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Visions du monde Objectifs S’interroger sur le roman comme support de réflexion et d’argumentation Étudier les différentes visions du monde proposées par les romanciers Groupement de textes 2 134 Dans le chapitre II de La Mare au diable, George Sand célèbre le travail des champs, à la manière de Virgile. Elle-même cite ces vers des Géorgiques : « Ô heureux l’homme des champs, s’il connaissait son bonheur ! » L e vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui ; mais, grâce à la conti- nuité d’un labeur, sans distraction et d’une dépense de forces éprouvées et soutenues, son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui menait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans une veine de terres plus fortes et plus pierreuses. Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. À l’autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifi- que : quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sau- vage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s’irrite encore du joug 1 et de l’aiguillon 2 et n’obéit qu’en frémis- sant de colère à la domination nouvellement imposée. C’est ce qu’on appelle des bœufs fraîchement liés. L’homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires 3 , travail d’athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi indomptés. Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couver- tes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère, armée d’un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sous la petite main de l’enfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en impri- TEXTE ET CONTEXTE Au milieu du XIX e siècle, un certain nombre d’intellectuels, dont George Sand, Lamartine et Hugo, ont voulu comprendre et aider le peuple en mettant leur art à la portée de tous. « Nous croyons que la mission de l’art est une mission de sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devrait rem- placer la parabole et l’apologue des temps naïfs », écrit George Sand au début de La Mare au diable. Refusant le réalisme cru ou pessimiste, elle embellit au contraire la réalité et idéalise ses personna- ges pour mieux la saisir. Ses romans champêtres notamment transcrivent la poésie de paysages familiers, le pittoresque des traditions rustiques, la pureté des cœurs simples. La Mare au diable (1846) A. Le roman idéaliste 1. Pièce de bois attachée au cou des animaux pour les tenir liés par paire. 2. Bâton muni d’une pointe de fer, utilisé pour conduire les animaux de trait. 3. Datant de plusieurs siècles. 5 10 15 20 SAND (1804-1876) Texte 1

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Visions du mondeObjectifs● S’interroger sur le roman comme support de réflexion

et d’argumentation● Étudier les différentes visions du monde proposées par les romanciers

Groupementde textes

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Dans le chapitre II de La Mare au diable, George Sand célèbre le travail des champs,à la manière de Virgile. Elle-même cite ces vers des Géorgiques : « Ô heureuxl’homme des champs, s’il connaissait son bonheur ! »

L e vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles.Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui ; mais, grâce à la conti-

nuité d’un labeur, sans distraction et d’une dépense de forces éprouvées etsoutenues, son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui menait,à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans une veine de terresplus fortes et plus pierreuses.

Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement un beauspectacle, un noble sujet pour un peintre. À l’autre extrémité de la plainelabourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifi-que : quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve àreflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sau-vage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux etsaccadé qui s’irrite encore du joug1 et de l’aiguillon2 et n’obéit qu’en frémis-sant de colère à la domination nouvellement imposée. C’est ce qu’on appelledes bœufs fraîchement liés. L’homme qui les gouvernait avait à défricher uncoin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires3, travaild’athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animauxquasi indomptés.

Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couver-tes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau qui le faisait ressembler au petit saintJean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle àla charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère, arméed’un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sous la petite main del’enfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en impri-

TEXTE ET CONTEXTE

Au milieu du XIXe siècle, un certain nombre d’intellectuels, dont George Sand, Lamartine et Hugo,ont voulu comprendre et aider le peuple en mettant leur art à la portée de tous. «Nous croyons quela mission de l’art est une mission de sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devrait rem-placer la parabole et l’apologue des temps naïfs», écrit George Sand au début de La Mare au diable.Refusant le réalisme cru ou pessimiste, elle embellit au contraire la réalité et idéalise ses personna-ges pour mieux la saisir. Ses romans champêtres notamment transcrivent la poésie de paysagesfamiliers, le pittoresque des traditions rustiques, la pureté des cœurs simples.

La Mare au diable (1846)

A. Le roman idéaliste

1. Pièce de bois attachée au cou des animaux pour les tenir liés par paire.2. Bâton muni d’une pointe de fer, utilisé pour conduire les animaux de trait.3. Datant de plusieurssiècles.

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SAND

(1804-1876)

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Observer et comprendre1. Quel est le temps dominant ? Quelle est la valeur dece temps ?2. Relevez le vocabulaire de l’agriculture. Qu’en dédui-sez-vous sur les connaissances de George Sand ?3. L’auteur dit que cette scène est « un noble sujetpour un peintre » (l. 8). Repérez dans le texte une autreréférence à l’art de la peinture. Quel en est cette fois lesujet ?4. Quelle est la progression du texte ? Dans quel ordreles personnages sont-ils présentés ? Comment chacund’eux est-il décrit ?

Analyser et commenter5. Analysez comment, dans cette description, s’entrela-cent le thème de la force et celui de la douceur. Quelleimage idéale du laboureur George Sand veut-elle mon-trer ? De quelle manière les bœufs sont-ils eux aussiidéalisés ?

6. Commentez l’effet de contraste entre l’enfant et lesbœufs. En quoi contribue-t-il à idéaliser le personnage del’enfant ?7. Comment George Sand traduit-elle l’atmosphère desérénité et de calme qui règne dans ce décor ? Peut-onparler d’une « peinture vraie » de la réalité rurale ?

Vers la dissertation8. Bien que ce passage soit un extrait de roman, deman-dez-vous dans quelle mesure on peut le considérercomme un texte poétique.

Ressources

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Contexte XIXe s. � Un contexte totalement nouveau, p. 460

Outils d’analyse � Lire un texte narratif, pp. 384-401

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304. Longue pièce de boisà l’avant de la charrue, à laquelle on attelle les animaux de trait. 5. Instrument de labour.

mant au timon4 de violentes secousses. Lorsqu’une racine arrêtait le soc, lelaboureur criait d’une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, maisplutôt pour calmer que pour exciter, car les bœufs, irrités par cette brusquerésistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et seseraient jetés de côté, emportant l’areau5 à travers champs, si, de la voix et del’aiguillon, le jeune homme n’eût maintenu les quatre premiers, tandis quel’enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d’une voix qu’ilvoulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure angélique.

George Sand, La Mare au diable, chap. II (1846)

Le Laboureur, 1897, Édouard Debat-Ponsan,huile sur toile, 149 x 200 cm, musée des Beaux-Arts de Pau

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Phil, seize ans, et Vinca, quinze ans, se connaissent depuis toujours et s’aiment tendre-ment. Mais Phil a rencontré une jeune femme séduisante, la «Dame en blanc », qui l’ainvité chez elle. Sans vouloir se l’avouer, il est profondément troublé par cette rencontre.

