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GOUVERNER DANS LA TOURMENTE Jean-Daniel ELICHIRY 1 « C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, De très grands vents en liesse de par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte, Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille, En l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants ! … C’étaient de très grands vents sur la terre des hommes, de très grands vents à l’œuvre parmi nous, Qui nous chantaient l’horreur de vivre, et nous chantaient l’honneur de vivre, ah ! nous chantaient et nous chantaient au plus haut faîte du péril, Et sur les flûtes sauvages du malheur nous conduisaient, hommes nouveaux, à nos façons nouvelles. » Saint-John Perse - Vents (extraits) 2 Dans un monde en profonde mutation, une société française désemparée questionne les idéaux républicains - la notion de fraternité peine à ressurgir dans un triptyque où la recherche de liberté tend à occuper les espaces du débat démocratique. Les organisations sociales et médico-sociales (ou OSMS) commencent à en percevoir les effets avec plus ou moins d’ampleur selon leur place dans l’architecture de l’Action Sociale. Le secteur social de l’Accueil, de l’Hébergement et de l’Insertion (A.H.I.) des personnes en difficulté (adultes et enfants accompagnés de leurs parents), traditionnellement champ d’expérimentation des nouvelles politiques sociales, est pris aujourd’hui dans la tourmente des flux de contingence externe qui pourraient modifier structurellement les organisations et provoquer la mutation des pratiques en Travail Social. Faut-il s’en alarmer, s’en prémunir ou promouvoir une revalorisation des principes éthiques qui fondent l’intervention sociale et ont accordé les citoyens militants fondateurs des « associations de solidarité » 3 ? 1 Jean-Daniel ELICHIRY, Directeur d’association d’insertion sociale (gérant des Centres d’hébergement et de réinsertion sociale, Centre d’accueil pour demandeurs d’asile, Ateliers et chantiers d’insertion, etc). 2 Vents, Paris, Gallimard, 1946. 3 Comme les qualifie Robert Lafore in Lafore R. (dir.), Faire société - Les associations de solidarité par temps de crise , Paris, Dunod, 2010. 1

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GOUVERNER DANS LA TOURMENTE

Jean-Daniel ELICHIRY1

« C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,De très grands vents en liesse de par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,En l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !… C’étaient de très grands vents sur la terre des hommes, de très grands vents à l’œuvre parmi nous,Qui nous chantaient l’horreur de vivre, et nous chantaient l’honneur de vivre, ah ! nous chantaient et nous chantaient au plus haut faîte du péril,Et sur les flûtes sauvages du malheur nous conduisaient, hommes nouveaux, à nos façons nouvelles. »

Saint-John Perse - Vents (extraits)2

Dans un monde en profonde mutation, une société française désemparée questionne les idéaux républicains - la notion de fraternité peine à ressurgir dans un triptyque où la recherche de liberté tend à occuper les espaces du débat démocratique.Les organisations sociales et médico-sociales (ou OSMS) commencent à en percevoir les effets avec plus ou moins d’ampleur selon leur place dans l’architecture de l’Action Sociale.Le secteur social de l’Accueil, de l’Hébergement et de l’Insertion (A.H.I.) des personnes en difficulté (adultes et enfants accompagnés de leurs parents), traditionnellement champ d’expérimentation des nouvelles politiques sociales, est pris aujourd’hui dans la tourmente des flux de contingence externe qui pourraient modifier structurellement les organisations et provoquer la mutation des pratiques en Travail Social.Faut-il s’en alarmer, s’en prémunir ou promouvoir une revalorisation des principes éthiques qui fondent l’intervention sociale et ont accordé les citoyens militants fondateurs des « associations de solidarité » 3?

1 Jean-Daniel ELICHIRY, Directeur d’association d’insertion sociale (gérant des Centres d’hébergement et de réinsertion sociale, Centre d’accueil pour demandeurs d’asile, Ateliers et chantiers d’insertion, etc).2 Vents, Paris, Gallimard, 1946.3 Comme les qualifie Robert Lafore in Lafore R. (dir.), Faire société - Les associations de solidarité par temps de crise , Paris, Dunod, 2010.

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Nous tenterons ici d’identifier les traits caractéristiques des perturbations perçues, d’en analyser les effets pour les OSMS et, à partir de notre expérience du métier de directeur, d’en proposer une approche infléchie de la fonction de direction dans un contexte d’incertitude installée.

DE L’AGITATION EN ACTION SOCIALE : UN RAFRAÎCHISSEMENT CONJONCTUREL OU UNE MÉTAMORPHOSE HISTORIQUE ?

Le contexte

L’individualisme contemporain corrosif

Dans les sociétés traditionnelles régnait l’hétéronomie. L’homme n’était pas la source de ses normes, de ses lois, de ses représentations, de ses actes. C’était la « tradition » qui fixait les règles normatives de vie en société, instaurant ainsi une dépendance au collectif à laquelle était soumis chacun de ses membres.

La Philosophie des Lumières puis la Révolution ont réalisé la critique radicale de cette hétéronomie au nom de la liberté individuelle.

Il fallait concevoir l’histoire d’un individu4 dés-assujetti (du Prince, de l’Eglise). Un individu qui ne soit plus, le sujet5 d’un Autre, mais le sujet de soi. Un individu qui prenne en compte sa propre loi.

Là naît l’autonomie. Elle prend donc sa source dans l’avènement du fait démocratique moderne.

Mais l’autonomie présente deux aspects : une aspiration largement partagée, une contrainte normative imposant, par l’injonction à être autonome, d’être « l’auteur de sa vie »6.

Etre « l’auteur de sa vie », être responsable de sa réussite ou de son échec peuvent être pesants à celui qui est vulnérable.

Nous ne possédons pas toutes les ressources nécessaires pour infléchir le caractère anxiogène de cette exigence sociétale.

En fait, l’individu a gagné en liberté ce qu’il a perdu en certitudes sécurisantes.

C’est ainsi qu’Alain Ehrenberg a rencontré « l’homme incertain ». « Confronté à l’incertain, aux décisions personnelles, aux choix de vie et engagements, l’individu est déstabilisé, dérouté et souffre »7.

4 Du latin individuum = indivisible.5 Du latin subjectus = soumis à.6 Dubet F., Martucelli D., Dans quelle société vivons-nous ?, Paris, Seuil, 1998.7 Ehrenberg A., L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995 et aussi La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.

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L’état d’urgence et la prématurité prolongée

L’homme est le seul mammifère qui naît prématuré, ne pouvant survivre en l'état de son développement psychique et physique initial. Il est, dès sa naissance, dépendant d'autrui, de sa mère particulièrement. Un lien (qui précède, accompagne ou fait suite à la disparition du cordon ombilical) s'est tissé entre la mère et l'enfant, créant rapidement une interdépendance où fonctionne la dialectique de l'échange. C'est de cette dialectique qui deviendra chœur à trois voix avec la présence du père, puis qui, peu à peu, fera intervenir de nouveaux interprètes (entourage familial, amical), que l'enfant pourra métaboliser son propre développement.

L'expérience de la Dépendance inaugure la vie humaine.

La prématurité sollicite et justifie la Dépendance.

L'on peut se demander si une culture de la prématurité prolongée ne serait pas en train de se diffuser aujourd'hui peu à peu par l'utilisation itérative de l'urgence comme outil de gouvernance dans la société française.

Nous vivons dans le culte de la vitesse (des déplacements, des échanges d'informations, des délais de réponse) et du présent (l'ici et maintenant, l'instantanéité du désir et son assouvissement).

L'intensification de la mondialisation, la prééminence du capitalisme financier (qui a supplanté le capitalisme industriel) a généré, pour Vincent de Gaulejac, « une culture de l'urgence par le resserrement systématique du temps et l'obligation de réagir dans l'immédiat »8.

La mondialisation a modifié de fait le fonctionnement des économies (nationales, multi nationales) qui, dorénavant, ne s'interrompent plus et tournent jour et nuit.

Le marché s'est donc étendu dans le temps et dans l'espace.

Deux éléments en ont favorisé le développement dans la culture de l'urgence :

un élément géopolitique : nous venons de le voir, c'est l'extension du libéralisme qui a « gagné » tous les territoires et terrassé toutes les autres idéologies.

un élément technique : la progression des NTIC (les nouvelles technologies de l'information et de la communication) qui permettent une vitesse de diffusion des informations jamais égalée et en augmentation constante. Des profits financiers se réalisent aujourd'hui mécaniquement par des programmes informatiques qui basculent à la milliseconde des capitaux à l'achat puis à la vente quasi simultanée. Cela a même engendré fin 2010 à Wall Street par effet cumulatif d'une perte faible au départ, en quelques minutes, l'évaporation de milliards de dollars. D'un commun accord, devant l'ampleur du désastre annoncé, les marchés boursiers ont convenu d'annuler l'ensemble des opérations de cette séquence.

Pour Nicole Aubert9, « l'urgence des sociétés contemporaines est reliée à deux logiques : une logique de survie (très présente dans la compétition économique actuelle, de même que dans le traitement des catastrophes humanitaires) et une logique de puissance, dans laquelle la maîtrise du temps se corrèle à la maîtrise de l'espace [...] ».

8 de Gaulejac V., La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2005.9 Aubert N., Le culte de l'urgence, Paris, Flammarion, 2010.

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Or « à faire proliférer les urgences, on tend à induire une politique de survie » reprend Jean-Louis Guihard10.

