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Louis Trénard Georges Lefebvre, précurseur de l'histoire des mentalités In: Annales historiques de la Révolution française. N°237, 1979. Georges Lefebvre pour le vingtième anniversaire de sa mort. pp. 411-424. Citer ce document / Cite this document : Trénard Louis. Georges Lefebvre, précurseur de l'histoire des mentalités. In: Annales historiques de la Révolution française. N°237, 1979. Georges Lefebvre pour le vingtième anniversaire de sa mort. pp. 411-424. doi : 10.3406/ahrf.1979.1046 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahrf_0003-4436_1979_num_237_1_1046

Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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Louis Trénard

Georges Lefebvre, précurseur de l'histoire des mentalitésIn: Annales historiques de la Révolution française. N°237, 1979. Georges Lefebvre pour le vingtième anniversaire

de sa mort. pp. 411-424.

Citer ce document / Cite this document :

Trénard Louis. Georges Lefebvre, précurseur de l'histoire des mentalités. In: Annales historiques de la Révolution française.

N°237, 1979. Georges Lefebvre pour le vingtième anniversaire de sa mort. pp. 411-424.

doi : 10.3406/ahrf.1979.1046

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahrf_0003-4436_1979_num_237_1_1046

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GEORGES LEFEBVRE

PRÉCURSEUR

DE L HISTOIRE

DES

MENTAL ITÉS

II

ne s agit pas de

majorer un aspect

original de l œuvree Georges

Lefebvre

qui

demeure,

avant

tout, un

historien

des

structures

économiques

et sociales. Mais il convient

de rendre

hommage,

de

la

part

des

historiens lillois,

à l historien

des

Paysans

du Nord

; il suffit de rappeler quelques voies nouvelles

que Georges Lefebvre a signalées et avec de plus en plus

d insis

tance

au

cours de sa longue

et

féconde carrière. C est à une

relecture d oeuvres élaborées parfois avant la première guerre

mondiale,

publiées même après 1959, que j invite

ici.

I. — PSYCHOLOGIE

SOCIALE.

Dans

un ensemble

d ouvrages, Georges

Lefebvre a analysé

la

psychologie des groupes et des

classes.

Il n est

pas

le premier

à le

tenter,

mais

il

se

classe

parmi

les premiers

pour

la

perspicacité

des

vues.

C est

déjà le

cas

de sa

première

œuvre,

«

La

société

populaire de Bourbourg

»,

publiée dans la Revue

du Nord

en

1913 (1). Professeur

au

lycée de

Lille,

Georges Lefebvre s attache,

dans ce

double

article,

au problème

religieux,

au

rôle de l info

rmation et

de la presse, aux fluctuations de l opinion dans cette

bourgade

du Westhoek.

Dans la

substantielle introduction

aux deux tomes des

Documents

relatifs

aux subsistances dans le

district

de

Bergues, en

1914

(2),

Georges

Lefebvre

décrit l attitude

des bladiers, des

commissionnaires en grains, et aussi le comportement des

consom

mateurs

devant

le

risque

de

spéculation et

de

disette.

Des

réflexions

audacieuses sont

enregistrées. Le subdélégué de Dunkterque explique,

en juin 1789, pourquoi les

Flamands

estiment que le

Magistrat

doit les

nourrir

« dans les temps de

calamité et

quand ils n avaient

pas les moyens de payer

un

prix assez haut

».

(1 ) Georges Lefebvre, < La société

populaire de Bourbourg », Revue

du Nord,

°

15, août 1913, pp.

181-235

;

16, nov.

1913,

pp. 273-323.

(2)

Documents

relatifs

à l'histoire des subsistances dans le district de Bergues

pendant

la Révolution

(1788-an

IV),

Lille, 1914-1921. CXXIV-670 p. et 704 p. in-8».

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412

L. TRÉNARD

Dans son article sur « La réquisition en l an VII

dans

le

ci-devant district de Bergues

»,

confié à la Revue

du Nord

en

1920 (3),

l histoire

des mécanismes

économiques

n est

pas conçue

pour

elle-même

;

elle

débouche

sur

une analyse des

structures

et

des mentalités sociales. Les effets

die

l inflation, peu

étudiés

jusqu alors, du contrôle des prix

et des réquisitions

sont

examinés

en fonction

des conflits

entre les

paysans

producteurs de grains

et

les ruraux

consommateurs, entre

les

citadins et

les

campagnards.

On peut

formuler les

mêmes remarques à

propos des

Etudes

orléanaises,

recherche entreprise

au lendemain

de la première guerre

mondiale (4). Réfugié à Orléans, Georges

Lefebvre

entreprend

l ana

lyse

des

réactions des populations du

Loiret

face

aux

crises de

subsis

tances

de

1789 et

de 1792 ;

il

observe les tensions qui

surgissent

au sein du Tiers Etat.

L émeute

de

septembre

1789

oppose,

par

exemple, ouvriers et vignerons

des faubourgs

à la bourgeoisie

orléanaise.

Lorsque le

pain vient

à manquer, le peuplte exige la

réglementation, souhaite l intervention de

l autorité

publique,

comme

il

avait l habitude de la

voir s exercer en

pareille circons

tance

ous

l Ancien Régime.

L histoire du

maximum

illustre

cette complexité

des

réactions

populaires que Georges Lefebvre relie aux circonstances bien plus

qu aux vues théoriques. En ce

qui

concerne

sa

thèse, Les

Paysans

du Nord,

il

faut d abord

ne

pas oublier la période d élaboration,

c est-à-dirte le premier quart

du

XXe siècle. Cette date

permet

déjà de

souligner la

nouveauté

de

certains

aspects

de

cet

ouvrage

(5).

