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INTRICATION ET DÉSINTRICATION AU SEIN DES PULSIONS DE VIE ENTRE PULSIONS DU MOI ET PULSIONS SEXUELLES Jean Guillaumin P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2002/5 - Vol. 66 pages 1809 à 1823 ISSN 0035-2942 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2002-5-page-1809.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Guillaumin Jean , « Intrication et désintrication au sein des pulsions de vie entre pulsions du Moi et pulsions sexuelles » , Revue française de psychanalyse, 2002/5 Vol. 66, p. 1809-1823. DOI : 10.3917/rfp.665.1809 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.24.236.168 - 15/11/2011 04h55. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.24.236.168 - 15/11/2011 04h55. © P.U.F.

Guillaumin, Jean - INTRICATION ET DÉSINTRICATION AU SEIN DES PULSIONS DE VIE

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INTRICATION ET DÉSINTRICATION AU SEIN DES PULSIONS DE VIEENTRE PULSIONS DU MOI ET PULSIONS SEXUELLES Jean Guillaumin P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2002/5 - Vol. 66pages 1809 à 1823

ISSN 0035-2942

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2002-5-page-1809.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Guillaumin Jean , « Intrication et désintrication au sein des pulsions de vie entre pulsions du Moi et pulsions sexuelles »

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Revue française de psychanalyse, 2002/5 Vol. 66, p. 1809-1823. DOI : 10.3917/rfp.665.1809

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Intrication et désintricationau sein des pulsions de vie

entre pulsions du Moi et pulsions sexuelles

Jean GUILLAUMIN

On peut se demander si Freud n’a pas, en 1920, déplacé sur le binômepulsion de vie / pulsion de mort l’opposition, qu’il ne parvenait pas à formulerentre ce qu’il a appelé depuis 1905, les pulsions du Moi et les autres pulsions(intéressant la libido d’objet, la libido narcissique et l’auto-érotisme), incluespar lui avec elles au sein du vaste ensemble des « pulsions de vie », sans poserle problème des liens qu’elles pouvaient avoir ensemble. Y a-t-il des intrica-tions ou des désintrications entre les pulsions du Moi et les autres pulsions devie ? Et la question capitale de la notion même d’intrication n’a-t-elle pas étéau moins en partie escamotée par l’accent quelque peu passionné que Freud amis sur le nouveau concept de pulsion de mort ?

Il est en tout cas singulier qu’à la suite de Freud lui-même, nous prêtionsgénéralement si peu d’attention au destin spécifique des pulsions du Moi pro-prement dites, et à leurs articulations ou oppositions avec les autres « pulsionsde vie », desquelles Freud a pourtant pris soin de les distinguer constammentavant comme après 1920. Il y a cependant dans la clinique psychanalytique,telle du moins que nous l’observons aujourd’hui, et sans doute dans la cli-nique même de Freud, de nombreuses situations dans lesquelles nous sommes,semble-t-il, à même de repérer des disjonctions et des conjonctions entre lesmouvements de survie et de reproduction auxquels s’applique la dénomina-tion freudienne de pulsion du Moi, et les mouvements de la libido érotique,narcissique comme objectale, voire celui de la destructivité.

De quelles situations cliniques pouvons-nous légitimement partir poursituer correctement le problème ?

Je me contenterai ici, faute de place, d’évoquer deux domaines qui offrentdes observatoires peut-être privilégiés à cet égard. Je consacrerai ensuitel’essentiel de cette contribution à un très nécessaire examen métapsycholo-Rev. franç. Psychanal., 5/2002

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gique de la question de fond négligée par Freud, je veux dire des singularitésdes pulsions du Moi dans le cadre du groupe des pulsions de vie. Dans cedéveloppement j’aurai l’occasion de revenir incidemment à certaines interro-gations cliniques relatives à l’élaboration des concepts freudiens autour desannées 1920. L’invention de la pulsion de mort et le contexte dans lequel ellea été exposée mettent évidemment en cause le fonctionnement psychique deFreud lui-même. Les problèmes qu’il a évoqué et ceux qu’il a évité le concer-nait aussi personnellement. Et son œuvre et ce que nous savons de sa per-sonne en portent des traces qui peuvent aussi contribuer à notre réflexion.Mais ces considérations dynamiques peuvent apparaître secondaires par rap-port aux suggestions qui proviennent de champs cliniques incessamment ren-contrées par la pratique analytique. Revenons-en aux deux domaines exem-plaires, évoqués plus haut, et ouverts pour leur part à l’ensemble de lapratique psychanalytique sur lesquels j’attire une attention privilégiée :

1 / En premier, les recherches – actuellement en voie de développement –portant sur les effets graves exercés à moyen ou long terme, non seulementsur le comportement, mais sur l’organisation de l’appareil psychique et lapersonnalité des sujets soumis à divers âges de la vie à des situations de vio-lence extrême. Nous savons que dans ces cas le but de survivre peutl’emporter aveuglément à ce point sur tout autre but pulsionnel, quel’organisation symbolique œdipienne et même les formes dites prégénitales dela sexualité se trouvent littéralement abrasées, rejetées et n’entretiennent plusaucune alliance repérable avec la lutte pour la vie et la survie, ne faisantd’une certaine façon qu’entraver cette dernière quand elles continuent à s’yattacher. La violence contre les autres, voire contre soi-même, domine alorsabsolument le fonctionnement de l’individu. On sait, par exemple, lesconduites psychopathiques plus ou moins incurables qui ont été engendréeschez des enfants et des adolescents par certaines guerres africaines ou asia-tique contemporaines (Rwanda, Cambodge, Libéria, etc.). Sans parler desviolences sans mesure, ne considérant ni l’âge, ni le sexe, ni l’état de« l’adversaire », habituelles hélas à toutes les guerres, et, pis encore, les terri-fiantes régressions vers des actes inconditionnels de survie qui ont été obser-vés dans les situations de déprivations alimentaires et de dégradations extrê-mes, où toutes les distinctions qualitatives tendent à disparaître (campsd’extermination ou de détention et de promiscuité prolongées...). Tout sepasse alors comme si les pulsions du Moi, ordonnées à une assertion pri-maire de la survie individuelle et plus rarement collective, occupaient àperte de vue tout le tableau, sous des formes qui peuvent d’ailleurs varierselon les contextes mais qui, toutes, sont aussi radicalement exclusivesde toute concession aux autres mouvements rattachés par Freud à l’Éros,

