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    LE SYMBOLISME

    DE LA CROIX

    Ren Gunon

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    Avant-propos

    Au dbut de LHomme et son devenir selon le Vdnta, nous prsentions cetouvrage comme devant constituer le commencement dune srie dtudes danslesquelles nous pourrions, suivant les cas, soit exposer directement certains aspectsdes doctrines mtaphysiques de lOrient, soit adapter ces mmes doctrines de la faonqui nous paratrait la plus intelligible et la plus profitable, mais en restant toujoursstrictement fidle leur esprit. Cest cette srie dtudes que nous reprenons ici, aprsavoir d linterrompre momentanment pour dautres travaux ncessits par certainesconsidrations dopportunit, et o nous sommes descendu davantage dans ledomaine des applications contingentes; mais dailleurs, mme dans ce cas, nous

    navons jamais perdu de vue un seul instant les principes mtaphysiques, qui sontlunique fondement de tout vritable enseignement traditionnel.DansLHomme et son devenir selon le Vdnta, nous avons montr comment un

    tre tel que lhomme est envisag par une doctrine traditionnelle et dordre purementmtaphysique, et cela en nous bornant, aussi strictement que possible, la rigoureuseexposition et linterprtation exacte de la doctrine elle-mme, ou du moins en nensortant que pour signaler, lorsque loccasion sen prsentait, les concordances de cettedoctrine avec dautres formes traditionnelles. En effet, nous navons jamais entendunous renfermer exclusivement dans une forme dtermine, ce qui serait dailleurs

    bien difficile ds lors quon a pris conscience de lunit essentielle qui se dissimulesous la diversit des formes plus ou moins extrieures, celles-ci ntant en sommeque comme autant de vtements dune seule et mme vrit. Si, dune faon gnrale,nous avons pris comme point de vue central celui des doctrines hindoues, pour desraisons que nous avons dj expliques ailleurs (1), cela ne saurait nullement nousempcher de recourir aussi, chaque fois quil y a lieu, aux modes dexpression quisont ceux des autres traditions, pourvu, bien entendu, quil sagisse toujours detraditions vritables, de celles que nous pouvons appeler rgulires ou orthodoxes, enentendant ces mots dans le sens que nous avons dfini en dautres occasions (2). Cestl, en particulier, ce que nous ferons ici, plus librement que dans le prcdentouvrage, parce que nous nous y attacherons, non plus lexpos dune certaine

    branche de doctrine, telle quelle existe dans une certaine civilisation, mais lexplication dun symbole qui est prcisment de ceux qui sont communs presquetoutes les traditions, ce qui est, pour nous, lindication quils se rattachent directement la grande Tradition primordiale.

    Il nous faut, ce propos, insister quelque peu sur un point qui est particulirementimportant pour dissiper bien des confusions, malheureusement trop frquentes notrepoque; nous voulons parler de la diffrence capitale qui existe entre synthse etsyncrtisme. Le syncrtisme consiste rassembler du dehors des lments plus ou

    1 Orient et Occident, 2e d., pp. 203-207.2 Introduction gnrale ltude des doctrines hindoues, 3e partie, ch. III; LHomme et son devenir selon le

    Vdnta, 3e d., ch. Ier.

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    moins disparates et qui, vus de cette faon, ne peuvent jamais tre vraiment unifis ;ce nest en somme quune sorte dclectisme, avec tout ce que celui-ci comportetoujours de fragmentaire et dincohrent. Cest l quelque chose de purementextrieur et superficiel; les lments pris de tous cts et runis ainsi artificiellementnont jamais que le caractre demprunts, incapables de sintgrer effectivement dans

    une doctrine digne de ce nom. La synthse, au contraire, seffectue essentiellement dudedans; nous voulons dire par l quelle consiste proprement envisager les chosesdans lunit de leur principe mme, voir comment elles drivent et dpendent de ce

    principe, et les unir ainsi, ou plutt prendre conscience de leur union relle, en vertudun lien tout intrieur, inhrent ce quil y a de plus profond dans leur nature. Pourappliquer ceci ce qui nous occupe prsentement, on peut dire quil y aurasyncrtisme toutes les fois quon se bornera emprunter des lments diffrentesformes traditionnelles, pour les souder en quelque sorte extrieurement les uns auxautres, sans savoir quil ny a au fond quune doctrine unique dont ces formes sont

    simplement autant dexpressions diverses, autant dadaptations des conditionsmentales particulires, en relation avec des circonstances dtermines de temps et delieux. Dans un pareil cas, rien de valable ne peut rsulter de cet assemblage ; pournous servir dune comparaison facilement comprhensible, on naura, au lieu dunensemble organis, quun informe amas de dbris inutilisables, parce quil y manquece qui pourrait leur donner une unit analogue celle dun tre vivant ou dun dificeharmonieux; et cest le propre du syncrtisme, en raison mme de son extriorit, dene pouvoir raliser une telle unit. Par contre, il y aura synthse quand on partira delunit mme, et quand on ne la perdra jamais de vue travers la multiplicit de sesmanifestations, ce qui implique quon a atteint, en dehors et au del des formes, laconscience de la vrit principielle qui se revt de celles-ci pour sexprimer et secommuniquer dans la mesure du possible. Ds lors, on pourra se servir de lune ou delautre de ces formes, suivant quil y aura avantage le faire, exactement de la mmefaon que lon peut, pour traduire une mme pense, employer des langagesdiffrents selon les circonstances, afin de se faire comprendre des diversinterlocuteurs qui lon sadresse; cest l, dailleurs, ce que certaines traditionsdsignent symboliquement comme le don des langues. Les concordances entretoutes les formes traditionnelles reprsentent, pourrait-on dire, des synonymiesrelles; cest ce titre que nous les envisageons, et, de mme que lexplication de

    certaines choses peut tre plus facile dans telle langue que dans telle autre, une de cesformes pourra convenir mieux que les autres lexpos de certaines vrits et rendrecelles-ci plus aisment intelligibles. Il est donc parfaitement lgitime de faire usage,dans chaque cas, de la forme qui apparat comme la mieux approprie ce quon se

    propose; il ny a aucun inconvnient passer de lune lautre, la condition quonen connaisse rellement lquivalence, ce qui ne peut se faire quen partant de leur

    principe commun. Ainsi, il ny a l nul syncrtisme; celui-ci, du reste, nest quunpoint de vue purement profane, incompatible avec la notion mme de la sciencesacre laquelle ces tudes se rfrent exclusivement.

    La croix, avons-nous dit, est un symbole qui, sous des formes diverses, serencontre peu prs partout, et cela ds les poques les plus recules ; elle est doncfort loin dappartenir proprement et exclusivement au Christianisme comme certains

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    pourraient tre tents de le croire. Il faut mme dire que le Christianisme, tout aumoins sous son aspect extrieur et gnralement connu, semble avoir quelque peu

    perdu de vue le caractre symbolique de la croix pour ne plus la regarder que commele signe dun fait historique; en ralit, ces deux points de vue ne sexcluentaucunement, et mme le second nest en un certain sens quune consquence du

    premier; mais cette faon denvisager les choses est tellement trangre la grandemajorit de nos contemporains que nous devons nous y arrter un instant pour vitertout malentendu. En effet, on a trop souvent tendance penser que ladmission dunsens symbolique doit entraner le rejet du sens littral ou historique; une telle opinionne rsulte que de lignorance de la loi de correspondance qui est le fondement mmede tout symbolisme, et en vertu de laquelle chaque chose, procdant essentiellementdun principe mtaphysique dont elle tient toute sa ralit, traduit ou exprime ce

    principe sa manire et selon son ordre dexistence, de telle sorte que, dun ordre lautre, toutes choses senchanent et se correspondent pour concourir lharmonie

    universelle et totale, qui est, dans la multiplicit de la manifestation, comme un refletde lunit principielle elle-mme. Cest pourquoi les lois dun domaine infrieurpeuvent toujours tre prises pour symboliser ces ralits dun ordre suprieur, o ellesont leur raison profonde, qui est la fois leur principe et leur fin ; et nous pouvonsrappeler cette occasion, dautant plus que nous en trouverons ici mme desexemples, lerreur des modernes interprtations naturalistes des antiques doctrinestraditionnelles, interprtations qui renversent purement et simplement la hirarchiedes rapports entre les diffrents ordres de ralit. Ainsi, les symboles ou les mythesnont jamais eu pour rle, comme le prtend une thorie beaucoup trop rpandue denos jours, de reprsenter le mouvement des astres ; mais la vrit est quon y trouvesouvent des figures inspires de celui-ci destines exprimer analogiquement toutautre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les

    principes mtaphysiques dont elles dpendent. Ce que nous disons des phnomnesastronomiques, on peut le dire galement, et au mme titre, de tous les autres genresde phnomnes naturels: ces phnomnes, par l mme quils drivent de principessuprieurs et transcendants, sont vritablement des symboles de ceux-ci; et il estvident que cela naffecte en rien la ralit propre que ces phnomnes comme tels

    possdent dans lordre dexistence auquel ils appartiennent; tout au contraire, cestmme l ce qui fonde cette ralit, car, en dehors de leur dpendance lgard des

    principes, toutes choses ne seraient quun pur nant. Il en est des faits historiquescomme de tout le reste: eux aussi se conforment ncessairement la loi decorrespondance dont nous venons de parler et, par l mme, traduisent selon leurmode les ralits suprieures, dont ils ne sont en quelque sorte quune expressionhumaine; et nous ajouterons que cest ce qui fait tout leur intrt notre point de vue,entirement diffrent, cela va de soi, de celui auquel se placent les historiensprofanes (1). Ce caractre symbolique, bien que commun tous les faitshistoriques, doit tre particulirement net pour ceux qui relvent de ce quon peutappeler plus proprement lhistoire sacre; et cest ainsi quon le trouve

    notamment, dune faon trs frappante, dans toutes les circonstances de la vie duChrist. Si lon a bien compris ce que nous venons dexposer, on verra immdiatement1 La vrit historique elle-mme nest solide que quand elle drive du Principe (Tchoang-tseu, ch. XXV).

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    que non seulement ce nest pas l une raison pour nier la ralit de ces vnements etles traiter de mythes purs et simples, mais quau contraire ces vnementsdevaient tre tels et quil ne pouvait en tre autrement; comment pourrait-ondailleurs attribuer un caractre sacr qui serait dpourvu de toute significationtranscendante? En particulier, si le Christ est mort sur la croix, cest pouvons nous

    dire, en raison de la valeur symbolique que la croix possde en elle-mme et qui lui atoujours t reconnue par toutes les traditions; cest ainsi que, sans diminuer en riensa signification historique, on peut la regarder comme ntant que drive de cettevaleur symbolique mme.

