59
1 Les personnages : Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR / GUITAR MAN / HURRICANE MATHILDA, dame de compagnie de Georges HARRINGTON "Puis vint cette voix environ l'heure de midi au temps de l'été dans le jardin de mon père". (Paroles de Jeanne d’Arc lors de son procès)

Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

  • Upload
    others

  • View
    5

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

1

Les personnages :

Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma

LE VISITEUR / GUITAR MAN / HURRICANE

MATHILDA, dame de compagnie de Georges HARRINGTON

"Puis vint cette voix environ l'heure de midi au temps de

l'été dans le jardin de mon père".

(Paroles de Jeanne d’Arc lors de son procès)

Page 2: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

2

Les personnages et les situations de ce récit étant purement

fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations

existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

Une date certaine a été donnée à ce texte par Huissier de Justice le

26 mars 2018

Nous sommes dans une maison, en banlieue d’une grande ville américaine. Harrington, un homme d’un certain âge, assis dans le salon, prend son petit déjeuner. Une décoration de Noël courant sur le rebord d’une fenêtre, sous la forme d’une guirlande et d’une reproduction d’un traineau avec des rennes, rappelle que nous sommes dans la période de Noël, ce que le climat ne semble pas confirmer (par la baie vitrée, on découvre une pelouse verte).

Un autre personnage entre prudemment dans la pièce. C’est un homme noir, habillé à la façon d’un Rocker, qui porte une guitare en bandoulière. Il contemple les lieux d’une manière qui trahit qu’il n’en est pas familier.

Ne s’étant pas rendu compte immédiatement de cette intrusion, celui qui est en train de déjeuner ne lève pas tout de suite les yeux de son assiette.

Une suite d’accords de guitare, joué par le visiteur, trahit brusquement la présence de l’inconnu.

LE VISITEUR : Bonjour !

Harrington, surpris en réalisant la présence de l’intrus, sursaute, et se redresse

en renversant sa tasse de café sur la table.

HARRINGTON: Damned! He made me spill my fucking coffee!

Il éponge le café avec sa serviette

HARRINGTON: What a mess! SHIT!

Page 3: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

3

Il se tourne vers l’intrus

HARRINGTON: Who are you? What are you doing here?

LE VISITEUR (amical) : Bonjour Monsieur…

Une suite d’accords de guitare

HARRINGTON (soufflant, en colère) : Hey ! Guitar man…

Une suite d’accords de guitare

HARRINGTON : …You are trespassing ! What the fuck are you doing here?

LE VISITEUR : N’ayez pas peur, Monsieur…

HARRINGTON (véhément) : GET OUT immediately from my property! Get the fuck OUT!

LE VISITEUR : Je ne vous veux aucun mal…

HARRINGTON : I shall call the cops, right now!

Il s’empare de son portable qu’il brandit vers l’intrus

LE VISITEUR : N’ayez pas peur…Je ne vous veux aucun mal, Monsieur…

HARRINGTON : Wait a minute…

LE VISITEUR : Ne vous inquiétez pas, Monsieur…

Un temps

HARRINGTON : But…you speak french ?

LE VISITEUR : Oui, Monsieur…

HARRINGTON : Vous êtes français ? Mais…

LE VISITEUR : Je parle français, Monsieur. Nous pouvons nous parler dans votre

langue, la belle langue de Molière, je vous en prie…

Un temps

Harrington pose son portable.

HARRINGTON (un peu calmé) : La langue de Molière ?

LE VISITEUR : Certainement, Monsieur.

Page 4: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

4

HARRINGTON : Et d’abord, comment savez- vous que je suis français ?

LE VISITEUR : Oh, ça c’était facile, Monsieur. J’ai vu, en passant devant votre

maison, le drapeau bleu, blanc, rouge sur la façade, alors j’ai fait la déduction…

HARRINGTON : MAIS ! Qui êtes-vous à la fin ? Qu’est- ce que vous fichez ce

matin au milieu de mon salon ? C’est à cause du drapeau français ?

LE VISITEUR (il réfléchit) : Non, Monsieur, ce n’est pas le drapeau, je ne crois

pas…

Le visiteur joue une suite d’accords de la Marseillaise sur sa guitare.

HARRINGTON : Dites donc ! Qu’est- ce que vous foutez chez moi à faire le

troubadour ? Vous êtes venu pour le défilé du Quatorze Juillet ?

LE VISITEUR : Le Quatorze Juillet, Monsieur ?

HARRINGTON : Mauvaise pioche, mon vieux.

LE VISITEUR : Ce n’est pas la bonne date, en effet.

HARRINGTON : La date est passée ! Revenez l’année prochaine ! Come back next year.

Un temps

LE VISITEUR (il rit) : Pour le défilé du Quatorze Juillet, j’ai bien peur que nous ne

soyons pas assez nombreux, Monsieur. Deux personnes, c’est un peu limité, je

pense.

Un temps

LE VISITEUR (il va vers la fenêtre et regarde au dehors) : Vous avez mis aussi le

drapeau du Tennessee devant votre maison…

HARRINGTON : Le drapeau du Tennessee ?

LE VISITEUR : Oui, j’ai remarqué ça. Vous aimez le Tennessee ?

HARRINGTON : Ah ? Je vous dirais que ce drapeau, c’est surtout à cause de

Tennessee Williams…

LE VISITEUR : Ah bon ?

HARRINGTON : Et aussi à cause du Sud…

LE VISITEUR : Le Sud ?

Page 5: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

5

HARRINGTON : Oui, le Sud, parce que j’aime les causes désespérées, moi… J’en

suis d’ailleurs une moi-même, de cause désespérée.

LE VISITEUR : Les causes désespérées, Monsieur ? J’aimerais comprendre…

HARRINGTON : Oui, le Vieux Sud, la Guerre de Sécession, tout cela. Et moi qui

vous parle, bien sûr…

LE VISITEUR : Vous aimez les Sudistes ?

HARRINGTON : Oui, je les aime.

LE VISITEUR : Ah bon ?

HARRINGTON : Les Sudistes, ils étaient romantiques, chevaleresques, mais cela

ne les a pas empêchés de perdre la guerre, face à l’armée du Nord industriel,

celle des yankees. Les mitrailleuses Gatling, contre les gentilshommes à cheval,

ça fait pas un pli…

LE VISITEUR : Ah… Les Sudistes. Le Vieux Sud… Ils étaient romantiques,

d’accord, mais aussi et surtout esclavagistes, non ? Qu’en pensez -vous,

Monsieur ?

HARRINGTON : Je suis d’accord avec vous. Ils étaient les méchants. J’aime les

méchants. Ceci étant, je ne vois pas pourquoi je parle de ça avec quelqu’un que

je n’ai jamais vu et qui s’introduit chez moi ?

LE VISITEUR : Je voulais juste savoir pourquoi vous vous intéressez, vous, un

Français, au Tennessee.

HARRINGTON : Ce n’est pas une raison suffisante pour venir me casser les pieds

chez moi, quand même ?

LE VISITEUR : C’est dans le Tennessee qu’il y a la capitale du Rock and Roll,

Memphis, et celle de la musique country, Nashville …

Il chante :

LE VISITEUR : « On a tous en nous quelque chose de Tennessee, cette volonté de

prolonger la nuit… »

HARRINGTON (stupéfait) : Quoi ? Mais voilà autre chose… Vous venez faire le

Rocker chez moi, avec vos habits western et vos Santiags ? C’est ça ? Vous vous

croyez à une soirée Karaoké ?

Page 6: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

6

LE VISITEUR : Vous n’aimez pas les chansons ? Vous ne chantez jamais ? Même

pas sous la douche ?

HARRINGTON : Je rêve…Je vais me réveiller…Non, mon vieux. Sous la douche, je

ne chante pas…

LE VISITEUR : Vous devriez…

HARRINGTON : Mais dites donc, je ne vous ai pas sonné, mon vieux. C’est quoi

ce Rock And Roll à la noix ? Chansons à la demande ? C’est quoi ce bazar ?

Un temps

Harrington se rassoit

HARRINGTON : Vous savez que m’avez drôlement fichu la trouille en déboulant

comme ça…

Un temps

HARRINGTON : Qu’est- ce que vous voulez à la fin ?

LE VISITEUR (il s’approche) : Mais n’ayez pas peur, Monsieur, n’ayez pas peur…

HARRINGTON (il recule, tend les bras en reprenant son portable) : Attention !

Ne vous approchez pas de moi ! Gardez vos distances ! Je vais appeler les flics !

LE VISITEUR (il recule en chantant) : « Je vous préviens, n’approchez pas, que

vous soyez flic ou badaud, je tue celui qui fait un pas… »

HARRINGTON : Dites donc, Guitar Man, j’ai déjà fait deux infarctus, je ne tiens

pas à en faire un troisième à cause de vous ...

Un temps

Harrington pose son portable et se sert une autre tasse de café

HARRINGTON : J’hallucine… Ce n’est pas possible, ce truc…Il va me faire crever

d’angoisse, ce type.

LE VISITEUR (souriant) : Rassurez- vous, Monsieur. Si vous avez un souci

cardiaque, je m’occuperai de vous. J’ai une formation de secouriste.

HARRINGTON : UN SECOURISTE ? Mais, je n’ai pas téléphoné au 911, moi.… Je

n’ai pas appelé les urgences. Vous êtes urgentiste ? Avec une guitare ? Je ne

suis pas malade, hein. J’ai une santé de fer, moi…

Un temps

Page 7: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

7

Harrington boit son café

HARRINGTON : Vous êtes infirmier ? médecin ?

LE VISITEUR : Non, pas du tout. J’ai seulement dit que j’avais une formation de

secouriste. Je connais les gestes qui sauvent.

Un temps

HARRINGTON : C’est incroyable, ça ! Vous surgissez chez moi, un parfait

inconnu…

LE VISITEUR : Nous en nous connaissons pas, Monsieur. C’est un fait.

HARRINGTON : Et dites donc, pour autant que je sache, je ne vous ai pas

invité ?

LE VISITEUR : Non, je vous le confirme, Monsieur, vous ne m’avez pas convié

chez vous…

HARRINGTON : Vous vous introduisez dans ma propriété avec une impudence

incroyable, et qu’est- ce que vous faites ?

LE VISITEUR : Je ne fais rien de spécial…

HARRINGTON : vous vous contentez de discuter gentiment, comme si de rien

n’était. Quelle platitude…

LE VISITEUR (calme) : C’est de la politesse, tout simplement. J’essaie d’être poli,

c’est tout.

Un temps

HARRINGTON (croque dans un toast) : Excusez-moi, je parle la bouche pleine,

ce n’est pas poli, je sais, mais c’est parce que, comme vous pouvez le constater

facilement, je prends en ce moment mon petit déjeuner.

LE VISITEUR : Ne vous excusez pas, c’est tout à fait normal. C’est moi qui

m’excuse. Je ne veux vraiment pas vous déranger. Bon appétit.

Un temps

LE VISITEUR : C’est important de prendre un bon petit déjeuner… Equilibré,

bien sûr.

Le visiteur reste immobile. Il regarde autour de lui. Il est très calme.

Harrington finit de manger son toast

Page 8: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

8

HARRINGTON : Alors ça, c’est épatant. Vous vous pointez tranquillement dans

mon salon, surgissant de nulle part. Et alors vous me donnez des conseils

d’hygiène de vie, dont je n’ai d’ailleurs rien à faire…Comme si vous étiez un

genre de conseiller santé.

Un temps

HARRINGTON : Vous êtes un conseiller santé, un coach ? Vous pourriez en être

un, c’est la mode ici.

Un temps

LE VISITEUR : La santé, c’est important, à mon avis.

HARRINGTON : Vous êtes comme ce type qu’on voit à la télé ?

LE VISITEUR : Le type à la télé ? Non, je ne vois pas…

HARRINGTON : Mais si… Le costaud qui embrasse les gens, et raconte à son

public qu’on peut effacer de son esprit les mauvaises périodes du passé…

LE VISITEUR : Ah bon. Je ne connais pas cet homme.

HARRINGTON : Il passe tous les ans dans un grand hôtel en Floride. Il y a des

centaines de personnes, à chaque fois, qui payent très cher pour l’écouter.

Un temps

LE VISITEUR : Vous trouvez que c’est bien, vous, d’oublier son passé ?

HARRINGTON : Ils ont de la chance, ces gens - là. Oublier le passé, c’est tout ce

qu’il me faudrait, à moi…

LE VISITEUR : Y parvenez-vous ?

HARRINGTON : Non.

LE VISITEUR : Non ?

HARRINGTON : Moi, je n’y arrive pas, à effacer les mauvaises expériences du

passé. Si les autres y arrivent, tant mieux pour eux.

LE VISITEUR : Je suis d’accord avec vous, le passé ne s’efface pas. Il reste.

Un temps

Page 9: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

9

HARRINGTON : Alors comme ça, vous, ça ne vous dérange pas de vous incruster

chez les gens ? Des personnes qui ne vous ont rien demandé. Vous êtes un

casse-pieds professionnel, peut- être ?

LE VISITEUR : Je ne m’incruste pas, Monsieur, comme vous dites. Je ne fais que

passer… Il chante : « Vous qui passez sans me voir, sans même me dire

bonsoir… »

HARRINGTON : Vous croyez que je vais tolérer tout ça ? Vous vous trompez

complètement, mon ami.

Un temps

HARRINGTON : Vous venez me braquer, c’est ça ? Dites : « haut les mains »,

cela serait plus adapté à la situation, non ? Là, on sort du train- train habituel.

