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la grande terreur A l’occasion des soixante ans de la mort de Staline (le 5 mars 1953), « Le Monde » revient sur la Grande Terreur – 750 000 Soviétiques exécutés et 800 000 autres envoyés au goulag entre 1937 et 1938 – et reproduit des extraits d’un livre événement, réalisé à partir d’archives d’Etat et des photographies du Polonais Tomasz Kizny Nikolaï Vassilievitch Abramov Brigadiste au kolkhoze de Loukerino. Arrêté le 5 octobre 1937, condamné à mort le 17 octobre, exécuté le 21 octobre. Réhabilité en 1957. Cahier du « Monde » N˚ 21190 daté Mercredi 6 mars 2013 - Ne peut être vendu séparément

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la grande terreur

Al’occasiondessoixanteansde lamortdeStaline (le5mars1953),«LeMonde»revientsurlaGrandeTerreur–750000Soviétiquesexécutéset800000autres

envoyésaugoulagentre1937et1938–etreproduitdesextraitsd’unlivreévénement,réaliséàpartird’archivesd’EtatetdesphotographiesduPolonaisTomaszKizny

NikolaïVassilievitchAbramov

Brigadiste au kolkhoze de Loukerino.Arrêté le 5octobre 1937,

condamné àmort le 17octobre,exécuté le 21octobre.Réhabilité en 1957.

Cahier du «Monde »N˚ 21190datéMercredi 6mars2013 - Ne peut être vendu séparément

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MoscouCorrespondante

C’est un cliché sorti des archi-ves de la police politiquesoviétique, un portrait deface, façon «criminel», prispar des bourreaux scrupu-leux. Gavriil Bogdanov est

l’un desmilliers d’hommes et de femmesphotographiésà laveillede leurexécutionlors de la Grande Terreur stalinienne(1937-1938). Simple routine: avant de bra-quer sonpistolet sur lanuqueducondam-né, le bourreau était prié de vérifier sonidentitéà l’aidede laphotographie.

Depuis près de trois quarts de siècle,dossiers et photos étaient enfouis auxarchives de l’ex-police secrète. Avecl’aide de l’association russe Memorial,gardienne de lamémoire des années ter-ribles, le photographe polonais TomaszKizny a redonné vie à ces clichés en lesrassemblantdansunlivre,LaGrandeTer-reur en URSS 1937-1938.

Avec forcedocumentset récits,TomaszKizny, en coopération avec DominiqueRoynette, racontedemanière fouillée cet-te période terrible de l’histoire du XXesiè-cle, ce crime de masse qui choqua aussibienpar sonampleurquepar le secret quil’entoura jusqu’à l’effondrement del’Union soviétique en 1991.

L’homme au crâne rasé qui fait face àl’objectif, leregardintense,unriendéfiant,ignorequ’il luirestehuitjoursàvivre.Arrê-té le8août 1937par leNKVD(lapolicepoli-tiquedeStaline)danssonvillaged’Amine-vo, à l’ouest deMoscou,Gavriil Bogdanov,49ans, paysan à l’origine, devenu ouvrieret père de trois enfants, ne pouvait passavoir qu’il figurait dans la catégorie despersonnesà fusiller enpriorité.

Comment l’aurait-il su? L’ordre opéra-tionnel du NKVD n˚00447 du 30 juillet1937, qui ordonnait la liquidation des«ennemis du pouvoir soviétique» etmar-quait le lancement des répressions demasse, était secret. Tout comme lescondamnations à mort. Les tribunauxd’exception ne devaient en aucun casannoncer le verdict.

Tout était fait pour faciliter le travailultime du bourreau. Pas question de lais-ser lemoindregraindesable–une révoltemalvenue,descris,despleurs–luicompli-quer la tâche. «Ne pas prononcer les juge-mentsauxcondamnésde lapremièrecaté-gorie [les condamnésàmort]. Je répète, nepas les prononcer», ordonne par écritMikhaïl Frinovski, l’undes instigateursdela Grande Terreur, à tous les chefs de sec-tionsduNKVD, le 8août 1937.

LedossierdeGavriilBogdanovestdéses-pérément vide. L’homme est sans parti, iln’a jamais été membre d’une bandearmée, il n’est qu’unmodeste paysan desenvironsde la capitale qui a trouvédu tra-vail commeouvrierdansundépôtd’auto-busdeMoscou.Sonpasséd’ancienkoulak,dunomdecespaysansréfractairesà lacol-lectivisation des terres imposée par Stali-

neen1930, luiadéjàvaludeuxcondamna-tionsàl’exilauKazakhstan,en1931et1932.Son crime? Il possédait, en commun avecson frère Mikhaïl, une maison, un chevaletunevache.Maisc’estdel’histoireancien-ne, puisqu’il a été amnistié en 1933.