Pour cet érudit patient, les

documents

d archives ne sont

pas « dtes

papiers,

mais

des

vies

d hommes,

de provinces

et

de

peuples », comme le dit Michelet. C est ce qui lui permet

d évoquer

la

réalité

quotidienne de la

paysannerie

du

Nord,

mêmte

sans avoir parcouru

village

par village, ces terres

flamandes

et

hennuyères. Aussi expose-t-il tour à tour la vie

du paysan

à la

fin de l Ancien Régime, la

domination

de la bourgeoisie rurale,

l existence collective,

l état

d esprit des rédacteurs des cahiers de

doléances

et,

pour

la

seconde

partie,

l église,

l école,

les

divisions

et

les luttes politiques... Dans ces chapitres

revivent

les groupes

(3)

«

La

réquisition

en l an VII dans le ci-devant

district de Bergues », Revue

du Nord, t.

VI, n°

21, fév.

1920,

pp. 26-37.

(4)

Etudes

orléanaises,

t. I, Contribution à

l'étude

des

structures sociales

à la fin

du XVIII* siècle,

Paris,

1962, 276 p. in-8° ; t. II, Subsistances

et

maximum

(1789-an

IV),

Paris, 1963,

420 p. in-8°.

(5)

Les paysans du

Nord pendant la Révolution française, Lille,

1924, XXV-1020 p.

in-8»

;

2

éd., préface d'Armando Saitta

et Albert

Soboul, Bari,

1959,

Laterza,

XXVII-

923

p.

in-8° ; 3«

éd., Paris,

1972,

A. Colin,

XXV1V-1013 p.

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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GEORGES

LEFEBVRE ET

L

HISTOIRE

DES

MENTALITÉS

413

sociaux

: les

puissants

du village, les

matamores,

les

gens

à tablier,

les

petits

cultivateurs avec leurs espérances et leurs

déceptions.

Certains eussent

été

disposés à se passer d une révolution que

d autres

réclamaient.

Les

ménagers

et

les

journaliers

sont

situés

dans

leur

cadre de vie : alimentation, vêtements,

maladies...

Deux

types de

société paysanne

se distinguent en ce siècle prospère.

Les Flamands, gros fermiers, laboureurs, journaliers vivent dans

des

écarts et

parlent

un

dialecte

accentuant

l isolât ;

leurs

mentalités sont pacifiques.

Au

contraire, les

paysans

du

Cambrésis,

du Hainaut, de

l Avesnois

sont plus

proches des Picards par leur

style

de vie et leurs mentalités

;

là, les

idéologies

nouvelles ont

pénétré

et

la ruée a

été

violente

vers

les biens nationaux.

Les observations se multiplient dans ce domaine idéologique.

Ces

paysans

conçoivent

la

propriété

avec

ce

qu elle

implique

de

coutume, de communautaire, de limitation

par

des droits divers

(glanage,

vaine pâture, surfaces maximales...).

Le

droit de propriété

n est

pas,

aux

yeux de ces ruraux,

un

absolu.

Il

se colore d une

connotation

nouvelle :

l unité

sociale,

et

même

d un élément moral.

C est également un comportement moral qui

se

dégage d une pra

tique

cambrésienne

: dans

les achats

collectifs de biens

nationaux,

on prévoit

la part des pauvres

;

s ils ne peuvent

payer,

la

collectivité paie

pour

eux, à titre d assistance

et

de solidarité. Si

l acquéreur

ne

peut exploiter une partie de son bien,

il n est

pas autorisé à le louer :

il

doit le

remettre

à la municipalité. La

collectivité garde

ainsi

un

droit

eminent

sur

la propriété.

Est-ce

un

vestige du collectivisme agraire primitif ?

Georges Lefebvre montre que souvent le paysan a été

incapable de renoncer

à

son

traditionnel égoïsme et au

particu

larisme

provincial. Il s est empressé

de

profiter

de

la ruine

de

ses anciens maîtres. De là, ce

jugement

qu Henri Pirenne a

contesté : la

Révolution

a été conservatrice

et

modérée (p. 882),

ce qui peut paraître paradoxal au sens strict des termes. Et encore :

« la

majorité

des paysans du Nord avaient traversé la tourmente

sans que

leurs

habitudes d esprit

eussent

été modifiées » (6).

Parmi

les

chapitres

neufs

celui

qui

est

consacré

à

l école

rurale, écrit

en

1924 et même un peu plus tôt, s insère tout à

fait

dans nos recherches actuelles sur

l alphabétisation,

sur

la

scolarisation, sur la statistique

Maggiolo...

(6)

Comptes

rendus

d'Henri

Pïrennb,

Revue

belge

de philologie et d'histoire,

1926, p. 198

;

d'Albert

Mathiez, Annales

historiques de

la

Révolution

française,

1924,

t. I, pp. 470-473, d'Henri

Sée, Revue

Historique,

1924, p. 90.

Rapport

de soutenance

d'Alphonse Aulard, La Révolution française, t.

LXXVII, 1924, p.

218.

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414 L. TRÉNARD

Le jugement de Philippe Sagnac, membre du jury,

est

significatif : «

II

fallait avant

tout faire

œuvre d historien

et

au-delà

des chiffres

et

des

faits matériels, montrer

des hommes qui

travaillent

et qui

souffrent,

et

qui

tout

d un coup

devenus

les

maîtres,

réclament, exigent, obtiennent

ou prennent. Il fallait

enfin déterminer les relations, si complexes,

entre

les

faits

économiques,

sociaux,

politiques,

intellectuels et

moraux,

et en

préciser

la

solidarité,

but suprême de l historien social

».