D epuis que Mme Dalleray lui avait offert un verre d’orangeade, Phil sen-tait sur ses lèvres et contre ses amygdales le choc, la brûlure de la bois-

son glacée. Il s’imaginait aussi qu’il n’avait bu de sa vie, ni ne boirait désormaisune orangeade aussi amère.

« Et pourtant, au moment où je l’ai bue, je n’en ai pas senti le goût…C’est après… longtemps après… » Cette visite, qu’il cachait à Vinca, formaitdans sa mémoire un point battant et sensible, dont il précipitait ou calmait àson gré la fièvre bénigne.

La vie de Philippe appartenait toujours à Vinca, à la petite amie de soncœur, née tout près de lui, douze mois après lui, attachée à lui comme unejumelle à son frère jumeau, anxieuse comme une amante qui doit demain per-dre son amant. Mais le rêve, ni le cauchemar ne dépendent de la vie réelle. Unmauvais rêve, riche d’ombre glaciale, de rouge sourd, de velours noir et or,empiétait sur la vie de Phil, diminuait, en segment d’éclipse, les heures nor-

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COLETTE

(1873-1954)

TEXTE ET CONTEXTE

Dans les années 1900, Colette est une jeune romancière à la mode, emblème d’un nouveau type defemme, plus libre, plus audacieuse, plus naturelle. Cette égérie du Tout-Paris, habituée des salons lit-téraires, est pourtant née dans un petit village de Bourgogne, où elle a grandi au contact de la nature.Elle a gardé de son enfance campagnarde le souvenir de maisons peuplées d’animaux, de jardins luxu-riants et embaumés, de parents tendrement chéris. Sa vision d’un monde idéal, à la volupté inno-cente, resurgit dans son roman Le Blé en herbe. Elle y raconte l’histoire de deux jeunes adolescentsqui découvrent leur sensualité naissante dans un décor estival de vacances au bord de la mer.

Le Blé en herbe (1923)Texte 2

Le Jardin de l’artiste à Giverny, 1900, Claude Monet,

huile sur toile, 81 x 92 cm,musée d’Orsay, Paris

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1. Nom de la villa où réside Mme Dalleray.2. Idées absurdes.3. Résine aromatique.4. Homme grossier.5. Plantes à fleurs décoratives.6. Rosiers grimpants.7. Sortes de peupliers.

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LE ROMAN ET SES PERSONNAGES ■ Visions du monde

males du jour, depuis que dans le salon de Ker-Anna1, par un après-midi tor-ride, il avait bu le verre d’orangeade versé par l’impérieuse et grave Dame enblanc. Le feu du diamant au bord du verre… le dé de glace, étincelant entretrois doigts pâles… L’ara bleu et rouge, muet sur son perchoir, et son aile dou-blée d’un plumage blanc, rosé comme la chair des pêches… L’adolescent dou-tait de sa mémoire en ressassant ces images d’un coloris brûlant et faux, décorcréé peut-être par le sommeil, qui force jusqu’au bleu le vert des feuillages etdonne à certaines nuances l’accent d’un sentiment…

Il n’avait rapporté, de sa visite, aucun plaisir. Le souvenir même du par-fum qui fumait dans une coupe paralysait, un temps, son appétit, lui infligeaitdes aberrations2 nerveuses :

– Tu ne trouves pas, Vinca, que les crevettes sentent le benjoin3,aujourd’hui ?

Plaisir, l’entrée dans le salon fermé, le tâtonnement contre des obstaclesmous et veloutés ? Plaisir, l’évasion maladroite, le soleil en chape soudaine surles épaules ? Non, non, rien de tout cela ne ressemblait au plaisir, mais plutôtau malaise, au tourment d’une dette…

« Je lui dois une politesse, se dit Philippe un matin. Rien ne m’oblige àpasser pour un mufle4. Il faut que je dépose des fleurs à sa porte, et après je n’ypenserai plus. Mais quelles fleurs ? »

Les reines-marguerites du potager et les mufliers5 de velours lui parurentméprisables. Août finissant défleurissait les chèvrefeuilles sauvages et lesDorothy-Perkins6 enroulées au tronc des trembles7. Mais un creux de duneentre la villa et la mer, empli jusqu’aux bords de chardons des sables, bleusdans leur fleur, mauves au long de leur tige cassante, méritait de s’appeler « lemiroir des yeux de Vinca ».

« Des chardons bleus… j’en ai vu dans un vase de cuivre, chez MmeDalleray… Offre-t-on des chardons bleus ? Je les accrocherai à la grille… Jen’entrerai pas… »

Sidonie Gabrielle Colette, Le Blé en herbe (1923)

Observer et comprendre1. Par l’observation des temps verbaux, montrez que letexte met en jeu deux épisodes narratifs différents.2. Quel est le point de vue adopté dans cet extrait ? Parquels procédés est-il rendu ?3. Comment les deux personnages féminins sont-ilsdécrits ? Sur quoi leurs différences reposent-elles ?4. Observez ce qui relève des perceptions sensorielles.Quelles sont les sensations évoquées ? Commentinfluencent-elles les sentiments de Phil ?

Analyser et commenter5. Analysez l’écart qui existe entre rêve et réalité dansce passage. Comment rêve et réalité s’entrelacent-ils ?6. Analysez l’état d’esprit du jeune homme. Quellessont ses contradictions, d’où vient son malaise ?7. Comment apparaît la nature dans ce texte ? Quel rôlejoue-t-elle ? Montrez comment la dimension poétiquedu texte s’associe à la dimension réaliste.

Vers le sujet d’invention8. Vinca, « anxieuse comme une amante qui doit demainperdre son amant », observe son jeune compagnon Phil.Elle confie à son journal intime les observations, lesintuitions et les inquiétudes que le comportement dePhil lui ont inspirées.

Ressources

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Outils d’analyse � Le point de vue, p. 384

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En Amérique du Sud, à l’époque héroïque de l’aviation commerciale, le chef d’une com-pagnie aéropostale, Rivière, veut prouver que l’avion est le moyen de transport le plusrapide pour acheminer le courrier, à condition d’imposer aux pilotes des vols de nuit, trèsdangereux. Fabien, un de ses pilotes, part en mission. Voici le début du roman.

L es collines, sous l’avion, creusaient déjà leur sillage d’ombre dans l’or dusoir. Les plaines devenaient lumineuses mais d’une inusable lumière ;

dans ce pays elles n’en finissent pas de rendre leur or de même qu’après l’hi-ver, elles n’en finissent pas de rendre leur neige.

Et le pilote Fabien, qui ramenait de l’extrême Sud, vers Buenos Aires, lecourrier de Patagonie, reconnaissait l’approche du soir aux mêmes signes queles eaux d’un port : à ce calme, à ces rides légères qu’à peine dessinaient detranquilles nuages. Il entrait dans une rade immense et bienheureuse.