Mais n'est-ce pas là l'effet recherché : la sidération par l'aliénation du temps de l'élaboration, du temps de la réflexion.

Basculer de la réflexion au réflexe, de la maturation à la saturation.

Étymologiquement, urgence vient du verbe latin urgere11 : presser, enfoncer, s'occuper avec ardeur et sans relâche de, pousser à bout.

Cette dernière acception prend tout son sens pour un directeur d'OSMS aujourd'hui sollicité, ayant parfois le sentiment d'être maltraité par la mise en acte de l'urgence en l'Etat.

Au plus haut sommet de l'Etat comme dans l'ensemble de l'exécutif, une préoccupation se déploie dans des stratégies de compression, d'accélération, de saturation du temps où l'urgence naît, dans ce que formule Francis Jaurreguiberry12, « d’une double prise de conscience : d'une part, qu'un pan incontournable de la réalité relève d'un scénario aux conséquences dramatiques ou inacceptables et, d'autre part, que seule une action d'une exceptionnelle rapidité peut empêcher ce scénario d'aller à son terme ».

Certains13 considèrent qu'il s'agit d'un mythe visant à masquer l'appauvrissement de l'action publique.

Pour autant, « au cœur des stratégies de l'urgence apparaît toujours cette utopie d'une efficacité imminente et conjuratoire »14.

L'Action Sociale est une charge

La création des Agences Régionales de Santé en 2010 a permis la « sanctuarisation » du secteur médico-social, dorénavant adossé au secteur sanitaire.

Par contre, mauvaise nouvelle, un pan entier de l'action sociale de compétence Etat a été exclu de cette opération : le champ de l'accueil, de l'hébergement et de l'insertion des personnes sans-abri.

Ce qui semble bien indiquer que pour les concepteurs des politiques publiques, l'accompagnement de ces personnes relève non d'une planification au long terme, mais d'une gestion contingente colorée par les urgences réactives.

Cette mission de l'Etat est aujourd'hui une priorité de second plan directement impactée dans la recherche de réduction du déficit budgétaire national.

Le principe d'assistance ordonne, en France, le système de solidarité structurant l'Aide Sociale (qui est l'aide des collectivités publiques aux personnes à ressources insuffisantes).

Il vient compléter le principe d'assurance (dont il est subsidiaire) qui règle le système de prévoyance où l'on trouve la Sécurité Sociale, les mutuelles et les assurances.

10 Guihard J.-L., « Urgence, droit et politique », Revue Actions Recherches Sociales, n° 2, 1987.11 Tiré de Goelzer H., Dictionnaire latin-français, Paris, Garnier-Bordas, 1928.12 Jaurreguiberry F., « Télécommunications et généralisations de l'urgence », Sciences de la société, n° 44, 1998.13 Finchelstein G., La dictature de l'urgence, Paris, Fayard, 2011.14 Jeudy H.-P.., « L'état d'alerte et le silence des morts », Revue Actions Recherches Sociales, n° 2, 1987.

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Ce principe d'assurance est dorénavant privilégié avec un glissement progressif du curseur de la Sécurité Sociale vers les mutuelles et assurances couvrant les risques de santé mais sans plus de référence à l'esprit des ordonnances de 1945 créant la Sécurité Sociale : chacun contribue en fonction de ses moyens et consomme en fonction de ses besoins.

Dans le même mouvement, les structures caritatives sont fortement sollicitées par les pouvoirs publics pour venir supplanter les organisations employant des professionnels jugés trop coûteux.

L'Action Sociale est une charge ?

Elle est probablement avant tout une ressource. Après tout, ses budgets sont réinjectés dans l'économie nationale, ils ne se volatilisent pas dans les brumes internationales d'associations ou organismes mondialisés.

Mais quel serait le coût de son absence dans le jeu social ?

Sur les plans de la sécurité, de la santé, de la consommation même, de la paix sociale, il serait utile d'évaluer les incidences de son action. A notre connaissance, ce travail n'a pas encore été entrepris. Peut-être n'est-il pas possible (techniquement) ou souhaité (politiquement)...

L'Action Sociale intègre l'économie marchande

La mise en place, en 2010, de la procédure d'appel à projets pour l'autorisation de fonctionner et l'accès aux subsides publics de tout nouveau dispositif contrôlé et financé par l'Etat, marque une modification radicale de la manière dont l'Etat veut restructurer ses rapports avec les opérateurs et la place qu'il leur assigne désormais.

Trois éléments se distinguent dans cette reconfiguration :

on assiste à un passage de la culture de la subvention à celle de la commande publique. Dans la procédure d'appels à projets, l’initiative de l'identification du besoin, de la nature de la réponse adaptée, de l'étendue des moyens nécessaires revient aux pouvoirs publics.« Certains appels à projets s'apparentent à de véritables appels d'offres. En fonction du degré de détail du cahier des charges des appels à projets, on basculera soit dans une pure logique de commande publique, soit dans un système qui conservera aux acteurs de terrain une certaine capacité d'initiative et d'imagination de réponses »15.

la subvention de l'offre (aujourd'hui encore le lot commun de la plupart des OSMS) sera plus largement supplantée par la solvabilité de la demande. Cela est déjà le cas dans les services d'aide à la personne, quand l'allocation personnalisée d'autonomie est versée directement au bénéficiaire qui, par le choix du prestataire qu'elle rémunèrera, en devient le « client ».

la mise en concurrence des opérateurs potentiels :Henri Nogues16 souligne les vertus de ce modèle pour les financeurs et les futurs clients :

15 Vinsonneau A., Loi HPST : quel impact pour le secteur social et médico-social ?, in « 2010, L'année de l'action sociale, Social et médico-social : une spécificité en danger ? », Paris, Dunod, 2010.16 Nogues H., Association et concurrence in Lafore R. (dir.), op. cit., 2010.

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les prix sont choisis par le marché et non par les opérateurs.

une meilleure efficience apparaît.

« sur le plan de l'équité, la concurrence tend aussi à faire disparaître les ventes injustifiées [...]. Ainsi, décrite, l'économie de compétition présente une telle capacité de coordination des agents économiques au moindre coût règlementaire que l'on comprend l'intérêt qu'on lui porte et le désir de s'en servir comme modèle (appel d'offre, tarification au coût marginal, aide au développement de nouveaux opérateur, T2A, etc...). Grâce à elle la « souveraineté des consommateurs » deviendrait réalité [...]. Ainsi la concurrence pourrait contribuer à l’empowerment 17 des personnes, du moins celles qui sont solvables ».

Cette concurrence est bien inscrite dans les textes qui précisent que la procédure d’appel à projets a pour objectif « une mise en concurrence loyale, sincère et équitable et la qualité de l’accueil et de l’accompagnement » (CASF-art 313-1-1 dans sa version à venir).

Notons au passage que le secteur social s’achemine vers la mise en place de la T2A (ou tarification à l'activité) sanitaire. Le modèle sanitaire continue à irriguer les nouvelles dispositions organisant les OSMS (après les démarches d’évaluation, les CPOM, bientôt la T2A).

Nombre de cadres des administrations déconcentrées indiquent eux-mêmes que la voie a déjà été choisie.

Jean-Pierre Hardy 18 indique, lui, que « la T2A sanitaire est, d’ailleurs, plus proche du défunt « gosplan » soviétique que de la libre concurrence avec « la main invisible du marché ». Cette tarification « en fonction des besoins des personnes » est généralement, accompagnée de mesures incitatives consistant à « survaloriser » certaines prises en charge afin de prévenir l’éviction de certains publics et maintenir l’équilibre social de certains territoires […]. On est effectivement, bien loin de logiques marchandes ».

Les logiques à l’œuvre

La finalité comptable

Robert Lafore illustre bien la genèse des rapports entre l'Etat républicain et les associations dès le début du XXe siècle.

Contrairement à la question scolaire où les enjeux ont suscité des débats passionnés entre partisans des conceptions laïque ou confessionnelle, publique ou privée, l'action publique n'a pu ou voulu aborder la question de l'assistance par ses questionnements politiques. « A partir du moment où l'effacement des opérateurs privés par substitution d'organismes publics était un objectif hors d'atteinte, c'est une rationalité purement juridique, d'essence légale et règlementaire, qui s'est imposée »19.

L'Etat délaisse ainsi le débat sur les valeurs, les finalités de l'assistance pour ne plus s'attacher qu'aux modes et modalités de réalisation de l'action.

17 De l'anglais to empower = autoriser ou habiliter quelqu'un à faire.18 Hardy J.-P., Tarification des ESMS, in Guéguen J.-Y. (dir), « 2010, L’année de l'action sociale, Social et médico-social : une spécificité en danger ? », Paris, Dunod, 2010.19 Lafore R., Les associations dans les politiques sociales et médico-sociales in Lafore R. (dir.), op. cit., 2010.

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On a peut-être là une des raisons expliquant la difficulté à situer les enjeux d'aide sociale aujourd'hui hors de vues à court terme et de préoccupations (par ailleurs légitimes) comptables.

La succession des outils se poursuit : de la RCB20 en 1971 aux tarifs plafonds aujourd'hui applicables en CHRS, CADA, EHPAD, ESAT, en passant par la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) et la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) confortant ainsi la finalité comptable et quantitative.

La compétition et la recherche de performanceLa concurrence suscite la compétition qui, elle-même, sollicite un paradigme, semble-t-il assez étranger à la culture du Travail Social : la performance (avec notamment la création de l'Agence nationale d'appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux : l'ANAP). Encore que...