    Une autre consquence de la loi de correspondance, cest la pluralit des sensinclus en tout symbole: une chose quelconque, en effet, peut tre considre commereprsentant non seulement les principes mtaphysiques, mais aussi les ralits detous les ordres qui sont suprieurs au sien, bien quencore contingents, car cesralits, dont elle dpend aussi plus ou moins directement, jouent par rapport elle le

    rle de

    causes secondes

    ; et leffet peut toujours tre pris comme un symbole de lacause, quelque degr que ce soit, parce que tout ce quil est nest que lexpressionde quelque chose qui est inhrent la nature de cette cause. Ces sens symboliquesmultiples et hirarchiquement superposs ne sexcluent nullement les uns les autres,

    pas plus quils nexcluent le sens littral; ils sont au contraire parfaitementconcordants entre eux, parce quils expriment en ralit les applications dun mme

    principe des ordres divers; et ainsi ils se compltent et se corroborent en sintgrantdans lharmonie de la synthse totale. Cest dailleurs l ce qui fait du symbolisme unlangage beaucoup moins troitement limit que le langage ordinaire, et ce qui rendseul apte lexpression et la communication de certaines vrits ; cest par l quilouvre des possibilits de conception vraiment illimites; cest pourquoi il constitue lelangage initiatique par excellence, le vhicule indispensable de tout enseignementtraditionnel.

    La croix a donc, comme tout symbole, des sens multiples ; mais notre intentionnest pas de les dvelopper tous galement ici, et il en est que nous ne feronsquindiquer occasionnellement. Ce que nous avons essentiellement en vue, en effet,cest le sens mtaphysique, qui est dailleurs le premier et le plus important de tous,

    puisque cest proprement le sens principiel; tout le reste nest quapplicationscontingentes et plus ou moins secondaires ; et, sil nous arrive denvisager certaines

    de ces applications, ce sera toujours, au fond, pour les rattacher lordremtaphysique, car cest l ce qui, nos yeux, les rend valables et lgitimes,conformment la conception, si compltement oublie du monde moderne, qui estcelle des sciences traditionnelles.

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    Chapitre premier

    La multiplicit des tats de ltre

    Un tre quelconque, que ce soit ltre humain ou tout autre, peut videmment treenvisag bien des points de vue diffrents, nous pouvons mme dire une indfinitde points de vue, dimportance fort ingale, mais tous galement lgitimes dans leursdomaines respectifs, la condition quaucun deux ne prtende dpasser ses limites

    propres, ni surtout devenir exclusif et aboutir la ngation des autres. Sil est vrai

    quil en est ainsi, et si par consquent on ne peut refuser aucun de ces points de vue,mme au plus secondaire et au plus contingent dentre eux, la place qui lui appartientpar le seul fait quil rpond quelque possibilit, il nest pas moins vident, dautrepart, que, au point de vue mtaphysique, qui seul nous intresse ici, la considrationdun tre sous son aspect individuel est ncessairement insuffisante, puisque qui ditmtaphysique dit universel. Aucune doctrine qui se borne la considration des tresindividuels ne saura donc mriter le nom de mtaphysique, quels que puissent tredailleurs son intrt et sa valeur dautres gards; une telle doctrine peut toujourstre dite proprement physique, au sens originel de ce mot, puisquelle se tientexclusivement dans le domaine de la nature, cest--dire de la manifestation, etencore avec cette restriction quelle nenvisage que la seule manifestation formelle,ou mme plus spcialement un des tats qui constituent celle-ci.

    Bien loin dtre en lui-mme une unit absolue et complte, comme le voudraientla plupart des philosophes occidentaux, et en tout cas les modernes sans exception,lindividu constitue en ralit quune unit relative et fragmentaire. Ce nest pas untout ferm et se suffisant lui-mme, un systme clos la faon de la monadede Leibnitz; et la notion de la substance individuelle, entendue en ce sens, et laquelle ces philosophes attachent en gnral une grande importance, na aucune

    porte proprement mtaphysique: au fond, ce nest pas autre chose que la notionlogique du sujet, et, si elle peut sans doute tre dun grand usage ce titre, elle ne

    peut lgitimement tre transporte au del des limites de ce point de vue spcial.Lindividu, mme envisag dans toute lextension dont il est susceptible, nest pas untre total, mais seulement un tat particulier de manifestation dun tre, tat soumis certaines conditions spciales et dtermines dexistence, et occupant une certaine

    place dans la srie indfinie des tats de ltre total. Cest la prsence de la formeparmi ces conditions dexistence qui caractrise un tat comme individuel; il va desoi, dailleurs, que cette forme ne doit pas tre conue ncessairement commespatiale, car elle nest telle que dans le seul monde corporel, lespace tant

    prcisment une des conditions qui dfinissent proprement celui-ci (1).Nous devons rappeler ici, au moins sommairement, la distinction fondamentale du

    1 VoirLHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. II et X.

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    Soi et du moi, ou de la personnalit et de lindividualit, sur laquellenous avons dj donn ailleurs toutes les explications ncessaires (1). Le Soi,avons-nous dit, est le principe transcendant et permanent dont ltre manifest, ltrehumain par exemple, nest quune modification transitoire et contingente,modification qui ne saurait dailleurs aucunement affecter le principe. Immuable en

    sa nature propre, il dveloppe ses possibilits dans toutes les modalits de ralisation,en multitude indfinie, qui sont pour ltre total autant dtats diffrents, tats dontchacun a ses conditions dexistence limitatives et dterminantes, et dont un seulconstitue la portion ou plutt la dtermination particulire de cet tre qui est lemoi ou lindividualit humaine. Du reste, ce dveloppement nen est un, vraidire, quautant quon lenvisage du ct de la manifestation, en dehors de laquelletout doit ncessairement tre en parfaite simultanit dans lternel prsent; cest

    pourquoi la permanente actualit du Soi nest pas affecte. Le Soi est ainsile principe par lequel existent, chacun dans son domaine propre, que nous pouvons

    appeler un degr dexistence, tous les tats de ltre

    ; et cela doit sentendre, nonseulement des tats manifests, individuels comme ltat humain ou supra-individuels, cest--dire, en dautres termes, formels ou informels, mais aussi, bienque le mot exister devienne alors impropre, des tats non manifests, comprenanttoutes les possibilits qui, par leur nature mme, ne sont susceptibles daucunemanifestation, en mme temps que les possibilits de manifestation elles-mmes enmode principiel; mais ce Soi lui-mme nest que par soi, nayant et ne pouvantavoir, dans lunit totale et indivisible de sa nature intime, aucun principe qui lui soitextrieur.

    Nous venons de dire que le mot exister ne peut pas sappliquer proprement aunon-manifest, cest--dire en somme ltat principiel ; en effet, pris dans son sensstrictement tymologique (du latin ex-stare), ce mot indique ltre dpendant lgard dun principe autre que lui-mme, ou, en dautres termes, celui qui na pas enlui-mme sa raison suffisante, cest--dire ltre contingent, qui est la mme choseque ltre manifest (2). Lorsque nous parlerons de lExistence, nous entendrons donc

    par l la manifestation universelle, avec tous les tats ou degrs quelle comporte,degrs dont chacun peut tre dsign galement comme un monde, et qui sont enmultiplicit indfinie; mais ce terme ne conviendrait plus au degr de ltre pur,

    principe de toute la manifestation et lui mme non-manifest, ni, plus forte raison,

    ce qui est au del de ltre mme.Nous pouvons poser en principe, avant toutes choses, que lExistence, envisage

    universellement suivant la dfinition que nous venons den donner, est unique dans sanature intime, comme ltre est un en soi-mme, et en raison prcisment de cetteunit, puisque lExistence universelle nest rien dautre que la manifestation intgralede ltre, ou, pour parler plus exactement, la ralisation, en mode manifest, de toutesles possibilits que ltre comporte et contient principiellement dans son unit mme.Dautre part, pas plus que lunit de ltre sur laquelle elle est fonde, cette

    1 Ibid., ch. II2 Il rsulte de l que, rigoureusement parlant, lexpression vulgaire existence de Dieu est un non-sens, que

    lon entende dailleurs par Dieu, soit ltre comme on le fait le plus souvent soit, plus forte raison, le PrincipeSuprme qui est au del de ltre.

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    unicit de lExistence, sil nous est permis demployer ici un terme qui peutparatre un nologisme (1), nexclut la multiplicit des modes de la manifestation ounen est affecte, puisquelle comprend galement tous ces modes par l mme quilssont galement possibles, cette possibilit impliquant que chacun deux doit treralis selon les conditions qui lui sont propres. Il rsulte de l que lExistence, dans

    son unicit, comporte, comme nous lavons dj indiqu tout lheure, uneindfinit de degrs, correspondant tous les modes de la manifestation universelle;et cette multiplicit indfinie des degrs de lExistence implique corrlativement,

    pour un tre quelconque envisag dans sa totalit, une multiplicit pareillementindfinie dtats possibles, dont chacun doit se raliser dans un degr dtermin delExistence.

    Cette multiplicit des tats de ltre, qui est une vrit mtaphysiquefondamentale, est vraie dj lorsque nous nous bornons considrer les tats demanifestation, comme nous venons de le faire ici, et comme nous devons le faire ds

    lors quil sagit seulement de lExistence

    ; elle est donc vraie a fortiori si lonconsidre la fois les tats de manifestation et les tats de non-manifestation, donttout lensemble constitue ltre total, envisag alors, non plus dans le seul domaine delExistence, mme pris dans toute lintgralit de son extension, mais dans ledomaine illimit de la Possibilit universelle. Il doit tre bien compris, en effet, quelExistence ne renferme que les possibilits de manifestation, et encore avec larestriction que ces possibilits ne sont conues alors quen tant quelles semanifestent effectivement, puisque, tant quelles ne se manifestent pas, cest--dire

    principiellement, elles sont au degr de ltre. Par consquent, lExistence est loindtre toute la Possibilit, conue comme vritablement universelle et totale, endehors et au del de toutes les limitations, y compris mme cette premire limitationqui constitue la dtermination la plus primordiale de toutes, nous voulons direlaffirmation de ltre pur (2).

    Quand il sagit des tats de non-manifestation dun tre, il faut encore faire unedistinction entre le degr de ltre et ce qui est au del; dans ce dernier cas, il estvident que le terme dtre lui-mme ne peut plus tre rigoureusement appliqudans son sens propre; mais nous sommes cependant oblig, en raison de laconstitution mme du langage, de le conserver dfaut dun autre plus adquat, en nelui attribuant plus alors quune valeur purement analogique et symbolique, sans quoi

    il nous serait tout fait impossible de parler dune faon quelconque de ce dont ilsagit. Cest ainsi que nous pourrons continuer parler de ltre total comme tant enmme temps manifest dans certains de ses tats et non-manifest dans dautres tats,sans que cela implique aucunement que, pour ces derniers, nous devions nous arrter la considration de ce qui correspond au degr qui est proprement celui de ltre(3).

