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L'Homme économe (Monologue) de Georges Feydeau Oui, adieu mon garçon ! Bien des choses à ta mère. Quand je dis bien des choses... pas trop ! L'exagération, ça ne sert à rien... un peu de choses à ta mère... voilà tout. Oh ! les neveux ! Quels frais inutiles... En voilà un qui voudrait me soutirer de l'argent... pour des dettes, je vous demande un peu ! Dame, qu'est-ce que vous auriez fait à ma place ? On est oncle, n'est-ce pas ! On a certaines obligations... je l'ai emmené à ma caisse, j'ai étalé beaucoup d'argent devant lui, je lui ai dit : «Si tu es économe, tu pourras en avoir un jour autant que ça!» J'ai tout resserré et je lui ai donné de bons conseils ! Il faut bien faire quelque chose pour ses neveux ! Eh bien ! Il n'a pas été content. Alors je lui ai dit : «Ecoute, si je te refuse de l'argent, tu te fâches, et nous nous brouillons, si je t'en prête ?... tu ne me le rendras pas et nous nous brouillerons également. Eh bien ! J'aime mieux avant qu'après!» Ça l'a cloué ! Non, mais c'est si simple ! Vous voulez être riche ? soyez économe ! Je l'ai été toute ma vie, moi ! Aussi, aujourd'hui, j'ai une grosse fortune, je suis très heureux : je me refuse tout. Et quand je mourrai, eh bien ! j'aurai beaucoup d'argent... Enfin, voyons ! Ça n'est pas l'idéal, ça ? Par exemple, il n'y pas de petites économies. Ainsi, lorsque j'ai une course à faire... je vais toujours à pied, moi ! Et quand je suis pressé, le premier omnibus qui passe, je ne le prends pas !... Seulement je cours après. J'arrive aussi vite et ça ne me coûte pas un radis ! Voilà la fortune ! Tenez ! Quand je me suis marié, ça s'est fait au moyen d'un journal que mon concierge m'avait prêté, je lis qu'une femme riche cherche un époux; je dis : «Voilà mon affaire!» Je vais voir la femme : elle était borgne. J'ai été enchanté ! Je me suis dit : «Si elle n'a qu'un œil, c'est qu'elle doit être économe!» Eh bien ! Pas du tout ! Elle m'a déjà donné dix enfants ! C'est comme cela qu'elle comprend l'économie. D'ailleurs ils sont tous borgnes comme elle ! Aussi, moi qui suis économe, comme ils n'y voient que d'un œil... je leur ai fait mettre un bandeau dessus, comme ça, je suis certain qu'ils ne l'abîmeront pas ! Ils n'y voient plus; mais, au moins, ils ne seront jamais aveugles. Non, voyez- vous, pour être vraiment père, il faut avoir des enfants ! Enfin, ce qu'il y a de clair, c'est que je ne suis pas un gaspilleur, moi ! Tenez ! L'an dernier, on m'envoie une terrine de foie gras... elle a duré deux mois ! tous les soirs, à table, on se mettait autour, et l'on respirait le parfum ! C'était exquis. Au bout de quinze jours, elle commençait à moisir... nous l'avons grattée avec un couteau. Enfin au bout de deux mois, il n'y avait plus moyen ! Elle était si mauvaise que nous l'avons mangée ! Que voulez-vous ? Nous ne savions plus qu'en faire ! Eh bien ! oui ! C'est plus fort que moi ! Je ne comprends pas qu'on gâche ! Ainsi, j'ai un parent ! Il me met au désespoir, il dépense pour dépenser. Tenez ! Il avait un chien qu'il adorait ! Qu'est-il arrivé ? Il l'a tant bourré qu'il est mort, le chien !... et lui aussi, d'ailleurs; ils sont morts tous les deux ! Eh bien ! moi, mon chien... il se portait à merveille... il est mort au bout de huit jours... et il n'a pas eu une seule indigestion. Mon Dieu ! Je comprends très bien que l'on mange beaucoup, mais pas chez soi... Tenez, un bon moyen si vous avez bon appétit, prenez pension à table d'hôte. Là, par exemple, mangez trop ! c'est le même prix : plus vous mangerez, mieux ça vaudra. Au bout de huit jours, l'hôtelier vous fera appeler, vous rendra votre argent et vous offrira une prime si vous voulez aller prendre votre repas chez un confrère; il vous donnera même des adresses; je la connais : je l'ai fait cent fois...