Son juge,

lui-même

historien de

la

Flandre maritime

au

XVIIe

siècle, recon

naît

es mérites du livre :

le

nouveau

docteur

« arrive à des faits

généraux, à des relations

de

faits, et il s élève ainsi à l histoire

de

la

société,

la

plus

difficile,

la plus

réelle et

la plus

vivante,

et à la psychologie

des

classes

sociales

» (7).

II.

FOULES,

PANIQUE,

VIOLENCE.

En ce domaine de

l histoire

des mentalités, des nouveautés

sans doute

plus nettes se

discernent

dans

le célèbre ouvrage

La

Grande Peur, paru en

1932

(8), dans les articles «

Foules

révo

lutionnaires »

de

1934

(9)

et «

Le

meurtre

du

comte

de

Dampierre »

de 1941 (10), dans les

notes qui accompagnent

l étude de Marc

Bouloiseau,

« L émigration et

les

milieux

populaires émigrations,

paniques, embauchages»,

en 1959 (11).

La Grande

Peur

qui

saisit une

large partie du

royaume en

juillet

1789, était

attribuée,

avant le travail de Georges Lefebvre,

à

un

complot

ourdi,

suivant

les

opinions

des historiens,

soit

par

les aristocrates, soit par les révolutionnaires. Georges Lefebvre

s efforce de se

ranger

parmi

ceux qui ont

éprouvé

cette panique ;

il

a le sens des réalités humaines

et

de

leur complexité.

Il

pénètre

au

cœur du

monde

rural, de ses composantes intimes

et

des multiples

courants

de mentalité collective. Il

analyse

avec

perspicacité

les

comportements

culturels

des masses paysannes

:

leur

pauvreté,

leur méfiance, leur

violence soudaine... Ce sont des

affamés ou

des

malheureux qui

redoutent

la

disette,

qui

craignent

les errants

;

car la faim engendre la

mendicité,

la

plaie des

campagnes.

Historien

du

monde

rural, Georges Lefebvre décrit

cette

attitude

des

cultivateurs

à

l égard

des

miséreux,

des déracinés

(7) Compte rendu de Philippe Sagnac, Revue du Nord, t. X, n° 40, 1934, pp.

305-314.

(8)

La Grande Peur de

1789,

Paris, 1932 ; 2e éd. Paris, Sedes,

1956,

272 p. in-8» ;»

éd..

Colin, 1970.

(9)

« Foules

révolutionnaires

»,

Annales

hist.

Révolution

française, 1934, repris dans

Etudes

sur la

Révolution

française, Paris,

1963,

pp. 371-392.

(10)

«

Le meurtre du comte

de Dampierre

(22

juin 1791) », Revue

Historique,

t.

192,

1941,

repris

dans Etudes sur la Révolution française,

1963,

393-405.

(11) Marc Bouloiseau, « L'émigration

et

les milieux

populaires

émigrations,

paniques, embauchages

»,

Annales

hist.

Révol.

franc., 1959,

pp. 110-124.

«

Notes

» de

Georges Lbfebvre, pp. 124-126.

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GEORGES

LEFEBVRE

ET

L HISTOIRE DES MENTALITÉS 415

et des instables, des colporteurs, voire, comme l écrit le cahier

de doléances du Boulonnais,

leur

suspicion à

l égard

des charlatans,

des montreurs d ours, des

rétameurs,

des chaudronniers ambulants.

De

cette

peur peur

d un

mauvais coup, peur

des

vengeances

anonymes,

peur

des abattis

d arbres ou

de

mutilations

du bétail,

hantise surtout

d un incendie.

Peur

contagieuse ou contagion

de

la peur

:

c est la

panique.

Nos recherches actuelles sur la pauvreté,

sur l image

que l on se fait

du misérable,

sur les comportements

culturels des

analphabètes,

des

dominés,

sur leur sentiment

d aliénation

et

sur leur

violence...

prolongent, complètent,

nuancent

ces remarques

qui

datent d une cinquantaine d années.

Georges

Lefebvre reconstitue

les

courants

de

nouvelles,

d affolement et de panique. L information

déformante

a joué son

rôle,

les

nouvelles

sont

dénaturées, la

propagande

des

affidés

et

des folliculaires s ajoute aux rumeurs. Les conversations

au

cours

des files d attente sur les marchés, les on-dit,

échappent

à

l enchaînement logique des causes

et

des conséquences normales.

Les éléments

conscients et

inconscients interfèrent dans

ces

pro

cessus

illogiques

et

irrationnels de la mentalité

populaire.

Georges

Lefebvre cherche

à

saisir les images ou les représentations

collectives. Ainsi, en

juillet

1789, la Cour n a certainement

pas

encore de

plan

arrêté

;

« mais, ajoute l auteur, ce qui compte,

c est l idée qu on se fait des

projets

de la Cour

et

non la réalité »

(p. 71). On croit à l accaparement,

on

croit à la collusion entre

les

aristocrates

et

les

étrangers,

on

croit

que

la disette

est

provoquée

dans

le but

de

déclencher l anarchie et par là de ruiner

l idéal

révolutionnaire. Le peuple se fait peur à lui-même.

Les alarmes se propagent sur

un

rythme inégal. Elles n atte

ignent

pas

toutes

les régions. La Grande Peur ne chemine pas

comme une onde concentrique avec la capitale

pour

epicentre.

L information est

déformatrice

par accident, par exagération, par

transmission.

Les réactions en chaîne

entraînent

d autres

actions.

Vue ainsi, la Grande Peur est un

des épisodes

les

plus

importants

de

l histoire

de

notre nation.

Cependant, l historien

ne découvre

aucune

trace

ni

du complot

aristocratique,

ni

d une

conspirationrévolutionnaire.

«

Le

brigand

aristocrate

est un

fantôme »

(p. 246).