    1 Ce terme est celui qui nous permet de rendre le plus exactement lexpression arabe quivalente Wahdatul-wujd. Sur la distinction quil y a lieu de faire entre l unicit de lExistence, lunit de ltre et la non-dualit du Principe Suprme, lireLHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. VI.

    2 Il est remarquer que les philosophes, pour difier leurs systmes prtendent toujours, consciemment ou non,imposer quelque limitation la Possibilit universelle, ce qui est contradictoire, mais ce qui est exig par la

    constitution mme dun systme comme tel; il pourrait mme tre assez curieux de faire lhistoire des diffrentesthories philosophiques modernes, qui sont celles qui prsentent au plus haut degr ce caractre systmatique, en se

    plaant ce point de vue des limitations supposes de la Possibilit universelle.3 Sur ltat qui correspond au degr de ltre et ltat inconditionn qui est au del de ltre, voirLHomme et

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    Les tats de non-manifestation sont essentiellement extra-individuels, et, de mmeque le Soi principiel dont ils ne peuvent tre spars, ils ne sauraient en aucunefaon tre individualiss; quant aux tats de manifestation, certains sont individuels,tandis que dautres sont non-individuels, diffrence qui correspond, suivant ce quenous avons indiqu, la distinction de la manifestation formelle et de la

    manifestation informelle. Si nous considrons en particulier le cas de lhomme, sonindividualit actuelle, qui constitue proprement parler ltat humain, nest quuntat de manifestation parmi une indfinit dautres, qui doivent tre tous conuscomme galement possibles et, par l mme, comme existant au moins virtuellement,sinon comme effectivement raliss pour ltre que nous envisageons, sous un aspectrelatif et partiel, dans cet tat individuel humain.

    son devenir selon le Vdnta, ch. XIV et XV, 3e d.

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    Chapitre II

    LHomme Universel

    La ralisation effective des tats multiples de ltre se rfre la conception de ceque diffrentes doctrines traditionnelles, et notamment lsotrisme islamique,dsigne comme lHomme Universel (1), conception qui, comme nous lavons ditailleurs, tablit lanalogie constitutive de la manifestation universelle et de samodalit individuelle humaine, ou, pour employer le langage de lhermtisme

    occidental, du macrocosme et du microcosme (2

    ). Cette notion peut dailleurstre envisage diffrents degrs et avec des extensions diverses, la mme analogiedemeurant valable dans tous ces cas (3): ainsi, elle peut tre restreinte lhumanitelle-mme, envisage soit dans sa nature spcifique, soit mme dans son organisationsociale, car cest sur cette analogie que repose essentiellement, entre autresapplications, linstitution des castes (4). un autre degr, dj plus tendu, la mmenotion peut embrasser le domaine dexistence correspondant tout lensemble duntat dtre dtermin, quel que soit dailleurs cet tat (5); mais cette signification,surtout sil sagit de ltat humain, mme pris dans le dveloppement intgral detoutes ses modalits, ou dun autre tat individuel, nest encore proprement quecosmologique, et ce que nous devons envisager essentiellement ici, cest unetransposition mtaphysique de la notion de lhomme individuel, transposition qui doittre effectue dans le domaine extra-individuel et supra-individuel. En ce sens, et silon se rfre ce que nous rappelions tout lheure, la conception de l HommeUniversel sappliquera tout dabord, le plus ordinairement, lensemble des tats demanifestation; mais on peut la rendre encore plus universelle, dans la plnitude de lavraie acception de ce mot, en ltendant galement aux tats de non-manifestation,donc la ralisation complte et parfaite de ltre total, celui-ci tant entendu dans lesens suprieur que nous avons indiqu prcdemment, toujours avec la rserve que le

    1 LHomme Universel (en arabeEl-Insnul-kmil) est lAdam Qadmn de la Qabbalah hbraque; cest aussile Roi (Wang) de la tradition extrme-orientale (Tao-te-king, XXV). Il existe, dans lsotrisme islamique,un assez grand nombre de traits de diffrents auteurs surEl-Insnul-kmil; nous mentionnerons seulement ici,comme plus particulirement importants notre point de vue, ceux de Mohyiddin ibn Arabi et dAbdul-Karm El-Jli.

    2 Nous nous sommes dj expliqu ailleurs sur lemploi que nous faisons de ces termes, ainsi que de certainsautres pour lesquels nous estimons navoir pas nous proccuper davantage de labus qui a pu en tre fait parfois(LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. II et IV). Ces termes, dorigine grecque, ont aussi en arabe leursquivalents exacts (El-Kawnul-kebiretEl-Kawnu-eghir), qui sont pris dans la mme acception.

    3 On pourrait faire une remarque semblable en ce qui concerne la thorie des cycles, qui nest au fond quuneautre expression des tats dexistence: tout cycle secondaire reproduit en quelque sorte, une moindre chelle, des

    phases correspondantes celles du cycle plus tendu auquel il est subordonn.4 Cf. lePurusha-Skta duRig-Vda, X, 90.5 ce sujet, et propos du Vaishwnara de la tradition hindoue, voirLHomme et son devenir selon le Vdnta,

    ch. XII.

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    terme tre lui-mme ne peut plus tre pris alors que dans une significationpurement analogique.

    Il est essentiel de remarquer ici que toute transposition mtaphysique du genre decelle dont nous venons de parler doit tre regarde comme lexpression duneanalogie au sens propre de ce mot; et nous rappellerons, pour prciser ce quil faut

    entendre par l, que toute vritable analogie doit tre applique en sens inverse : cestce que figure le symbole bien connu du sceau de Salomon, form de lunion dedeux triangles opposs (1). Ainsi, par exemple, de mme que limage dun objet dansun miroir est inverse par rapport lobjet, ce qui est le premier ou le plus grand danslordre principiel est, du moins en apparence, le dernier ou le plus petit dans lordrede la manifestation (2). Pour prendre des termes de comparaison dans le domainemathmatique, comme nous lavons fait ce propos afin de rendre la chose plusaisment comprhensible, cest ainsi que le point gomtrique est nulquantitativement et noccupe aucun espace, bien quil soit (et ceci sera prcisment

    expliqu plus compltement par la suite) le principe par lequel est produit lespacetout entier, qui nest que le dveloppement ou lexpansion de ses propres virtualits.Cest ainsi galement que lunit arithmtique est le plus petit des nombres si onlenvisage comme situe dans leur multiplicit, mais quelle est le plus grand en

    principe, puisquelle les contient tous virtuellement et produit toute leur srie par laseule rptition indfinie delle-mme.

    Il y a donc analogie, mais non pas similitude, entre lhomme individuel, trerelatif et incomplet, qui est pris ici comme type dun certain mode dexistence, oumme de toute existence conditionne, et ltre total, inconditionn et transcendant

    par rapport tous les modes particuliers et dtermins dexistence, et mme parrapport lExistence pure et simple, tre total que nous dsignons symboliquementcomme lHomme Universel. En raison de cette analogie, et pour appliquer ici,toujours titre dexemple, ce que nous venons dindiquer, on pourra dire que, silHomme Universel est le principe de toute la manifestation, lhomme individueldevra tre en quelque faon, dans son ordre, la rsultante et comme laboutissement,et cest pourquoi toutes les traditions saccordent le considrer en effet commeform par la synthse de tous les lments et de tous les rgnes de la nature (3). Il fautquil en soit ainsi pour que lanalogie soit exacte, et elle lest effectivement; mais,

    pour la justifier compltement, et avec elle la dsignation mme de lHomme

    Universel, il faudrait exposer, sur le rle cosmogonique qui est propre ltrehumain, des considrations qui, si nous voulions leur donner tout le dveloppementquelles comportent, scarteraient un peu trop du sujet que nous nous proposons detraiter plus spcialement, et qui trouveront peut-tre mieux leur place en quelqueautre occasion. Nous nous bornerons donc, pour le moment, dire que ltre humaina, dans le domaine dexistence individuelle qui est le sien, un rle que lon peut

    1 Voiribid., ch. I et III.2 Nous avons montr que ceci se trouve trs nettement exprim a la fois dans des textes tirs les uns des

    Upanishads et les autres de lvangile.3 Signalons notamment, cet gard, la tradition islamique relative la cration des anges et celle de lhomme.

    Il va sans dire que la signification relle de ces traditions na absolument rien de commun avec aucuneconception transformiste, ou mme simplement volutionniste, au sens le plus gnral de ce mot, ni avecaucune des fantaisies modernes qui sinspirent plus ou moins directement de telles conceptions antitraditionnelles.

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    vritablement qualifier de central par rapport tous les autres tres qui se situentpareillement dans ce domaine; ce rle fait de lhomme lexpression la plus compltede ltat individuel considr, dont toutes les possibilits sintgrent pour ainsi dire enlui, au moins sous un certain rapport, et la condition de le prendre, non pas dans laseule modalit corporelle, mais dans lensemble de toutes ses modalits, avec

    lextension indfinie dont elles sont susceptibles (1

    ). Cest l que rsident les raisonsles plus profondes parmi toutes celles sur lesquelles peut se baser lanalogie que nousenvisageons; et cest cette situation particulire qui permet de transposer valablementla notion mme de lhomme, plutt que celle de tout autre tre manifest dans lemme tat, pour la transformer en la conception traditionnelle de lHommeUniversel (2).

    Nous ajouterons encore une remarque qui est des plus importantes: cest quelHomme Universel nexiste que virtuellement, et en quelque sorte ngativement, la faon dun archtype idal, tant que la ralisation effective de ltre total ne lui a

    pas donn lexistence actuelle et positive

    ; et cela est vrai pour tout tre, quel quilsoit, considr comme effectuant ou devant effectuer une telle ralisation (3). Disonsdailleurs, pour carter tout malentendu, quune telle faon de parler qui prsentecomme successif ce qui est essentiellement simultan en soi, nest valable quautantquon se place au point de vue spcial dun tat de manifestation de ltre, cet tattant pris comme point de dpart de la ralisation. Dautre part, il est vident que desexpressions comme celles dexistence ngative et dexistence positive nedoivent pas tre prises la lettre, l o la notion mme d existence ne sapplique

    proprement que dans une certaine mesure et jusqu un certain point; mais lesimperfections qui sont inhrentes au langage, par le fait mme quil est li auxconditions de ltat humain et mme plus particulirement de sa modalit corporelleet terrestre, ncessitent souvent lemploi, avec quelques prcautions, dimagesverbales de ce genre, sans lesquelles il serait tout fait impossible de se fairecomprendre, surtout dans des langues aussi peu adaptes lexpression des vritsmtaphysiques que le sont les langues occidentales.