Si l'on considère que la « performance » est « la réussite des tâches nécessaires à la bonne marche globale de l'entreprise »21, on peut concevoir la performance d'une OSMS comme combinaison de :

la qualité de la prestation. On se réfère alors aux notions d'efficacité (qui est la production de l'effet attendu), de cohérence (c'est l'absence de contradictions) et de pertinence (ou l'adaptation des moyens aux objectifs).

la maîtrise des coûts qui permettra d'atteindre la meilleure efficience (soit le maximum de résultats avec le minimum d'efforts ou de ressources).

Ces éléments une fois posés, nous pouvons prétendre que le travail clinique en institution a sollicité de tous temps ces paradigmes. Mais ils ont été maniés par leur terme qualitatif (sans que pour autant la face quantitative ait été délaissée par les professionnels).

Ce qui change, c'est ce qu'interroge Jacques Donzelot22 « il s'agit de voir comment on passe d'un social de compensation, conçu dans la perspective d'une pacification de la société, d'une réduction de ses conflits internes, à un social de compétition [...] ».

Le social change ainsi de fin et ne joue plus l'interface, entre la politique et l'économique.De régulateur des conflits entre groupes sociaux, élément déterminant de maintien du lien social au service de tous, il devient outil du marché et espace « libéré » pour la constitution de richesses au bénéfice de quelques-uns.

Le renversement de l'initiative du projet

C'est une modification historique qui bouscule l'histoire de l'ensemble de l'Action sociale.

20 RCB = Rationalisation des Choix BudgétairesCHRS = Centre d’Hébergement et de Réinsertion SocialeCADA = Centre d’Accueil pour Demandeurs d’AsileEHPAD = Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées DépendantesESAT = Etablissement et Service d’Aide pour le Travail

21 Michel S., Peut-on gérer les motivations ?, Paris, PUF, 1989.22 Cité par Balmary D., Un social de compétition ?, in Guéguen J.-Y. (dir), op. cit., 2010.

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Or le Conseil d'Etat lui-même note23 en 2009 dans un rapport sur le Droit au logement que « l'innovation naît rarement au sein de la sphère publique et plus volontiers à ses marges ».

Là encore, la recherche de maîtrise des coûts nous paraît légitime mais elle se fera trop souvent au prix du découragement des initiatives citoyennes territoriales.

Constater des besoins sur un territoire, élaborer des réponses concertées (avec les acteurs dudit territoire, les autorités de tarification et de contrôle, les élus) constituent un processus dynamique d'expression démocratique. De simples citoyens s'associent autour d'un projet de transformation sociale de proximité par élaboration de réponses opérationnelles ajustées au mieux des besoins diagnostiqués et partagés (avec tous les financeurs).

Nous sommes témoins de la difficulté à faire advenir aujourd'hui ce type de processus.

Il aura fallu huit années à un collectif de six associations engagées au côté des personnes sans-abri en Pays Basque pour obtenir le financement d'un « hôtel social », structure d'hébergement d'urgence inconditionnel et immédiat, indispensable sur ce territoire vu le coût du foncier et la disparition de toute solution d'urgence.

En ce cas, comme l'histoire des OSMS en est nourrie, « les mœurs précédaient la loi ». Ce projet avait un caractère expérimental mais n'intégrait aucune des niches organisationnelles règlementaires. L'Etat se refusait de fait à prendre en charge son financement sans disconvenir toutefois du besoin constaté et de la pertinence de la réponse élaborée.

Un rapport de force offensif mais respectueux s'est construit, avec l'appui de la population puis des élus (maires, parlementaires). Au final, l'Etat a donné son accord fin 2010 pour le financement de la moitié du fonctionnement, les collectivités territoriales prenant en charge l'investissement et la moitié du fonctionnement.

Seule une mobilisation militante des professionnels et des bénévoles des six associations impliquées ont pu permettre sur le long terme une issue heureuse à ce projet. Mais à l'avenir combien d'OSMS pourront ainsi fédérer de telles énergies ?

La profusion normative

Nous ne pouvons que remarquer la conjonction existant entre la prolifération des normes légales et règlementaires en Action Sociale et les tentatives de diminution des sommes allouées à ce secteur de l'intervention publique.

L'excès de règles tue la loi. C'est une réalité bien connue des institutions lorsque le catalogue des interdits règlementaires altère la portée et la clarté de la loi institutionnelle (qui se résume généralement en CHRS en un principe : le respect (des personnes et des biens) et trois interdits : pas de violence (verbale ou physique), pas d'alcool, pas de drogues ).

Depuis la loi rénovant l'action sociale et médico-sociale en 2002, il y a une forme d'emballement de la machine à produire du règlement et de la loi.

23 Cité par Balmary D., « Les associations de solidarité et le changement » in Lafore R. (dir.), op. cit., 2010.

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L'action sociale n'est pas seule à connaître ce phénomène. Dominique Balmary24 note que le Code de Santé Publique a augmenté le nombre de ses pages de 57% entre 1999 et 2007.

Deux explications au moins à cette réalité :

notre société post-moderne instille de la judiciarisation jusque dans les interstices de la vie quotidienne. L'individualisme contemporain et la liberté qui l'accompagne se déploient avec son corollaire : la responsabilité.

Dans cette société, le risque doit être ritualisé, contenu. Le « risque » doit être réduit. Il doit d'abord être identifié, catégorisé. Dans le cas où il produit un événement, son auteur identifié, doit « rendre compte ». Responsabilité s'enchaîne rapidement à culpabilité. Les « responsables mais pas coupables » des ministres exposés au scandale du sang contaminé dans les années 1990 ont été jugés irrecevables par l'opinion.

loi et règlement sont utilisés comme outils politiques au service de la démocratie d'opinion et au détriment de la démocratie représentative.

Selon Gilles Finchelstein25, la multiplication des sources du droit (droit communautaire européen, traités internationaux) et des objets du droit (loi Hadopi relative au téléchargement numérique d'oeuvres visuelles ou musicales, protection de l'environnement...) posent problème aujourd’hui.

Il reprend les propos du vice-président du Conseil d'Etat, Renaud Denoix de Saint-Marc critiquant la constitution d'un « droit mou, un droit flou, un droit gazeux et instable » par empressement excessif du pouvoir politique dans un jeu démocratique sondagier et médiatique.

« L'abbé Sieyes invoquait la nécessité d'une « fermentation » de la loi », or toujours selon Gilles Finchelstein, l'urgence est aujourd'hui de rigueur. Ainsi, par exemple, le recours aux ordonnances que peut prendre un gouvernement autorisé par le Parlement à légiférer pendant une durée déterminée sur un domaine particulier.

En 2005, 83 ordonnances ont été publiées (plus du tiers des ordonnances publiées en 22 ans).

En ce moment, c'est un autre dispositif qui est utilisé : la procédure d'urgence (qui vient d'être rebaptisée « procédure accélérée ») « il n'y a plus qu'un seul examen du texte par chaque assemblée, pas de navette, pas de fermentation [...] entre 1958 et 1968, 10% des lois étaient adoptées en recourant à la procédure d'urgence »26. Depuis 2007 : 65%.

L'obsession quantitative

Après des siècles de démesure, voici venue le temps de la mesure…

Cette mesure qui, au sens figuré, est tempérance, refus de l’excès, promotion du contrôle dans une société hygiéniste et gérontocratique27.

24 Cité par Balmary D., Les associations de solidarité et le changement, in Lafore R., op. cit., 2010.25 Finchelstein G., op. cit., 2011.26 Ibid.27 Au Moyen-Âge, la population occidentale compte 55% de moins de 20 ans. En Tunisie, aujourd’hui, la part des moins de 25 ans est de 40,8%. En France, les moins de 20 ans sont 25%.

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Au sens propre, il faut compter, comme s’il était possible de contenir l’énigme d’un roman d’Agatha Christie en comptant les pages de l’ouvrage. Le sens, le subjectif, l’indicible doivent pouvoir être traduits dans le réel et démasqués par objectivation. Peut-être imaginons-nous que, comme en musique, d’une succession de mesures, peut naître une harmonie ?…

Vincent de Gaulejac 28 constate qu’ « il y a un risque de quantophrénie aiguë (la maladie de la mesure) qui guette tous ceux qui, au lieu de mesurer pour mieux comprendre, ne veulent comprendre que ce qui est mesurable ».

Les associations d’insertion sont prises dans un tourbillon du dénombrement assez récent finalement.

Les enquêtes, tableaux de bord, audit se succèdent avec frénésie. Une de ces associations recevait ainsi dix commandes de ce type de son autorité de contrôle, en 30 jours, fin 2009. Le rythme s’est maintenu depuis... Le délai de réponse s’est réduit au fur et à mesure que les données se dématérialisent en passant au tout numérique.

Dans l’exemple présenté, l’association avait, selon les cas, entre 24 et 72 h pour retourner ses réponses dont l’élaboration nécessitait entre 2 et 5 h de travail chacune…

Paul Virilio29 se montre optimiste pour l’avenir : « En fait, je crois que l’obsession quantitative nous conduit tout droit à une révolution qualitative, à une révolution exobiologique qui échappe à toute rationalité, non réductible aux chiffres qui lui ont donné jour. Nous sommes, vous le comprenez bien, au-delà de Malthus. Malthus était à la naissance de la pensée statistique. Quant à nous, nous voilà rendus à la fin du numérique. Je n’accepte pas de me faire enfermer dans le nombre, le culte numérologique ».

