vivait chez lui, Mathew avait toujours traité le petit animal avec beaucoup de ménagements. Il caressait souvent Grisou et veillait à ne jamais l'effrayer. Mais, ce soir, le garde était si absorbé par la lecture du journal qui relatait de nombreux incendies dans les forêts nationales, qu'il en oublia où il se trouvait. Quand Grisou s'empara du journal, Mathew lui donna une petite tape, comme à un jeune chien. À peine eut-il touché la douce fourrure de la mouffette que Mathew réalisa son imprudence. Ce simple geste pouvait entraîner de graves conséquences. Il retint vivement sa respiration, puis demeura aussi immobile qu'une statue. Cette fois, l'attaque au gaz allait venir !

Sous le coup, Grisou avait perdu l'équilibre. Elle faillit même tomber de la table. Si n'importe qui d'autre l'avait frappée, la mouffette aurait immédiatement réagi, et de façon bien désagréable. Elle se retint à temps, s'assit et regarda Mathew bien en face, comme pour lui dire : « Qu'est-ce que ça veut dire ? »

Mathew lui parla doucement :« Je regrette, Grisou, je n'aurais pas dû faire ça. C'est parti

malgré moi. Tu ne pensais pas à mal, je le sais bien. Pardonne-moi.... »

Grisou se frotta la tête avec une patte, jeta un nouveau regard à Mathew, puis sauta sur une chaise et de là sur le sol. Mathew se leva aussitôt. Il alla prendre un œuf dans la boîte et l'offrit à Grisou, en gage de paix. La mouffette prit l'œuf sous un bras,

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comme un joueur de rugby en pleine action. Elle alla s'installer dans un coin de la pièce, ouvrit l'œuf en cognant une des extrémités sur le sol jusqu'à ce que la coquille en fût brisée, pais lentement, savourant chaque bouchée, elle en goba le contenu.

Mathew poussa un soupir de soulagement et se mit à siffloter.« Je l'ai échappé belle, dit-il à Grisou. En la circonstance, tu as

montré plus de sang-froid que moi. Tu sais être bonne joueuse, ma petite amie au violent parfum. »

Cette nuit-là, Mathew ne quitta pas son observatoire. Grisou monta plusieurs fois lui tenir compagnie. Le garde était toujours devant son bureau, le téléphone à portée de la main. La mouffette ignorait la cause de cette agitation, mais elle avait compris, aussi bien que si elle avait lu les journaux relatant les incendies criminels, que Mathew était soucieux. Elle se pelotonna un moment dans un fauteuil, près du bureau, mais les fréquentes sonneries du téléphone l'éveillaient sans cesse. Vers minuit, elle descendit l'escalier et sortit contempler les étoiles.

Depuis qu'elle vivait avec Mathew, Grisou n'était plus jamais allée chasser dans la forêt. Cette nuit-là, le vieux désir assoupi s'éveilla. La mouffette avait envie de gambader parmi les ombres. Elle voulait entendre le cri des grillons et respirer l'odeur de la terre humide dans la forêt. Si Mathew n'avait pas été aussi absorbé par son travail, s'il avait pu s'occuper davantage de Grisou, peut-être celle-ci n'eût-elle pas ressenti le besoin de s'aventurer à nouveau dans la montagne. Elle pouvait à tout instant se trouver nez à nez avec Buster ou quelque autre chien. Et pourtant, la voilà partie dans la nuit, frémissante de curiosité, sa magnifique queue blanche et noire ondulant comme un plumet.

À quelque distance de la maison, Grisou releva la

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piste d'une caille. La saison était trop avancée pour qu'elle pût espérer trouver des œufs, niais en revanche un jeune oiseau aurait bien fait son affaire. La mouffette suivit la piste, franchit un fossé peu profond et rejoignit un vieux sentier qui partait des forêts nationales de la montagne Chauve et traversait la vallée pour aboutir à un petit village. Grisou avait déjà utilisé ce sentier l'été précédent, et elle en connaissait tous les détours.

La mouffette venait d'atteindre le sentier lorsqu'elle entendit des pas; de lourdes bottes écrasaient les brindilles sèches. Le nouveau venu faisait tant de bruit que Grisou chercha le couvert le plus proche et s'y cacha. L'homme passa devant la mouffette qui l'observait de ses petits yeux noirs et brillants. Il portait un sac de couchage et une besace d'où sortait un cliquetis métallique, sans savoir pourquoi, Grisou trouva cet homme déplaisant. Était-ce parce qu'il semblait avoir peur ? Chaque fois qu'il s'arrêtait pour se reposer, il se collait contre un arbre et observait le sentier derrière lui.

Comme tous les animaux sauvages, Grisou pensait que la peur, chez un être humain, comportait un danger pour elle-même. Elle voulut mieux connaître cet homme bizarre, savoir où il allait et quelles étaient ses intentions. En montée, la mouffette pouvait facilement se maintenir à la hauteur de l'homme; aussi le suivit-elle. Un peu plus loin, l'homme déposa son sac, en sortit une hache et, s'approchant d'un pin mort, il se mit à en détacher de fines lamelles résineuses.

Grisou vint s'asseoir près du sac pour surveiller la suite. L'homme ramassa les morceaux de bois qu'il venait de couper, les alluma et les éparpilla dans les broussailles qui bordaient le sentier. Chaque brandon provoquait un début d'incendie. « Où veut-il en venir ? » se demanda Grisou. Elle grimpa sur le sac et regarda s'élever les flammes claires.

L'homme éparpilla les branchettes enflammées sur quelque cinquante mètres, puis redescendit le sentier

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en courant. Ce fut alors qu'il découvrit la mouflette assise sur son matériel de campement. Furieux, il s'élança vers Grisou en brandissant sa hache, mais la mouffette ne se laissa pas impressionner. Elle recula en sifflant un avertissement dont l'homme aurait dû se méfier. Mais sans doute ne connaissait-il pas les mouffettes, ou bien se laissa-t-il emporter par la colère. Il fit mine de frapper Grisou. Celle-ci se tourna et lui envoya une bonne dose de gaz, imprégnant de son parfum violent les vêtements et le matériel de son adversaire.

Après cette victoire, Grisou reprit le chemin du poste de vigie. Elle n'avait plus aucune envie de chasser, maintenant. Elle désirait avant tout retourner chez Mathew et retrouver le plus vite possible la sécurité de son logis sous la maison. Derrière elle, l'incendie ronflait, illuminant toute la montagne et faisant jaillir des étincelles qui allaient créer de nouveaux foyers dans l'herbe desséchée.

Grisou eut bientôt regagné la maison, dont elle gravit l'escalier. Mathew se trouvait toujours à son bureau, lançant des appels à tous les postes de pompiers de la région. Quand Grisou sauta sur la table, Mathew sentit aussitôt la forte odeur qui l'accompagnait. Après un instant de réflexion, il décrocha le téléphone. « Passez-moi le bureau du shérif. » Après une longue attente, il reprit : « Je me fais peut-être des idées, shérif, mais j'ai sur mon bureau une mouffette....

— Eh bien, et après ? Vous avez besoin de me réveiller au milieu de la nuit pour m'annoncer que vous avez une mouffette sur votre bureau ?

— Non, répondit en riant Mathew, mais nous voulons mettre la main sur le type qui a provoqué tous ces incendies. Si vous vouliez bien envoyer quelques hommes pour établir des barrages au bas de tous les sentiers descendant de la montagne Chauve, j'ai l'impression qu'ils pourraient bien découvrir un homme fortement parfumé à l'essence de mouffette. »

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Grisou avait gardé mauvais souvenir de son aventure et le montrait par tous ses gestes. Elle ne cessait de courir au sommet de l'escalier, comme si elle s'attendait à voir paraître un ennemi. À chaque bruit, elle grondait et montrait les dents. Mathew la caressait dans l'espoir de calmer le petit grondement qui bouillonnait dans la gorge de la mouffette

« Comme j'aimerais que tu puisses m'expliquer ce que tu as vu », lui disait-il.

La voix affectueuse de l'homme, son calme et son impassibilité apaisèrent Grisou mieux encore que les caresses. Petit à petit son inquiétude disparut. Elle s'assit et se mit à faire sa toilette avec ses pattes de devant, comme un chat.

Mathew examina les alentours depuis ses fenêtres, puis revint à son bureau et au téléphone. Grisou avait sauté du bureau sur un appui de fenêtre. De là, elle apercevait très bien la forêt embrasée. Deux cerfs apparurent à la lisière du bois, et vinrent passer en bonds rapides tout prés du poste de surveillance. Ils couraient se réfugier de l'autre côté de la montagne. Lapins, écureuils, oiseaux quittaient eux aussi la zone dangereuse, aussi vite qu'ils le pouvaient.

Grisou vit des hommes, conduisant des mulets chargés d'outils, se presser le long des sentiers. Rien n'échappait aux petits yeux perçants de la mouffette. La cause de celle agitation était un homme qui avait mis le feu à la forêt et avait ensuite essayé de la tuer. Peu de temps après, une fumée blanche s'éleva de la zone incendiée. Les flammes diminuaient d'intensité. Les appels téléphoniques se firent plus rares. Bientôt le dernier foyer fut éteint et, à part l'odeur de bois brûlé, tout redevint normal.

Grisou quitta la fenêtre et descendit l'escalier pour regagner son terrier sous la maison. Ici, rien n'avait changé, et la mouffette se sentit plus à l'aise. Toute son aventure avec le chenapan des bois semblait un de ces rêves qui survenaient quelquefois, lorsqu'elle

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avait trop mangé et se couchait sans prendre un peu d'exercice.Le jour suivant fut magnifique. Le soleil brillait avec éclat. Une

brise légère soufflait de l'océan. Les animaux qui avaient dû fuir regagnaient leurs demeures. Grisou observa un long défilé à travers les collines. Après le déjeuner, Mathew mit des vêtements propres, prit le sac de montagne dans lequel il transportait habituellement ses affaires et le présenta à Grisou pour qu'elle s'y installât. Ceci plut beaucoup à la mouffette. Elle accompagnait souvent le garde dans ses tournées. Elle adorait voyager dans le sac où elle pouvait se pelotonner, passant juste la tête pour admirer le paysage et grimpant parfois sur l'épaule de Mathew pour mieux voir.

Cette fois, Grisou demeura dans le sac plus longtemps que de coutume. Mathew suivit le sentier jusqu'à l'endroit où l'incendie avait débuté. Le vent avait chassé le feu, si bien que l'emplacement où Grisou avait dû se défendre contre l'homme n'avait pas brûlé. Il y régnait encore une forte odeur de mouffette et les empreintes de l'homme étaient nettement visibles sur le sentier. Mathew sortit Grisou du sac, la posa sur le sol près d'une des empreintes et l'observa. Quand il vit Grisou se hérisser en montrant les dents, il lui dit : « C'est bien ce que j'avais pensé, Grisou, mon amie. Tu as rencontré ici ce bandit, et il a commis l'erreur grossière de s'attaquer à toi. Tout va bien jusqu'ici. Nous allons voir maintenant si tu es capable de témoigner contre lui. Les agents du shérif ont arrêté un homme cette nuit. Il semble avoir un alibi parfait. Peut-être n'a-t-il négligé qu'un seul petit détail. En tout cas, nous allons faire un tour en ville, tous les deux. » Le ton affectueux de Mathew enchanta la mouffette.

Dans le bureau du shérif, Mathew rencontra trois autres gardes forestiers qui étaient souvent venus au poste de vigie. Grisou les connaissait très bien. Elle les

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considérait comme des amis. Leur odeur lui était tout à fait familière. Elle leur adressa un regard amical et se laissa caresser. Le shérif et ses adjoints, que Grisou n'avait jamais vus, vinrent la regarder et écouter les explications de Mathew. Comme ces hommes ne sentaient pas la peur, la mouffette resta sagement assise sur les genoux de Mathew. L'ambiance lui plaisait beaucoup — tous ces hommes étaient des amis. Le calme régnait dans la pièce quand deux hommes entrèrent. L'un d'eux portait une brillante étoile de métal, identique à celle qui ornait la chemise du shérif. L'autre homme avait un visage dur et inquiétant. Il marchait lentement, comme incertain de ce qui allait lui arriver. Dès que Grisou l'aperçut, elle se blottit contre Mathew. Ses petits yeux noirs se firent menaçants, les poils de son cou se hérissèrent et elle montra les dents en grondant. Mathew la retint à deux mains et la serra contre lui. Puis il chercha à l'apaiser en la caressant et en lui parlant gentiment.

« Inutile d'approcher davantage, Bagby, dit-il. Je tiens simplement à vous informer que vous avez été surpris en flagrant délit, cette nuit, vers minuit, alors que vous allumiez des feux dans la forêt nationale de la montagne Chauve. Le témoin se trouve dans cette pièce. » Il se tourna vers le shérif. « Bagby vient de sortir de prison. Il a mis le feu à la forêt pour se venger. »

Bagby dévisagea tour à tour chacun des hommes qui se trouvaient dans la pièce. Pas un instant il ne lui vint à l'idée que le témoin invoqué par Mathew était la petite mouffette. Il haussa les épaules. « Je suis fait. Oui, je suis l'homme que vous cherchiez. C'est moi qui ai allumé les feux. »

Un mois plus tard quand Mathew descendit au bureau de poste, il en revint avec un petit colis. Grisou s'assit sur la table et le regarda ouvrir le paquet. Mathew en retira un collier de cuir qu'il attacha au cou de la mouffette.

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Sur une plaque d'argent, les mots suivants étaient gravés :

À tous les forestiers :

GRISOU,un animal précieux,... protégez-le !

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OCELOT, le chat sauvage à tête noire

Sans doute, Ocelot eût-il dû être classé parmi les « miauleurs nocturnes » plutôt que parmi les « rôdeurs nocturnes ». Il était en tout cas, et sans conteste, l'animal le plus bruyant du haut rio Grande. Il hurlait uniquement pour le plaisir. John Hamilton, propriétaire du ranch planté au confluent du rio et de la rivière Cat Creek, avait signalé à sa femme Anna qu'Ocelot hurlait surtout lorsqu'il avait bien mangé et qu'il était joyeux. On l'entendait moins en hiver, quand les lapins des neiges regagnaient leurs forêts de sapins, rendant plus difficile la chasse des chats sauvages. Ocelot eût pu expliquer aisément ce phénomène. Il partait, avec sa famille, à la suite des lapins, quand ceux-ci quittaient les collines dans lesquelles ils venaient chaque été élever leurs petits.

Peut-être était-ce l'orgueil qui le faisait chanter ainsi, car Ocelot était bien le plus joli chat sauvage de la région des Cinq Rivières. Il pesait presque dix livres; sa robe gris acier s'ornait de taches noires qui commençaient en points minuscules sur les pattes pour former de gracieuses rayures sur le corps. Il avait de courtes oreilles pointues, de longues moustaches noires — dont il était très fier — et une balafre noire qui partait de la base de l'oreille gauche et aboutissait sur le côté droit de la gueule. Cette marque était le résultat d'une rencontre avec le vieux Tom, un mauvais

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77coucheur qui habitait plus haut sur la montagne et n'en descendait que lorsqu'une neige épaisse tapissait les forêts.

Tom était sorti vainqueur de la bataille, il y avait deux ans de cela, mais Ocelot n'avait alors qu'un an. Maintenant qu'il avait affirmé sa supériorité sur tous les chats sauvages de la contrée, il brûlait d'impatience de rencontrer de nouveau le vieux Tom.

Ocelot tenait à sa réputation d'élégance. Il passait plusieurs heures, chaque jour, à lécher sa robe, à aiguiser ses longues griffes acérées qui lui étaient aussi précieuses pour la chasse que pour défendre son logis contre des intrus.

Quand le disque doré de la pleine lune se levait derrière le col de l'Ornière, le chat sauvage se campait à l'entrée de sa tanière et hurlait pendant des heures. Lorsque Bourru, le grand chien jaune qui gardait le bétail des Hamilton, finissait par être agacé pour aboyer des injures à son adresse, Ocelot était satisfait. Quelquefois Bourru se mettait à hurler, lui aussi. Les deux animaux faisaient alors un tel duo que Hamilton rappelait son chien dans la maison; et si Ocelot persistait à chanter, l'homme tirait un coup de fusil en l'air pour l'effrayer.

Comme il trouvait une nourriture abondante dans les falaises rocheuses qui s'élevaient au-dessus de la ferme des Hamilton, le chat sauvage ne s'était jamais attaqué aux poulets qui vagabondaient sur les pentes en quête de grosses sauterelles jaunes. Non qu'il méprisât les poulets, mais Bourru était presque toujours étendu sur l'herbe derrière la maison, et Ocelot se méfiait du gros chien.

Un soir de printemps — il avait alors trois ans — le chat sauvage rapportait à sa compagne, Mouchetée, un lapin qu'il venait de tuer. Il trottait le long du sentier qui conduisait à sa tanière, lorsqu'il éprouva une subite inquiétude. Il s'arrêta, posa le lapin sur le sol et huma l'air. Tout paraissait normal, mais Ocelot avait appris à ses dépens que, souvent, il valait mieux se fier à son

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instinct qu'à ses sens. Après un moment d'attente, il dissimula sa proie sous les branches d'un groseillier, pour la soustraire aux maraudeurs, et s'approcha lentement de l'entrée de sa tanière, silencieux comme une ombre. À trois mètres de la tanière, il s'arrêta et poussa un sourd « Miaou ». Aucune réponse ne lui parvint. Il avança encore, avec précaution, jusqu'à ce qu'il pût voir l'intérieur de son logis : Mouchetée n'y était plus !

L'antre était resté tel qu'Ocelot l'avait laissé le matin en partant. Dans un coin, des os de coq de bruyère, reste du dîner de la veille; le lit d'herbes sèches et de feuilles mortes gardait encore l'empreinte du petit corps potelé de Mouchetée. Qu'avait-il bien pu arriver ? Mouchetée n'avait pas quitté les environs immédiats de la tanière depuis six semaines, sauf pour aller boire à la source, non loin de là. Peut-être s'y trouvait-elle ? Le chat trotta vers la source, mais sans conviction. Il avait l'impression qu'il ne reverrait plus jamais Mouchetée.

La terre molle qui bordait le ruisselet ne portait aucune empreinte récente. Ocelot s'assit et pleurnicha. Pour une fois, il se sentait trop triste pour hurler. Il aimait Mouchetée et il souffrait à la pensée que, peut-être, le vieux Tom l'avait emportée, ou bien qu'un des aigles chauves avait fondu sur elle alors qu'elle sommeillait, étendue au soleil.

Cette nuit-là, assis à l'entrée de sa tanière, le chat sauvage hurla jusqu'à ce que Bourru vînt au pied de la muraille rocheuse, lui signifier de se taire. La présence du chien, si loin de la maison, donna une idée à Ocelot : peut-être Mouchetée avait-elle osé tenter une incursion dans la cour des Hamilton ? Peut-être Bourru l'avait-il surprise ? Une chatte ne pouvait se défendre contre un chien féroce ! Jusqu'à ce jour, Ocelot avait toujours été le combattant de la famille. Il était persuadé que Mouchetée avait besoin de sa protection. Quand le chien eut regagné sa niche, le chat descendit le sentier qui conduisait à la cour, derrière la ferme. À mi-chemin des premiers bâtiments,

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il trouva quelques plumes de poulet. Une odeur de sang et des traces sur le sol indiquaient qu'une volaille avait dû se débattre contre quelque assaillant.

Une dizaine de mètres plus loin, près de la glacière des Hamilton, Ocelot trouva d'autres plumes et, pour la première fois, perçut la présence de Mouchetée. L'odeur semblait provenir de l'autre côté du bâtiment. Reprenant espoir, le chat se dirigea vers un trou qu'il avait creusé lui-même sous la glacière, pour échapper à Bourru. Arrivé au coin de la maison, Ocelot s'arrêta net. Les poils de sa courte queue et de son échine se hérissèrent. Au lieu de retourner dans sa niche, comme l'avait cru le chat, Bourru était couché devant le fameux trou ! Il était clair qu'il tenait Mouchetée prisonnière sous la maison.

Dès qu'Ocelot eut compris la situation, il réagit comme l'eût fait tout animal sauvage : il résolut d'éloigner le chien du trou, pour donner à Mouchetée une chance de s'enfuir. Après avoir jeté un coup d'œil derrière lui, pour s'assurer que sa retraite n'était pas coupée, il se mit à courir en pleine vue de Bourru, cracha vers lui en signe de mépris, et enjoignit à Mouchetée de sortir de ce trou aussi vite que possible, pour regagner d'urgence la tanière.

Le chien tomba aussitôt dans le panneau. Aboyant joyeusement, il se lança aux trousses du chat sauvage. Celui-ci zigzagua autour de la maison, puis courut de toute sa vitesse vers la palissade d'un corral, près de la rivière. Mais Ocelot s'était mis dans une mauvaise passe. Mâtiné de chien courant, Bourru était bien l'animal le plus rapide qui eût jamais poursuivi le chat sauvage. Quelques mètres de plus, et le chien l'aurait rattrapé. Ocelot entendit les grosses mâchoires claquer au moment précis où il sautait au sommet de la palissade. Dès qu'il eut reprit son souffle, il ne tarda pas à exprimer ce qu'il pensait des chiens en général.

Ocelot voulait permettre à Mouchetée de réintégrer sans

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encombre son logis. Son plan avait réussi. Mais maintenant, il se trouvait lui-même dans une situation critique. Bourru était incapable d'escalader la clôture, mais il faisait un tel vacarme que Hamilton ne tarderait certainement pas à venir. Si le fermier apportait son fusil... eh bien, Ocelot savait que les barrières, et même les arbres, ne lui seraient alors d'aucune utilité.

Dès que ses nerfs et son cœur se furent un peu calmés, le chat sauvage marcha le long de la poutre supérieure de la palissade. Bourru se maintint au-dessous de lui, aboyant sans cesse et bondissant pour essayer de le déloger. Mais le chat ne se laissait pas impressionner. Il espérait simplement que la clôture le mènerait au pied de la colline, auquel cas sa fuite était assurée. En tout cas, il avait du moins la certitude d'avoir permis à Mouchetée de s'évader. Quant à lui, la chance viendrait peut-être à son secours.

Ocelot se trouvait sur la partie de la barrière la plus éloignée de la falaise, quand un rayon de lumière venant de la porte de la maison montra Hamilton debout sur le seuil, un fusil à la main. Plus de temps à perdre. Il fallait agir. Ocelot se tourna vers Bourru, cracha dans sa direction, sauta dans l'enceinte du corral, qu'il traversa de bout en bout, et franchit de nouveau la palissade. Grâce à cette ruse, il avait gagné au moins trente mètres d'avance sur Bourru, qui é ta i t obligé de contourner tout le corral.

Le chat sauvage montra ensuite une astuce qui ressemblait fort à du raisonnement. Pensant que le chien contournerait le petit côté du corral et chercherait à gagner directement la falaise, Ocelot obliqua du côté opposé et trotta sous le couvert de buissons touffus, jusqu'à ce qu'il fût parvenu à une nouvelle clôture qui aboutissait au pied de la colline. Il entendit Hamilton gronder son chien de l'avoir fait sortir pour rien.

Bien avant que Bourru eût retrouvé sa trace, le chat sauvage gravissait le chemin de sa tanière.

Maintenant que le danger était écarté, Ocelot pouvait rire de la

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façon dont il s'était joué de Bourru. Mouchetée devait être rentrée depuis longtemps. Le petit chat sauvage était très heureux. Il arriva devant la tanière, s'attendant à une joyeuse réception. Un silence douloureux l'accueillit. Son « Miaou » rauque et interrogateur resta sans réponse.

Ocelot contempla un moment le logis vide. Puis, se tournant vers la maison, il hurla sa colère et sa tristesse si fort que, pour la deuxième fois, Bourru vint lui ordonner de se taire.

Le chat ne pouvait plus rien faire, cette nuit-là. Aussi s'allongea-t-il sur une saillie rocheuse, essayant de comprendre pourquoi Mouchetée n'était pas revenue. Inutile d'imaginer qu'elle n'avait pas compris sa manœuvre. Pourquoi était-elle restée sous la maison ? Mais Ocelot était trop fatigué pour réfléchir. Il entra dans la tanière, se pelotonna sur son lit de feuilles mortes et dormit jusque bien après le lever du soleil.

Lorsqu'il sortit sur la colline, le chat sauvage constata que Hamilton se préparait à partir en tournée. Le fermier avait sorti un cheval qu'il était en train de seller. Si seulement Bourru accompagnait son maître, comme il le faisait souvent, Ocelot pourrait visiter la glacière et découvrir la raison de l'étrange attitude de Mouchetée.

Jamais encore Ocelot ne s 'était tant intéressé aux mouvements de l'homme et du chien. Il marcha de long en large, nerveux et impatient. Dès qu'il vit Hamilton monter en selle et partir dans la direction de la vallée, suivi par Bourru qui bondissait et aboyait autour du cheval, le chat dévala le sentier. Il n'avait aucun moyen de savoir combien de temps le chien serait absent; et pourtant, les secondes mêmes étaient précieuses. En quelques minutes, Ocelot eut atteint le trou creusé sous la glacière. Il jeta un rapide coup d'œil derrière lui, puis introduisit la tête dans le trou et appela doucement.

Un « Miaou » plaintif lui parvint du fond de l'obscurité.

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Ocelot plongea dans le trou, se faufila entre les poutres qui soutenaient le plancher et découvrit Mouchetée étendue à côté de deux tout petits chats, pas plus gros que des écureuils.

Ocelot fut trop stupéfait pour songer que cette situation avait empêché Mouchetée de s'enfuir, le soir précédent. Il lécha la face de Mouchetée, toucha chacun des petits du bout de la langue, puis annonça qu'il f a l l a i t partir sans plus tarder pour la tanière. Mouchetée n'était pas de cet avis. Elle savait être en sécurité dans ce trou, et elle y resterait jusqu'à ce que les petits fussent assez grands pour se déplacer par leurs propres moyens.

En vain Ocelot expliqua-t-il que Bourru était parti avec Hamilton. Mouchetée ne voulut rien entendre et déclara que, pour le moment, elle avait fixé ici ses pénales. Elle insinua qu'il n'était pas bien compliqué de tuer des volailles, ajoutant qu'Ocelot pourrait la ravitailler plus facilement ici que sur la colline. Mais le chat n'ignorait pas qu'il était fort dangereux de tuer des poulets dans la cour de la ferme. Après une nouvelle discussion, il saisit un des chatons, sortit rapidement du trou et remonta le sentier au galop.

Au pied de la colline, il s'arrêta et regarda en arrière, pensant que Mouchetée le suivrait avec l'autre petit. Mais hélas ! Mouchetée ne s'était pas laissé fléchir !

Cependant Ocelot était décidé à regrouper sa famille dans la tanière, fût-ce au prix de plusieurs voyages. Sans perdre un instant, il reprit sa course. Il déposa le chaton sur le lit de Mouchetée et le recouvrit de feuilles; puis il s'élança de nouveau dans le sentier et plongea sous la glacière.

L'accueil de Mouchetée fut amer. Ocelot comprit qu'il devrait la ramener de force. Elle était beaucoup plus petite que lui et il l'avait souvent portée, au cours de leurs jeux dans ]a forêt. Il s'approcha brusquement, la saisit par la peau du cou, la traîna dans la cour, puis jusqu'au pied de la falaise. Là, il s'arrêta pour se reposer, mais sans la lâcher.

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Le chat savait comment manier Mouchetée. Heureusement, car en se retournant pour examiner la clairière, il aperçut Bourru qui arrivait en bondissant au coin de la maison. Pas une minute à perdre. Ocelot déposa la chatte sur le sentier et la poussa devant lui.

À ce spectacle, Bourru aboya joyeusement et se rua dans la cour. Mouchetée ne songea plus à retourner vers le petit chat qu'ils avaient abandonné. Elle escalada la colline en toute hâte. Ocelot la suivait à reculons, avertissant le chien qu'il le mettrait en pièces s'il essayait de les suivre.

La saillie rocheuse qu'empruntaient les chats sauvages n'était qu'une mince arête. Bourru ne pouvait l'escalader, quoiqu'il l'eût souvent tenté. Il se dressa sur ses pattes de derrière, et fit tant de bruit que les Hamilton sortirent dans la cour.

Mme Hamilton tendit la main vers les chats sauvages : « C'est une de ces bêtes-là qui a tué une de mes plus belles pintades, hier. Je l'ai aperçue et j'ai appelé Bourru qui l'a pourchassée jusque sous la maison.

— Vois-tu, il vaut encore mieux leur abandonner une volaille de temps en temps. Nous ne pourrions pas garder le moindre chou, si ces chats n'éloignaient pas les lapins de nos cultures. Viens, Bourru, laisse-les tranquilles ! »

Quoiqu'il n'eût pas compris les paroles de l'homme, Ocelot constata que le chien retournait à la maison, la queue basse, et il en conclut que Hamilton n'était pas hostile. Si cet homme connaissait la présence du chaton sous la glacière, peut-être garderait-il Bourru dans la maison, pour permettre à Ocelot de récupérer son petit ?

Mouchetée, qui n'avait aucune envie de voir Bourru de plus près, poursuivit son chemin sans discuter. À peine arrivée à la tanière, elle se mit à dorloter le chaton qui s'y trouvait déjà. Ocelot repartit à la recherche de celui qu'ils avaient laissé sous la glacière. Bourru n'était pas en vue, et le chat ne s'inquiéta pas de lui. Il pénétra rapidement dans le trou, empoigna le petit et le traîna dans la cour. Il le déposa un instant sur le sol et, ce faisant,

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il aperçut son vieil ennemi, le gros Tom, sur le sentier qui conduisait à la tanière.

Que faire ? Ce n'était vraiment pas de chance ! Ocelot ne pouvait risquer la vie du précieux chaton en essayant de le transporter sous le nez de Tom. Et s'il retournait sous la maison, Tom était bien capable de monter jusqu'à la tanière où se trouvait Mouchetée et l'autre petit. Les vieux chats mangeaient parfois les chatons !

Il y avait un tas de sciure de bois près de la porte de la glacière. Ocelot y creusa un trou dans lequel il coucha son petit; il répandit une légère couche de sciure par-dessus, puis hurla un défi à l'adresse de Tom. Le vieux chat fit volte-face, et répondit dans le même langage.

Hamilton était occupé à rentrer la sciure de bois dans la glacière avec une brouette. Debout contre la porte, il avait vu Ocelot enterrer le chaton avant d'aller défendre sa demeure contre son ennemi. L'homme sourit, car il avait deviné l'intention du chat sauvage. Il s'appuya sur le manche de sa pelle pour assister au combat. En quelques bonds, Tom vint à la rencontre d'Ocelot, hors de leur dernier combat, le gros Tom était deux fois plus lourd que son adversaire. Il était toujours plus lourd, mais les autres facteurs n'étaient plus tellement en sa faveur.

Les deux chats se trouvèrent face à face au pied de la colline. Ocelot, qui avait fait des progrès dans l'art de combattre, évita le corps à corps. À les entendre, on eût dit une querelle entre deux chats de gouttières, plutôt qu'une bataille entre deux bêtes sauvages.

Tous les animaux du voisinage en furent alertés. Mouchetée apparut sur le seuil de la tanière. Les pies et les geais bleus vinrent s'installer sur les cimes des arbres. Inquiètes, des vaches rappelèrent leurs veaux. Mme Hamilton, intriguée, tira ses rideaux pour se rendre compte de ce qui arrivait. À côté d'elle, Bourru se dressa sur ses pattes de derrière, s'efforçant de voir les combattants.

N'ayant pu imposer dès le début la prise qu'il recherchait, le gros Tom sauta en arrière et tourna son flanc

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gauche vers Ocelot; ses babines retroussées découvraient ses crocs puissants. Il leva la patte droite, dont les longues griffes acérées étaient complètement sorties, et cracha en signe de mépris. Mais Ocelot ne voulait pas répondre aux provocations. Il tourna lentement autour de son adversaire, obligeant celui-ci à changer de position. Puis il bondit, se glissa sous la garde de son ennemi et lui arracha une touffe de poils. Le dommage n'était pas grand, mais rendit Tom plus circonspect.

Pour la première fois dans sa carrière de « terreur » Tom jeta un coup d'œil en arrière, s'assurant que la retraite était possible. Ocelot en profita pour se précipiter de nouveau sur son adversaire. Cette fois, il réussit à agripper la joue de Tom. Celui-ci poussa un cri rauque de douleur, qui eut sur Ocelot l'effet de la trompette sur un vieux cheval de bataille. Il hurla son cri de guerre et se mit à jouer des dents et des griffes. Tom se trouvait alors dans une meilleure position pour se défendre. Il se laissa glisser sur l'herbe, simulant une chute, ce qui fit échouer l'attaque. Avant qu'Ocelot eût pu se dégager, Tom s'était roulé sur le dos et attaquait des quatre pattes.

Cette méthode était la tactique favorite du vieux chat. Quand il arrivait à se placer dans une telle position, il pouvait se servir avec efficacité des longues griffes de ses pattes de derrière. Pendant quelques secondes, Ocelot se fit proprement étriller, mais il ne perdait cependant pas son temps. Les griffes de Tom lui entaillèrent la peau en plusieurs endroits, mais sans jamais atteindre un point vital. La douleur ne fit que le stimuler.

Des poils flottaient dans l'air au-dessus des combattants, et le bruit de leurs grondements et de leurs sifflements se répercutait dans les collines. Mouchetée, qui craignait pour la vie d'Ocelot, ajoutait ses lamentations aux cris des deux chats. Dans toute la vallée, on n'avait jamais entendu pareil vacarme. Un tel combat ne pouvait s'éterniser. Les deux adversaires cherchaient le moyen d'y mettre fin. Pour une fois, la chance vint au secours d'Ocelot.

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À force de rouler et de se débattre, les combattants arrivèrent au bord du fossé qui amenait l'eau dans l'abreuvoir à bestiaux, et y tombèrent. Les deux chats se dégagèrent et ressortirent chacun d'un côté du fossé. À ce moment, Ocelot entendit un bruit de carreau cassé, suivi de l'aboiement impatient de Bourru.

Il se souvint de la méthode qu'il avait employée, la veille, pour dépister le chien. Oubliant l'existence de Tom, il s'élança en direction de la palissade du corral. À mi-chemin du but, il jeta un coup d'œil en arrière et constata que Tom ne se trouvait qu'à une douzaine de mètres de lui, tandis que le chien obliquait de façon à leur barrer le passage. Certain de la mort qui l'attendait s'il continuait dans celle voie, Ocelot fit une brusque volte-face et se dirigea vers une autre palissade. Ce mouvement habile ne laissa plus en présence que Bourru et le vieux Tom. Ocelot ne se retourna que lorsqu'il se fut juché sur la plus haute poutre de la clôture.

Lorsqu'il vit qu'il était débarrassé de ses deux ennemis, Ocelot suivit de nouveau la palissade jusqu'au pied de la colline. Il vit Hamilton, armé de sa pelle, se précipiter pour aider son chien dans sa lutte avec le gros Tom. Mais l'endroit était trop dangereux et Ocelot était trop endolori pour s'intéresser à ce combat. Il regagna sa tanière, où Mouchetée pansa ses plaies. Il alla ensuite jeter un coup d'œil au champ de bataille pour constater que le chien avait remporté la victoire et que, désormais, ce vieux Tom ne ferait plus de mal à personne.

L'important, maintenant, était de savoir comment aller rechercher le chaton dans le tas de sciure. Couché sous le porche, Bourru léchait ses blessures. Hamilton était occupé à remplacer le carreau que le chien avait cassé. Ocelot pourrait peut-être se faufiler dans la cour ? En tout cas, il pouvait toujours essayer. Mouchetée avait atrocement peur du chien, mais son amour maternel la poussait à se mettre à la recherche de son petit. Ocelot déclara qu'il n'en était pas question. Il se planta en travers du sentier et rappela à Mouchetée que sa place était au logis, près de

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l'autre petit, et que lui, Ocelot, en dépit de ses blessures, était toujours le combattant de la famille. Après s'être reposé un instant, le chat sauvage redescendit la colline pour observer la situation.

Hamilton avait terminé la réparation du carreau cassé et avait repris sa brouette pour transporter la sciure de bois dans la glacière. Bourru était invisible. Ocelot regarda le fermier faire de nombreux voyages entre le tas de sciure et le bâtiment. Il décida enfin de tenter son coup au moment où Hamilton entrait sa brouette dans la glacière. Procédé dangereux, certes, mais l'amour des bêtes sauvages pour leur progéniture est très fort, et Ocelot n'était pas un lâche. Dès que l'homme eut tourné le dos, il s'élança dans la clairière. Mais ses blessures ralentissaient sa course. Il n'était pas à dix mètres du petit chat, quand un grincement de la brouette l'avertit qu'il n'aurait pas le temps d'aller jusqu'au bout. Trois fois, Ocelot échoua dans sa tentative. Il croyait avoir pris toutes les précautions voulues et ne se doutait pas que ses efforts avaient été observés. Son cœur s'arrêta de battre quand il vit Hamilton lâcher sa pelle et s'approcher du chaton.

Fou d'inquiétude, Ocelot abandonna toute prudence et s'avança de quelques pas à découvert. Il vit l'homme s'agenouiller et découvrir délicatement le petit chat. Ocelot se dressa de toute sa hauteur, pour voir ce qui allait se passer. Hamilton se leva et appela : « Anna, veux-tu venir une minute ? Assure-toi que Bourru ne le suit pas. » Le chat sauvage ne comprit pas le sens de ces paroles, mais la voix de l'homme était amicale.

Mme Hamilton rejoignit son mari et tous deux s'agenouillèrent à côté du petit animal, que la fermière caressa d'une main blanche. Hamilton montra alors du doigt la tanière, sur la colline, puis l'endroit exact où se terrait Ocelot. Tout ceci paraissait bien étrange, mais le chat se sentait moins inquiet. Sans savoir pourquoi, il avait l'impression que l'homme voulait l'aider, tout au

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moins pour cette fois. Il avança encore d'un mètre ou deux, en terrain découvert. La femme se dressa. Elle tenait le chaton dans ses mains et marchait lentement dans la direction d'Ocelot. Sa voix avait pris des inflexions douces que le chat aimait à entendre dans les chansons du soir de Mouchetée : « Voici ton enfant, petit chat sauvage, disait-elle. Je ne vais pas lui faire de mal. Voici ton petit. Nous ne lui faisons pas de mal. »

Les paroles affectueuses sont faciles à comprendre. Ocelot demeura immobile, cependant qu'Anna Hamilton continuait d'avancer vers lui. Puis la femme posa le petit sur l'herbe, non loin de son père, et se recula. Soudain, le monde entier parut transformé aux yeux d'Ocelot. Il ne pourrait plus jamais toucher aux poulets les Hamilton ! Il aurait voulu dire à la jeune femme combien il lui était reconnaissant; mais comment s'y prendre ? En tout cas, il n'avait pas peur d'elle, et il désirait qu'elle le comprît.

Il s'approcha du chaton, s'arrêta, regarda Mme Hamilton bien en face, et agita son petit bout de queue en signe de remerciement. Puis il saisit son petit, et l'emporta en trottinant vers le sentier, au pied de la colline. Il s'arrêtait fréquemment pour se reposer et, chaque fois, il se retournait pour voir si la fermière l'observait toujours. Celle-ci agitait alors la main en prononçant des mots agréables. Ocelot n'avait jamais été aussi heureux.

Mouchetée descendait le sentier à sa rencontre. Elle aperçut, elle aussi, les fermiers dans la clairière et fut confondue par la hardiesse d'Ocelot.

Cette nuit-là, quand la lune apparut sur le col de l'Ornière, Ocelot et Mouchetée s'installèrent devant leur tanière et chantèrent. Près du feu, dans la maison, l'homme et la femme se regardèrent et sourirent.

« Ils nous disent merci, à leur manière », expliqua Hamilton à sa femme.

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TOUFFU, le renard roux.

Touffu, le renard roux, venait de faire une découverte qui promettait bien des agréments, pourvu qu'il fût possible de l'exploiter. Mais hélas ! il avait dû s'enfuir, se cacher derrière des arbres, marcher sur des troncs abattus, et employer toutes sortes de ruses pour éviter le redoutable fusil qui ne quittait pas l'épaule de Pierre Cartier.

La raison en était que Touffu avait rôdé trop près du poulailler de John North et qu'il avait attiré l'attention du chien, le vieux Cap, chasseur réputé en son temps mais trop âgé à présent pour faire autre chose qu'aboyer. Cap ne manquait cependant pas de nez. Il avait aussitôt perçu l'approche du renard et avait fait un tel tapage que North était sorti de la maison pour voir ce qui se passait.

Le fermier avait distingué Touffu au moment où celui-ci traversait la nappe de lumière projetée par la porte ouverte. Afin de sauvegarder sa provision d'œufs pour l'hiver, North avait envoyé son fils Jack, âgé de douze ans, au camp de Pierre Cartier, le trappeur canadien français, pour lui annoncer que, s'il désirait ajouter une peau de renard roux de première qualité à son butin de rats musqués et de visons, il lui conseillait de venir tout de suite.

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Touffu avait senti le danger en voyant North dans l'encadrement de la porte. Afin de ne pas laisser d'empreintes sur la neige, le renard avait aussitôt bondi sur la poutrelle supérieure d'une barrière qui longeait un champ de quelque seize hectares. Dès le point du jour, Cartier avait retrouvé sa trace à l'extrémité de la barrière. Toute la journée, le trappeur avait pourchassé Touffu, battant la forêt, franchissant les collines, traversant les cours d'eau. Un peu avant le coucher du soleil, convaincu que Cartier devait avoir abandonné la poursuite, le renard s'était dirigé vers les hauts pâturages. Soudain, le chasseur apparut à moins de cent mètres. Touffu s'enfuit précipitamment et, comme il connaissait une piste frayée près de la tanière occupée par Mme Gris-Argent, la renarde, et ses deux renardeaux, il prit cette direction.

Cartier tira sur l'éclair roux qui filait au détour de la colline. Affolée par la détonation, Mme Gris-Argent s'élança, dans une course éperdue, vers la montagne. Touffu, qui pouvait à la fois observer la renarde et le chasseur, comprit qu'il était sauvé. Dès l'instant où Cartier aperçut le magnifique renard argenté, tout l'intérêt qu'il portait à Touffu s'évanouit. Le trappeur gravit rapidement la colline, à la poursuite d'un gibier dont la capture lui rapporterait au moins trois cents dollars. Il vint passer à cent mètres de Touffu, mais il ne lui accorda pas plus d'attention que si ce dernier avait été une souche.