L envoi

de courriers et d émissaires dans

toutes

les provinces pour

soulever le peuple est une légende. C est donc là un

phénomène

psychologique, une psychose de

complot

légitimant des mesures

d exception.

L analyse pénétrante vaut à elle seule une méthode. La

violence est évoquée avec

finesse,

mais

aussi l atmosphère

de

feria, avec malice. «

On

discerne chez les insurgés la

joie naïve

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416

L.

TRÉNARD

de

prendre du bon

temps et une bonhomie narquoise

qui

se

traduit par de grosses plaisanteries. On sent qu ils laissaient là

volontiers la pioche ou le marteau

pour

prendre

un

jour de congé

et

s en

aller

en

bande, comme au

marché

ou

à

la

fête

baladoire.

C était

une distraction, et

peu ordinaire, d aller

voir

ce

qui

se

passait » (p.

143). Georges

Lefebvre,

dans

une

formule qui,

elle,

est

réellement méthodologique,

indique sa tâche

il s agissait «

de déter

miner avec précision

quels

pouvaient être

les

besoins, les intérêts, les

sentiments

et

surtout

le contenu

mental des

classes

populaires.

C est là que réside le

problème

essentiel de l histoire sociale ».

Ce

qui prouve le caractère neuf

de

ces recherches, c est aussi

leur fécondité, ou leur

postérité.

En 1936, Louis Jacob s intéresse

au même phénomène en

Artois, étude

reprise encore, avec plus

de

pertinence,

par

Léon

Berthe

(12).

La

peur

se

change

en

réaction défensive, en

solidarité, en

volonté

punitive.

Le livre

de 1932

allait

être

complété par un

article

qui

jette

une

lumière

particulièrement

vive

sur le comportement

populaire.

Le docteur Gustave Le Bon (à tout le

moins ambulancier

de 1870) avait publié

en 1918

La Révolution française

et

la

psychologie des

foules,

en

1928 Psychologie

des foules

(édition

nouvelle

d un

livre de 1895),

en 1934

Dhôtel, Joseph

Le

Bon

ou

Arras sous la

Terreur. Essai

sur la psychose révolutionnaire (13).

Ce

médecin estimait que les véritables bouleversements historiques

s opèrent dans

les

opinions,

les

conceptions,

les croyances.

Or,

le

facteur déterminant de ces mutations est

représenté

à l époque

moderne par les

foules.

Peu aptes au raisonnement, elles aiment

l action

et aiment détruire. A la différence de l élite, elles ne se

laissent

pas guider

par

la raison pure.

Georges Lefebvre réagit

et

présente

au Centre

de Synthèse,

en

1932, à l occasion d une

semaine

consacrée à la sociologie de

la foule (14),

une

communication dans

laquelle il expose

son

point

de vue

sur le

mécanisme de formation des

foules

révolutionnaires.

Il reproche d abord à

Gustave

Le

Bon de

confondre

la foule,

agrégat

hétérogène

d individus,

et

la

foule,

masse

diffuse

des

classes populaires opposée à l élite.

Pour

ce psychologue, l homme

est mené par la

contagion

; la Révolution résulte d attroupements

inconscients suggestionnés par des meneurs plus ou moins

(12) Léon-Noël Berthe, Dubois

de

Fosseux, secrétaire de l Académie d'Arras,

1785-1792,

et

son bureau

de

correspondance, Arras, 1969, 455 p., pp.

323-383.

(13) Gustave Le Bon,

Psychologie

des joules,

Paris,

1928,

Alcan,

187 p. in-8» ;

Dhôtel, Joseph Le

Bon ou Arras sous

la

Terreur,

1934,

XV-202

p.,

in-8°.

(14) La

Fouie,

Paris

1933.

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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GEORGES

LEFEBVRE

ET

L HISTOIRE DES MENTALITÉS 417

sincères, eux-mêmes marqués par les philosophes. Pour Georges

Lefèbvre, la foule est

un

phénomène « dégradé » dont

il n est

pas

facile de saisir les caractères fluctuants. Les rassemblements sont

des réunions volontaires d individus qu animent

une

commune

émotion

ou

un raisonnement

identique, en

vue

d une

action

plus

ou

moins concertée

ou la

célébration

d une fête. Les rassemblements

bénéficient d une

organisation et

de

cadres.

En

juillet 1789,

les promeneurs parisiens

formaient un agrégat.

La

nouvelle du renvoi de

Necker

transforme

l agrégat en

foule.

Il en

est

de même en

octobre, quand

Maillard prend la

tête

de

la marche des femmes.

Pendant

la Grande

Peur,

les attroupements

naissent

à

la nouvelle de l approche des

brigands. La rumeur

provoque

l effroi, puis

déclenche une organisation

de

défense

;

ensuite le

rassemblement se constitue,

devient

offensif, se tourne

contre les

adversaires

réels

ou

supposés.

Ainsi,

naissent les

foules

sur

les marchés,

aux portes

des

boulangeries

en

temps

de disette.

Le

rassemblement

n est pas une simple addition d individus

dont les idées ou les passions se seraient éveillées, en

toute

autonomie,

dans la

conscience

de chacun d eux.

S ils

se groupent

pour agir, c est qu il y a

eu

entre eux, une action intermentale

et formation

d une

mentalité collective. Dans les attroupements,

les hommes

qui

s y incorporent ne pensent pas et n agissent pas

de la même façon que s ils étaient isolés. Des agrégats, plus ou

moins volontaires, peuvent, dans la vie

quotidienne,

rapprocher

les

individus.