    1 La ralisation de lindividualit humaine intgrale correspond l tat primordial, dont nous avons eusouvent parler dj, et qui est appel tat dnique dans la tradition judo-chrtienne.

    2 Nous rappelons, pour viter toute quivoque, que nous prenons toujours le mot transformation dans sonsens strictement tymologique, qui est celui de passage au del de la forme, donc au del de tout ce quiappartient lordre des existences individuelles.

    3 En un certain sens, ces deux tats ngatif et positif de l Homme Universel correspondent respectivement,

    dans le langage de la tradition judo-chrtienne, ltat pralable la chute et ltat conscutif lardemption; ce sont donc, ce point de vue, les deux Adam dont parle saint Paul ( 1re ptre aux Corinthiens,XV), ce qui montre en mme temps le rapport de l Homme Universel avec le Logos (Cf.Autorit spirituelle etpouvoir temporel, 2e d., p. 98).

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    Chapitre III

    Le symbolisme mtaphysique de la Croix

    La plupart des doctrines traditionnelles symbolisent la ralisation de lHommeUniversel par un signe qui est partout le mme, parce que, comme nous le disionsau dbut, il est de ceux qui se rattachent directement la Tradition primordiale: cestle signe de la croix, qui reprsente trs nettement la faon dont cette ralisation estatteinte par la communion parfaite de la totalit des tats de ltre, harmoniquement

    et conformment hirarchiss, en panouissement intgral dans les deux sens delampleur et de lexaltation (1). En effet, ce double panouissement de ltrepeut tre regard comme seffectuant, dune part, horizontalement, cest--dire uncertain niveau ou degr dexistence dtermin, et dautre part, verticalement, cest--dire dans la superposition hirarchique de tous les degrs. Ainsi, le sens horizontalreprsente lampleur ou lextension intgrale de lindividualit prise comme basede la ralisation, extension qui consiste dans le dveloppement indfini dunensemble de possibilits soumises certaines conditions spciales de manifestation ;et il doit tre bien entendu que, dans le cas de ltre humain, cette extension nestnullement limite la partie corporelle de lindividualit, mais comprend toutes lesmodalits de celle-ci, ltat corporel ntant proprement quune de ces modalits. Lesens vertical reprsente la hirarchie, indfinie aussi et plus forte raison, des tatsmultiples, dont chacun, envisag de mme dans son intgralit, est un de cesensembles de possibilits, se rapportant autant de mondes ou de degrs, qui sontcompris dans la synthse totale de lHomme Universel (2). Dans cettereprsentation cruciale, lexpansion horizontale correspond donc lindfinit desmodalits possibles dun mme tat dtre considr intgralement, et lasuperposition verticale la srie indfinie des tats de ltre total.

    Il va de soi, dailleurs, que ltat dont le dveloppement est figur par la ligne

    1 Ces termes sont emprunts au langage de lsotrisme islamique, qui est particulirement prcis sur ce point. Dans le monde occidental, le symbole de la Rose-Croix a eu exactement le mme sens, avant quelincomprhension moderne ne donne lieu toutes sortes dinterprtations bizarres ou insignifiantes; lasignification de la rose sera explique plus loin.

    2 Lorsque lhomme, dans le degr universel, sexalte vers le sublime, lorsque surgissent en lui les autresdegrs (tats non-humains) en parfait panouissement, il est lHomme Universel. Lexaltation ainsi quelampleur ont atteint leur plnitude dans le Prophte (qui est ainsi identique l Homme Universel) (ptre surla Manifestation du Prophte, par le Sheikh Mohammed ibn Fadlallah El-Hindi). Ceci permet de comprendrecette parole qui fut prononce, il y a une vingtaine dannes, par un personnage occupant alors dans lIslam, mmeau simple point de vue exotrique, un rang fort lev : Si les Chrtiens ont le signe de la croix, les Musulmans enont la doctrine. Nous ajouterons que, dans lordre sotrique, le rapport de l Homme Universel avec le Verbe

    dune part et avec le Prophte dautre part ne laisse subsister, quant au fond mme de la doctrine, aucunedivergence relle entre le Christianisme et lIslam, entendus lun et lautre dans leur vritable signification. Ilsemble que la conception du Vohu-Mana, chez les anciens Perses, ait correspondu aussi celle de l HommeUniversel.

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    horizontale peut tre un tat quelconque; en fait ce sera ltat dans lequel se trouveactuellement, quant sa manifestation, ltre qui ralise l Homme Universel, tatqui est pour lui le point de dpart et le support ou la base de cette ralisation. Touttat, quel quil soit, peut fournir un tre une telle base, ainsi quon le verra plusclairement par la suite; si nous considrons plus particulirement cet gard ltat

    humain, cest que celui-ci, tant le ntre, nous concerne plus directement, de sorteque le cas auquel nous avons surtout affaire est celui des tres qui partent de cet tatpour effectuer la ralisation dont il sagit; mais il doit tre bien entendu que, au pointde vue mtaphysique pur, ce cas ne constitue en aucune faon un cas privilgi.

    On doit comprendre ds maintenant que la totalisation effective de ltre, tant audel de toute condition, est la mme chose que ce que la doctrine hindoue appelle laDlivrance (Moksha), ou que ce que lsotrisme islamique appelle lIdentitSuprme (1). Dailleurs, dans cette dernire forme traditionnelle, il est enseign quelHomme Universel, en tant quil est reprsent par lensemble Adam-ve, a le

    nombre dAllah, ce qui est bien une expression de l

    Identit Suprme

    (

    2

    ). Il fautfaire ce propos une remarque qui est assez importante, car on pourrait objecter quela dsignation dAdam-ve, bien quelle soit assurment susceptible detransposition, ne sapplique cependant, dans son sens propre, qu ltat humain

    primordial: cest que, si lIdentit Suprme nest ralise effectivement que dansla totalisation des tats multiples, on peut dire quelle est en quelque sorte ralisedj virtuellement au stade dnique, dans lintgration de ltat humain ramen son centre originel, centre qui est dailleurs, comme on le verra, le point decommunication directe avec les autres tats (3).

    Du reste, on pourrait dire aussi que lintgration de ltat humain, ou de nimportequel autre tat, reprsente, dans son ordre et son degr, la totalisation mme deltre; ceci se traduira trs nettement dans le symbolisme gomtrique que nousallons exposer. Sil en est ainsi, cest quon peut retrouver en toutes choses,notamment dans lhomme individuel, et mme plus particulirement encore danslhomme corporel, la correspondance et comme la figuration de lHommeUniversel, chacune des parties de lUnivers, quil sagisse dun monde ou dun tre

    particulier, tant partout et toujours analogue au tout. Aussi un philosophe tel queLeibnitz a-t-il eu raison, assurment, dadmettre que toute substance individuelle(avec les rserves que nous avons faites plus haut sur la valeur de cette expression)

    doit contenir en elle-mme une reprsentation intgrale de lUnivers, ce qui est uneapplication correcte de lanalogie du macrocosme et du microcosme (4); mais,

    1 Voir ce sujet les derniers chapitres deLHomme et son devenir selon le Vdnta.2 Ce nombre, qui est 66, est donn par la somme des valeurs numriques des lettres formant les noms Adam wa

    Haw. Suivant la Gense hbraque, lhomme, cr mle et femelle, cest--dire dans un tat androgynique, est limage de Dieu; et, daprs la tradition islamique, Allah ordonna aux anges dadorer lhomme (Qorn, II,34; XVII, 61; XVIII, 50). Ltat androgynique originel est ltat humain complet, dans lequel lescomplmentaires, au lieu de sopposer, squilibrent parfaitement ; nous aurons revenir sur ce point dans la suite.

    Nous ajouterons seulement ici, que, dans la tradition hindoue, une expression de cet tat se trouve contenuesymboliquement dans le mot Hamsa, o les deux ples complmentaires de ltre sont, en outre, mis encorrespondance avec les deux phases de la respiration, qui reprsentent celles de la manifestation universelle.

    3 Les deux stades que nous indiquons ici dans la ralisation de l Identit Suprme correspondent ladistinction que nous avons dj faite ailleurs entre ce que nous pouvons appeler l immortalit effective etlimmortalit virtuelle (voirLHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XVIII, 3e d.)

    4 Nous avons eu dj loccasion de signaler que Leibnitz, diffrent en cela des autres philosophes modernes,

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    en se bornant la considration de la substance individuelle et en voulant en faireltre mme, un tre complet et mme ferm, sans aucune communication relle avecquoi que ce soit qui le dpasse, il sest interdit de passer du sens de l ampleur celui de lexaltation, et ainsi il a priv sa thorie de toute porte mtaphysiquevritable (1). Notre intention nest nullement dentrer ici dans ltude des conceptions

    philosophiques, quelles quelles puissent tre, non plus que de toute autre choserelevant pareillement du domaine profane; mais cette remarque se prsentait toutnaturellement nous, comme une application presque immdiate de ce que nousvenons de dire sur les deux sens selon lesquels seffectue lpanouissement de ltretotal.

    Pour en revenir au symbolisme de la croix, nous devons noter encore que celle-ci,outre la signification mtaphysique et principielle dont nous avons exclusivement

    parl jusquici, a divers autres sens plus ou moins secondaires et contingents; et ildoit normalement en tre ainsi, daprs ce que nous avons dit, dune faon gnrale,

    de la pluralit des sens inclus en tout symbole. Avant de dvelopper la reprsentationgomtrique de ltre et de ses tats multiples, telle quelle est renfermesynthtiquement dans le signe de la croix, et pntrer dans le dtail de cesymbolisme, assez complexe quand on veut le pousser aussi loin quil est possible,nous parlerons quelque peu de ces autres sens, car, bien que les considrationsauxquelles ils se rapportent ne fassent pas lobjet propre du prsent expos, tout celaest pourtant li dune certaine faon, et parfois mme plus troitement quon ne seraittent de le croire, toujours en raison de cette loi de correspondance que nous avonssignale ds le dbut comme le fondement mme de tout symbolisme.

    avait eu quelques donnes traditionnelles, dailleurs assez lmentaires et incompltes, et que, en juger parlusage quil en fait, il ne semble pas avoir toujours parfaitement comprises.

    1 Un autre dfaut capital de la conception de Leibnitz, dfaut qui, dailleurs, est peut-tre li plus ou moinstroitement celui-l, est lintroduction du point de vue moral dans des considrations dordre universel o il na

    rien voir, par le principe du meilleur dont ce philosophe a prtendu faire la raison suffisante de touteexistence. Ajoutons encore, ce propos, que la distinction du possible et du rel, telle que Leibnitz veut ltablir,ne saurait avoir aucune valeur mtaphysique, car tout ce qui est possible est par l mme rel selon son mode

    propre.