Il serait contraire à la vérité de prétendre que le renard roux fût vexé par ce changement d'attitude; au contraire, il en fut grandement soulagé. Il était libre maintenant de redescendre dans la vallée et d'attraper un mulot ou un campagnol pour son dîner. Cependant, Touffu voulut s'assurer que tout danger était écarté. Il avait faim, très faim, mais avant de commencer la chasse pour son propre compte, il tenait à suivre Cartier pour connaître exactement les intentions du trappeur.

Il n'eut pas besoin d'aller très loin. Cartier s'était

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posté, le fusil à la main, derrière un rocher, au sommet d'une haute colline. Le renard s'approcha furtivement du chasseur et se glissa derrière un buisson d'où il put observer le terrain. Le soleil avait disparu derrière les crêtes. Une légère brise soufflait et, dans le silence, le glapissement d'un renard aurait porté fort loin. Touffu ouvrit la gueule, laissa pendre la langue et retint son souffle. Ses oreilles pointues étaient prêtes à recueillir tout ce qui aurait échappé à ses yeux perçants ou à son odorat subtil.

Le renard n'oublierait jamais l'odeur du corps de Cartier. Même au bout d'un an, Touffu pourrait encore la discerner parmi plusieurs autres, il connaissait aussi la forme des empreintes du chasseur, la couleur de ses cheveux et de ses yeux. En fait, il ne restait guère de caractéristique du trappeur que le petit renard n'eût observée. Il aurait pu deviner les pensées de Cartier, rien qu'à la respiration de celui-ci. Et justement, l'état d'esprit du chasseur l'inquiétait. Il ne comprenait pas pourquoi l'homme semblait si sûr de soi. La position de son corps contre le rocher, la régularité de sa respiration prouvaient que Cartier était sûr du succès. Mme Gris-Argent courait assurément un grand danger !

Touffu pensa bien aboyer pour la prévenir, mais, à la réflexion, il se dit qu'il serait ridicule de risquer sa vie pour avertir un renard qui n'était même pas de sa propre race. Par ailleurs, la renarde était assez rusée pour se débrouiller seule, et elle risquait de ne pas apprécier son intervention. La nuit allait tomber, et Touffu savait par expérience que les hommes armés de fusil ne sont pas dangereux du tout dans l'obscurité. Il s'en était souvent rendu compte, au cours de ses descentes dans les poulaillers de la vallée.

L'inquiétude de Touffu diminuait de minute en minute. Il commençait à se sentir tout à fait rassuré lorsque, soudain, Cartier se raidit et se baissa un peu derrière le rocher. Touffu inspecta l'horizon d'un regard anxieux et

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aperçut Mme Gris-Argent qui trottait en direction de sa tanière, un lapin dans la gueule. Le claquement, pourtant familier, du fusil de Cartier, effraya Touffu à tel point qu'il s'élança aussitôt vers un abri. Il avait cependant eu le temps de voir la renarde sauter en l'air et retomber, petit tas de fourrure sur la neige durcie.

Cartier courut en direction de sa victime en poussant des cris de triomphe. En voyant s'accroître la distance qui le séparait du chasseur, Touffu se rassura; et quand Cartier eut jeté le corps de la pauvre renarde sur ses épaules pour redescendre dans la vallée, le renard roux alla examiner l'emplacement du meurtre. La neige était couverte d'éclaboussures rouges. Mais surtout, ce qui était beaucoup plus important, Touffu trouva le corps d'un magnifique lapin, le plus gros qu'il eût jamais vu. Le renard eut beau manger tout son saoul, il ne put en venir à bout. Il se reposa ensuite un moment avant de commencer à transporter le reste du lapin vers sa tanière.

Les étoiles brillaient, maintenant, dans un ciel sans nuages. Touffu entendit l'écho assourdi des aboiements du vieux Cap, très loin dans la vallée. Plus haut, dans les bois, deux grands hiboux blancs s'interpellaient avant de commencer leur chasse nocturne. Mêlé à tous ces bruits, un cri plus faible parvint aux oreilles de Touffu : le pathétique « yip... yippy... yip » des renardeaux qui venaient de perdre leur mère.

Le renard roux se sentit brusquement ému. Il n'avait personnellement pas de famille et les renards gris ont toujours eu tendance à mépriser les renards roux et autres sous-races. Pourtant, la faim est la faim, quel que soit l'animal qui en subit les affres, et Touffu savait fort bien que ces renardeaux étaient trop jeunes et trop inexpérimentés pour pourvoir à leur propre ravitaillement. Il venait de manger abondamment et pourrait facilement se procurer un autre lapin. Il réfléchit pendant quelques minutes, puis il s'assit et entonna la chanson que seul peut chanter un animal satisfait.

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Il attendit la réponse que ne manquerait pas de lui adresser les renardeaux affamés. Quand celle-ci lui parvint, il en nota la provenance, en estima la distance, saisit ce qui restait du lapin et partit.

Quand les muscles de son cou furent fatigués, il posa le lapin sur le sol. Tout en se reposant, il chanta son bonheur aux étoiles. La réponse des renardeaux était beaucoup plus proche.

Touffu trouva la tanière de Mme Gris-Argent beaucoup plus grande et plus aérée que la sienne. Les deux petits abandonnés l'accueillirent avec enthousiasme, ainsi que la nourriture qu'il apportait. Ils allèrent même jusqu'à lui lécher le museau en signe de gratitude. Ce geste lui fit tellement plaisir qu'il s'allongea pour les regarder manger. Il n'avait jamais vu manger de jeunes renards auparavant et il fut stupéfait de la manière dont les deux orphelins engloutissaient leur nourriture. Ils dévorèrent le lapin jusqu'à la dernière bribe, puis s'approchèrent de Touffu et se pelotonnèrent contre lui, cherchant le réconfort de son grand corps.

Certes, il n'avait pas prévu cette réaction. Ces petits s'étaient pris d'affection pour lui ! S'il avait pu se douter que les renardeaux agiraient ainsi, il aurait fui dans la direction opposée. Quand il essaya de se reculer, les petits renards revinrent se blottir contre lui, si bien qu'il fut bientôt acculé contre la paroi de la tanière.

Il faisait beaucoup plus chaud ici qu'à l'extérieur. Touffu se sentait en sécurité et se trouvait vraiment fort bien. Il décida de faire un petit somme. Quand les renardeaux seraient profondément endormis, il en proliférait pour s'en aller. La journée avait été longue et harassante. Pour la première fois de sa vie, Touffu dormit la nuit entière.

Le soleil brillait avec éclat à l'entrée de l'antre lorsqu'il s'éveilla. Les deux petits Gris-Argent s'étaient éveillés avant lui. Quand Touffu ouvrit les yeux, ils étaient occupés à mordiller la peau du lapin, essayant d'y trouver encore un peu de chair. Les renardeaux

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étaient très joueurs, ce matin-là, et ils ne cessèrent de le taquiner pendant qu'il nettoyait sa fourrure et qu'il brossait sa queue.

Touffu les quitta et se dirigea vers la forêt. Après tout, il n'était pas responsable du sort réservé aux orphelins d'un renard argenté. Il avait faim et il fallait d'abord songer à manger. Il chassa contre le vent, en direction du confluent des deux bras de la Sente Perdue, et réussit à attraper un gros coq de bruyère qui s'était perché sur la basse branche d'un sapin.

Pour la seconde fois, Touffu ne put venir à bout de sa proie. Se remémorant le regard pensif des renardeaux quand il les avait quittés, il emporta le reste du coq de bruyère dans la tanière. Il avait décidé de déposer la viande et de repartir aussitôt, mais il trouva la petite Broussette allongée sur le sol, gémissant lamentablement, tandis que Snip, son frère, faisait de son mieux pour l'apaiser en léchant une de ses pattes. Touffu s'approcha et retourna la patte pour mieux voir. Un porc-épic avait dû laisser tomber un piquant à l'entrée de la tanière et la petite renarde avait marché dessus. Déjà, le barbillon du piquant s'était enfoncé profondément dans la chair. Touffu savait combien une telle blessure est douloureuse.

Le renard roux découvrit les dents et les approcha le plus près possible de la patte, saisit délicatement le piquant dans sa gueule, puis, serrant fortement la mâchoire, il extirpa brusquement le piquant. La petite Broussette se répandit en larmes et en hurlements, mais cette intervention avait sauvé sa patte et peut-être sa vie. Pour calmer ses gémissements, Touffu lui lissa les poils autour des oreilles avec sa langue, comme la mère des renardeaux l'avait fait quelquefois.

De cet instant, Touffu devint le héros et l'ami de Broussette. Snip, qui avait assisté à cette scène avec intérêt, manifesta son approbation. Il considérait, lui aussi, que décidément Touffu était un type épatant, digne d'être admiré et imité.

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Le coq de bruyère était resté à l'endroit où le renard l'avait déposé. Pour achever de consoler Broussette, Touffu détacha un succulent morceau de poitrine et le lui offrit. Aucun jeune animal n'a plus besoin d'affection qu'un renardeau. Broussette adorait être cajolée et elle exploita jusqu'à l'extrême limite l'affection de son nouvel ami. Touffu se vit contraint de donner la becquée à la petite renarde, qui avait robuste appétit, bien que celle-ci eût parfaitement pu se servir elle-même. Snip nettoya la carcasse du coq de bruyère et Touffu put se faire une idée de la tâche qui l'attendait, s'il voulait nourrir les deux petits renards argentés. Quel appétit !

Jusqu'à ce jour, le principal intérêt de Touffu dans la vie avait été de jouer des tours au vieux Cap et d'imaginer différentes distractions. La nourriture avait toujours été abondante et la chasse facile — si facile qu'il avait rarement eu à se préoccuper du lendemain, sauf aux approches d'une grosse tempête. Dans ce cas, il tuait un lapin supplémentaire, ou deux, et les transportait dans sa tanière. Il s'y installait alors confortablement et paressait en attendant que le temps s'éclaircît et que le vent eût durci la neige. Très soigneux de sa belle fourrure, Touffu aimait les jours ensoleillés et les nuits étoilées où il ne craignait pas de mouiller ou de salir sa magnifique livrée, ni de tacher son poitrail blanc.

Une fois rassasiés, les renardeaux se roulèrent en boule contre lui pour dormir et digérer leur repas. Mais Touffu savait qu'il avait encore beaucoup à faire. Il se reposa jusqu'à ce que les jeunes animaux fussent endormis. Puis il se dégagea lentement, se glissa sans bruit hors de la tanière et descendit vers la vallée. Il suivit les traces laissées la nuit précédente par Cartier.

Touffu avait souvent visité le camp du trappeur, la nuit, mais, étant donné les événements de la veille, il pensa qu'il valait mieux étudier de plus près les mouvements de cet homme pendant le jour. Il trouva le

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camp désert. Les traces de Cartier conduisaient vers le bas de la vallée, en direction de Ute Creek. Le renard trotta le long d'un sentier bien frayé jusqu'à ce qu'il fût parvenu à un endroit ou les empreintes de Cartier quittaient le chemin pour traverser une colline. Ici, la piste chaude engagea Touffu a prendre plus de précautions. Il s'avança à couvert, sautant d'un arbre à l'autre. Il aperçut enfin le trappeur au moment ou celui-ci dégageait un lapin d'un collet. Touffu ouvrit de grands yeux lorsqu'il vit le lapin se balancer dans l'air, suspendu à une corde. Il observa attentivement la façon dont l'homme sortant le lapin du piège, et réarmait celui-ci.

Quand Cartier se fut éloigné, Touffu s'approcha du collet qu'il examina attentivement. Une mince pousse de tremble, recourbée, était retenue au sol par un piquet. Le renard comprenait très bien le but de cette manœuvre, mais, en revanche, pourquoi cette corde pendait-elle en pleine vue ? Existait-il vraiment un animal, même le lapin le plus écervelé, qui fut assez sot pour toucher à ce qui était visiblement un piège ? Touffu grimaça un sourire et tourna autour de la corde, observant le piquet, tout en prenant bien soin de ne pas le toucher avec son museau. Quand il eut examiné le piège sous tous ses angles, il repartit à la poursuite du trappeur. Il rattrapa Cartier dans un fourré de balsamiers. Ici, le sous-bois était si dense que Touffu put s'approcher à quelques mètres de l'homme sans risque d'être découvert. Le trappeur était occupé à installer un piège d'acier sur une piste fréquentée par des martres.

Le renard vit l'homme enfouir cet objet métallique dans la neige et accrocher un morceau de lapin à une branche qui se trouvait juste au-dessus. Dès que le trappeur eut quitte les lieux, Touffu s'approcha. Voyant luire un des maillons de la chaîne qui reliait le piège a un petit arbre voisin, il crut savoir où résidait le danger. Comme un renard est toujours prêt à étayer son propre jugement, il se glissa derrière l'arbuste et donna à la chaîne une brusque secousse. Les mâchoires se refermèrent avec un bruit

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sec, en soulevant une gerbe de neige.Touffu se recula d'un bond, pour plus de sûreté. Quand il eut la

certitude que l'engin était désormais inoffensif, il dévora tranquillement le lapin, puis repartit a la recherche de Cartier, le long de la ligne de pièges.

Durant la demi-heure qui suivit, Touffu découvrit et désarma quatre pièges. Il trouvait ce jeu follement amusant. Enfin, Cartier décida de rentier chez lui. Le petit renard le suivit, savourant la colère de l'homme chaque fois que celui-ci retrouvait un piège détendu.

Et pourtant, Touffu ressentait une sorte de tiraillement. Il s'était bien diverti ce jour-la, et avait mangé plus de viande, aux dépens de Cartier, qu'il n'était bon pour lui. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi il n'était pas pleinement satisfait à l'idée d'abandonner Cartier pour regagner sa propre tanière et y faire un somme. Que lui arrivait-il donc ? Soudain, il se rappela les pleurs de la petite Broussette. Au fait, peut-être devrait-il ravitailler les orphelins ? Laissant la les pièges, il attrapa un lapin dans la forêt et le porta a la tanière. Ainsi, la question était réglée Les animaux prennent des habitudes aussi facilement que les humains. Désormais, Touffu avait la garde des renardeaux.

Le petit renard roux savait prévoir les changements de temps, mieux que quiconque dans toute la région des Cinq Rivières. II sentait qu'une tempête se préparait Il entoura ses protégés de sa magnifique queue rousse, pour les garantir du froid, et constata qu'il se trouvait heureux dans son nouveau logis, près de sa nouvelle famille. Lorsqu'il entendit le hurlement du vieux Lobo, le loup, résonner à travers la forêt, il gronda sourdement. Broussette, effrayée, se blottit plus près de lui.

Aussi, par la suite, Touffu prit-il garde de ne pas effrayer ses enfants adoptifs.

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Il attendit que les renardeaux fussent profondément endormis, puis il se faufila en silence jusqu'à l'entrée de la tanière et écouta. Dans le bas de la vallée, une famille de coyotes entamait son chœur lugubre. Des hiboux ululaient du haut des arbres. Le cri perçant d'un lynx furieux parvint au renard. Touffu connaissait la signification de tous ces bruits. Le loup ameutait les siens pour partir en chasse. Les coyotes manifestaient à leur façon leur joie d'avoir trouvé une nourriture abondante, dans l'entrepôt où John North avait préparé sa provision de bœuf pour l'hiver. Les hiboux se concertaient avant leur chasse nocturne. Le lynx rageait d'avoir manqué une proie facile.

Mais la véritable raison de toute cette agitation résidait dans l'atmosphère chaude et humide, et dans la brise trop légère qui soufflait des hautes cimes. Tous les habitants de la forêt sentaient qu'une tempête était proche. À ce moment, les lapins des neiges auraient la partie belle. Aussi, cette même nuit, tous les animaux allaient-ils organiser une partie de chasse monstre.

Touffu localisa la plupart des hurleurs nocturnes avant de se décider sur la route à suivre. Comme il n'avait rien entendu du côté est de la vallée, il se mit à trotter dans cette direction. La piste qu'il avait choisie conduisait droit au poulailler de John North. Pour taquiner le vieux Cap, le renard s'arrêta en lisière de la clairière et lança un bref « Yip ». Il attendit un moment, s'attendant à voir le chien sortir de la maison pour se lancer à ses trousses, comme il l'avait souvent fait. Ne voyant rien venir, Touffu poussa un nouveau glapissement. Toujours pas de réponse de Cap. Cet événement extraordinaire méritait d'être approfondi.

Le renard se tut et s'approcha de la ferme. Aucune lumière n'était visible, aucune fumée ne sortait des cheminées. En revanche, le renard découvrit des traces de traîneau dans la cour. La déduction était facile : North et sa famille s'étaient absentés pour la nuit et avaient emmené le vieux Cap avec eux. Touffu ne

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pouvait souhaiter occasion plus favorable pour examiner en détail la ferme et ses dépendances. Il visita la petite maison où dormait Cap, fit le tour de la cuisine, trouva et mangea un morceau de viande qui avait été déposé là pour le repas du chien, puis se dirigea vers la grange. Regardant par un trou, il vit les vaches allongées sur un lit de paille dans leurs stalles.

Il visita alors l'endroit qu'il avait toujours désiré voir de plus près : le poulailler.

La porte principale était fermée, mais Touffu découvrit, derrière le poulailler, une petite ouverture qui permettait aux volailles d'aller picorer dans la cour. Le renard ne pouvait croire à une telle chance ! Que souhaiter de mieux ? Il allait pouvoir prendre autant de poulets qu'il lui en faudrait pour nourrir les renardeaux affamés pendant plusieurs jours. Personne pour l'en empêcher !

Cette nuit-là, Touffu fit trois voyages, portant chaque fois à la lanière une belle volaille dodue. Il estima que cela lui permettrait d'attendre la fin de la tempête. Mais l'opération était tellement facile qu'il décida de tenter encore un voyage. Il venait à peine de saisir une volaille sur son perchoir, qu'il entendit tinter les clochettes du traîneau sur la roule, près de la porte. Un instant plus tard, le vieux Cap se ruait dans la cour en aboyant avec fureur. Touffu s'accroupit sur le sol, près du trou, et attendit. Pas question de s'enfuir avant de savoir ce que faisait John North. Le renard entendit des voix et perçut l'odeur des chevaux couverts de sueur. North pria Cap de cesser son tapage, mais le chien aboya de plus belle, essayant de se faufiler dans le poulailler par l'étroite ouverture. Il réussit à y glisser son museau et Touffu eut envie de le mordre; mais, sachant qu'il ne lui ferait pas grand mal, il se retint. Il pouvait maintenant entendre des pas lourds qui faisaient craquer la neige glacée dans la cour. Il tremblait tellement que ses petites dents pointues cliquetaient comme des aiguilles.

North s'approcha du trou, tira Cap en arrière et

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abaissa une trappe qui coupa au renard toute chance de retraite. Jamais, au cours de sa vie, Touffu ne s'était trouvé dans une telle situation. Son habileté et sa ruse ne lui étaient plus d'aucune utilité. Les parois du poulailler étaient constituées par une rangée de gros rondins et la porte était construite avec d'épaisses planches. Le renard ne put découvrir le moindre espoir de salut. Tout le reste de la nuit, pendant d'interminables heures, Touffu tourna et retourna dans sa prison, essayant de trouver un endroit où il pût se frayer un chemin. L'odeur des volailles avait été très agréable au début. Maintenant, le renard n'avait plus la moindre envie de voir, seulement, une poule. Si jamais il réussissait à sortir de là, Touffu se promettait bien de ne plus jamais tuer un poulet. II pensa aux renardeaux et se demanda ce qu'ils deviendraient s'il n'arrivait pas à se sauver. Et il avait bien l'impression qu'il n'en sortirait pas vivant.

Quand le jour parut, le renard pu constater, à travers une fente, que la neige tombait à gros flocons drus, si denses qu'il apercevait à peine, au fond de la cour, la petite niche de Cap. Ne voyant aucune empreinte dans la neige, Touffu pensa d'abord que North était reparti. Au bout d'un instant, cependant, North sortit de la maison et se mit à balayer le chemin de la grange. Cap s'élança alors dans la neige pour venir flairer la fente de la porte du poulailler. Il aboya si fort que North se précipita dans la ferme pour y prendre son fusil. Touffu ne voyait toujours pas le moyen de s'enfuir, mais il ne perdait pas courage; les yeux brillants et le cœur battant, il attendait. Certes, la situation était périlleuse, mais le petit renard ne s'avouait pas vaincu.

North arrivait à la porte du poulailler, qu'il entrouvrit. Cap aboya follement et tenta de se glisser par l'étroite ouverture. Touffu put contempler l'intérieur de la grande gueule rouge du chien et les longues dents blanches qui ornaient ses puissantes mâchoires. Le renard avait l'impression très nette que Cap ne tarderait pas à prendre sa revanche de tous les tours qu'il lui avait joués dans le

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CETTE NUIT-LA. TOUFFU FIT TROIS VOYAGES....

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passé. Touffu se recula dans le coin le plus sombre du poulailler. North écarta le chien et ouvrit un peu plus la porte. Il passa la tête dans l'entrebâillement, mais ses jeux encore éblouis par la lumière extérieure ne lui permirent pas de voir le renard tremblant. II ouvrit la porte toute grande, et Cap se précipita à l'intérieur. Le vieux chien comptait plus sur son flair que sur sa vue, mais il eut vite fait de repérer le renard

Juste au-dessus de l'endroit où se tenait Touffu, se trouvait une poubelle que North avait placée la pour permettre aux plus grosses volailles d'atteindre les perchoirs supérieurs. Le renard bondit sur la poutre, esquivant de justesse l'attaque de Cap. Puis, saisissant la seule chance qui s'offrait a lui, il sauta sur le dos du chien, fila entre les jambes de North, et courut plus vite qu'il ne l'avait jamais fait North tira un coup de fusil qui brûla l'épaule de Touffu, un autre souleva la neige au ras de son museau, un troisième arracha quelques poils de la queue, au moment précis ou le renard tournait brusquement à droite pour se mettre a l'abri de la grange à foin.

Le vieux Cap lui donnait la chasse, mais maintenant la lutte était plus égale. Le renard allait pouvoir utiliser cette ruse dont la nature l'avait pourvu. II ralentit légèrement l'allure et laissa le chien s'approcher à quelques mètres de lui, puis, choisissant un endroit où la neige molle empêcherait Cap de se retourner rapidement, il fit v olte-face , sauta par-dessus le chien, repartit vivement le long de la piste qu'ils venaient de tracer dans la neige, franchit d'un bond une palissade, et s'enfonça tranquillement dans la forêt.

Touffu ne commit pas la sottise de regagner directement la tanière D'abord, il ne v oulait pas conduire North a la cachette des renardeaux. Mais surtout il savait qu'il ne trouverait, pour toute provision, dans la tanière, que les poulets qu'il avait rapportés la v eille. Touffu était dégoûté des volailles pour sa vie entière La seule pensée d'en manger l'écœurait. Malheureusement, les

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lapins ne sortiraient pas avant la fin de la tempête. Le renard se souvint alors des pièges de Cartier et du copieux repas que ceux-ci lui avaient procuré. Ce souvenir lui fut si agréable qu'il poussa quelques « Yip » joyeux, puis il prit la direction de la cabane du trappeur.

Une fumée bleue s'élevait en spirales de la cheminée, et la neige ne portant aucune empreinte. Ces indications rassurèrent pleinement le renard. Il serait seul sur la piste et n'aurait rien à craindre. Il commençait à se remettre de la frayeur éprouvée dans le poulailler de John North. À dire vrai, il se sentait redevenir lui-même. La neige tombait toujours à gros flocons, et Touffu savait qu'il lui faudrait user de précautions pour deviner l'emplacement des pièges avant de pouvoir en retirer les appâts. Lorsqu'il tut parvenu au premier, il tourna autour, essayant d'en découvrir la chaîne. Pendant ce temps, une pie s'était posée sur la branche d'un arbre proche, et examinait le quartier de lapin pendu à une corde.

Touffu aperçut l'oiseau et se demanda pourquoi celui-ci se montrait si prudent. Il devait pourtant bien se rendre compte qu'il n'y avait pas de piège auprès de l'appât. Un geai vint se poser sur la branche même à laquelle la corde était attachée, mais ne toucha pas la viande. À ce moment, un tout jeune oiseau se posa sur le lapin et se mit à manger. Ni le geai, ni la pie ne chassèrent le petit oiseau, qui mangeait de fort bon appétit. Le renard trouva cela étrange, car les pies sont toujours fort égoïstes et repoussent quiconque ose s'attaquer à leur butin.

Touffu s'assit dans la neige et observa les trois oiseaux. Il se passait là quelque chose qu'il ne comprenait pas. Il valait mieux attendre. La pie et le geai semblaient avoir la même idée, puisqu'ils n'avaient pas essayé d'interrompre le repas du jeune oiseau. Quelques minutes passèrent, et Touffu envisageait de continuer ses recherches, quand le petit oiseau poussa un léger cri; il tenta

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de s'envoler, mais ne réussit qu'a voleter de façon désordonnée, puis il tomba dans la neige, mort.

La pie se mit à ricaner, le geai poussa un cri rauque et s'envola Quant a Touffu, il fit volte-face et s'éloigna. Il avait déjà vu des animaux manger de la viande empoisonnée, et il n'avait pas besoin de renseignements complémentaires. Désormais, il laisserait les pièges de Cartier tranquilles.

La tempête tournait au blizzard. Les arbres pliaient sous le vent qui hurlait à travers leurs branches. Le renard se dirigea vers sa tanière. Il ne risquait plus d'être suivi, maintenant. Le vent effaçait ses traces à mesure qu'il avançait. Touffu cheminait avec peine dans la tourmente. Il eut la bonne aubaine de trouver un lapin étouffe sous un amoncellement de neige. La chair n'était pas encore gelée, et le renard en mangea une partie. Puis il emporta la carcasse du lapin, qui était presque aussi grosse que lui. La couche de neige devenait de plus en plus profonde. Le lapin était si lourd que Touffu dut, à plusieurs reprises, le lâcher pour se reposer. Finalement, quand il ne put plus le soulever, il le traîna derrière lui. Touffu était un petit renard bien fatigué quand, enfin, il réussit à déposer sa charge à l'entrée de la tanière ou se trouvaient les renardeaux. Ceux-ci vinrent joyeusement a sa rencontre Snip saisit le lapin et aida à le mettre a l'abri du vent qui continuait à souffler, amassant d'énormes tas de neige a l'entrée de la caverne.

Courbatu, endolori, Touffu se traîna jusqu'à son lit de feuilles mortes. Il s'étendit pour se reposer, tandis que les deux petits orphelins mordillaient la glace et la neige durcie que s'étaient incrustées entre ses orteils, s'efforçant à le soulager de leur mieux. Si loin qu'il remontât dans ses souvenirs, Touffu ne put évoquer un animal qui lui eut témoigne autant d'affection. Ces renardeaux étaient bien gentils, après tout.

Dans la montagne, au dessus d'eux, le vent hurlait et sifflant, mais il faisait bon dans la sécurité de la tanière.

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Les trois renards avaient de quoi manger pendant quelque temps. Se remémorant les aventures des jours précédents, Touffu convint que les orphelins n'étaient pas les seuls à avoir de la chance. Quelle chance il avait eue lui-même ! Désormais, il ne se soucierait plus des volailles de North, ni des pièges de Cartier.

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JANGO, le cerf

Jango, le faon nouveau-né, était étendu à côté d'un tronc recouvert de lichen, pendant que sa mère faisait la toilette de sa sœur, minuscule boule tachetée. Les deux jeunes animaux venaient de naître dans cette forêt où les carnassiers leur feraient une guerre sans merci. Les petits faons bénéficiaient d'un seul avantage : pendant tout le mois qui allait suivre, leurs corps ne dégageraient aucun effluve susceptible d'être perçu par les fauves qui hantaient la région des Cinq Rivières.

Seul un geai avait assisté à la venue au monde de Jango. Il ne s'y était d'ailleurs intéressé que dans la mesure où cet événement lui fournirait matière à commérages. Les passereaux, famille à laquelle appartient le geai, sont les bavards de la forêt. Ils jasent de tout ce qu'ils voient.

Jango, comme l'appelèrent bientôt gardes et forestiers, remua ses longues oreilles et tenta de se dresser sur ses pattes, si minces qu'elles semblaient trop frêles pour supporter son corps chétif. Son geste provoqua un doux « Ni...i...i » de sa mère et Jango compris que cela voulait dire « Non ». Il s'étendit de nouveau, ouvrant de grands yeux étonnés sur les couleurs et les formes d'une haute ancolie qui multipliait les révérences, pour souhaiter au petit cerf la bienvenue de la forêt.

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Cependant la mère des faons avait repousse Bichette sœur jumelle de Jango, sous un lambeau d'écorce à demi détaché d'un arbre. La robe des faons se confondait si bien avec l'écorce que le geai dut se rapprocher en sautillant pour constater que la petite bête n'avait pas disparu dans les ans. Quand il chercha de nouveau Jango, il lui fut impossible de le distinguer.

Le geai s'envola alors pour le joindre sa compagne et lui apprendre que la biche avait élu domicile a l'extrémité d'un tronc déjà habite par une vieille belette et sa famille. Ainsi, des les premières minutes de sa vie, le petit cerf se trouvait en danger.

Jango avait trois jouis lorsqu'il connut sa première aventure Les petits faons ne se hasardaient jamais loin de l'abri du tronc d'arbre sans leur mère. Ils cabriolaient alors dans l'herbe haute, parmi les fleurs qui s'élevaient bien au dessus de leurs jolies têtes fines

Les mots sont impuissants à décrire la grâce des faons. Ils marchaient délicatement, la tête basse, comme toutes les bêtes qui se fient plus à leur odorat qu'à leur vue. Chacun de leurs mouvements commençait par la tête, laissant trembler leurs oreilles transparentes, continuait le long du corps pour se transmettre enfin aux longs poils noirs de la queue, qui s'agitaient convulsivement Parfois une contraction qu'ils ne pouvaient refréner, les faisait bondir haut dans l'air, leur corps se tordait, se contorsionnait, et ils retombaient sur un pied. Par un bel après midi, Jango, le plus hardi des jumeaux, s'était approché de l'extrémité du tronc qui limitait la reposée, quand soudain il aperçut une petite pane d'yeux ronds et nous, dans une tête en forme de cœur Un animal plus âge eut aussitôt reconnu la cruelle belette.

Le petit cerf admira la lobe printanière de la bête inconnue un pelage jaune, qui se muait en blanc sur le ventre, le bout de la longue queue était aussi noir que les yeux qui observaient Jango.

Jango avança d'un pas, sa truffe humide et noire frémissait de curiosité. Les oreilles de la belette étaient

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couchées, comme chez tous les tueurs au moment de l'attaque. Brusquement, dans un élan impétueux, la mère de Jango bondit par-dessus son curieux petit rejeton. En dépit de la vivacité de la belette, la biche fut bien près d'en débarrasser la forêt. Seul un animal aussi preste pouvait échapper aux coups forcenés de la mère furieuse.

Ayant ainsi découvert que la belette était sa proche voisine, la biche décida d'émigrer. Elle conduisit immédiatement ses faons, par petites étapes, à travers un parc et dans un enchevêtrement d'arbres abattus. Jamais explorateur n'a autant joui d'un voyage en terre lointaine que Jango de cette expédition.

Durant les deux mois qui suivirent, Jango fit des progrès considérables. Il apprit à sauter par-dessus les troncs abattus, à virevolter sur une patte de derrière, à bondir en arrière pour gagner un abri, et à toujours se déplacer contre le vent lorsqu'il abordait une région inconnue.

Quand la première neige fit son apparition sur les hautes montagnes, en automne, Jango s'était déjà bien développé. Sa mère le laissait seul toute la journée, maintenant, et ne revenait qu'à la nuit tombante. Le jeune cerf avait appris à manger les fraises sauvages, en lisière des bois brûlés, et il se passait de mieux en mieux de sa mère. Celle-ci, de son côté, attendait avec impatience le temps où ses petits pourraient se débrouiller tout seuls.

Jango et Bichette passèrent ensemble ce premier hiver, ainsi que l'été suivant. Les glandes à musc, situées sous leurs pieds, étaient alors complètement développées. Partout où ils passaient, ils laissaient une trace odorante facile à suivre pour les carnassiers.

Ce fut en octobre — Jango venait d'avoir un an — que le jeune cerf apprit pour la première fois à se servir des armes que la nature lui avait octroyées. Bichette et lui s'apprêtaient à pénétrer dans un fourré de trembles aux vives couleurs quand une silhouette rayée fila comme un

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éclair à côté de Jango, pour se jeter sur la jeune biche qui le suivait. Jango chargea instantanément. La vitesse de son attaque renversa le coyote. Avant que celui-ci eût pu se relever, les sabots acérés du jeune cerf lui labourèrent les flancs. Jango aurait sans doute achevé son premier adversaire, si un bêlement ne l'avait averti qu'un deuxième coyote était en train d'attaquer Bichette.

Jango chargea le deuxième coyote, et ses cornes, effilées comme des aiguilles, déchirèrent le flanc de l'assaillant. Le coyote hurla de douleur et s'enfuit dans les broussailles. La crinière noire de Jango se hérissa, tous ses poils se dressèrent, le faisant paraître deux fois plus gros. Il arpenta la clairière où avait eu lieu le court combat, levant fièrement les pattes, sous le regard admiratif de Bichette. Après cette victoire, Jango aurait aussi bien attaqué un puma.

Un témoin avait assisté à la scène. Émile Cartier, guide et chasseur, avait observé le combat et souhaité qu'il durât plus longtemps. « Eh bien, pensa-t-il, m'est avis que ce daguet-là va faire un fameux batailleur ! Ça ne m'étonnerait pas qu'un de ces jours il s'en prenne au Pied-bot, le vieux dix cors. » Les yeux noirs de Cartier brillèrent en y songeant. « Je donnerais bien une jolie peau de martre pour assister au combat ! »

Peu de temps après sa rencontre avec les coyotes, Bichette quitta un jour son frère pour se joindre à une troupe de biches de son âge. Jango demeura seul, comme des centaines d'autres jeunes cerfs. Les montagnes se couvrirent de neige au début d'octobre, et Jango vit les biches et les faons se grouper derrière les cerfs plus âgés pour aller chercher un abri dans les forêts. Il eut envie de les suivre. Mais comme il était né à la lisière de la zone boisée, il aimait la neige et l'odeur de la glace. Le vent sifflant dans les rochers escarpés lui était une douce musique. Les prairies chaudes et baignées de soleil, dans lesquelles les autres cerfs s'étaient réfugiés, ne le tentaient pas.

De son lit de neige, sous un fourré de ményanthes, il

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voyait un troupeau de moutons des montagnes gardé par un grand bélier. Il entendait les appels rauques des oies sauvages en partance vers le sud, au moment où elles franchissaient le col du Bossu, et leurs cris de joie quand, ayant atteint le sommet, elles se laissaient glisser le long des pentes ensoleillées, en direction des étangs à castors du San Juan, au pied des montagnes Rocheuses.

Jango jouissait infiniment de tout cela. Il ne recherchait pas la clémence d'un temps plus doux, ni la tutelle de gardiens. Il était né ici, jeune et fier membre d'une race qui avait, dans le temps, combattu les béliers aux grandes cornes, pour acquérir la suprématie des hauts pâturages. Il resterait dans sa contrée natale !

Cinq hivers s'écoulèrent ainsi. Comme Jango demeurait dans les neiges de la haute montagne, il avait pu éviter les fusils des chasseurs qui faisaient des ravages parmi les autres cerfs.

Jango avait mené une vie mouvementée et pleine de dangers, quoiqu'il n'eût encore jamais rencontré d'ennemis humains. Comme il ne s'aventurait pas dans les bois de cèdres, il n'avait pas eu à subir les attaques du puma. II avait appris à se débarrasser des carcajous et des lynx, qui trouvaient plus facile de chasser les lapins des neiges que de s'attaquer aux andouillers brillants et aux sabots acérés du grand cerf.

Deux fois dans l'année, Émile Cartier, traversant le col du Bossu en lin de saison, avait remarqué les traces d'un cerf énorme. Il avait cru rêver. Puis, devant la preuve que ses yeux n'avaient pas menti, il s'était dit que ces empreintes devaient être celles d'un bélier à grandes cornes. Jamais cerf n'avait laissé de traces pareilles ! Agenouillé dans la neige, l'homme avait dégagé une des empreintes pour se rendre compte de la forme du sabot.

« Nom d'un chien ! s'était-il exclamé. Il s'agit bien d'un gros cerf ! » Les yeux d'Émile brillèrent de convoitise. « Le richard que j'accompagnais l'autre jour donnerait bien mille dollars pour la tête d'un pareil cerf. »

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Un plan germa aussitôt dans la tête d'Émile Cartier. Il allait repérer la piste suivie par Jango et planter son client dans un affût d'où il pourrait tuer le cerf sans aucun risque. Et lui, Émile Cartier, aurait mille dollars de plus en poche.

Vers la fin de sa sixième année, Jango était le plus grand cerf qu'homme blanc eût jamais vu dans la région des Cinq Rivières. Il avait maintenant cinq centimètres de plus que le vieux Pied-Bot, le maître des pâturages, et il était plus lourd d'au moins cent livres.

Le chasseur n'avait cependant pas oublié les traces aperçues dans la neige, ni abandonné l'espoir d'offrir Jango à un client. Jusqu'à présent, le cerf avait déjoué tous ses efforts. Tant qu'il demeurerait au-dessus de la partie boisée, il serait relativement en sécurité. Ce genre de vie aurait sans doute continué, si une violente tempête de neige n'avait contraint Jango à se réfugier dans la partie basse de la montagne, alors que l'ouverture de la chasse approchait.

Ce jour-là, il quitta son lit d'aiguilles de sapin, au lever du jour, et sortit de la forêt pour traverser une clairière d'un pas majestueux.

Jango s'immobilisa un instant sous les branches d'un sapin recouvert de neige; ses redoutables andouillers se confondaient si bien avec les rameaux, que l'on n'apercevait plus que la lueur de ses yeux. Farouche et lier, il incarnait toute sa contrée sauvage.

Le cerf reprit sa marche altière, la tête levée pour percevoir l'odeur d'un ennemi éventuel, ses bois reposant sur son dos. Il atteignait le centre de la clairière quand un petit bruit sec, presque imperceptible, l'immobilisa comme une statue de bronze. Un instant plus tard, une douleur fulgurante lui labourait les flancs, tandis qu'une détonation retentissait dans le silence de la forêt La douleur n'empêcha pas le grand cerf de battre en retraite avec dignité. En quelques bonds gracieux, il eut regagné le sous-bois. Trois autres balles sifflèrent au-dessus de ses épaules, coupant des branchettes autour de lui.

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Le projectile de gros calibre qui l'avait frappé aurait dû l'abattre. Mais, alerté par le déclic du fusil qu'armait le chasseur posté là par Cartier, le cerf avait eu le temps de remplir ses poumons d'air et de se planter bien d'aplomb sur ses pattes. Atteint en un point vital, l'animal se fût effondré peu après. En l'occurrence, seules des traces de sang sur la neige prouvaient qu'il était blessé.

Les détonations s'étaient répercutées dans les collines, effrayant une bande d'élans qui passaient l'hiver dans un bois de trembles, non loin de là. Le troupeau se débanda à travers bois, se dirigeant vers la cachette d'Émile et de son client. Un bel élan paya le prix de son insouciance, ce qui donna un court répit à Jango.

Le cerf était grièvement blessé, mais son esprit n'en était que plus alerte. II désirait avant tout retourner dans sa montagne, dans ses rochers, pour y mourir. Mais une hôte sauvage blessée cherche toujours d'abord à brouiller sa piste. Jango contourna la clairière et revint derrière l'affût de Cartier.

Maintenant qu'il était contre le vent, il allait pouvoir observer les mouvements de ses ennemis. Pour l'instant, tout effluve humain était noyé dans le sang de l'élan. Jango resta pourtant en observation, rougissant la neige de son propre sang. Soudain, Émile Cartier poussa un cri de triomphe en découvrant les traces du cerf dans la clairière. Il revint en hâte près de son client.

« Vous avez blessé ce grand cerf, annonça-t-il. Nous l'aurons, j'en suis sûr. » Le chasseur était impatient d'inscrire de nouvelles pièces à son tableau de chasse.

« Cinq cents dollars de plus pour vous si nous le retrouvons, dit-il au guide. Venez, ne le laissons pas s'enfuir. »

Émile Cartier connaissait les réactions des bêtes blessées. « Rien ne presse, répondit-il, apprêtons d'abord cet élan. Si nous ne le suivons pas tout de suite, le cerf s'arrêtera bientôt pour se reposer, et peut-être ne se relèvera-t-il jamais. S'il se relève, il sera tellement courbatu

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JANGO ETAIT GRIÈVEMENT BLESSÉ...

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qu'il ne pourra pas aller bien loin. Nous sommes certains de l'avoir. »

Cartier se mit à dépouiller l'élan sous le regard du chasseur. Jango resta dix minutes sur la crête, écoutant le bruit des voix. Il put bientôt distinguer l'odeur des corps humains. Sa blessure n'était pas encore très douloureuse. Le sang, mêlé aux fibres graisseuses, s'était rapidement coagulé.

Les vieux forestiers prétendent qu'il existe, dans la montagne, une herbe qui possède des propriétés cicatrisantes. Peut-être le cerf avait-il mangé de cette herbe ? Toujours est-il que, loin d'aller mourir dans un coin comme l'avait prédit Cartier, Jango se mit à brouiller sa piste avec l'application que seuls le cerf et l'ours grizzly savent y mettre.

Deux fois, durant la demi-heure suivante, Cartier aurait pu mettre en joue le cerf blessé, s'il n'avait été aussi occupé à dépecer l'élan. Jango contourna la clairière et regagna son point d'observation. Puis, apercevant la trace laissée par le troupeau d'élans, il en suivit le large sentier pendant plusieurs centaines de mètres avant de bifurquer vers une crête balayée par le vent. Ici, les sabots de Jango ne laissaient aucune empreinte sur le sol gelé. Cartier devrait faire appel à toute sa patience et à toute son habitude pour déchiffrer cette piste. Mais le cerf avait un handicap auquel ni son adresse, ni sa ruse, ne pouvaient remédier : où qu'il allât, il était suivi d'une horde de geais babillards. Curiosité ? Intérêt ? Quoi qu'il en fût, les oiseaux voletaient de branche en branche sans interrompre leurs jacasseries. Rien ne permet de supposer que Jango se doutait du danger que représentaient ces oiseaux. Il ne raisonnait pas si loin.

Quand le cerf s'allongea enfin pour se reposer, il était revenu dans la haute montagne, bien au-dessus de la partie boisée. Là, il n'aurait rien eu à craindre n'eût été la grosse récompense promise à Cartier par son client.