Ce

qui

conduit

Georges

Lefèbvre

à

cette

remarque

méthodologique les historiens, dit-il, étudient volontiers les

conditions de la vie

économique

ou sociale, les aspects politiques,

les événements qui ont marqué la crise

révolutionnaire,

les

résultats obtenus... « Or,

entre

ces causes

et

ces effets, s intercale

la constitution de la mentalité collective c est elle qui

établit le

véritable

lien

causal et... permet de bien

comprendre

l effet,

car

il

paraît

disproportionné par

rapport

à la cause»

(15).

L historien

doit atteindre le contenu

mental des

groupes

antagonistes

(p. 374).

A

l état

pur,

la foule est un agrégat involontaire et éphémère

d individus,

comme

il

s en

constitue

dans

une

artère

urbaine.

Les

groupes habituels

sont

provisoirement désintégrés,

l individu

échappe pour un moment aux

institutions qui

socialisent

son

activité. Certains hommes s en

sentent

libérés, d autres éprouvent

de l angoisse. Cette foule semble dépourvue de mentalité collective.

(15) « Foules

révolutionnaires

»,

Annales hist.

Révol.

fr., 1934, repris

dans

Etudes...

1963,

pp. 371-392.

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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418 L.

TRÉNARD

II

existe aussi des agrégats semi-volontaires qui ont favorisé

la formation de la mentalité collective

et préparé

les rassemblements

du

début

de

la

Révolution. Les

ruraux, en cette époque, avaient

de fréquentes occasions de

se

réunir,

soit

pour leurs travaux

(labours, semailles, vendanges...),

soit

pour

la messe

dominicale

suivie d une conversation, sur

la place, puis

au cabaret.

Les marchés

les

mettaient

en

contact

avec les citadins

;

se

transmettaient les

idées,

les nouvelles, les

rumeurs.

Quand la

disette

menaçait, les

convois

de grains suscitaient des attroupements

qui

arrêtaient

ou

pillaient

le bateau ou la voiture. Dans les grandes villes,

les queues à la

porte

des boulangeries représentent

davantage

encore ce type d attroupement susceptible de se muer soudain

en

cohorte d émeutiers.

Ces

réunions ne

sont pas

imprévues

: ruraux

et

citadins

savent

qu ils

retrouveront leurs

semblables en

ce

lieu

ils se

dirigent

en cette

heure.

Ils

aiment

ces

rencontres ;

ce

sont des

distractions et des

manifestations de

sociabilité. Certaines

assem

blées

sont proprement

récréatives

: ce sont les

fêtes

votives, les

ducasses,

les vogues...

Depuis le

printemps

1789,

on

tient

des

séances électorales,

on

attend le courrier ou les lettres

des députés...

Ces réunions semi-volontaires

sont

propices soit au

nivellement

des idées par échange intermental,

soit

à l adoption

d une

idée

par raisonnement, par considération d utilité, par sympathie, par

conformisme,

par peur

de

la

contrainte matérielle

ou morale.

Sans pousser

plus

loin

l analyse

de

cette

communication,

on

voit tout ce

qu elle recueille

des

recherches

des sociologues

comme Emile Durkheim ou Maurice

Halbwachs,

tout ce

qu elle

apporte

à l historien

des

mentalités.

Dans cette même perspective, Georges Lefebvre lui-même

a examiné certains

épisodes

révolutionnaires. Ainsi,

en

1941, il

relatait

un

des actes caractéristiques de la volonté punitive le

meurtre

du comte de Dampierre,

le

22 juin

1791

à Sainte-

Menehould

(16).

Le geste est

replacé

dans son

contexte

psycholo

giqueui

l explique.

A la nouvelle de la

fuite

du roi, tout le

monde éprouve

le

sentiment

que

la

contre-révolution

commence.

Les

uns

s en réjouissent, les

autres

s en alarment. Les révolution

nairese

mettent

sur

le pied

de

guerre.

Les

villes fortes ferment

leurs portes,

l armée

est alertée,

les

autorités

siègent

en permanence.

Partout, se créent spontanément

des Comités

qui surveillent les

aristocrates, contrôlent les

passeports, perquisitionnent chez

les

(16) « Le meurtre du comte de Dampierre (22 juin 1791)

»,

Revue

historique,

t. 192, 1941, repris dans Etudes..., 1963, pp.

393-405.

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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GEORGES

LEFEBVRE

ET

L HISTOIRE DES MENTALITÉS 419

suspects... C est une sorte de

mobilisation

révolutionnaire. Dans

cette

atmosphère,

les fausses

nouvelles

circulent, déclenchant des

paniques

:

à

SaintejMenehould, on

croit que les Autrichiens ont

détruit

Varennes.

La

rumeur

gagne

Verdun,

Châlons, Sézanne,

Epernay, Reims...

Ailleurs,

comme dans le district

de Corbeil

ou

dans la région de Dreux,

on

annonce l arrivée

imminente

des

brigands. Comme

en

juillet 1789, des paniques

en

chaîne se

succèdent. Ces paniques entraînent des « fureurs » paysannes

comme celles

qui

avaient

marqué

le XVIIe siècle

et

qui semblaient

avoir

disparu au

siècle des

Lumières.

La

peur suscitée au

printemps 1791

par

la fuite du roi,

n est

pas toutefois comparable à la Grande Peur de juillet 1789 ; car,

cette

fois,

la disette ne sévit

pas, la mendicité

et le

vagabondage

ne

revêtent

pas la

même extension.

Les

autorités,

les milices

nationales

sont sur leurs

gardes

et

n ont

pas

été

prises

au dépourvu.

Mais, comme en 1789, la crainte inspirée par le « complot

aristocratique

» demeure

la cause

essentielle. Cette crainte,

née

dans

l esprit

des

bourgeois et

des gens du

peuple, s affermit

progressivement. Il semblait logique que la noblesse

résiste.