On entre dans le brutal…

LE VISITEUR : « Haut les mains » ? Pourquoi dirais-je quelque chose comme

cela ? Je ne suis pas ni un voyou, ni un scalawag…

HARRINGTON : Ah, vous n’êtes pas un scalawag ?

LE VISITEUR : Non, Monsieur. Je n’ai aucune raison de dire « haut les mains ».

Je ne suis d’ailleurs pas armé (il entrouvre sa veste pour montrer qu’il ne cache

pas d’arme) Ma seule arme, c’est ma guitare… Je ne cherche pas du tout, non

plus, à vous faire une mauvaise blague…

HARRINGTON : Vous croyez ?

LE VISITEUR : Ce n’est pas une mauvaise blague, Monsieur, je vous jure…

HARRINGTON (il réfléchit) : Bon…

Un temps

HARRINGTON : Puisque vous me garantissez que vous n’êtes pas un

cambrioleur, ni un scalawag…

LE VISITEUR : Je vous le jure…

HARRINGTON : Asseyez-vous sur ce canapé, là- bas. Cela me donnera le temps

de penser à cette situation, pour le moins inhabituelle…

(Le visiteur s’assoit docilement)

LE VISITEUR (il regarde autour de lui) : J’aime bien la décoration de votre

appartement.

Page 10: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

10

HARRINGTON (ironique) : C’est ça ! Parlons un peu décoration intérieure… Ma

femme n’aurait pas aimé. Elle préférait les meubles français d’époque Dix-

Huitième. Personnellement, j’en ai horreur.

LE VISITEUR : Vous n’aimez pas ?

HARRINGTON : Je souffre d’une phobie des antiquités…

LE VISITEUR : Une phobie des antiquités ?

HARRINGTON : Oui, ces trucs me rendent malade…Je pourrais dire ça aussi de

ma femme, notez.

LE VISITEUR : Ah bon ?

HARRINGTON : Je ne veux pas dire que c’était une antiquité, non… Elle était

jeune et jolie.

LE VISITEUR : Je vous crois.

HARRINGTON : Vous pouvez. Mais elle me portait sur les nerfs, à la fin.

LE VISITEUR : Pas possible ?

HARRINGTON : Si. Nous avons divorcé il y a longtemps.

Un temps

HARRINGTON (il observe son visiteur) : Bon, vous n’êtes pas là pour m’écouter

parler de ma femme, je pense ?

LE VISITEUR : Non, Monsieur, je ne crois pas…Je vous disais que j’aime bien

cette déco Country and Western.

HARRINGTON (ironique) : Country and Western, hein ? Ah ! J’y suis ! Vous êtes

décorateur ? Antiquaire ? Vous cherchez à acheter des meubles ? Une bonne

occase peut- être ? Vous faites les brocantes ?

LE VISITEUR : Ah, non. Pas du tout. Je ne suis pas tout ça, ni brocanteur, ni

rien…

HARRINGTON : Au fait, vous êtes entré comment ? Excusez- moi, je suis

curieux. J’aime bien savoir comment font les gens qui rentrent chez moi par

effraction.

LE VISITEUR : Mais je ne suis pas un cambrioleur, Monsieur.

HARRINGTON : Pas possible ?

Page 11: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

11

LE VISITEUR : Il n’y a pas eu d’effraction. Je n’ai rien cassé. Rien du tout. Vous

pouvez vérifier.

Un temps

HARRINGTON : Je vais jouer au Commissaire Maigret, vous êtes d’accord ? Je

vais chercher des indices d’effraction.

Il se lève et parcourt la pièce en mimant un détective qui inspecte les lieux avec

une loupe.

LE VISITEUR (admiratif) : Vous faites très bien Maigret, ce grand policier belge !

HARRINGTON : Non, Maigret est français. J’ai l’honneur de vous apprendre que

c’est l’auteur, Georges SIMENON, qui était belge.

LE VISITEUR : Ah, d’accord. Je l’ignorais.

HARRINGTON : Voyons, que savons- nous ?

LE VISITEUR (il rit) : Pas grand-chose ?

HARRINGTON : Vous avez réussi à entrer chez moi, bien que ma porte soit

verrouillée et l’alarme branchée. Vous avez réussi à de pas déclencher l’alarme,

c’est bien ça ?

LE VISITEUR : Apparemment.

HARRINGTON : Nous ne sommes pas très avancés…Aucun indice, aucun…

Il mime encore une recherche d’indices

HARRINGTON (il fait semblant de poser une loupe) : Rien…Maigret donne sa

langue au chat…Alors, vous avez fait comment ?

LE VISITEUR : Eh bien, je suis passé par la porte, tout simplement. C’était

ouvert.

HARRINGTON (il réfléchit) : Ah oui, tout simplement. Ah, d’accord… Par la

porte. Voilà autre chose.

LE VISITEUR : Je ne vois pas ce que cela a d’étonnant. C’est normal de passer

par la porte. C’est ce qu’il y a de plus pratique.

HARRINGTON : Vous avez raison, on rentre par la porte, c’est normal. Vous

seriez rentré par la cheminée, cela aurait été plus surprenant. Remarquez,

Page 12: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

12

finalement, il n’y aurait pas eu de quoi être surpris, si vous aviez été le père

Noël.

LE VISITEUR : C’est la saison.

HARRINGTON : Quoi qu’ici, on ne s’en rend pas trop compte, pas vrai ?

LE VISITEUR : C’est bien vrai. Le climat n’y est pas.

HARRINGTON : Oui, il ne neige pas souvent dans le coin…

Un temps

HARRINGTON : Et aussi, quand on vous regarde, ce serait un père Noël qui n’a

pas le physique habituel (le visiteur a la peau noire).

LE VISITEUR : Vous avez découvert ça tout seul ? Quelle perspicacité…

HARRINGTON : Je ne voulais pas vous vexer…

LE VISITEUR (il chante) : « Quoi ma gueule, qu’est- ce qu’elle a ma gueule ? »

Un temps

LE VISITEUR : Ma peau est noire. Je ne peux donc pas être le père Noël, puisque

c’est un blanc.

HARRINGTON : On ne peut rien vous cacher.

LE VISITEUR (il chante) : « Noir, c’est noir… »

Un temps (HARRINGTON réfléchit)

LE VISITEUR : Pour le moment, je n’ai pas d’explication à vous donner…Je suis

entré, comme ça, naturellement.

Un temps

HARRINGTON (il s’énerve subitement et force la voix) : ATTENDEZ, je vais vous

expliquer, moi !

LE VISITEUR (il reste calme) : Allez-y, je vous en prie…

HARRINGTON : Je suis chez moi en train de prendre mon petit déjeuner,

D’ACCORD ?

LE VISITEUR (calme) : tout à fait d’accord.

Page 13: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

13

HARRINGTON : Je prends mon petit déjeuner tranquillement. D’un coup, je lève

ma tête et je vois subitement un gars que je n’avais JAMAIS VU de ma vie se

pointer dans mon salon…

LE VISITEUR : C’est un fait.

HARRINGTON : ce gars-là, un homme noir, sauf votre respect, excusez-moi …

LE VISITEUR : C’est exact, j’ai cette chance. D’autres ne l’ont pas eue, par

exemple…

Un temps

LE VISITEUR : (Il chante) « Armstrong, je ne suis pas noir, Je suis blanc de peau

Quand on veut chanter l'espoir, Quel manque de pot … »

HARRINGTON : Arrêtez votre cirque, un peu ! Ce Karaoké, c’est fatiguant, à la

fin.

LE VISITEUR : Excusez- moi. Je suis trop démonstratif. Vous diriez que c’est un

effet de la race, peut -être ?

HARRINGTON : La race ? Ne dites pas n’importe quoi. Pour qui me prenez-

vous ? Vous me traitez de raciste ?

LE VISITEUR : Non, Monsieur, pas du tout. Pardon, pardon…

HARRINGTON : Vous débarquez chez moi sans me dire pourquoi faire, alors que

vous auriez pu mettre en avant un motif, plus ou moins valable, pour le faire.

Du genre, je ne sais pas, moi, par exemple : « excusez-moi, savez-vous où est la

prochaine station-service ? ». Ou alors « n’auriez-vous pas, mon ami, dix dollars

pour les orphelins de Boston ? », ou « pour les Mormons », ou « pour les

Témoins de Jéhovah » ? Hein ?

LE VISITEUR : Non, je ne crois pas que je fasse la quête… Pour aucune des

catégories dont vous avez bien voulu parler. Pour lesquelles j’ai d’ailleurs le

plus grand respect.

HARRINGTON (très énervé) : Il se fout de ma gueule !

LE VISITEUR : Pas du tout, Monsieur.

HARRINGTON : Vous savez que cela peut TRES MAL tourner pour vous, mon

petit ami. J’ai dans ce placard (il se lève et il montre d’une manière agressive le

Page 14: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

14

placard derrière lui) UNE ARME DE POING ! Un 9 mm GLOCK ! Une arme

MORTELLE ! Je pourrais aller la prendre et vous descendre avec (il fait le geste

de tirer) ! PAN ! Tout de suite ! Sur le champ ! Et personne ne me dirait rien !

J’aurais même des félicitations de la police du Comté. Un voyou de moins…

LE VISITEUR (souriant, il chante en s’accompagnant à la guitare) : « Qui c'est qui

vend des fusils (les gentils) - Qui c'est qui se retrouve devant (les méchants) … »

HARRINGTON : J’essaie de lui foutre la trouille et tout ce que ça lui fait, c’est de

me chanter une chanson ! Arrêtez avec votre délire de Karaoké ! Vous êtes

chanteur ?

LE VISITEUR : Non, je ne crois pas être un chanteur professionnel…

HARRINGTON : Alors arrêtez votre juke- box ! C’est fatiguant !

LE VISITEUR : Je suis persuadé que vous ne ferez pas usage d’une arme contre

moi. Ce n’est pas du tout votre genre.

HARRINGTON : Mon genre ? Mais vous ne me connaissez pas… Vous ne m’avez

jamais vu.

LE VISITEUR : Je n’ai pas l’impression que vous pourriez tuer quelqu’un de sang-

froid. Vous me paraissez un homme cultivé et même raffiné.

HARRINGTON : Merci du compliment. Méfiez-vous quand même… « Quand

j’entends le mot culture, je sors mon revolver » … C’est une citation de je ne

sais plus qui…

LE VISITEUR : Je crois que c’est de GOEBBELS, Monsieur.

HARRINGTON : Qui ça ?

LE VISITEUR : JOSEPH GOEBBELS, un leader nazi.

HARRINGTON (surpris) : Ah bon ?

Un temps

HARRINGTON : Vous êtes sûr ? Un nazi ?

LE VISITEUR : Tout à fait sûr.

HARRINGTON : C’est pas vrai ?

LE VISITEUR : Si.

Page 15: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

15

HARRINGTON : Je ne citerai plus jamais cette phrase, alors. Je trouve que cette

phrase est nulle, finalement.

LE VISITEUR : C’est comme vous voulez.

Un temps

HARRINGTON : En tous cas, vous restez assis en face de moi sur mon canapé à

me narguer.

LE VISITEUR : Je suis assis sur votre canapé, parce que vous me l’avez proposé…

Je ne nargue personne, comme vous dites.

HARRINGTON : Je vous ai proposé de vous asseoir, parce que je suis très poli. Je

suis comme vous en ce moment : très bienveillant…Trop, peut - être ?

LE VISITEUR : C’est vrai, nous sommes courtois tous les deux.

HARRINGTON (ironique) : Formidable. Nous faisons une petite réunion de gens

polis. On va discuter de la politesse.

LE VISITEUR : Si vous voulez.

(Un temps)

LE VISITEUR : Vous dites que vous possédez une arme ?

HARRINGTON : Un 9 mm, mon Cher !

LE VISITEUR : Un automatique 9 mm. Avez-vous peur de vous faire agresser ?

HARRINGTON (ironique) : Non, pas du tout, nous sommes dans un monde très

paisible. On est parfaitement en sécurité de nos jours aux USA, tout le monde

sait cela.

LE VISITEUR : Ah bon ?

HARRINGTON (ironique) : Comme vous n’avez pas l’air d’être au courant, je

vous apprendrais qu’il y a eu à ce jour plus de tués par arme à feu à Chicago

que de soldats américains tués dans la guerre d’Irak.

LE VISITEUR : Je ne savais pas.

HARRINGTON : Alors, d’après vous, on n’a pas de quoi se faire du mouron ici ?

LE VISITEUR (il chante) : « Je te promets le feu, à la place des armes… »

HARRINGTON : Par pitié, arrêtez votre récital ! C’est d’un pénible !

Page 16: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

16

LE VISITEUR : désolé, c’est plus fort que moi…Je chante… (il chante) « Je chante

! Je chante soir et matin, Je chante Sur les chemins, Je hante les fermes et les

châteaux, Un fantôme qui chante, on trouve ça rigolo » …

HARRINGTON : Et même du Charles Trenet ? Incroyable.

LE VISITEUR : Vous avez reconnu ?

HARRINGTON : Oui, quand même. C’est notre patrimoine français…

Une suite d’accords de Marseillaise sur la guitare.

LE VISITEUR : J’aime bien le fou chantant…

HARRINGTON : Alors, vous êtes comme le chanteur vagabond de la chanson de

Trenet ?

LE VISITEUR : Non, je ne pense pas…

HARRINGTON : Vous ne pensez pas ?

LE VISITEUR : Non…

HARRINGTON : Pour la dernière fois, comment êtes- vous entré ?

LE VISITEUR : Ne me croyez pas, si vous voulez. Je vous dis que je suis entré très

facilement.

HARRINGTON (pensif) : C’est vrai que j’avais mis l’alarme.