Il eût pu croire aussi, dans ce calme, faire une lente promenade, presquecomme un berger. Les bergers de Patagonie vont, sans se presser, d’un trou-peau à l’autre : il allait d’une ville à l’autre, il était le berger des petites villes.Toutes les deux heures, il en rencontrait qui venaient boire au bord des fleu-ves ou qui broutaient leur plaine.

Quelquefois, après cent kilomètres de steppes plus inhabitées que la mer,il croisait une ferme perdue, et qui semblait emporter en arrière, dans unehoule1 de prairies, sa charge de vies humaines, alors il saluait des ailes ce navire.

« San Julian est en vue ; nous atterrirons dans dix minutes. »Le radio2 navigant passait la nouvelle à tous les postes de la ligne.Sur deux mille cinq cents kilomètres, du détroit de Magellan à Buenos

Aires, des escales semblables s’échelonnaient ; mais celle-ci s’ouvrait sur lesfrontières de la nuit comme, en Afrique, sur le mystère, la dernière bourgadesoumise.

Le radio passa un papier au pilote :« Il y a tant d’orages que les décharges remplissent mes écouteurs.

Coucherez-vous à San Julian ? »Fabien sourit : le ciel était calme comme un aquarium et toutes les esca-

les, devant eux, leur signalaient : « Ciel pur, vent nul. »Il répondit :« Continuerons. »Mais le radio pensait que des orages s’étaient installés quelque part, comme

des vers s’installent dans un fruit ; la nuit serait belle et pourtant gâtée : il luirépugnait d’entrer dans cette ombre prête à pourrir.

En descendant moteur au ralenti sur San Julian, Fabien se sentit las. Toutce qui fait douce la vie des hommes grandissait vers lui : leurs maisons, leurspetits cafés, les arbres de leur promenade. Il était semblable à un conquérant,au soir de ses conquêtes, qui se penche sur les terres de l’empire, et découvrel’humble bonheur des hommes. Fabien avait besoin de déposer les armes, de

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1. Ondulations de la mer.2. Copilote chargé de la communication par radio.

SAINT-EXUPÉRY

(1900-1944)

TEXTE ET CONTEXTE

Son aventure de pionnier de l’aviation moderne a inspiré à Saint-Exupéry plusieurs romans, commeVol de nuit ou Terre des hommes. Il y exalte l’héroïsme, le courage, l’abnégation des pilotes face audanger. Mystérieusement disparu à bord d’un avion de reconnaissance, Saint-Exupéry est devenu unvéritable mythe, un héros des temps modernes, à l’image de ses personnages romanesques, fidèlesà leur mission, sublimes par leur sens du devoir.

Vol de nuit (1931)Texte 3

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LE ROMAN ET SES PERSONNAGES ■ Visions du monde

ressentir sa lourdeur et ses courbatures, on est riche aussi de ses misères, etd’être ici un homme simple, qui regarde par la fenêtre une vision désormaisimmuable. Ce village minuscule, il l’eût accepté : après avoir choisi on secontente du hasard de son existence et on peut l’aimer. Il vous borne commel’amour. Fabien eût désiré vivre ici longtemps, prendre sa part ici d’éternité,car les petites villes, où il vivait une heure, et les jardins clos de vieux murs,qu’il traversait, lui semblaient éternels de durer en dehors de lui. Et le villagemontait vers l’équipage et vers lui s’ouvrait. Et Fabien pensait aux amitiés, auxfilles tendres, à l’intimité des nappes blanches, à tout ce qui, lentement, s’ap-privoise pour l’éternité. Et le village coulait déjà au ras des ailes, étalant le mys-tère de ses jardins fermés que leurs murs ne protégeaient plus. Mais Fabien,ayant atterri, sut qu’il n’avait rien vu, sinon le mouvement lent de quelqueshommes parmi leurs pierres. Ce village défendait, par sa seule immobilité, lesecret de ses passions, ce village refusait sa douceur : il eût fallu renoncer à l’ac-tion pour la conquérir.

Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit (1931) © Éditions Gallimard

Observer et comprendre1. Quels renseignements sur les personnages et leslieux nous apporte cet incipit ?2. Quel est le point de vue adopté dans ce passage ?Appuyez-vous sur l’observation des pronoms person-nels et des verbes de perception et de pensée pour jus-tifier votre réponse.3. Par quels procédés l’auteur parvient-il à créer uneimpression de vue plongeante, de hauteur ? 4. Quels éléments narratifs et descriptifs mettent enévidence le courage de Fabien ?

Analyser et commenter5. Analysez, en les opposant, les états d’âme de Fabienlorsqu’il est en hauteur et lorsqu’il se rapproche de laterre. Quand se sent-il le plus heureux ?6. La terre vue d’en haut : par quels procédés (lexique,images, rythme) l’auteur traduit-il la beauté et l’immen-sité du spectacle ?7. Quelle conception du bonheur transparaît à traversla pensée de Fabien dans le dernier paragraphe ? Ce bon-heur lui est-il accessible ?

Vers la dissertation8. Renseignez-vous sur le genre de l’épopée, et ditesdans quelle mesure Vol de nuit peut être qualifié d’épo-pée, à la lumière de cet extrait.

Ressources

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Outils d’analyse � Les figures de style, p. 348

� Le point de vue, p. 384

Antoine de Saint-Exypéry et Henri Guillaumet posent

devant un avion de l’Aéropostale vers 1919

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1. Cercueil.2. Un domestique de la pension Vauquer.3. Employés des pompes funèbreschargés de transporterles morts au cimetière. 4. Rue où se situe la pension Vauquer.5. Enfant chargé de servir le prêtre pendant un office religieux.6. Employé laïque s’occupant d’une église.

En 1819, Eugène de Rastignac, un jeune homme noble mais pauvre, arrive à Paris pourfaire carrière. Modestement logé dans la pension Vauquer, il y rencontre Goriot, un vieil-lard misérable qui s’est ruiné pour installer ses filles dans la haute société : Anastasie,devenue Mme de Restaud, et Delphine, qui a épousé le banquier Nucingen. Usé, minépar l’ingratitude de ses filles, le père Goriot meurt dans les bras de Rastignac, qui s’oc-cupera seul des funérailles. Voici la dernière page du roman.

Q uand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière1, la décloua, etplaça religieusement sur la poitrine du bonhomme une image qui se

rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaient jeunes, vierges etpures, et ne raisonnaient pas, comme il l’avait dit dans ses cris d’agonisant.Rastignac et Christophe2 accompagnèrent seuls, avec deux croque-morts3, lechar qui menait le pauvre homme à Saint-Étienne-du-Mont, église peu dis-tante de la rue Neuve-Sainte-Geneviève4. Arrivé là, le corps fut présenté à unepetite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiant chercha vaine-ment les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe,qui se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avaitfait gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfantde chœur5 et le bedeau6, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoirprononcer une parole.

– Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave et honnêtehomme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait àpersonne et n’a jamais fait de mal.

Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent toutce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religionn’est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un

TEXTE ET CONTEXTE

Dans la première moitié du XIXe siècle, alors que le romantisme est à son apogée, Balzac, loin derêver un monde idéal, offre à ses lecteurs le «miroir» d’un monde bien réel, qu’il observe avec pré-cision. Quel meilleur moyen pour faire entrer le lecteur dans les méandres de la société que de luimontrer un jeune héros naïf, innocent, rempli d’illusions et aux prises avec les mécanismes impitoya-bles, souvent sordides, de l’ordre social ? Le roman de formation répond ici à une double mission : àla fois relater l’évolution d’un personnage qui perd son innocence, et évoquer toutes les facettes d’uncadre historique et social.

Le Père Goriot (1835)

B. Le roman réaliste et naturaliste

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BALZAC

(1799-1850)

Texte 1

Le Cimetière du Père-Lachaise, XIXe s.,

R.P. Bonington, aquarelle,

collection privée

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LE ROMAN ET SES PERSONNAGES ■ Visions du monde

7. Chant religieux.8. Titres de chants religieux.9. Ornées d’un écussonqui distingue une famillenoble.10. Ici, domestiques.

psaume7, le Libera, le De profundis8. Le service dura vingt minutes. Il n’y avaitqu’une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, quiconsentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.

– Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de nepas nous attarder, il est cinq heures et demie.

Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voi-tures armoriées9, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron deNucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-Lachaise. À sixheures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelleétaient les gens10 de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut ditela courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deuxfossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ilsse relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pour-boire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut forcé d’empruntervingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chezRastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépusculeagaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeunehomme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une deces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Ilse croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paristortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient àbriller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonnede la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde danslequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnant un regardqui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : « Ànous deux maintenant ! »

Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dînerchez madame de Nucingen.

Saché, septembre 1834

Honoré de Balzac, Le Père Goriot (1835)

Observer et comprendre1. Relevez les éléments qui contribuent à montrer lapauvreté de cet enterrement. Quelle place est accordéeà l’argent ?2. Quels détails du récit (du début jusqu’à « Christophele quitta », l. 39) permettent d’affirmer que le personnagede Rastignac est pathétique ? Quel changement s’opèreen lui à partir du moment où il est seul ?3. Étudiez le regard que porte Rastignac, resté seul prèsde la tombe de Goriot, sur Paris. Quelles images l’auteuremploie-t-il pour évoquer la capitale ? Quel effet cesimages produisent-elles ?4. Observez les paroles rapportées. Qui les prononce ?Qu’apportent-elles au récit chaque fois ?

Analyser et commenter5. Analysez la dimension réaliste de cette scène d’en-terrement.

6. Étudiez le personnage de Rastignac. Pourquoi peut-on dire qu’il s’agit d’un personnage complexe ?7. Cette scène représente la dernière page du roman.Analysez cette fin. Qu’a-t-elle de particulier ?

Vers la dissertation8. L’écrivain réaliste affirme son souci d’objectivité.Dans un paragraphe argumenté, vous vous demanderezsi Balzac, dans cet extrait du Père Goriot, porte un regardneutre sur les faits et les personnages.

Ressources

Biographie � Balzac, p. 464

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Outils d’analyse � Les registres, p. 339

� Les paroles rapportées, p. 387

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Emma, mariée au médiocre Charles Bovary, « officier de santé » à Tostes, enNormandie, est vite déçue par le mariage. Rêvant de passion romanesque, elle selaisse séduire par un petit propriétaire terrien, Rodolphe, le jour des comices agricoles(concours destiné à promouvoir les progrès de l’agriculture). Ayant entraîné Emmadans une pièce isolée de la mairie, Rodolphe lui fait la cour, pendant que le présidentdu jury, à l’extérieur, prononce un discours et distribue les prix.

M. Lieuvain1 se rassit alors ; M. Derozerays se leva, commençant unautre discours. Le sien, peut-être, ne fut point aussi fleuri2 que celui

du conseiller ; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif,c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plusrelevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religionet l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l’une et del’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation.Rodolphe, avec Mme Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme.Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farou-ches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaientquitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté lavigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’incon-vénients que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problème. Du magné-tisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. leprésident citait Cincinnatus3 à sa charrue, Dioclétien4 plantant ses choux et lesempereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles, le jeune hommeexpliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause dequelque existence antérieure.

– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ? Quelhasard l’a voulu ? C’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deuxfleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaientpoussés l’un vers l’autre.

Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.« Ensemble de bonnes cultures ! » cria le président.– Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous…« À M. Bizet, de Quincampoix. »– Savais-je que je vous accompagnerais ?« Soixante et dix francs ! »– Cent fois même, j’ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté.« Fumiers. »– Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie !« À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or ! »– Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne un charme aussi

complet.« À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »– Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.

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1. Un conseiller de préfecture, qui vient de prononcer un discours.2. Un discours fleuri estun discours recherché,orné de nombreuxeffets de style.3. Célèbre Romain du Ve s. avant J.-C. quiquitta la vie politiquepour retourner travaillerdans les champs. 4. Empereur romain (IIIe s. après J.-C.), il abdiqua et redevint,dit-on, simple paysan.

FLAUBERT

(1821-1880)

TEXTE ET CONTEXTE

La deuxième moitié du XIXe siècle commence avec l’avènement du second Empire. Cette période deplein essor du capitalisme fait subir à la société et à l’économie de profondes transformations. En lit-térature, un courant, déjà amorcé par Stendhal et Balzac, s’épanouit pleinement. Il s’agit du réa-lisme. Flaubert cherche ainsi à peindre une réalité sans fard, avec précision et objectivité.

Madame Bovary (1857)Texte 2

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Observer et comprendre1. Observez les différents types de paroles rapportées.Comment sont-ils répartis dans le texte ? 2. Quels sont les deux discours qui s’entrecroisent ?Quel est l’effet produit par cette superposition ?3. Observez le discours prononcé par M. Derozerays.Sur quels thèmes s’appuie-t-il ? Est-il adapté à l’auditoireprésent ?4. Montrez que le discours amoureux de Rodolphe estune suite de clichés et en même temps très habile.

Analyser et commenter5. Analysez la dimension réaliste de ce passage.6. Montrez que l’auteur, qui se voulait pourtant tou-jours « absent » de ses romans, manifeste discrètementsa présence. Quelle attitude adopte-t-il par rapport à sespersonnages ? Quel est le registre de ce passage ?

Vers l’oral7. De quelle manière l’auteur ridiculise-t-il dans cetexte le discours amoureux ?

Ressources

Biographie � Flaubert, p. 467

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Contexte XIXe s. � Le Second Empire, p. 461

Outils d’analyse � Les registres, p. 339

� Les paroles rapportées, p. 387

Scène du film de Claude Chabrol, Madame Bovary (1990).