Bientôt

la Cour et les

privilégiés

montrèrent qu une résistance s amorçait

:

en

Vivarais,

à

Lyon... Le départ

du

roi

apparut comme la preuve

que

Louis

XVI avait pris la direction de la contre-révolution

et

qu une invasion

était imminente. Tout agrégat ou tout agrégat

semi-volontaire pouvait devenir soudain un attroupement, puis un

rassemblement

révolutionnaire.

En

1951,

Georges

Lefebvre

essaie, après

Henri Wallon et

après

Henri Calvet,

d expliquer la

loi

du 22

prairial

an

II

(17).

Tandis que Wallon alléguait l attentat contre Collot d Herbois

comme prétexte de la loi préparée dans

des

conditions obscures,

Calvet décrit

l état

d esprit des sans-culottes. Georges Lefebvre

recommande de reconstruire approximativement la démarche

mentale

des dirigeants,

de tenir compte de la transformation des

conceptions

terroristes, d associer l explication psychologique aux

motivations politiques

et au

jeu

des

circonstances.

La conduite

des

hommes

dépend

toujours

d un

grand

nombre de

facteurs.

L historien de la Grande Peur analyse liminairement la mentalité

révolutionnaire

unissant confusément la volonté

punitive

à

une

réaction

défensive contre le complot aristocratique.

En

1793,

la

Terreur confère

au

gouvernement

une «

force coactive

»

qui restaure

l autorité

de l Etat,

qui

assure à

un

petit groupe

d hommes

(17) « Sur la loi du 22 prairial an

II », Annales

hist.

Révol. jr., juillet

1951,p. 225-256, repris dans Etudes..., 1963,

pp. 108-137.

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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420 L. TRÉNARD

retranchés dans les

Comités

la toute-puissance. Pendant l hiver

93

et le

printemps 94, toutes les volontés sont

tendues

: on a

peur,

on

épure... Les Comités tiennent la Convention par la

crainte ; des

contradictions

internes surgissent dans le gouverne

ment

évolutionnaire

:

empiétements

du pouvoir

exécutif

dans

le

domaine

législatif,

rivalité entre

le Comité

de

salut public et le

Comité de sûreté générale... L attentat d Admirai contre Collot

d Herbois,

à défaut de Robespierre, détermine une nouvelle

flambée d excitation qui se

traduit

dans les adresses

des

sociétés

populaires de

province. On

parle

d une Saint-Barthélémy des

patriotes,

on

dénonce Pitt âme

du complot

ou

la

perfide

Albion.

La hantise de

la conspiration

de

l étranger renaît et ravive la

volonté

punitive.

Une

fois

de plus, Georges

Lefebvre

nous

rappelle

que ce qui

compte

ce

ne

sont

pas

les

faits

réels,

ceux

que

l histoire peut

établir, mais ce que les

contemporains

ont cru. La crise de prairial

est

la dernière manifestation

spectaculaire

d un des traits qui

dominent

la mentalité révolutionnaire ; la

peur

du

complot

aristo

cratique

porte

au paroxysme

la volonté

punitive.

Il

faudrait

également citer et commenter les notes que Georges

Lefebvre a ajoutées à l étude de Marc Bouloiseau

en

1959,

« L ém igration

et

les

milieux

populaires

: émigrations, paniques,

embauchages ». Là aussi, une

voie nouvelle était tracée.

Elle a

été suivie par Georges Rude, The Crowd in the French Revolution

(1959).

III.

SUGGESTIONS

METHODOLOGIQUES.

Georges Lefebvre a

eu

le mérite de présenter sa

conception

de

l histoire

non pas de

manière abstraite,

comme

une méthodol

ogiet une

problématique, mais

à

l occasion d études approfondies

sur

des

péripéties caractéristiques

du drame

révolutionnaire.

Néanmoins,

il

a parsemé ses

travaux

de remarques qui

ébauchent

une conception de l histoire reposant sur la puissance

des

personnalités,

sur l intervention des

tempéraments, sur l efficacité

des idéologies

et

des

mythes.

Soumis

à l influence des autres

facteurs,

c est

l homme qui

construit

l histoire, écrit

Georges

Lefebvre en

avril 1955 dans

« Quelques

réflexions

sur

l histoire

des

civilisations

» (A.H.R.F.,

p.

97).

« Marx trouvait

plaisant que l histoire

étant

le

fait de

l homme

on

pût mettre en

doute

que

l homme

y participât

».

Dans l oeuvre de Georges

Lefebvre,

les collectivités

ne

cachent

pas les individus. Il accorde une place importante à ceux

qui

ont

joué un

rôle

prépondérant.

La Révolution

n est

pas

pour lui un

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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GEORGES

LEFEBVRE

ET i/HISTOIRE DES

MENTALITÉS

421

enchaînement inéluctable d événements, mais un

conflit

engagé

par

des

hommes, par

des

groupes, par

des

« fronts

populaires

»•,

par

des rassemblements du

peuple... Ces hommes ne

sont

pas

nécessairement

dominés

par

d égoïstes

intérêts

de

classe.

Ils

ont

un

idéal,

une

foi,

un enthousiasme.

Bien que considérant le genre biographique comme extrême

mentngrat, Georges Lefebvre sait faire revivre les divers

protagonistes

des assemblées révolutionnaires. Dans Quatre-vingt-

neuf, c est La

Fayette,

un symbole plutôt qu un chef, c est

Mirabeau,

c est

Sieyès

«l âme de la Révolution juridique» (18).

Lefebvre a beaucoup

étudié Robespierre,

mais

il n a

pas accablé

Danton ; car

il

avait

le

souci de la compréhension de

l autre,

ce

qui

est encore une

leçon

pour

l historien

et même pour l homme

(19).