LE VISITEUR : Ah bon ?

HARRINGTON : Si. Et elle n’a pas sonné.

Il vérifie sur son ordinateur la surveillance vidéo.

HARRINGTON : Et les caméras de surveillance…Voyons cela…Qu’y a-t-il sur

l’écran ? On va voir ce qui s’est passé il y a dix minutes…Quand vous êtes entré

dans ma maison.

Il consulte le système de surveillance

LE VISITEUR : Rien ?

HARRINGTON (il regarde l’écran) : Non. Pas de Black avec une guitare.

LE VISITEUR : Ah bon ?

Page 17: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

17

HARRINGTON : Ni vu, ni connu. On ne voit rien. L’écran est vide depuis une

heure.

LE VISITEUR : J’étais même étonné, de rentrer chez vous si facilement…

HARRINGTON : Je crois que la question la plus importante, c’est d’ailleurs, non

pas : « comment êtes- vous entré », mais surtout : « pourquoi êtes-vous

entré ? » POURQUOI ? Voilà la question ! Pourquoi ? Quel est votre but ?

Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Vous ne me connaissez pas ?

LE VISITEUR : Je ne vous connais pas, en effet.

HARRINGTON : Alors, qu’est-ce que vous cherchez ?

Le VISITEUR : je n’en sais rien, je dois dire…

HARRINGTON : Comment ?

LE VISITEUR : Je ne sais pas pourquoi je vous rends visite.

HARRINGTON : Vous ne le savez pas ? Dites-moi, vous ne seriez pas « l’invité

surprise » par hasard ?

LE VISITEUR : L’invité surprise ?

HARRINGTON : Vous savez cette émission de télé, où quelqu’un se pointe dans

une famille, de façon inattendue. En général, c’est une célébrité. Les caméras

sont cachées et on filme la surprise des gens. Il y a autour de ça un jeu, où on

peut gagner trois kilos de café, ou une table à repasser, ou des trucs à la noix

du genre.

LE VISITEUR : Vous aimez bien regarder la télé, vous, on dirait ?

HARRINGTON : Qu’est- ce que vous voulez, je vis seul, alors j’ai besoin de me

distraire un peu…

LE VISITEUR : Je comprends.

HARRINGTON : Alors, êtes- vous l’invité surprise ?

LE VISITEUR : Je ne connais pas ce jeu. Désolé.

HARRINGTON : Allez, avouez- le ! Vous êtes une célébrité qui participe à un jeu

télévisé ? C’est ça ? Vous êtes connu ?

LE VISITEUR : Mais je ne suis pas une vedette. Vous croyez que j’en suis une ?

Page 18: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

18

HARRINGTON : Pourquoi pas ? Je ne les connais pas toutes. Il y en a plein

maintenant.

LE VISITEUR : D’ailleurs, vous remarquez qu’il n’y a pas de caméra. Si j’étais

l’invité mystère comme vous dites, il y aurait des caméras.

HARRINGTON : Non, ils les planquent !

HARRINGTON se lève brutalement et se précipite vers la fenêtre pour scruter le

jardin.

HARRINGTON : Je ne vois rien du tout ! Ni traineau du père Noël, ni camion

avec l’antenne satellite de la télé, ni les assistants qui courent partout. Rien !

Pas de caméra. (Il quitte son poste d’observation) Donc, vous n’êtes pas ce

putain d’invité surprise.

LE VISITEUR : Il faut croire que non.

Un temps

LE VISITEUR : En fait, je me promenais dans le coin, sans but précis, et…

HARRINGTON (impatient) : Abrégez, s’il vous plait…

LE VISITEUR : Je me disais que c’est joli, par ici. J’admirais ces belles maisons.

Les jardins, les fleurs. Il ne manque pas un carreau aux fenêtres, les clôtures

sont en bon état et tout…C’est très agréable comme endroit. C’est chic.

HARRINGTON (énervé) : OUI, oui, oui, c’est un beau coin, pour les gens qui ont

du pognon. Et des artisans mexicains qui font le boulot ! C’est l’Amérique… (Un

temps) Allez-y, accouchez. Pourquoi êtes-vous entré ? Pourquoi chez moi ?

C’est au hasard ?

LE VISITEUR : Au bout de quelques instants, j’ai eu envie d’entrer. Une

impulsion.

HARRINGTON : Vous avez vu le drapeau du Tennessee, le drapeau français, et

ça vous a donné envie de me rendre visite. Pourquoi ? Vous vouliez dire

bonjour à un compatriote ? Ou alors discuter un peu de la Guerre de Sécession,

hein ?

LE VISITEUR : Je n’en sais rien.

HARRINGTON : Qui êtes-vous, Monsieur l’inconnu, je peux vous demander ça ?

Page 19: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

19

LE VISITEUR (il chante) : « J'habite un violoncelle - Un triangle isocèle - Je

demeure dans une maison - Entourée de gazon »

HARRINGTON : Un gars qui habite un violoncelle ? …On est bien avancés,

alors… Vous êtes amnésique ?

LE VISITEUR : Je dois avoir un nom, une adresse comme tout le monde. Mais ça

ne me revient pas, au moment où je vous parle. Je ne vois pas vraiment.

HARRINGTON : Vous n’avez pas Alzheimer ? On publie beaucoup de choses sur

ces maladies. Il y a des gens qui oublient des tas de choses. Ils déambulent dans

la ville, ne sachant pas d’où ils viennent, ni où ils vont. Vous êtes malade ?

LE VISITEUR : Alzheimer ? Je ne crois pas avoir cette maladie.

HARRINGTON : Les gens qui ont ça ne s’en rendent pas compte.

LE VISITEUR : Je ne crois pas du tout être un malade d’Alzheimer.

HARRINGTON : C’est bizarre, de se balader à pied dans un quartier résidentiel.

Ici, à part le facteur, ils se promènent tous en voiture. Pas vous. C’est curieux,

ça, non ?

LE VISITEUR : Je ne vois pas ce que ça a d’étrange. J’aime bien la marche à pied,

personnellement. C’est bon pour la santé.

HARRINGTON : Vous n’êtes pas le facteur, par hasard ?

LE VISITEUR : J’ai peut- être un message à distribuer, mais je ne m’en souviens

pas… (il réfléchit) Et je marche, parce que je ne possède pas de voiture.

HARRINGTON : Pas de voiture ?

LE VISITEUR : Non…

HARRINGTON : Eh bien, comme ça, vous polluerez moins…

LE VISITEUR (il chante) : « Je t'attendrai à la porte du garage - Tu paraîtras dans

ta superbe auto - Il fera nuit mais avec l'éclairage - On pourra voir jusqu'au

flanc du coteau »

HARRINGTON : Vous ne vous êtes pas évadé de prison, au moins ?

LE VISITEUR (il rit) : Ah, ça, non… (Il chante) « Les portes du pénitencier bientôt

vont se fermer…Et c’est là que je finirai ma vie, comme d’autres l’ont finie »

Un temps

Page 20: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

20

HARRINGTON (il se frotte le crâne) : Bon. On ne s’en sort pas. Il me sort du

Charles Trenet et du Johnny Hallyday en pagaille. Qu’est ce que ça veut dire ?

Un temps

HARRINGTON : Vous voulez une tasse de café ?

LE VISITEUR : Je veux bien. J’aime le café.

HARRINGTON : Vous vous rappelez ça, quand même…Et de toutes ces

chansons.

LE VISITEUR : Oui, je me souviens des paroles et de la mélodie…

HARRINGTON : Ce que vous chantez, ce sont des chansons françaises… Elles ne

sont pas très connues ici.

LE VISITEUR : Ah bon ? Vous croyez ? En tous cas, moi, je les connais…

HARRINGTON se lève, prend une tasse dans un placard et sert un café à son

visiteur.

LE VISITEUR (il goûte son café) : Merci. Il est très bon votre café.

HARRINGTON : C’est bon, oui. Mais cela ne nous dit pas du tout qui vous êtes ni

ce que vous venez faire ici.

LE VISITEUR : Je suis désolé, je ne peux pas vous aider. Je ne sais pas trop…

HARRINGTON : Je vois bien que vous ne savez pas trop…

LE VISITEUR : Je suis désolé.

HARRINGTON : Voulez-vous que nous appelions mon médecin ? Il pourrait vous

aider. Je peux lui téléphoner, si vous voulez ?

LE VISITEUR : Votre médecin ?

HARRINGTON : Oui. Le docteur Goldberg. Il est très compétent, je…

LE VISITEUR : Je vous remercie, mais je crois que cela ne sera pas nécessaire de

lui téléphoner. Je n’ai pas du tout l’impression d’être malade. Je suis en parfaite

santé…

HARRINGTON : Vous avez quand même un passé, une histoire ? Vous n’êtes

pas une page blanche…

LE VISITEUR (ironique) : Blanche ? Pas vraiment, Monsieur…

Page 21: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

21

HARRINGTON : excusez-moi… Je n’ai pas fait exprès…

Un temps

LE VISITEUR (il regarde la pièce autour de lui) : Vous aimez bien le cinéma, j’ai

l’impression ?

HARRINGTON : A quoi vous voyez ça ?

Le visiteur se lève et contemple une affiche.

LE VISITEUR : J’aime bien vos affiches. Par exemple, celle-ci, les « Diaboliques »,

un film français de CLOUZOT.

HARRINGTON : C’est l’affiche originale française. Un film en noir et blanc de

1955.

LE VISITEUR : J’ai vu ce film. Il y a un suspense terrible.

HARRINGTON : Ma fille n’appréciait pas les films noir et blanc. Elle me disait :

« tu regardes encore tes vieux films ». Je lui répondais : n’importe quel film est

un vieux film. A partir du moment où il est dans la boite, il fait partie du passé.

LE VISITEUR : Votre fille ?

Un temps

HARRINGTON : Elle n’est plus de ce monde…Un accident…

LE VISITEUR : Désolé, Monsieur.

HARRINGTON : Vous ne pouviez pas savoir…

LE VISITEUR : Non, certainement.

HARRINGTON : Ma fille…Elle aimait bien les chansons françaises, aussi…Elle

chantonnait tout le temps…Enfin…

Il rit

Un temps

HARRINGTON : Vous avez raison. Je suis un amateur de films, on peut le dire.

C’est mon boulot, enfin…

LE VISITEUR : Votre boulot ?

HARRINGTON : Je suis metteur en scène et accessoirement critique de cinéma.

Il parait que je suis assez connu…

Page 22: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

22

LE VISITEUR : J’ai lu votre nom sur la boite aux lettres avant de rentrer. Votre

nom, c’est SMITHEE ?

HARRINGTON : Non, cela c’est une blague, pour être moins dérangé. Ce qui ne

fonctionne pas toujours…La preuve aujourd’hui.

LE VISITEUR : Oh, excusez- moi. Désolé…

HARRINGTON : Je ne m’appelle pas Smithee. Je signe Georges HARRINGTON.

C’est mon vrai nom.

LE VISITEUR (impressionné, il se redresse) : HARRINGTON ! Lui-même ! Le grand

auteur de cinéma français !

HARRINGTON (flatté) : Vous me connaissez ?

LE VISITEUR : Bien sûr. J’ai vu tous vos films.

HARRINGTON : Je ne suis pas complètement oublié, alors…Avant de venir

travailler à Hollywood, je tournais mes films en France. J’ai eu à l’époque un

Oscar du meilleur film étranger. Je dois avoir ce machin ici, dans un de mes

placards…

LE VISITEUR : HARRINGTON… Vous êtes une icône pour tous les cinéphiles…

HARRINGTON : L’icône, elle a du plomb dans l’aile, maintenant, mon vieux…

LE VISITEUR : Au fait, que faites- vous actuellement, Monsieur Harrington ?

HARRINGTON : J’ai arrêté la mise en scène de cinéma depuis pas mal d’années.

Je me contente de mes articles pour la presse américaine. (Il regarde sa

montre) D’ailleurs, je me rends compte qu’il faut que je me prépare pour la

prochaine conférence de rédaction de mon canard.

LE VISITEUR : Ah bon ?

HARRINGTON : Oui. Il va falloir nous quitter.

LE VISITEUR : Nous quitter ?

HARRINGTON : Oui…

LE VISITEUR : J’aurais apprécié que nous puissions parler encore un tout petit

peu. Discuter encore, quoi…Je voulais vous tenir compagnie.

HARRINGTON : Et pourquoi donc ?

Page 23: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

23

LE VISITEUR : Vous dites que vous vivez seul, alors je me dis que vous avez

besoin de communiquer avec quelqu’un…

HARRINGTON (énervé) : Je suis très bien tout seul, mon vieux…

LE VISITEUR : Excusez- moi, je fais erreur, alors.

HARRINGTON : Ecoutez, devant chez moi, il n’y a pas d’écriteau sur lequel on a

marqué « HOPITAL » ou « MAISON DE FOUS » … C’est peut-être une maison de

fous, mais pour un seul fou…Le fou, c’est votre serviteur, c’est moi ! Et la

baraque affiche COMPLET ! Désolé !

LE VISITEUR (il chante) : « Elle voulait me dire des mots si fous - Elle voulait me

dire des mots doux… »

Un temps

HARRINGTON : Il faut partir, mon vieux…Vous irez chanter ailleurs, si ça ne vous

ennuie pas…

LE VISITEUR : Il ne faut pas vous énerver, Monsieur Harrington. Bien sûr que je

vais partir… Bien sûr.

HARRINGTON : Allez… Soyez gentil… Laissez-moi maintenant, s’il vous plait.