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c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler approximativement les pulsions dési-rantes. Celles.ci semblent alors s’éclipser presque totalement.

2 / En second lieu, l’étude, probablement capitale, d’un conflit latentremarquable, qu’on trouve toujours à quelque profondeur chez la femme (et delà chez l’homme, en raison de la bisexualité psychique) entre l’aspiration à lareproduction, et donc à l’enfantement – autre dimension ou plutôt autre but,selon Freud, des pulsions du Moi – et les désirs de satisfaction sexuelle, objec-taux ou narcissiques. Ce problème n’est sans doute pas sans rapport, avec celuide la sublimation, par des voies que je ne saurais évoquer ici. La clinique del’adolescence et surtout celle de la post-adolescence, que j’ai longtemps tra-vaillée, apporte sur ce point de nombreux exemples éclatants. Elle montre enparticulier l’existence, souvent paralysante ou mutilante psychiquement, devéritables clivages et de formidables basculements entre des finalités quis’avèrent soudain contraires après avoir semblé mener le même combat. La vietrès particulière de bien des couples de jeunes et leurs conduites en apparencesouvent décousues s’expliquent probablement par les considérables difficultésd’une alliance stable entre les composantes opposables des pulsions de vie quej’ai dites. Et j’ai soutenu ailleurs que la structure entière de la post-adolescencecomme telle, qui met en suspend la résolution de tels problèmes, intéressantl’identité personnelle et les dimensions sociales de la sublimation, peut sansdoute résulter de conflits de but pulsionnel de ce genre. Adolescence et « désin-trication » des pulsions de vie entre elles, qui commande tout le tableau et conduità une issue qu’il est ensuite aisé d’attribuer à une « pulsion de mort ». Dans ce casce serait bien aussi faute d’avoir porté une attention suffisante aux conflits etaux compatibilités des pulsions désirantes et des pulsions de vie qu’on en met-trait avec Freud les effets au compte d’une force spécifique destructrice, égale-ment baptisée pulsion par Freud, malgré l’incertitude en ce qui la concerne descaractéristiques par lesquelles Freud lui-même avait défini la pulsion en 1915.

C’est en effet, du mode d’alliance et de désalliance qu’on peut imaginerentre les pulsions du Moi et les autres pulsions de vie que dépend finalementun éclairage correct des figures cliniques correspondant aux deux points que jeviens de soulever. On sait que les termes d’intrication et de désintrication,auxquels J. Laplanche et J.-B. Pontalis ont dès 1965 proposé de substituer lesmots, à mes yeux tout aussi insatisfaisants, d’union et de désunion, sont uneapproximation dans notre langue de divers vocables utilisés d’une façon malsystématisée par Freud : Vermischung, Vermelzung, Einigung et d’autres.Freud réservait assez indifféremment ces termes aux associations ou dissocia-tions (Entvermischung par exemple est opposé à Vermischung comme désintri-cation à intrication) plus ou moins étroites et primitives, ou au contraire,construites et tardives entre pulsions de vie et pulsion de mort.

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Certes, nous convenons tous que traduire le vocabulaire de Freud en cettematière est difficile et aventureux. Mais voilà justement qui nous ramène direc-tement à la mise en cause des bases logiques de la théorie métapsychologiquede 1920. Car ce point de langage n’est assurément pas sans rapport avecl’aspect irrationnel des grandes notions dont il s’agit ici. Après d’autres, je rap-pellerai que la problématique de la pulsion de mort constitue peut-être la ques-tion la plus disputée, sinon pour certains la pierre d’achoppement de la théoriepsychanalytique. C’est ici qu’il nous faut maintenant tenter de passer franche-ment du côté de la théorie de Freud, et de serrer de plus près sa singulièrelogique, et le faux pas qu’elle a probablement commis.

Je l’ai marqué dès le départ, je me propose, en effet, d’éprouverl’hypothèse que l’élaboration de Freud à ce sujet reste profondément fragiliséepar le défaut dans sa démarche d’une analyse préalable précise et cliniquementfondée des rapports entre les diverses composantes de ce qu’il appelle ensemblepulsions de vie ou tout simplement Éros, par opposition à la pulsion de mort,Thanatos. Il faut souligner que la fonction propre des pulsions du Moi leurattribue une finalité en son principe radicalement distincte de celles des pul-sions désirantes, ou sexuelles, dans la mesure où dans tous les textes de Freud,de 1905 à l’Abrégé de 1938 en passant par Au-delà du principe de plaisir, ellessont exclusivement ordonnées à la défense, à la survie et à la reproduction desindividus au sein de l’espèce, et nullement à la jouissance et à la décharge destensions. En ce sens, elles sont même tendues vers un but exactement contraireà celui que suppose le principe entropique d’abaissement des tensions, ets’opposent ainsi à la fin propre de la pulsion de mort, telle que vue par Freud, cequi n’est pas le cas pour les autres pulsions. Par contre ce que j’ai appelé, engros, les pulsions désirantes ou sexuelles demeurent au contraire asservies, onne se le rappelle jamais assez, au but entropique de cette dernière, la mortfinissant toujours par les mettre en échec. L’inconsistance logique qui résultede ce défaut d’analyse préalable a d’ailleurs été diversement repérée pard’autres auteurs que moi1. Quel est donc le point de rupture de la constructionmétapsychologique de Freud en 1920 ?