Dans

son

livre

sur

la période

thermidorienne et le Directoire,

il

présente

les

principaux

Thermidoriens

monarchistes plus

ou

moins constitutionnels, anciens

Girondins, Montagnards

assagis,

Hébertistes convertis... (20).

Une des réussites, d autant plus

méritoire qu elle

exigeait de Georges

Lefebvre une objectivité

difficile, est la présentation de

Napoléon,

héritier

de la Révolution,

tempérament

exceptionnel,

héros romantique ou

plus

exactement

« poète romantique

qui

s était mué

en

homme d action ». Toutes

les forces réactionnaires de l Europe

s acharnent

moins sur

l empereur

que sur

l homme il

incarnait les conquêtes

essentielles

de la Révolution. Sa carrière d officier

parvenu

au

titre

de conquér

 nt

ymbolisait la promotion

de

l individu d exception.

Aussi

est-il appelé « à exercer éternellement son charme sur les indi

vidus » (21).

C est

au

Congrès

international

des Sciences historiques tenu

à Paris en 1950, que Georges Lefebvre

retraça

la formation de

la pensée de Babeuf.

Ce

partisan d un communisme agraire, d un

communisme de répartition, a été formé par ses lectures (Rousseau,

Mably...), comme

par

l imprégnation de son milieu picard.

Georges

Lefebvre

suit

le

cheminement de cette

pensée

d après

les article» du

Correspondant picard,

puis du

Tribun

du Peuple.

Il

confronte

le caractère

de

Babeuf

et

celui

des ruraux le

journalier

aspirait

à posséder

un

lopin de terre, tandis que le petit

propriétaire

ne

se résignait pas à

aliéner

son champ

au

profit de

la communauté. Babeuf

ne

s aperçut pas

que

son

communisme

(18) Quatre-vingt-neuf,

Paris,

1939, 252 p., in-8°.

(19)

«

Sur la pensée politique de Robespierre

»,

Annotes hist. Rev.

jr.,

1933,

pp.

484-492 ; « Sur Danton

»,

Ann.

hist.

Révol. jr.,

1932.

(20)

Les

Thermidoriens, Paris,

1937,

220 p., in-16 ; Lt Directoire, Paris,

1946,

198 p.

in-16.

(21) Napoléon,

Paris,

1936,

pp.

60-66, p.

567.

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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422 L. TRÉNARD

de répartition devait s accompagner d un communisme de la pro

duction Son génie n était pas tel

qu il

devançât son temps

au

point d imaginer

la concentration des entreprises que réalisera le

capitalisme. Babeuf a recueilli les survivances d un communisme

millénaire

sans le compléter

(22).

Cette place

réservée

par

l historien

aux «

figures de

proue »

doit s accompagner d une recherche des

facteurs

biologiques de

l histoire. « Nous faisons grand état du tempérament des person

nages

mémorables, mais nous ne pouvons discerner avec

précision

ni sa

nature,

ni son

action.

Qui nous expliquera, sinon le biologiste,

comment se

distingue

à cet égard l ambitieux du résigné, l auto

ritaire du passif, l audacieux du prudent ? » Dans cette

commun

ication

intitulée

«

La synthèse

en histoire

», présentée en

1951

à la Société d Histoire moderne, il

montre que

notre discipline

est

solidaire

de

la

connaissance

du

monde

sensible.

Ses

progrès

doivent suivre ceux des sciences de la nature. La caractérologie

discerne les types. L historien peut

expliquer

le comportement

et

le rôle des individus dans

l histoire

par leur caractère et au-delà

par

leur tempérament (23). Il renouvelle cet appel en rendant

compte en 1959

du

livre de Louis Chevalier, Classes

laborieuses,

classes

dangereuses

(24).

Au moment de sa mort,

il

songeait à

organiser un Colloque sur les fondements biologiques du compor

tement populaire.

La psychologie

collective sert de lien

entre l histoire et

la

sociologie.

«

Dans

l opinion

des historiens,

c est la

mentalité

qui

est le facteur

immédiat

de l histoire. Il

en

est beaucoup d autres,

bien entendu. Mais ils n agissent que

par

l intermédiaire de

l homme ». Cette observation

a été formulée en 1947 dans

le

compte

rendu de la

thèse

de J.-P.

Belin,

La

logique

d une idée

force : l idée d utUité

sociale (25). Georges

Lefebvre s attache

ki à un aspect

nouveau de

cette recherche

:

la lexicologie et

la sémantique historique. Cette notion d utilité apparaît comme

essentielle aux philosophes des Lumières et aux révolutionnaires.

Elle symbolise la rénovation politique et sociale :

au

roi

est

substituée la

communauté nationale

se

gouvernant elle-même

pour

le bien de tous. Aussi engendre-t-elle d innombrables concepts

qui

parsèment le discours révolutionnaire : Constitution, Loi,

Liberté.

Ces vocables amorcent des chaînes de vocables

et

(22) « Où

il

est question

de Babeuf », Ann.

hist,

sociale,

t. VII, p.

82

;

« Les

origines du communisme de Babeuf

»,

Actes du

IX

Congrès international des Sciences

historiques,

1950,

t. I, pp.

561-571.

(23) «

La

synthèse

en

histoire

»,

Bull. Soc. Hist, mod., 1951, p. 11.

(24)

Ann. hist.

Révol.

fr., 1959, p.

173.

(25)

Ibid., 1947,

pp. 381-385.

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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GEORGES LEFEBVRE ET

L HISTOIRE

DES MENTALITÉS 423

d expressions la Constitution est

sainte,

c est l arche sacrée, c est

un catéchisme, c est

l évangile

auguste, elle a ses apôtres, ses

martyrs, ses apostats. On la

bénit. De

même que le langage

maçonnique

emprunte

largement

au

corpus

catholique,

le discours

révolutionnaire est

continuité

par la

terminologie, rupture

par le

transfert

d emploi.