Les branches touffues d'un jeune sapin, courbées sous

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le poids de la neige, allaient constituer un excellent abri. Sous les branches, un tapis d'aiguilles odorantes formait un lit confortable. Convaincu d'être en sûreté dans cette cachette, Jango s'y glissa et se coucha. Un tremblement nerveux le secoua. Il avait réagi pendant plus de deux heures contre la fièvre qui le dévorait, mais maintenant tout son corps était agite de spasmes et de contractions.

La balle avait traversé le muscle de la hanche, provoquant une plaie assez profonde, mais propre, que le cerf pouvait atteindre avec sa langue. Jango la lécha, écartant les poils emmêlés et tout ce qui se trouvait sur la blessure. La pauvre bête était aussi malade que peut l'être un humain. Mais un repos complet et l'aide de la nature la remettraient bientôt sur pied, pourvu que Cartier ne découvrît pas sa cachette.

La chambre d'hôpital de Jango était située en bordure d'un couloir d'avalanches. Le fait que seuls de jeunes arbres poussaient en cet endroit prouvait que les avalanches se renouvelaient chaque année. Le vent qui, la veille, avait chassé le cerf vers le bas de la vallée, s'était maintenant apaisé. La neige continuait à tomber donnant au cerf une plus grande impression de sécurité.

Jango sommeillait depuis quelques minutes quand, soudain, il se leva et s'immobilisa, prêt à s'enfuir, tous les sens en alerte, les narines dilatées, les oreilles pointées, les yeux étincelants. Même dans son sommeil, il avait senti une présence dans la forêt.

L'homme était maintenant à moins de cinquante mètres de l'arbre sur lequel les geais s'étaient posés, à un ou deux mètres du sapin qui abritait Jango. Si le cerf n'avait pas su que Cartier était à sa poursuite, il aurait pu croire que l'homme chassait les oiseaux, tant il les observait attentivement. Cartier se faufilait d'un arbre à l'autre, s'arrêtant chaque fois une minute ou deux pour regarder sous les branches.

Le cœur de Jango battait à grands coups. Le cerf réalisait pleinement le danger qu'il courait. Pour fuir, il lui faudrait traverser le couloir d'avalanche, mais si près de

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l'homme que, à celle distance, celui-ci aurait pu couper la tête d'un coq de bruyère en vol d'un coup de fusil. Jango conserva son sang-froid et demeura aussi immobile que s'il avait déjà ressenti l'étreinte glacée de la mort.

Incapable de distinguer le cerf dans l'ombre du sapin, Cartier était très intrigué. Pour suivre cette piste, il s'était laissé guider par son intuition, et surtout par les oiseaux, qui lui avaient révélé la retraite de Jango. Pour une fois, le bon sens du chasseur et son intuition se trouvaient en conflit. Il n'avait encore jamais vu un cerf blessé se coucher ailleurs qu'en un endroit dont il pouvait surveiller l'accès. La neige avait recouvert les empreintes de l'animal, mais l'homme pouvait voir à une centaine de mètres à la ronde : pas trace de cerf !

Le sapin, recouvert d'une épaisse couche de neige, semblait un gros bloc erratique déposé là par l'avalanche. L'ouverture par laquelle Jango était entré était maintenant presque fermée. Cartier ne pouvait distinguer le cerf depuis la forêt.

Jango comprit, aux gestes du chasseur, que celui-ci pensait être très près du gibier convoité. Lentement, le guide s'approchait du sapin. Bientôt Jango put discerner ses yeux et la neige collée à ses cils. Cependant le cerf demeura aussi immobile qu'un chien à l'arrêt. Seul l'aspect de son pelage aurait pu indiquer ce qui se passait dans son esprit : tous ses poils dressés, des oreilles à la queue, lui donnaient l'apparence d'une grosse houle hérissée.

Aucune autre bête sauvage n'eût pu supporter pareille tension nerveuse. Un ours grizzly aurait déjà chargé. N'importe quel membre de la famille des chats se serait enfui aussi furtivement que possible. Mais Jango savait que, prisonnier sous son sapin, il était à la merci du chasseur. Ressentant encore la douleur causée par le fusil, il attendit que son ennemi fût à portée.

Cartier avançait toujours, l'arme basse. Il retira le gros

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gant qui recouvrait sa main droite, posa le pouce sur le chien, un doigt sur la détente. Il régnait un silence absolu. Les geais eux-mêmes, vivement intéressés par la scène, en oubliaient de jacasser. L'un d'eux changea de place pour mieux voir et fit tomber la neige d'une branche lourdement chargée sur le chapeau et le visage de Cartier.

L'homme passa une main sur ses yeux pour en chasser la neige. Jango n'attendait qu'une occasion pareille. Il s'élança comme une flèche à travers la neige peu compacte de l'ouverture et fonça sur l'homme, tête baissée.

Cette charge prit Cartier au dépourvu. Sous le choc, le fusil qu'il ne tenait plus que de la main droite fut projeté dans la neige. Pour éviter de tomber, l'homme se retint sans réfléchir aux cornes du cerf déchaîné. Jango n'avait pas réussi à renverser son ennemi et le poids de celui-ci l'entraînait au contraire vers le sol. L'animal tomba sur les genoux. Mais au moment où le chasseur posait la main sur la poignée de son couteau, le sabot de Jango, acéré comme une pointe d'épée, l'atteignit à la face, puis glissa en lui déchirant la poitrine.

Cartier lâcha les cornes et roula dans la neige, tentant de se protéger la tête avec les bras. Jango se cabra sur les pattes de derrière, resta un instant en équilibre, et se laissa retomber de tout le poids de ses trois cents livres.

Ensuite le cerf recula, guettant un mouvement de l'homme. La tempête avait redoublé de violence. Les geais jacassaient à qui mieux mieux. Jango brama un défi bruyant à l'adresse de son ennemi. Quelques minutes plus tard, les poils du cerf reprenaient leur aspect normal. Jango se détourna et prit fièrement le chemin de la forêt, en quête de sa nourriture favorite.

Vers minuit, Cartier, le corps tailladé et contusionné, regagna péniblement son camp. « C'est pas Dieu possible ! dit-il à son client, ce cerf est un diable ! » Émile fit un signe de croix. « Je ne le traquerai jamais plus. Il m'a arraché mon fusil des mains, et, en cinq sec, il m'a déchiré tous mes vêtements.

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Je ne l'ai pas vu venir, je ne l'ai pas vu partir. Je vous dis que c'est le diable ! »

Après un repas de lichens, Jango se sentit mieux Il choisit une chaude reposée sous un large sapin argenté, et s'étendit sur les aiguilles sèches II n'avait plus peur, car il avait vaincu son pire adversaire Mais il était bien las ! La neige qui continuait à tomber allait élever un mur protecteur entre Jango et la convoitise du chasseur.

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BIEF, le castor

Bief, le jeune castor, aurait pleuré comme un enfant s'il avait su qu'il passait sa dernière journée sous le tort de son ami John North.

Depuis le soir où John North l'avait recueilli, trois ans auparavant, à demi mort de faim, blotti contre Il poitrine de sa mère morte, l'affection et la loyauté de Bief pour North n'avaient jamais faibli.

Les cocasseries de Bief, et ses efforts pour se conformer à l'existence de l'homme, en avaient fait le plus charmant compagnon que le jeune fermier solitaire eut jamais connu.

Mais le petit castor, qui autrefois se pelotonnait confortablement dans la poche du manteau de North, avait grandi et atteignait maintenant une taille respectable. Au début, Bief s'asseyait sur la table, les pattes de devant serrées contre la poitrine, comme en prière, il attendait patiemment — pas trop cependant — les morceaux de carottes que North lui donnait. À présent, il pesait trente kilos et devait se contenter de s'asseoir sur le genou de son ami en faisant cliqueter ses longues dents, pareilles à des sabres, quand on ne lui donnait pas à manger assez vite à son gré.

La solitude de North allait prendre fin. Nell Cooper, jeune fille au visage avenant qui habitait une ferme voisine, un peu plus bas dans la vallée de la Turbulente,

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viendrait bientôt partager la demeure de North; et l'habitude qu'avait le castor de cacher des troncs de tremble sous le lit risquait de n'être pas très bien accueillie par une maîtresse de maison soucieuse de son intérieur. D'autre part, comme tous les animaux à fourrure qui passent une grande partie de leur temps dans l'eau, le corps gras de Bief dégageait une forte odeur de musc, que North désirait faire disparaître de la cabane avant l'arrivée de Nell.

Certes, Bief était un des plus propres parmi les animaux sauvages. Il ne mangeait que de l'écorce et se baignait chaque jour dans l'étang que North l'avait aidé à construire près de la cabane. Malgré cela, Bief passait une grande partie de son temps au soleil à nettoyer avec sa langue de minuscules piqûres, et North craignait que Nell n'en conclût que Bief était porteur de tout un bataillon de puces.

La séparation allait être dure pour North. L'animal allait sûrement lui manquer, mais il avait décidé de transporter Bief très loin, sur la dérivation est de la Turbulente. Il le laisserait à proximité d'une colonie de castors où il espérait que son ami serait heureux. Bief effectua le voyage à dos de mulet, confortablement calé entre des sacs de cuir. Quand ils eurent atteint l'endroit choisi par North pour la séparation, l'homme posa le castor sur le sol et s'assit à côté de lui. Il passa son bras autour du petit corps replet et le serra fortement.

« Tu vas me manquer énormément, mon vieux, lui dit-il, mais tu m'auras vite oublié. Cet endroit est très joli. Il y a plus de trembles, sur cette colline, que tu n'en pourras manger. Tu trouveras une compagne et tu le construiras une maison. Je veillerai à ce que Pierre La Font ne pose pas de pièges le long de la rivière, et qu'il ne te tue pas comme il a tué ta mère. Au revoir. »

North tendit la main. Le castor la prit gravement comme on le lui avait appris. La séparation fut solennelle et Bief ressentit une étrange impression de solitude

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et de nostalgie. Quand North fut monté sur son cheval et se fut éloigné en hâte, sans même avoir le courage de tourner la tête vers la triste petite bête, Bief essaya de le suivre. Mais les courtes pattes du castor ne pouvaient lutter contre celles du cheval et du mulet. Bief se rendit très vite compte qu'il avait été abandonné volontairement.

Il faisait bon dans la forêt. Les trembles étaient succulents et l'odeur du bois frais délicieuse. En contrebas, à travers les arbres, le castor aperçut l'eau claire et bleue d'un lac qui lui parut beaucoup plus grand que le petit étang de North. Il abattit un jeune tremble, le dépouilla d'une grande partie de son écorce, et se délecta de la fibre douce et tendre qui y adhérait. Ensuite, il descendit jusqu'au lac, qu'il traversa à la nage.

Prés de la partie supérieure du lac, il aperçut plusieurs constructions en forme de cône qui excitèrent sa curiosité. Au cours de ses investigations, Bief découvrit qu'une forte odeur de castor flottait aux alentours de ces petites bâtisses faites de boue et de rondins. Son instinct le poussa à pénétrer dans l'une d'elles. Il se faufila à travers un long tunnel sombre et pénétra dans une pièce qu'occupaient un vieux castor à barbe grise, sa compagne et sa fille.

D'autres bêtes sauvages auraient vu d'un mauvais œil l'irruption d'un étranger dans leur demeure. Mais la famille de Barbe-Grise ne crut pas devoir s'alarmer de cette intrusion. Ils l'acceptèrent avec une charité digne de Quakers, et Tussie, la fille, sembla goûter fort les manières de Bief, bien différentes de celles de tous les jeunes castors de son entourage.

Au coucher du soleil, Bief décida qu'il valait mieux retourner le plus tôt possible à l'endroit où North l'avait quitté. Ses nouveaux compagnons étaient agréables, mais l'habitude est plus forte que tout et Bief avait appris à attendre North là où celui-ci le laissait. Jusqu'à présent, l'homme était toujours revenu une heure ou deux plus tard.

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Le lac était sillonné de longues rides, quand Bief sortit du tunnel qui conduisait à l'habitation de Barbe-Grise. De nombreux castors évoluaient à la surface; les plus âgés allaient inspecter leur précieux barrage; d'autres, plus jeunes, nageaient par couples, tandis que les petits gagnaient précipitamment la berge pour y prendre leurs ébats du soir, en lisière de la forêt.

Bief aurait aimé rester et participer à leurs jeux, mais il faisait presque nuit, et North devait l'attendre. Le castor traversa le lac en ligne droite, rencontrant plusieurs étrangers qui le dévisagèrent mais continuèrent à vaquer à leurs occupations. Lorsqu'il eut atteint la rive, Bief se hâta vers l'endroit où il avait vu North pour la dernière fois. Il s'assit et regarda autour de lui, humant l'air pour essayer de déceler l'odeur des chevaux, mais il fut déçu. Était-il possible qu'il se fût trompé d'endroit ? Non pourtant, il voyait bien l'arbre qu'il avait coupé dans la matinée et, un peu plus loin, les empreintes des bottes de North, là où celui-ci s'était arrêté pour lui dire au revoir. Le cœur gros, Bief essaya de comprendre. Jamais auparavant, North n'avait manqué de venir le rechercher. Le petit castor pleura la cabane dans laquelle il avait vécu presque toute sa vie, aussi amèrement que l'aurait fait un enfant. Il explora la clairière, en poussant de petits cris interrogateurs, dans l'espoir de trouver un signe qui lui prouverait que North était venu, puis reparti,... mais il ne put rien découvrir. Après un court instant, il s'éloigna tristement et alla rejoindre ses nouveaux amis.

Dans le lac, les jeunes castors barbotaient et s'éclaboussaient avec délices. Les adultes s'étaient réunis dans un bosquet où ils abattaient des arbres, coupant les troncs et les poussant ou les traînant péniblement au bord de l'eau. Le spectacle de cette joyeuse activité atténua le chagrin de Bief. II s'approcha de deux jeunes castors qui s'escrimaient contre un tronc massif, épais de trente centimètres sur trois mètres de long. Pesant au moins cent cinquante kilogrammes, il était visiblement beaucoup trop lourd pour eux.

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Bief avait souvent vu North manier de gros troncs que nul homme n'aurait pu soulever et, comme le castor comprend mieux les problèmes de ce genre qu'aucun autre animal, sauf peut-être l'éléphant, il résolut facilement la difficulté qui se présentait. Il alla se placer à l'une des extrémités du tronc et posa son épaule contre celui-ci; les deux autres castors se tinrent à l'écart, l'observant avec un vif intérêt. Grâce aux soins et à l'abondante nourriture que lui avait donnée North, Bief était beaucoup plus fort que tous ses frères du lac. Ses muscles se raidirent et le tronc se mit en mouvement. Les jeunes castors, reconnaissant généreusement l'habileté et la force de Bief, vinrent aussitôt à son aide. À eux trois, ils réussirent à pousser le tronc en travers du talus, exactement comme faisait North avec les troncs d'arbre qu'il ramenait de la montagne.

La pente n'était pas très forte et, une fois que le tronc fut en bonne position, il roula sans difficulté. Plusieurs castors plus âgés observaient la manœuvre avec intérêt. Bief était devenu un personnage important, aux. yeux de la colonie.

Quand, à l'aube, les travailleurs regagnèrent leurs logis, Bief nagea en compagnie de la famille de Barbe-Grise. Un jeune gaillard, qui était demeuré sur la berge en. compagnie de Tussie, considéra la carrure de Bief, tourna nerveusement en rond pendant un instant, puis alla se joindre à un autre groupe.

Tussie partit avec Bief.Chaque soir, pendant plus d'un mois, Bief retourna voir la

clairière dans laquelle North l'avait abandonne. Jamais il ne trouva la moindre trace de son vieil ami. Petit à petit, les préparatifs d'hiver de la colonie accaparèrent son attention. Grâce à sa force et à son adresse, la pile de troncs de tremble emmagasinée à côté de la maison de Barbe-Grise, était la plus importante de tout le lac. Quand les premières couches de glace mirent fin aux baignades du soir, la famille était abondamment pourvue.

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Bief avait cependant une caractéristique qui déplaisait hautement aux sages de la colonie : il n'avait aucune crainte des hommes. Un jour qu'un garde forestier était venu camper près du lac pour déjeuner, Bief avait rempli tous ses amis d'effroi en escaladant tranquillement la berge pour aller manger les épluchures de pommes de terre jetées à côté du feu de camp, à moins d'un mètre du garde stupéfait

De longues rides, sur la surface unie de l'étang, prouvaient que de nombreux spectateurs observaient la scène. Si Bief avait défié tout autre ennemi qu'un homme, l'ensemble des forces combattantes de la colonie se serait porté à son secours. Mais les castors ne se souciaient pas de compromettre la sécurité de leurs familles pour une telle folie.

Peu de temps après le grand gel, Bief se glissa par le trou d'air et s'aventura, en plein jour, sur la surface glacée du lac. Tussie l'accompagna jusqu'au trou et l'observa anxieusement. Aucun autre membre de la colonie n'aurait osé un geste aussi téméraire.

Bief replia sa queue sous lui et s'assit comme sur un petit tabouret. À ce moment il sentit une odeur de bois brûlé qui provenait d'un bosquet de jeunes sapins, sur la rive sud du lac. L'espoir emplit son cœur. Enfin, North était revenu ! Avec sa queue, Bief donna une tape bruyante sur la glace, pour avertir Tussie que tout allait très bien, et partit droit devant lui. L'agréable fumet d'un feu de camp, plus précis à mesure qu'il avançait, occupait à ce point son esprit qu'il en oublia toute précaution.

Woof, l'ours noir, qui traversait justement le lac pour regagner sa tanière, s arrêta et contempla le castor avec stupéfaction. Il secoua la tête, se demandant s'il n'était pas en proie à un de ces rêves qui troublaient parfois son long sommeil hivernal. En tout cas, il semblait impossible qu'un grand et gros castor adulte se promenât sur le lac glacé, en pleine vue d'une douzaine de carnassiers que Woof savait être dissimulés autour du lac.

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Une légère brise empêchait Woof de percevoir l'odeur du feu de camp du trappeur. Sinon il aurait compris pourquoi Oreille-Velue, le lynx, ne s'était pas élancé aussitôt de sa cachette, derrière les saules, pour se régaler, chose rare, d'un castor dodu; l'ours aurait également deviné pourquoi Croque-Dru, le loup, avait préféré chasser le lapin dans la forêt. Les castors n'aiment guère marcher sur la glace, aussi Bief avançait-il très lentement, avec de fréquents arrêts. Au début, il tournait sans cesse la tête, pour rassurer la craintive Tussie qui s'était hissée sur la glace pour l'observer. Mais lorsque l'odeur de fumée se fit plus précise, Bief ne songea plus guère qu'à atteindre l'endroit où il pensait retrouver l'homme qu'il aimait toujours et qu'il aurait tant voulu revoir.

Bief aborda enfin la rive et s'arrêta pour étudier la vaste étendue de neige molle dans laquelle il allait lui falloir patauger pour arriver au campement. Alors seulement ses instincts sauvages se réveillèrent. Pour la première fois, il perçut l'odeur de Pierre La Font. Même alors, Bief aurait pu ne pas s'alarmer de la présence d'un autre homme que North; chez ce dernier il avait eu l'occasion d'approcher les braves prospecteurs qui venaient rendre une visite amicale. Mais le jeune castor gardait le souvenir lointain du jour affreux où il avait vu sa mère étendue, morte; et l'odeur qui lui parvenait aujourd'hui était celle qu'il avait sentie ce jour-là, quand un homme au visage bronzé était venu achever son œuvre à coups de gourdin, tandis que Bief, fou de terreur, se blottissait sous un buisson.

L'odeur et la voix de cet homme étaient restés profondément gravés dans la mémoire du petit castor. Aussi, maintenant, ce souvenir le poussait-il à s'arrêter et à réfléchir. Bief n'aurait peut-être pas abandonné son idée primitive si, à ce moment, Oreille-Velue, qui avait attendu que Bief eût atteint la neige du rivage, n'avait décidé de tenter sa chance.

Bief se trouvait à cinquante mètres au moins du trou auprès duquel attendait Tussie. Si Oreille-Velue apparaissait

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sur la glace, coupant la ligne de retraite de Bief, celui-ci s'efforcerait certainement de regagner le trou. Le lynx aurait vite fait de l'empoigner et de se réfugier aussitôt dans la forêt, sans avoir été remarqué par l'homme qui était occupe à enfumer, pour les débarrasser de son odeur, une douzaine de pièges à castors. Tels étaient du moins les plans d'Oreille-Velue.

Bief hésitait à se rapprocher du feu, mais quand il vit le lynx avancer avec précaution sur la glace, il eut exactement la réaction qu'espérait son adversaire. Il se précipita vers le seul refuge qu'il connût : le trou d'air. La peur lui donnait des ailes.

Oreille-Velue grimaça de satisfaction; la ruse réussissait à merveille. Le lynx se léchait déjà les babines en songeant au festin qui l'attendait. Il ignorait que Bief n'était pas un castor ordinaire. En dépit de la terreur qui raidissait ses muscles, celui-ci faisait appel à toute l'intelligence qu'il avait acquise au contact de l'homme. À l'instant précis où l'énorme patte, armée de griffes acérées, s'abattait, le castor fit un saut périlleux en arrière. Son élan l'emporta à trois mètres du lynx. Celui-ci, léger comme une plume, retrouva son équilibre et le rattrapa en deux bonds. Hurlant sa rage et son désappointement d'avoir manqué une proie aussi désarmée, il s'approcha du castor.

Bief ne s'était jamais battu qu'avec des chiens étrangers qui venaient parfois à la ferme de North. Il avait appris, en ces occasions, qu'en se mettant sur le dos, il pouvait utiliser avec beaucoup d'efficacité son arme de défense la plus sûre : sa queue puissante. Quand le lynx s'avança de biais, pour porter un coup qui terminerait l'inégal combat, il éprouva une des plus grandes surprises de sa vie. La queue raidie du castor le heurta durement à la face, avec toute la force contenue dans le petit corps affolé par la peur. Le bruit de cette claque retentit jusque dans le campement du trappeur, de l'autre côté du lac.

Pierre La Font avait entendu les criaillements du lynx

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et supposé que le gros chat avait tout bonnement manqué une proie facile, lapin ou coq de bruyère. Quand ce nouveau son lui parvint, il comprit qu'il se passait quelque chose d'anormal. Il empoigna son fusil et se précipita vers la berge, où il se cacha derrière un balsamier.

La scène qui se déroulait sur le lac aurait inspiré pitié à tout autre qu'un trappeur endurci, habitué aux souffrances des bêles sauvages. La situation de Bief paraissait désespérée. Le castor pivolait sur le dos, essayant de se défendre avec sa queue. Le gros lynx tournait autour de lui, couchant ses oreilles aux longs poils noirs, les babines frémissantes, découvrant les crocs, une patte, munie de griffes pareilles à des sabres, prèle à ouvrir la gorge du castor.

Tussie était toujours assise au bord du trou d'air, tremblante de peur, joignant ses petites mains comme pour implorer le dieu des bêtes sauvages de sauver son compagnon bien-aimé.

Oreille-Velue, animal brutal et insensible, s'élança de nouveau, frappant alternativement d'une patte, puis de l'autre. Il reçut un nouveau coup terrible sur la gueule, mais son attaque avait porté. Ses griffes avaient tracé, sur le flanc de Bief, quatre longues raies rouges d'où le sang commençait à couler abondamment, formant de petites flaques cramoisies sur la glace bleutée. Ayant réussi à blesser gravement sa proie, Oreille-Velue se recula pour éviter d'autres coups.

La Font, qui observait la scène, vit l'occasion d'un coup double. Il leva son fusil, l'appuya un instant contre les branches du balsamier, et pressa la détente. Le lynx, sur le point de bondir de nouveau, s'affaissa soudainement. La balle l'avait atteint à la nuque. Il demeura immobile quelques secondes, puis se mit à ruer et à se débattre dans les affres de la mort. La scène était si terrifiante que Tussie en oublia ses dévotions et plongea précipitamment dans les eaux du lac.

La Font rechargea son fusil et se tint prêt à tuer le

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castor Bief demeurait immobile et le lynx était maintenant complètement raide. La Font alla jusqu'au bord du lac, les yeux fixes sur les deux bêtes. Il posa un pied sur la glace et constata qu'elle se craquelait sous son poids. « Encore une nuit de gel, et elle me portera, decida-t-il. J'irai ramasser les peaux demain. »

Peut-être la prière de Tussie avait-elle été entendue ? En tout cas, quand elle s'aventura de nouveau sur la glace, La Font avait regagne son campement. Oreille-Velue était bien mort, et Bief traînait péniblement son corps déchire sur la glace En dépit de la terreur qui l'étreignait, Tussie se hâta de le rejoindre, lui murmurant un message d'amour et d'encouragement Bief se releva, fit cliqueter ses longues dents avec colère et cracha quelques injures bien senties a l'adresse du lynx. Désormais, il prendrait plus de précautions

La Font différa d'un jour la destruction du barrage. Il était certain d'avoir un castor et, quoique la peau du lynx ne fut pas d'une grande valeur, elle valait cependant la peine d'attendre. L'erreur du trappeur accorda au castor vingt-quatre heures de répit qui lui permirent de se remettre de la bataille et, dans une certaine mesure, d'en réparer les dommages. L'eau froide du lac lava le poison de ses blessures, une fois de retour dans son lit sec et chaud, Bief eut droit a toutes les prévenances de Tussie et de sa mère

Le jour suivant, il se sentit assez bien pour aller jusqu'à la pile de bois, ou il s'offrit un copieux repas. Cette nuit-la, la pire catastrophe qui puisse arriver à une colonie de castors se produisit La Font coupa le barrage en trois endroits, puis regagna son campement. Il pensait laisser les castors réparer le barrage, ce qui les rendrait un peu moins circonspects D'autre part, cette opération abaisserait le niveau de l'eau du bassin et obligerait la colonie à agir immédiatement quand il ferait une nouvelle brèche, après avoir posé ses pièges. Des que l'eau commencerait à baisser, les castors s'en apercevraient, car leurs huttes sont ainsi faites que

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l'entrée de chaque habitation est toujours protégée par quelques pieds d'eau. Sans cette précaution, les castors ne pourraient vivre et prospérer sur une terre où des hordes de carnassiers affames sont toujours aux aguets.

En un instant, l'alarme fut donnée, avertissant la colonie que le barrage avait été coupé. Bief se joignit aux travailleurs et nagea vers la plus grande brèche. En quelques minutes, des troncs d'arbre écorcés furent amenés sur le théâtre des opérations. Des équipes bien entraînées bravèrent le courant rapide pour les guider et, en un temps record, un barrage provisoire avait enrayé la force du courant.

Comme il était le plus fort de tous, ce fut à Bief que revint le soin de poser les troncs-clefs. Il se campa solidement sur ses pattes de derrière, saisit l'extrémité du tronc qu'on lui apportait, et le tint fermement appuyé contre le barrage; le tronc pivota et vint se mettre en travers de la brèche. Un des travailleurs attrapa l'autre extrémité et la maintint, pendant que deux autres relayaient en enfonçant de longs pieux dont les extrémités étaient immédiatement recouvertes de boue par des castors plus petits.

Bief remonta respirer au ras de la glace, puis replongea, juste à temps pour recevoir et placer la seconde traverse. De nouveaux pieux furent posés, et les extrémités recouvertes, à l'instant môme où le troisième tronc était mis en place. Moins de dix minutes après la rupture du barrage, l'écoulement avait été arrêté par les alertes petits travailleurs; une demi-heure plus tard, le barrage était plus solide que jamais.

De bonne heure, le lendemain matin, John North constata que l'eau du trou dans lequel il abreuvait son bétail était boueuse et que son niveau s'était élevé de plusieurs centimètres. Il retourna rapidement à la ferme. « Il faut que je monte au lac, dit-il à Nell, quelque trappeur a dû franchir en fraude le poste du garde forestier et couper le barrage des castors. S'il fait du mal à Bief, je lui tords le cou ! »

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Nell avait tellement entendu parler du castor qu'elle s'intéressait à son sort presque autant que North. « Vas-y immédiatement, le pressa-t-elle, je m'occuperai des bêtes et j'irai traire les vaches. J'espère que tu trouveras notre petit ami sain et sauf. »

La Font fut irrité quand il s'aperçut que l'eau de l'étang n'avait baissé que de vingt centimètres, malgré la rupture du barrage. La rivière qui alimentait le lac avait un fort courant et, avant la nuit, l'étang serait de nouveau plein. C'est qu'il était dangereux de trapper les castors dans une forêt réservée ! Il était passible d'une peine de prison, ainsi que d'une forte amende, s'il était pris sur le fait. Il avait perdu une journée et n'avait à son actif qu'une peau de lynx d'une valeur de trois dollars environ pour justifier son retard. Il décida de ne pas attendre la nuit pour démolir le barrage et poser ses pièges.

Comme il brandissait sa hache pour couper le tronc-clef que Bief avait placé derrière la brèche, North apparut à la lisière de la forêt. La Font l'aperçut aussitôt et n'éprouva pas le besoin de regarder une deuxième fois. Il se jeta dans les fourrés, abandonnant son matériel de campement et les pièges qui, recueillis par North, serviraient de preuves contre lui.

Mais La Font ne voulait courir aucun risque. À midi, ce même jour, il avait traversé la chaîne de montagnes et redescendait rapidement le versant ouest. En fait, l'aventure de Bief avait réussi à sauver la colonie, car La Font ne revint jamais plus.

Les deux années qui suivirent furent très heureuses pour la colonie. Puis, en plein milieu de la lune de la moisson, l'infortune surgit à nouveau. Il avait plu sans discontinuer pendant plusieurs jours, et le lac était plein jusqu'aux bords.

Bief et Tussie étaient descendus à quelque distance en aval du barrage, en quête de jolis plants de jeunes trembles. Bief, qui avait appris à être prudent, ne s'écartait guère des bords de la rivière. Tussie, elle, ne s'aventurait

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pas à quitter l'eau, et se contentait de nager en attendant le retour de son compagnon. Alarmée par une brusque hausse de niveau, elle frappa violemment la surface de l'eau avec sa queue, produisant un bruit pareil au claquement d'un pistolet. Bief revint en hâte vers la rivière. Il entendait le grondement d'une cascade qui coulait impétueusement du haut de la montagne, un peu en aval du barrage. Il n'était plus possible de regagner la sécurité de l'étang. Les deux castors ne pouvaient que se laisser emporter par la rivière grossie et s'efforcer d'esquiver les arbres flottants et les rochers.

Bief se rapprocha de la peureuse Tussie, lui adressant des paroles d'encouragement. Ils franchirent une chute et plongèrent dans les eaux profondes, de façon à éviter les rochers qui s'abattaient derrière eux. Puis ils glissèrent dans des rapides, heurtant des souches d'arbres, des moignons de branches, des rochers qui les meurtrissaient. À quelque distance devant lui, Bief aperçut un rocher qui accrochait au passage les troncs flottants, si bien que ceux-ci venaient s'amonceler les uns sur les autres. Si les deux castors se laissaient entraîner avec ces troncs, ils allaient être broyés contre le barrage.

Faisant appel à cette intelligence qui étonne toujours les hommes, Bief fit signe à Tussie de le suivre. Il plongea tout au fond de la rivière, nagea sous la pile de troncs et revint à la surface plusieurs mètres au-delà de l'endroit où n'importe quel autre animal eût certainement trouvé la mort. Après cela, les castors n'eurent plus à combattre que le courant boueux qui les emportait. Ils parvinrent finalement dans une vaste et riante vallée.

Tussie était très fatiguée, mais Bief nageait tout près d'elle, allant même parfois jusqu'à la pousser d'un coup d'épaule. Enfin, ils arrivèrent à un endroit où la rivière en crue avait inondé les prairies. Bief guida Tussie hors du courant, nageant vers l'est jusqu'à ce qu'ils eussent gagné une plaine submergée où l'eau, peu profonde, permettait de prendre pied.

Plusieurs bâtiments s'offrirent à leur vue. Sans hésiter

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un instant, Bief entraîna sa compagne vers une rangée de cabanes longues et basses. Il pataugea dans une mare, se hissa sur le perron d'une des cabanes et, se tournant, assena un coup de queue retentissant contre la porte. Ce coup n'avait rien de timide ou d'incertain. C était un appel confiant à l'aide immédiate....

La porte s'ouvrit. Nell poussa un cri de surprise : « John, viens vite voir ! » John accourut et ouvrit de grands yeux devant le petit couple las et trempé. S'agenouillant à côté de Bief, il le serra dans ses bras. « Ah ! Brave petit bonhomme ! s'écria-t-il, tu as retrouvé le chemin de la maison, et tu as tenu à nous présenter ta compagne ! »

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GRIGOU, UN HONNÊTE TRAFIQUANT,

ou le rat collectionneur.

Grigou, le rat des montagnes, était le seul animal de toute la région des Cinq Rivières dont la mauvaise réputation fut imméritée. Non qu'il s'en souciât le moins du monde : il avait bien d'autres préoccupations.

Ses habitudes, ses goûts, ses distractions étaient tout différents de ceux des vilains petits animaux que les hommes désignent généralement lorsqu'ils parlent de « rats ». Il logeait dans la crevasse la plus ensoleillée d'une haute falaise. Il ne mangeait en hiver que la tendre écorce des trembles et en été des graines épicées ou des noyaux de fruits. Sa robe jaune clair, à parements blancs, était toujours immaculée.

Grigou avait une caractéristique unique dans tout le règne animal : il payait toujours, à sa façon, pour ce qu'il prenait. S'il lui arrivait de trouver une pierre intéressante, ou de forme bizarre, près du cours d'eau dans lequel il allait boire chaque matin, il l'emportait dans son nid. Mais avant de s endormir, l'honnête petit animal choisissait quelque objet parmi ses trésors : pomme de pin, morceau de verre, caillou trouvé près des camps abandonnés, et le déposait à l'endroit exact où il avait trouvé la pierre.Grigou se distinguait sur un autre point encore des

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membres de sa famille les « rats » : il préférait le jour à la nuit. Il q u i t t a i t rarement son nid, dans la falaise, entre le crépuscule et l'aube, à moins d'un danger ou de quelque événement d'un intérêt particulier. Sa curiosité et son désir d'approfondir tout ce qu'il ne comprenait pas étaient les seules faiblesses de Grigou, et elles devaient l'entraîner dans maintes aventures.

La famille du rat des montagnes n'est pas nombreuse. Elle est beaucoup plus réduite que celle du lapin des neiges ou de l'écureuil du pin. À ce moment-là, Grigou é ta i t le seul rat des montagnes qui habitât sur les bords de la Sente Perdue. Son plus proche voisin avait commis l'erreur de croire qu'il pourrait échapper à une belette en se cachant dans un tronc d'arbre creux.

Grigou venait de faire une découverte du plus grand intérêt. Dans une petite clairière, à une trentaine de mètres de son trou, un homme avait construit une cabane de rondins. Non que Grigou n'eût jamais vu d'hommes avant celui-ci : il en venait chaque année, à l'époque où les feuilles de trembles commencent à rougir. Mais ces hommes ne prenaient que le temps de tuer un cerf ou deux, et repartaient. À chacun de leurs passages, de nouveaux objets venaient grossir le trésor du rat. Celui-ci avait déjà accumulé au fond de son nid des richesses qui eussent provoqué l'envie de tout animal de son espèce. II y avait là plusieurs douilles de cartouches en cuivre, de différents calibres, une fourchette, une petite boîte carrée dont le couvercle était percé de nombreux trous, une bouteille, plusieurs livres d'abricots secs, deux beignets, un ouvre-boîte, des centaines de feuilles multicolores, des pierres de forme bizarre et une collection de pommes de pin.

Chaque jour, depuis sa découverte, le rat s'approchait de la nouvelle cabane et observait l'homme à son travail. La hache luisante excitait surtout sa convoitise. Il l'aurait volontiers emportée. Cet homme semblait différent de tous ceux que Grigou avait vus jusqu'à présent. Il ne t u a i t aucun animal. Il creusait un trou dans un filon

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rocheux qui s'enfonçait à l'intérieur de la falaise, et travaillait là jusqu'à la nuit. Le soir venu, l'homme apportait diverses améliorations à sa cabane, bouchant les fentes, construisant, un foyer....

Un jour, Grigou ramassa un petit couteau de poche et voulut l'emporter. Mais l'homme parla si rudement que le rat lâcha le couteau et décampa, il courut à perdre haleine, jusqu'à ce qu'il eût regagné la sécurité de son trou. Une heure plus tard, il se faufilait doucement dans la cabane et observait l'homme qui lisait à la lumière d'une chandelle, assis devant une table.

La petite flamme de la chandelle intéressa vivement Grigou. La cire fondue lui rappelait les grosses gouttes d'une pluie de printemps, et les palpitations de la flamme ressemblaient aux battements d'ailes d'un papillon, il oublia complètement la présence de l'homme dans son désir de se rapprocher de cette nouvelle merveille. Si l'homme aperçut le rat, il comprenait assez les bêles sauvages pour n'en rien laisser voir. Grigou progressait par petits bonds hésitants. Il longea le mur, escalada la table, et vint s'asseoir à quelques centimètres de la chandelle, dressant ses longues moustaches noires et tournant la tête comme un jeune chien.

Il entendit alors un léger bruit, faible et doux comme le trille d'un roitelet, mais Grigou comprit que le son venait des lèvres de l'homme. Ce phénomène était à peine moins étonnant que la lumière qui brûlait à l'extrémité du bâton blanc. Le rat s'approcha davantage. Ses petites oreilles frémissaient d'agitation et de plaisir. L'homme demeurait immobile, et la curiosité de Grigou fut plus forte que son appréhension, il avança encore, faisant de menus bonds de trois ou quatre centimètres et s'asseyant de nouveau. Ses petites pattes tambourinaient sur la table. Lorsqu'il fut à moins de cinquante centimètres de l'homme, il le dévisagea, toujours surpris par cette musique qui s'échappait de ses lèvres.

Pendant plus d'une minute, le rat et l'homme s'observèrent. Puis, tout, à coup, Grigou retomba sur ses

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quatre pattes, tourna le dos à l'homme et à la chandelle, fila sur la table, sauta sur une étagère et courut à l'endroit où il avait vu briller quelque chose. Il trouva un petit couvercle métallique qui pouvait être transporté sans difficulté. Le rat saisit le bord du couvercle entre ses dents, gagna précipitamment la fissure par laquelle il était entré et disparut.

L'homme sourit, se leva et alla prendre un biscuit dans une boîte. Il pratiqua un trou dans le milieu du biscuit et le cloua sur la table à l'aide d'une semence à tête plate.

Pendant ce temps, Grigou trottinait dans les rochers. Arrivé à son nid, il posa délicatement le couvercle parmi ses autres trésors. Il examina rapidement son stock, s'efforçant de trouver un objet d'égale valeur. Finalement, il saisit un des nombreux morceaux de quartz blanc, moucheté de jaune, qu'il avait trouvés l'été précédent au bas de la colline. Non, vraiment, ce n'était pas assez en échange d'un aussi beau plat en fer-blanc. Il mit le morceau de quartz de côté et prit un bel objet rond, percé d'un trou en son milieu, qu'il avait ramassé près d'un camp au cours de la dernière saison de chasse. Le rat y tenait tellement que même aux moments de disette, il n'avait pu se résoudre à y mettre la dent.

Grigou se remit en route, et se glissa de nouveau dans la cabane. Rien ne semblait avoir bougé. Il se dirigea vers l'étagère et déposa son offrande. Puis, se tournant pour regarder l'homme, il aperçut un objet blanc et carré sur la table et s'en approcha lentement. L'odeur qui s'en dégageait était plus que tentante; mais quand le rat eut touché l'objet du bout de sa langue rose, toute barrière entre l'homme et lui s'effaça. Grigou connaissait le goût du sel, mais il ne l'avait jamais trouvé aussi agréable. Il cassa un morceau de biscuit, le mangea avidement, et décida qu'il se trouvait devant quelque chose de très, très bon qu'il allait emporter aussitôt dans son nid.

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Quand Grigou tenta de tirer le biscuit à lui, l'homme émit un gloussement bizarre. Le rat se tourna aussitôt pour le regarder, mais maintenant l'homme sifflait doucement. Rassuré, Grigou revint à son problème : comment détacher ce biscuit ?

Pour la première fois, l'homme bougea la main; mais ce faisant, il continuait à produire cette musique agréable, pareille à un chant d'oiseau, et le rat ne se sauva pas. Il s'assit, observant la main de l'homme qui avançait lentement sur la table, vers le biscuit, qu'elle souleva jusqu'à ce qu'il se cassât en deux. L'homme tendit un des morceaux à Grigou qui le saisit et voulut fuir. Pour s'amuser, l'homme retint le biscuit et une lutte amicale s'engagea. Au bout de quelques secondes, l'homme lâcha prise et Grigou s'enfuit, triomphant. Peu de temps après, il était de retour, apportant une douille de cuivre. Il la posa sur le sol et vint chercher l'autre morceau de biscuit que lui tendait l'homme. Ainsi commença une véritable amitié entre le prospecteur solitaire et le sympathique rat des montagnes.

En moins d'une semaine, Grigou évoluait dans la cabane comme chez lui. Il lui arrivait même de suivre l'homme jusqu'à l'endroit où celui-ci creusait la paroi de la montagne. Le rat s'asseyait alors sur le couvercle d'une boîte dans laquelle l'homme enfermait un rouleau de mèches et une boîte de magnifiques capsules de cuivre dont Grigou avait fort envie. Un jour que l'homme travaillait dans la tranchée, Grigou réussit à soulever le couvercle de la boîte. Au moment où le rat s'efforçait d'emporter une des grosses capsules, l'homme l'aperçut.

Grigou n'avait jamais vu son ami se mouvoir aussi vite que ce jour-là. En deux bonds il fut à côté de Grigou, lui arracha vivement sa prise et lança un flot de mots bizarres que le rat ne lui avait jamais entendu prononcer auparavant. Le rat comprit qu'il ne devait pas toucher aux capsules. D'ailleurs, il n'en eut plus jamais l'occasion, car l'homme plaça la boîte dans un endroit inaccessible.

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Tout l'été se passa ainsi. Jamais Grigou n'avait connu de moments aussi agréables, ni aussi intéressants. L'homme prenait bien soin de mettre en lieu sûr les objets auxquels il tenait. Mais comme il offrait souvent des friandises à Grigou, celui-ci ne se douta jamais que ses échanges n'étaient pas entièrement satisfaisants.