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    Chapitre IV

    Les directions de lespace

    Certains crivains occidentaux, prtentions plus ou moins initiatiques, ont vouludonner la croix une signification exclusivement astronomique, disant quelle estun symbole de la jonction cruciale que forme lcliptique avec lquateur, et aussiune image des quinoxes, lorsque le soleil, dans sa course annuelle, couvresuccessivement ces deux points (1). vrai dire, si elle est cela, cest que, comme

    nous lindiquions plus haut, les phnomnes astronomiques peuvent eux-mmes, unpoint de vue plus lev, tre considrs comme des symboles, et quon peut yretrouver ce titre, aussi bien que partout ailleurs, cette figuration de l HommeUniversel laquelle nous faisions allusion dans le prcdent chapitre; mais, si ces

    phnomnes sont des symboles, il est vident quils ne sont pas la chose symbolise,et que le fait de les prendre pour celle-ci constitue un renversement des rapportsnormaux entre les diffrents ordres de ralits (2). Lorsque nous trouvons la figure dela croix dans les phnomnes astronomiques ou autres, elle a exactement la mmevaleur symbolique que celle que nous pouvons tracer nous-mmes (3); cela prouveseulement que le vritable symbolisme, loin dtre invent artificiellement parlhomme, se trouve dans la nature mme, ou, pour mieux dire, que la nature toutentire nest quun symbole des ralits transcendantes.

    Mme en rtablissant ainsi linterprtation correcte de ce dont il sagit, les deuxphrases que nous venons de citer comprennent lune et lautre une erreur: en effet,dune part, lcliptique et lquateur ne forment pas la croix, car ces deux plans ne secoupent pas angle droit; dautre part, les deux points quinoxiaux sont videmment

    joints par une seule ligne droite, de sorte que, ici, la croix apparat moins encore. Cequil faut considrer en ralit, cest, dune part, le plan de lquateur et laxe qui,

    joignant les ples, est perpendiculaire ce plan; ce sont, dautre part, les deux lignesjoignant respectivement les deux points solsticiaux et les deux points quinoxiaux;nous avons ainsi ce quon peut appeler, dans le premier cas, la croix verticale, et,dans le second, la croix horizontale. Lensemble de ces deux croix, qui ont le mmecentre, forme la croix trois dimensions, dont les branches sont orientes suivant les

    1 Ces citations sont empruntes, titre dexemple trs caractristique, un auteur maonnique bien connu, J.-M.Ragon (Rituel du grade de Rose-Croix, pp. 25-28).

    2 Il est peut-tre bon de rappeler encore ici, quoique nous layons dj fait en dautres occasions, que cest cetteinterprtation astronomique, toujours insuffisante en elle-mme, et radicalement fausse quand elle prtend treexclusive, qui a donn naissance la trop fameuse thorie du mythe solaire, invente vers la fin du XVIIIesicle par Dupuis et Volney, puis reproduite plus tard par Max Mller, et encore de nos jours par les principaux

    reprsentants dune soi-disant science des religions quil nous est tout fait impossible de prendre au srieux.3 Remarquons, dailleurs, que le symbole garde toujours sa valeur propre, mme lorsquil est trac sans intention

    consciente, comme il arrive notamment quand certains symboles incompris sont conservs simplement titredornementation.

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    six directions de lespace (1); celles-ci correspondent aux six points cardinaux, qui,avec le centre lui-mme, forment le septnaire.

    Nous avons eu loccasion de signaler ailleurs limportance attribue par lesdoctrines orientales ces sept rgions de lespace, ainsi que leur correspondance aveccertaines priodes cycliques (2); nous croyons utile de reproduire ici un texte que

    nous avons cit alors et qui montre que la mme chose se trouve aussi dans lestraditions occidentales; Clment dAlexandrie dit que de Dieu, Cur delUnivers, partent les tendues indfinies qui se dirigent, lune en haut, lautre en

    bas, celle-ci droite, celle-l gauche, lune en avant et lautre en arrire; dirigeantson regard vers ces six tendues comme vers un nombre toujours gal, il achve lemonde; il est le commencement et la fin (lalpha et lmga); en lui sachvent lessix phases du temps, et cest de lui quelles reoivent leur extension indfinie; cestl le secret du nombre 7 (3).

    Ce symbolisme est aussi celui de la Qabbalah hbraque, qui parle du Saint

    Palais

    ou

    Palais intrieur

    comme situ au centre des six directions de lespace.Les trois lettres du Nom divinJehovah (4), par leur sextuple permutation suivant cessix directions, indiquent limmanence de Dieu au sein du Monde, cest--dire lamanifestation duLogos au centre de toutes choses, dans le point primordial dont lestendues indfinies ne sont que lexpansion ou le dveloppement: Il forma duThohu (vide) quelque chose et fit de ce qui ntait pas ce qui est. Il tailla de grandescolonnes de lther insaisissable (5). Il rflchit, et la Parole (Memra) produisit toutobjet et toutes choses par son Nom Un (6). Ce point primordial do est profre laParole divine ne se dveloppe pas seulement dans lespace comme nous venons de ledire, mais aussi dans le temps; il est le Centre du Monde sous tous les rapports,cest--dire quil est la fois au centre des espaces et au centre des temps. Ceci, bienentendu, si on le prend au sens littral, ne concerne que notre monde, le seul dont lesconditions dexistence soient directement exprimables en langage humain; ce nestque le monde sensible qui est soumis lespace et au temps; mais, comme il sagit enralit du Centre de tous les mondes, on peut passer lordre supra-sensible eneffectuant une transposition analogique dans laquelle lespace et le temps ne gardent

    plus quune signification purement symbolique.Nous avons vu quil est question, chez Clment dAlexandrie, de six phases du

    temps, correspondant respectivement aux six directions de lespace: ce sont, comme

    nous lavons dit, six priodes cycliques, subdivisions dune autre priode plus1 Il ne faut pas confondre directions et dimensions de lespace: il y a six directions, mais seulement trois

    dimensions, dont chacune comporte deux directions diamtralement opposes. Cest ainsi que la croix dont nousparlons a six branches, mais est forme seulement de trois droites dont chacune est perpendiculaire aux deuxautres; chaque branche est, suivant le langage gomtrique, une demi-droite dirige dans un certain sens

    partir du centre.2 Le Roi du Monde, ch. VII.3 P. Vulliaud,La Kabbale juive, t. Ier, pp. 215-216.4 Ce Nom est form de quatre lettres, iod he vau he, mais parmi lesquelles il nen est que trois distinctes, le he

    tant rpt deux fois.5 Il sagit des colonnes de larbre sphirothique: colonne du milieu, colonne de droite et colonne de gauche ;

    nous y reviendrons plus loin. Il est essentiel de noter, dautre part, que l ther dont il est question ici ne doit pas

    tre entendu seulement comme le premier lment du monde corporel, mais aussi dans un sens suprieur obtenupar transposition analogique, comme il arrive galement pour lksha de la doctrine hindoue (voirLHomme etson devenir selon le Vdnta, ch. III).

    6 Sepher Ietsirah, IV, 5.

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    gnrale, et parfois reprsentes comme six millnaires. Le Zohar, de mme que leTalmud, partage en effet la dure du monde en priodes millnaires. Le mondesubsistera pendant six mille ans auxquels font allusion les six premiers mots de laGense (1); et ces six millnaires sont analogues aux six jours de la cration (2).Le septime millnaire, comme le septime jour, est le Sabbath, cest--dire la

    phase de retour au Principe, qui correspond naturellement au centre, considrcomme septime rgion de lespace. Il y a l une sorte de chronologie symbolique,qui ne doit videmment pas tre prise la lettre, pas plus que celles que lonrencontre dans dautres traditions; Josphe (3) remarque que six mille ans forment dixgrandes annes, la grande anne tant de six sicles (cest le Naros desChaldens); mais, ailleurs, ce quon dsigne par cette mme expression est une

    priode beaucoup plus longue, dix ou douze mille ans chez les Grecs et les Perses.Cela, dailleurs, nimporte pas ici, o il ne sagit nullement de calculer la dure rellede notre monde, ce qui exigerait une tude approfondie de la thorie hindoue des

    Manvantaras

    ; comme ce nest pas l ce que nous nous proposons prsentement, ilsuffit de prendre ces divisions avec leur valeur symbolique. Nous dirons doncseulement quil peut sagir de six phases indfinies, donc de dure indtermine, plusune septime qui correspond lachvement de toutes choses et leur rtablissementdans ltat premier (4).

    Revenons la doctrine cosmogonique de la Qabbalah, telle quelle est exposedans le Sepher Ietsirah: Il sagit, dit M. Vulliaud, du dveloppement partir de laPense jusqu la modification du Son (la Voix), de limpntrable aucomprhensible. On observera que nous sommes en prsence dun expossymbolique du mystre qui a pour objet la gense universelle et qui se relie aumystre de lunit. En dautres passages, cest celui du point qui se dveloppe pardes lignes en tous sens (5), et qui ne devient comprhensible que par le Palaisintrieur. Cest celui de linsaisissable ther (Avir), o se produit la concentration,do mane la lumire (Aor) (6). Le point est effectivement symbole de lunit; ilest le principe de ltendue, qui nexiste que par son rayonnement (le videantrieur ntant que pure virtualit), mais il ne devient comprhensible quen sesituant lui-mme dans cette tendue, dont il est alors le centre, ainsi que nouslexpliquerons plus compltement par la suite. Lmanation de la lumire, qui donnesa ralit ltendue, faisant du vide quelque chose et de ce qui ntait pas ce qui

    est, est une expansion qui succde la concentration; ce sont l les deux phasesdaspiration et dexpiration dont il est si souvent question dans la doctrine hindoue, etdont la seconde correspond la production du monde manifest; et il y a lieu de noterlanalogie qui existe aussi, cet gard, avec le mouvement du cur et la circulationdu sang dans ltre vivant. Mais poursuivons: La lumire (Aor) vit du mystre delther (Avir). Le point cach fut manifest, cest--dire la lettre iod (7). Cette lettre

    1 Siphra di-Tseniutha: Zohar, II, 176 b.2 Rappelons ici la parole biblique: Mille ans sont comme un jour au regard du Seigneur.3 Antiquits judaques, I, 4.4 Ce dernier millnaire est sans doute assimilable au rgne de mille ans dont il est parl dans lApocalypse.5 Ces lignes sont reprsentes comme les cheveux de Shiva dans la tradition hindoue.6 La Kabbale juive, t. Ier, p. 217.7 Ibid., t. Ier, p. 217.