Sans doute peut-on se mettre d’accord sur une première évidence : cetteconstruction conceptuelle est entièrement centrée autour de la conception qu’il

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1. F. Guignard, « Épître à l’objet », 2000 ; voir aussi l’article de P. Denis dans ce numéro de laRevue ainsi que le rapport de C. Smadja au Congrès de langue française de Lausanne en 2000, à com-parer avec mon article de 1989 dans cette même revue et mon avant-propos à l’ouvrage Le Père, réali-tés et figures à paraître en 2003 aux Éditions L’Esprit du temps). Auteurs qui en tirent d’ailleurs desconséquences différentes de celles que je propose, mais qui confirment les réserves qu’appellel’ensemble de la construction de 1920.

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s’est faite en quelque sorte intuitivement de la seule pulsion de mort (peut-êtreà partir d’interrogations qu’on trouve dès avant 1920 chez des auteurs commeS. Spielrein), tout le reste de son système semble ordonné à la justification àtout prix de cette fameuse notion nouvelle. Avant d’aller plus loin, il nousfaut donc revenir à la vision freudienne de ladite pulsion de mort. Freud enfait une force universelle qui entraîne les êtres vivants vers un état ultimed’inertie, rapproché par lui du concept de dégradation entropique selon leprincipe de Carnot Clausius. De la pulsion de vie Freud se contente de fairesans hésiter une sorte de détours ou de moyen de retardement sur le cheminde cette dégradation. Selon lui, la pulsion de vie se présente alors comme unedérivation ou une manière de shunt, de résistance latérale provisoire, reprisetemporairement sur l’écoulement universel de la pulsion de mort. On pourraitdire sous cet angle, que la vie exerce temporairement à l’encontre de l’entropieun travail d’opposition nég-entropique voué par hypothèse au final à l’échec.

Dans ces conditions, les pulsions apparaissent dans leur ensemble indiscuta-blement en logique freudienne subordonnée à la Pulsion de mort, dont elle nepeut que freiner latéralement et partiellement, à titre momentané, le butinexorable, pour finir par rejoindre le courant principal dont elle s’est un ins-tant écartée, et par s’y perdre. Il ne saurait donc être question entre les deuxtypes de pulsions d’une alliance sur pied d’égalité. Aux yeux de Freud la pul-sion de mort est reine et les rapports qu’elle peut entretenir avec la pulsion devie ne peuvent être que des combinaisons provisoires plus ou moins heureusesou instables n’infirmant nullement l’absolue subordination de la seconde à lapremière.

Il s’ensuit que la nouvelle métapsychologie de 1920 ne se présente pas surle fond comme un véritable système binaire, ainsi qu’on le dit trop souvent. Ils’agit plutôt d’une sorte de monisme où, comme je viens de le dire, les pul-sions de vie demeurent une simple variation modale sur les chemins de la pul-sion de mort. Cela valant pour toutes les composantes de l’Éros relevant oudu narcissisme, ou de la libido objectale, ou des pulsions du Moi, placées enquelque sorte dans le même panier et soumises à la même dépendance àl’égard de Thanatos.

Or, ce panier commun comporte un artifice trompeur. Beaucoup dechoses suggèrent que la dernière au moins des composantes nommées, à savoirles pulsions du Moi, n’est pas à l’égard de la pulsion de mort dans la même posi-tion que les autres pulsions de vie (libido, objectale ou narcissique, auto-érotisme), cela en raison du but sexuel auquel elles aspirent.

Freud lui-même dans une sorte d’excurscus, s’est laissé aller dans Au-delàdu principe de plaisir à d’intéressantes considérations biologiques et philoso-phiques sur l’hypothèse d’une manière de vie éternelle des cellules primitives,

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obtenue de proche en proche par sisciparité et aboutissant ainsi, au moins enprincipe, à la perpétuation d’un élément initial vivant. Si l’on devait adhérer àcette hypothèse on comprend aussitôt qu’elle met en échec le principe de ladomination finale absolue de la pulsion de mort, auquel comme on l’a vu,Freud se rallie en définitive. Dès lors, on remarquera que l’hypothèse d’unesorte d’éternité de la vie envisagée un moment par Freud ne peut sans aucundoute relever que des finalités qu’il attribue constamment aux pulsions duMoi. Il s’agit, en effet, de prolonger, de protéger et de reproduire indéfinimentle noyau premier de vie. Ici le désir d’objet entre individus de sexe différent oumême semblable, comme aussi bien le narcissisme, conçu comme un investis-sement de soi ou de l’autre dont le destin se décide entre des individus séparéset distincts ne sont pas strictement indispensables. C’est alors la sexualité quiapparaît à son tour, au mieux dans cette perspective, comme une simplemodalité circonstancielle, voire comme une sorte de fantaisie biologiquepropre seulement à certaines espèces et en particulier à l’homme, dans le tra-vail de maintien et de reproduction permanente de la vie. Le caractère com-mun à toutes les pulsions, celui d’une insatiable activité permanente se retrou-verait là aussi, dans une opposition binaire radicale entre des pulsions du Moivisant à une vie infinie et répétitivement revendiquée et la poussée contraire etsymétrique de la pulsion de mort, perpétuellement tendue vers la destruction.On notera que c’est un tel dualisme qui prévaut dans la philosophied’Empédocle d’Agrigente, remarquée et citée par Freud, visiblement attiré parce modèle.