Un bouleversement annoncé

La légitimité et la spécificité associative sont questionnées

Les associations de « solidarité » dites aussi « d’action sociale » présentent plusieurs spécificités :

Leur caractère non lucratif repose sur : un projet politique30 de transformation sociale relatif à un territoire donné. Le

projet politique est le projet associatif conçu par les « associés » et partagé avec les autres acteurs associatifs (professionnels et usagers).Il témoigne de la nature de la gouvernance 31 associative.

Il exprime la volonté et les choix de l’association.

Il indique le sens de la réflexion réunissant ses membres, les valeurs partagées, les fins poursuivies.

« Une population jeune a des réactions que nous ne comprenons plus dans notre civilisation gérontocratique […] les sentiments sont bien souvent extrêmes […] elle a tendance à révérer la force, la prouesse, à être prête au combat […] ». Delort R., La vie au Moyen-Âge, Paris, Seuil, 1982.28 De Gaulejac V., op. cit., 2005.29 Virilio P., L’administration de la peur, Paris, Textuel, 2010.30 Du grec politikos : qui concerne le citoyen.31 La notion de gouvernance fait débat aujourd’hui. Nous y reviendrons dans la troisième partie : « Dans la tourmente ? Gouverner plutôt que gérer ».

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un (ou plusieurs) projet(s) opérationnel(s) de mise en actes du projet associatif. Il détermine, définit, rassemble les éléments techniques de réponse aux besoins d’une population sur un territoire déterminé. Il précise le service offert. C’est le projet d’établissement ou de service. Il vit et s’anime de ses acteurs salariés dirigés par un management approprié.

Elles participent au « développement social local » 32 du territoire où s’exerce leur action.

Dominique Balmary33 président de l’UNIOPSS rappelle que ces associations « constituent l’un des intermédiaires indispensables au fonctionnement harmonieux de la démocratie. [Elles] existent, même si leur mission ne s’arrête pas là, pour servir de garde-fou entre les deux grandes forces des sociétés modernes que sont l’Etat d’un côté, et le marché, de l’autre. Comme toute puissance, la tendance naturelle de ces entités est d’abuser de leur puissance. Il faut, par conséquent, maintenir en état des forces « de rappel » […] ».

Mais l’ambition des associations de solidarité de participer au jeu démocratique républicain en proposant, en incitant la puissance publique à infléchir ses analyses et orientations en matière de prise en compte des plus fragiles de nos concitoyens, est plus fortement déniée aujourd’hui par les autorités.

Les exemples ne manquent pas pour illustrer cette évolution.

Le directeur de telle autorité de tarification convoque en son bureau, entouré de ses cadres, une association financée par son administration et en désaccord avec les orientations proposées (désaccord manifesté par le président). Pendant toute la rencontre, il ne s’adressera qu’au directeur de l’association, en face duquel il s’installera ne requérant ni le regard, ni les avis du président et vice-président entourant le salarié associatif. Il s’adressera ainsi à un technicien-directeur partageant la même culture de santé publique que lui-même (formé à l’ENSP) en considérant, implicitement, qu’un lien de subordination unit cet employé (dont il reconnaît les compétences) à son financeur.

De même, les courriers relatifs à des aspects institutionnels impliquant la responsabilité de la personne morale (procédure budgétaire, CPOM, etc.) sont adressés au directeur et non au responsable légal, le président.

Le risque d’instrumentalisation est présent.

Le fait associatif est mis (involontairement ou intentionnellement pour tenter de faire l’économie de débats sur les principes et les valeurs) à distance par le représentant de l’administration.

L’institution s’efface devant « le panier de services »

Ce qui est en jeu dans le positionnement évolutif de certains représentants des pouvoirs publics, c’est l’évanescence du caractère institutionnel de l’association d’action sociale, réduite alors à sa qualité d’« opérateur » en interventions sociales.

32 Le développement social local est une « démarche fédérative de mobilisation des acteurs d’une zone géographique autour d’un projet global, cohérent, économique et culturel visant à créer une dynamique durable sur un territoire » indiquait Michel Rocard, alors Premier Ministre le 25 janvier 1986 aux Assises du Développement Local.33 Balmary D., op. cit., in Guéguen J.-Y. (dir), op. cit., 2010.

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L’institution et sa dimension politique cèdent devant l’organisation et son caractère opérationnel.

Nous avions noté, à sa parution, que la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002, dans son article 5, définit l’institution sociale ou médico-sociale comme « personne morale de droit public ou privé gestionnaire d’une manière permanente d’établissement et service social et médico-social ».

Il n’est pas fait mention d’association à but non lucratif, pourtant principale institution sociale (avec les départements) gestionnaire.

Au sens de la loi de 2002, une institution peut donc être aussi bien l’Etat qu’une société à but lucratif.

Précédemment, nous avons abordé le délaissement historique par l’Etat de l’agora démocratique où auraient pu se débattre des fins et valeurs de l’assistance lors de l’apparition du monde associatif d’action sociale.

Depuis lors, l’Etat s’est concentré sur la dimension opératoire de cette mission publique et a probablement accentué récemment cette position en signifiant implicitement son indifférence au sens originel (les valeurs) donné à l’intervention sociale par son promoteur .Les valeurs comme le statut (lucratif ou non lucratif, public ou associatif ou marchand) du porteur de l’action n’ont pas d’intérêt . Seuls comptent le « mieux-disant » (en fait, le « moins coûtant ») et la qualité des prestations offertes.

Dans une entreprise de services en action sociale telle que l’OSMS, l’identification précise des prestations est indispensable pour éclairer l’ensemble des acteurs (institutionnels, partenariaux, tarificateurs, publics ) sur la nature et les modalités de réalisation de l’offre de services.

Cette « différenciation » ne doit pas se conclure par un « morcellement » de la logique du projet d’établissement ou de service aboutissant à la disparition de ce qui lui donne sens et liant symbolique : le fait institutionnel. Il faut veiller à préserver la subjectivité institutionnelle que certains rationalistes imaginent tapie dans les recoins suspects de l’organisation et complotant à son détournement.

Il ne s’agit pas non plus d’appâter l’usager dans le supermarché des prestations pour l’inciter à remplir son panier des services proposés, mais d’inviter l’usager à participer à la réalisation des projets interactifs (personnalisés, d’établissement et associatif) dans le respect des valeurs institutionnelles.

Sinon « […] telle pourrait bien être la ligne générale des transformations à l’œuvre : banaliser les montages institutionnels et les purger de leurs significations propres pour les muer en purs opérateurs fonctionnels […] L’action publique en général et l’action sociale en particulier ne peuvent se concevoir comme un ensemble de services à délivrer, la nature et la forme des opérateurs n’ayant ni conséquences, ni importance […] Il conviendrait donc de revenir aux institutions, à leur sens et à leurs finalités » note Robert Lafore34.

La place de l’usager est reconsidérée

La loi 2002-2 a pour objectif prioritaire de permettre une meilleure reconnaissance des droits des personnes accueillies dans les OSMS. Nous ne considérons pas que ces droits sont différents ou 34 Lafore R., in Lafore R., op. cit., 2010.

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dérogatoires ou supérieurs aux droits de l’homme déjà conçus comme référence dans nos OSMS. Ce n’est pas l’édiction de droits spécifiques catégoriels (du patient, de la personne âgée, des enfants, des victimes, etc.) prenant le risque d’altérer la nature universelle et personnaliste des droits de l’homme, qui importe. Ce qui prime, c’est la place qui est laissée à l’usager, le regard, la considération, l’écoute, la prise en compte de sa parole, de ses actes dans la vie institutionnelle.

Avant cela, la systématisation de la contractualisation avait gagné tous les secteurs d’intervention comme si le risque d’arbitraire pouvait réellement être tari par un contrat qui a généralement peu de réalité synallagmatique et permet avant tout de lier le requérant au prestataire dans une dépendance qui n’est pas toujours « honorable »35.

Nous pouvons considérer qu’avec les préceptes de la loi 2002-2, il y a là un progrès notable interrogeant les rapports de pouvoir à l’œuvre entre un « demandeur-quémandeur » et un agent de contrôle et du soin au sein de toute OSMS.

Certains considèrent néanmoins que « la référence appuyée à l’usager » agit comme manifestation supplémentaire de la dénaturation du sens et de la qualité de l’intervention sociale. Pour Michel Chauvière36, « c’est une opération qui associe quatre processus principaux : la délégitimation relative des acteurs professionnalisés du social […] ; le dédouanement du politique et le replacement de la question sociale du côté non des besoins sociaux mais des usagers dans le besoin, en les considérant comme des « personnes » ayant rationnellement un désir de services ad hoc […] plutôt que comme des citoyens réclamant une forme ou une autre de justice sociale ; un glissement cognitif vers une compréhension individualiste, privatiste et consumériste de la propriété sociale […] ; enfin, une inversion des valeurs fondatrices ».

La subjectivité clinique en sursis

La professionnalisation, l’existence de compétences certifiées par des qualifications de niveau III ou II, habituellement relevées dans les OSMS, ne se justifient qu’en considérant que l’accompagnement des personnes en souffrance se fonde sur une clinique du travail social menée par des personnels très qualifiés et justement rémunérés.

Se « coltiner » la souffrance de l’autre sans se contenter de l’absorber ou de la retourner en miroir, sans en être trop meurtri soi-même ou dégradant pour autrui, nécessite deux éléments :

une formation introspective et théorique ; un travail d’équipe.