LE VISITEUR : OK, OK, je sors, Monsieur Harrington…

HARRINGTON (se radoucit) : Excusez-moi, mais je n’ai plus beaucoup de temps,

la conférence téléphonique du journal, va commencer, vous comprenez. Le

rédacteur en chef est d’un chiant… Un vrai emmerdeur…

LE VISITEUR : Ne vous fâchez pas, je m’en vais…

Un temps

Il le pousse vers la porte du salon. Le visiteur ouvre la porte, et se retourne sur le

seuil.

LE VISITEUR : C’est dommage, nous aurions pu parler de LAURA. Elle me disait

de vous… Comment disait-elle, déjà ? Ah oui, je me rappelle maintenant. Elle

disait que vous étiez le fauve le plus fascinant de la terre, mais qu’il fallait faire

attention à ne pas mettre sa main dans la cage.

Un temps

HARRINGTON (sur le pas de la porte) : Vous avez de l’argent ? Je peux vous

passer un peu de fric, si vous voulez. Vous me le rendrez…

Page 24: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

24

LE VISITEUR : Non, je n’ai pas besoin d’argent, Monsieur Harrington. Je vous

remercie bien. Au revoir, Monsieur Harrington.

HARRINGTON : Au revoir.

Il sort tranquillement de la pièce. HARRINGTON, resté à l’intérieur, semble

perturbé par ce qu’il vient d’entendre. Il se prend la tête dans les mains.

HARRINGTON (soliloque) : Laura, Laura… Il connaît Laura …

Il sort à son tour précipitamment dans le couloir. On l’entend appeler le

visiteur : « Monsieur, Monsieur, revenez, il faut que je vous parle ! » Je vous en

prie ! REVENEZ !

Un temps

HARRINGTON et son visiteur retournent ensemble dans le salon. Harrington a

posé sa main sur l’épaule du visiteur.

HARRINGTON : Il ne fallait pas partir comme cela, mon ami, il ne fallait pas vous

vexer… Excusez-moi, je suis parfois un peu brusque…Je ne pouvais pas me

douter que…

LE VISITEUR : Je comprends tout à fait votre réaction. Et puis il y a votre

conférence de rédaction. Je ne veux pas vous empêcher…

HARRINGTON : La conférence de rédaction ? Je m’en fiche, maintenant. Ils se

débrouilleront sans moi.

Un temps

HARRINGTON : Asseyez-vous, je vous en prie, Monsieur ?

LE VISITEUR : Je n’ai toujours aucune idée de comment je m’appelle… C’est

extraordinaire, ça. J’ai cru que cela reviendrait, mais non…

HARRINGTON : Comment dois-je vous appeler, alors ?

LE VISITEUR : Je n’en ai aucune idée… Peut-être que si je reste un peu ici, cela

va revenir.

Un temps

HARRINGTON : Vous savez que ma fille s’appelait LAURA ?

LE VISITEUR : Oui, je crois que je connaissais son prénom. C’est étrange…

HARRINGTON : Vous avez connu ma fille Laura ?

Page 25: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

25

LE VISITEUR : Vous m’avez demandé de revenir parce que j’ai cité son prénom,

Monsieur Harrington ?

HARRINGTON : Oui…Et puis je n’allais pas vous laisser retourner dans la rue,

tout seul…

LE VISITEUR (il chante) : « Je suis né dans la rue par une nuit d’orage. »

HARRINGTON : Vous êtes vraiment incroyable…

LE VISITEUR : Vous trouvez ?

HARRINGTON : Oui. Je ne peux quand même pas abandonner quelqu’un qui ne

sait pas qui il est.

LE VISITEUR (il chante) : « C'est un chanteur abandonné - Qui a vécu sans se

retourner- Sûr que le blues est inventé - Pour lui, cette nuit »

HARRINGTON (il rit) : J’aurais eu des remords, quand même…

LE VISITEUR : Rassurez-vous, Monsieur Harrington, je ne suis pas du tout

inquiet, je ne cours aucun danger, rien du tout…

HARRINGTON : Comment ? Vous êtes quand même amnésique. Errer comme

cela sans but, c’est risqué ?

LE VISITEUR : Non. Je ne crois pas être vraiment amnésique. J’ai quelques idées

qui me reviennent de temps en temps. Mon esprit n’est pas vide, il y a

simplement des petits manques. Ce qui ne me gêne nullement. Je pense quand

même à des choses…

HARRINGTON : Attendez… Vous avez des trous de mémoire… Et pas qu’un peu.

De quoi loger un éléphant…

LE VISITEUR (il rit) : Un éléphant d’Afrique ou d’Asie ?

HARRINGTON : Les deux…

LE VISITEUR : Je trompe mon monde, vous trouvez ?

HARRINGTON (il rit) : Vous êtes un marrant, vous…

LE VISITEUR (il chante) : « Make them laugh, make them laugh… »

HARRINGTON : Vous avez pensé à Laura, quand vous avez eu l’idée d’entrer

ici ?

Page 26: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

26

LE VISITEUR : Non, pas du tout, je vous l’assure. J’avais lu le nom de Smithee

marqué sur la boite aux lettres, ça ne me disait rien.

Un temps

LE VISITEUR : Ça fait combien de temps ? Dix ans, depuis le jour où c’est arrivé ?

HARRINGTON : Dix ans depuis quel événement ?

LE VISITEUR : L’accident de Laura ?

HARRINGTON : Oui. Il y a dix ans déjà ?

LE VISITEUR : Certainement, un peu plus de dix ans.

Un temps

HARRINGTON : Vous voulez boire un coup ?

LE VISITEUR : Pourquoi pas ?

HARRINGTON : J’ai un très bon Bordeaux !

LE VISITEUR : Français jusqu’au bout des ongles…

HARRINGTON : Vous ne voulez quand même pas que je me tape leur satané

whisky. J’ai toujours pensé que ce truc avait un goût de punaise écrasée, alors.

LE VISITEUR (il rit) : Allons-y pour le Bordeaux…

HARRINGTON va prendre une bouteille dans la cuisine

Il verse du vin dans deux verres.

Il en tend un au visiteur

HARRINGTON : (il regarde sa montre) tant pis pour leur sacro-sainte conférence

de rédaction sur Skype. Ça me fera des vacances.

LE VISITEUR : Vous n’êtes plus très à l’aise dans cette rédaction.

HARRINGTON : Qu’est- ce que vous dites ?

LE VISITEUR : Il y a quelques accrochages au journal, on dirait ?

HARRINGTON : C’est incroyable, ça. Vous ne savez pas qui vous êtes, mais vous

savez ce qui se dit dans la conférence de rédaction de mon satané canard ?

Page 27: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

27

LE VISITEUR : Oui, j’avoue que c’est curieux. Toutes ces choses qui me viennent

en tête et que je croyais ne pas connaitre. Je n’ai pas d’explication, pour le

moment. Comme vos problèmes au journal.

HARRINGTON : Vous avez raison. Je les emmerde. Ce que je raconte ne les

intéresse plus, il faut croire.

LE VISITEUR : Vos articles paraissent toujours, mais ils ne sont plus à la

première page.

HARRINGTON : J’ai moins la cote.

LE VISITEUR : Ils disent que vous monopolisez les discussions, pendant les

réunions…

HARRINGTON : Qu’est-ce que cela veut dire monopoliser ? Ce n’est pas ma

faute, si j’ai des choses intéressantes à dire, alors que souvent, chez les autres,

c’est le vide sidéral. Le zéro absolu.

LE VISITEUR : A ce point ?

HARRINGTON : Vous savez, Monsieur de nulle part, j’ai ma propre théorie sur la

vie.

LE VISITEUR : Pas possible ?

HARRINGTON : Vous voulez l’entendre ?

LE VISITEUR : Oui, bien entendu.

HARRINGTON : Il y a trois forces majeures dans l’Homme…

LE VISITEUR : Ah bon ? Trois forces ?

HARRINGTON : Oui. Les trois forces, c’est un, le muscle, deux, l’esprit et trois, la

magie. Chacun d’entre nous, homme ou femme, est animé par une ou plusieurs

de ces trois forces fondamentales.

LE VISITEUR : Vous avez trouvé ça tout seul ?

HARRINGTON : Oui, et j’en suis fier…

LE VISITEUR : Et chez vous, Monsieur Harrington, la force motrice, c’est…le

muscle, l’esprit ou la magie ?

HARRINGTON (il rit) : Moi ? C’est la magie ! Je suis un magicien, moi !

LE VISITEUR : Et les cinéastes d’aujourd’hui, c’est …

Page 28: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

28

HARRINGTON : le muscle et l’esprit ! L’alliance du business et de l’intellect ! Pas

la magie…

LE VISITEUR : On dit que vous n’aimez pas les jeunes créateurs ? Ils manquent

de magie, alors ?

HARRINGTON (énervé) : Comment, je n’aimerais pas les jeunes, moi ? C’est faux

et archi-faux. J’adore ce qui est inventif, créatif…J’ai défendu des millions de

jeunes créateurs, dans mes articles…

LE VISITEUR : Des millions ? Cela fait beaucoup, non ?

HARRINGTON : Oui. D’accord. Pas des millions, j’exagère…

LE VISITEUR : Combien ?

HARRINGTON : Quelques-uns, quand même…

Un temps

LE VISITEUR : Vous avez parfois la dent dure. Je me rappelle un de vos articles

sur un jeune cinéaste il y a une dizaine d’années…Rico, je crois qu’il s’appelait

Rico ?

HARRINGTON : Vous savez ça aussi ?

LE VISITEUR : Oui, je le sais. Je ne sais pas comment je le sais, c’est bizarre…

Mais je le sais.

HARRINGTON : Cachotier ! On dirait que vous cachez votre jeu.

LE VISITEUR : Je n’ai pas d’explication, je suis désolé… C’était Rico, son nom ?

HARRINGTON : Oui, Rico. J’ai pondu un article sur lui.

LE VISITEUR : Vous n’aimiez pas trop ses films ? C’était pourtant un jeune

cinéaste qui avait pas mal d’admirateurs…et surtout des admiratrices ?

HARRINGTON : Je n’y peux rien, si les gens sont des naïfs… Il avait le physique

pour lui, j’ai l’impression.

LE VISITEUR : Si on en croit votre théorie des trois forces, il avait le muscle, mais

pas l’esprit ni la magie…

HARRINGTON : C’est ça, Guitar Man. Lui, c’était surtout le muscle. Pas de

magie, rien. Mais les gonzesses l’appréciaient, alors cela compte.

LE VISITEUR : Son film a bien marché ?

Page 29: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

29

HARRINGTON : Une histoire assez nulle.

LE VISITEUR : Laura avait vu le film de Rico.

HARRINGTON : Comment savez-vous ça ?

LE VISITEUR : Je le sais.

HARRINGTON : Oui, elle avait vu ce film et elle l’avait trouvé formidable.

LE VISITEUR : Et elle a écrit une lettre enflammée au jeune réalisateur.

HARRINGTON : C’est vrai. Elle lui a écrit. Elle savait bien écrire. Elle avait un

style merveilleux. De la poésie pure.

LE VISITEUR : Elle vous a fait lire cette lettre ?

HARRINGTON : Non, j’ai trouvé le brouillon dans la chambre de Laura, alors je

l’ai lu.

LE VISITEUR : En cachette ?

HARRINGTON : Oui, en cachette…C’est pas beau, hein ?

LE VISITEUR : La lettre lui a plu, à Rico ?

HARRINGTON : Bien sûr qu’il a adoré. Et ils se sont vus tout de suite après. Vous

le savez ? Comme vous savez tout, vous devez bien le savoir.

LE VISITEUR : Oui, je le sais.

HARRINGTON : C’est du passé, maintenant.

LE VISITEUR (il chante) : « Bonheur fané, cheveux au vent - Baisers volés, rêves mouvants - Que reste-t-il de tout cela - Dites-le-moi «

Un temps

HARRINGTON : Encore Trenet ?

LE VISITEUR : Oui, j’aime bien. Pas vous ?

HARRINGTON : Si, si. J’aime bien aussi.

Un temps

LE VISITEUR : Vous n’étiez pas enchanté par cette histoire d’amour de votre

fille Laura avec le jeune Rico ?

Page 30: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

30

HARRINGTON : J’ai seulement dit que ce Rico était une sous-merde comme

réalisateur de films.

Un temps

LE VISITEUR : Carrément ?

Un temps

HARRINGTON (il sourit) : Dites donc, vous savez que je commence à m’habituer

à vous…

LE VISITEUR : Ah tiens !

HARRINGTON : Oui, et je me demande même ce qu’on va pouvoir faire de

vous…

LE VISITEUR : Pourquoi donc ?

HARRINGTON : Eh bien je n’ai pas envie de vous laisser vous barrer dehors,

comme cela, à la dérive. On ne sait pas comment vous allez vous démerder.

LE VISITEUR : Ne vous en faites pas ! Je ne suis pas du tout inquiet pour mon

sort personnel. Je me débrouillerai. Je l’ai toujours fait. Cela va aller très bien.

HARRINGTON : Vous n’êtes pas fou, au moins ?

LE VISITEUR (il rit) : non, pas du tout. Je ne suis pas dingue. Je suis normal,

autant qu’on puisse l’être aujourd’hui.

Un temps

HARRINGTON : Je vais demander à Mathilda de nous préparer un petit repas,

quand elle arrivera.

LE VISITEUR : Mathilda, qui est-ce ?

HARRINGTON : Ma gouvernante. Elle n’habite pas ici, mais elle vient

régulièrement pour s’occuper de la maison, et accessoirement de ma petite

santé.

LE VISITEUR : Pas aujourd’hui ?

HARRINGTON : Si, elle doit se pointer aujourd’hui. Elle doit être en train de

faire des courses, je pense.