Une

foule de notions affectives

s expriment

à propos de la Constitution bienfait, amour, adoration, espoir,

sacrifice,

salut...

Elle appelle d autres idées générales : nation,

égalité, peuple,

bonheur...

; des concepts techniques : droits de

l homme,

contrat social, ordre

public... ; des

connotations

morales :

vertu,

devoir, dignité

humaine...

Ces confluences

et

ces

résonances

révèlent

le prestige de

ces

mots Constitution, Loi, Liberté.

Ils

se

rattachent à

l espérance d une

ère nouvelle et à ses

félicités.

Ce

vocabulaire

devient mouvant

dans les

usages

;

il

se déconcept

ualise.

oin

d être

formelle,

la

logique sociale

se

caractérise

par l invasion

de l affectif

et son

indifférence face

à la contradiction.

Ainsi l on proclame que la Constitution assurera la paix,

mais on

admet la guerre pour la défendre,

on imagine

que l on suspendra

la

liberté pour mieux l instaurer...

On peut tout autant glaner de suggestions méthodologiques

dans le compte rendu du livre de Daniel Mornet, Les

origines

intellectuelles de la Révolution française (26). Il dégage d abord

les enseignements de l ouvrage les auteurs les plus notables

ne

sont

pas les plus lus en

leur

temps. Les mœurs de Toussaint ou

la

Philosophie

de

la Nature

de

Delisle

de

Sales

sont

plus connus

que Diderot dont les œuvres les plus attachantes sont des

publications

posthumes. Pour les contemporains, Diderot

est

l éditeur

de

YEncyclopédie

;

le Contrat

Social

est

peu diffusé

et

les témoignages de son

action

sont rares. Ceci

nous achemine

à

une sociologie

historique du

livre

(27). De

même,

Georges

Lefebvre

observe

une

extension des élites

au temps de la Renaissance, la

curiosité et l esprit critique

demeuraient

le fait

d une

minorité

;

à

l ère des

Lumières,

la

robe,

la

bourgeoisie d affaires, le monde

des artisans sont plus ou moins pénétrés des

problèmes

contemp

orains. Ce que reproche

Georges

Lefebvre à Daniel Mornet,

c est

d avoir

négligé le

politique

et

surtout

le religieux

:

partout

on

débat

des questions

pratiques

dans les Académies comme dans

les

loges

; la conversation,

l almanach,

les

chansons

sont les

véhicules

d idées

pour

les

milieux populaires. L insubordination

des privilégiés, comme Montesquieu, a

donné

l exemple de cette

libéralisation

de la pensée.

(26) Ibid., 1939.

(27) Louis Trenard,

«

La sociologie

du

livre au XVIII*

siècle »,

Actes

Congrès

litt.

comparée,

Lyon, 1962,

pp. 145-178.

7/23/2019 Georges Lefebvre, Précurseur de l'Histoire Des Mentalités

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424

L. TRÉNARD

L impact des idéologies, des mythes, des images a été souvent

précisé

par

Georges Lefebvre qui estime qu on mutilerait

l histoire

si

on

oubliait la puissance émotive de ces représentations (28).

Dans les causes explicatives des événements, les moteurs psycho

logiques

sont essentiels.

L homme,

molécule

dans

une

foule,

demeure

l élément

décisif. A la fin de sa vie,

l une

de ses idées

de prédilection revenait à

déceler le rôle

de

la « machinerie

humaine

*. Ce qui importe

le

plus

pour

l homme dans

un

événement, ce

n est

pas comment

il

s est passé

réellement,

comment

un chroniqueur

écrivant longtemps

après l événement, connaissant

la

suite

des réactions, peut le relater, mais

comment

les

acteurs

et

les

contemporains

ont connu cet événement, comment ils l ont

compris,

quelle

image

déformée

leur est parvenue et

quelle

image

ils

ont léguée

à leurs

successeurs

(29).

Expliquer,

c est

rechercher

les

facteurs

de l histoire.

Les

progrès de notre

discipline

nous

amènent

à

découvrir

des causalités

de plus

en

plus

nombreuses et une interaction

de plus en plus

complexe.

«

Le plus

beau

livre

sur

la Révolution française »,

c est-à-dire L Ancien

Régime

et

la

Révolution,

donne l exemple.

«

Tocqueville

s est détaché

du

récit et au-dessus

du

récit, il a

essayé

d indiquer les rapports qui, précisément, expliquent les

faits du

récit » (30).

Rendant compte

du

beau livre de François Simiand, Georges

Lefebvre avait pu lui reprocher, en 1937, de se cantonner dans

le

domaine

économique

strict

:

«

L homme,

vivant

et

souffrant,

n apparaît pas dans l oeuvre de Simiand... Il s interdit de faire

appel

aux documents

qui expriment les

réactions

de

l homme en

présence

des faits économiques, ses sentiments

d insécurité

ou de

confiance, de

colère

ou de satisfaction» (31). Remarque qui

reflète

un

sens profond

de l humain et qui constitue un

appel

à

l histoire globale.

Louis TRENARD.

(28)

<

La révolution et le rationalisme

»,

Ann.

hist.

Révol.

jr., janv.-mars

1946,

p.

4-34

; « Place

de

la

Révolution

dans l'histoire du monde

»,

Annales,

Economies,

ociétés,

Civilisations,

1948,

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1971,

348

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(30) € A propos

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jr.,

1955, p.

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(31) Ann.

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jr.,

1937, repris dans Etudes..., 1963,

p.

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