Il est donc clair que Freud n’a, en fin de compte, pas retenu l’hypothèsed’une regénération infinie de la vie qui, seule quant à elle, aurait pu donner àsa nouvelle métapsychologie la structure d’un véritable dualisme formé pardeux tendances de poids égal et situé dans le même champ, orientée l’une versl’éternisation de la vie et l’autre vers sa disparition. Il a tenu pour des raisonsqui demeurent à interroger, à maintenir face à la pensée de la mort l’accentsur le sexuel et le libidinal en négligeant d’examiner la place instrumentale etla fonction médiatrice de ces derniers par rapport à l’identitaire et au spéci-fique (que Freud n’ignorait pourtant pas et qui ont évidemment à faire avecce qu’il nommait les pulsions du Moi : il a souvent parlé de l’inné et de ce quenous appelons aujourd’hui le génétique). On peut se demander si l’idée latented’une grandiose scène conflictuelle romantique entre l’amour et la mort – ins-pirée aussi bien d’Empédocle d’Agrigente que du romantisme philosophiqueallemand1 ne l’a pas fasciné dans sa théorisation au détriment d’une logique

1814 Jean Guillaumin

1. H. et M. Vermorel, A. Clancier & coll., Freud, Judéité, lumières et romantisme, Champs psy-chanalytiques, Delachaux & Niestlé, 1995, avec aussi ma contribution au dernier chapitre de cetouvrage.

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plus rigoureuse. Peut-être des difficultés contre-transférentielles intimes et lesdéceptions qu’il rencontrait alors au tournant de l’âge devant certains échecsde la psychanalyse telle qu’il l’avait conçue jusqu’ici, l’ont-elles aussi influencéet poussé à introduire une nouveauté radicale, supposée rendre compte desbutées auxquelles il se heurtait dans le système psychanalytique. C’est en toutcas une suggestion que j’ai avancée dans un article cité en note plus hautde 1989 et dans mon livre Transfert - Contre-transfert (1998).

La priorité absolue accordée à l’assertion de la pulsion de mort au détri-ment de l’analyse du jeu des diverses composantes des pulsions de vie pourraitbien tenir historiquement, en ce sens, aux questions précisément vitales del’identité propre et intime de Freud et de sa filiation ainsi que de l’identité dela psychanalyse elle-même à laquelle, on le sait, il s’identifiait en quelque sorteet dont la perpétuation, s’y l’on veut la reproduction, lui importait à titreessentiel.

Peut-être faudrait-il approfondir davantage ce point important. Atta-chons-nous néanmoins pour l’instant à quelques remarques qui permettront,le cas échéant, de remonter, ne fusse qu’en passant, aux sources des inhibi-tions identitaires du créateur lui-même de la psychanalyse et de projeter ainsipar un détour clinique un peu plus de lumière sur ce qu’on pourrait appeler lapartie immergée de l’iceberg des pulsions du Moi.

Deux points ici sont à noter.En premier, on relèvera que l’interprétation que Freud fournit en 1918 et

en 1919 et reprend en 1920 et ultérieurement, de certains aspects troublantsdu matériel et de la nosologie psychanalytique semble plutôt formelle et parconséquent vague. Elle ne repose que sur une illustration clinique très super-ficielle, relevant, soit d’une phénoménologie de type psychiatrique, soit dediverses sources littéraires (voir notamment 1919) : ce qui l’amène à secontenter de survoler l’étude des mécanismes psychiques en œuvre au moyende l’introduction de nouvelles notions essentiellement descriptives, dont laplus importante sera celle de la compulsion de répétition. C’est le cas pourles névroses traumatiques de guerre qui ont donné lieu à un congrès de psy-chanalyse en 1918. À cette occasion, les explications proposées ne semblentpas avoir dépassé le niveau de simples hypothèses quantitatives censéesrendre compte d’un assez mystérieux mécanisme statique de retour du mêmeoù le remarquable modèle de l’après-coup semble ne plus pouvoir jouer etoù les causes précises et la finalité d’ensemble échappent aux congressistes,bien que Freud pour sa part ait entrevu l’importance générale de la répéti-tion dès son article célèbre de 1914 sur Remémoration, répétition et élabora-tion, sans toutefois en repérer les causes profondes ni surtout les liens avec laproblématique sexuelle. L’obscurité du processus répétitif qu’il mettait ainsi

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en vedette est-elle on le sait qu’il le qualifiait de « démoniaque ». Par ail-leurs, il avait aussi depuis très longtemps distingué, sans non plus s’y intéres-ser beaucoup, des névroses à transfert, certaines névroses dites actuelles,excluant la reprise du passé dans le présent et marquées cependant clinique-ment par la compulsivité. Il y a lieu sans doute de penser que la dimension« actuelle », qui semble avoir dérouté Freud dans ces divers tableaux nosolo-giques, renvoyait directement au rôle et aux mécanismes restés mystérieux etinanalysés dans la théorie psychanalytique des fameuses pulsions du Moi.Comme si, ainsi que je l’ai suggéré plus haut à titre exemplaire pour la cli-nique de la violence et celle des aspirations génésiques chez la femme, lesdi-tes pulsions du Moi prévalaient, en effet, absolument, en s’en détachant surla libido et le sexuel. De la sorte, il y aurait là quelque chose comme ungenre de désintrication, une rupture en tout cas du lien (Entbindung ?), nonpas entre pulsions de mort et pulsions de vie en général mais entre pulsionsdu Moi et pulsions libidinales : désintrication dont Freud ne se serait guèrepréoccupé, soit en raison de l’attention privilégiée, sinon unique, qu’il accor-dait aux destins de la libido sexuelle dans l’ensemble des « pulsions de vie »,soit en raison (mais les deux mobiles peuvent converger) d’un embarras per-sonnel particulier devant les sources et le fondement du désir de vivrecomme tel...