Evaluer « jusqu’où ne pas aller trop loin » ne va pas de soi.

Mais c’est une nécessité quand on se donne pour ambition d’appréhender le sujet (usager) dans la globalité de sa vie (et pas seulement de lui assigner le statut possible par son symptôme dominant : délinquant, sans-abri, toxicomane, déficient intellectuel, etc.) et de rechercher avec lui les causes de son ou ses symptômes et les « issues » possibles.

Par contre, si seule, l’éradication du symptôme est visée, point n’est besoin d’une telle technicité relationnelle.

35 Au sens des liens féodaux de « dépendance honorable » organisant la réciprocité des devoirs des contractants.36 Chauvière M., Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, Paris, La Découverte, 2007.

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Nous en avons un exemple avec les politiques actuelles du « logement d’abord » en matière d’Accueil, d’Hébergement et Insertion (AHI) pour les personnes sans-abri.

Quel est le symptôme commun aux personnes sollicitant le dispositif AHI (les CHRS principalement) ? L’absence de logement. Les pouvoirs publics délaissant l’étiologie de ces situations, tendent à rendre prioritaire la « mise en logement » la plus rapide possible de ces personnes et à rendre plus exceptionnel leur hébergement en CHRS.

Or le séjour en CHRS permettait, jusque-là, de dissocier les causes multiples ayant conduit à l’absence de logement et de préparer, en prenant un peu de temps (quelques mois), une réinscription durable dans la vie sociale dont la location d’un logement est un élément. Faute de ce processus, on assiste la plupart du temps à la réactivation rapide des éléments ayant provoqué la perte de logement et une nouvelle rupture se réalise. Bis repetita placent, la personne revient à la rue…

Les CHRS ont un coût, que la puissance publique a décidé de réduire. Le coût, comme dans la plupart des OSMS, est aux trois quarts lié aux charges salariales, elles-mêmes indexées sur des grilles conventionnelles reconnaissant les qualifications.

Deux pistes possibles sont évoquées par les services d’Etat et certains syndicats employeurs :

l’abaissement du niveau de qualification souhaitable en CHRS, réduisant ainsi la portée et la qualité de tout travail clinique jugé dès lors très secondaire.

la diminution très significative du niveau de rémunération par décision des employeurs de ne plus appliquer de convention collective trop onéreuse pour les finances publiques.

Nous avons pu constater dans cette première partie que c’est bien une métamorphose historique qui se présente aujourd’hui à nos portes institutionnelles.

Examinons maintenant un des effets de cette évolution pour les OSMS et leurs dirigeants.

UN AUTRE COMPAGNONNAGE AVEC LE TEMPS FAIT IRRUPTION DANS LA COMPLEXITÉ DES OSMS

La complexité des OSMS

Une organisation sociale et médico-sociale est, par nature, complexe.

Le simple fait qu'elle soit vivante la rend complexe. En effet, une structure minérale peut être « compliquée » à saisir dans ses détails moléculaires mais l'on finira par y parvenir. Un être vivant (ou une communauté d'êtres vivants) s'en distingue par deux traits particuliers :

il ne pourra jamais être totalement et définitivement compris dans sa totalité et ses détails ;

il y a toujours une part « d'imprévisibilité » dans ses conduites et son évolution au cours des évènements qu'il traverse.

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La distinction entre complication et complexité est une des caractéristiques mises en évidence par Dominique Genelot37 dans sa présentation de la pensée complexe. Les autres caractéristiques sont les suivantes :

la synergie des parties d'une organisation sociale et médico-sociale génère un résultat supérieur à la simple addition des productions particulières de chaque partie ;

des interactions entre les acteurs de l'organisation infèrent en permanence sur l'évolution de l'organisation d'une part, de ses acteurs d'autre part ;

une OSMS est un système ouvert interagissant aussi avec son environnement auquel elle s'adapte par « auto-organisation ».C'est un système dans le sens où les parties s'assemblent en un « corps » et se coordonnent selon un certain type de principes (valeurs, objectifs, méthodes d'intervention).

Par exemple, un Service de placement familial est sollicité par un juge des enfants, pour en dernier ressort, accueillir une adolescente de 16 ans en errance dans la rue depuis ses 13 ans, en rupture familiale, scolaire, éducative, ayant épuisé tous les dispositifs thérapeutiques judiciaires. Le Service aménage un montage spécifique pour répondre à la problématique et convient de lui proposer un hébergement à très bas seuil d'exigence (en respectant pendant quelques semaines l'inversion de son rythme de sommeil diurne au lieu de nocturne, des interruptions de séjour, etc).

Trois familles d'accueil se coordonnent en relais et structurent un réseau d'accueil expérimental de prévention des équipements réciproques dans la relation jeune accueillie-famille d'accueil.

Une culture préalable de gestion de la complexité permet ce type d'auto-organisation adaptant la prestation à un besoin nouveau.

inachèvement, incertitude, co-existence de tandems apparemment antagonistes mais en réalité successifs (ordre-désordre, équilibre-non équilibre, stabilité-instabilité...) complètent l'originalité des situations complexes vécues par les OSMS.« On mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter » nous dit Kant. Il en est de même pour tout système complexe tel que les OSMS.

L'incertitude se présente sous deux faces :

l'incertitude du temps : dans nos réalités institutionnelles, le passé n'est plus garant de l'avenir. Cet avenir ne présente plus la même radieuse perspective que les« trente glorieuses » faisaient espérer. L'avenir est plutôt même ressenti comme menaçant. Le présent devient le refuge.

l'incertitude normative : nous l'avons vu plus haut, nos sociétés post-modernes nous ont permis de gagner en liberté en contrepartie de la perte de stabilité et des certitudes des temps anciens.

Nous sommes fortement incités à vivre, au quotidien l'exercice de l'autonomie, de la lutte des places, des responsabilités polymorphes, de l'art d'être auteur de sa vie toujours renouvelée... jusqu'à « la fatigue d'être soi » décrite par Alain Ehrenberg38.

En matière de management, l'incertitude est parfois maniée comme levier d'entretien de la motivation en entreprise.

37 Genelot D., Manager dans la complexité, Paris, INSEP Consulting, 2001.38 Ehrenberg A., op. cit., 1998.

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Nous avons été ainsi témoin des incidences créées dans la vie d'un cadre de haut niveau exerçant au siège de Microsoft à Seattle (USA) lorsqu'il prenait ses congés annuels (pour venir en France).

Il avait droit à un mois de congé mais chaque semaine d'absence de son poste lui faisait perdre entre une et deux places dans l'organigramme, les projets nouveaux hebdomadaires confortant le niveau de responsabilités, donc le salaire, étant alors confiés à d'autres collègues présents.

De fait, il limitait ses congés à deux semaines au plus pour ne pas trop « perdre » d'un niveau hiérarchique qu'il mettait entre 3 à 6 mois à retrouver. L'entreprise s'exonérait ainsi de sa responsabilité d'attribution des places de chacun.

« La logique du marché s'impose dans la gestion des ressources humaines [...] la menace de perdre sa place est vécue comme le lot commun de tous les salariés la logique up or out (soit tu montes, soit tu pars) est considérée comme normale »39.

Nous n'en sommes pas là dans nos OSMS mais la tentation peut apparaître, chez certains dirigeants, de brandir l'incertitude (réelle) quant à l'évolution des configurations institutionnelles, pour susciter une inquiétude générale liant les salariés autour de leurs dirigeants susceptibles de les protéger des risques à venir.

L'incertitude d'un système complexe ne peut jamais être totalement circonscrite, réduite.

De la même manière, l'ordre d'un système complexe n'est jamais garanti. Il n'est même que transitoire.

Déjà, au Ve siècle avant J.-C., Héraclite indique que tout est en mouvement, pas seulement en déplacement, mais en changement. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » écrit-il.

Pour lui, le changement s'opère par le jeu perpétuel des contraires. La vie et la mort sont contraires... et soeurs. Les choses ne cessent de s'inverser dans un jeu perpétuel de bascule. C'est le même chemin qui monte et qui descend.

Il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour trouver confirmation de ce « principe dialogique » (tel que qualifié par Edgar Morin40) dans les travaux d'Ilya Prigogine, prix Nobel de Chimie en 1977.

Il a montré que les structures biologiques sont des états spécifiques de non-équilibre. Elles exigent une dissipation constante d'énergie et de matière, d'où leur nom de structures dissipatives.

Se crée alors un désordre (par entropie croissante) qui vient à créer un nouvel ordre.

Un autre phénomène peut intervenir : la fluctuation qui amplifie le désordre jusqu'à envahir tout le système.

39 De Gaulejac V., op. cit., 2005.40 Le principe dialogique signifie que deux ou plusieurs différentes logiques sont liées en une unité, de façon complexe (complémentaire, concurrente et antagoniste) sans que la dualité se perde dans l'unité (Morin E.,Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, 1990).

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« Un nouvel ordre moléculaire s'est donc établi spontanément, qui correspond à une fluctuation devenue géante et stabilisée par l'échange d'énergie avec le monde extérieur [...]. Au sein d'un système qui évolue globalement vers l'équilibre [...] les flux irréversibles peuvent créer, de manière prévisible et reproductible, la possibilité de processus locaux d'auto-organisation »41.