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    reprsente hiroglyphiquement le Principe, et on dit que delle sont formes toutes lesautres lettres de lalphabet hbraque, formation qui, suivant le Sepher Ietsirah,symbolise celle mme du monde manifest (1). On dit aussi que le point primordialincomprhensible, qui est lUn non-manifest, en forme trois qui reprsentent leCommencement, le Milieu et la Fin (2), que ces trois points runis constituent la lettre

    iod, qui est ainsi lUn manifest (ou plus exactement affirm en tant que principe dela manifestation universelle), ou, pour parler le langage thologique, Dieu se faisantCentre du Monde par son Verbe. Quand ce iod a t produit, dit le Sepher

    Ietsirah, ce qui resta de ce mystre ou de lAvir(lther) cach futAor(la lumire);et, en effet, si lon enlve le ioddu motAvir, il resteAor.

    M. Vulliaud cite, sur ce sujet, le commentaire de Mose de Lon: Aprs avoirrappel que le Saint, bni soit-il, inconnaissable, ne peut-tre saisi que daprs sesattributs (middoth) par lesquels Il a cr les mondes (3), commenons par lexgsedu premier mot de la Thorah: Bereshit (4). Danciens auteurs nous ont appris

    relativement ce mystre qui est cach dans le degr suprme, lther pur etimpalpable. Ce degr est la somme totale de tous les miroirs postrieurs (cest--direextrieurs par rapport ce degr lui-mme) (5). Ils en procdent par le mystre du

    point qui est lui-mme un degr cach et manant du mystre de lther pur etmystrieux (6). Le premier degr, absolument occulte (cest--dire non-manifest), ne

    peut tre saisi (7). De mme, le mystre du point suprme, quoiquil soitprofondment cach (8), peut tre saisi dans le mystre du Palais intrieur. Le mystrede la Couronne suprme (Kether, la premire des dix Sephiroth) correspond celuidu pur et insaisissable ther (Avir). Il est la cause de toutes les causes et lorigine detoutes les origines. Cest dans ce mystre, origine invisible de toutes choses, que lepoint cach dont tout procde prend naissance. Cest pourquoi il est dit dans le

    1 La formation (Ietsirah) doit tre entendue proprement comme la production de la manifestation dans ltatsubtil; la manifestation dans ltat grossier est appele Asiah, tandis que, dautre part,Beriah est la manifestationinformelle. Nous avons dj signal ailleurs cette exacte correspondance des mondes envisags par la Qabbalahavec le Tribhuvana de la doctrine hindoue (LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. V).

    2 Ces trois points peuvent, sous ce rapport, tre assimils aux trois lments du monosyllabe Aum (Om) dans lesymbolisme hindou, et aussi dans lancien symbolisme chrtien (voirLHomme et son devenir selon le Vdnta,ch. XVI, 3e d., etLe Roi du Monde, ch. IV).

    3 On trouve ici lquivalent de la distinction que fait la doctrine hindoue entre Brahma non-qualifi (nirguna)etBrahma qualifi (saguna), cest--dire entre le Suprme et le Non Suprme, ce dernier ntant autrequshwara (voirLHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. Ier et X). Middah signifie littralement

    mesure (cf. le sanscrit mtr).4 On sait que cest le mot par lequel commence la Gense: in Principio.5 On voit que ce degr est la mme chose que le degr universel de lsotrisme islamique, en lequel se

    totalisent synthtiquement tous les autres degrs, cest--dire tous les tats de lExistence. La mme doctrine faitaussi usage de la comparaison du miroir et dautres similaires: cest ainsi que, suivant une expression que nousavons dj cite ailleurs (LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. X), lUnit, considre en tant quellecontient en elle-mme tous les aspects de la Divinit (Asrr rabbniyah ou mystres dominicaux), cest--diretous les attributs divins, exprims par les noms iftiyah (voirLe Roi du Monde, ch. III), est de lAbsolu (leSaint insaisissable en dehors de Ses attributs) la surface rverbrante innombrables facettes qui magnifie toutecrature qui sy mire directement; et il est peine besoin de faire remarquer que cest prcisment de ces Asrrrabbniyah quil est question ici.

    6 Le degr reprsent par le point, qui correspond lUnit, est celui de ltre pur (shwara dans la doctrinehindoue).

    7 On pourra, ce propos, se reporter ce quenseigne la doctrine hindoue au sujet de ce qui est au del de ltre,cest--dire de ltat inconditionn dtm (voirLHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XV, 3e d., o nousavons indiqu les enseignements concordants des autres traditions).

    8 Ltre est encore non-manifest, mais il est le principe de toute manifestation.

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    Sepher Ietsirah: Avant lUn, que peux-tu compter? Cest--dire: avant ce point,que peux-tu compter ou comprendre (1)? Avant ce point, il ny avait rien, except

    Ain, cest--dire le mystre de lther pur et insaisissable, ainsi nomm (par unesimple ngation) cause de son incomprhensibilit (2). Le commencementcomprhensible de lexistence se trouve dans le mystre du point suprme (3). Et

    parce que ce point est le commencement de toutes choses, il est appel Pense(Mahasheba) (4). Le mystre de la Pense cratrice correspond au point cach.Cest dans le Palais intrieur que le mystre uni au point cach peut tre compris,car le pur et insaisissable ther reste toujours mystrieux. Le point est ltherrendu palpable (par la concentration qui est le point de dpart de toutediffrenciation) dans le mystre du Palais intrieur ou Saint des Saints ( 5). Tout, sansexception, a dabord t conu dans la Pense (6). Et si quelquun disait: Voyez! ily a du nouveau dans le monde , imposez lui silence, car cela fut antrieurementconu dans la Pense (7). Du point cach mane le Saint Palais intrieur (par les

    lignes issues de ce point suivant les six directions de lespace). Cest le Saint desSaints, la cinquantime anne (allusion au Jubil, qui reprsente le retour ltatprimordial) (8), quon appelle galement la Voix qui mane de la Pense (9). Tous lestres et toutes les causes manent alors par la force du point den haut. Voil cequi est relatif aux mystres des trois Sephiroth suprmes (10). Nous avons vouludonner ce passage en entier, malgr sa longueur, parce que, outre son intrt propre,il a, avec le sujet de la prsente tude, un rapport beaucoup plus direct quon ne

    pourrait le supposer premire vue.Le symbolisme des directions de lespace est celui-l mme que nous aurons

    appliquer dans tous ce qui va suivre, soit au point de vue macrocosmique commedans ce qui vient dtre dit, soit au point de vue microcosmique. La croix troisdimensions constitue, suivant le langage gomtrique, un systme de coordonnesauquel lespace tout entier peut tre rapport; et lespace symbolisera ici lensemblede toutes les possibilits, soit dun tre particulier, soit de lExistence universelle. Cesystme est form de trois axes, lun vertical et les deux autres horizontaux, qui sonttrois diamtres rectangulaires dune sphre indfinie, et qui, mme indpendamment

    1 Lunit est, en effet, le premier de tous les nombres ; avant elle, il ny a donc rien qui puisse tre compt ; et lanumration est prise ici comme symbole de la connaissance en mode distinctif.

    2 Cest le Zro mtaphysique, ou le Non-tre de la tradition extrme-orientale, symbolis par le vide (cf.

    Tao-te-king, XI); nous avons dj expliqu ailleurs pourquoi les expressions de forme ngative sont les seules quipuissent encore sappliquer au del de ltre (LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XV, 3e d.).3 Cest--dire dans ltre, qui est le principe de lExistence, laquelle est la mme chose que la manifestation

    universelle, de mme que lunit est le principe et le commencement de tous les nombres.4 Parce que toutes choses doivent tre conues par la pense avant dtre ralises extrieurement : ceci doit tre

    entendu analogiquement par un transfert de lordre humain a lordre cosmique.5 Le Saint des Saints tait reprsent par la partie la plus intrieure du Temple de Jrusalem, qui tait le

    Tabernacle (mishkan) o se manifestait la Shekinah, cest--dire la prsence divine.6 Cest le Verbe en tant quIntellect divin, qui est, suivant une expression employe par la thologie chrtienne,

    le lieu des possibles.7 Cest la permanente actualit de toutes choses dans lternel prsent.8 VoirLe Roi du Monde, ch. III; on remarquera que 50 = 72 + 1. Le mot kol, tout, en hbreu et en arabe, a

    pour valeur numrique 50. Cf. aussi les cinquante portes de lIntelligence.9 Cest encore le Verbe, mais en tant que Parole divine; il est dabord Pense lintrieur (cest--dire en Soi-

    mme), puis, Parole lextrieur (cest--dire par rapport lExistence universelle), la Parole tant la manifestationde la Pense; et la premire parole profre est leIehi Aor(Fiat Lux) de la Gense.

    10 Cit dansLa Kabbale juive, t. Ier, pp. 405-406.

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    de toute considration astronomique, peuvent tre regards comme orients vers lessix points cardinaux: dans le texte de Clment dAlexandrie que nous avons cit, lehaut et le bas correspondent respectivement au Znith et au Nadir, la droite et lagauche au Sud et au Nord, lavant et larrire lEst et lOuest; ceci pourrait tre

    justifi par les indications concordantes qui se retrouvent dans presque toutes les

    traditions. On peut dire aussi que laxe vertical est laxe polaire, cest--dire la lignefixe qui joint les deux ples et autour de laquelle toutes choses accomplissent leurrotation; cest donc laxe principal, tandis que les deux axes horizontaux ne sont quesecondaires et relatifs. De ces deux axes horizontaux, lun, laxe Nord-Sud, peut treappel aussi laxe solsticial, et lautre, laxe Est-Ouest, peut tre appel laxequinoxial, ce qui nous ramne au point de vue astronomique, en vertu dune certainecorrespondance des points cardinaux avec les phases du cycle annuel, correspondancedont lexpos complet nous entranerait trop loin et nimporte dailleurs pas ici, maistrouvera sans doute mieux sa place dans une autre tude (1).

    1 On peut noter encore, titre de concordance, lallusion que fait saint Paul au symbolisme des directions ou desdimensions de lespace, lorsquil parle de la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de lamour de Jsus-Christ (ptre aux phsiens, III, 18). Ici, il ny a que quatre termes noncs distinctement au lieu de six: lesdeux premiers correspondent respectivement aux deux axes horizontaux, chacun de ceux-ci tant pris dans sa

    totalit; les deux derniers correspondent aux deux moitis suprieure et infrieure de laxe vertical. La raison decette distinction, en ce qui concerne les deux moitis de cet axe vertical, est quelles se rapportent deux gunasdiffrents, et mme opposs en un certain sens; par contre, les deux axes horizontaux tout entiers se rapportent un seul et mmeguna, ainsi quon va le voir au chapitre suivant.