Seconde remarque, qui va dans le même sens : Freud qui se heurtesemble-t-il entre 1914 et 1920 à ce qu’il appellera la réaction thérapeutiquenégative, laquelle s’exprime elle aussi sur le mode répétitif d’une résistance,tournant le bénéfice de l’analyse contre elle-même, n’en tire d’abord pasd’autres conséquences que d’attribuer cette butée à l’action de la pulsion demort, véhiculée par la répétition. Tout juste esquissera-t-il en 1923 quelquesnuances concernant certaines de ces réactions thérapeutiques négatives pro-duites par des résistances narcissiques idéalisantes. Tout se passe comme siFreud, là encore, laissait échapper pour tous les autres cas l’importance desdimensions d’auto-défense, voire de reproduction et de transmission, des pul-sions identitaires engagées dans des blocages insurmontables. En ce qui meconcerne, je crois pouvoir tirer de mon expérience la conviction qu’au fondde toute problématique de réaction thérapeutique négative ou d’analyseinterminable, irréductible à la seule interprétation obstinée de la sexualitégénitale ou prégénitale, qu’on ne saurait d’ailleurs pour autant en cliver, ontrouverait l’existence d’une lutte féroce « pour la vie » dans laquelle le fan-tasme essentiel ou plutôt le vécu élémentaire serait celui de l’anéantissementdu moi ou de sa survie. Le psychanalyste ne peut résoudre de tels problèmes– et peut-être que Ferenczi l’a justement aperçu – qu’en prenant en comptedans ses interventions et dans l’analyse de son contre-transfert, la gravité de

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l’enjeu ainsi engagé, très en deçà de l’élaboration de la sexualité, à laquellecet enjeu est cependant nécessaire, même si ce rapport de nécessité reste lar-gement à préciser. La condition première de la mise en œuvre des pulsionssexuelles et la reconnaissance de sa dépendance inévitable à l’égard des pul-sions du Moi dont les finalités générales à la fois les dépassent, les envelop-pent et les utilisent.

Les analyses de certains auteurs, et notamment celle de J. Bergeret surLa violence fondamentale (Dunod, 1984) proposent des vues jusqu’à un cer-tain point en accord avec celles que j’exprime ici. Pour J. Bergeret parexemple, la pulsion de mort n’a en elle-même guère d’intérêt. La violence etla destructivité se rattachent d’emblée à ses yeux, du moins tel que je le lis, àune sorte de narcissisme vital qui gouverne les combats élémentaires quel’individu ne manque pas de mener dès l’origine pour assurer sa vie. D’autresauteurs ont pu dans divers contextes mettre l’accent sur le caractère primitifde ce qu’on a nommé « rage narcissique ». Je regrette seulement, pour mapart, que le problème capital du statut métapsychologique des pulsions duMoi dans leurs rapports avec l’agressivité, d’auto-défense n’ait pas été suffi-samment élaboré dans son rapport même aux pulsions du Moi par les analy-ses. Il se pourrait néanmoins que les études, plus récentes du même J. Berge-ret sur l’auto-érotisme et le narcissisme, s’accordent à une prise en compteplus subtile des pulsions du Moi sous-jacentes à la sexualité, bien quel’analyse précise du rôle de ces pulsions fasse ici encore défaut. Sont ainsilaissés dans l’ombre, la nature et le nœud central des mécanismes par les-quels s’opère la liaison ou l’ « intrication » (?) de l’élément vital ou identi-taire des pulsions du Moi et de la dimension sexuelle de l’histoire person-nelle. L’écart que Freud n’a pas su ou pas voulu combler demeure sansdoute encore dans notre écoute, bien que l’étude de l’attachement et du rôlequ’y joue ce que Freud appelait pour sa part la « pulsion d’emprise »(Bemachtigungstrieb) suggère une voie d’approche : l’emprise serait un desmoyens spécifiques de la survie et très probablement partie des pulsions duMoi comme telles.

Ce qui est essentiel reste cependant sans réponse. Il faut donc aller plusloin et interroger davantage l’ensemble des témoignages du débat difficile deFreud avec ces fameuses pulsions du Moi, trop peu étudiées.