C'est précisément ce qui s'est produit en Tunisie en janvier 2011 lors de la révolution née à l'immolation d'un jeune en zone déshéritée jusqu’au départ précipité du Président.

Dans les OSMS également, des forces contraires s'opposent. Certaines poussent à l'ordre et à la stabilité. Ce peuvent être les structures de contrôle de gestion, les instances formelles (IRP 42, Médecine du travail, etc).

D'autres forces créent du désordre et de l'instabilité : il peut s'agir d'initiatives individuelles innovantes, créatives, ou collectives visant l'expérimentation.

C'est entre l'équilibre et le désordre que des changements, des adaptations, des transformations se réalisent.

Comme l'affirme Nietzsche : « le préjugé foncier est de croire que l'ordre, la clarté, la méthode doivent tenir à l'être vrai des choses, alors qu'au contraire, le désordre, la chaos, l'imprévu, n'apparaissent que dans un monde faux ou insuffisamment connu, bref sont une erreur ; c'est là un préjugé moral, qui vient de ce que l'homme sincère, digne de confiance, est un homme d'ordre de principes et a coutume d'être somme toute, un être prévisible et pédantesque »43.

La complexité d'une OSMS se glisse dans cet entre-deux dialogique et est fonction :

de la diversité des populations accueillies : leurs caractéristiques, leurs symptômes, leurs besoins ;

du nombre de prestations offertes ; de la variété des cadres légaux et règlementaires délimitant la nature de ces

prestations ; de la multiplicité des autorités de tarification et de contrôle, des modes et sources de

financement ; de l'étendue du partenariat engagé et du territoire concerné ; des moyens mis en oeuvre dans l'OSMS.

Les OSMS sont donc soumises, de par leur complexité, à des phénomènes d'incertitude, d'imprévisibilité, d'instabilités succédant à des périodes de stabilités, d'alternances ordres-désordres, de fluctuations du temps rythmé ou accéléré.

Le temps, dans et autour de l'Organisation, est un paramètre dont l'importance s'amplifie rapidement avec les nouvelles politiques et pratiques en Action sociale.

Le temps accéléré

Notre société est en train de vivre une profonde mutation de son rapport au temps et les OSMS en perçoivent les effets au quotidien.

41 Prigogine I., Stengers I., La nouvelle alliance : métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1986.42 IRP = Instances de Représentation du Personnel.43 Nietzsche F., La volonté de puissance, tome 1, Gallimard, 1995.

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Deux conceptions du temps existent dans la culture humaine :

le temps cyclique qui est le temps des saisons, des années, des générations. C'est la conception du temps des sociétés traditionnelles dans laquelle chacun a toujours la possibilité de se refaire car si l'opportunité espérée n'a pu être saisie, elle se représentera à nouveau.

le temps linéaire constitué d'un enchaînement d'événements, d'une succession d'échanges. L'échéance ultime est la mort. C'est la conception du temps de nos sociétés post-modernes caractérisée par un sentiment d'irréversibilité du temps. Qui plus est, la remise en cause des certitudes chrétiennes en l'immortalité de l'individu (seule l'espèce humaine ou le processus vital est susceptible d'être immortel) et l'espérance de l'éternité laisse à penser à Hannah Arendt que l'homme n'a plus aucune raison d'agir dans le monde, de prendre des initiatives : « on peut parfaitement concevoir que l'époque moderne, qui commença par une explosion d'activité humaine si neuve, si riche de promesses, s'achève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l'histoire ait jamais connue »44.Dans cette société du temps linéaire « l'on accélère tellement la cadence d'usure que la différence objective entre usage et consommation entre la relative durabilité des objets d'usage et le va-et-vient rapide des biens de consommation, devient finalement insignifiante »45.

En Action Sociale, l'empilement (parfois effréné) des dispositions « nouvelles », des dispositifs« originaux », des normes « inédites » véhicule une culture consumériste du cadre légal et règlementaire avec un risque :

d'indistinction entre essentiel et accessoire ; d'indifférenciation des priorités : tout est prioritaire ; d'effacement du temps par exigences compulsives : c'est le règne du tout, tout de suite, de

la réactivité 46 érigée au rang de compétence managériale.Le « festina lente » latin devient lettre (et langue) morte.

Pour Paul Virilio47, « nos sociétés [...] ne connaissent plus qu'un seul rythme, celui de l'accélération continue. [...] Avec les phénomènes d'interactivités instantanées qui sont désormais notre lot quotidien, a lieu un véritable bouleversement qui déstabilise le rapport à l'activité des hommes entre eux, dans le délai qui est celui de la réflexion, et cela au profit du réflexe conditionné à quoi l'émotion conduit ». Selon lui, ce nouveau rapport au temps nous conduit à avoir le sentiment d'être toujours en retard : sur le traitement de nos courriels, sur la réalisation de nos engagements, sur l'atteinte de nos projets sentimentaux, familiaux, professionnels toujours en retard d'une mise à jour...

L'envahissement de ce que l'on pourrait qualifier « d'exigence d'urgence » peut avoir des incidences dans le fonctionnement quotidien des OSMS et des modes de management.

Dans notre champ d'intervention (l'insertion et la lutte contre la pauvreté) nous sommes confrontés à deux familles de politiques sociales :

les politiques sociales « d'urgence » : parmi elles, les politiques hivernales de protection des personnes sans-abri ;

44 Arendt H., Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, 1983.45 Arendt H., op. cit., 1983.46 C'est le responsable d'un service déconcentré qui transmet ses voeux ainsi formulés : « [...] une excellente année 2011, réactive, créative et remplie de solutions positives ».47 Virilio P., op. cit., 2010.

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les politiques sociales « d'insertion » accompagnant les dispositifs d'hébergement en CHRS et d'accès au logement.

Le tableau ci-dessous présente quelques traits distinctifs de ces deux ensembles :

Type de Politique Sociale Urgence Insertion

Statut des personnes concernées Victime Responsable

Caractère étiologique adopté La rupture (dans le passé)Le désir, la volonté (de « s'en sortir »)

Principe Inconditionnalité Contractualisation

Logique d'intervention

Humanitaire

Bénévole militante

Caritative

Compassionnelle

Solidaire

Professionnelle (souventmilitante)

Clinique

Modalités Individualisation Personnalisation

Prestation de base offerte Protection par mise à l'abriPromotion par

accompagnement social

Importance dans les politiques publiques

Croissante Décroissante

Les politiques sociales d'urgence présentent pour intérêt d'être mieux accordées au temps du « politique », dont le temps d'action se réduit dans le temps médiatique, dans le « passage de la démocratie d'opinion à la démocratie d'émotion »48.

Leurs objectifs modestes produisent des résultats très rapidement visibles et évaluables quantitativement. Car c'est ce qu'elles visent : la visibilité par le nombre et leur coût réduit. En général, elles sont peu onéreuses. Elles n'ont pas non plus d'action sur le fond de la question sociale. Tel n'est pas leur but. Il ne s'agit pas d'investir dans le social, mais de le faire « tourner ». Leur mise en place doit être aussi rapide que leur élaboration : l'instantanéité est de mise.

Un exemple : le 7 juillet 2010 paraît une circulaire engageant à l'ouverture de SIAO (Service Intégré de l'Accueil et de l'Orientation) dans chaque département pour le 15 septembre de la même année. Un SIAO est une plate forme technique de coordination, orientation et suivi de toutes les demandes d'hébergement d'un département.

Il est prévu la possibilité de créer deux SIAO par département : un d'Urgence et un d'Insertion, ce qui est en soi étonnant du point de vue des usagers dont le parcours doit concilier sans rupture

48 Virilio P., op. cit., 2010.

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urgence et insertion, mais cohérent du point de vue des politiques sociales opérant la scission entre les deux faces d'une même réponse.

La mise en place d'un SIAO bouleverse, assez judicieusement, les fonctionnements actuels de la plupart des dispositifs déjà opérants. La place des collectivités territoriales est notamment modifiée puisque l'évaluation de la situation des personnes en quête d'hébergement leur est confiée. Or ce n'était pas le cas dans la plupart des départements où l'Etat (par les associations habilitées) en assurait la réalisation. Ce transfert, un peu sensible politiquement, aurait, stratégiquement, nécessité un délai raisonnable de plusieurs mois. Il a dû s’opérer en quelques semaines. Autre exemple de complexité : le SIAO devient prescripteur des admissions dans tous les établissements du dispositif AHI (Accueil Hébergement Insertion) de son territoire de compétence.

La gestion du SIAO est confiée à une des associations du département ou à un GCSMS (Groupement de Coopération Social et Médico-Social). Là aussi, des tensions sont apparues mais le temps a généralement manqué pour les apaiser, les traiter équitablement.

La complexité des OSMS se contient difficilement dans l'exigence de simplification immédiate.

La pensée peut se consumer dans le culte de la vitesse et de l'instant.

La profusion normative, l'obsession quantitative, l'exigence de l'instantanéité de la réponse, la confusion entre gravité et urgence accroient leur pression sur les dirigeants des OSMS.

Les services déconcentrés comme les associations y sont soumis dans le fonctionnement actuel des administrations centrales.

Le bouleversement des logiques en matière d'action sociale (l'irruption du marché, la mise en concurrence des opérateurs, l'apparition du social, de compétition, le culte de la performance, etc) suscitent légitimement de fortes inquiétudes dans nos OSMS. De l'inquiétude à la peur, il n'y a qu'un temps : celui de la sidération, de l'asphyxie par l'aliénation à la menace du risque.