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    Chapitre V

    Thorie hindoue des trois gunas

    Avant daller plus loin, nous devons, propos de ce qui vient dtre dit, rappelerles indications que nous avons dj donnes ailleurs sur la thorie hindoue des trois

    gunas (1); notre intention nest pas de traiter compltement cette thorie avec toutesses applications, mais seulement den prsenter un aperu en ce qui se rapporte notre sujet. Ces troisgunas sont des qualits ou attributions essentielles, constitutives

    et primordiales, des tres envisags dans leurs diffrents tats de manifestation (2

    ): cene sont pas des tats, mais des conditions gnrales auxquelles les tres sont soumis,par lesquelles ils sont lis en quelque sorte (3), et dont ils participent suivant desproportions indfiniment varies, en vertu desquelles ils sont rpartishirarchiquement dans lensemble trois mondes (Tribhuvana), cest--dire de tousles degrs de lExistence universelle.

    Les troisgunas sont:sattwa, la conformit lessence pure de ltre (Sat), qui estidentique la lumire de la Connaissance (Jnna), symbolis par la luminosit dessphres clestes qui reprsentent les tats suprieurs de ltre; rajas, limpulsion qui

    provoque lexpansion de ltre dans un tat dtermin, cest--dire le dveloppementde celles de ses possibilits qui se situent un certain niveau de lExistence; enfin,tamas, lobscurit, assimile lignorance (avidy), racine tnbreuse de ltreconsidr dans ses tats infrieurs. Ceci est vrai pour tous les tats manifests deltre, quels quils soient, mais on peut aussi, naturellement, considrer plus

    particulirement ces qualits ou ces tendances par rapport ltat humain: sattwa,tendance ascendante, se rfre toujours aux tats suprieurs, relativement ltat

    particulier pris pour base ou pour point de dpart de cette rpartition hirarchique, ettamas, tendance descendante, aux tats infrieurs par rapport ce mme tat ; quant rajas, il se rfre ce dernier, considr comme occupant une situation intermdiaireentre les tats suprieurs et les tats infrieurs, donc comme dfini par une tendancequi nest ni ascendante ni descendante, mais horizontale; et, dans le cas prsent, cet

    1 VoirIntroduction gnrale ltude des doctrines hindoues, p. 244, et LHomme et son devenir selon leVdnta, ch. IV.

    2 Les trois gunas sont en effet inhrents Prakriti mme, qui est la racine (mla) de la manifestationuniverselle; ils sont dailleurs en parfait quilibre dans son indiffrenciation primordiale, et toute manifestationreprsente une rupture de cet quilibre.

    3 Dans son acception ordinaire et littrale, le mot guna signifie corde; de mme, les termes bandha etpsha,qui signifient proprement lien, sappliquent toutes les conditions particulires et limitatives dexistence(updhis) qui dfinissent plus spcialement tel ou tel tat ou mode de la manifestation. Il faut dire cependant que ladnomination deguna sapplique plus particulirement la corde dun arc; elle exprimerait donc, sous un certain

    rapport tout au moins, lide de tension des degrs divers, do, par analogie, celle de qualification; maispeut-tre est-ce moins lide de tension quil faut voir ici que celle de tendance, qui lui est dailleursapparente comme les mots mmes lindiquent, et qui est celle qui rpond le plus exactement la dfinition destroisgunas.

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    tat est le monde de lhomme (mnava-loka), cest--dire le domaine ou le degroccup dans lExistence universelle par ltat individuel humain. On peut voirmaintenant sans peine le rapport de tout ceci avec le symbolisme de la croix, que cesymbolisme soit dailleurs envisag au point de vue purement mtaphysique ou au

    point de vue cosmologique, et que lapplication en soit faite dans lordre

    macrocosmique ou dans lordre microcosmique. Dans tous les cas, nouspouvons dire que rajas correspond toute la ligne horizontale, ou mieux, si nousconsidrons la croix trois dimensions, lensemble des deux lignes qui dfinissentle plan horizontal; tamas correspond la partie infrieure de la ligne verticale, cest--dire celle qui est situe au-dessous de ce plan horizontal, et sattwa la partiesuprieure de cette mme ligne verticale, cest--dire celle qui est situe au-dessusdu plan en question, lequel divise ainsi en deux hmisphres, suprieur et infrieur, lasphre indfinie dont nous avons parl plus haut.

    Dans un texte du Vda, les troisgunas sont prsents comme se convertissant lun

    dans lautre, en procdant selon un ordre ascendant

    :

    Tout tait tamas ( lorigine dela manifestation considre comme sortant de lindiffrenciation primordiale dePrakriti). Il (cest--dire le Suprme Brahma) commanda un changement, et tamasprit la teinte (cest--dire la nature) (1) de rajas (intermdiaire entre lobscurit et laluminosit); et rajas, ayant reu de nouveau un commandement, revtit la nature de

    sattwa. Si nous considrons la croix trois dimensions comme trace partir ducentre dune sphre, ainsi que nous venons de le faire et que nous aurons souvent lefaire encore par la suite, la conversion de tamas en rajas peut tre reprsente commedcrivant la moiti infrieure de cette sphre, dun ple lquateur, celle de rajas en

    sattwa comme dcrivant la moiti suprieure de la mme sphre, de lquateur lautre ple. Le plan de lquateur, suppos horizontal, reprsente alors, comme nouslavons dit, le domaine dexpansion de rajas, tandis que tamas et sattwa tendentrespectivement vers les deux ples, extrmits de laxe vertical (2). Enfin, le pointdo est ordonn la conversion de tamas en rajas, puis celle de rajas ensattwa, est lecentre mme de la sphre, ainsi quon peut sen rendre compte immdiatement en sereportant aux considrations exposes dans le chapitre prcdent (3); nous auronsdailleurs, dans ce qui suivra, loccasion de lexpliquer plus compltement encore (4).

    Ceci est galement applicable, soit lensemble des degrs de lExistenceuniverselle, soit celui des tats dun tre quelconque ; il y a toujours une parfaite

    correspondance entre ces deux cas, chaque tat dun tre se dveloppant, avec toute

    1 Le mot varna, qui signifie proprement couleur, et par gnralisation qualit, est employanalogiquement pour dsigner la nature ou lessence dun principe ou dun tre; de l drive aussi son usage dansle sens de caste, parce que linstitution des castes, envisage dans sa raison profonde, traduit essentiellement ladiversit des natures propres aux diffrents individus humains (voirIntroduction gnrale ltude des doctrineshindoues, 3e partie, ch. VI). Dailleurs, en ce qui concerne les trois gunas, ils sont effectivement reprsents pardes couleurs symboliques: tamas par le noir, rajas par le rouge, etsattwa par le blanc (Chhndogya Upanishad, 6ePrapthaka, 3e Khanda, shruti 1; cf.Autorit spirituelle et pouvoir temporel, 2e d., p. 53).

    2 Ce symbolisme nous semble clairer et justifier suffisamment limage de la corde darc qui se trouve,comme nous lavons dit, implique dans la signification du termeguna.

    3 Cest ce rle du Principe, dans le monde et dans chaque tre, que se rfre lexpression d ordonnateur

    interne (antarym): il dirige toutes choses de lintrieur, rsidant lui-mme au point le plus intrieur de tous, quiest le centre (voirLHomme et devenir selon le Vdnta, ch. XIV, 3e d.).

    4 Sur ce mme texte considr comme donnant un schma de lorganisation des trois mondes, encorrespondance avec les troisgunas, voirLsotrisme de Dante, ch. VI.

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    lextension dont il est susceptible (et qui est indfinie), dans un degr dtermin delExistence. En outre, on peut en faire certaines applications plus particulires,notamment, dans lordre cosmologique, la sphre des lments; mais, comme lathorie des lments ne rentre pas dans notre prsent sujet, il est prfrable derserver tout ce qui la concerne pour une autre tude, dans laquelle nous nous

    proposons de traiter des conditions de lexistence corporelle.

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    Chapitre VI

    Lunion des complmentaires

    Nous devons maintenant envisager, au moins sommairement, un autre aspect dusymbolisme de la croix, qui est peut-tre le plus gnralement connu, quoiquil nesemble pas, au premier abord tout au moins, prsenter une relation trs directe avectout ce que nous avons vu jusquici: nous voulons parler de la croix considrecomme symbole de lunion des complmentaires. Nous pouvons, cet gard, nous

    contenter denvisager la croix, comme on le fait le plus souvent, sous sa forme deuxdimensions; il suffit dailleurs, pour revenir de l la forme trois dimensions, deremarquer que la droite horizontale unique peut tre prise comme la projection du

    plan horizontal tout entier sur le plan suppos vertical dans lequel la figure est trace.Cela pos, on regarde la ligne verticale comme reprsentant le principe actif, et laligne horizontale le principe passif; ces deux principes sont aussi dsignsrespectivement, par analogie avec lordre humain, comme masculin et fminin; si onles prend dans leur sens le plus tendu, cest--dire par rapport tout lensemble de lamanifestation universelle, ce sont ceux auxquels la doctrine hindoue donne les nomsde Purusha et de Prakriti (1). Il ne sagit pas de reprendre ou de dvelopper ici lesconsidrations auxquelles peuvent donner lieu les rapports de ces deux principes,mais seulement de montrer que, en dpit des apparences, il existe un certain lien entrecette signification de la croix et celle que nous avons appele sa significationmtaphysique.

    Nous dirons tout de suite, quitte y revenir plus tard dune faon plus explicite,que ce lien rsulte de la relation qui existe, dans le symbolisme mtaphysique de lacroix, entre laxe vertical et le plan horizontal. Il doit tre bien entendu que destermes comme ceux dactif et de passif, ou leurs quivalents, nont de sens que lun

    par rapport lautre, car le complmentarisme est essentiellement une corrlationentre deux termes. Cela tant, il est vident quun complmentarisme comme celui delactif et du passif peut tre envisag des degrs divers, si bien quun mme terme

    pourra jouer un rle actif ou passif suivant ce par rapport quoi il jouera ce rle;mais, dans tous les cas, on pourra toujours dire que, dans une telle relation, le termeactif est, dans son ordre, analogue de Purusha, et le terme passif lanalogue de

    Prakriti. Or nous verrons par la suite que laxe vertical, qui relie tous les tats deltre en les traversant en leurs centres respectifs, est le lieu de manifestation de ceque la tradition extrme-orientale appelle lActivit du Ciel, qui est prcismentlactivit non-agissante de Purusha, par laquelle sont dtermines en Prakriti les

    productions qui correspondent toutes les possibilits de manifestation. Quant auplan horizontal, nous verrons quil constitue un plan de rflexion, reprsent

    1 VoirLHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. IV.

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    symboliquement comme la surface des eaux, et lon sait que les Eaux sont,dans toutes les traditions, un symbole dePrakriti ou de la passivit universelle (1); vrai dire, comme ce plan reprsente un certain degr dexistence (et lon pourraitenvisager de mme lun quelconque des plans horizontaux correspondant lamultitude indfinie des tats de manifestation), il ne sidentifie pas Prakriti elle-

    mme, mais seulement quelque chose de dj dtermin par un certain ensemble deconditions spciales dexistence (celles qui dfinissent un monde), et qui joue le rledePrakriti, en un sens relatif, un certain niveau dans lensemble de la manifestationuniverselle.