Isabelle Hupert interprète Mme Bovary,Christophe Malavoy, Rodolphe.

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« Pour un bélier mérinos… »– Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.« À M. Belot, de Notre-Dame… »– Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans

votre vie ?« Race porcine, prix ex aequo : à MM. Lehérissé et Cullembourg ; soixante

francs ! »Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante

comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ; mais, soit qu’elleessayât de la dégager ou bien qu’elle répondît à cette pression, elle fit un mou-vement des doigts ; il s’écria :

– Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! Vous com-prenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple !

Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857)

LE ROMAN ET SES PERSONNAGES ■ Visions du monde

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1. Chapeau haut-de-forme à larges bords.2. Terme familier pourdésigner les prêtres. 3. Terme argotiquepour désigner un ouvriermaladroit, sans talent. 4. Petite cape couvrantles épaules.

MAUPASS

(1850-1

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ZOLA

(1840-1902)

TEXTE ET CONTEXTE

L’Assommoir s’inscrit dans une série de vingt romans réunis sous le titre Les Rougon-Macquart. Histoirenaturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. Titre révélateur de l’ambition de Zola : obser-ver le comportement de l’individu avec le regard scientifique du naturaliste. Selon lui, l’être humainest le résultat de la double influence de l’hérédité et du milieu social.

L’Assommoir (1877)Texte 3

Observer et comprendre1. Quelle est la position du narrateur ?2. En observant les paroles rapportées et en relevant levocabulaire argotique et familier, montrez comment lapensée des personnages est intégrée dans la narration. 3. Comment est créé un effet de réel ?

Analyser et commenter4. Analysez le langage et les pensées intérieures despersonnages, et montrez en quoi ils sont différents.5. Montrez que Gervaise est, malgré la dimensioncomique du passage, un personnage pathétique.

Vers le sujet d’invention6. Choisissez un des deux paragraphes du texte et trans-posez-le dans notre époque actuelle, en essayant de gar-der les mêmes procédés de langage et de point de vue.

Ressources

Biographie � Zola, p. 471

Contexte XIXe s. � Un contexte totalement nouveau, p. 460

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Gervaise est blanchisseuse à Paris. Elle élève seule ses trois enfants lorsqu’elle rencontreCoupeau, un ouvrier zingueur, qui la demande en mariage. Tous deux préparent la noce.

L à-dessus, il acheta d’abord l’alliance, une alliance d’or de douze francs,que Lorilleux lui procura en fabrique pour neuf francs. Il se commanda

ensuite une redingote, un pantalon et un gilet, chez un tailleur de la rueMyrrha, auquel il donna seulement un acompte de vingt-cinq francs ; ses sou-liers vernis et son bolivar1 pouvaient encore marcher. Quand il eut mis decôté les dix francs du pique-nique, son écot et celui de Gervaise, les enfantsdevant passer par-dessus le marché, il lui resta tout juste six francs, le prixd’une messe à l’autel des pauvres. Certes, il n’aimait pas les corbeaux2, ça luicrevait le cœur de porter ses six francs à ces galfatres3-là, qui n’en avaient pasbesoin pour se tenir le gosier frais. Mais un mariage sans messe, on avait beaudire, ce n’était pas un mariage. Il alla lui-même à l’église marchander ; et, pen-dant une heure, il s’attrapa avec un vieux petit prêtre, en soutane sale, voleurcomme une fruitière. Il avait envie de lui ficher des calottes. Puis, par blague,il lui demanda s’il ne trouverait pas, dans sa boutique, une messe d’occasion,point trop détériorée, et dont un couple bon enfant ferait encore son beurre.Le vieux petit prêtre, tout en grognant que Dieu n’aurait aucun plaisir à bénirson union, finit par lui laisser sa messe à cinq francs. C’était toujours vingtsous d’économie. Il lui restait vingt sous.

Gervaise, elle aussi, tenait à être propre. Dès que le mariage fut décidé, elles’arrangea, fit des heures en plus, le soir, arriva à mettre trente francs de côté.Elle avait une grosse envie d’un petit mantelet4 de soie, affiché treize francs, ruedu Faubourg-Poissonnière. Elle se le paya, puis racheta pour dix francs au marid’une blanchisseuse, morte dans la maison de madame Fauconnier, une robede laine gros bleu, qu’elle refit complètement à sa taille. […] Heureusement lespetits avaient des blouses possibles. Elle passa quatre nuits, nettoyant tout, visi-tant jusqu’aux plus petits trous de ses bas et de sa chemise.

Émile Zola, L’Assommoir, chap. III (1877)

Blanchisseuse,Illustration de C. Bellanger,1897.

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LE ROMAN ET SES PERSONNAGES ■ Visions du monde

1. Tonneaux pour le vin.2. Vieux juron.3. La ganache est, en confiserie, une préparation à basede chocolat. Ici le per-sonnage fait une erreur :il veut sans doute parler des « noces de Cana »,un épisode de la Bible !

MAUPASSANT

(1850-1893)

Une vie (1883)

Jeanne, fille d’un gentilhomme normand, à peine sortie du couvent, est mariée à unjeune vicomte, Julien de Lamare. Voici le repas de noces.

O n se mit à table à la nuit tombante.Le dîner fut simple et assez court, contrairement aux usages normands.

Une sorte de gêne paralysait les convives. Seuls les deux prêtres, le maire et lesquatre fermiers invités montrèrent un peu de cette grosse gaieté qui doitaccompagner les noces.

Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il était neuf heuresenviron ; on allait prendre le café. Au-dehors, sous les pommiers de la premièrecour, le bal champêtre commençait. Par la fenêtre ouverte on apercevait toutela fête. Des lumignons pendus aux branches donnaient aux feuilles des nuan-ces de vert-de-gris. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air dedanse sauvage qu’accompagnaient faiblement deux violons et une clarinettejuchés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux despaysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments ; et la frêlemusique déchirée par les voix déchaînées semblait tomber du ciel en lam-beaux, en petits fragments de quelques notes éparpillées.

Deux grandes barriques entourées de torches flambantes versaient à boireà la foule. Deux servantes étaient occupées à rincer incessamment les verres etles bols dans un baquet, pour les tendre, encore ruisselants d’eau, sous les robi-nets d’où coulait le filet rouge du vin ou le filet d’or du cidre pur. Et les dan-seurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaientles bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flotsdans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu’ils préféraient.

Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et des saucis-ses. Chacun avalait une bouchée de temps en temps, et, sous le plafond defeuilles illuminées, cette fête saine et violente donnait aux convives mornes dela salle, l’envie de danser aussi, de boire au ventre de ces grosses futailles1 enmangeant une tranche de pain avec du beurre et un oignon cru.