« Bertrand Richard : Diriez-vous, avec le sociologue Loïc Wacquant, que nous sommes entrés dans un « nouveau gouvernement de l'insécurité sociale. Une époque où toutes les grandes idées [ayant] perdu de leur crédibilité, la crainte d'un ennemi chimérique est tout ce qui reste aux hommes politiques pour assurer leur pouvoir ? ».

Paul Virilio : [...] Nous ne sommes qu'au début d'une dissuasion civile qui entraînera la confirmation que les idéologies sécuritaires et sanitaires se confondent désormais dans l'écologie dévoyée de l'espace vital, par opposition à l'écologie authentique qui est celle de l'ici et du maintenant. Et donc je crois que cet état de dissuasion civile risque à brève échéance de remettre en cause la démocratie.

[...] la peur est le pire des assassins, elle ne tue pas, elle empêche de vivre »49.

Dans ce contexte d’agitation entretenue dans l'action sociale, les dirigeants des OSMS peuvent s'adosser à quelques axes de référence à partir desquels ils structureront leur stratégie en cas de forte houle étendue et attendue.

49 Virilio P., op cit., 2010.

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DANS LA TOURMENTE ? GOUVERNER PLUTOT QUE GÉRER

Diriger une organisation sociale ou médico-sociale engage à exercer concomitamment dans trois dimensions :

la Clinique ; la Gouvernance ; la gestion.

La Clinique

La Clinique, c'est l'attention prioritaire portée aux personnes accueillies dans l'OSMS. C'est la raison d'exister de l'institution. Elle est la finalité de l'entreprise associative de service en action sociale.

Mais en cas de difficultés majeures l'agitant, c'est la dimension la plus volatile dans les préoccupations de ses dirigeants se repliant le plus souvent, prioritairement, autour de sa survie économique.

Or les deux autres dimensions (Gouvernance et gestion) se doivent d'être à son service et non l'inverse.

Selon Hannah Arendt50, il ne s'agit pas seulement de savoir comment fonctionne quelque chose, mais au nom de quels principes et pour qui on le fait fonctionner.

Les pays anglo-saxons ont créé en 1998, dans le cadre de la gestion des établissements du National Health Service (NHS) le concept de « gouvernance clinique ». Elle a pour objet la mise en synergie de la partie administrative et de la partie clinique d'une institution de soins.

Or nous sommes plutôt favorisés, nous semble-t-il, dans les associations de solidarité : il n'y a pas de dichotomie entre les deux parties (administrative et clinique) contrairement aux hôpitaux ou cliniques.

Le directeur a autorité sur les deux éléments qui se trouvent fonctionnellement associés au coeur de l'institution dont les interstices créent, selon Crozier, des zones d'incertitude pour les salariés et, selon Tosquelles, où se fait la Clinique pour les usagers.

La Gouvernance

Tout comme les deux parties de l'organisation associative (la partie clinique et la partie administrative), les deux niveaux institutionnels (politique et opérationnel) doivent se conjuguer tout en étant distingués.

Ce qui fait la singularité d'une association de solidarité, parmi d'autres entreprises de service en action sociale (publiques ou privées), réside dans l'existence d'un projet politique de transformation sociale fondant sa légitimité et autour duquel se sont réunis les « associés » pour sa création.

50 Citée par Brigitte Bouquet, « Lier management et clinique : des paradoxes aux perspectives », Revue EMPAN n° 78, Toulouse, Erès, juin 2010.

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Mais, note Robert Lafore51, « la sphère technicienne s'est largement appropriée ce qui appartenait jadis aux médiateurs qu'étaient les entrepreneurs sociaux. Les « associés » ont alors rencontré des difficultés à maîtriser l'espace qui est théoriquement le leur, à savoir « représenter » la société [...]. Ainsi, la densité et la complexité procédurales, loin d'être neutres, confèrent aux corporations qui les maîtrisent une place éminente dans la reconnaissance et le maintien des structures et déportent la légitimité politique et sociale des gestionnaires associatifs vers les professionnels ».

Ces professionnels du management que sont les directeurs apprennent, d'expérience, qu'il leur importe de se prémunir de toute tentation (inévitable dans la vie de toute organisation et particulièrement dans le contexte actuel d'affaiblissement de la vie associative au sein des OSMS) d'envahir la sphère politique de l'association qui les emploie.

Quand le climat institutionnel est apaisé, ce type de précaution ne paraît généralement que secondaire, le creux du débat démocratique dans l'association peut même apparaître comme créant une inertie dans le développement des activités et dans le dynamisme managérial.

En cas de tourmente, par contre, les bienfaits de l'existence d'une instance politique en tête de l'association, interlocutrice des pouvoirs publics, des élus, apparaît comme un bienfait pour le directeur parfois surexposé, mais dès lors protégé et rappelé (ainsi que reconnu) à sa fonction opérationnelle.

On peut qualifier ou pas ce type de préoccupation de « respect des places » dans l'association, considérer qu'un fonctionnement des instances existantes (assemblée générale, conseil d'administration, bureau) qui serait respectueux de l'esprit de la loi 1901, devrait suffire à garantir l'équilibre des pôles politique et opérationnel.

On peut aussi porter quelque intérêt, au-delà des effets de mode, au concept de gouvernance tel que développé notamment par Francis Batifoulier et François Noble 52 qui indiquent que « pour la gouvernance, la décision, au lieu d'être la propriété et le pouvoir de quelqu'un (individu ou groupe) doit résulter d'une négociation permanente entre les acteurs sociaux ». La gouvernance associative pourrait être présentée comme le « management du management » avec « l'intérêt de décrire la bipolarité de l'instance décisionnelle de l'entreprise sociale, de hiérarchiser les pouvoirs et de réaffirmer la primauté de la fonction politique [...] la gouvernance pose les bases d'un management qui, fondé sur les notions de système, de projet, de synergie, d'interaction, correspond bien aux enjeux de pilotage des organisations associatives ».

Michel Chauvière se montre critique vis-à-vis de cette approche. S'il conçoit bien que la gouvernance se définit par des « processus de coordination d'acteurs [...] pour atteindre des buts discutés et définis collectivement dans un environnement fragmenté et incertain »53, il objecte que cela ne fait que conforter un type de gestion « floue », mais investie de vrais pouvoirs (ce que d'aucuns désignent par « soft power »).

Quoiqu'il en soit, rester vigilant à la qualité, l'équilibre du débat démocratique dans la vie associative, veiller à respecter la primauté du politique sur l'opérationnel paraissent des enjeux

51 Lafore R. (dir.), op. cit., 2010.52 Batifoulier F., Noble F., Gouvernance et fonction de direction dans les associations d’action sociale, Paris, Dunod, 2005.53 Le Grales P., cité par Chauvière M., op.cit., 2007.

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cruciaux pour toute association de solidarité et particulièrement lors d'événements fragilisant son action.

L'exemple du fonctionnement des laboratoires Servier mis en évidence par le scandale (début 2011) du Mediator, médicament produit par cette société, illustre cette nécessité.

A 89 ans, le Dr Jacques Servier, fondateur du laboratoire pharmaceutique éponyme, seul maître à bord, pris dans la tempête médiatique annonçant entre plusieurs centaines et plusieurs milliers de décès liés aux effets secondaires de la prise de Mediator, indique dans une interview ne reconnaître que 3 morts liés au Mediator. Cette déclaration fut perçue comme une forme de provocation de la part d'un homme peu rompu à la concertation managériale et à la communication (a fortiori en situation de crise). L'exercice solitaire d'un pouvoir mêlant niveau politique et opérationnel peut avoir des conséquences analogues dans le champ associatif faute de contre-pouvoirs formels.

« Comment percevoir, anticiper qu'un directeur n'est plus l'homme de la situation alors que celui-ci ne le perçoit pas lui-même ? [...] Comment redynamiser un conseil d'administration ? [...] la gouvernance est devenue une réponseconsacrée à ces questions » remarquent Jean-Marie Miramon et François-Olivier Mordohay54.

En retour, la place d'exception 55 du directeur devra être réaffirmée et garantie : car l'exercice de la gouvernance ne saurait se confondre avec l'effacement des délégations de pouvoir et un glissement vers des processus de décision par le consensus et le plus petit commun dénominateur au sein du groupe dirigé.

Gouvernance et management partageront utilement une conception commune du Projet comme axe stratégique de pilotage en visibilité réduite (dans le temps et l'environnement).

54 Miramon J.-M., Mordohay F.-O., Manager le temps des organisations sociales et médico-sociales, Paris, Dunod, 2003.55 Selon Jean-Pierre Lebrun, la place d'exception, c'est la place du chef, de celui qui prend la décision, qui exerce l'autorité dans une organisation. Lebrun J.-P. (dir), « Y a-t-il un directeur dans l'institution ? », Rennes, Presses de l'EHESP, 2009.

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Le Projet est l'axe stratégique de pilotage « éveillé »

On ne redira jamais assez l'importance du Projet (associatif, d'établissement ou de service) comme point repère fédérateur permettant « d'inventer concrètement le futur et non pas de suivre seulement les pentes d'un changement assuré »56.

En cas de doute, de désaccords entre dirigeants et professionnels, entre professionnels, entre professionnels et usagers, le Projet doit pouvoir être utilisé comme référence.