Un jour, le prospecteur, trop occupé pour songer à Grigou, oublia son couteau de poche sur la boîte, après avoir coupé un cordeau. Un peu plus tard, quand il vint le rechercher, il trouva une grosse pomme de pin à la place. « Dis donc, mon vieux, je te conseille de me rapporter tout de sui te mon couteau. Comment veux-tu que je m'en passe ? » demanda-t-il au rat.

Grigou avait déjà entendu parler l'homme ainsi, et cela ne le dérangeait pas le moins du monde. Quant à lui, l'échange avait été honnête et régulier. Il ne voyait aucune raison valable pour y revenir. Mais lorsqu'il remonta dans la colline, un peu plus tard, l'homme le suivit et découvrit ainsi le nid dans la crevasse. Le couteau reposait sur un tas de cailloux blancs. L'homme ramassa un de ces cailloux, l'examina attentivement et poussa une exclamation. Sa voix était si étrange, que Grigou sursauta, puis s'enfuit.

Le rat ne comprenait pas pourquoi l'homme faisait tant de bruit à propos de ces cailloux. Il connaissait un endroit où il y en avait beaucoup d'autres, mais ils étaient trop gros pour qu'il pût les transporter.

Quand l'homme fut parti, Grigou revint examiner ses biens. Le nid et les trésors semblaient intacts. Toutes les douilles de cuivre étaient là, ainsi que les feuilles aux vives couleurs. Le couteau, en revanche, avait disparu, de même que tous les cailloux blancs mouchetés de jaune. À partir de ce jour, l'homme cessa de travailler dans la tranchée au-dessus de la cabane. Il se mit à errer dans la montagne, ramassant des pierres pour les briser.

Grigou ne pouvait plus suivre son ami, car celui-ci allait trop loin; aussi le rat passait-il son temps dans la cabane à examiner tout ce qu'il n'avait jamais eu l'occasion

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de loucher. Il trouva un sac de toile plein des cailloux blancs que l'homme avait pris dans son nid et rongea un trou assez large pour en sortir un des morceaux. Étrange, tout de même, que cet homme les ait tous pris, sans rien laisser à la place ! pensa le rat. Grigou trouvait que c'était là un marché de dupe. Il emporta le morceau de quartz dans son nid et chercha ce qu'il pourrait bien rapporter en échange. Il ne songea pas un instant qu'il avait simplement récupéré son bien et qu'il ne devait rien à personne.

Il était visible, cependant, que ces morceaux de rocher plaisaient à l'homme, sinon il ne les aurait pas tous emportés chez lui. Dans ce cas, s'il aimait les cailloux blancs, Grigou savait où en trouver d'autres. Il allait remplacer celui qu'il avait repris.

Grigou courut aussitôt à l'emplacement où la pluie avait mis à jour une veine de quartz aurifère. Il trouva un morceau de dimension convenable et le porta dans la cabane. Le caillou était un peu plus gros que le trou; le rat s'efforçait de le faire entrer quand même, lorsque l'homme ouvrit la porte. Il paraissait fatigué et découragé. Il s'assit sur un tabouret et se prit la tête dans les mains. Il ne prêta pas attention au rat, qui poursuivit son travail.

Au bout d'un instant, l'homme s'approcha de lui. « Qu'est-ce que tu fabriques donc, toi ? » Il se pencha, ramassa le caillou que Grigou essayait de mettre dans le sac et l'examina. Il s'assit brusquement, pâle comme un mort. Sa main tremblait tant qu'il avait peine à tenir la pierre entre ses doigts. « Oh ! Grigou, que ne peux-tu parler ! Il y a une richesse incalculable quelque part, près de cette cabane, mais je ne peux pas la trouver, et tu ne peux me dire où elle est ! »

Grigou le regarda et tourna sa petite tête de côté, essayant de comprendre ce que lui disait son ami. Pins il y renonça et se dirigea vers la boîte de biscuits devant laquelle il s'assit. L'homme ne le taquina pas, comme il le faisait quelquefois. Il se leva rapidement et lui donna

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un biscuit entier, beaucoup plus que Grigou ne pouvait manger en un seul repas. Le rat s'empara du biscuit et regagna immédiatement son nid. Il mangea tout son saoul et s'accorda ensuite un long somme.

La lune brillait avec éclat quand il s'éveilla. Le rat se mit en roule aussitôt pour la cabane. Enroulé dans une couverture, l'homme faisait de drôles de bruits avec sa bouche et son nez. Ses vêtements de travail étaient posés sur un tabouret, à côté du lit. Dans la petite poche au-dessous de la ceinture, Grigou aperçut l'objet qu'il convoitait entre tous. Fort brillant, cet objet se composait de petites lignes noires qui tournaient sur un fond blanc, et son tic, tac, tic, tac, était la plus belle des musiques. Grigou était tout prêt à s'en rendre acquéreur.

La courroie de cuir qui attachait la montre à la ceinture était le seul obstacle à la réalisation de son désir. Le rat la rongea, tira l'objet convoité hors de la poche, et l'emporta. Il se trouvait à mi-chemin de la crevasse, quand une ombre vint planer sur la surface rocheuse. Reconnaissant la silhouette de son ennemi le plus redouté — le grand hibou qui faisait parfois quelques incursions dans les bois, à la fin de l'été — Grigou lâcha la montre et courut se réfugier dans la cabane, où il resta jusqu'au jour.

L'homme dormait encore quand le rat quitta la cabane. Grigou escalada la pente, trouva la montre, et la porta dans son nid. Ses pattes étaient humides de rosée lorsqu'il gagna la veine de quartz pour y chercher une pierre à donner en échange de la montre. Certes, ce nouveau trésor méritait un effort tout spécial ! En creusant dans la matière noire qui formait la veine, Grigou réussit à trouver un morceau de dimension convenable. Il le transporta à la cabane; mais là, un autre problème se présentait : l'homme était levé et habillé. Le rat ne pouvait plus déposer son offrande dans la poche où il avait pris la montre.

Il s'assit sur la table et regarda son ami. Celui-ci paraissait fasciné. Il contemplait fixement, non le bloc

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de quartz aurifère que tenait le rat, ni même Grigou, mais les traînées noires de manganèse qui adhéraient à ses pattes.

« Que je suis donc stupide ! » Il se précipita hors de la cabane, laissant la porte ouverte. Curieux de voir ce qui avait bien pu l'agiter à ce point, Grigou lui emboîta le pas.

L'homme escalada rapidement le versant de la colline, en suivant les traces du rat. Il s'arrêtait de temps à autre pour examiner une tache sur l'herbe, mais comme il connaissait la direction générale, il perdit peu de temps. Quand il fut parvenu à la veine du quartz, il s'agenouilla aussitôt et se mit à creuser avec les deux mains.

Grigou s'assit sur une souche et l'observa. Il n'avait jamais vu un animal se démener ainsi. On eût dit un coyote affamé devant un terrier de lapin. Il eut bientôt les mains en sang, et quand il se tourna vers le rat, une étrange lueur sauvage brillait dans ses yeux. Au bout d'un moment, l'homme se leva, tenant deux gros morceaux de quartz tachetés de jaune. « Grigou, nous sommes riches, riches ! Tu peux garder la montre, mon vieux, et à partir d'aujourd'hui, rien ne sera assez bon pour toi ! »

Grigou ne comprit pas le sens de ces paroles, mais la joie de l'homme n'était pas douteuse. Le rat s'approcha pour voir ce qui enthousiasmait tant son ami. Il ne vit qu'une masse compacte de quartz blanc. Après avoir déjeuné, l'homme revint au même emplacement et creusa un autre trou; mais maintenant, il plaçait dans des sacs blancs tous les rocs qu'il extrayait.

Grigou se désintéressa bientôt des morceaux de quartz blancs. Ils étaient trop communs pour figurer parmi ses trésors. Un beau matin, l'homme amena au camp les petits ânes qui étaient restés en liberté, pendant tout l'été, dans le ravin au-dessus de la cabane. Grigou surveilla les opérations de très près. Il avait l'impression qu'un grand changement allait se produire. Il vit l'homme charger les sacs sur les ânes, et conduire ceux-ci vers

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le bas de la colline. Grigou comprit alors que son ami l'avait abandonne.

Le rat regagna la cabane. Quel silence, soudain ! Le couvercle de la boîte à biscuits était levé. Un sac de pommes de terre avait été placé dans un endroit facilement accessible, pour que Grigou pût se servir. Mais, sans savoir pourquoi, le rat n'avait pas faim : il avait assisté à d'autres départs. L'odeur familière avait déjà disparu; bientôt cette cabane ne serait plus qu'un autre campement désert. Grigou regarda autour de lui et songea qu'il pourrait bien se servir d'une partie de la couverture, si moelleuse, l'hiver prochain. Il essaya de la déchirer, mais ne put y parvenir. Il ne pouvait cependant pas la transporter entièrement. Il s'assit sur la table, pour réfléchir, et soudain une idée lui vint.

Pourquoi pas ? La cabane serait plus chaude, et beaucoup plus sûre que son nid sur la falaise. Aucun hibou ne pourrait y entrer; môme les chats sauvages et les lynx seraient arrêtés par les murs de rondins.

Le rat courut aussitôt à son nid et commença le déménagement. Il travailla tout le reste de la journée, et toute la nuit, transportant ses affaires à la cabane et les entassant sur la table. Vers le matin, il enroula la couverture en forme de nid, et dormit presque toute la journée. Cette nuit-là, la première neige de la saison tomba, mais Grigou ne s'en inquiéta pas. Il était bien au chaud et il avait assez de provisions pour tenir tout l'hiver. Ainsi que l'homme l'avait promis, il ne manquait de rien.

Quand la neige vint boucher toutes les ouvertures de la cabane, Grigou ne chercha même pas à dégager le trou qui lui servait d'accès. Il était trop heureux d'attendre que le soleil s'en chargeât.

Le printemps arriva rapidement. La neige disparut et les oiseaux qui étaient partis vers le sud avant la mauvaise saison revinrent. Les canards s'ébrouèrent sur l'étang à castors, et les fleurs printanières firent leur apparition. Grigou adorait ce moment. Il aimait vagabonder dans la colline et passait des journées entières

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à observer les castors au travail dans le petit bois de trembles.Un soir, il entendit des voix d'hommes et vit une longue file de

mulets lourdement chargés remonter le ravin. Grigou s'était aventuré loin dans les collines, ce jour-là, et il se trouvait alors juste au-dessus de la cabane. Il dévala la pente de toute la vitesse de ses petites pattes. Il n'en était pas tout à fait certain, mais il lui avait bien semblé entendre la voix de « son » homme. Il se précipita vers la cabane et, par une fente, jeta un coup d'œil à l'intérieur. L'homme était là, en effet, en compagnie d'un autre. Ils étaient en train d'examiner l'amas de pommes de pin, de pierres aux formes bizarres et d'objets hétéroclites qui encombraient la table. L'ami de Grigou riait, mais l'étranger disait visiblement des choses désagréables. Puis il jeta tous les biens de Grigou sur le sol, devant la cabane. Quand il vit la montre, il la souleva et parla de nouveau.

Grigou ne s'aventura pas à rendre visite à son vieil ami. Sans comprendre pourquoi, il avait l'impression qu'il ne serait pas bien reçu. Il attendit que la nuit fût tombée et se mit en devoir de ramener sa collection dans la vieille crevasse, sur la falaise. À la pointe du jour, il avait presque terminé, et se reposait sur une souche, quand l'étranger parut sur le seuil de la porte. L'homme aperçut Grigou, retourna vivement dans la cabane et, un instant plus tard, l'extrémité d'une tige noire, d'aspect étrange, apparaissait à travers une fente entre les rondins. Le rat observa ce phénomène avec curiosité.

Soudain, une lueur vive surgit, suivie d'un grondement, et quelque chose heurta la souche avec une telle force que Grigou fut projeté en l'air et retomba de l'autre côté. Il se releva, à demi étourdi, réussit à gagner en titubant l'abri d'un tronc. Il entendit alors parler l'homme qu'il aimait, et le ton de sa voix prouvait qu'il était très en colère. Quelques minutes plus tard, l'étranger sortait, chargé d'un ballot, et se dirigeait vers le bas du ravin.

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Après une longue attente, Grigou entra dans la cabane. Son ami était là, seul. Il tendit au rat un morceau de biscuit. Pour lui prouver qu'il ne lui gardait pas rancune, Grigou s'assit et lui mangea dans le creux de sa main.

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ONDATRA, le rat musqué

Ondatra, le rat musqué, avait assisté à bien des événements, dans les marais bordant les bras de la Tortueuse. Il se souvenait, par exemple, du jeune guerrier indien de la tribu des Ute qui, caché dans les joncs, avait cherché à le tuer de ses flèches.

Ondatra n'avait plus vu d'Indiens depuis des années et, comme il était pratiquement le seul animal qui vécût dans les marais, les hommes blancs n'avaient pas jugé utile de l'inquiéter. Aussi menait-il une vie tranquille et bien réglée. Certes, il n'abandonnait jamais la sécurité de son gîte sans s'assurer que le grand-duc à aigrette ne l'observait pas du haut de quelque pin. Parfois, en automne, il lui fallait éviter les chasseurs de canards sauvages, mais, dans l'ensemble, son existence était fort paisible.

Par un clair matin d'été, Ondatra, assis sur un morceau de bois flottant, observait Mme Canard qui promenait sa couvée sur l'étang. Deux merles discutaient de l'emplacement d'un nouveau nid. Une légère brise faisait frissonner les roseaux.

Soudain, le caneton qui nageait à l'extrême gauche disparut. Le rat dressa aussitôt la tête, s'attendant à le voir réapparaître. Il n'avait encore jamais vu un canard plonger queue la première ! Un instant plus tard, la cane regarda derrière elle, poussa de grands cris, et se mit à

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nager en rond, donnant tous les signes d'une grande agitation. Le petit canard ne revint jamais à la surface, et ce mystère devait intriguer longtemps le rat.

Entendant les cris rauques de sa compagne, le malart vint voir ce qui se passait. Pendant le reste de la journée, les canetons furent gardés à l'abri d'un banc de sable. Les merles tombèrent subitement d'accord et s'envolèrent vers un autre coin du marais.

Pas une ondulation ne ridait la surface de l'étang. Pourtant, Ondatra n'était pas satisfait. Il avait l'impression bizarre qu'un danger planait sur l'étang et que le gîte dans lequel il avait vécu si longtemps risquait d'être envahi par quelque ennemi.

Il se laissa glisser dans l'eau sans bruit et nagea vers l'endroit où le petit canard avait disparu. Toujours rien d'alarmant. Il se dirigea vers un trou situé au pied de l'aulnaie, et se faufila à l'intérieur. Personne ! Mais des recherches plus approfondies révélèrent de toutes petites empreintes inconnues.

Le rat ne regagna pas tout de suite son terrier. Il nagea de-ci, de-là, dans l'étang, examinant toutes les cachettes possibles. Il découvrit d'autres empreintes sur un banc de boue, ainsi que quelques plumes grises, un peu de duvet et de très petits os. Point n'était besoin d'autres preuves ! Quel que fût l'étranger, il était assez malin pour voler un des petits de Mme Canard presque sous son aile, et il méritait d'être surveillé.

Ondatra sortit de l'eau, alla couper un tendre petit rameau dont il mangea l'écorce, et rejeta la branche dans l'étang. Le soir venu, il nagea jusqu'à son terrier et voulut y entrer. Soudain, il s'arrêta et les poils courts de sa nuque se hérissèrent. Il venait de percevoir une odeur inaccoutumée, inquiétante. Ondatra grogna et s'approcha. Il put alors distinguer, dans l'obscurité du trou, une paire de petits yeux flamboyants. L'intrus avait pris possession de la demeure du rat musqué et entendait la défendre contre quiconque voudrait l'en chasser.

Ondatra était un petit être paisible, et il n'aurait pas

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demandé mieux que de partager son gîte avec un étranger si celui-ci le lui avait demandé, mais il n'avait pas l'intention de se laisser déposséder d'une façon aussi injuste et désinvolte. Il avait déjà vu des visons et n'ignorait pas que le voleur était un des membres les plus dangereux de la famille des cruelles belettes. En dépit des menaces de l'occupant, il pénétra calmement à l'intérieur du terrier.

Vorace, le vison, attaqua de toute la force et de toute la vitesse de son long corps mince, mais pour une fois il rencontrait un adversaire qui ne se laisserait ni intimider, ni bousculer. Les deux bêtes s'agrippèrent et, comme Ondatra était le plus lourd des deux, il sortit à reculons, entraînant le vison. Arrivé au bord de l'étang, il se retourna et poussa l'envahisseur dans l'eau. Celui-ci, excellent nageur, ne risquait pas de se noyer. Mais le rat avait maintenant un gros avantage : il se trouvait sur le rivage, où il pouvait se déplacer en toute liberté, et son adversaire était dans l'eau.

À plusieurs reprises, Vorace tenta de remonter sur la berge mais, chaque fois, Ondatra le repoussait. Après une douzaine de tentatives infructueuses, le vison renonça et traversa la mare à la nage. Arrivé sur l'autre rive, il grimpa sur une souche et se sécha dans la brise du soir.

Les deux animaux étaient en pleine vue l'un de l'autre. Le vison, manifestement hargneux, comptait toujours s'approprier le terrier d'Ondatra. Celui-ci, en revanche, était calme et fermement décidé à défendre son bien.

La nuit tombée, Vorace plongea, nagea sous l'eau, et prit pied à vingt mètres de l'endroit où était assis le rat. Celui-ci observait les mouvements de son adversaire. Il se planta à l'entrée de son terrier, ramassé sur lui-même, les pattes de derrière bien campées sur une racine de saule, celles de devant légèrement levées en position de défense. Le vison s'approcha par petits bonds, s'arrêtant souvent comme pour inviter son rival à l'attaquer à découvert.

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Ondatra ne s'y laissa pas prendre. Peu lui importaient les gambades de ce voleur, pourvu qu'il demeurât loin du terrier. Le rat s'assit au bord de son trou, ne laissant passer que la moitié de la tête. II ne redoutait pas les dents acérées de son ennemi, pourvu qu'il pût l'obliger à l'attaquer de front.

Il fallait avant tout l'empêcher d'attaquer par-dessous. Les mangeurs d'écorce savent par expérience que les tueurs de la famille des belettes ne cherchent qu'une seule prise : la veine jugulaire. Leurs attaques sur les autres parties du corps ne sont que des feintes.

Le rat musqué savait aussi qu'une lueur est rarement patient. Le vison devenait si nerveux qu'il risquait d'attaquer sans attendre une occasion vraiment favorable.

La cane, à cette heure, avait réuni sa couvée sous son aile et le malart, couché sur l'herbe, montait la garde. Les oiseaux des marais chantaient leur chanson du soir. C'était le moment de la journée qu'Ondatra préférait. Sans l'intrus, il serait déjà au milieu de l'étang, observant les rides qui allaient mourir au pied des saules pleureurs.

Comme Vorace n'attaquait toujours pas, Ondatra eut envie d'aller se baigner. Il releva la tête pour voir ce que devenait son ennemi. Celui-ci, qui n'en espérait pas tant, s'élança. S'il avait attendu un peu plus il eût peut-être réussi. En l'occurrence, Ondatra fit un bond en arrière, si bien que les petites dents du vison ne firent qu'effleurer sa nuque, non sans lui arracher un grognement terrifié.

Irrité d'avoir manqué son coup, le vison effectua une rapide volte-face et se précipita de nouveau, mais trop lard. Ses dents ne rencontrèrent que le crâne du rat. Celui-ci l'empoigna à la gorge et le ramena dans l'eau. Cette fois, le rat ne relâcha pas son étreinte, en dépit des sursauts désespérés de son adversaire.

Si le pacifique Ondatra avait été plus habile combattant, il aurait maintenu son ennemi dans l'eau jusqu'à ce que celui-ci eût cessé de se débattre, mais, soit qu'il n'eût pas réalisé son avantage, soit qu'il fût las de cette querelle, il se contenta de traverser l'étang

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pour déposer Vorace, crachant et haletant, dans la boue; puis il retourna se baigner.

La question se trouva de ce fait réglée pour plusieurs jours. Avec un animal moins rancunier, la victoire du rat eût été définitive. Le vison avait été si malmené qu'il ne retourna pas immédiatement à l'attaque. Il gagna la rivière où les truites offraient une subsistance facile et sans danger.

Les habitants du marais, alertés par l'aventure d'Ondatra, étaient plus vigilants que jamais. Mme Canard ne se hasardait plus à conduire sa famille dans l'étang avant que le malart n'en eût fait le tour, pour s'assurer que le voleur d'enfant n'était pas caché derrière les joncs. Les oiseaux volaient en tous sens, ne sachant plus où faire leurs nids. Les grosses libellules bleues étaient affolées, elles aussi, et ne se posaient que sur de très hauts roseaux.

Le plus calme était certainement Ondatra. Il pensait avoir donné une leçon à son adversaire, et ne s'attendait pas à une nouvelle attaque. Il l'avait rencontré plusieurs fois, et en particulier sur un sentier très étroit. Vorace s'était contenté de montrer les dents et — phénomène sans précédent — s'était effacé pour le laisser passer.

Ondatra se sentait donc parfaitement tranquille. Il avait repris sa petite vie paresseuse, se gavant des bulbes qui poussaient au bord de l'étang. Il observait les autres habitants du marais et faisait de longs sommes, étendu au soleil sur un rocher près de son terrier. Cette paix était pourtant illusoire car, lorsqu'un vison a décidé de s'approprier un terrier, seule la mort peut l'en empêcher.

Une semaine après la bataille, Ondatra trouva Vorace de nouveau installé chez lui. Il fut écœuré, mais ne se mit pas en colère. S'il avait connu un autre logis aussi confortable, il aurait cédé la place à l'intrus plutôt que de se battre à nouveau.

Ce désir de paix le sauva certainement de la mort, car le vison avait creusé une tranchée profonde à l'entrée

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du terrier. Si le rat musqué avait essayé d'entrer, son ennemi aurait pu l'attaquer de bas en haut : ruse de belette, expérimentée avec succès maintes et maintes fois contre des animaux de toutes tailles. Ondatra n'était certainement pas assez intelligent pour imaginer un moyen d'obliger Vorace à décamper. En outre, il ne désirait pas rentrer chez lui à ce moment. Il avait fait un bon somme dans la matinée et, pour l'instant, il préférait un bain à un combat; aussi, au bout d'une minute ou deux, fit-il volte-face. Il descendit en se dandinant jusqu'au bord de l'eau, et nagea vers une petite baie.

Le rat n'eût pu montrer plus de sagesse. Le vison était au paroxysme de la rage. Il lui semblait presque goûter déjà le sang chaud de sa victime. Il ne lui était pas venu à l'esprit qu'un animal renoncerait délibérément à sa maison sans combattre. Il se précipita dehors et observa quelque temps Ondatra qui nageait paresseusement autour de l'extrémité d'un pin à demi immergé. Puis il courut le long du rivage pour l'empêcher d'atterrir. Chacun son tour !

Ondatra le vit arriver, mais se contenta de changer de direction. Vorace ne put attendre davantage. Il se jeta à l'eau et entreprit la poursuite. Le rat comprit alors qu'il était en danger. Comme toute bête sauvage, il s'efforça d'atteindre le refuge de son logis. Au moment où il vit plonger son poursuivant, il effectua un demi-cercle et se dirigea vers son terrier. Le tronc du pin qui s'était abattu dans l'étang lui barrait le chemin. Or, quelques mois auparavant, Ondatra avait découvert un trou qui traversait le tronc de part en part. Il plongea donc en profondeur, passa par le trou et remonta à la surface plusieurs mètres en avant du vison, qui ignorait l'existence du passage et avait perdu sa peine à escalader l'arbre. Pendant ce temps, le rat s était rapproché de son terrier. Il prit pied, s'ébroua et gagna à reculons l'entrée de sa tanière.

Vorace était trop furieux, maintenant, pour agir avec discernement. Dès qu'il eut touché terre, il se précipita, tête haute,

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sifflant de rage. Ondatra arc-bouta ses pattes de derrière. Il esquiva le coup et attaqua à son tour, plantant ses dents dans la gorge de son adversaire. Cette fois enfin, il était en colère. Son calme l'abandonna. En grondant, il secoua le corps du vison, et le traîna de force au bord de l'eau; mais là, il ne relâcha pas son étreinte. Plus l'autre griffait et se débattait, plus le rat serrait les mâchoires. Il maintint cette prise de bouledogue pendant plusieurs minutes, môme après que le long corps noir se fut détendu et reposa, flasque, sur la berge. Finalement, il ouvrit la gueule et recula, attendant un mouvement de son ennemi. Un martin-pêcheur vola de saule en saule, répandant la nouvelle de la mort du vison. Il s'avançait pourtant un peu trop. Vorace demeura immobile jusqu'à ce qu'Ondatra se fût éloigné. Il se releva alors et partit en chancelant le long de la berge, vers un nid qu'il s'était fait dans l'herbe sèche, à quelque distance du bord de l'eau.

Le rat musqué traversa l'étang à la nage, escalada un tertre qui était son lieu de repos favori et s'y assit, plus intéressé par les scènes de la vie sauvage qui se déroulaient autour de lui que par les projets de son ennemi. Ce fut alors qu'il aperçut pour la première fois l'homme qui marchait le long de la rivière. Ondatra avait souvent vu des hommes pêcher dans la Tortueuse, et il ne s'intéressa guère aux agissements du nouveau venu. Il vit l'homme s'arrêter sur un banc de sable, se mettre à genoux pour mieux observer certaines empreintes, puis continuer à chercher jusqu'à ce qu'il eût trouvé le squelette d'une truite que le vison avait caché dans l'herbe. L'homme coupa alors un morceau de bois et le planta dans le sol.

Quand il se fut éloigné, Ondatra s'approcha du jalon et flaira toute la surface du bois jusqu'à ce qu'il se fût bien familiarisé avec l'odeur de l'homme. Il poursuivit son inspection et, à peu de distance du premier, il trouva un autre jalon, pareil au précédent et imprégné de la même odeur. À tout hasard, le rat enregistra tout cela.

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La paix était revenue sur les marais. Ondatra trouvait la vie fort agréable quand, un malin, il aperçut de nouveau Vorace. Il comprit aussitôt la raison qui avait motivé la tentative de vol de son logis. Un autre vison suivait le premier le long de la rive de la Tortueuse. Le rat les observa pendant quelques minutes puis continua son chemin. Quand il revint, tard dans l'après-midi, il n'alla pas directement à la porte de son terrier, mais parcourut un large cercle, escalada un petit talus et observa le bord du rivage. Il était à peine installé à son poste d'observation, qu'il vit la tète d'un vison inconnu apparaître à la porte de son trou. Un instant plus tard, son vieil ennemi arrivait en sautillant le long de la berge, transportant une poignée d'herbes sèches dans sa gueule.

Ondatra gronda un peu, mais observa ce qui suivit avec un vif intérêt. La nouvelle arrivée nettoyait son logis de célibataire. Elle jeta dans l'eau toutes les réserves du rat musqué. Après quoi, elle choisit ce dont elle estimait avoir besoin parmi les herbes et les tiges de roseaux que son compagnon avait déposées près de l'entrée. Elle n'utilisa pour la confection de son nid que les herbes les plus sèches et les plus douces:

Ondatra n'aimait guère cette invasion, mais il savait que toute tentative pour déloger cette petite peste serait dangereuse et vaine. Plus tard dans l'année, à l'approche de la moisson, il se serait peut-être battu. Mais après tout, il serait plus facile de construire une nouvelle demeure que de se battre à tout moment pour l'ancienne, aussi en accepta-t-il la perte avec philosophie.

Cette nuit-là, le rat passa plusieurs heures à ramasser les morceaux de bois que le vison avait jetés et à les transporter en haut du marais, au pied d'un arbre mort. Il entassa ses biens sur la berge et, plongeant, nagea le long du rivage jusqu'à ce qu'il eût trouvé un trou dont il soupçonnait depuis longtemps l'existence. En pourrissant, une des racines d'un vieil arbre avait laissé un tunnel assez large pour livrer passage à Ondatra. Celui-ci s'y faufila et aboutit à l'intérieur du tronc, qui était creux et spacieux.

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Juste au-dessus du niveau de l'eau, une saillie surmontée d'un orifice dans la paroi du tronc permettait au rat d'observer tout le marais, ainsi qu'une partie du cours sinueux de la rivière.

L'installation était parfaite pour un rat musqué. Ondatra savait qu'il existait un plan de betteraves sauvages à moins d'une centaine de mètres de là. Et enfin, les visons ne viendraient pas le relancer ici.

Ondrata s'installa sans larder. Quand le soleil se leva, il avait transformé l'intérieur du vieil arbre à sa convenance, creusant le bois vermoulu pour nicher son lit d'herbe sèche, agrandissant la saillie-observatoire, de manière à pouvoir s'y allonger sans être vu. Il estima que son nouveau logis était vraiment parfait.

Les longues journées d'été s'écoulaient lentement. Les bandes de canards qui étaient allés dans les montagnes, venaient se refaire dans les marais avant d'entamer leur longue route vers le sud. Les merles bruyants préparaient leur vol hivernal. Des cerfs et des élans descendaient des hautes cimes. Les feuilles des arbres prenaient des teintes rouges et jaunes et la glace se formait au bord de l'étang.

Depuis un mois, Ondatra faisait d'amples provisions. Il avait amassé une grande quantité de racines et d'écorces de tremble. Comme l'étang était profond, et parcouru de quelques sources d'eau chaude, il resterait des passages d'eau libre dans lesquels le rat pourrait nager tout l'hiver.

Un matin, Ondatra trouva sa chambre plus claire que d'habitude. Il grimpa rapidement à sa fenêtre, pour jeter un coup d'œil au monde extérieur. Tout était recouvert de neige. Comme il s'asseyait pour jouir du vivifiant air frais, il vit un homme longer la rive de la Tortueuse. Le nouveau venu avait un fusil pendu à l'épaule et tenait plusieurs pièges à la main.

Ondatra le vit s'arrêter près d'un des jalons qu'il avait posés au printemps, placer un piège, puis se diriger vers le jalon suivant. Une frayeur soudaine s'empara du rat

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musqué. Si l'homme était à sa recherche ? Pourrait-il découvrir l'entrée de son logis ? Il dégringola en bas du tronc creux de l'arbre et se faufila à travers l'étroite entrée. Il respira plus librement quand, parvenu à l'étang, il put constater que rien n'avait été dérangé dans les environs immédiats de sa nouvelle habitation. Il nagea jusqu'à son ancien terrier, constata que la neige environnante avait été piétinée par de nombreuses pattes et continua sa tournée, visitant quelques-uns des endroits qu'il avait coutume de fréquenter.

Les empreintes de l'homme indiquaient clairement le chemin qu'il avait suivi, mais la neige aurait tôt fait de les oblitérer. Le rat découvrit une petite plage sablonneuse qui avançait dans l'eau. Il y prit pied pour observer les environs.

L'odeur de l'homme flottait toujours dans l'air et le rendait nerveux. Il allait retourner dans l'eau quand il aperçut une petite tète noire, triangulaire, et deux yeux cruels. Vorace l'avait vu et lui donnait la chasse. Ondatra avait déjà prouvé qu'il nageait plus vite que le vison, quand l'eau était calme. Il n'aurait qu'à courir le long de la glace, au bord de l'étang, en conservant une légère avance, puis rentrer chez lui aussi vite qu'il le pourrait. Il pensa à son confortable logis, à l'intérieur du vieil arbre, et quand il se rappela comme il avait été chassé du précédent par les visons, une crainte l'assaillit. Il ne tenait pas du tout à ce que ses ennemis connussent l'existence de sa nouvelle demeure. Courant le long de la berge, il essaya d'imaginer un moyen de se soustraire à la poursuite de Vorace, qui nageait dans l'étang à côté de lui.

Une autre tête noire apparut sur sa gauche; derrière elle, les ondulations de l'eau indiquaient que plusieurs visons adolescents suivaient leur mère. Ondatra eut soudain l'impression que l'étang était rempli de visons. Pour compliquer la situation, le mâle était sorti de l'eau et courait sur la terre ferme.

L'exercice favori du rat musqué étant la natation, les

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muscles de ses pattes ne s'étaient pas développés pour la course; et comme il trottait en ce moment dans une neige épaisse, l'effort était d'autant plus grand. Il se trouvait à mi-chemin de son terrier, et il aurait pu plonger dans l'étang, mais il était décidé à ne pas montrer à ces voleurs l'entrée de l'arbre creux.

Ondatra croisa la piste que l'homme avait laissée dans la neige. La course y était plus aisée et il prit une demi-douzaine de mètres d'avance. Soudain, Ondatra aperçut, droit devant lui, le jalon que l'homme avait planté dans le sol plusieurs mois auparavant. Le rat musqué avait vu l'homme attacher une chaîne au piquet et une abondante chute de neige avait caché le piège. La situation devenait inquiétante ! Pourtant, le rat ne pouvait que continuer sa course, quoiqu'il eût les pattes si lasses qu'il ne couvrait pas plus de cinquante centimètres à chaque saut. Jamais, de toute sa vie, il n'avait eu si peur ! Il ne songeait plus à défendre son terrier. Essayant de se rappeler l'endroit exact où il savait que le piège avait été posé, il dévia légèrement vers la droite, et mit toutes ses forces dans le saut le plus long de toute sa carrière : près d'un mètre.

Un bruit sec lui indiqua que les mâchoires du piège s'étaient déclenchées. Il ne s'arrêta pas, il ne se retourna même pas pour voir. Il restait encore un piège à franchir et il entendait un galop derrière lui. Lorsqu'il eut dépassé le dernier piquet, il se trouva juste en face du vieil arbre creux. L'étang, à sa gauche, paraissait libre. Le rat plongea et nagea au-dessous de la surface jusqu'à l'excavation. Puis, il se glissa vivement dans son tunnel et se hâta vers son nid sec et chaud.

Trop fatigué pour monter jusqu'à son poste de vigie, Ondatra se reposa un long moment. Il ne pensait pas que les visons l'eussent vu entrer dans le terrier, mais il n'avait aucun moyen de s'en assurer. En tout cas, il ne pouvait qu'attendre, et se battre si c'était nécessaire.

Son vieil ami, le martin-pêcheur, lança un appel bruyant et une pie répondit d'une souche d'arbre voisine,

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Ondatra eut bientôt retrouvé ses forces. Il grimpa à son observatoire et scruta l'étang. Tout était calme. De l'autre côté de la rive, près des piquets, il aperçut deux formes noires recroquevillées. Sans le vouloir, il avait attiré les visons dans les pièges.

Durant les quelques semaines qui suivirent, Ondatra vit plusieurs fois l'homme longer l'étang. Parfois, un vison ou deux se balançaient à sa ceinture. Le rat musqué resta chez lui, sauf les jours ensoleillés, jusqu'à la fonte des glaces. Un après-midi, il vit la cane conduire de nouveau une couvée à travers l'étang, et il la dépassa pour aller examiner son ancien logis.

Le terrier é ta i t désert. Ondatra entra et regarda autour de lui pendant une ou deux minutes; puis il ressortit et s'arrêta au bord de l'eau. Il sauta très haut, battit joyeusement ses pattes de derrière l'une contre l'autre et plongea avec un « plouf ! » bruyant. Il aurait pu, s'il l'avait voulu, récupérer son ancien logis, mais il préférait sa nouvelle maison, dans l'arbre creux.

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GRISET, le renard argenté.

Griset aimait beaucoup s'asseoir au sommet de la crête du Pin et hurler à la lune. Ses ancêtres accomplissaient déjà ce rite bien avant que les hommes blancs fussent venus poser leurs pièges sur les bords de la rivière Animas, avant l'établissement de comptoirs commerciaux, de stations d'été, ou de fermes modernes dans les vallées. Son glapissement ne ressemblait en rien aux aboiements de Braillard, le coyote, ni au grondement puissant de Lobo, le loup, dont les hurlements réveillaient souvent Griset.

Le petit renard ne manquait jamais, aux périodes de pleine lune, de se rendre sur la crête du Pin pour y chanter sa chanson du soir et entendre celles des autres animaux de la forêt. Ce soir-là, il se sentait particulièrement joyeux, par suite d'un événement qui s'était produit dans la journée.

Gerry Schaefer, l'homme qui parcourait les bois en été, porteur d'une étrange petite boîte noire, était revenu récemment avec sa femme et sa toute jeune fillette, Janice. Griset se cachait souvent pour les observer. Muni de sa boîte noire, l'homme suivait les petits animaux de la forêt. Mme Schaefer et Janice cueillaient des fleurs, ou s'asseyaient au bord de quelque ruisseau, écoutant le chant des oiseaux.

Le renard argenté s'était rendu compte que les Schaefer

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semblaient différents des autres membres de leur race — ils ne paraissaient jamais pressés. Il leur arrivait de conserver une telle immobilité que les oiseaux venaient se poser juste au-dessus d'eux, et que les écureuils allaient jusqu'à descendre de leurs arbres pour manger dans les mains de Janice. Même lorsque Schaefer chassait avec son étrange fusil — si c'était bien là un fusil — il ne tuait jamais rien.

Un jour, caché derrière un bosquet de genièvres, Griset l'avait observé pendant plusieurs heures. Une antilope et deux faons mouchetés s'étaient approchés, en broutant, du tronc d'arbre derrière lequel se trouvait Schaefer. Quand le soleil s'était caché derrière le mont de l'Aiguille, l'homme s'était éloigné en silence, comme il était venu, sans effaroucher la vieille antilope et ses deux petits.

Les habitants de la forêt étaient tenus au courant des faits et gestes de la famille Schaefer par les pies et les geais qui sont toujours avides de commérages. Ceux-ci annoncèrent dans tout le pays, et même plus loin, qu'ils avaient rencontré des humains qui ne voulaient pas de mal aux bêtes sauvages. Quand ces êtres se déplaçaient, ils le faisaient si silencieusement qu'ils semblaient se confondre avec les arbres aux branches frissonnantes. Jennie-Roitelet s'était prise d'une telle amitié pour Janice, que le timide petit oiseau se posait sur l'épaule de la jeune fille et lui susurrait son refrain à l'oreille, si doucement que même les écureuils qui se trouvaient perchés au-dessus d'elle ne pouvaient l'entendre.

Griset savait tout cela depuis longtemps, mais lorsqu'il voyait les relations amicales que ces humains entretenaient avec certains animaux, il était désolé de ne pas être du nombre. Mais désormais, tout était changé. Vers midi, ce jour-là, il avait aperçu Janice qui semblait dormir à l'ombre d'un sorbier. Il s'était approché à quelques mètres de la fillette avant de se rendre compte que celle-ci était parfaitement éveillée.

Le renard avait aperçu l'éclat de ses yeux, à travers

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les longs cils noirs. Oui, elle était bien éveillée ! L'enfant s'était raidie, respirant à peine de peur d'effrayer ce petit renard, le plus timide et le plus charmant des animaux sauvages. Si seulement Griset avait pu deviner que la petite fille se disait en ce moment : « Oh ! je voudrais tant que papa vienne maintenant, pour prendre cette photographie », il aurait appris ce qu'était en réalité la petite boîte noire. Le renard avait alors constaté qu'il ne se sentait pas inquiet, ou du moins, pas trop.... Malgré tout, il avait gardé une oreille aux aguets, afin de s'assurer qu'aucun ennemi ne survenait par-derrière.

Griset s'étonnait encore maintenant de sa propre hardiesse. Pendant cinq minutes, il était resté assis à une dizaine de mètres de l'enfant. Il ne s'était enfui qu'en entendant craquer une brindille dans la forêt.

Donc ce soir-là, quand la lune apparut à l'est, au-dessus des montagnes, Griset pointa vers elle son fin museau et entonna sa chanson « Brrr, yippi, yip ! » Puis il écouta un long moment dans l'espoir que la petite fille lui répondrait. Savait-elle chanter, elle aussi, ou bien le fait d'habiter ces bizarres maisons de bois empêchait-il les humains de chanter ? Au bout d'une heure, Griset s'éloigna et repartit dans la forêt, en quête de souris pour son dîner.

Après son repas, il décida de retourner dans la clairière où il avait vu Janice. Il savait, bien entendu, qu'il n'y retrouverait pas la petite fille, mais il voulait voir l'endroit de plus près. Griset s'y dirigea en prenant force précautions. Humant le parfum qui flottait encore dans l'air, il se sentit plus près que jamais de sa nouvelle idole et de petits frissons de joie parcoururent son échine.

L'extrême sensibilité de Griset lui permit, en dix minutes, de connaître les sentiments de l'enfant mieux que la plupart des humains n'auraient pu le faire en une heure. Toutes les créatures sauvages savent que chaque émotion se traduit par une odeur particulière. Griset apprit ainsi que Janice était incapable de faire du mal et

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que ni lui, ni aucun autre animal sauvage, n'avait rien à craindre d'elle. Il savait que sa présence n'avait pas effrayé la fillette, cet après-midi, et comprit vaguement pourquoi il avait lui-même éprouvé si peu d'appréhension, lorsqu'il s'était aperçu qu'elle était éveillée et qu'elle l'observait.

Pendant plus d'une heure, le renard explora la clairière, examinant minutieusement toutes les empreintes qui en partaient ou y aboutissaient, de façon à se faire un tableau approximatif de la suite des événements. Il comprit que Schaefer avait accompagné Janice jusque dans la clairière et l'avait quittée près du bosquet de sorbiers, pour escalader la colline au-dessus du ravin. Le renard constata que l'homme était revenu par un autre chemin. Griset trouva cela très sage; il prenait souvent cette précaution, lui aussi. Avant de regagner sa tanière, le renard alla se coucher un moment à l'endroit où les empreintes de Janice étaient encore visibles et s'y roula plusieurs fois, comme font les chiens. Puis il se leva, manifestant sa joie par une allure cocassement désinvolte, fit ondoyer le magnifique plumet de sa queue et s'éloigna en trottinant le long d'un sentier éclairé par la lune.

Pendant ce temps, Janice é ta i t assise sur les genoux de son père, au coin du feu, dans la cabane, et lui racontait son aventure avec le renard. « J 'étais allongée depuis très longtemps, papa, absolument immobile, comme tu me l'as appris. J'espérais je ne sais quoi de merveilleux et mon souhait s'est réalisé ! D'abord deux oiseaux sont venus se poser sur un buisson à côté de moi, et m'ont parlé; puis un ravissant papillon, avec de jolies ailes dorées et un corps argenté, s'est approché au point que j'aurais pu le toucher; j'en avais bien envie, mais j'ai pensé qu'il valait mieux demeurer immobile, comme tu le fais, quand tu essaies de prendre une photographie. C'est alors que j'ai cru voir quelque chose bouger parmi les arbres; j'ai retenu mon souffle en fermant à demi les yeux. Et la chose merveilleuse s'est produite ! Un renard

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— je suis sûre que c'était un renard, papa — se faufilait dans les broussailles. Oh ! papa, si lu savais comme il était joli ! Il avait une tête adorable en forme de cœur, des yeux noirs très expressifs, et un museau pointu qu'il fronçait tout le temps. Ses poils étaient noirs, mais les extrémités en étaient blanches, et il avait une queue splendide. Dis, papa, penses-tu que je le verrai encore ?