La question complexe des rapports entre la libido sexuelle et le narcis-sisme est probablement engagée, notamment dans la suite des travaux de Jac-queline Cosnier (1969) sur la balance narcissisme/objectalité. On peut sedemander si les recherches de Freud sur le narcissisme, officialisées en quelquesorte en 1913, ne représentent pas chez lui, comme plus tard chez d’autres quis’y sont consacrés (H. Kohut, 1972), une tentative de traiter par déplacement

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sur cette complexe notion la problématique irrésolue des liens entre pulsions duMoi et libido érotique ou narcissique. Mais le texte même de la première partiede son essai montre l’importance des obstacles auxquels il se heurte aussitôt :il ne se sent pas, dit-il en substance, de taille à traiter le problème et craintqu’il ne conduise à de « stériles » considérations théoriques ; il se contenteradonc de parler, sans autre et directement, d’une clinique du narcissisme. C’estdonc sans doute devant l’inadéquation du glissement ou de la transposition,un moment envisagés, mais dont il ne parvient pas à se former une vue claire,que Freud se résout à abandonner ouvertement quelques années après,en 1920, l’étude, fût-ce par narcissisme interposé, des relations entre les com-posantes du groupe des pulsions de vie, telles que prises en bloc dans Au-delàdu principe du plaisir, et qu’il opte pour le dualisme fort artificiel et à vrai diresimpliste, de la nouvelle théorie, qui élimine ainsi l’hypothèse incontournableà mon sens, d’un dualisme de premier degré entre instincts de survie, visantl’éternité, et tendance à l’écoulement universel vers l’indifférenciation et lamort.

Une question légitime vient alors, insistante. Quels motifs ont pu pousserFreud à cette aveuglante simplification de sa logique ? Voilà qui nous ramènepeut-être aux suggestions faites plus haut sur la genèse psychique intime desvues de Freud. On ne peut abstraire totalement les théories des forces qui lesont orientées et des opérations conscientes mais aussi inconscientes qui ontconduit à les systématiser.

La psychanalyse arrive entre 1913 et 1919 à une manière de crise detransmission où les besoins d’autodéfense et de continuation ou de reproduc-tion de génération en génération de la pensée analytique se présentent demanière particulièrement aiguë et nouvelle. L’âge de Freud, on l’a dit, joue icison rôle. Mais la disparition ou la dispersion de nombre de ses premiers disci-ples met aussi en relief le mode largement improvisé sur lequel jusqu’ici ladoctrine et la pratique analytique ont été transmises avec ou sans expérienceanalytique personnelle approfondie, l’exemple du pourtant génial Ferencziétant ici paradigmatique. Tout se passe comme si, dans ces années-là, Freudprenait conscience des impasses auxquelles peuvent conduire des filiationspsychanalytiques entravées par le poids excessif des liens personnels, et que,cependant il ne pouvait se résoudre à en évaluer les conséquences transféren-tielles et contre-transférentielles, préférant déplacer sur sa nouvelle théorisa-tion l’explication de ces échecs. On n’a pas de peine à imaginer que le traite-ment psychanalytique de certains de ses proches, en premier de sa fille Annaelle-même (en 1914 et 1921-1922), et la formation hâtive, depuis longtemps, depraticiens eux-mêmes non analysés produit à ce stade des difficultés techni-ques insurmontables en raison du conflit objectif entre une problématique de

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reproduction narcissique de l’analyste par des sortes de doubles collés ambiva-lemment au professeur. La situation n’est pas métaphorisable : le désir dereproduction de l’analyste fait alliance avec les aspirations de l’analysant etn’a pas de représentation possible dans le transfert qui en devient en bonnepartie ininterprétable. Cette situation, au demeurant, n’aurait pu s’éclairervéritablement qu’au prix d’une remise en cause de toute une pratique quicoïncidait avec l’histoire même de la psychanalyse, et dont la réelle mise encause aurait pu compromettre gravement, inopportunément, les certitudes surlesquelles s’était précédemment bâti l’ensemble de la théorie freudienne. Lanotion de pulsion de mort intervenait donc à point pour prendre en charge et« expliquer » le caractère soi-disant inéluctable de certaines apories pratiqueset théoriques restées à l’époque impensées, sinon impensable. On voit pour-quoi, en ce sens, tout approfondissement du rôle primordial des pulsionsd’auto-reproduction et d’auto-protection du moi comme condition fondatriceet encadrante de l’activité pulsionnelle désirante pouvait mener à unedémarche exigeant un type d’interprétation que les psychanalystes d’alorsn’étaient nullement prêts à pratiquer, et que ceux-ci aujourd’hui prennent dif-ficilement en compte, certains s’étant d’ailleurs quelque peu brûlés les ailespar des choix techniques insuffisamment réfléchis, par exemple en proposantune douteuse analyse préalable du seul « narcissisme », censée précéder etconditionner une ultérieure analyse du registre œdipien, lequel, bien entendu,se trouve dans notre espèce en tension dès l’origine – sur un mode qu’il s’agitprécisément, selon mon opinion, de définir – avec les exigences des pulsionsdu Moi. Grâce à l’entrée fracassante de la pulsion de mort sur la scène psy-chanalytique, ces redoutables questions techniques et bien d’autres encoredécoulant du statut même des pulsions du Moi pouvaient s’effacer, toutcomme le problème métapsychologique corrélatif. Cela au prix du renonce-ment à interroger des intrications et des désintrications, autrement plus réellesque celles trop générales et philosophiques d’Éros et de Thanatos.

À ces raisons en quelque façon structurelles ou relationnelles propres à lapsychanalyse encore adolescente, s’en ajoutent d’autres, plus personnellesencore, chez Freud. Autour de 1920, sa santé commence à s’altérer sérieuse-ment et son cancer de la mâchoire sera diagnostiqué en 1923. Les prémisses enremontent sans doute à 1917. Par ailleurs dans la même période, il subit desdeuils très douloureux qui touchent à la fois sa famille et certains de ses amis.La relance de la théorie psychanalytique par l’introduction de la pulsion demort dans le cadre d’un dualisme impressionnant et la poursuite par Freud, àpartir de ce coup d’éclat de recherches psychanalytiques, qui à une lectureapprofondie, apparaissent aux yeux de beaucoup comme assez indépendantesde l’hypothèse majeure de 1920, supposent l’instauration chez lui d’un véri-

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table clivage fonctionnel entre les inévitables interrogations auto-analytiqueset les nouveaux développements de sa clinique et de sa théorie. Ce clivagesemble avoir, à tout le moins, contribué à immobiliser un approfondissementdes vues d’Au-delà dans le sens que j’ai dit.