Cette référence sera enrichie par le maintien permanent d'un dispositif de « veille » qui prendra les formes suivantes :

la veille juridique : les dirigeants opérationnels seront attentifs à l'évolution des politiques sociales et du cadre légal et règlementaire en matière d'action sociale.

la veille médiatique. le veille institutionnelle (abordée par Jean-Marie Miramon57) : elle permet au directeur de

trouver la « bonne distance » 58entre l'institution et lui : en alliant à la fois un regard global sur l'ensemble et une attention à certains éléments discrets des recoins institutionnels (car comme l'écrivait Flaubert : « Dieu gît dans les détails »). La veille institutionnelle s'attardera à identifier par exemple l'évolution des caractéristiques des personnes accueillies, leurs attentes, leur devenir, les éléments de vie de l'organisation (le climat social, la fréquence des arrêts maladie...), les tableaux de bord de gestion etc... en fait une sélection des indicateurs habituellement utilisés lors de tout audit (dans ses dimensions organisationnelles, financières, administratives, de conformité, de GRH, de gestion associative).

la veille socio-culturelle (présentée par Francis Batifoulier et François Noble59) qui conjugue recherche, formation et transmission (des éléments d'analyse problématisés et argumentés). Elle mobilise les dirigeants opérationnels comme les administrateurs.

L'importance de la « Veille » n'est pas à négliger et s'accroît en période d'incertitude car elle permet au dirigeant de disposer d'un champ de vision panoramique et de leviers d'analyse prospective sur le moyen terme, denrée précieuse quand l'urgence « précipite » (au sens chimique de fixer) la réflexion.

L'incertitude attendue

« Nous savons tous que l'inévitable n'arrive jamais, l'inattendu toujours » (Rémi Puyuelo60).

Des situations de grande incertitude contextuelle conduisent certains directeurs à avoir le sentiment de se trouver désorientés sans direction, ni visibilité, ni souffle, pris dans une sorte de triangle des Bermudes en Action sociale.

56 Sainsaulieu R., Sociologie de l'entreprise, Paris, Presses de Sciences Po et Dalloz, 1997.57 Miramon J.-M., « Le métier de directeur, toujours en devenir », in Revue EMPAN n° 78, Toulouse, Erès, juin 2010.58 Voir l'allégorie du porc-épic par Schopenhauer in « Parerga und Paralipomena »59 Batifoulier F., Noble F., op. cit., 2005.60 Puyuelo R., « Editorial », in revue EMPAN, op. cit, 2010.

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Continuant à filer la métaphore maritime, nous proposons au lecteur de tenter la navigation côtière en prenant quelques amers fondamentaux pour repères (non exhaustifs) dans la tourmente :

Le directeur est garant : en premier lieu de la sécurité des personnes (usagers, personnels, bénévoles) et des biens

qui lui sont confiés ; du Projet (projet associatif, projet d'établissement ou de service, projets personnalisés). de la gestion dans toutes ses dimensions (du personnel, financière et comptable,

administrative, de la vie associative) ; Il se réfère à des principes éthiques61 en écho à la formule de Paul Ricoeur :

« l'éthique, c'est le désir d'une vie accomplie, avec et pour les autres ; dans des institutions justes »62.Il agit selon l'éthique de responsabilité présentée par Max Weber en estimant « ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir »63.

Ses verbes d’action privilégiés sont : écouter, envisager, choisir, prévoir, décider, déléguer, contrôler.

Auprès des professionnels, il procède par « Guidance des Richesses Humaines ». Le contexte dans lequel évolue un nombre croissant d’OSMS contraint les professionnels à conjuguer deux types de situation de travail :

des situations standardisées, stables, prévisibles, répétitives, permettant l'accomplissement quotidien des rythmes institutionnels des services de base (protection, hébergement, restauration, éducation, etc.) dans une permanence sécurisante pour les usagers ;

des situations incertaines, contingentes, instables, complexes, parcourues de risques mais aussi d'opportunités, d'urgence mais aussi de gel du temps, de créativité suscitée, d'initiative favorisée dans une succession d'événements imprévisibles.

Le management doit alors tenir compte de ces deux types de situation et s'orienter vers l'émergence des stratégies permettant aux membres de l'équipe de concevoir par eux-mêmes les solutions aux situations complexes qu'ils vivent.

L'expérimentation, l'auto-organisation, le management pour l'initiative, la coopération et la connaissance64 trouvent ainsi une pertinence accrue.

Dorénavant, seules les associations possédant une plasticité suffisante seront en capacité d'adapter leurs parcours aux chaos des chemins de traverse encore praticables en Action sociale.

Il s'agira pour les pouvoirs publics de veiller à préserver la richesse humaine des organisations encore attrayantes pour des salariés menacés par la métaphore du tube de dentifrice : il est facile

61 Parmi ces principes éthiques : concevoir la gestion au service de la Clinique, incarner des valeurs (respecter l’autre, être honnête, loyal, montrer l’exemple, susciter une culture de vie démocratique dans l’institution) et les transmettre, investir un Projet (associatif, d’établissement) qui donne un sens à l’action, adopter une attitude critique et heuristique vis-à-vis des politiques publiques.62 Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.63 Weber M., Le savant et le Politique, Paris, Union Générale d'Editions, 1963.64 Proposés par Batifoulier F. et Noble F, op. cit., 2005.

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de sortir le dentifrice (les professionnels) du tube. L'y faire retourner est beaucoup moins aisé. Et il y a toujours de la perte.

Quant aux dirigeants, ils devront être attentifs à la mise en garde d'Hannah Arendt 65 qui distingue chez l'homme trois formes principales d'action :

le travail : c'est le cycle production-consommation ; l'oeuvre : c'est une activité créative (dans l'art, l'écriture, l'artisanat.) ; l'action : elle a trait à l'univers politique.

Or, dans le monde moderne, s'inquiète-t-elle, le travail a pris le pas sur l'oeuvre et sur l'action.

Nos associations de solidarité sont menacées du même péril. Il nous incombe de revaloriser l'oeuvre et l'action associatives pour qu'y vivent encore les idéaux républicains.

En épilogue à cette réflexion sur les prémisses d’une métamorphose annoncée, et parfois dénoncée, des logiques et modalités d’intervention en action sociale, un élément nous paraît déterminant pour le devenir des associations de solidarité.

Chacune d’entre elles devrait envisager de se doter d’une gouvernance préservant la dimension clinique du Projet et partageant avec l’instance de management (la direction) une conception dudit Projet (associatif, d’établissement) comme axe stratégique de pilotage en visibilité réduite.

Des porte-conteneurs aux goélettes associatives, pour rester « manoeuvrant », il importe de ne pas subir les flux dans les « rapides » en maintenant une vitesse légèrement supérieure au courant. Ainsi, dans des systèmes complexes tels que nos organisations sociales et médico-sociales dans le tumulte, l’incertitude sera en partie seulement circonscrite, l’inattendu considéré comme probable, et le risque évalué, assumé, anticipé.

L’incertitude est source de risques mais aussi d’opportunités : quand le dispositif de « veille » dans l’institution entretient le sens du « Kairos »66, soit le temps de l’occasion opportune, l’instant d’inflexion, la survenue de l’événement, sa contingence, ne suscitent plus l’appréhension voire la peur. Le sens du Kairos instaure un autre rapport au temps où, comme en tauromachie, le dirigeant recherchera le « temple »67. « Le temple doit se soumettre à la charge pour pouvoir la soumettre. Il s’adapte d’abord à la vitesse pour la contrôler ensuite et la contrarier enfin »68.

L’urgence de prendre le temps…

Le temps d’un passage du « fast » au « slow-care », du « low » au « local cost »…

65 Arendt H., op. cit., 1983.66 Le Kairos était, dans la mythologie grecque, un jeune homme portant une touffe de cheveux sur la tête que l’on

pouvait saisir pour l’arrêter quand il passait à proximité.67 Mot espagnol, du latin temperare = tempérer. « Accord » désigne en particulier la qualité de l’acte du torero qui

s’accorde à la vitesse de la charge du taureau et parvient à la tempérer ». Wolff. F., Philosophie de la corrida, Paris, Fayard, 2007.

68 Ibid.

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« Car à force de sacrifier l’essentiel pour l’urgent, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel »69.

D’abord continuer, ensuite commencer.

Et commencer de créer à nouveau à partir des fluctuations où se meuvent nos OSMS dans un désordre dont Ilya Prigogine nous précise qu’il ne peut nous inquiéter car source de vie dans une nature qui n’est pas un système d’ordre mais un engendrement continu d’ordonnance et d’instabilité.

L’homéostasie n’est pas un état accordé à nos organisations dans leurs étais en interdépendance : des personnes en souffrance accueillies par des professionnels œuvrant à une Clinique du Travail Social, un Projet partagé de transformation sociale, une dimension institutionnelle valorisée, une distinction claire entre le registre politique et le registre opérationnel, des valeurs communes de respect, d’honnêteté, de loyauté.

L’on pourra toujours penser avec le personnage incarné par Orson Welles dans le film « Le troisième homme » (mis en scène par Carol Reed en 1949) que :

« L’Italie sous les Borgia, a connu 30 ans de terreur, de meurtres, de carnage… Mais ça a donné Michel-Ange, de Vinci, et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité, 500 ans de démocratie et de paix. Et ça a donné quoi ? Le coucou ».

69 Edgar Morin, Le Figaro du 13/09/03, cité par Miramon J.-M., Peyronnet G., Penser le métier de directeur d’établissement social et médico-social, Paris, Séli Arslan, 2009.

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