LE VISITEUR : Elle a connu Laura ?

Page 31: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

31

HARRINGTON : Vous parlez ! C’est elle qui l’a élevée… Parce que la mère de

Laura… (il fait une grimace).

LE VISITEUR : Sa mère n’avait pas beaucoup d’instinct maternel ?

HARRINGTON : La mère de Laura ? De l’instinct maternel ? Autant qu’une

gardienne dans un camp de la mort…

LE VISITEUR : A ce point ?

HARRINGTON : Vous savez, mon ex bonne femme, elle…Elle passait sa vie dans

les casinos, alors s’occuper de sa fille…

LE VISITEUR : Comment avez-vous réagi, quand Laura vous a avoué qu’elle

aimait Rico ?

HARRINGTON : La seule chose que je pensais, c’est que les films de ce type

étaient de la fausse avant-garde. Le style faux reportage, avec la caméra qui

tremble et tout le bordel. Il filmait des choses comme des décharges publiques,

des tas de poubelles, des décors comme cela, vous voyez. Et après, il retournait

dans sa chambre au Hilton boire des cocktails.

LE VISITEUR : Vous êtes un peu sévère, vous ne croyez pas ?

HARRINGTON : Non, je suis juste.

LE VISITEUR : A mon avis, il avait une conscience sociale. Il voyait les choses à sa

manière. Bon, vous n’aimiez pas ses films quoi !

HARRINGTON : Non, pas du tout.

LE VISITEUR : Et vous l’avez dit dans vos articles.

HARRINGTON : Je n’ai pas pris de gants, j’ai dit que les films de Rico étaient une

pure escroquerie intellectuelle. J’ai fait remarquer que ses œuvres – je cite ce

que j’ai écrit – « avaient autant à voir avec l’art …qu’une fourche servant à

remuer le fumier avec la gastronomie » (il rit). Pour moi, c’était un pauvre con,

j’ai d’ailleurs eu l’occasion de lui dire en pleine gueule !

LE VISITEUR : Ah oui, c’était quand ?

HARRINGTON : A la première d’un de ses films. Ma fille lui avait demandé de

m’inviter. C’était une salle en banlieue. Laura et Rico étaient avec leurs copains,

et moi, j’étais assis à part dans un coin.

LE VISITEUR : Comment s’est passée la projection ?

Page 32: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

32

HARRINGTON : Oh, les gens étaient très contents.

LE VISITEUR : Pas vous ?

HARRINGTON : Vous savez, le public était gagné d’avance, le style prof à pull

col roulé et voiture d’occasion.

LE VISITEUR : Et le film ?

HARRINGTON : J’ai trouvé le film réellement nul. Au niveau technique, déjà, des

images floues, le point pas fait.

LE VISITEUR : Et vous avez expliqué cela à Rico ?

HARRINGTON : Exactement. Après la projo, il y avait un petit cocktail. On avait

mis sur des tables quelques bouteilles de whisky, du rouge de Californie, et des

canapés amuses gueule. J’ai goûté le pinard. Ça ne vaut pas le Bordeaux, mais

ça pouvait aller…

LE VISITEUR : Vous avez voulu faire bénéficier ces gens de vos lumières ?

HARRINGTON : Oui. J’ai voulu partager, avec ces jeunes, le fruit des modestes

réflexions de votre humble serviteur, en tant que cinéaste lauréat de l’oscar du

meilleur film étranger…

LE VISITEUR : Le résultat ?

HARRINGTON : Lorsque j’ai fini ma tirade, qui m’a permis de développer mes

grands principes de vieux con…

LE VISITEUR : la politique des auteurs, etc…

HARRINGTON : …Rico a commencé à dire que je n’avais pas bien compris

l’intention du film. Il sous-entendait que de toute façon mes idées étaient

dépassées, démodées…En gros, plus du tout modernes. Laura, dans une petite

robe du soir rouge vif, souriait en entendant cela, tout en sirotant son vin

californien.

LE VISITEUR : Cela vous faisait quel effet, la tirade de Rico ?

HARRINGTON : J’en avais ras le bol d’entendre toutes ces conneries. D’autant

plus que j’étais un peu bourré. Ce connard m’a même traité de « has been » à

Page 33: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

33

la fin. Alors là ! Vous vous rendez compte ? Moi, un has been ? Un ringard ?

C’était le bouquet.

LE VISITEUR : Vous avez dû apprécier moyennement.

HARRINGTON : J’ai pas aimé du tout. Finalement…

LE VISITEUR : Finalement ?

HARRINGTON : Le has been que je suis lui a cassé sa petite gueule ! Boum !

LE VISITEUR : Non ?

HARRINGTON : Sous l’impact du direct que je lui ai mis, il a ouvert les bras,

comme cela (il fait le geste). Et puis, il s’est écroulé sur la table derrière lui. Au

milieu des assiettes de petits fours.

LE VISITEUR : Comment cela s’est-il terminé ? Au poste de police ?

HARRINGTON : Non, pas du tout. Rico a fait preuve d’un esprit très

chevaleresque. Il a dit aux autres connards : « raccompagnez-le à sa voiture ». Il

avait du mal à parler, ayant la mâchoire en bouillie. En plus, il avait plein de

petits fours, accrochés à sa veste de tweed. C’était ridicule.

LE VISITEUR : Ridicule ?

HARRINGTON : Je veux dire les vestes en tweed. Pour le coup, c’est très

démodé.

LE VISITEUR : C’est ensuite que vous avez fait votre fameux article sur le film de

Rico.

HARRINGTON : Oui, c’est cet article-là.

LE VISITEUR : Vous lui avez coulé sa carrière…

HARRINGTON : Pour ainsi dire, il n’a plus fait grand-chose après.

LE VISITEUR : Vous n’avez jamais eu de remords ?

HARRINGTON : Jamais…

LE VISITEUR : Jamais ?

Page 34: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

34

HARRINGTON : enfin, un peu quand même, parce que…

LE VISITEUR : Parce que ?

HARRINGTON : Je n’aime pas beaucoup parler de ça.

LE VISITEUR : Laura ne vous a pas pardonné l’article sur le film de Rico…

HARRINGTON : En effet. Elle m’en a voulu pour cet article, je le reconnais.

LE VISITEUR : Vous regrettez d’avoir écrit ça ?

Un temps

HARRINGTON : Oui. J’ai fait une connerie…

LE VISITEUR : Ce qui est fait, est fait, on ne peut pas revenir en arrière… Vous

n’avez plus jamais revu votre fille.

HARRINGTON : Non, je ne l’ai plus jamais revue après la publication de ce

papier. Plus jamais. Elle m’avait rayé de la liste. Moi, je ne m’inquiétais pas, je

pensais que c’était provisoire, que les choses allaient s’arranger, et tout…

LE VISITEUR : Et après, il y a eu l’accident…

HARRINGTON : Oui…Dites donc, pour un amnésique, vous me paraissez avoir

une mémoire d’éléphant, vous…

LE VISITEUR : Vous voulez en parler ?

HARRINGTON : Je n’en parle jamais…

Un temps

HARRINGTON : Mais avec vous, ce sera différent. Je ne sais pas pourquoi. Peut-

être parce que je ne sais pas qui vous êtes, ni d’où vous sortez.

LE VISITEUR : On a l’impression que cela vous fait du bien d’en parler ?

HARRINGTON : J’ai les photos. Vous voulez les voir ?

LE VISITEUR : J’aimerais, oui.

HARRINGTON : Je les ai sur mon PC.

Page 35: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

35

Il ouvre son ordinateur. Le visiteur s’approche pour regarder l’écran.

LE VISITEUR : Comment avez-vous eu ces photos ?

HARRINGTON : Par le flic mexicain. Il était très fier de s’occuper de quelqu’un

de connu. Il avait vu mes films, alors…

HARRINGTON recherche les fichiers sur son PC…

HARRINGTON : Voilà, c’est le bon dossier. Un clic de souris, et hop …

La première photo montre un ravin empli d’une végétation luxuriante.

HARRINGTON : C’est une belle région du Mexique, idéal pour une ballade en

amoureux.

LE VISITEUR : C’est un beau coin.

HARRINGTON : Ils avaient loué une villa au bord de la mer, un endroit de rêve,

il faut dire… Pour se balader, ils avaient aussi loué une bagnole. Voici la photo

de la voiture qu’ils ont louée.

La deuxième photo montre une voiture de sport.

LE VISITEUR : Elle est super, cette voiture…

HARRINGTON : C’est une Lamborghini Countach.

LE VISITEUR : Rico avait tant d’argent que cela ?

HARRINGTON : Non, il était fauché.

LE VISITEUR : Pas étonnant. Vous avez sabordé sa carrière…

HARRINGTON : Qu’est- ce qui vous permet d’affirmer ça ?

LE VISITEUR : Rico a été black-listé. Vous avez fait en sorte que son producteur

ne le finance plus.

HARRINGTON (colérique) : Comment vous savez cela ? Vilain fouineur…

LE VISITEUR : Vous avez appelé ce type, le producteur et vous lui avez dit,

comme dans le Parrain (il prend un accent italien) : « je vais te faire une offre

que tu ne pourras pas refuser ».

Page 36: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

36

HARRINGTON : Vous savez tout, vous. Je ne sais pas comment vous faites.

LE VISITEUR : Moi non plus. Ce sont des choses qui me viennent.

HARRINGTON : C’est exact. Je connais beaucoup de producteurs et certains me

doivent une fière chandelle, car je leur ai fait gagner un bon paquet de fric avec

mes films. J’ai quand même fait deux très grands succès internationaux.

LE VISITEUR : Donc…

HARRINGTON : Le producteur a supprimé tous les financements de Rico. Je lui

ai demandé de le faire.

LE VISITEUR : C’est un peu trop violent, non ?

HARRINGTON : Comme vous dites. Je suis un assez sale type, vous savez.

LE VISITEUR : Ce voyage au Mexique, c’était un dernier coup de flambe pour

lui…

HARRINGTON : J’en ai peur. Ensuite il aurait dû se trouver un vrai boulot.

Barman, un truc comme ça…

LE VISITEUR : Vous êtes impitoyable.

HARRINGTON : Je ne lui ai pas fait de cadeau.

Le VISITEUR : Je vois ça.

HARRINGTON : Voici la photo de l’accident.

La troisième photo montre une voiture totalement détruite au fond du ravin.

LE VISITEUR : La voiture est vraiment en bouillie…

HARRINGTON : Elle a été complètement détruite. Ils n’avaient aucune chance

de s’en sortir. Ils étaient morts tous les deux, à l’arrivée des secours.

LE VISITEUR : Qui est ce qui conduisait la voiture ?

HARRINGTON : C’était elle. Elle conduisait la Lamborghini qu’ils avaient louée à

Puerto Vallarta.

LE VISITEUR : Laura aimait conduire des bolides ?

Page 37: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

37

HARRINGTON : Non. Chez nous, elle était plutôt habituée à sa vieille

Volkswagen. Ce n’était pas le même genre de pilotage…

LE VISITEUR : Où est-ce arrivé ?

HARRINGTON : C’était près d’un coin nommé Playa del Angel…

LE VISITEUR : Playa del Angel… »la plage de l’ange »… Ils sont morts sur cette

route déserte, loin de chez eux, loin de tout…

HARRINGTON : Oui.

LE VISITEUR : Il n’y avait pas d’autre voiture impliquée dans l’accident ?

HARRINGTON ; Non, il n’y avait rien sur la route, il faisait beau, un temps idéal…

Le flic m’a dit qu’il n’y avait aucune trace de freins. Ils sont rentrés dans le ravin

comme dans du beurre…Sans freiner.

LE VISITEUR : C’est peut-être la voiture ? Quelque chose qui aurait pu clocher

sur les freins, la direction, je ne sais pas…

HARRINGTON : Non, les assurances ont expertisé la carcasse, il n’y avait rien

d’anormal, la bagnole fonctionnait impeccablement.

LE VISITEUR : Allaient-ils vite ?

HARRINGTON : Vous savez, c’étaient des jeunes cons. Alors, quand on roule en

Lamborghini, on va quand même assez vite. Mais là…

LE VISITEUR : Mais là…

HARRINGTON : Elle n’allait pas si vite que cela. Le rapport d’enquête officiel a

dit que la conductrice avait été éblouie par le soleil et qu’elle avait raté le

virage…(sanglots) Excusez- moi. Je n’ai plus envie d’en parler. Excusez-moi…On

arrête.

Il commence à ranger l’ordinateur.

Le visiteur se lève et passe devant la fenêtre. Il aperçoit quelque chose.

LE VISITEUR : Ah ! Vous avez une autre visite, Monsieur Harrington.

HARRINGTON regarde à son tour par la fenêtre.

Page 38: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

38

HARRINGTON : C’est Mathilda.

LE VISITEUR : Qui ?

HARRINGTON : Ma gouvernante.

On distingue à l’extérieur une silhouette féminine qui se rapproche de la villa.

Une femme d’un certain âge, vêtue avec recherche, entre dans le salon. Elle

porte des sacs en papier, remplis à ras bord de produits alimentaires.

On entend l’alarme.

HARRINGTON : Merde, j’ai oublié d’enlever l’alarme…

Il se précipite pour couper l’alarme. La sonnerie cesse.

HARRINGTON : Salut, Mathilda.

MATHILDA : Hello, Harry. Tu aurais pu enlever l’alarme. Ce bruit est

épouvantable.

HARRINGTON : Excuse- moi. Je croyais qu’elle ne fonctionnait pas.

Regard vers le visiteur, qui hausse les épaules.