Le maire, qui battait la mesure avec son couteau, s’écria : « Sacristi2 ! ça vabien, c’est comme qui dirait les noces de Ganache3. »

Guy de Maupassant, Une vie, chap. IV (1883)

Texte 4

Observer et comprendre1. Par un relevé des personnages et des indications delieux, montrez que la fête se situe sur deux plans.Quelles différences observez-vous entre ces deux fêtesparallèles ?2. Étudiez le comportement des paysans invités et lesattitudes, les paroles des invités proches de la famille.Quelle image Maupassant donne-t-il de chacun d’eux ?

Analyser et commenter3. L’art du conteur : montrez comment Maupassantréussit à recréer une atmosphère vivante et à produireun effet de réel.

4. Analysez le registre du passage : cette scène de repasde noces vous paraît-elle gaie ou triste ?5. Le regard que porte l’auteur sur cette scène voussemble-t-il neutre et objectif ?

Vers le commentaire comparé6. Comparez ce passage de Maupassant avec le texte deZola ci-contre.

Ressources

Biographie � Maupassant, p. 468

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Outils d’analyse � Les registres, p. 339

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La Condition humaine relate l’insurrection communiste à Shanghai en 1927. Leroman s’ouvre sur une scène intense : Tchen, un révolutionnaire chinois, est entré dansun hôtel situé dans la concession française pour assassiner un trafiquant d’armes…

21 MARS 1927

Minuit et demi.

TCHEN tenterait-il de lever la moustiquaire1 ? Frapperait-il au travers ?L’angoisse lui tordait l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais

n’était capable en cet instant que d’y songer avec hébétude2, fasciné par ce tasde mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visiblequ’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le som-meil, vivant quand même – de la chair d’homme. La seule lumière venait dubuilding voisin : un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreauxde la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en

TEXTE ET CONTEXTE

Pendant l’entre-deux-guerres (1918-1939), dans une période où de nombreux écrivains croient à lapaix, André Malraux, lui, n’a cessé de peindre un monde en guerre, plongé dans la violence, le conflit,la destruction. Sans être associé au mouvement existentialiste, Malraux sera considéré par Sartre etCamus comme leur modèle. De fait, on découvre dans son œuvre des thèmes chers à l’existentia-lisme : le sens de l’absurde, la volonté de participer à l’Histoire, et le besoin de faire du roman unespace de réflexion sur la condition humaine. Mais Malraux est avant tout, à l’image de ses héros, unhomme d’action.

La Condition humaine (1933)

C. Le roman existentialiste

1. Rideau de tulle permettant de se protéger des moustiques. 2. Le fait de perdre sa faculté de penser.

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MALRAUX

(1901-1976)

Texte 1

Homme dormant dans le jardin, 2001, Lucy Willis, aquarelle, 59 x 84 cm,collection privée

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LE ROMAN ET SES PERSONNAGES ■ Visions du monde

3. Pull-over.

accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois.Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des enne-mis éveillés !

La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avaitencore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes…). Il seretrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière,immobiles dans cette nuit où le temps n’existait plus.

Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’ille tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que cepied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît, – car, s’il se défen-dait, il appellerait.

Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la nausée, nonle combattant qu’il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement auxdieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un mondede profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté.« Assassiner n’est pas seulement tuer… » Dans ses poches, ses mains hésitantestenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfon-çait le plus possible, comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes. Lerasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir ; lepoignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans sesdoigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passerdans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail3 et y res-tant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuaità l’entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non,il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir.

André Malraux, La Condition humaine (1933) © Éditions Gallimard

Observer et comprendre1. En vous appuyant sur les types de phrases, les pro-noms personnels, les verbes de perception et de pensée,dites quel est le point de vue adopté dans cette scène.2. Observez le rythme du récit. Que constatez-vous ?3. Relevez les éléments descriptifs émanant de l’exté-rieur et ceux qui plantent le décor intérieur. Quelcontraste pouvez-vous noter entre les deux ?

Analyser et commenter4. Sur quels procédés Malraux s’appuie-t-il pour donnerà ce passage une grande intensité dramatique ?5. Analysez le sentiment de l’angoisse dépeint dans cetexte. Comment s’exprime-t-il ?6. En quoi cet incipit illustre-t-il la notion de conditionhumaine ?

Vers la dissertation7. Malraux était un grand cinéphile. Quels aspects decet incipit font penser aux techniques du cinéma ?

Ressources

Biographie � Malraux, p. 468

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Contexte XXe s. � La montée des totalitarismes, p. 462

Outils d’analyse � Le point de vue, p. 384

� Les paroles rapportées, p. 387

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Antoine Roquentin séjourne dans une ville de Normandie afin de se documenter sur lavie d’un certain M. de Rollebon, à propos duquel il doit rédiger un ouvrage. Seul,confiné dans son hôtel ou dans la bibliothèque, angoissé, il évoque, sous la forme d’unjournal, le malaise, la « nausée » qu’il ressent face à l’absurdité de la vie.

J’existe. C’est doux, si doux, si lent. Et léger : on dirait que ça tient en l’airtout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et

s’évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l’eau moussante dans ma bou-che. Je l’avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse – et la voilà qui renaîtdans ma bouche, j’ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d’eau blan-châtre – discrète – qui frôle ma langue. Et cette mare, c’est encore moi. Et lalangue. Et la gorge, c’est moi.

Je vois ma main, qui s’épanouit sur la table. Elle vit – c’est moi. Elle s’ou-vre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre sonventre gras. Elle a l’air d’une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes.Je m’amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d’un crabe qui esttombé sur le dos. Le crabe est mort : les pattes se recroquevillent, se ramènentsur le ventre de ma main. Je vois les ongles – la seule chose de moi qui ne vitpas. Et encore. Ma main se retourne, s’étale à plat ventre, elle m’offre à pré-sent son dos. Un dos argenté, un peu brillant – on dirait un poisson, s’il n’yavait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C’estmoi, ces deux bêtes qui s’agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une deses pattes, avec l’ongle d’une autre patte ; je sens son poids sur la table qui n’estpas moi. C’est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n’y apas de raison pour que ça passe. À la longue, c’est intolérable… Je retire mamain, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l’étoffe, lachaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche ; je la laissependre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout demon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Jen’insiste pas : où que je la mette, elle continuera d’exister et je continuerai desentir qu’elle existe ; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de moncorps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude quitourne paresseusement, comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sen-sations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de monflanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu’au soir,dans leur coin habituel.

Je me lève en sursaut : si seulement je pouvais m’arrêter de penser, ça iraitdéjà mieux. Les pensées, c’est ce qu’il y a de plus fade. Plus fade encore que dela chair. Ça s’étire à n’en plus finir et ça laisse un drôle de goût. Et puis il y a

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SARTRE

(1905-1980)

TEXTE ET CONTEXTE

La Nausée est la première œuvre de Jean-Paul Sartre. À cette époque, le jeune philosophe voit dansl’art la seule issue à l’absurdité de l’existence. C’est bien ainsi, par l’écriture, que le personnage deRoquentin apporte à l’existence une justification. Au contact des événements historiques, Sartremettra sur le même plan la politique et la littérature.