— Je le souhaite, ma chérie. Je suppose que ton visiteur était un de ces renards gris que l'on appelle généralement renards argentés. Ils sont si farouches que je n'aurais jamais cru que l'un d'eux oserait venir si près d'un être humain. Mais c'est possible. »

Mme Schaefer intervint. Elle tenait à la main un livre ouvert qu'elle tendit à Janice : « Ressemblait-il à ceci, Janice ? »

Janice posa un doigt potelé sur la gravure. « Mais, oui, c'est bien lui ! Il avait exactement les mêmes petites pattes fines et cette queue magnifique. »

Schaefer se tourna vers sa femme : « Crois-tu vraiment possible, Vera, qu'un renard argenté se soit aventuré si près de Janice ?

— Ma foi, Gerry, Janice n'aurait pas pu nous décrire cet animal comme elle l'a fait, si elle ne l'avait pas vu. Et d'autre part, elle n'aurait pas pu le reconnaître sur cette gravure. »

Quand Janice fut allée se coucher, cette nuit-là, sa mère et son père s'assirent près du feu pour discuter de son aventure et examiner la possibilité de prendre une photo de Griset.

« Si jamais il revenait, je donnerais n'importe quoi pour être derrière un buisson avec mon appareil photographique ! » déclara Schaefer en se levant pour jeter du bois dans le feu.

Griset dormit très tard le matin suivant. Comme il chassait la nuit, sa journée n'était guère occupée à cette époque de l'année. Le renard s'en fut boire à la source, trouva un plant d'herbe aux chats dans lequel il se roula comme un vulgaire matou, puis s'offrit un bon somme à

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l'ombre d'un buisson de genièvres. Vers deux heures de l'après-midi, le renard se souvint de son aventure de la veille et se mit à trotter à travers la forêt jusqu'à ce qu'il fût arrivé à une centaine de mètres de la clairière dans laquelle il avait vu Janice. Griset prit alors un chemin détourné, en veillant bien à ne pas se montrer. Cette fois-ci, il garda le bosquet de sorbiers entre lui et l'endroit où il espérait voir la fillette. Son attitude était dictée d'abord par le fait que les renards s'efforcent toujours de marcher contre le vent, et ensuite parce que son bon sens lui conseillait d'observer les lieux sans se laisser voir. Profitant de l'ombre projetée par un sapin, Griset se faufila jusqu'à un mètre ou deux du bosquet de sorbiers. Son odorat et son ouïe lui annoncèrent en même temps la présence de Janice. Il entendit une chanson, fredonnée d'une voix douce. Plissant le museau, le renard se glissa derrière le bosquet et risqua un coup d'œil pour voir ce qui se passait dans la clairière.

Le cœur de Griset battit à grands coups devant le spectacle qui s'offrait à lui. À moins d'une dizaine de mètres, une jeune biche mangeait dans la main de la petite fille, tandis que deux faons mouchetés se frottaient contre les jambes de Janice. Griset perdit la tête et sortit de sa cachette. Un « clic » assourdi le fit retourner brusquement. L'homme était debout derrière un arbre, avec son étrange boîte noire, observant Janice et la biche. Griset regagna précipitamment le couvert, puis courut, faisant force détours parmi les arbres, les rochers et les buissons, jusqu'à ce qu'il se considérât en sécurité. Enfin, il s'arrêta et regarda derrière lui. La fillette et ses amis sauvages étaient toujours à la même place, mais l'homme n'était plus en vue. Les nerfs un peu calmés, Griset grimpa sur une hauteur pour mieux voir.

Il découvrit alors d'autres animaux dans la clairière où se trouvait Janice. Un lapin, assis en bordure de forêt, la regardait. Un porc-épic, affalé sous les branches d'un sapin, la contemplait avec ébahissement. Deux écu-

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reuils couraient le long d'un tronc d'arbre pour attraper les noix que leur lançait la fillette. Aucun de ces animaux ne semblait éprouver la moindre crainte, et pourtant, placés comme ils l'étaient, les écureuils ne pouvaient manquer d'apercevoir l'homme. Peut-être était-il un ami, lui aussi ? Peut-être aimait-il les bêtes sauvages, comme sa petite fille ?

Griset s'approcha légèrement, puis s'arrêta de nouveau. Il observa Janice et son père jusqu'à ce que le soleil se fût enfoncé derrière la cime des arbres. Il les vit alors ramasser leurs affaires et s'éloigner par le sentier conduisant à la cabane. Griset gagna la clairière, pour constater que la biche ne manifestait aucune inquiétude, que le lapin mangeait une feuille de chou et que le porc-épic s'attaquait goulûment à une couenne de lard salé que la fillette lui avait donnée.

Cette nuit-la, tandis que Griset hurlait à la lune sur la crête du Pin, la brise porta sa chanson jusqu'aux oreilles de la petite fille étendue sur son lit, sous la fenêtre ouverte. Janice se leva et courut appeler ses parents : « Papa, maman, venez vite écouler mon renard. Il chante pour moi... j'en suis sûre ! »

Schaefer sortit d'un coffret un petit s i f f le t en fer-blanc qu'il utilisait parfois pour rassurer les bêtes sauvages. Il en fit sortir quelques notes modulées, puis tous trois tendirent l'oreille. Après une courte attente, un « yip » clair et perçant retentit, répercuté par les arbres au-dessus de la cabane.

« C'est bien un renard, souffla Mme Schaefer. Siffle encore, Gerry. »

De nouveau, les notes mélodieuses résonnèrent dans l'air doux. Elles plurent à Griset. Il était certain d'entendre la chanson de la petite fille, qui répondait à son appel. « Yip, yippii, O ooo ooo yip », glapit-il, si fort que deux lapins des neiges, qui venaient de commencer l'ascension de la colline, regagnèrent précipitamment la forêt.

L'étrange concert dura plusieurs minutes; puis Schaefer

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rangea le sifflet dans son coffret. « Il ne faut pas exagérer, dit-il. Laissez le renard avoir le dernier mot et il reviendra. Il est même possible qu'il se rapproche de la cabane, s'il nous croit dignes de confiance. »

Griset lança encore deux ou trois appels, qui restèrent sans réponse. Pour en avoir le cœur net, le renard décida de venir voir la cabane de plus près. C'était exactement ce que l'homme avait souhaité. Janice et sa mère dormaient, maintenant. Mais Schaefer s'était assis près d'une porte ouverte, dans l'espoir de prendre une photographie de Griset. Il est rare de pouvoir photographier un renard argenté.

Griset tourna trois fois autour de la cabane. Il huma l'air dans toutes les directions avant de quitter la forêt. Le renard découvrit un grand nombre d'odeurs nouvelles. La meilleure était sans doute celle de la viande salée, que tous les animaux aiment, mais qu'ils ont rarement l'occasion de goûter. Cette odeur semblait provenir d'une forme accrochée aux branches d'un arbre, près d'un cours d'eau. Griset s'avança en terrain découvert. À un moment donné, il lui sembla entendre du bruit à l'intérieur de la cabane et il bondit hors de vue. N'entendant plus rien, le renard décida de tenter encore une fois l'expérience. Il voulait atteindre l'arbre dans lequel les Schaefer conservaient leurs viandes salées. Il y était presque parvenu et se trouvait en pleine vue dans la clairière, quand il fut ébloui par une lumière blanche, plus vive qu'un éclair, suivie d'un bruit sourd. Affolé par la lumière comme par le bruit, Griset bondit haut dans l'air et s'élança dans la forêt. La lumière brilla de nouveau, une seconde avant que Griset n'eût disparu derrière les branches d'un sapin. Le renard courut à perdre haleine le long du versant de la montagne, ne s'arrêtant que lorsqu'il eut regagné la sécurité de sa tanière.

Griset suspendit pendant trois jours ses visites au bosquet de sorbiers. Quand il eut reprit assez de courage pour se glisser furtivement dans la forêt et regarder par-dessus

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le tronc d'un arbre abattu, il aperçut trois êtres humains, assis dans l'herbe, qui donnaient à manger aux nombreuses bêtes sauvages qui les entouraient. Au bout d'un certain temps, l'homme et la femme s'éloignèrent, portant chacun une boîte noire, mais la fillette s'allongea à côté d'un buisson pour y faire une sieste.

Quand Griset vit que les écureuils et les lapins s'approchaient de l'enfant sans crainte, il s'enhardit, lui aussi, et vint s'asseoir sur l'herbe pour l'observer.

Janice avait appris à ne se déplacer que très lentement, lorsqu'elle était amenée à le faire à proximité d'animaux sauvages. Elle prit appui d'une main sur le sol et se redressa doucement de façon à s'asseoir. Griset la regarda faire, mais ne s'enfuit pas. Janice se souleva sur un genou et, enfin, fut debout face au renard.

Lorsque l'enfant avança d'un pas vers lui, Griset recula d'autant. Il avait pourtant moins peur que d'habitude; il se sentait presque brave. Jamais il n'avait éprouvé une telle joie. Les écureuils, hors d'atteinte sur leurs branches, mirent la fillette en garde contre le renard. Celui-ci, qui comprenait ce qu'ils disaient, lança un bref glapissement pour les faire taire.

Janice poursuivit son avance, jusqu'à ce qu'elle fût assez près de Griset pour voir son regard. Elle avait grande envie de toucher la fourrure douce et duveteuse, mais elle savait que le renard ne le permettrait pas. Dix minutes passèrent. Soudain un bruit résonna dans la forêt derrière eux. Griset n'entendait pas se laisser surprendre, aussi s'enfonça-t-il dans les bois.

Bientôt les visites du renard à la petite fille devinrent un rite quotidien. Griset acceptait que son amie le suivît dans la clairière, mais il restait toujours à distance. Cachés derrière un écran de broussailles, sur le versant de la colline, les Schaefer prirent plus d'une douzaine de clichés du renard et de Janice. Ils purent même filmer certaines scènes.

Un matin, en arrivant dans la clairière, Griset la trouva déserte. Il y pénétra, hardiment cette fois, et se

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dirigea vers l'endroit où la fillette avait l'habitude de s'asseoir, près du bosquet de sorbiers. Il constata que Janice venait de partir. Le renard releva bientôt les empreintes de son amie au bord du ruisseau.

Griset suivit sans difficulté les traces des petits mocassins que portait Janice. Il se mit à trotter, s'attendant à tout moment à la trouver assise sur une souche, ou marchant parmi les arbres. Il suivait la piste depuis un long moment déjà, quand il lui sembla que l'enfant avançait d'une façon étrange, comme désorientée. Mauvais, ceci, car elle se dirigeait vers le haut de la Sente Perdue.

La fillette ignorait sans doute que le vieux Pied-de-Velours, le puma et sa compagne, habitaient là-haut, à l'orée des bois. Griset se méfiait de ces gros chats, mais que faire en la circonstance ? Il ne pouvait prétendre s'attaquer aux pumas ! Et comment la prévenir ? Le renard était perplexe. Il avait toujours su résoudre ses propres problèmes, mais quoiqu'il fût sans doute le plus malin de tous les animaux sauvages, il ne voyait pas comment avertir Janice, ni lui indiquer ce qu'elle devait faire. Griset en était là de ses réflexions lorsqu'il tomba sur les empreintes des grosses pattes rondes de Pied-de-Velours. Et ces empreintes recouvraient parfois celles des petits mocassins. Par conséquent le lion des montagnes avait déjà repéré l'enfant et la suivait. Pis encore, il se trouvait entre Janice et Griset.

L'esprit subtil du renard se mit à travailler furieusement. Il n'y avait pas une minute à perdre. Griset quitta le sentier suivi par Janice pour s'élancer à travers bois. Il gagna en hâte le bord du ruisseau et sauta sur le sable qui bordait celui-ci. Là, rien n'entraverait sa course. Le renard vola littéralement le long du rivage, jusqu'à ce qu'il eût l'impression d'avoir dépassé la petite fille. Alors, il escalada de nouveau la berge et s'élança dans un ravin transversal pour rejoindre le sentier.

Un coup d'œil et une rapide inspection du sol lui confirmèrent qu'il ne s'était pas trompé : Janice n'avait

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pas encore passé. Jusque-là, tout allait bien. Griset n'avait entendu aucun bruit, et il était sûr que si Pied-de-Velours avait inquiété Janice, celle-ci aurait crié. Tous les petits êtres agissent ainsi quand ils sont poursuivis par un puma.

Le renard examina rapidement les environs. Il aperçut une petite clairière à l'endroit où le sentier traversait le ravin. De chaque côté du sentier, des buissons touffus offraient un bon couvert. Ne sachant toujours que faire, Griset s'allongea sur le sentier et attendit. Peu après, il entendit un pas léger, et une respiration haletante lui indiqua que la fillette s'approchait en courant. Le renard s'étendit en travers de la piste. Janice n'avait pas encore vu, ni entendu, le vieux Pied de Velours, mais elle se rendait compte qu'elle s'était égarée et commençait à s'inquiéter. La vue du petit renard lui fut une joyeuse surprise. « Tiens, Griset, s'écria-t-elle. Je ne savais pas que tu habitais par ici ! »

Le renard se leva et s'approcha légèrement de Janice. Il se conduisait de façon plus amicale et plus familière qu'il ne l'avait jamais fait. La fillette s'avança vers lui, tendant la main dans l'espoir de lui caresser la tète. Mais malgré toute son affection pour l'enfant, le renard ne pouvait accepter ce geste. Il recula, descendit dans le ravin, puis s'arrêta et regarda en arrière. Tout le plan de Griset dépendait de cette mimique : Janice le suivrait-elle ? Il n'y avait pas de temps à perdre. Le renard ouvrit la gueule toute grande, dans un énorme bâillement qui le fit plus que jamais ressembler à un brave chien. Janice lui sourit et se mit à le suivre, la main toujours tendue.

Griset la conduisit par le ravin jusqu'au bord du ruisseau. Là, au pied du haut talus, ils ne risquaient pas d'être aperçus. Ils avaient une chance de s'échapper, à moins que Pied de Velours ne fût affamé et qu'il n'eût volontairement suivi l'enfant. Griset avait également une autre idée en tête. Il connaissait un endroit où un arbre était tombé en travers du ruisseau, constituant une pas-

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serelle solide. Il avait souvent emprunté ce chemin lorsqu'il voulait descendre dans la vallée par la route que des bûcherons avaient tracée quelques années auparavant. Il savait que, comme lui-même, Pied de Velours détestait l'eau. Si Janice voulait bien traverser le ruisseau pour rejoindre la vieille route, Grise n'aurait plus qu'à inventer quelque ruse pour inciter le puma à partir en quête d'un autre gibier. Le renard avait déjà eu recours à ce stratagème pour dérouter, à l'occasion, des animaux comme Bobo, le loup, ou Caca, le blaireau.

Janice brûlait tellement d'envie de caresser la douce fourrure du renard qu'elle ne songeait plus à rien d'autre. Mais quand le renard s'engagea sur le tronc d'arbre, au-dessus de l'eau, écumante, elle hésita à le suivre. Griset traversa d'une traite, comme pour lui montrer comme c'était facile, puis il revint lentement. Il venait de percevoir la forte odeur du puma. Ainsi donc Pied de Velours avait quitté le sentier et suivait leurs traces dans le ravin. Il fallait agir, et vite !

Griset vint si près de Janice que les doigts de celle-ci frôlèrent la fourrure de son cou; comme le renard se reculait, la fillette s'engagea sur le tronc d'arbre. Griset recula si lentement que la petite fille traversa, sans accorder un regard à l'eau qui coulait au-dessous d'elle. Dès qu'ils furent de l'autre côté de la rivière, Griset entraîna son amie sur la colline. Janice reconnut aussitôt les marques laissées sur les troncs par les bûcherons.

« Oh ! Griset, mais c'est un ancien abattis ! Et comme on traîne toujours les troncs d'arbres au bas des collines, je n'ai plus qu'à suivre cette piste jusqu'à la clairière où je devais rencontrer papa. Oh ! Griset, mon cher petit renard, je te remercie beaucoup. Tu m'as remise sur le bon chemin. Je me demande si tu l'en rends compte ?

Griset comprit, au ton de Janice, que l'inquiétude de la fillette était dissipée. Mais le renard n'avait pas oublié la menace qui pesait encore sur eux. Pied de Velours avait dû se rapprocher de la passerelle. Il appartenait maintenant à Griset de l'empêcher d'aller plus loin.

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Abandonnant la mimique qu'il avait adoptée pour se faire suivre de Janice, le renard s'engagea de nouveau sur le tronc d'arbre, sous les yeux étonnés de l'enfant.

Griset traversa la passerelle et s'assit à son extrémité. Il fit bouffer les poils de sa fourrure, si bien qu'il semblait deux fois plus gros qu'il ne l 'était en réalité.

Pied de Velours était maintenant plus intrigué qu'affamé. En arrivant sur la rive, il aperçut Griset campé sur le tronc-passerelle, lui barrant le passage. Dérouté, le puma s'arrêta et s'assit à la façon d'un gros matou. Alors Griset s'avança vers lui, en petits bonds écoulés, tout en aboyant bruyamment. Ses jappements perçants parvinrent aux oreilles de Schaefer qui descendait justement la vieille route pour rejoindre sa fille dans la clairière. Un instant plus tard, l'homme apercevait Janice sur le chemin.

« Comment diable as-tu fait pour arriver jusqu'ici, Janice ? Janice courut à lui et lui saisit la main : « Oh, papa ! Comme

je suis heureuse que tu sois venu. J'ai voulu attraper un papillon et je me suis perdue. C'est alors que Griset est apparu et il m'a fait traverser le ruisseau. Maintenant, il est là-bas, il cherche à éloigner un gros chat jaune.

Schaefer ouvrit de grands yeux et ses lèvres se serrèrent. Étreignant la main de Janice, il s'approcha de la passerelle que défendait Griset, ramassa un gros morceau de bois et le lança sur le puma. Pied de Velours aperçut l'homme, fit un brusque demi-tour, bondit sur le talus et disparut dans les bois. Griset cessa d'aboyer. Il se tourna, vit Janice avec son père, lança un « Yip plein de fierté, puis, la queue haute, partit le long de la rivière.

Cette même nuit, quand la lune se leva, Griset se rendit sur la crête du Pin. « Yip-yippii o o ooo oo yip », glapit-il. Par la fenêtre ouverte de la cabane, la mélodie qu'il croyait être la chanson de Janice lui répondit. Griset en fut inondé de joie. Il était persuadé que la

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petite fille avait compris, maintenant, qu'il était son ami. Il se remémora la fuite éperdue du vieux Pied de Velours, lorsque l'homme était apparu, et se délecta de cette pensée.

« Yip yippii o o oo yip ! » lança-t-il de nouveau à la lune.

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YIP, le vaillant coyote.

De tous les animaux dont l'Association des gardiens de troupeaux avait décidé la destruction, les coyotes du Red Mesa étaient certainement les plus menacés. Les loups, plus résistants, étaient partis chercher refuge dans le nord, du côté de Medicine Bow. De nombreux oiseaux carnassiers avaient fui à tire-d'aile, pour éviter la viande empoisonnée répandue un peu partout par les chasseurs que l'Association avait engagés. Les martres, les belettes, les chats sauvages, et autres pet i ts animaux qui ne mangent que le gibier qu'ils ont eux-mêmes tué, ne couraient aucun danger. Mais chaque jour, un ou plusieurs membres de la race de Yip disparaissaient, et le chef des coyotes, qui était assez intelligent pour en comprendre la raison, ne savait comment l'éviter.

Bien avant l'apparition des hommes blancs, les ancêtres de Yip avaient vagabondé dans la prairie depuis les montagnes Rocheuses jusqu'aux plaines du sud du Texas. Leurs chants du soir déferlaient sur les campements indiens du Washita, et avaient été incorporés à la musique indigène, dans les canons de Mesa Verde.

Durant des centaines d'années, les coyotes avaient joué un grand rôle dans la vie sauvage de la savane, en empêchant les hordes de lapins, de taupes et de chiens de prairie de pulluler. Mais maintenant, l'ignorance et le

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manque d'imagination des éleveurs de bestiaux et de moutons, les avaient poussés à décréter que tous les animaux carnassiers devaient être supprimés. Pour Yip et ses amis, l'avenir était plus sombre que le plus noir nuage qui eût jamais survolé les vastes pâturages.

Un soir de printemps, Yip poursuivait un lapin dans la partie basse de la rivière La Poudre, quand il aperçut deux chasseurs qui remontaient la vallée, à cheval. Le coyote se précipita derrière un fourré de sauges et s'y tapit. Sa fourrure grise se confondait si bien avec les broussailles, que les deux hommes passèrent à une dizaine de mètres de Yip sans le voir. Cet incident donna au coyote l'occasion de les observer de près, ce qui lui permettrait de les reconnaître par la suite.

Dès que les chasseurs se furent éloignés, Yip se leva pour examiner leurs empreintes. Il suivit longuement du regard les deux hommes qui poursuivaient leur chemin en direction des collines au-delà du Red Mesa; puis il revint à son projet de déjeuner. Inutile de suivre la piste du lapin. Celui-ci devait être loin, maintenant ! Yip trotta vers le bas de la vallée, contourna un troupeau et, s'étant un peu trop approché d'une jument et de son poulain, fut pourchassé à travers le pré et dut franchir en hâte une clôture de fil de fer barbelé.

Un kilomètre ou deux plus loin, Yip rencontra une autre clôture, semblable aux grillages utilisés pour protéger les cerfs et les élans dans les réserves de montagne. Les mailles étaient trop petites pour permettre à Yip d'y passer autre chose que le bout du nez, mais aucune barrière ne pouvait retenir les odeurs affriolantes qui parvenaient au coyote affamé.

Il y avait là des lapins, des taupes, plusieurs colonies de chiens de prairie, comme à la belle époque, avant que l'homme blanc vînt prendre possession de la vallée pour y élever du bétail à la place des buffles et des bisons qu'il avait fait disparaître. Si seulement Yip pouvait découvrir le moyen de pénétrer dans ce paradis ! Il était certain d'y faire un bon repas. Le coyote longea la clôture

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sur plus d'un kilomètre sans trouver d'ouverture; puis il arriva sur un terrain sablonneux. La barrière traversait la zone de sable et s'étendait jusqu'au pied d'une haute muraille de rochers.

Yip examina les éboulis formés de rochers tombés de la face de la muraille, et se dit qu'ils pourraient constituer au besoin une bonne cachette. Il se mit alors au travail et, en très peu de temps, il eut creusé un tunnel dans le sable et prit pied dans l'enceinte.

Yip secoua le sable qui recouvrait sa robe, alla boire à une source d'eau fraîche qui coulait entre les rochers, et se glissa furtivement dans un champ où des taupes étaient en train de déterrer de jeunes plants de céréales. Le reste fut facile. Yip n'eut aucune difficulté à s'assurer un copieux repas, après quoi il s'en fut dans les rochers s'accorder un long somme réparateur.

Peu après le coucher du soleil, Yip sortit par son tunnel et regagna le Red Mesa. La région battue par les chasseurs ressemblait plus que jamais à un désert. Yip trouva les corps de deux de ses amis et, un peu plus loin, un petit tas de plumes grises, restes d'un geai babillard. Le plan que méditait le coyote prit subitement forme. Il allait sonner le rappel de tous les coyotes qui se trouvaient encore dans la région du Red Mesa, et il les emmènerait dans le paradis qu'il venait de découvrir. S'ils prenaient soin de ne pas hurler la nuit et de ne pas se montrer durant le jour, ils pouvaient espérer y demeurer très longtemps sans être découverts.

Les chasseurs campaient au bord d'un cours d'eau près duquel ils avaient trouvé de nombreuses pistes. Ils savaient que cet endroit était le repaire de la dernière bande de coyotes de La Poudre. Comme ils étaient payés en fonction du nombre de têtes qu'ils rapportaient, ils espéraient une abondante moisson.

Cette nuit-là, ils eurent la confirmation que le pays regorgeait de coyotes. Les hurlements et les aboiements commencèrent dès la tombée de la nuit, parlant de la crête du Red Mesa, pour s'étendre ensuite à tous les

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bras de la rivière près de laquelle les chasseurs construisaient leur cabane.

Yip s'était rendu sur une éminence et avait lancé bien fort l'appel de la bande : « Yip, yip, yip, yippy o o o yip, yip ! » Il attendit quelques secondes, puis répéta l'appel. Après un troisième hurlement, il entendit un « Yip ? interrogateur, provenant de derrière la Mesa. Peu après, une grande femelle apparut comme un fantôme gris à la lisière de la forêt. Elle avança prudemment en réponse à un appel sourd de Yip. Les deux animaux s'approchèrent l'un de l'autre, se flairèrent et, par des moyens inconnus des hommes, Yip put donner a Plumette tous les détails de sa découverte. Peut-être ne sut-il pas décrire le bienheureux séjour, mais ses manifestations de joie et d'espoir convainquirent Plumette.

Quelques minutes plus tard, le duo entamé par les deux amis se transforma en une série d'aboiements et de hurlements. Les chasseurs estimèrent qu'il y avait au moins une douzaine de coyotes au-dessus de leur camp. Bientôt, de nouveaux venus se joignirent à Yip et à Plumette. Plus le chœur s'enflait, plus les indécis qui se terraient encore dans les collines se sentaient ébranlés. Vers minuit, tous les coyotes avaient répondu au signal de Yip et s'étaient assemblés au lieu de rendez-vous. Yip se dit que si quelques solitaires n'avaient pu l'entendre, il pourrait les retrouver plus tard. Il se mit alors en route à travers le Mesa, puis descendit La Poudre et montra le chemin jusqu'au tunnel qu'il avait creusé sous la clôture.

Sam Robinson, propriétaire du ranch envahi par Yip et ses amis, avait de graves soucis. Depuis deux saisons, des hordes de rongeurs ravageaient toutes ses cultures. Il avait emprunté de l'argent sur sa ferme, pour acheter le grillage métallique qui protégerait ses champs contre les lapins, chiens de prairie et autres rongeurs. Mais, à sa consternation, les lapins avaient réussi à se faufiler par les trous creusés par les blaireaux et les chiens de prairie. Une fois à l'intérieur, ils s'étaient multipliés avec une

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telle rapidité qu'il avait été impossible de les exterminer. Les taupes et les chiens de prairie coupaient toutes les grosses racines et les lapins mangeaient les premiers tendres bourgeons qui apparaissaient à la surface du sol. Le matin suivant l'invasion des coyotes, Robinson parcourait ses champs d'un air accablé, quand il aperçut la peau et les os d'un gros lièvre. Peu après, il trouva les restes d'une taupe. Petit à petit, l'homme comprit que les coyotes étaient revenus. Il regagna la ferme en courant et appela un autre fermier de la vallée auquel il expliqua qu'un miracle s'était produit.

« Je ne sais pas d'où ils sont venus, mais ils sont ici — du moins y étaient-ils la nuit dernière — et si on vient les inquiéter, on aura affaire à moi.

Slim Banning, le cow-boy, fut de l'avis de Robinson. « Écoutez, Sam, dit-il, j'ai toujours affirmé que c'était une erreur de tuer tous les animaux qui se nourrissent de mulots, de taupes et autres bêtes' de ce genre. Depuis que les coyotes et les chats sauvages ont été empoisonnés, il est impossible de circuler à cheval sans risquer de buter dans un trou. J'ai failli me rompre le cou, l'autre jour, sur le Red Mesa. »

Si Yip s'était douté des discussions qui s'élevaient en sa faveur, il aurait beaucoup mieux dormi cette nuit-là. En attendant, il était bien forcé d'être prudent. Quand il ressentit le besoin de hurler, il comprit que les autres devaient l'éprouver aussi. La deuxième nuit, dès que les coyotes furent rassasiés de taupes et de mulots, qui étaient déjà en voie de disparition, Yip entraîna la bande par le tunnel et les conduisit sur la crête d'où il avait lancé son premier appel.

Il ne proféra pas le moindre « Yip ! » avant d'être assis au clair de lune, au sommet de la colline. Mais, dès qu'il eut commencé, toute la bande se joignit à lui dans un tel concert de louanges et de remerciements que les chasseurs, dans leur cabane à demi construite, se regardèrent avec une lueur de triomphe dans les yeux. Le plus grand des deux bourra sa pipe et annonça :

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« Je crois qu'avant peu, nous aurons la peau de toutes ces sales bêtes ! »

Le souhait du chasseur se serait réalisé, si quelques-uns des fermiers et des propriétaires de bétail de la vallée de La Poudre n'avaient déjà compris leur erreur. Aussi avaient-ils demandé à Sam Robinson de pratiquer des ouvertures dans son grillage, pour que les coyotes pussent descendre dans la vallée et sauver ainsi leurs cultures des terribles rongeurs.

Naturellement, Yip et ses amis ignoraient tout cela. Bien avant le lever du jour, ils terminèrent leur concert, repassèrent le tunnel et regagnèrent leurs cachettes respectives dans les rochers au pied de la falaise.

La nuit suivante, en revanche, quand Yip voulut retourner sur la colline, il s'aperçut que le tunnel avait été muré avec des rochers qu'il ne lui était pas possible de déplacer. Il essaya de creuser un autre tunnel, mais se cassa les ongles sur des pieux enfoncés dans le sol à côté de la clôture.

Après trois tentatives infructueuses, Yip s'assit et se mit à réfléchir. Il était certain que ses amis et lui avaient été attirés dans le piège le plus savant qu'il eût jamais vu ! Leur ligne de retraite était coupée et, pour une bête sauvage, cela signifie qu'il faut agir immédiatement.

Pendant quelques minutes, la panique s'empara de la bande. Les coyotes coururent d'un coté à l'autre de la clôture, mordillant le fil de fer, se cassant les dents et se faisant beaucoup de mal. La première frayeur passée, Yip se rappela qu'il n'avait jamais longé entièrement la clôture. Il n'en avait examiné que trois côtés. Peut-être y avait-il une possibilité de s'échapper en direction de la vallée ? Il lança un « Yip ! » rauque, pour qu'on le suivît et, s'abritant derrière les granges à foin, il contourna la maison des Robinson et conduisit ses amis vers le bas de la colline. Ils trouvèrent là une porte ouverte. Celle-ci franchie, les coyotes se trouvèrent dans une vallée qui leur parut remplie de lapins.

Yip, cependant, avait eu trop peur pour éprouver

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l'envie de chasser. Il s'arrêta sous le couvert d'un arbre plante au pied de la colline. Il n'était plus question de maintenir le calme dans la bande, maintenant. Les coyotes étaient si heureux d'avoir échappé à ce qu'ils considéraient comme un piège, qu'ils hurlèrent joyeusement pendant des heures. Leurs hurlements furent une douce musique, aux oreilles des fermiers anxieux.

Yip n'entendait pas rester à découvert après le lever du soleil. Il chercha un endroit abrité où la bande pourrait passer la journée. Certains des coyotes retournèrent chasser dans les champs, mais Yip et Plumette poursuivirent leurs investigations jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé une ancienne tanière de loup, dans laquelle ils s'installèrent.

Dès lors, la vie des coyotes fut transformée. Pourvus d'une nourriture abondante et d'une sensation de liberté qu'aucun d'eux n'aurait jamais pu imaginer, les coyotes perdirent les poils morts qui pendaient encore sur leurs corps décharnés, engraissèrent et devinrent de belles bêtes, respirant la santé. Se répandant la nuit dans toute la vallée de La Poudre, ils débarrassèrent la région de tous les rongeurs qui s'y trouvaient, rendant ainsi aux fermiers plus de services que n'importe quel subside gouvernemental.

Yip et Plumette avaient une vie aisée. Ils ne s'occupaient guère des autres membres de la bande, se bornant à constater que les coyotes s'étaient installés dans les bois de cèdres, ou dans des terriers à flanc de colline. La chasse ne posait aucun problème. Les lapins avaient pris une telle avance que les razzias nocturnes des coyotes ne parvenaient pas à les exterminer. La présence des coyotes, cependant, avait rendu les rongeurs moins audacieux et ils s'aventuraient rarement dans les champs ou les carrés de légumes, se contentant de leur nourriture habituelle dans les bosquets de sauge. Les chiens de prairie et les taupes avaient été repoussés sur les hauteurs et seules quelques petites colonies étaient demeurées dans les jardins et les champs.

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Un malin, Yip regagna très tôt sa tanière, porteur d'un beau lièvre dodu qu'il destinait à Plumette. En arrivant, il découvrit que sa famille s'était enrichie de cinq nouveaux membres : cinq petits au pelage gris et feu. Ce fut un événement de grande importance dans la vie de Yip. Il monta la garde pendant le jour sur le talus au-dessus de la tanière. Un coyote, qui trottait dans le fond du ravin, se vit enjoindre de s'éloigner. L'ombre d'un faucon provoquait les grondements de Yip, et il pourchassa deux pies dans les bois, leur conseillant en termes rudes de poursuivre leur chemin.

Devançant d'une heure son départ habituel pour la chasse, Yip descendit dans la vallée et revint chargé d'un mulot pour Plumette. Durant les quelques jours qui suivirent, il rapporta tellement de provisions, que les pies et les geais le remarquèrent et qu'il dut les chasser. Yip adorait jouer avec ses petits, pendant que Plumette allait boire à la source. Ces moments paraissaient toujours trop courts au jeune père, si fier de sa progéniture. Mais Plumette ne semblait pas avoir grande confiance dans les talents de Yip. Comme toutes les mères, elle se hâtait de revenir dès qu'elle avait étanché sa soif et pris un peu d'exercice.

Plusieurs heureuses semaines s'écoulèrent ainsi. Un matin que Yip retournait à la lanière, un peu plus tard que d'habitude, il entendit un bruit bizarre dans le champ de Robinson, là où, au début, il avait trouvé tant de gibier.

Yip posa le lapin qu'il portait et dressa les oreilles pour découvrir quel genre d'animal pouvait faire un tel tapage. On eût dit la chanson d'une grande sauterelle de montagne, mais cent fois plus bruyante. Comme il avait toujours vécu loin des fermes, Yip n'avait jamais entendu de faucheuse. Il en fut terrifié, sans la nécessité de ravitailler les petits coyotes, qui mangeaient de la viande maintenant, il aurait immédiatement quitté la vallée. Comme il ne pouvait songer à s'éloigner, il lui fallait se rendre compte du genre d'animal qui pouvait

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hurler ainsi et voir si un danger menaçait sa famille. Depuis les premiers jours, Yip n'était plus jamais revenu dans le champ de Robinson. La vue de la puissante machine que pilotait le fermier lui fit oublier le danger, et jusqu'à ses petits bien-aimés. Le fait que deux chevaux marchaient paisiblement devant le monstre, sans paraître le moins du monde effrayés, calma ses craintes. Il se glissa dans le champ et suivit le passage frayé par la faucheuse.

Il s'aperçut alors que la machine avait fait sortir de terre des centaines de rats et de mulots. Il eût été très facile de les attraper, trop facile, même ! Yip songea que, dans un endroit pareil, les petits coyotes pourraient aisément apprendre à chasser. Quelle aubaine !

La faucheuse avait atteint l'extrémité du champ et revenait vers Yip. Celui-ci s'éloigna vivement. Mais comme Robinson ne lui prêtait aucune attention, il reprit son observation.

Quand Yip repartit, ce matin-là, il était décidé à installer sa famille dans cet éden où la nourriture était si abondante. Il avait peu d'espoir, cependant, de gagner Plumette à sa cause. Pendant tout le trajet de retour, il essaya d'imaginer comment il pourrait lui présenter son projet sous un aspect favorable. Soudain, il eut une idée géniale. Il cacha le lapin dans le creux d'un tronc d'arbre et, pour la première fois depuis qu'il ravitaillait sa famille, il rentra bredouille. Plumette et les petits vinrent à sa rencontre. Yip poussa un soupir las et s'étendit à l'entrée de la tanière. Plumette vint le flairer et lui demanda s'il était malade. Les cinq petits coyotes s'assirent côte à côte, l'air triste et affamé. Yip était excellent comédien — il bâilla, s'élira et fit mine de s'endormir. Il avait commis une erreur, cependant, car les poils de ses mâchoires étaient fortement imprégnés de l'odeur du lapin. Plumette l'observa un moment, puis elle ordonna aux petits de rester sagement au logis et partit en suivant la piste toute fraîche de Yip.

Environ dix minutes plus tard, elle était de retour

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avec le lapin. Yip avait un œil ouvert. Quand il la vit arriver, il décida d'aller terminer son somme un peu plus haut sur le talus, dans un endroit où il allait parfois se réfugier quand Plumette était lâchée. Nous ne saurons jamais comment Yip aurait résolu son problème, ni même s'il y serait arrive car, à l'instant précis où Plumette commençait à partager la viande entre les jeunes coyotes, un des chasseurs traversa le ravin et aperçut la mère et ses petits. Yip se dressa, aboya un avertissement, passa en trombe devant sa famille et se dirigea vers l'homme de façon à lui fournir une cible facile. Puis il s'arrêta, tournant le flanc au danger, et jeta un rapide coup d'œil par-dessus l'épaule. Plumette entraînait le dernier petit coyote dans la tanière.

Le fusil du chasseur claqua et Yip sentit le plomb brûlant lui labourer le dos, juste derrière les épaules. Il se baissa rapidement, fit un bond à droite, puis à gauche, et courut derrière un fourré d'où il put observer son ennemi. Une autre balle vint s'aplatir contre une grosse branche sans causer de dommage.

La seule pensée de Yip était de sauver sa famille en éloignant le chasseur de la tanière. Il ignorait que sa façon d'agir après le premier coup de fusil avait laissé croire au chasseur qu'il était touché. En s'arrêtant derrière le fourré, il l'avait confirmé dans cette conviction. Le coyote cherchait simplement le meilleur moyen d'amener l'homme à le suivre. Si cette tactique réussissait, Plumet le et les petits seraient peut-être sauvés.

Le chasseur descendit de cheval et marcha dans la direction du fourré, l'arme basse. Yip estima la distance qui le séparait d'un gros rocher, situé à quelques mètres de la crête, considéra que son plan était réalisable, et s'élança.

Dans un effort désespéré, il atteignit ce refuge. Un peu plus loin, un pin rabougri offrait un abri momentané, et Yip bondit jusque-là. Une nouvelle balle le frôla.

Quand le chasseur arriva au fourré où Yip était resté quelques minutes, il vit des gouttes de sang sur l'herbe.

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et suivit les traces du coyote sur une courte distance. Puis, convaincu de l'avoir blessé sérieusement, il rechercha son cheval et entama la poursuite.

Yip se dirigeait maintenant vers le Red Mesa et l'endroit où il savait que les chasseurs avaient construit une cabane. Peut-être devinait-il que l'homme le suivrait plus facilement s'il le voyait aller dans cette direction. Quoi qu'il en soit, il entraîna son poursuivant à travers tout la Mesa puis, décrivant un large cercle, il revint juste derrière lui. On imagine la stupéfaction du chasseur s'il avait su, au moment où il dessellait son cheval et annonçait à son camarade qu'il avait enfin découvert le repaire de la bande de coyotes, que le chef de cette bande l'observait à moins de cent mètres de là !

Yip attendit d'être certain que l'homme allait rester un certain temps dans la cabane. Alors seulement il prit le chemin du retour. Plumette s'était rendu compte du danger qui les menaçait et elle était disposée à suivre Yip n'importe où. Le seul endroit qui parût sûr était l'éboulis de rochers, au fond du champ de Robinson.

Tous les coyotes avaient bien vite compris que les fermiers ne leur feraient pas de mal. Le flair subtil de ces animaux leur permettait de distinguer ces hommes des chasseurs. Le jour où il avait entendu la faucheuse, Yip s'était approché de Robinson et celui-ci n'avait pas donné l'impression d'être irrité contre le coyote.

Dès que la nuit fut tombée, Yip entraîna sa famille. Les petits suivaient leur père en file indienne, surveillés par l'attentive Plumette, qui sermonnait quiconque s'écartait de la ligne. Yip avançait lentement. Il venait de passer une journée harassante et sa blessure lui ankylosait les épaules. Les jeunes coyotes le suivaient sans peine. Le petit groupe descendit dans la vallée de La Poudre, puis remonta vers la porte de Robinson. La nuit était calme, parfois troublée d'un aboiement de coyote.

Quand ils furent parvenus à la clôture, Plumette regimba un peu à l'idée de pénétrer dans un endroit où ils avaient été précédemment pris au piège; mais

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Yip resta ferme, et démontra qu'ils devaient passer la porte et entrer dans le champ. Une fois à l'intérieur, Plumette oublia bien vite ses inquiétudes en apprenant aux pet i ts coyotes comment tuer les mulots. Les lapins s'étaient, eux aussi, multipliés clans l'enceinte et la chasse fut bonne.

Yip les quitta pour aller explorer les rochers. Il retrouva chaque chose telle qu'il l'avait laissée, et même la flaque boueuse dans laquelle il se vautrait au début du printemps. Il se sentait heureux et eu sécurité. Sa blessure le gênait déjà beaucoup moins. Peu après, Plumette le rejoignit, suivie de ses petits qui avaient bien mangé et s'apprêtaient à bien dormir.

Dès le lever du soleil, le matin suivant, Yip vit Robinson arpenter le sentier. L'homme s'arrêta pour examiner un lièvre à demi dévoré. Il leva son chapeau et l'agita vers une femme qui était occupée à donner à manger aux poulets, près de la maison.

« Bonne nouvelle ! cria-t-il. Les coyotes sont revenus à temps pour sauver nos choux. Dis aux enfants de bien veiller à ne pas les effrayer. »

Un an plus tôt, la voix de Robinson eût inquiété Yip; mais ce jour-là, elle le réconforta et lui donna l'impression que tout allait bien.

Plumette quitta les petits coyotes endormis pour venir s'asseoir à côté de Yip. Celui-ci observait Robinson qui attela ses deux chevaux à la faucheuse et les conduisit dans le champ. Au début, Plumette n'osa pas suivre la machine; mais lorsqu'elle vit la facilité avec laquelle Yip attrapait taupes et mulots, elle oublia ses craintes. Les deux coyotes suivaient de si près la faucheuse qu'à midi, quand Robinson rentra chez lui pour déjeuner, il téléphona à ses voisins que les coyotes le suivaient comme des chiens. À sa surprise, il apprit que les autres cultivateurs avaient constaté le même phénomène : du haut en bas de la vallée, les coyotes suivaient les faucheuses et exterminaient les rongeurs, fléaux des cultures.