MATHILDA : Ces foutus sacs à provision sont d’un lourd… Cela me dévisse

l’épaule.

HARRINGTON : Veux-tu que je t’aide ?

MATHILDA : Non, mon grand. Tu ne sais jamais où ranger les trucs. Si je te

laisse faire, tu me mets toujours le bazar. Parfois, je trouve le cirage dans le

frigo. Quand c’est pas une godasse. Alors, ça ne va pas du tout.

HARRINGTON : Une godasse ? Tu exagères, non ?

MATHILDA : Je n’exagère pas. Ma parole. Tu devais tenir une sacrée cuite,

l’autre soir…Ranger ses chaussures dans le frigo… Je vous demande un peu. Il

est vrai que tu avais autre chose à faire que du rangement, tu étais avec une de

tes poules…

HARRINGTON (il rit) : Encore de la diffamation… Tu as mauvais esprit,

Mathilda…

MATHILDA : Pas autant que toi, Harry, pas autant.

Page 39: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

39

Elle se met à sortir des différents paquets des sacs et à trier les produits qu’elle

vient d’acheter.

MATHILDA : J’ai trouvé des trucs que tu vas aimer. Tu vas te régaler, mon chéri.

HARRINGTON : Mathilda, j’ai quelque chose à te dire. Il y a…

MATHILDA : Mais je n’ai même pas commencé à raconter ma matinée. Une

histoire de dingues… Il faut que je te raconte cela, Harry. Les courses en ce

moment au supermarché, c’est marrant…Attends, il faut que je te raconte,

c’était trop drôle, je…

HARRINGTON : Je peux en placer une, maintenant ?

MATHILDA : Qu’as-tu à me dire de si important, mon poussin ?

HARRINGTON : Tu as vu que nous avons une visite inattendue. La personne qui

est ici, c’est…Je vais t’expliquer.

MATHILDA : Ah bon. Tu as un visiteur ?

HARRINGTON : Oui.

MATHILDA : Tu l’as caché où ? Je ne vois personne ici…

Elle regarde autour d’elle

HARRINGTON (étonné) : Quoi ? Tu ne vois personne ?

MATHILDA : Ah non, il n’y a personne ici. Que toi et moi, mon chéri.

HARRINGTON : MAIS SI ! Regarde : il est bien là.

MATHILDA : Où ça ?

HARRINGTON : MAIS…Il est assis dans le salon …C’est cet homme- là …Il…

Harrington désigne le visiteur, assis sur le canapé

MATHILDA (elle continue son rangement) : Il y a quelqu’un assis dans le salon ?

Première nouvelle.

Elle finit de ranger les provisions

MATHILDA : Je regrette, mon chéri, mais je ne vois personne.

HARRINGTON (inquiet) : Mais si, il y a quelqu’un, je t’assure. Mets tes lunettes !

Page 40: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

40

MATHILDA : Je les ai sur le nez, Harry. Je vois très bien. Et je peux te dire que là

où tu me montres, il n’y a pas un chat.

HARRINGTON : Tu te fous de moi ?

MATHILDA : Tu as encore picolé, Harry. On baigne en pleine fantasmagorie.

HARRINGTON : Tu ne vois rien ?

MATHILDA : Non, la pièce est vide, à part nous autres.

Un temps

MATHILDA : As-tu bien dormi cette nuit, Harry ?

HARRINGTON : Ah mais… J’ai compris. On est en train de me faire une blague.

C’est un poisson d’avril ! Dont tu es complice ?

MATHILDA : Quelle blague ? Je ne vois pas, excuse- moi.

Elle continue à ranger ses courses.

MATHILDA : Je t’ai pris des sardines. Je crois que tu aimes ça, les sardines,

non ?

HARRINGTON (paniqué) : Arrête avec tes sardines ! Ce qui se passe est

inexplicable ! C’est effrayant !

Un temps

Elle ferme le placard dans lequel elle rangeait les courses.

MATHILDA : Bon, voilà une bonne chose de faite.

Elle se rapproche de HARRINGTON et lui caresse la joue.

MATHILDA (affectueusement) : …Je confirme, je persiste et je signe. Il n’y a

personne d’autre que nous, mon cher. Personne (elle soupire).

HARRINGTON : Mathilda, je te jure qu’il y a quelqu’un ! Il s’est pointé lorsque je

prenais mon petit déjeuner, un black qui joue de la guitare…Guitar Man !

MATHILDA : Les gens dans ton état voient plutôt une dame blanche. Toi, c’est

un Guitar Man noir. Tu ne peux décidément pas faire les choses comme tout le

monde…

HARRINGTON : … Ecoute-moi, Mathilda. Il est ici ! Je le vois ! C’est quelqu’un

qui a connu Laura, alors…

Page 41: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

41

MATHILDA : Ah bon, Harry ? Il a connu Laura ?

HARRINGTON : Oui, Laura, je…

MATHILDA : Tu as eu sans doute une petite hallucination…D’un autre côté je

suis plutôt contente…

HARRINGTON : Contente de quoi ?

MATHILDA : Enfin, tu me reparles d’elle. Même si c’est le fruit de ton

imagination débordante, j’apprécie que tu m’en parles à nouveau. Après un si

long silence… Je vois que notre Laura est toujours dans ton cœur… Chère petite

Laura…

HARRINGTON (au visiteur, qui reste assis, imperturbable) : MONSIEUR

INCONNU ! Dites quelque chose. Je passe pour un ivrogne ou un cinglé…

HARRINGTON se dirige vers l’inconnu et lui met la main sur l’épaule.

LE VISITEUR : Désolé, Monsieur Harrington. Votre amie…comment s’appelle- t -

elle, déjà…

HARRINGTON : Mathilda !

LE VISITEUR : Mathilda a raison. Je me dois de confirmer les dires de cette

dame : j’ai bien peur qu’elle ne puisse pas me voir, ni m’entendre…

HARRINGTON (il recule, effrayé) : Elle ne peut pas vous VOIR ? Vous êtes UN

FANTOME ?

LE VISITEUR (il rit) : Un fantôme ? Ah non, pas du tout ! Non, je ne suis pas un

fantôme, rassurez- vous. Cependant, je suis invisible pour elle. C’est assez

compliqué en fait. J’aurais du mal à vous l’expliquer. Elle vous entend me

parler, mais elle ne peut pas entendre mes réponses.

Mathilda plie les sacs en papier dans lesquels elle transportait les courses

HARRINGTON : Tu as entendu ce qu’il a dit ?

MATHILDA : Ah non, rien du tout. Il n’y a que toi ici qui entende des voix,

comme ta compatriote Jeanne d’Arc.

HARRINGTON : Ne te moque pas, ce n’est pas drôle du tout…

Un temps

Page 42: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

42

MATHILDA : Tiens, j’ai comme un petit coup de pompe…Je vais aller m’asseoir…

Elle se dirige vers le canapé et s’assoit à côté du visiteur. Elle semble ne pas

percevoir la présence du visiteur.

MATHILDA : Je suis assise à côté de ton fantôme ?

HARRINGTON : Oui…oui…Mon Dieu !

MATHILDA (elle rit) : Ne t’en fais pas, c’est tout bon. Aucun zombie ne m’a

sauté dessus…

HARRINGTON : Ne te fiche pas de moi, Mathilda… C’est grave, tu sais.

MATHILDA : Il est comment ?

HARRINGTON : Un Black de mon âge, costaud et genre Rocker.

MATHILDA : Ah bon… Il y a un beau mec avec moi, sur le canapé et je ne me

rends compte de rien… J’ai dû vieillir pas mal.

HARRINGTON : Je n’ai jamais dit qu’il était beau… J’ai dit : un costaud.

LE VISITEUR (il rit) : Merci beaucoup. J’apprécie le compliment !

HARRINGTON (au visiteur) : N’en rajoutez pas ! Vous êtes un putain de

fantôme alors ?

LE VISITEUR : Un fantôme ? Pas exactement, je ne crois pas en être un. Ils

existent néanmoins…

HARRINGTON : Ils existent ?

LE VISITEUR : Ceux que vous appelez les fantômes, ils existent. Mais je ne crois

pas en être un.

HARRINGTON : Vous ne croyez pas ?

LE VISITEUR : Je n’en suis pas un, non. Ni un spectre, ni un fantôme, ni un

zombie. Rien de tout cela…

HARRINGTON (désespéré) : MAIS ALORS, QU’EST-CE QUE VOUS ETES ?

MATHILDA (elle se lève et va secouer HARRINGTON) : SAPRISTI ! Est-ce que tu

vas arrêter de crier en parlant tout seul ! Je te dis qu’il n’y a personne. Ni black,

ni blanc, ni rien du tout ! Il n’y a ici que Mathilda, mon vieil Harry…

HARRINGTON : Excuse- moi…

Page 43: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

43

MATHILDA : Dis donc, j’espère que tu n’as pas picolé…

HARRINGTON : Non, je n’ai pas picolé, contrairement à ce que tu crois.

Mathilda regarde la bouteille de bordeaux et les verres.

MATHILDA : Si, tu as bu, quand même…

HARRINGTON : Juste un verre…Tu vois, la bouteille est encore pleine.

Il montre la bouteille

MATHILDA : Il y a un autre verre…

HARRINGTON : C’était pour …

MATHILDA (elle rit) : Ah oui ! …pour ton fantôme…

HARRINGTON : Ne te moque pas ! Au fait, je me demande si je ne fais pas un

cauchemar… Voilà la solution. En fait c’est un mauvais rêve que je fais.

MATHILDA : En ce qui me concerne, je n’ai pas l’impression de rêver. Dis-moi

plutôt de quoi t’a parlé le fantôme ?

HARRINGTON : Tu veux connaître mes conversations avec l’ectoplasme ?

LE VISITEUR : Merci pour l’ectoplasme…Et le respect de la diversité, alors,

hein ?

HARRINGTON (au visiteur) : pardon, mon vieux, c’est façon de parler ! (À

Mathilda) : qu’est ce qui t’intéresse ?

MATHILDA : Ben, je veux savoir si cet esprit t’a causé de ma Laura chérie…

HARRINGTON : Excuse-moi. Oui, nous avons parlé de Laura avec…avec cette

chose, enfin, avec ce fantôme si tu veux… Il sait certaines choses. C’est

étrange…

MATHILDA : Cela fait quand même…Combien de temps que nous n’avons plus

parlé de ce qui est arrivé à Laura ?

HARRINGTON : Mais, Mathilda, nous en avons parlé souvent, tous les deux.

Pourquoi dis-tu ça ?

MATHILDA : Tu devrais dire la vérité, Harry. Depuis qu’elle est partie tu n’as

jamais voulu en parler avec moi. Ja-mais !

HARRINGTON : C’est vrai, Mathilda ?

Page 44: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

44

MATHILDA : Mais bien sûr que c’est vrai, Harry !

HARRINGTON : Mais je n’avais pas le courage…Heureusement, tu as toujours

été là pour Laura. Tu étais sa « mamita » …sa « petite maman » !

MATHILDA : Oui, Laura me disait toujours : on va s’installer ensemble.

HARRINGTON : Elle voulait quitter la maison ?

MATHILDA : C’est uniquement quand elle était en colère contre toi… Quand tu

avais été trop sévère avec elle, par exemple…

HARRINGTON : Moi ? Sévère ? Je n’étais pas sévère du tout, je…

MATHILDA : Et quand tu l’as empêchée d’aller à l’anniversaire de Samira ?

HARRINGTON : Je ne me souviens pas.

MATHILDA : tu ne te rappelles vraiment pas ?

HARRINGTON : Elle avait ramené de mauvaises notes.

MATHILDA : Elle m’a dit : « tant pis pour papa, je vais aller m’installer dans ma

maison. »

HARRINGTON : Quelle maison ? C’est incroyable, ça.

MATHILDA : Elle s’était inventé un refuge. Il y avait même une adresse…

HARRINGTON : Une adresse ?

MATHILDA : 21, Bourbon Street ! Elle avait imaginé qu’elle habitait dans une

maison dans le style des plantations du Sud…

HARRINGTON : 21, Bourbon Street ? 21 ? Pourquoi pas 22, 23 ou 24 ?

MATHILDA : Pourquoi 21 ? C’était comme ça. Une idée qu’elle avait.

HARRINGTON : C’était une plantation ?

MATHILDA : Oui. Une grande plantation. Elle disait toujours : je vais m’installer

dans notre maison de Bourbon Street, rien que pour embêter papa.

HARRINGTON : C’est fou, ça…

MATHILDA : Elle avait imaginé tout un décor, que lui avait inspiré ce livre

qu’elle avait beaucoup aimé. Je ne me souviens plus…Comment c’était,

déjà…Quand on n’a pas de tête…

Page 45: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

45

LE VISITEUR : « Autant emporte le vent » …

MATHILDA : Si ! Ça me revient ! « Autant en emporte le vent ». Elle avait adoré

le bouquin et le film, encore plus. Elle rêvait d’une demeure du vieux Sud des

Etats Unis, avec des colonnades, un jardin, il fallait voir comme elle en parlait.

HARRINGTON : Le Sud, une cause désespérée…

MATHILDA : Elle inventait tout le décor. Et comme elle avait imaginé que la

maison était menacée par d’affreux bandits, elle s’était inventé un Bodyguard

dans sa maison imaginaire, comment l’appelait-elle, déjà, ce type ? Zut ! Je ne

me rappelle plus.

LE VISITEUR : HURRICANE.

MATHILDA : Ah si, je me souviens maintenant, c’était Hurricane. A cause d’une

chanson qu’elle aimait…c’était…

LE VISITEUR : …Bob DYLAN, « the story of the Hurricane ».