La Nausée (1938)Texte 2

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LE ROMAN ET SES PERSONNAGES ■ Visions du monde

les mots, au-dedans des pensées, les mots inachevés, les ébauches de phrase quireviennent tout le temps : « Il faut que je fini… J’ex… Mort… M. de Roll estmort… Je ne suis pas… J’ex… » Ça va, ça va… et ça ne finit jamais. C’est pisque le reste parce que je me sens responsable et complice. Par exemple, cetteespèce de rumination douloureuse : j’existe, c’est moi qui l’entretiens. Moi. Le

corps, ça vit tout seul, une foisque ça a commencé. Mais lapensée, c’est moi qui la conti-nue, qui la déroule. J’existe. Jepense que j’existe.

Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938) © Éditions Gallimard

Observer et comprendre1. Le texte est entièrement au présent. Ce présent a-t-il toujours la même valeur ? 2. Repérez les étapes successives de la pensée du nar-rateur. Quelle en est la progression ?3. Roquentin répète à plusieurs reprises « J’existe ». Àquels moments de l’extrait cette phrase revient-elle ?Comment l’auteur prend-il conscience de cette exis-tence ? Quelles relations le narrateur entretient-il aveccette idée ?

Analyser et commenter4. Quelles relations existent, selon Sartre, entre lecorps et la pensée ? Comment l’auteur oppose-t-il lesdeux ?

5. Analysez les caractéristiques de cet étrange autopor-trait. En quoi cette introspection est-elle angoissante ?Comment peut-on la rapprocher du titre La Nausée ?

Vers l’écriture d’invention6. Reprenez les idées directrices de cet extrait sous laforme d’un bref texte théorique.

Ressources

Biographie � Sartre, p. 471

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Contexte XXe s. � La montée des totalitarismes, p. 462

Outils d’analyse � Les paroles rapportées, p. 387

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Autoportrait, 1971, Francis Bacon,huile sur toile, collection privée

• Quelle vision du corps le peintre livre-t-il à travers ce portrait ?

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La ville d’Oran, ravagée par une épidémie de peste, est mise en quarantaine. Chaquesemaine, l’Opéra, où l’on donne une représentation d’Orphée de Glück, voit affluerles spectateurs, qui tentent de vivre et d’oublier la maladie et la mort.

I ls étaient allés à l’Opéra municipal où l’on jouait l’Orphée de Glück.Cottard avait invité Tarrou. Il s’agissait d’une troupe qui était venue, au

printemps de la peste, donner des représentations dans notre ville. Bloquéepar la maladie, cette troupe s’était vue contrainte, après accord avec notreOpéra, de rejouer son spectacle, une fois par semaine. Ainsi, depuis des mois,chaque vendredi, notre théâtre municipal retentissait des plaintes mélodieu-ses d’Orphée et des appels impuissants d’Eurydice. Cependant, ce spectaclecontinuait de connaître la faveur du public et faisait toujours de grosses recet-tes. Installés aux places les plus chères, Cottard et Tarrou dominaient un par-terre gonflé à craquer par les plus élégants de nos concitoyens. Ceux quiarrivaient s’appliquaient visiblement à ne pas manquer leur entrée. Sous lalumière éblouissante de l’avant-rideau, pendant que les musiciens accordaientdiscrètement leurs instruments, les silhouettes se détachaient avec précision,passaient d’un rang à l’autre, s’inclinaient avec grâce. Dans le léger brouhahad’une conversation de bon ton, les hommes reprenaient l’assurance qui leurmanquait quelques heures auparavant, parmi les rues noires de la ville.L’habit chassait la peste.

Pendant tout le premier acte, Orphée se plaignit avec facilité, quelquesfemmes en tuniques commentèrent avec grâce son malheur, et l’amour futchanté en ariettes. La salle réagit avec une chaleur discrète. C’est à peine si onremarqua qu’Orphée introduisait, dans son air du deuxième acte, des tremble-ments qui n’y figuraient pas, et demandait avec un léger excès de pathétique,au maître des Enfers, de se laisser toucher par ses pleurs. Certains gestes sacca-dés qui lui échappèrent apparurent aux plus avisés comme un effet de stylisa-tion qui ajoutait encore à l’interprétation du chanteur.

Il fallut le grand duo d’Orphée et d’Eurydice au troisième acte (c’était lemoment où Eurydice échappait à son amant) pour qu’une certaine surprisecourût dans la salle. Et comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouve-ment du public ou, plus certainement encore, comme si la rumeur venue duparterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait, il choisit ce moment pouravancer vers la rampe1 d’une façon grotesque, bras et jambes écartés dans soncostume à l’antique, et pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor quin’avaient jamais cessé d’être anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs,le devinrent pour la première fois, et de terrible façon. Car, dans le mêmetemps, l’orchestre se tut, les gens du parterre se relevèrent et commencèrentlentement à évacuer la salle, d’abord en silence comme on sort d’une église, le

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1. Le bord de la scène.

CAMUS

(1913-1960)

TEXTE ET CONTEXTE

Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Camus est salué comme un grand écrivain. Associé àSartre à travers le mouvement de l’existentialisme, il refusera toujours cette étiquette. Marqué parson enfance «de pauvreté et de lumière», l’auteur décrit dans ses premiers essais son attachementà l’Algérie où il est né. Puis, hantés par le sentiment de l’absurde, ses écrits expriment avec un dés-espoir sans pathétique la solitude du héros : L’Étranger (1942), Le Mythe de Sisyphe (1943), Caligula(1944). Avec l’occupation allemande et la Résistance, Camus se tourne peu à peu vers le thème dela solidarité, ce dont témoigne La Peste, publié en 1947.

La Peste (1947)Texte 3

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452. Comédien jouant des farces burlesques.

service fini, ou d’une chambre mortuaire après une visite, les femmes rassem-blant leurs jupes et sortant tête baissée, les hommes guidant leurs compagnespar le coude et leur évitant le heurt des strapontins. Mais, peu à peu, le mou-vement se précipita, le chuchotement devint exclamation et la foule afflua versles sorties et s’y pressa, pour finir par s’y bousculer en criant. Cottard etTarrou, qui s’étaient seulement levés, restaient seuls en face d’une des imagesde ce qui était leur vie d’alors : la peste sur la scène sous l’aspect d’un histrion2

désarticulé et, dans la salle, tout un luxe devenu inutile, sous la forme d’éven-tails oubliés et de dentelles traînant sur le rouge des fauteuils.