Le deuxième jour qui suivit la réinstallation du coyote

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dans son ancien logis, Yip et Plumette étaient étendus à quelque distance des rochers, quand Yip eut l'impression d'un danger. I1 se dressa immédiatement et aperçut les deux chasseurs. Ceux-ci descendaient la colline, en suivant la piste des coyotes. Les chasseurs vinrent jusqu'à la porte, qu'ils franchirent, et prirent la direction de la muraille de rochers située derrière la maison. Yip constata qu'il se trouvait une fois de plus dans une souricière dont il lui serait bien difficile de sortir. Il savait que le vieux tunnel était bouché et la seule porte était celle que venaient d'emprunter les deux chasseurs. Ces hommes étaient armés de fusils, et des pièges pendaient à leurs selles. Ils portaient en outre des sacs de viande empoisonnée. Yip sentit que tout espoir était perdu. I1 jeta un rapide coup d'œil aux falaises qui le dominaient, comme pour demander aide et assistance au dieu des bêtes sauvages.

Les chasseurs avaient dépassé la maison de Robinson et venaient tout droit sur Yip. À ce moment, Robinson apparut dans l'encadrement de la porte. D'un regard, il comprit la situation. Il se tourna, lança quelques mots à sa femme, et sortit. Il interpella les chasseurs : « Dites donc, vous autres, où vous croyez-vous donc ? »

Les chasseurs s'arrêtèrent et répliquèrent qu'ils avaient été chargés par l'Association de gardiens de troupeaux de détruire tous les coyotes et qu'ils venaient justement de découvrir la cachette de ces animaux.

Yip retint son souffle, car si les mots n'avaient pas de signification pour lui, les gestes étaient clairs. Robinson parla de nouveau, agita les mains et désigna la porte. Un des chasseurs sortit un papier qu'il lut à Robinson. Puis il le remit dans sa poche et s'avança vers Yip.

Robinson saisit une fourche et se planta devant les chasseurs. Yip entendit des sabots de chevaux résonner sur la route de la vallée. I1 se tourna et vit un groupe d'hommes — il n'en avait jamais rencontré tant clans sa vie ! — s'engouffrer dans le champ à bride abattue. Les nouveaux venus se placèrent derrière Robinson. Yip

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comprit que ces hommes étaient irrités, mais il comprit aussi que ce n'était pas contre lui. Après une discussion orageuse, les chasseurs firent demi-tour et s'éloignèrent, suivis par les fermiers menaçants.

Un jour de cet automne, Yip était allé bien au-delà du Red Mesa pour enseigner à deux de ses fils l'art de suivre une piste. Au retour, il passa par l'ancien campement des chasseurs et s'arrêta pour l'examiner. Il n'en restait qu'un tas de cendres et quelques morceaux de bois calcinés. Les fermiers furieux avaient brûlé la cabane !

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TRAPU, le loup gris

À chaque coup de pioche, Gord Williams se rapprochait du louveteau qui, terrorisé, se blottissait au fond de l'antre. Un jeune loup peut connaître l'angoisse de l'inconnu, même à un mois, et celui-là avait déjà été témoin de bien des catastrophes. Il ne pouvait savoir que Williams avait simplement pitié de lui.

Telle était pourtant la vérité. Cet homme savait depuis longtemps que la vieille louve, dont les razzias parmi les troupeaux du haut rio Grande l'avaient à peu près ruiné, élevait ses petits dans un antre de Ute Creek. Un chasseur, mandé par le gouvernement, avait tué la bête la nuit précédente, et Williams avait parcouru quinze kilomètres, ce matin-là, pour chercher les louveteaux. Il ne pouvait supporter l'idée que ceux-ci mouraient de faim. Mais le brave homme ignorait que quatre, sur cinq des membres de la famille, avaient déjà été tués par d'autres animaux sauvages.

Le petit loup tremblait de peur au fond de la tanière. Il avait vu des aigles enlever deux de ses frères, une belette en tuer un autre et le dernier avait été emporté par un grand-duc, tombé du ciel.

Vous comprendrez pourquoi le pauvre petit était persuadé que le monde entier était ligué contre lui.

Quand Williams eut achevé de déblayer un passage, et qu'il plongea sa main gantée dans le trou, le louveteau

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planta ses dents aiguës dans le gros gant en peau de daim. Il voulait se défendre de son mieux, mais ses dents n'étaient pas assez longues pour mordre à travers le gant de l'homme; aussi, quelques instants plus tard, se trouvait-il au grand jour, brandi à bout de bras.

Williams avait décidé de le tuer immédiatement, mais le pauvret ressemblait tellement à n'importe quel petit chiot, que l'homme hésita une minute. Le louveteau fit alors un geste sans précédent : il roula des yeux noirs vers Williams et tira rageusement une petite langue rose.

Williams éclata de rire. « Sacré petit bonhomme ! J'aimerais bien te laisser vivre. Malheureusement, nous n'avons que faire d'un loup dans le pays. »

Le petit animal ne comprenait rien à ce discours, mais il n'était plus du tout effrayé, et il léchait la partie du gant qu'il venait de mordre. L'homme lui caressa la tête de son autre main, qui était nue.

L'amour n'a pas besoin de mots, parfois, pour s'exprimer. Williams comprit que le Contact de sa main avait attendri le cœur du sauvageon. Il s'assit, tenant le louveteau sur ses genoux, et caressa la douce fourrure. « Je vais tenter une expérience, dit-il à haute voix. Personne ne croit qu'un loup gris puisse être apprivoisé, mais j'ai réussi à dresser des chiens très féroces et à me faire aimer d'eux. Je ne vois pas pourquoi je n'arriverais pas au même résultat avec un louveteau qui n'a jamais vu un homme avant moi. Tu as d'ailleurs tout à fait l'aspect d'un petit chien esquimau. Tu t'appelleras désormais : « Trapu. »

Pendant tout le trajet qui les menait au ranch de Williams, le mot « Trapu » fut souvent prononcé, ton-jour accompagné d'une tape affectueuse. La bonté de Williams tombait dans un terrain fertile, car le petit loup n'avait encore jamais connu la moindre tendresse. Jamais bêle sauvage ne fut capturée à un moment aussi propice au dressage que ce jeune représentant d'une race de hors-la-loi dans le monde des animaux.

La première expérience que Williams voulait tenter

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touchait le régime alimentaire. Il savait qu'un ours ne mange pas de viande par goût, mais seulement quand il lui est impossible de satisfaire ses appétits végétariens. Les chiens peuvent être habitués à préférer une pâtée ne contenant aucune graisse animale. Pourquoi ne pas appliquer immédiatement ce régime à bébé Trapu ? Pourquoi n'essaierait-on pas de ne jamais lui donner de viande ?

Aussi le louveteau dina-t-il, ce soir-là, de lait de vache chaud, après quoi il s'endormit tout contre l'oreiller de Williams. En partant le lendemain matin pour se rendre à son travail, Williams offrit à Trapu un jouet qui devint rapidement son trésor le plus cher : une vieille pantoufle, dont le feutre moelleux ne pouvait faire de mal à ses dents.

Durant les six mois qui suivirent, Trapu ne goûta pas le moindre morceau de viande. Il mangeait du pain de maïs avec du lait. Jamais enchaîné, il courait librement dans la maison et suivait fidèlement son maître, comme n'importe quel jeune chien, quand il y était autorisé.

Pendant tout ce temps, son seul camarade de jeu fut Jacob, le gros chat qui partageait avec lui la maison de Williams. Au début, Jacob ne se trouvait pas très attiré par le louveteau, mais à force de vivre avec lui — ils restaient souvent seuls ensemble pendant plusieurs heures — il apprit à mieux l'aimer. Ils devinrent même de bons amis. Ils mangeaient ensemble et se couchaient souvent dans la même caisse, près de la cheminée.

Ce fut au printemps que Trapu apprit pour la première fois qu'il ne devait pas obéir à ses instincts sauvages. Williams travaillait dans la forge, près de la grange, quand il entendit un cri rauque provenant du poulailler. Il regarda dehors et vit Trapu avec, dans la gueule, une poule qu'il venait de tuer. Williams appela le jeune loup et, prenant un solide lacet de cuir, il lui attacha la poule morte autour du cou.

Trapu se sentit en disgrâce. Les jours passèrent et comme la volaille, en se putréfiant, dégageait une odeur de plus en plus désagréable, le louveteau alla se cacher,

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tout honteux, sous la maison, d'où il ne fut plus possible de le sortir. Finalement, Williams se glissa en rampant jusqu'à l'endroit où il se terrait et coupa le lacet. Cette expérience allait donner la mesure de l'attachement de Trapu pour son maître. Celui-ci n'était pas certain que le loup lui pardonnerait jamais.

Trapu était sorti le premier de sa cachette; quand Williams émergea à son tour, le loup lui témoigna, à sa façon, toute sa gratitude d'être débarrassé de la poule. Il lécha la main de Williams et bondit joyeusement autour de lui en poussant de petits jappements. Williams le caressa et lui fit comprendre que la brouille était finie.

Plus que jamais, Trapu devint l'ami fidèle et constant de l'homme. Il apprit à s'occuper du bétail et, enfin, fut autorisé à se rendre seul dans les pâturages et à en ramener les chevaux que Williams utilisait pour les travaux de la ferme.

Une habitude prise pendant son jeune âge persistait. Chaque fois que Williams commençait à préparer son déjeuner, Trapu allait immédiatement chercher sa vieille assiette de fer-blanc toute bosselée, la déposait doucement sur le sol, et s'asseyait à côté. Si Williams n'allait pas chercher aussitôt la pâtée de maïs qui constituait maintenant la principale nourriture de Trapu, celui-ci saisissait alors l'assiette dans sa gueule et la tenait à la hauteur de la table. Parfois, pour s'amuser, Williams faisait mine de ne pas le voir. Dans ce cas, Trapu reposait bruyamment l'assiette, puis la tendait de nouveau. Cette manœuvre amenait toujours des résultats, et provoquait souvent des bagarres amicales dont raffolait le jeune loup.

Trapu avait deux ans révolus, lorsqu'il lui arriva une aventure qui parut effacer la dernière trace de sa nature sauvage. La fin de l'automne fut marquée par une chute de neige précoce et une semaine de température glaciale. Le haut rio Grande était entièrement gelé. Une deuxième tempête de neige recouvrit la glace et une douzaine des bêtes de Williams traversèrent la rivière et se réfugièrent

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dans un coin abrité sur l'autre rive. Trapu savait où elles se trouvaient et, à cette époque, il était si bien au courant du travail de la ferme qu'il lui arrivait souvent d'agir de sa propre initiative.

Un jour que Williams coupait du bois pour le feu, sur la colline au-dessus de la maison, Trapu, las de le regarder, décida de rabattre le bétail épars dans les environs. Il traversa la rivière, suivant les traces laissées par les bêtes et, regroupant rapidement celles-ci, il leur fit reprendre le chemin du ranch.

Williams l'entendit hurler et descendit jusqu'à la rivière pour mieux se rendre compte. Le bétail avait peur de Trapu, car son odeur était celle d'un « loup ». Quand il les conduisait, les bêtes obéissaient précipitamment. Aussi, au lieu de traverser la rivière l'une derrière l'autre, comme elles l'avaient fait auparavant, étaient-elles maintenant massées en un groupe compact. Trapu trottait derrière elles, agitant fièrement le magnifique panache de sa queue. Il n'éprouvait pas la moindre sensation de danger. La masse pesante du troupeau craquela la glace et, au moment où Trapu arrivait au milieu de la rivière, une partie de la croûte bascula, laissant le loup patauger dans un trou d'environ six mètres de diamètre. Trapu savait nager, mais il était bien en peine de sortir de cette eau glaciale.

Williams comprit immédiatement la situation. Il retourna rapidement dans la grange chercher une planche et, muni de celle-ci, il s'élança vers la rivière.

« Tiens bon, Trapu, cria-t-il, j'arrive.... »Un chien aurait usé toutes ses forces à essayer de se hisser sur

la glace, mais le loup ne songeait qu'à se maintenir à la surface, en attendant de voir un moyen de s'arracher à l'étreinte du courant.

Les espérances de Williams s'effondrèrent quand il se rendit compte que la planche était trop courte pour atteindre le trou, par-dessus les morceaux de glace cassée. Il la jeta sur la berge et, courant jusqu'à la sellerie, il saisit rapidement une corde et regagna en hâte la

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rivière. Trapu pataugeait toujours. Il claquait des dents et roulait des yeux blancs, cherchant en vain un moyen de se tirer d'affaire. Williams posa la planche, sur le plus gros des glaçons, s'avança dessus et lança le lasso improvisé. Trapu se dirigeait vers son maître à ce même instant et la boucle du lasso tomba derrière lui. Williams ramena la corde et la jeta de nouveau, sans plus de chance. Il allait encore une fois la ramener quand le loup s'approcha de la corde, la saisit entre ses fortes mâchoires et s'y accrocha jusqu'à ce qu'il eût atteint le bord du trou. Avec l'aide de Williams, il posa une patte, puis l'autre sur la glace. Mais il n'alla pas plus loin, incapable de hisser son arrière-train hors de l'eau.

Williams n'osait pas relâcher la tension de la corde, craignant que l'animal ne perdît l'équilibre et ne tombât en arrière. Ce fut un mauvais moment, tant pour l'homme que pour le loup. Alors, Williams parla :

« Ne t'en fais pas, mon vieux, l'eau s'égoutte de tes poils et tu deviens de plus en plus léger. Courage, vieux ! »

Sur ces mots, il tira brusquement la corde, Trapu détendit ses puissantes pattes arrière et parvint à se hisser péniblement sur le bord. Il tomba à plat sur la glace, sans lâcher pour cela la corde qu'il agrippait toujours entre ses dents. Dès qu'il put empoigner le loup par son collier, Williams le traîna sur la berge, le prit dans ses bras, le porta jusqu'à la maison et le coucha sur une couverture devant le feu.

Trapu était complètement transi, mais une tasse de lait chaud le remit d'aplomb. Après quelques minutes de repos, il se leva, s'approcha de Williams et lui posa sa grosse tête sur les genoux. Ses yeux ne semblaient plus du tout ceux d'un loup, mais les bons yeux reconnaissants d'un setter. L'homme sentit alors qu'il pouvait lui accorder sa pleine confiance. Trapu le devina et s'efforça de faire comprendre à son maître qu'il pouvait compter sur lui.

À partir de ce jour, Trapu bénéficia d'une plus grande

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BRUSQUEMENT, LE HENNISSEMENT D'UN CHEVAL.

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liberté. Il accompagnait Williams partout — même dans les rares visites que l'homme faisait au petit village situé à une trentaine de kilomètres en aval de la rivière. Le loup ne pouvait s'expliquer la réaction des chiens domestiques à son égard. Ceux-ci refusaient de s'approcher de lui et, quand Trapu se dirigeait vers l'un d'eux, essayant d'être amical, le chien déguerpissait aussitôt en poussant des hurlements de terreur. Trapu n'en comprenait pas la raison, mais puisque aucun d'eux ne manifestait le désir de se battre, le loup imagina qu'il était peut-être une sorte de chef.

Il lui fallut apprendre qu'un chef doit défendre son autorité et, comme toutes ses autres leçons, celle-ci lui fut inculquée à la dure école de l'expérience. Parmi les chevaux appartenant à Williams, un poulain de deux ans, du nom de Jim, était le grand ami de Trapu. Le loup se trouvait avec Wiliams le jour où le tout jeune poulain avait été trouvé, presque mort de froid, dans la neige. Il avait assisté au transport de l'animal dans la grange et aux soins qui lui avaient été donnés. Trapu trouva le jeune cheval sympathique et le prit sous sa protection. En grandissant, Jim vint à considérer le loup comme son ami et compagnon de jeu.

Un soir d'hiver, Trapu était étendu devant la cheminée. Williams lisait. Jacob, le chat, était assis près de la tête de Trapu, ronronnant la joyeuse chanson que le loup aimait à entendre. Brusquement le hennissement d'un cheval se répercuta à travers les bâtiments et, un instant plus tard, le cri de chasse d'un loup retentit. Williams se leva précipitamment et courut à la porte. Trapu le bouscula pour passer devant lui et s'élança dans la cour. Trois silhouettes sombres sautaient autour de la palissade qui entourait le corral, essayant d'atteindre les chevaux qui tournaient en rond à l'intérieur. Jusqu'à ce moment Trapu n'avait jamais eu à se battre. Il ne pouvait savoir ce qui l'attendait quand il s'était précipite pour défendre le cheval qui avait réclamé assistance. Un moment plus tard, Trapu se trouvait sur le dos, dans

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la neige, luttant désespérément. Les loups, qui vivaient de meurtres depuis leur sevrage, auraient tué sans hésiter un membre de leur propre race. Williams n'avait pas empoigné une hache pour venir au secours de Trapu. Le fermier tua un loup et en blessa un autre. Le troisième, un très gros mâle, s'arracha à l'étreinte de Trapu et s'enfuit à travers la prairie vers la forêt. Trapu se releva et s'élança à sa poursuite, en proie à un sentiment inconnu jusqu'alors. Pour la première fois, un cri de chasse jaill i t de sa gorge. À cet instant, Trapu n'était plus un chien mais un loup.

Aspirant l'air glacé à pleins poumons, il courait de toutes ses forces. Le loup sauvage était heureux de se battre, mais comme il avait déjà livré de nombreux combats, il désirait choisir l'endroit où se déroulerait celui-ci. Ne craignant que l'homme, il cherchait un emplacement où Williams ne pourrait secourir aisément Trapu.

Au bas des prés de Williams, des castors avaient construit des barrages en travers d'un ruisseau, formant ainsi trois petits étangs. Ces derniers étaient gelés et le loup sauvage savait que l'homme ne s'aventurerait pas sur la glace. Il traversa d'un pas léger la surface polie et, s'arrêtant sur une éminence, fit face à son adversaire. Trapu, lui, glissa et s'étala.

Quand Trapu se releva et put gagner la neige dure, le jappement aigu, perçant, du loup sauvage résonna dans ses oreilles. Il gémit, en avançant à longues enjambées vers son ennemi. Il brûlait d'envie de se battre.

Cette fois-ci, Trapu ne se jeta pas aveuglément dans la bataille comme il l'avait fait auparavant. Les coups qu'il avait reçus au cours de la première échauffourée lui avaient enseigné la prudence. En approchant de son adversaire, il ralentit l'allure, marchant de côté à la manière des loups. Il tenait la tête baissée, crocs découverts, prêt à répondre à toute attaque. Celle tactique ne convenait pas au loup. Celui-ci voulait en finir rapidement, car ses oreilles avaient perçu le bruit de sabots qui se rapprochaient et il savait qu'avant peu l'homme

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apparaîtrait, monté sur son cheval. La plupart des hommes étaient armés de fusils et, dans ce cas, l'étroite barrière constituée par la mare ne serait plus d'aucune utilité.

Il essaya de provoquer l'attaque de Trapu en reculant de quelques pas vers le haut du talus, mais en ayant bien soin de toujours conserver l'avantage de la hauteur. L'instinct de Trapu le prévint contre cette ruse et, cependant qu'il poursuivait sa lente avance, il ne modifia pas la position de sa tète, ni de ses crocs.

Pendant ce temps, Williams avait arrêté son cheval de l'autre côté de la mare, et regardait. Ainsi que l'avait prévu le loup sauvage, le fermier possédait un fusil, mais il n'osait s'en servir dans la demi-obscurité. Les deux adversaires se déplaçaient sans cesse et l'homme craignait de blesser Trapu.

Celui-ci entendit peut-être Williams mais n'y prêta pas attention. Pour le moment, l'influence des trois années passées avec l'homme était oubliée. Cette bataille était la sienne, et il entendait la conduire à sa façon.

Le loup sauvage piétina la neige et, pointant le museau vers le ciel, il exprima sa colère en un hurlement prolongé. Il commit, ce faisant, une grosse faute, car, pour Trapu, ce n'était pas l'heure des fanfaronnades. À peine avait-il entamé son hurlement que Trapu répondait au défi de son ennemi. Il gravit d'un bond la distance qui les séparait, planta ses longs cros pointus dans la partie inférieure de la gorge du loup sauvage et le combat fut terminé avant d'avoir commencé.

Williams en avait assez vu pour comprendre qu'il ne pouvait aider Trapu. Le loup qui aurait attaqué le premier gagnerait le combat. Le fermier ne pouvait que souhaiter que ce fût Trapu. Il attendit que le tourbillon de neige soulevé par les combattants fût dissipé. Quand il put voir plus clair, une grande forme grise gisait sur le sol et une autre s'avançait fièrement vers l'étang, la queue haut dressée. Trapu avait gagné sa première bataille, mais quels en seraient les résultats ? Telle était

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la question que se posait Williams en revenant lentement à la maison, tandis que Trapu trottinait à côté de lui. Certes, le loup avait maintenant goûté au sang chaud et avait retrouvé, en cette occasion, sa nature sauvage. Allait-il redevenir loup, ou bien resterait-il le gentil compagnon que Williams aimait ?

Lorsqu'ils arrivèrent à la ferme, Williams chauffa aussitôt une casserole de lait dans lequel il mit à tremper quelques croûtes de pain de maïs. C'était la nourriture que Trapu aimait le mieux. Mais, ce soir-là, il n'en voulut point.

Williams posa la casserole et se dirigea vers la cheminée. Jacob s'approcha de Trapu, frottant son dos contre les pattes du loup pour lui souhaiter la bienvenue. Il se mit à laper le lait. Ce geste amical rompit le charme et les deux animaux terminèrent le repas ensemble. Puis, calmement, ils regagnèrent leurs places habituelles, devant la cheminée. Williams poussa un soupir de soulagement en se levant pour venir caresser les oreilles du loup. Pour cette fois, le danger de voir Trapu retourner à la vie sauvage était écarté.

Pendant le reste de l'hiver et l'été suivant, le jeune loup resta le bon camarade qu'il avait toujours été. Jim avait terminé son dressage et Williams apprit à Trapu comment le conduire en tirant sur le licol ou la bride. Le cheval était entraîné à demeurer immobile lorsque sa bride pendait à terre. Williams s'amusait souvent à le laisser ainsi; il se rendait alors à quelque distance et envoyait Trapu le chercher. Le cheval et le loup goûtaient fort ce jeu.

Un jour de septembre, Williams ramenait des pâturages un troupeau de jeunes bœufs. Subitement, un des animaux partit dans une mauvaise direction. Si le fermier avait monté un cheval solide, il aurait pu arrêter le bœuf sans difficulté, mais il montait Jim ce jour-là et n'osa pas se servir de son lasso. On avait enseigné à Trapu qu'il devait rester avec le troupeau quand un incident de ce genre se produisait. Le loup ne s'arrêta

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que quelques instants pour voir Williams et Jim disparaître rapidement derrière une crête, puis il reprit sa tâche qui consistait à ramener les autres bœufs à l'étable. Il fallait encore traverser une forêt de hautes futaies, et Trapu eut beaucoup de mal à conduire le petit troupeau sans perdre un seul animal. Quand les bêtes furent parvenues dans une petite prairie, le loup les laissa se reposer un instant pour permettre à Williams de les rattraper. Il s'allongea à l'ombre d'un balsamier, tout en surveillant les bœufs. Ses oreilles dressées guettaient le son des sabots de Jim.

C'était l'heure du jour et le genre de travail que Trapu préférait. Il aimait être avec Williams et Jim et sentir qu'ils travaillaient tous ensemble. Après une attente de cinq minutes, il se leva et jeta un coup d'œil autour de lui. Deux des bœufs s'étaient couchés, les autres attendaient patiemment. Trapu décida d'en profiter et repartit en courant à travers les bois pour tâcher de retrouver Williams. Il arriva bientôt à la lisière de la forêt et fouilla la crête du regard, mais son ami n'était toujours pas en vue.

À cet instant précis, ses oreilles fines perçurent le bruit d'un beuglement furieux provenant de l'autre côté de la crête. Trapu s'élança jusqu'au sommet et examina l'autre versant. Il aperçut Jim dans une clairière, mais Williams n'était pas sur son dos. Pendant un moment, Trapu ne sut que penser, se demandant ce qui avait bien pu arriver. Puis il vit le bœuf foncer à toute allure vers l'endroit où Williams était allongé, à côté d'un tronc d'arbre abattu. Il n'y avait pas une minute à perdre. Le loup dévala la colline, à la rencontre du bœuf furieux, avec l'intention de l'éloigner du tronc d'arbre. On eût dit qu'il comprenait que Williams était blessé et incapable de se défendre.

Hurlant à pleine voix, Trapu barra le passage au bœuf, mais celui-ci ne s'en laissa pas imposer et poursuivit sa charge, tête baissée, renâclant et beuglant de rage. Trapu resta sur place, refusant de reculer d'un centimètre. Le

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bœuf cueillit le loup sur ses cornes et le projeta violemment en l'air. Trapu retomba sur le sol, en proie à une rage telle qu'il n'en avait jamais éprouvé de sa vie. Comme le jour de sa bataille avec le loup, il adopta les méthodes de combat des animaux sauvages. Au lieu de se précipiter de nouveau à la tête du bœuf, comme un chien domestique l'aurait fait, il s'attaqua à sa patte arrière droite et le mordit profondément.

Le bœuf essaya de pivoter sur lui-même, mais sa patte blessée fléchit et il tomba. Trapu s'élança alors à sa gorge, qu'il ne lâcha pas avant que le bœuf eût définitivement cessé de ruer. Cette fois encore, Trapu avait goûté du sang. Quand enfin il se releva et s'éloigna du bœuf, il était véritablement un loup. Williams lui-même n'osa lui parler, mais s'allongea très calmement à côté du tronc d'arbre, pendant que Trapu s'asseyait sur son arrière-train et lançait un hurlement de victoire de sa race. Il écouta ensuite, comme s'il eût attendu une réponse de la meute. Aucun bruit ne rompit le silence, et Trapu chanta de nouveau sa victoire. S'il s'était trouvé une meute de loups pour lui répondre, Trapu aurait peut-être rejoint la bande; mais quand, après plusieurs minutes, son appel n'eût toujours pas reçu d'écho, il s'en alla. Même alors, il semblait avoir complètement oublié Williams. Il se trouvait à une douzaine de mètres de l'homme quand il entendit son nom, prononcé d'une voix douce, amicale. Il s'arrêta et demeura immobile, tandis qu'une affection de trois ans luttait contre la nature sauvage réveillée par le combat.

De nouveau, Williams l'appela par son nom. Cette fois, un peu plus fort : « Trapu, mon vieux, va chercher Jim, amène-le ici. J'ai très mal à la jambe et je ne peux pas me tenir debout. Va chercher Jim, va chercher Jim, Trapu ! »

Trapu se retourna, regarda l'homme fixement et, peu à peu, l'éclat sauvage de ses yeux disparut. Il s'approcha et le bout de sa queue remua légèrement. « Tu es un brave chien, Trapu, tu m'as sauvé la vie. Va chercher

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Jim et nous rentrerons à la maison. Va chercher Jim, Trapu. »Le loup tourna la tète et considéra le cheval, puis trotta vers

celui-ci. En voyant arriver Trapu, le cheval s'ébroua. Le loup commençait à revenir complètement à lui. Il effleura le cou de Jim de son museau, buvant l'odeur d'une présence amie. Jim agita les oreilles et, par jeu, mordilla le loup.

La voix de Williams retentit alors :« Eh ! vous deux ! C'est fini ces gamineries ! Je suis pressé ! »Trapu saisit la bride et conduisit Jim près du tronc d'arbre.

Williams caressa les deux animaux, réussit à saisir l'étrier et se hissa. Finalement, il parvint à se mettre en selle, ménageant sa jambe blessée autant qu'il le pouvait : « Tout va bien, Trapu, rentrons à la maison. »

Le loup trotta à côté de Jim jusqu'à la crête et suivit ensuite les traces laissées par le bétail. Williams était persuadé que la meilleure chose pour Trapu était le travail. En dépit de sa propre blessure, il aida le loup à ramener le troupeau dans l'enclos du ranch.

L'épreuve décisive allait se produire maintenant que Trapu avait goûté le sang d'un animal, nourriture normale des loups. Avant de téléphoner pour qu'on envoie un homme qui s'occuperait de la ferme, Williams décida de tenter immédiatement une expérience qui réglerait la question une fois pour toutes. Il laissa Jim dans la cour et, à l'aide d'une canne, se traîna jusqu'à la cuisine. Il restait un morceau de bœuf frais dans le buffet et il allait l'offrir à Trapu. Si le loup le mangeait, Williams saurait que l'animal n'était plus un compagnon sûr. Si Trapu était devenu loup, alors, en dépit du fait qu'il avait sauvé la vie de Williams ce jour-là, il faudrait l'abattre.

Trapu observa attentivement le fermier, car il n'avait rien mangé depuis le matin très tôt et il avait grand-faim. Il vit Williams prendre quelque chose dans le

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buffet et s'asseoir près du coin contre lequel était appuyé son fusil. Trapu se demandait ce que tout cela signifiait, mais Williams savait toujours ce qu'il faisait, aussi valait-il mieux attendre et voir.

Williams jeta le gros morceau de viande sur le plancher, devant le loup, et prit son fusil. Trapu ne comprenait toujours pas. Il demeura assis un moment, puis, se levant, alla dans l'autre pièce, saisit la vieille assiette bosselée dans laquelle il avait mangé tous ses repas depuis son enfance, et la jeta bruyamment sur le sol. Williams posa son fusil aussitôt et tendit les bras. Le loup vint rapidement à lui et se dressa de façon que la moitié de son corps vînt reposer sur les genoux de Williams. Il glissa sa tête sous le bras de son ami et se serra contre lui.

Williams murmura longuement des mots étranges, que le loup n'avait jamais entendus, mais Trapu ne s'en souciait pas, il savait que tout était rentré dans l'ordre.

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FUSAIN, la marmotte noire.

Fusain, la marmotte, était assise à l'entrée de sa tanière, plus intriguée qu'effrayée. Elle avait conscience qu'un danger menaçait la colonie de marmottes qui, depuis de nombreuses générations, vivaient et combattaient sur les pentes ensoleillées du pic Carson. Mais ses sens, peu développés il est vrai, ne parvenaient pas à déterminer la raison de son inquiétude.

Le soleil brillait dans le ciel bleu. Une douce brise balançait la folle avoine et l'ancolie, mais Fusain ne put y déceler l'odeur de Rôdeur, le lynx qui vivait dans la forêt de sapins, au bas de la colline. D'autre part, un éboulement n'était pas à redouter à cette époque de l'année, puisque la pluie avait cessé depuis un mois.

Une pensée soudaine incita Fusain à l'action. Sans réfléchir davantage, la marmotte donna l'alarme en lançant un coup de sifflet. Toutes les marmottes du bassin quittèrent leur travail pour se mettre à l'abri. Quelques-unes se jetèrent dans le fourré de ményanthes le plus proche. Deux toutes jeunes, incapables de suivre leur mère, se précipitèrent dans une vieille galerie de mine, au pied de la colline, à trente mètres de la tanière de Fusain.

Fusain n'arrivait toujours pas à discerner le moindre signe de danger. Néanmoins, persuadée d'avoir raison, elle jeta un coup d'œil derrière elle pour s'assurer que sa

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propre ligne de retraite n'était pas coupée, et qu'un bond en arrière la ramènerait dans les profondeurs de son terrier. La couleur de Fusain était la véritable cause de son autorité. Sa sagesse était respectée et ses ordres écoutés par toutes les marmottes de la colonie, pour la simple raison que sa robe comportait beaucoup plus de poils noirs que de poils rouges ou gris, si bien qu'elle paraissait noire comme du charbon. Les animaux à fourrure n'aiment pas les pelages baroques, aussi Fusain avait-elle été obligée de combattre et de mettre à la raison presque toutes les marmottes du pic Carson.

Des batailles continuelles en avaient fait un guerrier au corps mince et musclé, un chef dont l'expérience avait été acquise à dure école. En ce moment, au lieu de plonger dans sa tanière comme les autres, Fusain demeurait courageusement immobile, ses petites pattes de devant serrées l'une contre l'autre, les oreilles dressées et les yeux grands ouverts.

Une ombre traversa d'un trait la clairière et la marmotte leva aussitôt les yeux, espérant voir l'oiseau qui l'avait produite, voler paresseusement dans le ciel serein; mais en vain. Son seul instinct l'avait poussée à donner l'alarme. Toute autre marmotte se serait mise en sûreté dans son terrier, mais Fusain savait qu'il était plus pénible encore de sortir de son trou pour faire face à un danger inconnu. Aussi prit-elle le parti de s'asseoir et d'attendre, pareille à une petite statue noire, scrutant la forêt de ses yeux vifs depuis le bord du bassin jusqu'au bosquet de céleris sauvages, à cinquante mètres de là.

Le temps ne compte pas pour une marmotte. Fusain demeura donc immobile pendant plus de vingt minutes. Aucun danger ne s'étant précisé, elle pensa qu'il s'agissait d'une fausse alerte, ou que le faucon qu'elle s'attendait à voir avait gagné un autre terrain de chasse. La marmotte lança un cri guttural, et aussitôt de nombreuses têtes apparurent à l'entrée des terriers.

La mère qui avait abandonné ses enfants fut la première à sortir. Après un rapide coup d'œil aux alentours,

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elle se dirigea vers la vieille galerie de mine où les petits s'étaient réfugiés. Elle se trouvait en terrain découvert et descendait rapidement la pente, en se dandinant, quand Fusain comprit son erreur. L'énorme silhouette noire d'un aigle surgit d'une fissure de la falaise, au-dessus d'un éboulis, et dévala la pente, à moins de deux mètres du sol. Les plumes hérissées de son cou le faisaient paraître deux fois plus gros qu'il n'était en réalité. Ses yeux cruels flamboyaient tandis que ses serres s'ouvraient toutes grandes, prêtes à saisir la marmotte qui s'enfuyait.

Tous les autres membres de la colonie se dressèrent pour mieux voir; tous, sauf Fusain qu'une longue série de victoires avait rendue intrépide. N'avait-elle pas, un jour, mis un faucon en déroule ? La marmotte n'avait pas le temps d'établir une comparaison entre un oiseau qui pesait le quart de son poids, et un autre qui mesurait plus de deux mètres d'envergure et devait être deux fois plus lourd que la plus grasse des marmottes du bassin. En tout cas, que Fusain y eût réfléchi ou non, elle s'élança sur la pente à une telle vitesse que, lorsqu'elle bondit, elle accomplit un saut record d'au moins un mètre et retomba sur le dos du roi des airs. Déséquilibré, l'aigle manqua sa victime et ses serres d'acier se plantèrent dans une touffe d'herbe sèche qu'elles déracinèrent.

La mère marmotte en profita pour se réfugier dans l'ancienne galerie. Mais l'aigle revint de sa surprise avant que Fusain eût gagné l'abri du plus proche fourré de ményanthes. Déployant ses ailes, l'oiseau s'immobilisa et, virevoltant à moins d'un mètre de Fusain, il attaqua de nouveau. Cette fois-ci, les deux serres agrippèrent la peau flasque des épaules de la marmotte.

Jetant un cri de victoire à l'adresse de sa compagne qui l'observait depuis une hauteur, l'aigle prit son vol. Les petites pattes courtes de Fusain battirent l'air désespérément, tandis que la marmotte essayait en vain de s'arracher aux griffes de l'oiseau de proie.

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LES SERRES AGRIPPÈRENT LA PEAU FLASQUE DE FUSAIN..

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Si elle avait pu regarder en arrière, sur la pente de la colline, Fusain aurait vu plus de cinquante petites statues postées à l'entrée de leur terrier, pattes de devant jointes sur leurs gros ventres, comme en prière : amis et ennemis observaient le départ de Fusain vers la mort.

En dépit de la douleur, et de la terreur de se voir à cent mètres au-dessus du sol, Fusain n'avait pas encore abandonné tout espoir. Elle essaya de tourner la tête pour mordre le cou de l'aigle, mais ne réussit qu'à lui arracher une poignée de plumes. Quand elle vit ces plumes flotter dans le vent, la marmotte reprit courage à l'idée qu'elle commettait quelque dommage, et s'attaqua de plus belle au poitrail de son ravisseur.

Fusain ne connaissait rien de la mentalité des oiseaux. Ses efforts n'étaient que la tentative désespérée d'un petit animal terrorisé, mais résolu à se défendre jusqu'au bout. Son action était pourtant beaucoup plus efficace qu'elle ne le pensait, car l'aigle était très fier de ses plumes. Il chercha un endroit où se poser pour tuer sa proie avant que celle-ci l'eût complètement déplumé. La marmotte était encore en possession de toutes ses forces quand l'aigle plana au-dessus d'un bois de sapins broussailleux et vint se poser sur une branche, à moins de trois mètres du sol.

Fusain sentit une des serres se relâcher, car l'oiseau était obligé de l'utiliser pour s'accrocher à l'arbre. La marmotte était maintenant retenue par la branche. Il lui était possible de tourner la tête et une partie de son corps. Utilisant les quatre pattes, elle arracha une touffe de plumes et dénuda la partie inférieure du cou de l'aigle. Ses précédents combats avaient appris à Fusain l'importance d'une prise à la gorge. Juste au-dessus d'elle, les pulsations du cou de l'oiseau lui désignaient l'endroit vital.

Fusain n'avait pas laissé un instant de repos à l'aigle. Celui-ci s'était fatigué à la transporter à travers tout le bassin. Il regarda du côté du pic. D'habitude, sa compagne le suivait et l'aidait à tuer le gibier qu'il avait

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pris. Mais cette fois, elle semblait considérer qu'il viendrait bien, tout seul, à bout d'un aussi petit animal, et elle poursuivait la chasse de son côté. Chaque seconde de répit était à l'avantage de la petite marmotte. Celle-ci savait où résidait sa seule chance de salut, et elle attendait avec plus de patience que n'en aurait montré n'importe quel autre animal.

L'aigle essaya de modifier sa position, pour frapper sa victime. Il ne put y parvenir, car Fusain étreignait fortement de ses deux pattes de derrière la jambe libre de l'oiseau. Un accent de véritable terreur, dans le cri de l'aigle, encouragea la marmotte. Elle affirma sa prise et laboura de ses griffes — ses griffes de fouisseur — les muscles dénudés du poitrail de l'oiseau. L'aigle poussa un nouveau cri, un peu rauque cette fois.

Fusain continua de fouiller avec ses ongles, mais ne mordit pas. Elle préférait se réserver pour porter un coup décisif. L'occasion aurait pu s'en présenter si, dans sa position précaire, l'aigle avait tenté d'achever sa victime. Pour utiliser efficacement son bec crochu, un aigle doit pouvoir le ramener légèrement vers lui au moment de frapper. La position de la marmotte sur la branche rendait ce geste impossible. Pour y remédier, l'aigle essaya de se déplacer; mais il commit l'erreur de relâcher, l'espace d'une seconde, la serre qui agrippait l'épaule de Fusain. Dès que la marmotte sentit mollir l'étreinte de son ennemi, elle se tourna et planta ses dents longues et acérées dans les muscles de la patte de l'oiseau.

Cette fois-ci, le cri de l'aigle trahit la panique. Si cette patte était sérieusement blessée, il ne pourrait plus jamais chasser. La marmotte semblait faire de son mieux pour la lui arracher. Dans un violent effort pour se libérer, l'aigle battit lourdement des ailes, mais ne put réussir à se soulever. Il bascula et tomba sur le dos, entraînant Fusain toujours accrochée à sa patte.

Le reste du combat ne fut qu'une mêlée. Les deux adversaires roulèrent au long d'un talus herbeux, qui

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aboutissait à la rivière, dévalèrent la berge et piquèrent une tète dans un peu plus de cinquante centimètres d'eau. Fusain dut alors lâcher prise, pour pouvoir respirer. Elle nagea vers la rive et se jeta sous un fourré de ményanthes. Hors de danger, elle observa l'aigle de sa retraite. L'oiseau gagna tant bien que mal une petite plage. Après un moment de repos, il s'envola, dans un long déploiement d'ailes, et se dirigea vers le sapin le plus proche.

La marmotte lécha ses blessures et constata que celles-ci n'étaient pas graves. Elle décida de retourner à son logis. Elle venait d'apprendre, à ses dépens, les dangers des attaques aériennes. Désormais, elle prendrait bien soin de ne pas s'avancer à découvert avant de s'être assurée que le ciel ne recelait aucun ennemi.

Les courtes pattes d'une marmotte ne sont pas faites pour les longues marches. Fusain mit une journée entière à parcourir le trajet qu'elle avait effectué en quelques minutes par la voie des airs. La nuit était tombée quand elle parvint au plant de céleris sauvages, près de son gîte. Elle pensait trouver la colonie fort occupée à emmagasiner des provisions pour l'hiver. À sa grande surprise, toutes les marmottes étaient cachées dans leurs terriers.

Fusain fit halte à l'ombre d'un rocher pour réfléchir. Elle distinguait très bien la piste qu'elle s'était frayée du plant de céleris à l'entrée de l'ancienne galerie de mine. Elle en connaissait chaque tournant et l'utilisait presque toujours lorsqu'elle regagnait sa tanière, car celle-ci avait une entrée privée dans le tunnel, sur une saillie de roc, juste au-dessus d'un ancien puits. Fusain avait découvert ce passage l'année précédente et l'avait agrandi pour plus de commodité.

Les étais de bois qui soutenaient les murs du tunnel étaient tellement vermoulus que la marmotte prenait toujours bien garde de ne pas les toucher. Un jour qu'elle avait simplement effleuré l'un d'entre eux, le bois pourri avait cédé, et plusieurs rocs s'étaient écroulés

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dans la galerie. Fusain avait compris le danger. Toutefois, en rasant les murs et en veillant à ne prendre appui que sur les rochers qu'elle savait solides, la marmotte considérait que cette piste était assez sûre.

Assise à l'abri du rocher, Fusain observa les alentours. Elle ne craignait pas les oiseaux, à cette heure-ci. Les quelques hiboux qui fréquentaient le bassin dépassaient rarement la partie boisée, et encore était-ce uniquement pour s'attaquer aux souris ou aux mulots. Un animal autre qu'une marmotte aurait sans doute traversé le plant de céleris et suivi une des anciennes pistes. Mais Fusain était plus avisée. Elle ne voyait ni ne sentait aucun danger, et pourtant l'instinct qui l'avait avertie de l'attaque de l'aigle lui disait qu'un ennemi était tapi dans l'ombre, au-dessous de la vieille galerie. Le fait que toutes les marmottes avaient disparu prouvait bien qu'il se passait quelque chose d'anormal.