Telles étant les choses, nous pouvons revenir maintenant à nos précé-dentes préoccupations : on doit se demander si nous sommes en mesureaujourd’hui, de pallier ce défaut historique, en nous penchant, comme je l’aisuggéré en commençant, sur la clinique contemporaine, voire en revenant surcertaines des observations publiées de Freud.

Pouvons-nous, en effet, à présent, avec l’expérience acquise par la psycha-nalyse depuis la mort de Freud, retrouver dans une certaine mesure ce quel’on pourrait nommer la clinique perdue ou encore la clinique exilée deFreud : exilée d’une démarche analytique qui paraît difficilement pouvoir s’enpasser ? Les exemples généraux que j’ai introduits plus haut font espérer uneréponse positive. Je propose en fait dans ces pages d’engager, au prix d’unemodification de certains des préjugés métapsychologiques que Freud a induitschez nous pour des raisons qui finalement lui appartiennent, la recherche surles liens entre la violence et la sexualité sur de nouvelles voies.

Il n’est pas question dans le cadre de ce texte d’ouvrir un débat appro-fondi ni non plus de proposer quelque systématisation que ce soit des ques-tions à poser. Mais en attendant que nous ayons un jour, peut-être, un con-grès sur les pulsions du Moi, on peut ici relever quelques-unes desproblématiques auxquelles cet article pourrait introduire, et que certaines desapproches récentes de la recherche psychanalytique ont déjà indirectementrencontrées.

A / Quel est, sous l’angle d’une métapsychologie des pulsions, le rapportentre la théorie freudienne dite de l’étayage et le lien entre pulsions du Moi etpulsions sexuelles ? Et cette théorie, précise mais limitée, suffit-elle à répondre ànos interrogations ? Le modèle freudien de base de l’étayage et celui de la trans-formation des mécanismes et compétences innées du nourrisson pour larecherche du sein en pulsion proprement sexuelle orale à l’occasion del’érotisation d’un décalage entre la satisfaction biologique et l’exercice même decette recherche effectuée par répétition. Suffit-il à rendre compte d’une articula-tion et d’une sorte de complicité plus générale entre pulsions du Moi et pulsionsérogènes ? Jusqu’à quel point faut-il inscrire ce schéma transformationnel dansles nécessités de l’espèce et dans les conditions mêmes de sa survie ? C’est unpoint que l’excellent rapport de nos amis belges, et en particulier les analyses deJ. et de M. Haber, n’a pas abordé de fond mais pourrait éclairer. N’y aurait-ilpas avantage cliniquement à mieux repérer, à ce niveau où l’observation directeest utile et praticable, et peut être mis en concordance de l’écoute dans un dis-

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positif analytique, les situations pathogènes dans lesquelles l’écart ou la syn-chronie temporelle entre les expressions pulsionnelles du désir et les rythmescorporels élémentaires, gestuels et vocaux entre la mère et l’enfant sont mis enéchec, atteignant des seuils de rupture inducteurs de troubles graves par unesorte de décollage entre les deux destins pulsionnels que nous confrontons, cestroubles pouvant même conduire à la mort ? Dans cette perspective on seraitsans doute fondé à penser que ce que Freud nomme la « pulsion de mort » cor-respond simplement au produit plutôt qu’à la cause de ces disharmonies vitales.Notons en passant que des débats récents, comme ceux qui se sont développéssur la notion de procédés auto-calmants, seraient peut-être à reprendre en fonc-tion d’une meilleure théorisation des pulsions du Moi.

B / Si on prend en considération la problématique majeure, aujourd’huiamplement déployée du pulsionnel et du sexuel dans la psychanalyse, on estpar ailleurs amené à examiner de plus près la question de l’étayage fortementinterrogée par P. Denis dans son rapport de Rome et dans son ouvragerécent. Ces travaux posent la question de ce qu’il nomme un élément « for-mant » de la pulsion. Un élément formant de la pulsion, c’est-à-dire unepartie essentielle de la pulsion elle-même, qui en tire sa structure et son orien-tation vers l’objet qui lui est propre. On peut se demander si cet élément « for-mant » s’intègre jamais complètement à la pulsion désirante et si la fameuse« réclamation insatiable » de la pulsion n’est pas l’expression d’une sorte derappel insistant de la pulsion du Moi marquant l’existence d’une sorte dedécalage fondamental entre ses finalités, les finalités érogènes, exigeant inces-samment un réglage de ces dernières sur la demande essentielle d’auto-régulation et de défense des instincts de vie.

C / Freud a soutenu dans les premières pages de Pour introduire le narcis-sisme, en 1914, que la notion de pulsion du Moi était difficile à établir encorequ’elle soit nécessaire, en raison des doutes qu’il avait sur l’existence d’un Moiprécocissisme antérieur à l’élaboration proprement psychique. On est àmême à présent, semble-t-il, de considérer ce point comme résolu dans lamesure où :

1 / La théorie psychanalytique n’a cessé de développer l’intuition freu-dienne d’un originaire au niveau duquel serait dès le départ inscrit dansl’avant-coup – et d’ailleurs transmis par la vie psychique de l’environnementpremier et les effets intergénérationnels – sous une forme condensée échap-pant à la logique secondaire, l’ensemble des problématiques que déploieraprogressivement par le jeu de l’après-coup le développement psychique. Il yaurait donc en ce sens un « Moi » avant le Moi, à la fois réel et potentiel.Cela sans confusion avec les prétentions génétiques de certaines théories à larecherche du moment « réel » où le Moi serait à prendre en considération.