MATHILDA : Un truc de Dylan.

HARRINGTON (gémissant) : Il te souffle la réponse…

MATHILDA : Comment ?

HARRINGTON : Rien, rien…

MATHILDA : Elle me disait, si papa continue à être méchant, Hurricane va te

remettre les idées en place… J’avais bien rigolé en entendant ça.

HARRINGTON : Je n’étais pas si méchant que ça. Je finissais toujours par faire

ce qu’elle voulait.

MATHILDA : Comme cela lui faisait peur de rester dans une grande maison

toute seule, elle disait qu’elle avait besoin d’un garde du corps. Elle avait

inventé ce Hurricane, pour veiller sur elle. Un grand black costaud. Un vrai dur,

qui pouvait casser la figure des carpetbaggers et des scalawags, comme elle

disait…

Un temps

Le visiteur regarde ses biceps en souriant

MATHILDA : Petite, Laura avait beaucoup d’imagination…On se racontait tout le

temps des histoires qui se passaient dans le 21, Bourbon Street. C’était le bon

temps.

Page 46: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

46

HARRINGTON : Vous viviez sur une autre planète, toutes les deux !

MATHILDA : Et plus tard, quand on ne parlait plus de se réfugier Bourbon

Street, il y a eu son amoureux, Rico. Tu te souviens de lui ?

HARRINGTON : Oui, Mathilda…

MATHILDA : Tu ne l’aimais pas, ce Rico.

HARRINGTON : J’étais jaloux, je pense.

MATHILDA : Jaloux ?

HARRINGTON : Jaloux, oui ! Jaloux de l’amour qu’elle portait à Rico. J’étais

malade de jalousie. C’est pourquoi j’ai écrit cet article.

MATHILDA : L’article où tu l’as descendu en flammes ?

LE VISITEUR (il chante) : “This is the story of the Hurricane. The one the

authorities came to blame…Four months later the ghettos are in flame”

HARRINGTON : Ça recommence…

MATHILDA : Quoi ?

HARRINGTON : Rien, rien…C’est le fantôme qui chante…

MATHILDA : Il chante ?

HARRINGTON : Oui, c’est le fou chantant.

MATHILDA : Le fou, c’est toi, mon vieux, on dirait.

HARRINGTON : On dirait, oui.

Un temps

HARRINGTON : Je n’aurais pas dû écrire cet article. Pas pour ces raisons-là.

MATHILDA : C’est maintenant que tu t’en rends compte ?

HARRINGTON : Non. C’est quand j’ai appris la nouvelle que j’ai compris que

j’avais fait une erreur mortelle. C’est quand j’ai eu ce maudit coup de fil. Où on

m’a appris le malheur qui nous frappait.

MATHILDA : C’est quand ils t’ont téléphoné du Mexique pour t’annoncer la

tragédie ?

Page 47: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

47

HARRINGTON : Je me suis dit que j’avais tout foiré. J’avais exclu ma fille de ma

vie. Et maintenant, elle n’était plus là. C’était fini.

Un temps

MATHILDA : Tu sais qu’elle commençait à en avoir marre de son Rico ? Elle

voulait le larguer, finalement.

HARRINGTON : Comment ?

MATHILDA : Elle voulait mettre fin à leur relation. Tu ne savais pas ?

HARRINGTON : Non, je ne savais pas, je…

MATHILDA : Elle m’avait écrit du Mexique qu’elle voulait prendre sa liberté vis-

à-vis de lui. Elle pensait que finalement tu avais raison.

HARRINGTON : Comment, Mathilda ?

MATHILDA : Laura pensait que tu avais vu juste pour Rico.

HARRINGTON : Elle avait compris que j’avais raison ?

MATHILDA : Oui, que Rico était un pauvre type. Le voyage était une tentative

de raccommoder leur relation. Cela n’avait pas fonctionné du tout. Et aussi…

HARRINGTON : Et quoi ?

MATHILDA : Elle me disait au téléphone qu’il l’avait frappée, un soir…

HARRINGTON : Il la frappait ?

MATHILDA : Oui, il était violent.

HARRINGTON : Quel salaud…

MATHILDA : Il avait changé de dealer et la came n’était plus aussi bonne. Alors

ça le rendait nerveux. Il était à cran.

HARRINGTON : Laura voulait vraiment le quitter ?

MATHILDA : Oui. Tout cela est bien triste, Harry. Mais c’est le passé…

HARRINGTON : Pour moi, ce n’est pas du passé. Je n’arrive pas…

MATHILDA (elle regarde autour d’elle) : Mon pauvre chéri, je comprends…

HARRINGTON : Nous souffrons tous les deux, je le sais…

Un temps

Page 48: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

48

MATHILDA : Dis donc, Harry, ton fantôme, il est toujours là ? C’est pas toi qui

me fais une blague, par hasard ? En réalité, tu ne vois personne ?

HARRINGTON : Si, si. Je vois toujours un black assis au même endroit que toi.

Le visiteur lui sourit.

MATHILDA : Il ne s’ennuie pas à écouter notre conversation ?

Le visiteur fait signe que non.

HARRINGTON : Il me fait signe que non.

MATHILDA : Mon pauvre Harry. Je pense que tu devrais consulter le docteur

Goldberg. Ou alors boire moins. Ou les deux.

HARRINGTON : Je vais très bien, Mathilda, ne t’en fais pas pour moi. Et je limite

beaucoup l’alcool, en ce moment.

MATHILDA : Si c’était vrai…

HARRINGTON : C’est vrai.

MATHILDA : Bon, je vais te laisser avec tes petites hallucinations. J’espère que

ton fantôme sera gentil avec toi. Le Monsieur Noir !

Le visiteur imperturbable, continue à sourire. Mathilda se lève et se dirige vers

HARRINGTON.

HARRINGTON : Ne t’en fais pas pour moi, ce n’est pas un fantôme de rien du

tout qui va me faire peur…

MATHILDA : Je ne suis pas inquiète. Tu as toujours été un drôle de matricule…Si

tu as besoin de moi, n’hésite pas à appeler (elle l’embrasse sur les deux joues).

HARRINGTON : Pas de problème, Mamacita. Bon retour ! Et merci pour les

provisions ! Et cette discussion. Cela m’a fait du bien…

MATHILDA : De nada ! Muchas Gracias, Hombre…Hasta Luego.

Elle sort

Les deux personnages sont seuls. Le visiteur s’est levé de son siège et contemple

les livres dans la bibliothèque. HARRINGTON se sert un verre de Bordeaux. Il

regarde le visiteur.

HARRINGTON : Je ne vous en propose pas, vu que vous êtes un pur esprit.

Page 49: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

49

LE VISITEUR : Détrompez-vous, je peux boire et apprécier les bonnes choses

comme votre Bordeaux. La France a du bon, vous savez. Il y a le bon vin, le

cinéma français, TRUFFAUT, Jacques TATI, la chanson française…

HARRINGTON : Le pinard ? Expliquez-moi comment un fantôme peut boire du

bon vin… Vous n’avez pas de corps, ni rien !

LE VISITEUR : L’explication, c’est que je ne suis pas un fantôme.

HARRINGTON : vous n’êtes pas un fantôme ?

LE VISITEUR : Non, pas du tout. Les fantômes, on trouve ça dans les histoires du

dix-neuvième siècle. On parle d’apparitions avec un drap blanc qui se baladent

la nuit dans un vieux château écossais. Vous ne me voyez pas avec un drap

blanc autour du corps, non ?

HARRINGTON : Non, vous êtes normal. Enfin, si on peut dire…

LE VISITEUR : Les fantômes, c’est le folklore. C’est complétement dépassé !

C’est vraiment démodé…

HARRINGTON : Démodé ?

LE VISITEUR : C’est totalement fini, ces trucs- là. Nous sommes au vingt et

unième siècle. Maintenant, les fantômes et les ectoplasmes, c’est devenu

complètement ringard. Il faut vivre avec son temps, Monsieur Harrington. On

tient compte maintenant des lois de la physique, la théorie quantique et toute

cette sorte de choses. On parle de trous noirs, de fontaines blanches…

HARRINGTON : Qu’est-ce que vous êtes alors, si vous n’êtes pas un fantôme ?

Une apparition dans le rêve que je suis en train de faire ?

LE VISITEUR : Non, vous ne rêvez pas …Vous êtes bien éveillé…

HARRINGTON : Pourtant, je suis le seul à vous percevoir. Mathilda s’est même

assise sur le canapé où vous vous trouviez et ne vous a pas remarqué !

LE VISITEUR : Vous voyez, je suis en même temps présent pour vous et pas

présent pour les autres.

HARRINGTON : Je suis bien avancé de savoir ça !

LE VISITEUR : Je pourrais vous donner une explication plus scientifique, mais

c’est un peu compliqué pour moi. Je n’ai pas le niveau scientifique

Page 50: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

50

correspondant. Je n’ai pas fait beaucoup d’études, vous savez…Mes supérieurs

m’ont confié certaines choses, mais…

HARRINGTON : Vous avez des supérieurs hiérarchiques, vous ?

LE VISITEUR : Enfin, surtout un…Un Grand…Très Grand !

Il montre le ciel

HARRINGTON : Il y a une explication scientifique à tout ce bazar ?

LE VISITEUR : Oui, il y a un savant nommé Schroedinger …

HARRINGTON : Qui ?

LE VISITEUR : SCHROEDINGER. C’est un type du genre d’Einstein, mais moins

connu. Il a expliqué tout cela avec son histoire de chat qui est dans une boite et

qui est en même temps mort et vivant. Les deux à la fois. C’est scientifique, je

vous le garantis.

HARRINGTON : Jamais entendu parler.

LE VISITEUR : C’est connu des spécialistes. Le chat de Schroedinger.

HARRINGTON : Un chat mort et vivant ? C’est horrible, ça. On dirait une histoire

d’Edgar Poe.

LE VISITEUR : C’est théorique seulement. Il n’a pas fait réellement l’expérience.

HARRINGTON : Pourquoi vous me racontez ça ? Vous n‘êtes pas un chat ?

LE VISITEUR : Un chat noir, alors…

HARRINGTON : Vous êtes un chat ?

LE VISITEUR : Mais non. C’était pour vous expliquer. Je suis comme ce chat, en

définitive. Le philosophe français Auguste Comte a dit : « les morts gouvernent

les vivants »… Vous voyez ?

HARRINGTON : Non, je ne comprends rien du tout. Votre baratin pseudo-

scientifique me dépasse complètement. Désolé.

LE VISITEUR : Je ne peux pas vous le reprocher…Je n’étais pas assez attentif

quand on m’a expliqué, alors pour vous faire une synthèse, ce n’est pas très

évident. Je regrette, notez bien.

Un temps

Page 51: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

51

LE VISITEUR : Pour Laura, vous voyez…Comment vous dire ? Je veillais toujours

sur elle. Et j’étais près d’elle dans la maison de Bourbon Street.

HARRINGTON : Le 21 ? Mais c’est un rêve ?

LE VISITEUR : Un rêve et une réalité, aussi.

HARRINGTON : Je suis paumé.

LE VISITEUR : Là- bas, elle chantait tout le temps. Des chansons françaises,

surtout. Elle disait que les chansons, ça permettait d’oublier ses soucis. Alors,

moi, à force, j’ai appris beaucoup de ces chansons…Vous savez, les journées

étaient longues quand je montais la garde…

HARRINGTON : Attendez, vous me parlez de vos journées de Bodyguard au 21

Bourbon Street, c’est ça ?

LE VISITEUR : Oui, on reste debout de longues heures. De quoi attraper des

varices. Le temps dure longtemps. Alors, il faut bien se distraire l’esprit, vous ne

croyez pas ?

HARRINGTON : Dites donc ! Je vous rappelle que tout ça est imaginaire. Le 21,

Bourbon Street n’existe pas et n’a jamais existé, mon vieux…

LE VISITEUR : Vous vous trompez, Monsieur HARRINGTON.

HARRINGTON : Pas possible ?

LE VISITEUR : Vous comprenez, l’endroit existait, et en même temps, il

n’existait pas.

HARRINGTON : Comme le chat ?

LE VISITEUR : Oui.

HARRINGTON : Arrêtez, vous me faites mal au crâne.

LE VISITEUR : En tous cas, je peux quand même vous dire que c’est en montant

la garde Bourbon Street que j’apprenais ces chansons, pour passer le temps, en

quelque sorte… Je ne pouvais pas faire grand- chose d’autre. Il fallait être

vigilant, à cause des carpetbaggers et des scalawags qui rôdaient partout.

HARRINGTON : Hurricane…

LE VISITEUR : Oui.

HARRINGTON : c’est bien votre nom, Hurricane ?

Page 52: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

52

LE VISITEUR : Oui, Laura m’appelait ainsi, quand elle était à Bourbon Street.

HARRINGTON : Oui, eh bien, mon cher Hurricane, je vous rappelle que les

carpetbaggers, et tout le bazar, c’était au Dix- Neuvième siècle ! C’est fini,

maintenant, depuis un bon bout de temps…Donc, votre histoire, elle ne tient

pas la route. Elle est impossible.

LE VISITEUR : Il fallait que je protège Laura, vous comprenez…

HARRINGTON (bouleversé) : Comment DIABLE ?

LE VISITEUR (effrayé, il recule jusqu’au fond de la pièce) : Ah non ! Lui ! Pas LUI !