La journée de Fusain avait été longue et harassante. Après le combat et les longues heures de marche, la marmotte était exténuée. Elle rêvait de pouvoir enfin s'allonger sur son lit confortable et retrouver la sensation de paix et de sécurité que l'on n'éprouve que chez soi.

Trop subtile pour se lancer tout bonnement dans la clairière, elle contourna le plant de céleris, s'arrêtant à plusieurs reprises pour scruter le couvert qui la séparait de l'entrée de la mine. L'air était plein d'odeurs familières. Elle s'arrêta pour flairer l'endroit où une de ses rivales avait déterré une racine de choix et, pour une raison qu'elle ne chercha pas à déterminer, l'avait abandonnée.

Fusain traversa une piste qui portait de nombreuses traces de griffes, comme si les marmottes l'avaient parcourue très rapidement. Elle crut comprendre qu'aucune marmotte n'avait encore été tuée. Son cerveau, qui n'avait jamais été très actif, ne pouvait expliquer tous les phénomènes étranges qui se déroulaient devant ses yeux. En approchant de l'entrée de la galerie, la marmotte se sentit moins inquiète. Il ne restait plus qu'un

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point dangereux à franchir : une vieille pile de troncs, abandonnés plusieurs années auparavant par les mineurs qui avaient percé la galerie, pouvait dissimuler un ennemi. Plus que trois mètres, et Fusain serait dans un abri aussi sûr que son terrier.

Elle s'assit et observa la clairière. Elle claquait nerveusement des dents, tout en regardant à droite, à gauche et derrière elle. Fusain avait la conviction que ces troncs d'arbres cachaient le danger. Elle le savait aussi sûrement que si elle avait pu distinguer les yeux flamboyants de Rôdeur, le gros lynx aux oreilles velues.

Fusain affermit ses pattes de derrière sur le sol rocailleux avant de prendre son élan. Elle réussit à traverser la zone découverte si vite que le lynx calcula mal son coup. La marmotte atteignit l'entrée de la galerie au moment précis où Rôdeur rebondissait, léger comme une plume, pour se lancer aussitôt à sa poursuite.

Aucun animal autre qu'un membre de la famille des chats n'aurait osé s'enfoncer dans l'obscurité du tunnel. Mais Rôdeur voyait aussi clair que la marmotte. Celle-ci avait le seul avantage de connaître tous les coudes et détours du chemin.

Fusain courait de toutes ses forces. Elle était parvenue au fond de la galerie, quand le lynx bondit de nouveau. La marmotte esquiva le coup et commença l'escalade du puits. Rôdeur, furieux d'une telle déconvenue survenant après plusieurs heures d'attente vaine, poussa un cri perçant de rage et tenta de la suivre. Fusain était serrée de trop près pour penser à l'étai vermoulu. Elle le heurta dans sa course et, se rappelant sa précédente expérience, se rejeta de l'autre côté. Quelques blocs de pierre tombèrent derrière elle; un instant plus tard, un grondement terrible retentit et le mur de soutènement s'effondra.

La marmotte ne prit pas le temps de se retourner, mais grimpa jusqu'à la saillie qui se trouvait juste en dessous de sa tanière. Elle entendit Rôdeur se débattre dans les affres de la mort, et s'assit

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pour écouter. Tout ceci était bien étrange, beaucoup trop compliqué pour l'entendement d'une marmotte exténuée. Quand tout fut redevenu calme, Fusain grimpa dans la tanière, se traîna auprès de sa réserve d'écorces et de racines, mangea de bon appétit, et dormit profondément jusqu'à ce que la lumière d'un nouveau jour la réveillai. Elle s'étira, comme l'eût fait un chien, bâilla, se leva et sortit pour aller examiner la scène où s'étaient déroulées ses aventures de la veille.

La moisson battait son plein. Les vieilles marmottes qui, de tout l'été, n'osaient s'aventurer à plus d'un mètre ou deux de leur tanière, s'étaient avancées jusqu'au plant de céleris et aidaient à extraire les bulbes que les jeunes marmottes transportaient dans les entrepôts de la colline. Dans toute la colonie régnait une ambiance de sécurité et de triomphe. Chaque marmotte semblait savoir que Rôdeur ne les importunerait plus jamais. Fusain avait rarement vu ses sujets aussi libres et aussi heureux. Elle lança un cri joyeux, signalant à ses amis que tout allait bien, puis s'étendit au soleil pour un somme bien mérité.

Vers midi, elle s'éveilla et s'assit pour jeter un coup d'œil autour d'elle. Elle fut intriguée par ce qui lui parut être un petit tas de neige à la lisière du bois. Fusain n'avait encore jamais vu de tente. À peine avait-elle aperçu, une fois ou deux, des hommes dans le bassin.

La galerie dans laquelle gisait Rôdeur avait été percée, plusieurs années auparavant, par un vieux prospecteur. Le jeune homme qui sortait maintenant de la tente qu'observait Fusain, était son fils. Il s'était souvenu de l'emplacement dont son père avait toujours dit qu'il deviendrait un jour une importante mine qui les enrichirait tous.

Le jeune homme était accompagné de sa femme et de son fils Tommy, âgé de dix ans. Tandis que Fusain se demandait toujours d'où pouvait bien provenir la masse de neige, les trois personnages s'acheminaient le long de l'ancienne piste vers le terril, semant la panique dans le

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groupe de moissonneurs. Toutes les marmottes se ruèrent dans leur terrier. Toutes, sauf Fusain. Celle-ci demeura tapie sur un rocher et observa les mouvements des étrangers. Ces créatures ne dégageaient aucun effluve inquiétant. Au contraire, la voix de la jeune femme avait des intonations très plaisantes, semblables à celles de la perdrix des neiges lorsqu'elle construit son nid.

Fusain s'intéressa plus au jeune garçon qu'à ses parents. Quand l'homme eut commencé à déblayer les gravats et les rochers de l'ancienne galerie, et que sa femme se fut installée pour lire, à l'ombre de l'ancienne forge, Fusain observa le petit Tommy. L'enfant vint sur la pente de la colline et s'assit sur un rocher, non loin du terrier de la marmotte. Apercevant celle-ci, il lui adressa aussitôt des signes amicaux.

N'ayant rien vu ni senti qui pût l'alarmer, Fusain resta étendue sur son rocher, examinant l'enfant de ses petits yeux brillants, sans témoigner la moindre inquiétude. Tommy lui parla longuement, d'une voix douce et agréable. Quand l'homme abandonna son travail, la femme rappela son fils. Tommy dit : « Au revoir. Demain, je t'apporterai quelque chose de bon ! »

Fusain comprit très vite que quand Tommy grimpait sur la colline, tendait la main et disait : « Viens, j'ai une carotte pour toi », cela signifiait quelque chose à manger.

Un jour que la marmotte mâchonnait un navet apporté par Tommy, un événement merveilleux se produisit. Le petit garçon leva la main et la posa délicatement sur la tête de Fusain. Celle-ci sentit son cœur se gonfler de joie, comme s'il allait s'échapper de son corps. Rien de pareil ne lui était jamais arrivé auparavant. Elle interrompit son repas et demeura immobile. Tommy passa plusieurs fois la main, tout doucement, sur la tête et le dos de Fusain. Pas un muscle du corps de la marmotte ne bougea. Quand les caresses cessèrent, Fusain vint se blottir contre son ami, faisant très bien comprendre qu'elle avait été sensible à ses marques d'affection.

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À partir de ce jour, Tommy devint le dieu de Fusain. Elle l'aimait comme un chien idolâtre son maître. Tôt levée, la marmotte s'impatientait lorsque Tommy tardait à lui apporter son festin quotidien de carottes. Elle prenait alors le chemin de la tente, pour aller à la rencontre du garçonnet. Les parents de Tommy s'en amusaient et produisaient une sorte d'aboiement qui lui plaisait beaucoup.

Au bout d'un mois, d'autres marmottes vinrent goûter aux carottes. L'enfant était souvent le centre d'un groupe de petites bêtes qui se poussaient et se bousculaient, tant elles étaient pressées d'expérimenter la nouvelle nourriture. Fusain, cependant, prenait bien soin de s'asseoir tout près de la main de son ami, et aucune autre marmotte ne connut le contact magique de ses caresses.

L'homme commençait à perdre courage. Un après-midi, il quitta son travail plus tôt que d'habitude. Tommy dit « au revoir » aux marmottes et accompagna son père dans la tente. Fusain s'étendit sur son rocher favori et les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils fussent entrés dans l'étrange tas blanc qu'elle prenait toujours pour de la neige.

Un sifflement aigu, poussé par une des marmottes les plus âgées, fit sursauter Fusain. Un instant plus tard, son sang se glaça dans ses veines lorsqu'elle aperçut le long corps mince et brun d'une belette, juchée sur un madrier à côté de la galerie. Terrorisée par la tète triangulaire et les petits yeux noirs de la belette, Fusain fut un moment incapable de bouger.

Lorsqu'une belette vient s'installer, avec sa famille, à proximité d'une colonie de marmottes, tout espoir est perdu, et Fusain le savait bien. Le terrier le plus profond n'était d'aucune protection contre ces cruelles petites créatures blanches et brunes.

Fusain se voyait perdue. Affolée, elle tourna la tête et

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aperçut l'étrange terrier dans lequel vivait Tommy. Elle se reprit à espérer. Peut-être Tommy allait-il l'aider ? En tout cas, la marmotte ne voyait aucune autre chance de salut. Au lieu de se diriger vers son gîte, elle bondit dans le plus proche fourré et contourna l'endroit dangereux pour retrouver la piste de Tommy. L'odeur de son ami la réconforta, et elle courut aussi vite que ses courtes petites pattes le lui permettaient jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à la tente.

L'homme et la femme étaient assis à côté du feu où cuisait leur repas. En voyant Fusain, ils firent tous deux le drôle de bruit pareil à un aboiement et appelèrent Tommy qui sortit de la tente. Le garçon s'assit sur un rocher et attira la marmotte sur ses genoux. Les dents de Fusain s'entrechoquaient nerveusement; la marmotte était épouvantée et ne s'en cachait point. Tommy lui caressa la tète et gratta doucement la cicatrice laissée par la griffe de l'aigle. Mais ce geste lui-même ne réussit pas à calmer les craintes de la marmotte. Tommy perçut son angoisse. Il appela son père et lui désigna la galerie. Peu après, l'homme entra dans la tente et en sortit avec un objet que Fusain prit pour un bâton noir luisant. Tommy emporta la marmotte. En approchant de la mine, Fusain se remit à trembler et elle se blottit tout contre la joue de Tommy. Ce dernier et sa mère s'arrêtèrent à côté de la piste, tandis que l'homme continuait.

Fusain se jucha sur l'épaule de Tommy et observa. Elle était surprise du courage de l'homme. Elle aperçut une lueur brune près de là forge. Il y eut un grondement sec comme un coup de tonnerre, et bientôt l'homme reparut. Il tenait la belette morte par la queue.

Fusain ne voulut pas s'en approcher, même lorsqu'elle fut certaine que son ennemie était morte. Mais quand Tommy l'eut transportée dans son terrier, et qu'il l'eut caressée en lui déclarant que tout allait bien désormais, la marmotte se sentit beaucoup mieux et alla se coucher.

Ce fut le jour suivant que Fusain vit l'homme sortir la carcasse malodorante de Rôdeur, le lynx, de la galerie.

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Il la jeta sur un tas d'immondices, et retourna en hâte dans le tunnel. Quand il en ressortit, il tenait dans les mains quelques fragments de rochers noirs. Il cria si fort que toutes les marmottes se ruèrent vers leurs terriers. Tommy et sa mère accoururent sans bruit, et les trois bavardèrent longuement. L'homme montra quelque chose, pointant un doigt du côté du tunnel, puis vers les ronces où se trouvait le corps du Rôdeur et enfin désigna Fusain.

Tout ceci était bien curieux. Fusain descendit vers le groupe, espérant que Tommy n'avait pas oublié de lui apporter quelques carottes. L'homme et la femme parlaient en même temps, ramassant les morceaux de roches noires pour les examiner de plus près. Ils étaient tous trop excités pour faire attention à la marmotte qui se rapprocha pour voir une des pierres. Elle ne remarqua rien d'extraordinaire. Fusain savait depuis longtemps que la montagne était bourrée de ces cailloux noirs. Il est vrai que ceux-ci n'étaient apparus dans la galerie que le jour où Rôdeur avait fait effondrer l'étui vermoulu.

Tommy aperçut enfin Fusain et la prit dans ses bras. L'homme s'approcha et caressa la tête de la marmotte. La femme abaissa son visage et émit quelques sons très doux qui rappelèrent à Fusain les rossignols au printemps.

Plus tard, d'autres hommes vinrent travailler dans la galerie. De nouvelles bâtisses furent construites et de longues files de mulets emportèrent les cailloux noirs en bas de la montagne. Jamais ces hommes ne molestèrent les marmottes et il y eut toujours un tas de bonnes choses à manger près de la tanière de Fusain.

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FLOCON, le lapin des neiges (1)

Sa vigilance et son agilité avaient permis à Flocon d'atteindre l'âge de trois ans, véritable record pour un lapin gîtant dans la région des Cinq Rivières. Jusqu'à ce jour, Flocon avait su échapper aux griffes et aux crocs de tous les carnassiers. Mais il portait néanmoins les traces d'une vie mouvementée.

Il avait en effet perdu la moitié de l'oreille droite, le jour qu'un renard roux avait failli être plus malin que lui. Lors d'une période de disette, Flocon avait commis l'imprudence de s'aventurer trop loin du fourré de pruniers sauvages dans lequel se trouvait son terrier. Cette oreille coupée lui donnait un air impertinent, qui contrastait avec le doux caractère du lapin. Flocon portait également une longue cicatrice sur l'épaule gauche, souvenir d'une rencontre avec un lynx. Pour bondir, il lui fallait compter sur la détente de sa patte gauche, depuis le jour où les dents d'une martre dorée s'étaient enfoncées dans le tendon de sa patte droite.

Si l'assurance sur la vie avait existé parmi les animaux sauvages, les lapins des neiges eussent certainement versé les primes les plus élevées. Et pourtant, dans cette forêt où la mort se dissimulait derrière chaque

(1) Littéralement, lapin botté de neige. (N.D.T.)

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arbre, chaque buisson, on trouvait dix traces de lapin pour une empreinte d'autre bête à fourrure.

En dépit de tous les dangers, Flocon et ses congénères poursuivaient leur petite vie sociale. Ils payaient chaque nuit de lourds tributs à l'appétit des carnassiers, mais, le lendemain, ils revenaient danser dans les clairières, plus nombreux encore que la veille. Ignorant le renard tapi dans l'ombre, le lynx rôdeur, le grand-duc blanc qui pouvait fondre sur eux à la muette, ils allaient leur petit bonhomme de chemin.

Malgré trois expériences désastreuses, Flocon n'avait pas perdu pour autant son goût de la danse. Sa trace, facilement reconnaissable par suite de la blessure de sa patte droite, apparaissait toujours la première sur les pistes conduisant à la clairière où se tenaient les danses, après chaque nouvelle chute de neige. Cette opiniâtreté à braver le danger eût été considérée comme du courage chez n'importe quel autre petit animal de la forêt.

Une tempête venait ce jour-là de recouvrir le sol d'une épaisse couche de neige légère et poudreuse, dont aucun vent n'avait encore durci la surface. Pour une fois, les lapins avaient l'avantage sur les carnassiers. Une pleine lune rendait la soirée plus tentante encore. Flocon s'était clapi, un peu avant la tempête, dans un terrier creusé sous les basses branches d'un balsamier. Il se débarrassa de la neige qui l'emmurait et fronça le nez, humant l'air pour s'assurer qu'il ne courait aucun danger. Flocon se fiait d'ailleurs plus volontiers à son instinct qu'à ses sens. Des années passées à esquiver des dangers imprévisibles l'avaient doué d'un instinct bien supérieur à celui de la plupart des lapins.

S'étant rapidement assuré de la direction du vent, Flocon bondit hors de son halot, déployant ses larges pattes de façon à couvrir la plus grande surface de neige possible. Le lapin se sentait fort dispos, après un répit de près d'une semaine; il ébaucha quelques pas de danse, lança une ruade à la lune, puis se mit à galoper à travers une clairière, jouant à fuir un ennemi imaginaire.

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Le fait est qu'il eût aimé être poursuivi par Touffu, le renard roux, ou par Oreille-Velue, le lynx, car il avait rarement trouvé neige qui lui fût aussi favorable. Celle-ci pouvait encore le porter, mais était trop molle pour résister au poids d'un carnassier.

Rien ne se produisit. Après s'être reposé un moment, Flocon s'enfonça dans un fourré dont il entreprit de tasser la neige. Pour atteindre ce résultat, il traversa plusieurs fois le fourré, en petits bonds écourtés. Chaque fois qu'il arrivait dans la clairière, il s'assurait que rien n'avait changé depuis son précédent passage.

Quand il eut établi une bonne piste dure à travers tout le fourré, il traça une série de passages latéraux.

Quiconque n'eût pas connu les mœurs des lapins des neiges, aurait pensé qu'une douzaine d'entre eux habitaient ces buissons. En réalité, ce dédale était l'œuvre du seul Flocon, qui savait que tous ses congénères de la forêt étaient occupés à fabriquer de semblables labyrinthes, pour dérouter les renards et autres chasseurs.

Flocon s'amusait follement. Il paraphait l'achèvement de chaque piste d'une petite ruade à la lune, lorsqu'il arrivait à la lisière du fourré. Son travail terminé, il prit le chemin du terrain de danse, qui se trouvait environ cent mètres plus bas. Soudain, son instinct l'avertit de la présence d'un danger. Il s'arrêta net et demeura immobile sur la neige. Sa forme et sa fourrure blanche le rendaient invisible, même au regard perçant du grand-duc blanc qui venait de survoler le fourré, pour se poser ensuite sur la branche d'un sapin mort, à moins de dix mètres du lapin. Flocon scruta la clairière devant lui. Il était parti contre le vent et celui-ci ne lui apportait aucune odeur d'ennemi. Le lapin tourna sa bonne oreille de l'avant vers l'arrière, si lentement que le hibou ne le remarqua pas. Flocon ne perçut aucun bruit inquiétant; aussi, après plus d'une minute d'attente, fit-il taire son instinct alarmiste. Il s'élança dans la clairière pour gagner l'abri d'un sapin.

À l'instant où le lapin effectuait son premier bond, le hibou

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regardait dans une autre direction, et son envol en fut retardé d'une fraction de seconde. Mais comme il n'avait qu'à se laisser choir d'une dizaine de mètres, alors que Flocon en avait le double à parcourir, l'issue ne faisait aucun doute. Le cri de victoire de l'oiseau se répercuta par la forêt, annonçant que la première victime de la nuit était tombée aux serres du hibou.

Courant de toute la force de ses trois pattes valides, Flocon vit qu'il n'atteindrait jamais le sapin à temps. Le grand-duc avait estimé la vitesse du lapin avec précision. Il fonçait comme un boulet sur l'endroit où la proie convoitée se trouverait une fraction de seconde plus tard. La carrière d'un lapin moins expérimenté se fût terminée là, car les ailes du hibou s'étendaient assez loin pour prévenir tout écart à droite ou à gauche; mais le rusé petit animal n'était pas une proie facile. Il s'assit brusquement dans la neige, arc-boutant ses puissantes pattes de derrière pour freiner son élan. Le grand-duc fila comme une flèche au-dessus de sa tête, éraflant l'oreille déchirée d'une de ses serres, et s'abattit dans la neige molle.

Flocon en profita pour s'esquiver derrière une touffe de groseilliers qui émergeait de la neige. Si prompt que fût le grand-duc à se remettre de sa surprise, il avait manque son coup, et un lapin sait profiter d'un tel échec. Plusieurs secondes avant que le hibou fût de nouveau prêt à l'attaque, Flocon avait contourné le sapin et s'élançait dans la forêt.

Il arriva au terrain de danse un peu en retard pour la grand-marche, mais personne ne sembla le remarquer. En quelques minutes, il avait retrouvé tout son sang-froid; oubliant son aventure, il se mit à faire des courbettes, des petits pas de côté et des entrechats cocasses, avec les meilleurs danseurs de la région.

La salle de bal des lapins é ta i t une vaste clairière, entourée de tous côtés par une forêt de sapins. Un peu plus loin s'étendait un massif de genièvres épineux; au-delà, le terrain montait en pente douce vers le pied

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d'une haute muraille de rochers. Si le soleil brillait le lendemain, la neige formerait, la nuit suivante, une légère croûte. Alors les lapins pourraient vraiment s'amuser. La croûte serait trop faible pour supporter le poids d'un carnassier, alors que les pattes légères des lapins leur permettraient de jouer en toute liberté, an nez et à la barbe des lynx ou renards tapis dans l'ombre.

Pour tout autre qu'un lapin, tous les danseurs se ressemblaient. Seul Flocon portait une marque distinctive. Il y avait bien la « beauté » du bal, une petite lapine dont la robe blanche était peut-être plus immaculée que celle des autres. Elle semblait plus fine, et dansait avec beaucoup de grâce. Flocon, charmé, fut bientôt son admirateur le plus fervent et tous deux dansèrent longuement ensemble, tournant sur eux-mêmes et se faisant des courbettes. À la croisée de deux sentiers, ils firent mine d'être fâchés, et décampèrent chacun dans une direction opposée. Arrivés à la lisière de la clairière, ils parcoururent un demi-cercle, Follette vers la droite, Flocon vers la gauche, pour se retrouver à la partie extrême du cercle. Ils s'arrêtèrent alors, simulant la surprise. Leurs nez se touchèrent, puis ils s'éloignèrent de nouveau en courant, chacun de son côté.

Tout ceci était fort amusant, et la danse ne se termina que lorsque les premiers rayons du soleil vinrent rosir les cimes des sapins. Flocon regagna son bosquet de pruniers, mangea quelques morceaux d'écorce de sorbier, puis alla se coucher. Au crépuscule, il reprit le chemin du terrain de danse. Cette nuit promettait d'être encore plus animée que la précédente. En effet, Flocon aperçut, le long du sentier qu'il avait utilisé la veille, la longue rangée de traces rondes laissées par un lynx. Un peu plus loin, il vit du sang sur la neige et quelques lambeaux de fourrure blanche. Flocon contourna cet endroit, mais il n'avait pas l'intention de manquer la danse pour si peu.

Quand la lune fit son apparition, les lapins en foule emplissaient la clairière réservée à leurs ébats. Flocon

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LE GRAND-DUC FONÇAIT COMME UN BOULET....

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retrouva sa partenaire de la nuit précédente, et leurs relations furent encore plus amicales. Ils dansèrent un moment, puis se reposèrent à l'abri d'un balsamier, regardant les autres danseurs courir, sauter et faire des entrechats.

Cette position en bordure de la clairière, hors du vertige de la danse, donna à Flocon un léger avantage sur les autres. Il aperçut le premier les yeux brillants du lynx qui approchait en rampant à travers la forêt, de l'autre côté du parc. Aussitôt, Flocon donna l'alarme en tambourinant sur le sol avec une de ses pattes de derrière. Puis, sans attendre de voir si son signal avait été entendu, il détala, passa le balsamier et gravit à toute allure la pente qui aboutissait à la muraille de rochers, suivit de près par Follette.

Il se trouvait déjà à mi-chemin quand il comprit son erreur, et la malice du lynx. L'animal qu'il avait aperçu de l'autre côté de la clairière était le vieux Jim, posté là justement pour qu'on le vît. La mère lynx et ses quatre petits, déjà grandelets, se tenaient cachés non loin du balsamier au pied duquel Flocon s'était assis. Les lapins avaient réagi exactement selon les prévisions des gros chats : ils s'étaient précipités sur la colline conduisant à la falaise. Maintenant, les lynx leur barraient toute retraite vers les arbres protecteurs. À chaque bond des fugitifs, les chasseurs étaient plus sûrs de les acculer à la muraille des rochers.

La neige glacée était assez solide pour supporter les lapins, et ceux-ci en profitaient pour avancer très vite. Mais quand Flocon jeta un regard en arrière, il constata que le vieux Jim était venu se joindre aux autres, et que la famille entière formait un large cercle derrière lui. Devant, la falaise se dressait, infranchissable. Flocon estima que la situation était désespérée. Le fait que les lynx enfonçaient dans la neige à chaque bond, donna au lapin un moment de répit. Follette, confiante, suivait son compagnon, mais sa respiration haletante était entrecoupée de sanglots étouffés, ce qui n'était guère encou-

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rageant pour Flocon. Celui-ci considéra la falaise à pic au-dessus de lui, regarda de nouveau le cercle impitoyable qui se resserrait, et fit alors ce qu'un lapin ne fait qu'à la dernière extrémité. Il s'arrêta et se mit à creuser le sol.

Le résultat fut surprenant. Sous la couche de glace qui la recouvrait, la neige était si molle que Flocon put la creuser sans difficulté. Follette était sur ses talons et ce fut ensemble qu'ils roulèrent avec une masse de neige dans une caverne. L'air y était chaud et sentait fortement l'ours, ce qui ne rassura guère Flocon. Il était d'ailleurs convaincu que les lynx allaient venir les déloger. Il était ridicule d'être venu se fourrer dans cet antre ! Mais à défaut d'autre planche de salut, si minime que fût celui-ci, le lapin avait décidé de tenter sa chance. Déjà, il entendait les grosses pattes de ses poursuivants gratter la neige à côté de son trou. Ce n'était plus qu'une question de temps.

Follette se pelotonna contre lui, le suppliant de la sauver.Toutes les aventures de Flocon avaient exigé des décisions

rapides. Maintenant, pour la première fois, il lui fallait réfléchir. La caverne était dans une obscurité complète, mais l'odeur qui y régnait et les respirations bruyantes qui s'y faisaient entendre, renseignèrent amplement les lapins. Flocon s'avança prudemment jusqu'à ce que son nez eût touché un long corps fourré. Se tournant vers la droite, il frôla le nez d'un ours endormi. À cet instant précis, les lynx apparurent à l'entrée de la tanière. L'ouverture qu'ils avaient pratiquée dans la neige laissait passer assez de lumière pour que les lapins pussent constater qu'ils se trouvaient dans un antre où dormaient deux énormes grizzlis.

Pour une raison que Flocon ne put comprendre de prime abord, les lynx ne s'aventurèrent pas plus avant. Les lapins étaient pourtant en pleine vue, incapables de s'enfuir. Les gros chats étaient si proches que Flocon pouvait voir leurs babines humides luire au clair de lune,

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mais ils n'entraient pas dans la tanière. Un peu remis de sa frayeur, Flocon put réfléchir. Il se souvint que les grizzlis étaient de bons gros pitres, qui se nourrissaient surtout de racines et de plantes. Il leur arrivait parfois de déterrer quelque marmotte pour la manger, mais à la connaissance de Flocon, ils n'avaient jamais tracassé ceux de sa race. Certes, aucun carnassier ne laissait échapper l'occasion d'attraper un jeune lapin sans défense, mais la réputation des ours étaient bien moins inquiétante que celle des lynx.

Persuadé que les lynx n'avaient peur de rien, Flocon ne comprenait pas pourquoi ses poursuivants semblaient hésiter. L'un après l'autre, ils s'approchaient de l'ouverture, regardaient à l'intérieur, reniflaient, puis s'éloignaient en grondant de rage impuissante. Au bout d'un moment, Flocon s'enhardit; il contourna les dormeurs pour explorer l'antre. La caverne était spacieuse et chaude. Les ours y avaient emmagasiné une provision considérable d'herbes sèches et de feuilles. Flocon et sa compagne étaient saufs et, avec ou sans ours, ils n'allaient certes pas sortir d'ici, surtout sachant que les lynx les attendaient toujours dehors.

Flocon parvint à calmer les inquiétudes de sa compagne et les deux lapins s'improvisèrent un nid au plus profond de la tanière. Ils y demeurèrent toute la nuit et la journée du lendemain.

Au crépuscule, Flocon se faufila par l'ouverture et s'aventura sur la colline qui dominait le terrain de danse. Follette, plus craintive, resta dans la caverne. Flocon observa attentivement les alentours. La croûte de neige était maintenant assez dure pour supporter certains petits carnassiers, tels que les martres dorées. Il gagna le pied de la falaise et s'arrêta auprès d'un plant de sorbiers. Lorsqu'il se fut rassasié d'écorces, le lapin coupa une petite branche qu'il apporta à sa compagne; puis il ressortit.

Il s'était si bien accoutumé à contourner les grizzlis endormis qu'il ne leur prêtait plus la moindre attention.

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Il n'avait certainement rien à craindre d'eux, tout au moins tant qu'ils dormiraient. Flocon réussit à décider Follette à le suivre sur la colline. La nuit était magnifique, paisible et pas trop froide. Il y aurait foule, au bal ! La tentation était trop forte. Flocon entraîna fièrement sa compagne à travers les sentiers, et les dangers furent vite oubliés dans les joies de la danse.

Ce fut Follette qui se souvint de leur étrange logis dans la tanière, et qui insista pour regagner le nid, près des grizzlis.

Comme le printemps approchait, les danses devinrent plus populaires, et la neige des clairières, martelée par des centaines de pattes, se fit dense et dure. Les carnassiers rôdaient dans l'ombre, et les lapins leur payaient un lourd tribut chaque nuit, mais Flocon et sa compagne étaient toujours vivants. Un soir qu'ils gambadaient sur la neige devant la tanière, un renard roux les aperçut et s'accroupit derrière un buisson. Une légère brise apporta l'odeur des lapins aux naseaux du renard, qui parut stupéfait : il n'avait encore jamais rencontré un animal qui eût l'aspect d'un lapin et l'odeur d'un ours. Incapable d'expliquer ce phénomène étrange d'une façon satisfaisante, le rusé compère préféra délaisser cette proie facile et aller chasser un autre gibier.

Quand les premières taches brunes apparurent au versant des collines, Follette cessa de fréquenter les danses; du reste, rares étaient les danseurs à cette époque. Par une étrange disposition de la nature, les carnassiers avaient soudainement quitté la forêt, accordant aux lapins un court répit afin de ne pas compromettre le ravitaillement de l'hiver suivant.

Flocon poussa plus loin ses randonnées et put apporter une riche moisson de branchages bourgeonnants à sa compagne. Les ours dormaient toujours, sans se douter qu'ils étaient les gardiens d'un couple de petits lapins.

Maintenant, Follette refusait absolument de sortir et Flocon passait chaque nuit, du crépuscule au point du

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jour, à lui chercher les mets qu'elle préférait. Rivières et fleuves étaient en plein dégel, mais la glace s'accrochait encore, par plaques, en quelques points. Par un beau matin ensoleillé, Flocon traversa une des zones gelées pour aller examiner, sur l'autre rive, un endroit où il avait remarqué un rosier l'année précédente. Il était certain de trouver là une grande quantité de graines, à moins qu'un autre lapin n'eût déjà passé par là.

L'absence de toute trace de lynx ou de renard, et l'immunité dont il jouissait du fait qu'il cohabitait avec des ours, avaient donné à Flocon une assurance nouvelle. Il traversa la rivière sur un pont de glace, se reposa un instant en un point où le soleil avait fondu la neige, mordilla pensivement une pomme de pin qu'un écureuil espiègle lui avait jetée du haut d'un sapin, puis, après une joyeuse ruade, il se précipita vers le ravin dans lequel il avait vu les roses.

À sa grande stupéfaction, il constata que personne n'avait touché aux graines. Lorsqu'il en eut mangé son content, il se mit à remplir les poches de ses joues. Heureux de sentir le soleil sur son dos, Flocon s'attarda sur le chemin du retour. Personne mieux que lui, dans toute la région des Cinq Rivières, ne goûta la saveur de ce printemps précoce. Une longue période de tranquillité s'ouvrait devant lui. Pendant plusieurs mois, il allait pouvoir vivre en paix, débarrassé des carnassiers. Il se dépouillait des longs poils blancs qui l'avaient protégé durant l'hiver. Des mouchetures brunes apparaissaient sur son corps, lui permettant de passer inaperçu sur la terre encore marbrée de plaques de neige.

Il avait presque atteint le pont de glace, quand une ombre se profilant contre un tronc abattu le fit s'arrêter et examiner la situation. Pendant un instant, il pensa qu'un autre lapin voulait lui faire une farce. Mais l'instinct qui l'avait si souvent aidé lui conseilla d'éviter le tronc d'arbre. Il obliqua rapidement vers la droite et parvint dans une clairière, à quelque distance du point dangereux. De là, il pouvait mieux voir ce qui se passait

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derrière lui. Un coup d'œil suffit à balayer tout sentiment de sécurité. Un bref éclair saumon et or, à côté du tronc, lui avait révélé la présence d'une martre.

Flocon ne perdit pas un instant. Profitant de son avance, il s'élança vers la rivière. Dans une course en ligne droite, coupée de quelques plaques de neige molle, il pouvait distancer la martre et gagner le refuge de la tanière. Telles étaient du moins les pensées du lapin, tandis qu'il filait en direction du cours d'eau, quand il s'aperçut que le pont de glace était parti à la dérive. Hélas ! Un flot tourbillonnant d'eau boueuse s'interposait maintenant entre Flocon et son gîte.

Le lapin se mit alors à descendre la vallée. Un moment plus tard, il découvrit qu'une autre martre avait prévu ce mouvement, et obliquait de façon à lui couper le chemin. Malgré ses pattes palmées qui lui permettent de nager, le lapin des neiges ne se jette à l'eau que lorsqu'il y est obligé. Flocon s'arrêta, fit volte-face et repartit dans le sens opposé, pour constater que la première martre barrait cette direction-là. Une fois de plus, tout espoir semblait perdu. N'importe quel autre lapin aurait eu la réaction qu'attendaient les martres et aurait repris le chemin de la clairière. Mais les nombreuses aventures de Flocon lui avaient enseigné une sagesse bien supérieure à celle de la plupart des lapins. Il savait que la mort était derrière lui et que, malgré le grondement de la rivière, celle-ci constituait sa seule chance de salut.

Il fit un écart vers la gauche, bondit et plongea dans l'eau, où il se mit à nager maladroitement, la tête haute. Les martres arrivèrent sur la berge et s'arrêtèrent. L'idée d'un bain froid leur répugnait. Elles échangèrent un regard puis se séparèrent, allant l'une en aval, et l'autre en amont du cours d'eau, à la recherche d'un tronc qui surplombât la rivière. Il ne manquait pas de tels arbres qui permettraient aux martres de sauter sur les branches d'un arbre de la berge opposée.

Après des efforts désordonnés, Flocon réussit à

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atteindre le bord. Il se hissa sur le sable et se secoua. Il était maintenant au bas de la colline et il put atteindre son refuge une douzaine de mètres avant son poursuivant le plus proche.

À peine Flocon eut-il pénétré dans l'antre, qu'il remarqua un changement dans l'atmosphère. Il n'éprouvait plus l'impression de sécurité que lui avait toujours donnée la tanière. Il cligna légèrement des yeux, encore ébloui par le soleil du dehors, et s'aperçut que les ours étaient éveillés. L'un d'eux était à demi dresse et s'étirait, les pattes de devant appuyées sur le sol. L'autre s'était roulé sur le dos et s'efforçait de gratter un morceau de vieille fourrure qui était resté collé sur sa nuque. Les deux bêtes bâillèrent, ouvrant des gueules capables d'avaler Flocon d'une seule bouchée.

Le lapin n'osait pas repartir. Les martres l'avaient suivi jusqu'à l'entrée de la tanière où elles s'étaient postées, humant l'air avec méfiance. Derrière les grizzlis, Follette était assise dans son nid, trop effrayée pour bouger. Ne voyant rien d'autre à faire, Flocon s'assit et attendit.

Finalement les grizzlis se levèrent, s'étirèrent, bâillèrent encore et s'avancèrent du côté de Flocon qui se blottit de son mieux contre la paroi de l'antre, tremblant comme une feuille. Il vit les martres détaler au flanc de la colline. « Voilà toujours un danger de moins ! » pensa-t-il. Un des ours passa tout contre lui et alla se planter à l'entrée de la tanière. L'autre se retourna, sans se lever, et contempla le lapin, croyant peut-être qu'il rêvait encore, il se frotta les yeux d'une patte énorme, regarda de nouveau Flocon, puis vint en se dandinant s'installer à côté de son compagnon.

Flocon eût été plus à son aise s'il avait su qu'au sortir d'une période d'hibernation, l'ours ne peut supporter l'odeur de la chair. Les grizzlis ne s'intéressaient ni aux lapins, ni aux martres. Leur estomac réclamait surtout les bulbes aigrelets de choux-navets qui poussaient dans la vallée, et les fourmis, au goût de vinaigre, qu'ils trou-

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veraient dans les troncs d'arbres pourris. Ils restèrent un long moment au sommet de la colline, contemplant le paysage familier; puis, lentement, ils s'acheminèrent vers la forêt, abandonnant la tanière aux deux lapins toujours effrayés, mais fort reconnaissants.

Flocon surveilla les ours jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la forêt. Il regarda autour de lui, au-dessus et au-dessous. Aucun ennemi en vue. Pour une fois, il n'avait plus de raison de trembler. Il s'approcha de sa compagne et lui donna les graines qui avaient bien failli lui coûter la vie. Follette se montra plus aimable à son égard qu'elle ne l'avait été depuis longtemps. Tout semblait s arranger en même temps.

L'herbe sèche qui constituait le nid remua comme si quelque bête eût été enfouie dessous. Flocon voulut aussitôt se rendre compte. Il écarta délicatement les herbes et contempla longuement les quatre bébés lapins bruns qui nichaient là. Ce fut pour lui le comble de la félicité. Il gagna le sommet de la colline et regarda un monde désormais transformé. Le bleu du ciel lui sembla plus tendre. Un minuscule roitelet vint se poser sur un rocher proche et lança sa joyeuse chanson. En bas, dans la forêt, deux pies voleuses caquetaient à plein bec.

L'univers de Flocon semblait paisible et heureux. Le lapin pointa sa bonne oreille, sauta très haut et se rua joyeusement avant d'aller examiner des branches vertes de houx au pied de la falaise.

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BÂA, le bélier.

Bâa, le bélier aux grandes cornes, frappa du pied le sol, comme si quelque danger eût menacé sa bande. Non que Bâa fût un lâche, mais tout chef connaît le prix de la vigilance.

En contrebas de l'éperon rocheux sur lequel il se trouvait, un troupeau de cinquante brebis, avec leurs agneaux de l'année, et quelques béliers, s'éveillèrent en entendant l'avertissement de leur souverain. Ils bondirent aussitôt sur leurs pattes, prêts à le suivre.

Bâa tourna la tête vers l'horizon teinté de rose. Ses yeux dorés à demi fermés, il tenta de localiser l'odeur de fauve qui l'avait alerté. L'aube est l'heure la plus dangereuse du jour, pour un troupeau. Les lions des montagnes venaient de quitter leurs tanières sur les falaises. Ils devaient rôder, s'efforçant d'isoler un agneau ou un mouton étourdi. Voilà justement ce que Bâa tenait à éviter.

En plus de la menace toujours présente des pumas, le bélier pressentait un autre danger. Le soleil s'était couché, la nuit précédente, dans un flamboiement sombre. Ce matin-là, l'air était aussi doux qu'en juin, quoiqu'on fût en fin octobre. L'épais manteau de poils rudes et les quelques centimètres de graisse qui enveloppaient le corps de Bâa lui avaient tenu trop chaud, la nuit der-

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nière. Le bélier savait qu'un changement de temps allait se produire.

Non qu'il redoutât le froid, ou la neige. Il prenait même plaisir à entendre le blizzard siffler dans les rochers. Mais les agneaux, eux, ne pourraient supporter un hiver sur la hauteur. Il faudrait les ramener, par le ravin de la Cataracte, dans la vallée du lac Fork. Et cette perspective l'inquiétait.

Ici, sur le plateau du mont IXL, les béliers pouvaient beaucoup plus aisément défendre le troupeau contre les attaques des carnassiers qu'ils n'auraient pu le faire, plus bas, dans les prairies ou les forêts de la vallée. En plus du danger que présentaient les pumas, les lynx et les carcajous des basses altitudes, il arrivait qu'un trappeur bravât le risque d'une amende de cinq cents dollars et tuât un bélier, tant pour sa chair que pour sa jolie tête.

Un chef devait soigneusement peser tout cela. Bâa avait toujours été prudent et avisé. Trois fois seulement, au cours des trois dernières années, sa troupe avait connu l'attaque de l'homme ou du fauve.

Le bélier est presque aussi prévoyant que le castor. Il peut prendre une décision avec la même rapidité que l'ours gris. Bâa n'ignorait pas que bientôt — ce jour même, peut-être — il devrait faire descendre le troupeau.

Pour l'instant, il fallait découvrir d'où provenait l'odeur de puma. Lorsqu'il eut établi son plan d'action, Bâa n'attendit pas longtemps pour le mettre en pratique. Un ordre bref amena trois des béliers les plus âgés à ses côtés. Un de ceux-ci bondit sur l'observatoire que venait de quitter Bâa et fit fonction de gardien. Les deux autres encadrèrent leur chef, légèrement en retrait, comme deux subalternes en présence d'un officier supérieur.

Bâa jeta un dernier regard aux siens, puis se mit à trotter dans la direction d'où lui était parvenu l'odeur inquiétante. Les deux autres béliers conservèrent exactement leur place, de chaque côté de leur chef.

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Aucun carnassier, même le puma aux griffes acérées, n'aime se trouver face à face avec trois béliers furieux. Quand il vit apparaître Bâa et les deux béliers sur la crête au-dessus de lui, le lion des montagnes tapi derrière un rocher à une centaine de mètres plus à l'est, regarda derrière lui pour s'assurer que sa ligne de retraite n'était pas coupée.

L'odeur du fauve était maintenant très perceptible. Les défenseurs savaient que le tueur était accroupi derrière un petit fourré de ményanthes, quarante mètres plus loin. Ayant découvert leur ennemi, les trois béliers appliquèrent aussitôt leur plan de bataille.

Bâa s'avança lentement, tenant baissées les grandes cornes qui lui encerclaient complètement la tête. Son corps massif était ramassé, prêt à se défendre avec la force d'un boulet de canon. Les deux autres béliers se portèrent l'un à droite et l'autre à gauche du fourré derrière lequel était allongé le puma.

Le fauve ne s'attendait pas du tout à un mouvement de ce genre. Il lui était souvent arrivé d'être chassé, empêché de tuer un agneau, mais jamais, jusqu'à ce jour, il n'avait été attaqué ouvertement. Le gros chat n'ignorait pas le danger d'une charge de ces béliers lourdement encornés. Il ne tenait pas à être pris entre ces trois guerriers.