    Nous devons aussi prciser un autre point, qui se rapporte directement laconsidration de lHomme Universel: nous avons parl plus haut de celui-cicomme constitu par lensemble Adam-ve, et nous avons dit ailleurs que lecouple Purusha-Prakriti, soit par rapport toute la manifestation, soit plus

    particulirement par rapport un tat dtre dtermin, peut tre regard comme

    quivalent l

    Homme universel

    (

    2

    ). ce point de vue, lunion descomplmentaires devra donc tre considre comme constituant l Androgyneprimordial dont parlent toutes les traditions; sans nous tendre davantage sur cettequestion, nous pouvons dire que ce quil faut entendre par l, cest que, dans latotalisation de ltre, les complmentaires doivent effectivement se trouver enquilibre parfait, sans aucune prdominance de lun sur lautre. Il est remarquer,dautre part, qu cet Androgyne est en gnral attribue symboliquement la formesphrique (3), qui est la moins diffrencie de toutes, puisquelle stend galementdans toutes les directions, et que les Pythagoriciens regardaient comme la forme la

    plus parfaite et comme la figure de la totalit universelle (4). Pour donner ainsi lidede la totalit, la sphre doit dailleurs, ainsi que nous lavons dj dit, tre indfinie,comme le sont les axes qui forment la croix, et qui sont trois diamtres rectangulairesde cette sphre; en dautres termes, la sphre, tant constitue par le rayonnementmme de son centre, ne se ferme jamais, ce rayonnement tant indfini et remplissantlespace tout entier par une srie dondes concentriques, dont chacune reproduit lesdeux phases de concentration et dexpansion de la vibration initiale (5). Ces deux

    phases sont dailleurs elles mmes une des expressions du complmentarisme (6); si,1 Voiribid., ch. V.2 Ibid., ch. IV.3 On connat cet gard le discours que Platon, dans le Banquet, met dans la bouche dAristophane, et dont la

    plupart des commentateurs modernes ont le tort de mconnatre la valeur symbolique, pourtant vidente. On trouvequelque chose de tout a fait similaire dans un certain aspect du symbolisme du yin-yangextrme-oriental, dont ilsera question plus loin.

    4 Parmi toutes les lignes dgale longueur, la circonfrence est celle qui enveloppe la surface maxima ; de mme,parmi les corps dgale surface, la sphre est celui qui contient le volume maximum; cest l, au point de vuepurement mathmatique, la raison pour laquelle ces figures taient regardes comme les plus parfaites. Leibnitzsest inspir de cette ide dans sa conception du meilleur des mondes, quil dfinit comme tant, parmi lamultitude indfinie de tous les mondes possibles, celui qui renferme le plus dtre ou de ralit positive ; maislapplication quil en fait ainsi est, comme nous lavons dj indiqu, dpourvue de toute porte mtaphysiquevritable.

    5 Cette forme sphrique lumineuse, indfinie et non ferme, avec ses alternatives de concentration et dexpansion(successives au point de vue de la manifestation, mais en ralit simultanes dans l ternel prsent), est, dans

    lsotrisme islamique, la forme la Rh muhammadiyah; cest cette forme totale de lHomme Universel queDieu ordonna aux anges dadorer, ainsi quil a t dit plus haut ; et la perception de cette mme forme estimplique dans un des degrs de linitiation islamique.

    6 Nous avons indiqu plus haut que ceci, dans la tradition hindoue, est exprim par le symbolisme du mot

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    sortant des conditions spciales qui sont inhrentes la manifestation (en modesuccessif), on les envisage en simultanit, elles squilibrent lune lautre, de sorteque leur runion quivaut en ralit limmutabilit principielle, de mme que lasomme des dsquilibres partiels par lesquels est ralis toute manifestation constituetoujours et invariablement lquilibre total.

    Enfin, une remarque qui a aussi son importance est celle-ci: nous avons dit tout lheure que les termes dactif et de passif, exprimant seulement une relation,pouvaient tre appliqus diffrents degrs; il rsulte de l que, si nous considronsla croix trois dimensions, dans laquelle laxe vertical et le plan horizontal sont danscette relation dactif et de passif, on pourra encore envisager en outre la mmerelation entre les deux axes horizontaux, ou entre ce quils reprsenterontrespectivement. Dans ce cas, pour conserver la correspondance symbolique tablietout dabord, on pourra, bien que ces axes soient tous les deux horizontaux en ralit,dire que lun deux, celui qui joue le rle actif, est relativement vertical par rapport

    lautre. Cest ainsi que, par exemple, si nous regardons ces deux axes comme tantrespectivement laxe solsticial et laxe quinoxial, ainsi que nous lavons dit plushaut, conformment au symbolisme du cycle annuel, nous pourrons dire que laxesolsticial est relativement vertical par rapport laxe quinoxial, de telle sorte que,dans le plan horizontal, il joue analogiquement le rle daxe polaire (axe Nord-Sud),laxe quinoxial jouant alors le rle daxe quatorial (axe Est-Ouest) (1). La croixhorizontale reproduit ainsi, dans son plan, des rapports analogues ceux qui sontexprims par la croix verticale; et, pour revenir ici au symbolisme mtaphysique quiest celui qui nous importe essentiellement, nous pouvons dire encore que lintgrationde ltat humain, reprsente par la croix horizontale, est dans lordre dexistenceauquel elle se rfre, comme une image de la totalisation mme de ltre, reprsente

    par la croix verticale (2).

    Hamsa. On trouve aussi dans certains textes tantriques, le mot aha symbolisant lunion de Shiva et Shakti,reprsents respectivement par la premire et la dernire lettres de lalphabet sanscrit (de mme que, dans la

    particule hbraque eth, laleph et le thau reprsentent lessence et la substance dun tre).1 Cette remarque trouve notamment son application dans le symbolisme du swastika, dont il sera question plus

    loin.2 Au sujet du complmentarisme, nous signalerons encore que, dans le symbolisme de lalphabet arabe, les deux

    premires lettres, alif et be, sont considres respectivement comme active ou masculine et comme passive oufminine; la forme de la premire tant verticale, et celle de la seconde tant horizontale, leur runion forme lacroix. Dautre part, les valeurs numriques de ces lettres tant respectivement 1 et 2, ceci saccorde avec le

    symbolisme arithmtique pythagoricien, selon lequel la monade est masculine et la dyade fminine; lamme concordance se retrouve dailleurs dans dautres traditions, par exemple dans la tradition extrme-orientale,dans les figures des koua ou trigrammes de Fo-hi, leyang, principe masculin, est reprsent par un trait plein, etleyin, principe fminin, par un trait bris (ou mieux, interrompu en son milieu); ces symboles, appels les deuxdterminations, voquent respectivement lide de lunit et celle de la dualit; il va de soi que ceci, comme dansle Pythagorisme lui-mme, doit tre entendu en un tout autre sens que celui du simple systme de numrationque Leibnitz stait imagin y trouver (voirOrient et Occident, 2e d.; pp. 64-70). Dune faon gnrale, suivant leYi-king, les nombres impairs correspondent au yang et les nombres pairs au yin; il semble que lide

    pythagoricienne du pair et de limpair se retrouve aussi dans ce que Platon appelle le mme et lautre,correspondant respectivement lunit et la dualit, envisages dailleurs exclusivement dans le mondemanifest. Dans la numration chinoise, la croix reprsente le nombre 10 (le chiffre romain X nest dailleurs,lui aussi, que la croix autrement dispose); on peut voir l une allusion au rapport du dnaire avec le quaternaire : 1+ 2 + 3 + 4 = 10, rapport qui tait figur aussi par la Ttraktys pythagoricienne. En effet, dans la correspondance

    des figures gomtriques avec les nombres, la croix reprsente naturellement le quaternaire ; plus prcisment, ellele reprsente sous un aspect dynamique, tandis que le carr le reprsente sous son aspect statique ; la relation entreces deux aspects est exprime par le problme hermtique de la quadrature du cercle, ou, suivant le symbolismegomtrique trois dimensions, par un rapport entre la sphre et le cube auquel nous avons eu loccasion de faire

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    allusion propos des figures du Paradis terrestre et de la Jrusalem cleste (Le Roi du Monde, ch. XI).Enfin, nous noterons encore, ce sujet, que, dans le nombre 10, les deux chiffres 1 et 0 correspondent aussirespectivement lactif et au passif, reprsents par le centre et la circonfrence suivant un autre symbolisme,quon peut dailleurs rattacher celui de la croix en remarquant que le centre est la trace de laxe vertical dans le

    plan horizontal, dans lequel doit alors tre suppos situe la circonfrence, qui reprsentera lexpansion dans cemme plan par une des ondes concentriques suivant lesquelles elle seffectue; le cercle avec le point central, figuredu dnaire, est en mme temps le symbole de la perfection cyclique, cest--dire de la ralisation intgrale des

    possibilits impliques dans un tat dexistence.

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    Chapitre VII

    La rsolution des oppositions

    Dans le chapitre prcdent, nous avons parl de complmentaires, non decontraires; il importe de ne pas confondre ces deux notions, comme on le faitquelquefois tort, et de ne pas prendre le complmentarisme pour une opposition. Cequi peut donner lieu certaines confusions cet gard, cest quil arrive parfois queles mmes choses apparaissent comme contraires ou comme complmentaires suivant

    le point de vue sous lequel on les envisage; dans ce cas, on peut toujours dire quelopposition correspond au point de vue le plus infrieur ou le plus superficiel, tandisque le complmentarisme, dans lequel cette opposition se trouve en quelque sorteconcilie et dj rsolue, correspond par l mme un point de vue plus lev ou plus

    profond, ainsi que nous lavons expliqu ailleurs (1). Lunit principielle exige eneffet quil ny ait pas doppositions irrductibles (2); donc, sil est vrai quelopposition entre deux termes existe bien dans les apparences et possde une ralitrelative un certain niveau dexistence, cette opposition doit disparatre comme telleet se rsoudre harmoniquement, par synthse ou intgration, en passant un niveausuprieur. Prtendre quil nen est pas ainsi, ce serait vouloir introduire ledsquilibre jusque dans lordre principiel lui-mme, alors que, comme nous ledisions plus haut, tous les dsquilibres qui constituent les lments de lamanifestation envisags distinctivement concourent ncessairement lquilibretotal, que rien ne peut affecte