Albert Camus, La Peste, chap. IV (1947) © Éditions Gallimard

Observer et comprendre1. Renseignez-vous sur l’opéra de Glück intitulé Orphée.Quel lien pouvez-vous établir entre ce spectacle et leroman ?2. Quelle est la place du narrateur dans ce récit ? Semanifeste-t-il ?3. À travers quel regard et quel jugement suivons-nousla scène ?

Analyser et commenter4. Montrez en quoi le spectacle est double, à la fois surscène et dans la salle.5. Analysez le registre à la fois tragique et dérisoire dece passage. En quoi est-il caractéristique pour Camus de« l’absurde » de la condition humaine.

6. Analysez ce qui contribue à l’intensité dramatique dela scène ?

Vers la dissertation7. Montrez que ce passage narratif est le point dedépart d’une réflexion sur le comportement humain.

Ressources

Biographie � Camus, p. 465

Histoire littéraire � Le roman et le réel, p. 152

Contexte XXe s. � La Seconde Guerre mondiale, p. 462

Outils d’analyse � Le narrateur et le point de vue,p. 384

Carnaval d’Arlequin, 1924, Joan Miró, huile sur toile, 66 x 93 cm, gallerie Albright-Knox, Buffalo, États-Unis

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L’héritage médiéval◗ Le roman naît au XIIe s. avec la littérature cour-toise. L’amour du chevalier, héros paré de toutesles vertus, pour sa dame, devient l’unique objetdu récit. Toutefois, la préoccupation du romanest d’illustrer des valeurs universelles et intem-porelles (la loyauté, le courage, la fidélité, l’hon-neur) et non pas des destins individuels. Le cadrespatio-temporel est secondaire, peu décrit, lemonde représenté est idéalisé.◗ Le XVIIe siècle qui croit encore à un monde sta-ble aux valeurs immuables, perpétue cette tradi-tion. Ainsi, Madame de La Fayette, avec LaPrincesse de Clèves (p. 106), crée une grandehéroïne. Toutefois, les qualités de la princesse,en conflit avec sa passion amoureuse, vont lamener à renoncer volontairement à l’amour. Leromanesque est ainsi mis à mal par l’esthétiqueclassique et ses nécessités d’équilibre moral etsocial.

L’intrusion du réel◗ Le XVIIIe s. marque un tournant. Les écrivainstentent de représenter le monde tel qu’il est,ancré dans un cadre précis et dans une époqueidentifiable, mais toujours avec des présupposésqui entravent le romanesque. Manon Lescautadhère ainsi à une croyance moralisatrice duXVIIIe s. dans le rôle systématiquement destruc-teur de la passion. Julie ou la Nouvelle Héloïse estindissociable du décor alpestre et de la croyancephilosophique de son auteur : Rousseau croit enla bonté originelle de la nature humaine y com-pris amoureuse. La forme épistolaire de LaNouvelle Héloïse contribue aussi à l’effet d’au-thenticité : le lecteur a l’impression d’entrerdans l’intimité de personnes réelles.◗ Le XIXe siècle voit l’épanouissement du roma-nesque. Le roman doit être l’imitation de la réa-lité. La description prend une importancemajeure, le cadre spatio-temporel est détermi-nant dans le déroulement de l’histoire. Balzac,Stendhal, puis Flaubert, tentent de dépeindretoutes les expériences humaines (voir p. 114à 121).

◗ Le roman de formation est alors le cadre privi-légié du réalisme. En effet, un personnage jeuneet naïf est confronté à la réalité du monde. Julien Sorel (p. 114), Rubempré (p. 118) échouent.Rastignac (p. 140), Georges Duroy (p. 145), eux,entrent dans la mêlée sans états d’âme. Le récitest le support d’une observation méthodique etobjective de la société.◗ Le naturalisme pousse cette doctrine encoreplus loin : pour Zola, le monde doit être observéavec le regard d’un scientifique qui étudierait lescauses de son mal (voir p. 144). ◗ Le courant idéaliste, lui, tente de peindre laréalité tout en lui donnant une dimension poéti-que. Il mêle l’invention à la peinture du réel pourmieux atteindre le vrai.

Vers l’abandon de l’écriture réaliste◗ Cette volonté de faire vrai aboutit toutefois àun échec : l’objectivité n’est qu’une illusion. Lesromanciers du XXe s., après 1945, soulèvent degraves questions sur l’existence humaine : la culpabilité, le sens de la vie, l’angoisse del’homme face à la mort. D’où l’étiquette d’exis-tentialistes sous laquelle on réunira Sartre etCamus (voir p. 146 à 152).◗ Le Nouveau Roman, lui, remet totalement encause l’écriture romanesque. Dans la lignée deProust (p. 122), les auteurs des années 1950 à 70,Duras, Sarraute, Robbe-Grillet, Perec (p. 124 à 131)bouleversent le rapport du lecteur au livre.L’auteur crée un monde « en creux », fragmen-taire, que le lecteur doit reconstituer lui-même.◗ Aujourd’hui, le genre romanesque propose desouvrages aux visages multiples, signe d’uneliberté créatrice exceptionnelle. Une tendancesemble se dessiner malgré tout, relevant de ceque l’on appelle la « Littérature du Moi ». Nourrisd’expériences personnelles, revendiquant dans lemême temps une part fictionnelle, les auteursmettent en place des œuvres dont la part biogra-phique ou autobiographique ne se dément pas.

Le roman et le réelSi la spécificité du genre romanesque est de représenter le réel, les visions du monde qu’offre le roman sont multiples.

H i s t o i r elittéraire

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■ Questions (4 points)1. Quels événements de la vie sont-ils traités de manière réaliste dans ces textes ? 2. Quels sont les détails descriptifs qui contribuent à créer un effet de réel ?

■ Travaux d’écriture (16 points)Vous traiterez au choix l’un des trois sujets proposés.

1. CommentaireVous ferez le commentaire de l’extrait du Père Goriot, de Balzac

2. DissertationSelon vous, dans quelle mesure la fonction du roman est-elle de représenter le mondetel qu’il est, de manière réaliste ? Vous répondrez à cette question en vous appuyant surles textes du corpus, sur d’autres textes du manuel, et sur vos lectures personnelles.

3. Écriture d’inventionDans un article que vous rédigez pour le journal de votre lycée, vous expliquez pourquoi un lecteur d’aujourd’hui peut trouver un intérêt à lire des romans des siè-cles passés.

■ CorpusTexte A ➜ Balzac, Le Père Goriot (p.140)Texte B ➜ Flaubert, Madame Bovary (p.142)Texte C ➜ Maupassant, Une vie (p.145)

LE ROMAN ET SES PERSONNAGES,VISIONS DE L’HOMME ET DU MONDE

OBJET D’ÉTUDE

Bac blancSÉRIES GÉNÉRALES

méthodes BAC➜ p. 418

méthodes BAC➜ p. 428

méthodes BAC➜ p. 422

méthodes BAC➜ p. 436

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