Georges Feydeau Lhomme_econome

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L'Homme conome(Monologue)deGeorges FeydeauOui, adieu mon garon ! Bien des choses ta mre. Quand je dis bien des choses... pas trop ! L'exagration, a ne sert rien... un peu de choses ta mre... voiltout. Oh ! les neveux ! Quels frais inutiles... En voil un qui voudrait me soutirer de l'argent... pour des dettes, je vous demande un peu ! Dame, qu'est-ce que vous auriez fait ma place ? On est oncle, n'est-ce pas ! On a certaines obligations... je l'ai emmen ma caisse, j'ai tal beaucoup d'argent devant lui, je lui ai dit : Si tu es conome, tu pourras en avoir un jour autant que a! J 'ai tout resserr et je lui ai donn de bons conseils ! Il faut bien faire quelque chose pour ses neveux ! Eh bien ! Il n'a pas t content. Alors je lui ai dit : Ecoute, si je te refuse de l'argent, tu te fches, et nous nous brouillons, si je t'en prte ?... tu ne me le rendras pas et nous nous brouillerons galement. Eh bien ! J 'aime mieux avant qu'aprs! a l'a clou !Non, mais c'est si simple ! Vous voulez tre riche ? soyez conome ! J e l'ai t toute ma vie, moi ! Aussi, aujourd'hui, j'ai une grosse fortune, je suis trs heureux : je me refuse tout. Et quand je mourrai, eh bien ! j'aurai beaucoup d'argent... Enfin, voyons ! a n'est pas l'idal, a ? Par exemple, il n'y pas de petites conomies. Ainsi, lorsque j'ai une course faire... je vais toujours pied, moi ! Et quand je suis press, le premier omnibus qui passe, je ne le prends pas !... Seulement je cours aprs. J 'arrive aussi vite et a ne me cote pas un radis ! Voil la fortune !Tenez ! Quand je me suis mari, a s'est fait au moyen d'un journal que mon concierge m'avait prt, je lis qu'une femme riche cherche un poux; je dis : Voil mon affaire! J e vais voir la femme : elle tait borgne.J 'ai t enchant ! J e me suis dit : Si elle n'a qu'un il, c'est qu'elle doit tre conome! Eh bien ! Pas du tout ! Elle m'a dj donn dix enfants ! C'est comme cela qu'elle comprend l'conomie. D'ailleurs ils sont tous borgnes comme elle ! Aussi, moi qui suis conome, comme ils n'y voient que d'un il... je leur ai fait mettre un bandeau dessus, comme a, je suis certain qu'ils ne l'abmeront pas ! Ils n'y voient plus; mais, au moins, ils ne seront jamais aveugles. Non, voyez-vous, pour tre vraiment pre, il faut avoir des enfants ! Enfin, ce qu'il y a de clair, c'est que je ne suis pas un gaspilleur, moi ! Tenez ! L'an dernier, on m'envoie une terrine de foie gras... elle a dur deux mois ! tous les soirs, table, on se mettait autour, et l'on respirait le parfum ! C'tait exquis. Au bout de quinze jours, elle commenait moisir... nous l'avons gratte avec un couteau. Enfin au bout de deux mois, il n'y avait plus moyen ! Elle tait si mauvaise que nous l'avons mange ! Que voulez-vous ? Nous ne savions plus qu'en faire ! Eh bien ! oui ! C'est plus fort que moi ! J e ne comprends pas qu'on gche ! Ainsi, j'ai un parent ! Il me met au dsespoir, il dpense pour dpenser. Tenez ! Il avait un chien qu'il adorait ! Qu'est-il arriv ? Il l'a tant bourr qu'il est mort, le chien !... et lui aussi, d'ailleurs; ils sont morts tous les deux ! Eh bien ! moi, mon chien... il se portait merveille... il est mort au bout de huit jours... et il n'a pas eu une seule indigestion.Mon Dieu ! J e comprends trs bien que l'on mange beaucoup, mais pas chez soi... Tenez, un bon moyen si vous avez bon apptit, prenez pension table d'hte. L, par exemple, mangez trop ! c'est le mme prix : plus vous mangerez, mieux a vaudra. Au bout de huit jours, l'htelier vous fera appeler, vous rendra votre argent et vous offrira une prime si vous voulez aller prendre votre repas chez un confrre; il vous donnera mme des adresses; je la connais : je l'ai fait cent fois... {C0A8C59F-6E8F-43c4-8453-65D208276F40}{83326430-4E8C- 4381-BC94-6C3919A1F 47B}{C0A8C59F-6E8F- 43c4-8453-65D208276F40}Eh bien ! Encore une conomie !... Quand vos souliers sont crotts vous payez six sous un commissionnaire, n'est-ce pas ? Nafs ! Mois, j'attends... et ds que je vois un gogo comme vous qui fait cirer, je fourre mon pied ct du sien; le commissionnaire croit que c'est l'autre pied du monsieur et me cire mon soulier; le monsieur, ahuri, n'ose rien dire, et je les laisse se dbrouiller ensemble pour le troisime pied, pendant que je vais rechercher un second gogo pour avoir la paire.C'est comme au jeu, tenez ! Parce que, avec mes principes d'conomie il ne faudrait pas croire que je ne suis pas joueur ! Mais voil, j'ai ma faon... Quand je vois des gens qui jouent, n'est-ce pas... je ne parie pas sur eux... moins que ce ne soient des grecs... seulement je me mets derrire eux et je me dis : Tiens, voil un coup que j'aurais bien jou et je parie en moi-mme... des sommes normes !... Alors quand je perds, je gagne... je gagne l'argent que je ne perds pas, et j'ai les mmes motions que les joueurs... seulement l'envers, voil. J e vous dis, je suis plein de ressources ! Par exemple, encore une chose qui cote trs cher : ce sont les appartements. Eh bien ! moi j'ai trouv un remde ! Aux prochaines lections, je me fais nommer dput, je donne cong mon propritaire et je m'installe en chemin de fer... parcours gratuit sur toutes les lignes ! Vous voyez d'ici l'conomie ! seulement le hic, c'est ma femme et mes gamins. Ah ! Si je pouvais les faire nommer dputs ! sans compter que a vaudrait mieux, les petits sont tous mineurs. On pourrait les empcher de faire des btises. Si toute la Chambre tait comme a, ce serait la sauvegarde de la France. Ah ! Si je m'coutais, voyez-vous, je fonderais un cours d'conomie sociale et politique et bientt, dans le monde, il n'y aurait plus que des riches, pas un seul pauvre. J 'apprendrais tirer de l'argent de tout, pargner tout... on n'pouserait plus que des femmes trs riches et l'on n'aurait jamais d'enfants... ce serait la fortune assure pour les gnrations venir.FIN