Grondant de rage, il bondit avec légèreté et s'élança sur le plateau découvert. Celui-ci, large d'au moins trois cents mètres, se terminait par un précipice. Le fauve progressait par bonds gracieux, tenant bien droite sa longue queue. Ses griffes acérées projetaient en l'air des touffes d'herbe.

La vue de l'ennemi en fuite éveilla en Bâa un désir de vengeance. Il s'élança et, au même instant, les deux autres béliers se rabattirent sur les côtés, ce qui obligea le fauve à courir en droite ligne vers le bord du précipice. Il est peu probable que les béliers aient songé à j'abîme de plusieurs centaines de mètres qui s'ouvre au flanc du mont IXL. Le puma commença d'y penser en

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approchant du bord, trois moutons enragés à ses trousses.Il s'efforça de contourner le bélier de droite. N'y parvenant pas,

il s'arrêta brusquement, pivota sur lui-même et lança une patte griffue à la tête de Bâa.

Si rapide qu'eût été son geste, Bâa fut encore plus vif. Il tourna la tête, si bien que les griffes du fauve ne purent qu'effleurer la base d'une de ses cornes, mais il ne ralentit pas sa vitesse. Chargeant de toute la puissance de ses muscles, il heurta le lion carrément, et l'envoya rouler vers le bord de l'abîme.

Le lion des montagnes, aussi terrorisé qu'un chat poursuivi par un chien, se remit sur ses pattes juste à temps pour éviter un deuxième coup, sauta par-dessus le dos de Bâa sans le toucher, et fila comme un lapin vers le fourré le plus proche.

Bâa et son escorte se remirent en ligne, exactement comme ils l'étaient avant leur attaque. Mais ils semblaient deux fois plus gros, maintenant, car chaque poil de leur corps était hérissé. Ils avaient l'air d'adversaires dangereux, et non d'inoffensifs mangeurs d'herbe. En tout cas, le lion n'avait plus envie de manger de l'agneau. Rampant dans les fourrés, il disparut au détour de la falaise.

Bâa était complètement déchaîné. S'étant débarrassé du pire ennemi de sa race, il rêvait de nouvelles aventures. Il savait très bien qu'une tempête de neige se préparait. Pourquoi ne pas partir sur-le-champ pour la vallée ? Ne venait-il pas de mettre en fuite un puma adulte ? Pourquoi reculerait-il devant les dangers du chemin à parcourir ? Il savait que le fauve s'était réfugié dans la montagne et il fut tenté de le poursuivre. Peut-être l'eût-il fait si une brusque rafale de vent, mêlée de neige, n'avait soudain balayé le plateau.

L'approche de la tempête le décida. Il retourna vers le troupeau. Une vieille brebis, qui n'avait cessé d'observer la vallée, répondit la première à son appel. Une autre se joignit à elle. Les deux béliers qui avaient assisté Bâa au cours du combat, reprirent leur place à ses côtés, témoi-

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gnant ainsi de leur confiance dans la décision du chef. Le petit groupe grossit rapidement. Quelques minutes plus tard, la transhumance annuelle vers les pâturages d'hiver commençait. Il n'était pas trop tôt ! Déjà la température était tombée de vingt degrés, et le vent mugissait dans les falaises, avec des sifflements de sirène.

Le puma était dégoûté de la vie en général. Comme tous les membres de la famille des chats, il haïssait l'eau et le froid, et n'avait qu'un seul désir, pour le moment : quitter la montagne. Il sortit de sa cachette et regagna le plateau peu de temps après le départ du troupeau. Dans le désordre causé par la tempête, il aurait peut-être la chance de tuer un agneau. Le fauve suivit donc la troupe à quelque distance, les yeux luisants de convoitise. Ses énormes pattes rembourrées ne faisaient aucun bruit sur la neige.

Depuis sept ans, Bâa empruntait cette piste deux fois par an. Il en connaissait tous les recoins dangereux et prenait bien soin de les explorer avant d'autoriser les brebis, qui se ramassaient derrière lui, à passer à leur tour. Plusieurs fois, au cours des précédents voyages, cette piste avait été rougie par le sang des siens et ce jour-là, Bâa était plus méfiant que d'habitude, car il connaissait la présence du puma dans la montagne.

Les deux premiers escarpements avaient été franchis sans difficulté et le grand bélier se sentait plus sûr de lui. Le vent perdait de sa force, sur le flanc de la montagne. Pendant les accalmies, Bâa apercevait une tache sombre au-dessous de lui : une forêt de sapins. S'il parvenait à conduire les siens sous le couvert de ces branches touffues, il n'aurait plus rien à craindre de la tourmente. Le reste du trajet pourrait s'effectuer par petites étapes. Bâa ne songea plus qu'à atteindre cette forêt. Celle-ci était à environ quinze cents mètres, l'affaire de quelques minutes s'ils ne rencontraient aucun obstacle.

Le versant du mont IXL présentait des fissures que le vent bourrait de neige et de glace. Cette glace ne fondait que très tard dans l'été, si bien que, de juin à septem-

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bre, les lettres « I », « X » et « L » étaient clairement visibles de la vallée. La piste que suivait Bâa traversait ces fissures de gauche à droite, en leur centre. La lettre « I » retarda le troupeau. À la lettre « X », Bâa découvrit que la neige pouvait être déblayée du sentier et il dégagea rapidement un passage. Mais à la dernière crevasse, la lettre « L », il se heurta au seul obstacle, en dehors d'une haute muraille de rochers, qui puisse arrêter un mouton des montagnes.

Cette fissure était remplie de la glace formée par un ruisseau gelé. Large de six mètres, la surface glacée descendait en pente si abrupte que les sabots, pourtant sûrs, de ces animaux, n'auraient pu y trouver prise. Bâa était bloqué, et le troupeau avec lui. Retourner dans la tourmente qui se déchaînait dans la montagne, était courir à une mort certaine. À la gauche du troupeau s'élevait un mur de rocher de soixante mètres. À sa droite, l'abîme était coupé d'une série de saillies semblables à des gradins, trop écartées les unes des autres pour qu'on pût les franchir.

Naturellement, Bâa ignorait que le puma les eût suivis. Son combat avec le lion des montagnes était bien oublié, en face de ce nouveau péril. Les moutons n'avaient plus que la perspective de mourir de faim ou d'être emportés par une avalanche. Les autres béliers s'inquiétèrent de cette longue halte et se pressèrent pour dépasser les brebis et les agneaux. Une douzaine d'entre eux s'approchèrent de la fissure et se mirent à examiner le problème à leur tour.

Un jeune belin, plus audacieux que les autres, voulut essayer de franchir l'obstacle. Les pattes fauchées dès les premiers pas, il roula sur la pente en bêlant de terreur et alla s'écraser, en bas, dans les rochers. Les autres, prévenus, reculèrent, éloignant les brebis et les agneaux de ce passage tragique. Le mouvement des béliers avait laissé l'arrière du troupeau sans défense, et le puma en profita aussitôt. Un jeune animal avait quitté le troupeau et tentait d'escalader la falaise dominant le sentier. Le fauve s'élança.

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Un coup de ses crocs acérés, une vaine ruade de l'agneau, et le puma eut son festin de viande fraîche.

Préoccupés par leur problème, assourdis par la tourmente, les défenseurs du troupeau ne remarquèrent pas la disparition du jeune animal. Le voyage commençait mal ! En moins d'une demi-heure, la piste avait déjà fait deux victimes et, à moins qu'un miracle ne se produisît, tous allaient périr au bord de cette crevasse.

En vain, Bâa et les autres béliers s'efforçaient de trouver une solution. Ils continuaient à examiner la surface glacée, ne pouvant ni avancer ni reculer, pris au piège de la glace et de la tempête aussi sûrement que s'ils avaient été enfermés dans une cage aux barreaux d'acier....

Le lion des montagnes, repu, s'étendit sur la piste. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi les moutons restaient immobiles, mais il savait en revanche qu'il n'était pas à son aise. La neige s'amoncelait autour de lui, et il désirait avant tout aller digérer en paix dans les bois. Il s'approcha des moutons massés derrière leurs guides.

S'il n'avait été déjà plus que rassasié, le fauve aurait pu tuer autant d'agneaux et de brebis qu'il aurait voulu. Sans doute l'eût-il fait, d'ailleurs, si le temps avait été plus favorable. Mais, en la circonstance, le puma s'assit et observa la scène.

Bâa et les autres béliers s'arc-boutaient pour contenir la pression croissante exercée par le troupeau. Maintenant, la neige adhérait à la glace par endroits. Si ces plaques pouvaient geler et retenir la neige qui continuait à tomber, on pourrait peut-être traverser. Mais hélas ! cet espoir était bien mince ! Dès que la neige formait une légère couche, un coup de vent la dispersait.

L'après-midi était maintenant bien entamé, et la tourmente augmentait d'intensité de minute en minute. De leurs petites cornes, les brebis harcelaient les béliers, les pressant de repartir en avant. Dépité par cette longue attente, le puma rebroussa chemin, s'efforçant de

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découvrir un passage qui lui permettrait de contourner le troupeau. Avec beaucoup de difficulté, il se fraya un chemin à travers la neige sur plusieurs centaines de mètres. Renonçant bientôt à cette tâche ingrate, il revint sur ses pas, derrière le troupeau qui se pressait au bord du ravin.

Entre-temps, les brebis avaient si bien repoussé les béliers que ceux-ci n'étaient plus qu'à un mètre ou deux de la zone dangereuse. Soudain, poussant un rugissement perçant dans l'espoir d'effrayer les moulons, le puma bondit sur le dos des brebis et tenta de traverser ce pont vivant. Mais Bâa ne se laissa pas démonter. Il fit volte-face et se rua sur le fauve qu'il atteignit en plein poitrail, le rejetant parmi les brebis. Celles-ci, affolées, remontèrent précipitamment le sentier sous la conduite d'un ou deux jeunes béliers.

Grondant et sifflant, le fauve se fut bientôt débarrassé des autres béliers, qui s'enfuirent derrière le troupeau. Le tueur, cependant, ne devait pas demeurer impuni. Quand Bâa le vit se ramasser pour bondir, il chargea, le projetant contre le mur de la falaise avec une telle force que le gros chat en fut étourdi.

Poursuivant son avantage, Bâa déchira du bout de ses cornes la peau coriace du flanc de son adversaire. Si le bélier avait maintenu ce combat de près, le fauve n'aurait pu se relever. Mais lorsque Bâa recula pour une nouvelle charge, le puma réussit à s'échapper vers la crevasse glacée. Les pattes humides et velues du grand fauve ne glissaient pas comme les sabots du malheureux bélier qui avait voulu tenter de franchir ce passage.

Le puma traversa lentement la nappe de glace, laissant derrière lui une trace sanglante. La neige vint se coller sur cette trace.

Bâa ne poursuivit pas le fauve. Il s'arrêta au bord de la crevasse et secoua ses grandes cornes de façon menaçante, en frappant le sol de son pied. Le puma, qui perdait son sang en abondance, se traîna péniblement, mètre par mètre, vers le bord opposé, puis descendit la

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piste conduisant vers le bois. Bâa se tourna pour voir ce qu'était devenu le troupeau. Personne en vue, tous l'avaient abandonné ! À l'exception de deux profondes entailles sur le cou, Bâa était indemne. Il n'avait pas l'intention de laisser la bande retourner vers le plateau. Le bélier s'avança sur la piste. Il n'avait parcouru que quelques mètres, quand il aperçut les moutons, serrés les uns contre les autres, derrière le corps du jeune animal tué par le puma.

Bâa, chef-né, reprit aussitôt le commandement et ranima le courage de sa troupe, qui le suivit de nouveau jusqu'au ravin. La piste sanglante du lion avait retenu la neige, si bien qu'un sentier de neige gelée, large de trente centimètres, franchissait maintenant la zone glacée. Le bélier ne comprit pas comment cela s'était produit, mais il décida d'essayer de traverser.

Avec beaucoup de précaution, il plaça un sabot sur la neige et porta tout son poids dessus. La neige se tassa un peu, mais tint bon. Bâa gagna enfin le sol ferme de l'autre côté, et se tourna vers le troupeau. L'un des deux béliers qui avaient combattu à ses côtés dans la matinée s'engagea à son tour, bientôt suivi par d'autres. Au fur et à mesure des passages, le chemin devenait plus sûr.

Tous les béliers traversèrent, puis les brebis, et enfin les agneaux arrivèrent en sautillant, comme autant de petits lapins. Quand tous furent passés, Bâa amorça la descente vers les bois. Il restait sur le qui-vive et se retournait presque à chaque pas, pour s'assurer qu'aucun danger ne menaçait ses arrières.

L'odeur du puma blessé l'irritait. S'il avait pu se soustraire aux senteurs de la piste, il l'aurait certainement fait. Aucun mangeur d'herbe n'aime l'odeur du sang. Mais il n'y avait pas d'autre chemin possible.

Les autres moutons n'aimaient pas non plus les relents qu'exhalait le sentier et ils cherchaient sans cesse à prendre une autre direction, rompant l'ordre du groupe pour tenter de frayer de nouvelles pistes. Bâa savait que, dans la forêt, toutes sortes de dangers rôdaient derrière les arbres et les troncs abattus. Son

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instinct lui disait que la bande devait rester en formation aussi serrée que possible. Il dut s'arrêter à plusieurs reprises pour rappeler à l'ordre quelque mouton errant. Une fois même, il courut après un jeune bélier récalcitrant, et l'envoya rouler dans la neige d'un coup de corne. Après cet exemple, le troupeau se montra plus docile.

La neige était plus épaisse, ici, que sur les cimes des montagnes balayées par le vent, mais l'air y était plus chaud. Les agneaux commencèrent à s'ébattre sous les arbres. D'autres moutons ressentirent aussi le besoin de jouer et une bataille s'organisa. Bâa ne s'intéressait pas à ces jeux. Il avait d'autres soucis en tête et désirait pardessus tout assurer la sécurité du troupeau.

Si gravement que le fauve fût blessé, il était toujours vivant, sinon son corps aurait été trouvé sur le sentier. Un lion vivant, même blessé, est toujours dangereux pour une bête à cornes. Bâa ne l'ignorait pas. Il continua de marcher posément, examinant tous les endroits où le puma aurait pu se cacher. Il regarda même sous les branches basses des arbres avant d'en autoriser l'accès.

La nouvelle chute de neige avait tout enveloppé de telle façon que rochers et troncs couchés paraissaient deux fois plus grands que d'habitude. Le bélier avait maintenant le vent dans le dos, si bien qu'il lui était impossible de se lier à son odorat. Il avançait lentement, piétinant la neige pour prouver au monde entier combien il était brave.

Le troupeau, pressé de trouver un meilleur emplacement, s'était rapproché de son chef, risquant ainsi d'entraver sa retraite, en cas d'attaque. Bâa s'engagea entre les piles d'arbres abattus. Il s'aperçut trop tard de son erreur. Le puma n'avait pu se traîner plus loin et, comme tous les félins, il faisait front. La neige avait oblitéré ses traces, si bien que Bâa fut pris par surprise quand soudain une patte énorme s'abattit, lui labourant l'épaule et la mâchoire. La douleur et la vue de son propre sang, transformèrent le bélier en un combattant furieux. Il chargea le fauve de toute sa

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238 AU PAYS DES CINQ RIVIÈRESforce, l'atteignit à l'épaule et recula rapidement pour prendre un nouvel élan. Le lion jeta un coup d'œil en arrière, cherchant le moyen de s'enfuir, car il ne tenait pas du tout à se battre.

Bâa ne se mit pas à piaffer comme un taureau. Il baissa la tête à l'angle voulu et se lança sur le fauve. Battant l'air des deux pattes, le lion s'efforça d'éviter les cornes de son adversaire et ses griffes déchirèrent la chair du bélier.

Bâa n'avait pas réussi à écraser le lion contre les troncs. Il sauta en arrière, évitant un deuxième coup de griffe, et fonça de nouveau en avant. Cette fois, il se protégea la gorge en tenant ses cornes encore plus basses. Le lion changea de méthode, lui aussi. Dressé sur les pattes de derrière, il happa le cou du bélier, arrachant une bouchée de poils laineux.

Les extrémités acérées des cornes de Bâa se trouvaient maintenant contre le corps du fauve éperdu. Le bélier releva la tête d'un mouvement rapide. Cette fois, il ne recula pas, mais plaqua de toutes ses forces le corps du fauve contre les troncs et ne relâcha pas sa pression.

Si, à ce moment, le puma avait pu se servir de ses pattes de derrière, il aurait déchiré le corps du bélier en une douzaine d'endroits. Maintenu comme il l'était, ses pattes de devant battaient l'air au-dessus des épaules de Bâa et ses crocs se brisaient sur les cornes massives. Malgré ses efforts et ses hurlements, le fauve fut lentement broyé.

Lorsque le puma eut cessé de se débattre, Bâa se recula. Même alors, il se trouvait en position pour une nouvelle charge, au cas où cela aurait été nécessaire. Bâa entendit derrière lui un fracas de branches brisées. Cinq béliers, entendant le bruit du combat, accouraient à son aide. Ils s'arrêtèrent à côté de leur chef et contemplèrent le cadavre du fauve, étendu sur la neige rougie.

Bâa avala une bouchée de neige pour se calmer. Il grogna un défi à l'adresse de tous les félins de la région,

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puis se dirigea vers une colline sur le versant de laquelle il avait passé l'hiver précédent.

La tourmente mugissait sur les sommets rocheux du mont IXL. Ici, dans la forêt, la neige tombait doucement. Bâa chercha un coin herbeux, en déblaya la neige avec sa patte et se mit à brouter joyeusement, certain que son troupeau était, pour le moment, en sécurité.

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CANNELLE, l'ours brun.

Le monde, et la vie en général, paraissaient bien sombres aux yeux de Cannelle. Depuis une heure, il essayait en vain d'attraper son dîner dans les eaux de la rivière Utah. Il avait vu sa mère agir ainsi l'automne précédent, à l'époque du frai, lorsque les grosses truites quittaient le rio Grande pour venir faire leurs nids de sable dans les eaux peu profondes de ce cours d'eau. Elles avaient laissé des millions de petits œufs ronds, de couleur rose saumon.

La mère de Cannelle, fort âgée à ce moment-là, ne voyait plus très clair et son odorat affaibli ne lui signalait plus les dangers. Elle avait entendu trop tard les pas furtifs de Sam Newton, le chasseur. La vieille ourse avait à peine eu le temps de pousser un dernier grognement pour avertir Cannelle, avant que le claquement sec d'un fusil de gros calibre se répercutât dans le canon. L'ourson, qui avait appris à respecter l'autorité — souvent brutale — de sa mère, s'était précipité, terrorisé, vers le vieux tronc d'arbre creux qui lui avait déjà souvent servi de refuge.

Quelques heures plus tard, quand Cannelle avait osé s'aventurer hors de son abri, il n'avait trouvé que les restes abandonnés par le chasseur. Ce triste événement

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s'était produit vers la fin de l'automne de l'année précédente, alors que Cannelle n'était encore qu'un tout petit ourson.

Il avait cherché sa mère pendant deux jours du haut en bas de la rivière. Puis, aussi triste et esseulé que n'importe quel petit enfant l'eût été, il avait regagné la caverne dans laquelle il était né. Là au moins, il retrouvait des odeurs familières. Aussi l'ourson s'était-il glissé dans le vieux nid de feuilles sèches, au fond de l'antre, et s'était-il abandonné au besoin de dormir qui le tourmentait depuis une semaine et auquel il ne pouvait plus résister. Cannelle, comme tous les ours, était entré dans son long sommeil hivernal.

On était maintenant au printemps. Cannelle avait creusé un trou dans la neige amassée à l'entrée de la caverne, et s'était hâté de descendre au bord de la rivière. Il n'était plus un petit ourson grassouillet, mais un jeune ours maigre et emprunté. Sa fourrure pendait, flasque, sur son corps osseux. Sa tête s'était affinée et le cou, trop long, ne cadrait plus avec le reste du corps. Il n'était vraiment pas beau, et quand il aperçut son image dans l'eau calme de la rivière, il en fut horrifié. Il se recula, furieux, et administra une claque retentissante au miroir d'eau.

Une douzaine de poissons s'enfuirent précipitamment. En les voyant, Cannelle se remémora les festins de l'automne précédent. Mais ces truites-ci étaient des truites de montagne, beaucoup plus sauvages et plus prestes que celles que la vieille ourse péchait alors. Voilà pourquoi, après une heure passée à plonger de droite et de gauche dans l'eau glacée, Cannelle n'avait pas réussi à prendre un seul poisson.

Fatigué et irrité, il s'allongea sur la rive, en un point où l'eau n'atteignait pas plus de dix centimètres de profondeur. Quelques minutes plus tard, une grosse truite s'approchait de lui et commençait à se creuser un nid dans le sable avec sa queue. Peu après, il aperçut une autre truite dont la nageoire dorsale fendait la surface

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de l'eau comme un couteau. Cannelle sut instinctivement ce qu'il devait faire en pareil cas. Laissant le poisson qui préparait son nid, il frappa brusquement celui qui remontait le courant. Projetée hors de l'eau, la truite retomba étourdie sur la plage. Le problème du ravitaillement était résolu. Pendant les six semaines du frai de printemps, Cannelle vécut comme un roi. Il attrapait beaucoup plus de poisson qu'il n'en pouvait manger et se vautrait ensuite dans les restes décomposés, au point qu'aucun animal de la forêt ne voulait s'approcher de lui !

Au mois de juillet, les poissons repartirent et l'ours dut se mettre en quête d'une autre nourriture. Il mangea des racines qu'il déterra dans la terre meuble de la saulaie, les vers qu'il trouvait dans les troncs pourris, des fourmis et, à l'occasion, un mulot bien gras ou un jeune rat. Cannelle ne déplorait qu'une chose : sa solitude. Il ignorait que cette odeur de poisson pourri, qui lui plaisait tant, était fort désagréable à toutes les autres bêtes de la forêt. Il n'apercevait jamais que l'arrière-train d'animaux fuyant dans les broussailles. Quatre-Cors, le cerf à l'odorat subtil, humait une bouffée d'air et bondissait aussitôt dans le sous-bois. Les porcs-épics même exprimaient leur dégoût pour ce parfum malodorant et gagnaient en se dandinant des endroits moins nauséabonds.

Cette attitude générale donnait à l'ours une fausse idée de son importance, si bien qu'il crut pouvoir intimider Carcajou, le féroce et dangereux blaireau, un des meilleurs combattant de la forêt. Cannelle avait rarement goûté à la chair jusqu'ici. Il n'avait jamais eu l'idée de tuer un des cerfs ou des moutons qui paissaient par centaines sur les hautes cimes. Or un jour qu'il descendait un sentier bordé de fougères, il tomba sur le corps d'une daine fraîchement tuée. Une fois repu, l'auteur du meurtre — un puma — avait jeté quelques feuilles sur la carcasse avant de remonter dans les falaises pour y dormir et digérer son copieux repas.

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Carcajou, le blaireau, avait pris la suite. Lorsqu'il vit s'approcher Cannelle, le blaireau gronda un avertissement. L'ours vit bien que Carcajou n'avait pas l'intention de s'enfuir, mais l'odeur de cette viande le tentait et il s'avança hardiment.

Carcajou cracha comme un chat et s'élança. Une bataille sauvage s'engagea sur le sentier. Au bout de quelques minutes, Cannelle, hurlant de douleur, blessé en une douzaine d'endroits, s'enfuit comme un chien battu. Ce combat fut une étape marquante dans la vie de l'ours. Il avait senti, pour la première fois, les dents et les griffes d'un ennemi. Désormais, il adopterait les méthodes de combat de Carcajou. Il ne se doutait pas que celles-ci lui seraient d'une grande utilité dans ses rencontres avec ceux de son espèce. L'attaque basse, rampante, du blaireau n'est pas très habituelle chez un ours.

Un jour ou deux après son combat avec le blaireau, Cannelle, toujours endolori, déchiquetait un tronc vermoulu dans l'espoir d'y trouver quelques vers. Soudain, il entendit un grognement irrité. Se dressant, il se trouva face à face avec un jeune grizzli de son âge, mais qui pesait au moins deux fois plus que lui. L'intrus donna un coup de patte en direction de la tète de Cannelle, mais ce dernier, qui n'avait pas oublié son combat avec Carcajou, se baissa brusquement et se glissa sous la garde de Grivelé, arrachant à son ennemi une grosse poignée de poils argentés.

Le grizzli poussa un hurlement de douleur. Cannelle, enchanté de son succès, se ramassa sur lui-même, comme il l'avait vu faire à Carcajou et tenta une seconde botte. Cette fois, ses dents acérées pénétrèrent dans le flanc de Grivelé. Celui-ci se débattit et chercha à étouffer son ennemi, comme font tous les grizzlis. Si Cannelle avait pu tenir assez longtemps, il aurait réduit son adversaire a merci; mais le grizzli avait lui aussi un ou deux tours dans son sac, et il estima que le meilleur moyen de se débarrasser de Cannelle était de se laisser rouler sur lui.

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Les deux ours dévalèrent une pente raide, serrés dans les pattes l'un de l'autre. Ils échouèrent dans une mare profonde, au pied de la cascade. Cannelle dut relâcher son étreinte et tenta en vain de se dégager. Sans doute aurait-il fini de se noyer, s'il n'avait réussi à saisir dans sa gueule une des pattes de son ennemi. Sous le coup de la douleur, Grivelé lâcha prise.

Comme il était de beaucoup le plus petit des deux, Cannelle pouvait esquiver les coups que lui destinait son adversaire. Il sortit de l'eau à reculons, serrant toujours entre les dents la patte de l'ours gris. Les hurlements de ce dernier retentissaient d'un bout à l'autre du canon, terrorisant tous ses habitants. Le combat se trouvait maintenant à un point mort. Nul ne sait comment il se serait terminé si un autre danger ne s'était présenté.

Pour la deuxième fois dans sa vie, Cannelle entendit claquer le fusil de Sam Newton. Une balle vint ricocher tout près de sa tête. Il lâcha le pied de Grivelé, escalada la berge, et gagna un bouquet de saules planté au pied de la cascade. Il parvint à la colline avec un mètre d'avance sur le grizzli. La querelle était oubliée devant le danger commun. Les deux jeunes ours galopèrent dans la forêt comme des lapins effrayés. Newton avait tiré trop vite, manquant ainsi l'occasion d'un coup double.

La menace qui pesait sur eux incita les deux ours à rester ensemble. Ils atteignirent bientôt un étroit rebord qui courait le long de la paroi du canon. Grivelé était maintenant en tête, suivi de près par Cannelle, qui ne connaissait pas du tout cette partie de la forêt. Son désir d'échapper à cette chose qui lui avait enlevé sa mère était tel qu'il suivait avec plaisir les traces du grizzli.

Grivelé se dirigeait vers la caverne dans laquelle il avait passé l'hiver, persuadé que là seulement il pourrait se considérer en lieu sûr. Au bout d'une demi-heure, les deux ours se trouvèrent à quinze cents mètres au-dessus des cascades. Le grizzli tourna alors le flanc de la montagne

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et pénétra dans un trou situé entre deux grands sapins rouges. Cannelle le suivit dans une caverne taillée en plein roc, beaucoup plus grande que son antre à lui. Il s'étendit à quelque distance de Grivelé et se mit à lécher ses blessures. La journée avait été rude, la plus rude qu'il eût jamais connue. Il n'avait pas confiance en Grivelé et aurait bien vite quitté la tanière, n'était la crainte que lui inspirait le fusil de Newton. Cette crainte marqua le début d'une étrange amitié entre un ours brun et un grizzli, deux races qui sont toujours ennemies.

De ce jour, Cannelle et Grivelé partagèrent repas et aventures. Sans doute est-ce pour cette raison que l'ours brun, qui aurait dû demeurer plutôt petit, devint presque aussi grand que Grivelé. Toujours est-il que deux ours gigantesques vinrent hanter la région des Cinq Rivières. L'un d'eux, un grizzli, aurait pu tuer un bœuf de trois ans d'un seul coup de ses pattes énormes. L'autre était un ours brun qui, lorsqu'il se dressait sur ses pattes de derrière pour cueillir les baies de quelque arbuste, atteignait plus de deux mètres de haut. Les deux amis ne s'étaient plus jamais querellés. Ils traversèrent ensemble de nombreuses aventures et apprirent à éviter les chasseurs, les pièges et les meutes de chiens. En revanche, carnassiers et herbivores les évitaient avec le même soin. Les deux ours hivernaient dans la caverne où Cannelle avait suivi Grivelé après leur bataille.

Ils se hasardèrent un jour à descendre vers la vallée dans laquelle le bétail paissait l'herbe de vastes pâturages. Ce petit voyage faillit bien être le dernier. Les gardiens des troupeaux leur envoyèrent une averse de plomb, si bien qu'ils furent obligés de retourner à leur caverne où, pour la deuxième fois, ils durent soigner leurs blessures.

Le printemps au cours duquel Cannelle atteignit ses quatre ans, l'ours brun s'éveilla de son long sommeil hivernal pour constater qu'il était seul dans l'antre. La neige qui obstruait l'entrée avait été déblayée et une

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large piste descendant vers le bas de la montagne indiquait le chemin suivi par Grivelé pour se rendre à leur terrain de chasse habituel. Cannelle bâilla paresseusement. Il ne comprenait pas qu'on pût être tellement pressé. Le grizzli s'éveillait toujours le premier. Il allait falloir attendre encore une semaine au moins, avant que la pêche fût possible de ce côté-ci de la montagne.

L'ours s'étendit sur la neige et observa les crêtes de montagnes à l'est. Les effluves qui montaient des arbres étaient bien agréables. Un nuage de pollen bleuâtre planait au-dessus des sapins. Une gelinotte lança son appel. Cannelle écoutait tous ces bruits avec intérêt. Son monde était en paix. Sans les tiraillements de son estomac vide, l'ours se serait volontiers rendormi. Mais maintenant qu'il était levé, l'impression de vide ne faisait que croître. Il fallait y remédier d'urgence. C'est qu'il avait grand-faim !

Cannelle savait exactement ce qu'il devait faire pour rompre un jeûne de quatre mois. Il connaissait les herbes et les bulbes qui lui conviendraient le mieux. Descendant le sentier escarpé de la colline, il se rendit sur les bords de la rivière. Il ne but que quelques gorgées et se dirigea ensuite vers une prairie dans laquelle il était certain de trouver des bulbes de céleris sauvages. Comme à son premier printemps, il se sentit triste et esseulé. Le gros grizzli lui manquait. Il décida de le retrouver, tâche facile pour un animal qui pouvait distinguer l'odeur d'un mulot somnolent de celle d'un écureuil.

Cannelle attrapa, sous une souche, une souris dont il ne fit qu'une bouchée, puis traversa la forêt à la recherche de Grivelé. Il arriva bientôt dans la clairière où il avait vécu l'année précédente, et s'assit pour examiner les alentours, pensant apercevoir d'un instant à l'autre son ami. Toujours rien !

Le paysage lui parut triste, tout à coup. Il poussa un grognement d'ennui et abandonna la piste du grizzli. Il prit la direction d'une autre vallée, dans laquelle Grivelé

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CANNELLE ET GRIVELE PARTAGERENT REPAS ET AVENTURES.

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avait, un jour, tué un élan dodu. Le grand ours brun était parvenu en haut du talus et s'apprêtait à redescendre de l'autre côté lorsqu'une odeur, au fil de l'air, lui parvint. Il fit halte et s'assit pour mieux flairer la brise. Un instant plus tard, Cannelle trottait rapidement vers le sud, en dodelinant de la tête. L'eau lui venait à la bouche à la pensée de cet arbre à miel dont le vent lui avait apporté le parfum.

Il n'avait goûté du miel qu'une seule fois dans sa vie. Un jour, Grivelé et lui avaient trouvé un arbre à abeilles et ils l'avaient déchiqueté pour en extirper tout le miel. Le grizzli était peut-être déjà là-bas. Cannelle poussa un grognement joyeux à cette pensée. Il se remit en marche d'une allure plus rapide, craignant qu'il ne lui restât plus de miel. Il arriva enfin dans une toute petite clairière et s'arrêta pour regarder avec de grands yeux pleins de curiosité une cabane de rondins plantée sur un talus.

Cannelle ne pouvait deviner que Sam Newton venait de construire un piège à ours. Il ignorait aussi que le trappeur avait choisi cet emplacement parce que, jour et nuit, il y soufflait une légère brise qui portait à des kilomètres l'odeur des vingt livres de miel placées dans un seau, dans la cabane. D'habitude, l'ours se gardait bien d'approcher d'une maison édifiée par l'homme. Mais Newton avait pris toutes ses précautions. Le piège avait été terminé l'automne précédent. Tout avait été minutieusement préparé avant l'hiver, si bien que la neige et les tempêtes avaient effacé toute odeur humaine.

Dès le début du printemps, avant la fonte des neiges, le trappeur était venu à skis, transportant le seau de miel au bout d'un bâton. Le seau avait également passé l'hiver à l'air. Newton avait veillé à ne rien toucher. Il avait placé le miel contre le mur du fond de la cabane, puis il était reparti. Quand la neige fondrait, dans une semaine ou deux, il ne resterait plus un soupçon d'odeur humaine autour du piège ou de l'appât.

Cannelle ne perçut donc aucun effluve inquiétant. En

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outre, le parfum du miel chassait toute autre idée de son esprit. L'ours ne pensait plus qu'à fourrer sa gueule dans le miel pour la retirer enduite de ce nectar sucré. Il ne s'arrêta qu'un instant à la porte ouverte, qui était tout juste assez large pour lui permettre de passer.

Il franchit alors le seuil et alla tout droit vers le seau dans lequel il enfonça la tête jusqu'aux yeux. Un fil métallique reliait le seau au mécanisme de la trappe. Un ressort se détendit brusquement et la lourde porte de rondins se referma. Au même instant, la vieille carabine Spencer que Newton avait installée sur le toit de la cabane tonna, signalant que le piège s'était déclenché. La détonation du fusil inquiéta beaucoup plus Cannelle que le fait de se savoir prisonnier. Il n'avait jamais pu oublier, depuis la mort de sa mère, le tonnerre des armes à feu. Il fonça alors dans l'étroite cabane, mordant et griffant les rondins, et poussant de tels rugissements que l'écho s'en répercuta de colline en colline.

Quoique les troncs d'arbres fussent assemblés par des clous de trente centimètres de long, la cabane tremblait et gémissait sous les coups de l'ours. Cannelle se dressa sur ses pattes de derrière, saisit la poutre faîtière, et la secoua de toutes ses forces. Il y mit tant d'ardeur qu'un des supports de l'assemblage se fendit et se rabattit sur un côté. Mais Newton n'en était pas à son coup d'essai. Il savait construire un piège à toute épreuve. Même lorsque les deux montants de la faîtière furent brisés, la cabane demeura solide.

Cannelle explora l'intérieur de sa prison, mais n'y trouva pas la moindre saillie qui pût offrir une prise. Après une demi-heure d'efforts désespérés, l'ours se calma et réfléchit. Il avait maintenant la conviction qu'il ne pouvait s'évader par le toit. Il se mit alors à creuser sous un des murs. À le voir assis sur son arrière-train, on eût dit un chien s'amusant à déterrer un mulot ou un lièvre. Cannelle luttait contre le temps, car la détonation du fusil s'était répercutée jusqu'à la cabane du trappeur. Newton était déjà en route pour une ferme

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voisine où il avait l'intention de réclamer de l'aide, car, même armé d'un fusil, il ne tenait pas à pénétrer seul dans la petite clairière : un rondin avait pu céder, ou toute la cabane se renverser.

L'ours faisait de rapides progrès. Il ne pouvait savoir que tous ses efforts demeuraient vains, car Newton avait enfoncé des pieux dans le sol, à plus d'un mètre de profondeur. Cannelle allait se heurter à un solide mur de bois, contre lequel il ne pourrait rien.

L'ours était plus calme, maintenant, il ne se conduisait plus comme un petit animal terrifié, gémissant de crainte et d'angoisse. Ses griffes acérées creusaient la terre molle aussi rapidement que l'aurait fait une pioche.

Cannelle coupa une grosse racine avec ses dents et jeta les morceaux par-dessus son épaule. Puis il arracha une grosse pierre. La galerie s'avançait. Soudain l'ours s'arrêta de creuser et s'assit. Il venait d'entendre des pas lourds dans la forêt. Aucune odeur n'était encore perceptible. L'animal qui pénétrait en ce moment dans la clairière avançait avec prudence, contre le vent, comme Cannelle lui-même l'avait fait en s'approchant du piège.

Désireux d'en savoir davantage sur le nouveau venu, Cannelle cessa son travail et se dressa. Il observa les environs à travers les fissures de la cabane. Quelques buissons remuaient, comme si un animal se fût fraye un chemin à travers leurs branches. L'ours brun entrevit un pelage gris, hirsute et lança un « Woof ! » sonore en guise de salut. Lorsqu'enfin Grivelé s'avança lourdement dans la clairière en balançant sa grosse tête, Cannelle manifesta sa joie comme un ourson.

Le grizzli avait croisé la piste de son ami à quelques kilomètres de là et l'avait suivie, au risque de se mettre lui-même dans une situation fâcheuse. Quand Newton et ses aides arriveraient, avec leurs fusils, l'ours gris assis au beau milieu de la clairière serait une proie aussi facile que son camarade pris au piège. En entendant l'appel de Cannelle, Grivelé s'était assis, intrigué. Pour

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un spectateur qui n'eût pas connu l'intelligence des grizzlis, il eût semblé un énorme pitre dénué d'astuce et bien incapable d'aider son ami.

Ses courtes oreilles étaient dressées et ses petits yeux fixés sur la maison bizarre dans laquelle se trouvait Cannelle. Celui-ci poussa de nouveau un gémissement suppliant. Grivelé tourna sa grosse tête : il venait d'entendre l'aboiement lointain d'un chien. Il savait que ces hurlements signifiaient un danger et il demeura un moment indécis.

Le sort de Cannelle dépendait de la décision qu'allait prendre le grizzli. Le gémissement de son ami l'emporta. Grivelé retomba sur ses pattes et s'élança vers la cabane. Cannelle avait fourré son museau dans une fissure entre les rondins et Grivelé vint lui frotter le nez. Il fit alors le tour de la cabane, qu'il examina en connaisseur.

Newton n'avait pas compté, dans la construction de son piège, sur l'amitié de l'ours brun et du grizzli. Il avait veillé à ne rien laisser dépasser, à l'intérieur du piège, qui pût fournir la moindre prise à un ours; mais, à l'extérieur, les rondins n'avaient pas tous été coupés à la même longueur. Certains dépassaient de plus de trente centimètres.

Grivelé choisit le deuxième rondin à partir du haut, à l'angle nord de la cabane. Il posa une patte puissante sur l'extrémité de la poutre et l'arracha d'un coup sec. Cannelle comprit son idée et délogea le tronc suivant. Le travail de l'équipe était parfaitement coordonné. Le grizzli arrachait les rondins et l'ours brun finissait de les enlever. En moins d'une minute, tout le coin fut détruit et Cannelle put filer par l'ouverture. II était temps ! Déjà une meute de chiens jappants et hurlants faisait irruption dans la clairière, à moins de cent mètres de la cabane.

Avec une sagesse qui semblait née du raisonnement, les ours partirent dans des directions différentes. La meute se demanda lequel des deux elle allait suivre. Quand enfin le chef de file entraîna les autres chiens

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sur la piste du grizzli, Cannelle se trouva sur leur flanc droit.Grivelé s'était lancé dans un terrain trop accidenté pour que les

chevaux pussent suivre. Newton et ses hommes s'arrêtèrent à côté de la cabane détruite, mais la meute continua la poursuite à travers les rochers et les falaises du canon.

Pourchasser un ours en juin, alors qu'il sort, amaigri, de son sommeil hivernal, est une tout autre affaire que de l'entreprendre en automne, quand il est gras et lent de mouvement.

Cannelle comprit bientôt que les chiens ne le suivaient pas. Comme il ne percevait aucun bruit, ni la moindre odeur d'homme, il changea de direction, de façon à rejoindre Grivelé. Il entendait devant lui les hurlements des chiens, dominés par les rugissements du grizzli furieux. Cannelle pressa le pas et gravit une étroite corniche, derrière la meute glapissante. Il aperçut Grivelé, assis sur la corniche, balayant les chiens de ses longues pattes.

Deux airedales essayaient de contourner le grizzli pour l'attaquer à revers. Trois autres chiens gisaient au pied de la falaise, trente mètres plus bas. Sans perdre une seconde, Cannelle chargea de l'arrière, frappant, griffant, mordant et repoussant les chiens à portée des coups meurtriers du grizzli.

Au bout d'une minute de combat furieux, il ne resta plus de la meute qu'un des airedales et deux jeunes chiens courants, qui s'enfuirent le long de la pisté pour aller retrouver la protection de Newton et de son fusil.

Cannelle flaira le corps d'un chien étendu sur la corniche, puis s'approcha de Grivelé, auquel il grogna ses remerciements. Les deux ours suivirent la corniche et regagnèrent la rivière au bord de laquelle ils s'étaient battus trois ans plus tôt. Les truites peuplaient déjà les bancs de sable. Adroitement, Cannelle lança un beau poisson de trois livres sur la berge, aux pieds de son ami, et se tourna pour s'en chercher un autre.

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Un chaud soleil luisait sur la rivière. Deux merles vinrent se poser sur un rocher. Cannelle huma l'odeur aromatique des sapins chauffés par les rayons du soleil; l'eau murmurait sur les galets gris. Pièges, hommes, chiens et fusils s'effacèrent de la pensée de l'ours. Son univers était de nouveau en paix.

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS............................................................................... 7

Névé, le chien qui devint coyote.......................................... 9Brimbalant, le porc-épic ................................................... 24Carca, le carcajou ............................................................... 36Blanc-panache, l'antilope ................................................... 49Grisou, la mouffette ........................................................... 62Ocelot, le chat sauvage à tête noire...................................... 76Touffu, le renard roux ........................................................ 89Jango, le cerf........................................................................ 106Bief, le castor ...................................................................... 119Grigou, un honnête trafiquant, ou le rat collection- neur ................................................................................. 133Ondatra, le rat musqué......................................................... 145Griset, le renard argenté ..................................................... 157Yip, le vaillant coyote ........................................................ 171Trapu, le loup gris................................................................ 185Fusain, la marmotte noire .................................................. 200Flocon, le lapin des neiges .................................................. 214Bâa, le bélier ...................................................................... 228Cannelle, l'ours brun............................................................ 240

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Imprimé en FranceBRODARD & TAUPIN Paris-Coulommiers8697-0-1952— Dépôt légal 1049—

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