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2 / Freud n’a jamais écarté le principe d’un fondement biologique déter-ministe de la psyché sur le corps, il en fait même acte de foi. Il y a lieu de pen-ser en ce sens aujourd’hui que la vie psychique tout entière inscrite parl’évolution dans le programme génétique de l’homme (les recherches deP. Marty sont sur ce point très intéressantes) est l’accomplissement par la voiede mise en représentation symbolisante d’une réalité d’abord collée aux auto-matismes de survie dont l’orientation et le fondement sont fournis parl’individualisation et l’autorégulation qu’appelle et que provoque la séparationpremière de la naissance. C’est ici que la pensée également freudienne prendtoute son importance, de l’inné et du spécifique. Le caractère prémature del’enfant humain et sa tardive dépendance à l’environnement, noté par Freuddans la deuxième partie de l’Esquisse de 1895, est une caractéristique essen-tielle de notre espèce, et nous lui devons l’intense et long travail de la psychi-sation. Sous cet angle, les pulsions du Moi, ordonnées à la reproductionautant qu’à la défense du Moi, sont finalisées par la continuation de l’espèce.Et tout se passe comme si la psychisation était au bout du compte larecherche d’un accord de base, en soi précaire et sans cesse à rétablir, entre lesfinalités propres de l’espèce incarnées dans les pulsions du Moi et le dévelop-pement, tendant virtuellement vers l’autonomie des pulsions désirantes indivi-duelles auxquelles la bisexuation et la haute mentalisation de notre espèce,précisément nous contraint. Soit dit en passant, mais le point n’est sans doutepas minime, Freud avait repéré dans l’imaginaire humain de nombreux témoi-gnages de la « marque de fabrique » universelle de l’espèce, très certainementliée à une structure corporelle commune à nous tous. On peut notammentpenser aux caractéristiques, assurément spécifiques de ce que Freud appelaitles « rêves typiques » (1900), sur lesquels M. Fain a beaucoup travaillé. Ondoit considérer que la célèbre querelle entre Freud et Jung autour del’universalité des symboles trouve dans la question que je viens de soulever sasource et sa réponse.

D / Je consacrerai ce dernier paragraphe, qui comme les précédentsexprime mes convictions personnelles mais aussi mes incertitudes, à uneultime interrogation qui va nous ramener à la problématique de « l’intri-cation » et la « désintrication », sur ce qu’on pourrait considérer comme lenœud premier des pulsions du Moi et des pulsions sexuelles. Ce lien nodal,toujours menacé comme je viens de le noter d’un excès de l’un sur l’autre desdeux instincts, instincts du Moi / instincts sexuels, engendre la mort s’il sedéfait totalement. Nous en avons des exemples remarquables, sur lesquels jene saurais m’arrêter ici, dans le développement de la culture contemporaine.Mais quelle en est la nature, et pouvons-nous en approcher le creuset, à lamanière dont Freud a tenté en 1924 de repérer dans le sadomasochisme

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quelque chose comme la source originaire de l’intrication entre pulsion de vieet pulsion de mort (une question que B. Rosenberg a depuis quelques annéesbeaucoup étudiée) ? Je suggère dans ces dernières lignes que la clinique peutmettre en évidence à travers l’étude, sans cesse à reprendre, des problémati-ques de séparation et de deuil l’existence vertigineuse du point nodal dont jeparle. Il se joue entre vie et mort à travers la collusion ou le conflit entre desidentifications de structures radicalement différentes, les unes que j’appelleraiprimaires tournées vers une assertion d’identité dès les premiers jours de la vie(être comme « l’autre », être « l’autre ») par un mimétisme inné sans douteéthologiquement spécifique, les autres, secondaires et médiatisables par untiers, tournées vers la recherche d’une consommation de l’objet, repéré commenon-Moi, alimentant le désir d’être soi en opposition à l’autre. Je suis d’avisqu’une prise en compte suffisamment étendue et sans préjugé de l’ensembledes connaissances psychanalytiques et même psychologiques et anthropologi-ques disponibles, renforce la certitude que les deux types d’identification aux-quelles j’ai fait référence existent séparément non seulement dans l’enfancemais toute la vie et que c’est de leur suffisante harmonisation selon des ryth-mes temporels partageables par plusieurs individus, réglée par des modèlesparentaux ou thérapeutiques qui l’ont eux-mêmes effectuée que dépend l’issuede la conjonction ou la disjonction dont il s’agit. Je crois pour ma part, quecette issue procède du travail incessant de mise en représentation del’irreprésentable dans l’ambiguïté d’une séduction permanente et peut-êtred’une lutte, pour ainsi dire d’une séduction des pulsions du Moi via la sexua-lité (et je pense ici aux travaux d’A. Green). Peut-on alors parler d’intricationou de désintrication ? Ces mots de structure objective et réalistique dissonentpeut-être définitivement avec la nature de la connaissance psychique, qui tiretoute sa force du maintien d’une inconnue à l’arrière-plan, d’un vécu dontnous participons sans jamais pouvoir le théoriser entièrement par la pensée.

Jean Guillaumin6, rue Germain

69006 Lyon

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