Je vous en prie ! Ne citez pas son nom, c’est l’ennemi…

HARRINGTON (gêné) : Oui, certainement, pardon, il ne faut pas parler du…

LE VISITEUR (il se rassoit) : Nous évitons d’en parler. C’est plus prudent. Nous

autres, il y a des choses que nous n’avons pas le droit de révéler. Il y a un

règlement assez strict. Il y a des autorités… Je dépends de plus haut, vous

savez, alors…Je ne dois pas trop parler. On a signé des trucs, nous autres…

HARRINGTON : Le règlement ?

LE VISITEUR : Oui, le règlement. Désolé. Ce n’est pas moi qui l’ai écrit. On ne

peut pas transgresser, vous comprenez.

HARRINGTON : Plus ou moins.

Un temps

HARRINGTON : Est-ce que je deviens fou, Hurricane ?

LE VISITEUR : Pas du tout. Je vous dis que tout cela s’explique scientifiquement.

Malheureusement, je n’ai pas le mode d’emploi. Ils m’avaient donné un genre

de fiche, un document très bien fait, mais je l’ai perdu…

HARRINGTON : Je comprends. Je vous dis ça mais, en même temps, je me

demande comment je fais pour intégrer cela dans ma pauvre caboche. …On ne

devrait pas essayer de comprendre des choses complètement dingues. Des

choses en dehors de notre raisonnement.

LE VISITEUR : C’est comme les trous noirs, on ne peut pas concevoir leur

existence, et pourtant ils existent.

HARRINGTON : C’est vrai. Stephen Hawking a démontré qu’ils pouvaient

évoluer, émettre des radiations, puis disparaitre.

Page 53: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

53

LE VISITEUR : Vous savez que Stephen Hawking a disparu le 14 mars 2018. C’est

curieux parce que Einstein est né un 14 mars. Encore mieux : Stephen Hawking

était né le 8 janvier 1942, et il se trouve que Galilée est mort un 8 janvier, 300

ans avant la naissance d’Hawking.

HARRINGTON : Quelle coïncidence…

LE VISITEUR : Une coïncidence, je ne sais pas. Il y avait seulement une chance

sur 133 225 pour que ces dates coïncident. C’est peut- être un hasard, comme

vous dites. Peut- être pas. Einstein a dit : « Dieu ne joue pas aux dés ».

HARRINGTON : il pensait que Dieu se révèle dans l’ordre harmonieux de ce qui

existe…

LE VISITEUR : Parlant d’harmonie…Et mon Bordeaux ?

HARRINGTON : Pardon, j’oublie tous mes devoirs. Il faut dire que je suis en

train de perdre la boule, alors…

Il le sert. Le visiteur prend le verre et savoure son contenu.

LE VISITEUR : C’est drôlement bon…

HARRINGTON : Dites donc, vous vous êtes bien moqué de moi.

LE VISITEUR : Pourquoi ?

HARRINGTON : Eh bien quand vous avez prétendu ne pas savoir qui vous étiez,

et surtout ignorer où vous aviez atterri…

LE VISITEUR : C’est vrai que j’ai un peu menti. Je savais parfaitement où j’étais

et que vous n’étiez pas un quelconque Monsieur Smithee, mais bien le célèbre

metteur en scène français Georges Harrington.

Un temps

HARRINGTON : Je vais vous poser une question sincère : êtes-vous un ange ?

LE VISITEUR : Un ange peut être noir, alors ?

HARRINGTON : Mais oui, bien sûr.

LE VISITEUR : Ce n’est pas à moi de le dire.

HARRINGTON : Vous n’avez pas le droit de le dire.

LE VISITEUR : Non.

Page 54: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

54

HARRINGTON : Le règlement ?

LE VISITEUR : Vous savez, le règlement, le règlement…Si vous voulez penser que

je suis un ange, pourquoi pas ?

HARRINGTON : Je vous dis cela aussi à cause du nom de l’endroit où le drame

s’est passé.

LE VISITEUR : La playa del Angel.

HARRINGTON : Angel, c’est l’ange en espagnol. L’idée de l’ange qui veille sur

nous…Vous avez veillé sur elle, n’est- ce pas ?

Un temps

HARRINGTON : Mais pas ce jour- là au Mexique ?

LE VISITEUR : Non, malheureusement. Pas ce jour- là.

HARRINGTON : C’est dommage…

LE VISITEUR : On ne peut pas tout changer, Monsieur. Les gens sont libres…

HARRINGTON : On ne peut pas tout changer ?

LE VISITEUR : Non…Les humains sont libres, Monsieur…C’est elle qui conduisait

la Lamborghini ?

HARRINGTON : Oui, c’est elle.

LE VISITEUR : Je peux vous poser une question ?

HARRINGTON : Oui.

LE VISITEUR : Quand on vous a appris ce qui s’était passé, avez-vous pensé

qu’elle avait voulu se suicider ?

HARRINGTON : Comment cela ?

LE VISITEUR : La Lamborghini a foncé dans le ravin. C’est elle qui conduisait. Ça

aurait pu être un suicide.

HARRINGTON : Vous voulez dire qu’elle l’aurait fait à cause de moi ? Parce que

j’avais ruiné la carrière de celui que je pensais être à l’époque son grand

amour ?

LE VISITEUR : Vous auriez pu le penser.

HARRINGTON : Je l’ai cru pendant longtemps.

Page 55: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

55

LE VISITEUR : Qu’est- ce que vous avez cru exactement ?

HARRINGTON : Qu’elle s’était suicidée à cause de moi. A cause de ce que j’ai

fait à Rico.

Un temps.

HARRINGTON : Je voudrais savoir. Vous qui savez tout, dites-le-moi…

LE VISITEUR : Je ne sais pas tout, Monsieur Harrington.

HARRINGTON : Elle ne s’est pas suicidée à cause de moi ? Oui ou non ? A cause

de l’histoire avec Rico ? Vous avez le droit de me le dire ?

LE VISITEUR : J’ai le droit de vous dire certaines choses.

HARRINGTON : D’après vous ?

LE VISITEUR : C’est difficile à croire, mais cet accident, c’est comme si je l’avais

vécu. Vous voulez que je vous en parle ?

HARRINGTON : Oui !

LE VISITEUR : (il regarde par la fenêtre) Je vois des choses.

HARRINGTON : Qu’est-ce que vous voyez ? Dites-le-moi ! Dites-moi ce que vous

voyez, Hurricane !

LE VISITEUR : Je vois le matin, un brouillard qui se lève… La jungle. En

contrebas, la playa del Angel. Je vois la route, les lacets… les arbres tropicaux

autour, les oiseaux…

HARRINGTON : La voiture… Vous voyez la voiture ?

LE VISITEUR : Je vois la voiture. Laura est au volant. Elle rit, heureuse de cette

nature, de prendre le soleil. …La Lamborghini prend de la vitesse. On entend le

moteur vrombir. Elle se laisse griser par la vitesse. Soudain, il y a eu un

tournant. Sur le côté de la route, le panneau indicateur passe vite…

HARRINGTON : On lit l’inscription « Playa del Angel »

LE VISITEUR : Playa del Angel, oui. On voit la plage au loin, dans le reflet d’un

soleil éblouissant …Et d’un coup… (un temps) La voiture dérape sur l’asphalte…

HARRINGTON : C’est terrible.

LE VISITEUR : Soudain, la voiture bascule dans le vide.

Page 56: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

56

HARRINGTON : Elle a fait volontairement déraper la Lamborghini ?

LE VISITEUR : Non, c’était accidentel.

HARRINGTON : Un accident ?

LE VISITEUR : Elle aurait pu éviter la chute au dernier moment, si elle avait

réussi à freiner…

HARRINGTON : Elle pouvait encore freiner ?

LE VISITEUR : Bien sûr, elle aurait eu le temps,

HARRINGTON : Pourquoi n’a-t-elle pas freiné ?

LE VISITEUR : Elle voulait, mais quelque chose l’en a empêchée.

HARRINGTON : Quoi ?

LE VISITEUR : Elle portait des ballerines rouges, attachées avec un long ruban.

Ce ruban s’est subitement enroulé, au moment crucial, autour d’un élément du

siège. Son pied ne pouvait plus bouger. Coincé. Elle n’a pas pu atteindre la

pédale de frein. Elle n’a pas pu faire le geste. Il s’en est fallu de quelques

fractions de secondes.

HARRINGTON : Mon Dieu, le frein…

LE VISITEUR : Elle avait le pied bloqué. Impossible d’atteindre le frein à temps…

Quelques secondes plus tard, la voiture basculait dans le ravin.

HARRINGTON : Vous êtes sûr ?

LE VISITEUR : C’est certain.

HARRINGTON : C’est un accident ?

LE VISITEUR : Oui.

HARRINGTON : Elle n’a pas fait exprès. Elle voulait vivre…

LE VISITEUR : C’est un accident, Harrington.

Un temps

LE VISITEUR : Vous n’y êtes pour rien. Ne vous sentez pas coupable, car ce n’est

pas à cause de vous qu’elle s’est tuée.

HARRINGTON : Merci, Hurricane.

Page 57: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

57

HARRINGTON se lève et prend le visiteur dans ses bras.

HARRINGTON : Je peux vous embrasser ?

LE VISITEUR : Ne vous dérangez pas…

Il l’embrasse

HARRINGTON : C’est la première fois que j’embrasse un fantôme…

LE VISITEUR : Vous n’en savez rien. Ça vous est peut-être déjà arrivé. Il y en a

qui se baladent un peu partout, à ce qu’il parait.

HARRINGTON : C’est vraiment parce que l’attache de la ballerine s’est défaite

que…

LE VISITEUR : Oui, Monsieur Harrington.

HARRINGTON : Mais est- ce qu’on a des preuves de ça, Hurricane ?

LE VISITEUR : Vous voulez des preuves ?

HARRINGTON : Oui.

LE VISITEUR : Il y en a.

HARRINGTON : Pas possible ? Je peux les voir ?

LE VISITEUR : Oui. Vous savez où sont les affaires de Laura ?

HARRINGTON : Rien n’a changé dans sa chambre…J’ai tout laissé en l’état. Ses

affaires sont toujours là.

LE VISITEUR : …Si vous regardez dans une des caisses qui a été expédiée du

Mexique…

HARRINGTON : Celle qui contient ses vêtements ?

LE VISITEUR : Oui. Ouvrez la caisse. Vous verrez, au fond, il y a une sandale, ou

plutôt un chausson rouge, auquel il manque une lanière. La lanière qui s’est

coincée, puis déchirée, mais trop tard, quand elle a voulu freiner…Vous verrez.

Vous pourrez vérifier.

HARRINGTON : Merci, Hurricane. Vous me sauvez la vie. Ou ce qu’il en reste.

LE VISITEUR : Il vous reste du chemin à faire. Vous avez encore du chemin à

faire, Monsieur Harrington.

HARRINGTON : Vous savez ça ?

Page 58: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

58

LE VISITEUR : Je sais des choses.

HARRINGTON : Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?

Le visiteur se lève et regarde par la fenêtre.

HARRINGTON : Qu’est-ce que je verrai, lorsque vous franchirez mon seuil, dans

quelques instants ?

LE VISITEUR : Une impression un peu étrange, difficile à décrire…

HARRINGTON : Quelle impression ? Un goût bizarre peut être ?

LE VISITEUR : Si vous voulez. Comment vous décrire cela ?

Un temps

LE VISITEUR : Est-ce que vous connaissez cette friandise japonaise, qu’ils

appellent les tempuras ?

HARRINGTON : Oui, je les connais. Ce sont de savoureux beignets frits fourrés

avec des légumes.

LE VISITEUR : Eh bien, il existe une petite boutique au Japon où une femme

prépare des tempuras, mais pas avec les légumes habituels, ou des crevettes,

non, elle fait quelque chose d’original. C’est en utilisant des feuilles d’érable

tendres qu’elle va cueillir dans la forêt.

HARRINGTON : Des feuilles d’érable ?

LE VISITEUR : Oui. L’impression que vous aurez, quand vous me verrez partir,

c’est la même chose que ce que l’on ressent lorsqu’on déguste ces tempuras

pas comme les autres.

HARRINGTON : Vous voulez dire que dans mon cœur, je sentirai quelque chose

d’inattendu, mais finalement, de très agréable.

LE VISITEUR : Précisément. (Il chante) : « Les feuilles mortes se ramassent à la

pelle, Les souvenirs et les regrets aussi Mais mon amour silencieux et fidèle

Sourit toujours et remercie la vie »

Ils se serrent la main.

Le visiteur sort de la pièce.

HARRINGTON se tourne vers la fenêtre.

Un temps

Page 59: Georges HARRINGTON, metteur en scène de cinéma LE VISITEUR

59

Il regarde à l’extérieur.

HARRINGTON : On ne le voit pas sortir. Il a disparu. Comme dans un souffle.

Un temps

HARRINGTON : Je pense que je vais arrêter le pinard avant de me coucher. J’ai

des hallucinations qui durent trop longtemps…

Quelques instants après, il va fouiller dans une armoire. Il trouve une caisse. Il

fouille dans la caisse et en sort une paire de sandales.

HARRINGTON : Les sandales qu’elle portait lors de l’accident. Il n’a pas menti.

Il manque une lanière à une des sandales de couleur rouge.

HARRINGTON : Il manque bien une lanière. Il avait raison.

Il retourne à la fenêtre

Il aperçoit sur la table à côté un petit paquet en papier. Il ouvre le paquet, dans

lequel il découvre des friandises : les tempuras.

HARRINGTON : Tiens, il m’a laissé des tempuras. Je vais les goûter.

Il goûte les beignets japonais.

HARRINGTON : Des tempura aux feuilles d’érable. C’est surprenant. Les feuilles

sont bien tendres. Hm, la pâte est vraiment sucrée. C’est délicieux.

FIN

20 janvier 2018