Gavriil est loin de se douter qu’il a étédénoncé par deux de ses voisins. Quel-ques critiques bien senties à l’adresse dupouvoir soviétique, lâchées imprudem-ment lorsd’uneconversationautourd’unverre, ont eu tôt fait d’attirer chez lui àl’aube lepanierà saladeduNKVD, le «cor-beaunoir», commeondisait à l’époque.

Le 8août, le père de famille est embar-qué. Sa femmeet ses enfantsne le verrontplusjamais.Reconnucoupablede«propa-gande contre-révolutionnaire» et de«calomnie du pouvoir soviétique», il estjugéparunetroïka (trois représentantsde

l’Etat: police, sécurité, Parti communiste),le 19août 1937. Le verdict tient en unmottapé à la machine, en grosses lettres, surun formulaire sommaire: «FUSILLER».

Lelendemain,20août1937,GavriilBog-danov,quin’a fait aucunaveu,estexécutépar balles sur le «polygone» ( la zone demise àmort) de Boutovo,près deMoscou,en même temps que 134autres condam-nés. La machine de la Grande Terreur estlancée. En quinze mois, de juillet 1937 ànovembre1938,725000personnesserontexécutées, soit 1600par jour.

Sur tout le territoire de l’URSS, del’Ukraine à Vladivostok, de la Carélie à laKolyma, les fosses communes ne suffi-sent plus à contenir les corps. Rien qu’àMoscou,500tonnesdecadavressont inci-nérées en quinze mois au cimetière dumonastèreDonskoï.Engénéral, lesexécu-

la grande terreur

LemartyredeGavriilBogdanov

Marie Jégo

Cepaysanpèredefamille,condamnéàl’exillorsdelacollectivisationdesterres,étaitdevenuouvrieràMoscou.Fusillépouravoircritiquélerégime,ilfutl’unedespremièresvictimesdelaGrandeTerreur,quiallaittuer1600personnesparjourpendantquinzemois

II 0123Mercredi 6 mars 2013

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la grande terreur

tions ont lieu la nuit, dans des «spetska-mera» (cellules spéciales) arrosées au jetet saupoudréesde sciure pour absorber lesang des morts. D’autres sont éliminésd’une balle dans la nuque au bord d’unefosse enpleinenature.

Les fonctionnaires du NKVD, le com-missariat aux affaires intérieures, rebap-tisé par le peuple « Tu ne sais jamaisquand tu reviens à la maison», ne fontpas dans la dentelle. L’humain est deve-nu une abstraction, une statistique. Uneseuleobsessionprévaut : remplir lesquo-tas.«Ils arrivaient lanuit, ils arrêtaient lesgens. Pour quelle raison? Pourquoi? Per-sonne ne le savait », raconte PiotrZaïtchenko, dont le père, Panteleï, forge-ron aux chemins de fer d’Extrême-Orient, fut fusillé à Khabarovsk le 20mai1938 à l’âge de 35ans, sans que sa famillen’ensacherien.Engénéral, leNKVDexpli-

quait aux familles éplorées que le préve-nu avait été condamné à «dix ans decamp sans droit de correspondance»pour expliquer son silence.

La terreur règne enmaître, etmême lesinnocents sont coupables. D’ailleurs,depuis le 18mars 1920, un décret autorisela police politique, alors appeléeVétchéka,à internerdes individusapparaissantcom-me «innocents au terme de l’instruction»dans des camps de travail «pour un délain’excédant pas cinq ans». Les quotas d’ar-restations, fixés région par région, sontsans cesse revus à la hausse. Un empireconcentrationnaire voit le jour, inégalédanssadimension.

AMoscou,oninnoveenasphyxiantdesprisonniersentassésdansunecamionnet-te dont les gaz d’échappement sont libé-rés à l’intérieur de l’habitacle. A Belozersk(régiondeVologda), en décembre1937, onachève 55 condamnés à la hache. A lamême époque à Krasnoïarsk (Sibérie) et àSakhaline (Pacifique), on tue à coups depierres afin d’économiser les balles.

Dansle jargondesbourreaux, lesexécu-tions sont appelées «noces». Il faut direque les commandos de lamort y sont, à lanoce, autorisés à consommer tout l’alcoolqu’ils veulent et à s’emparer des vête-ments,bijoux,argent,montresdeleursvic-times. «Pendant la Grande Terreur, onouvrit même des magasins spéciaux pourprivilégiés, dans lesquels on distribuait lesobjetsdérobés», rapporteTomaszKizny.

Ce crime de masse, recouvert bientôtpar la tragédie de la seconde guerremon-diale(27millionsdemortsenURSS),nefutjamais vraiment dénoncé. NikitaKhrouchtchev,lesuccesseurdu«Tsarrou-ge»mort d’une attaque cérébrale en 1953,condamna le culte de la personnalité deStaline et les errements du système,maisil ne s’appesantitguère sur le sortdesmil-lions d’innocents broyés par lamachine à

tuer. Et pour cause, lui-même avait lesmainstachéesdesang.Entantquerespon-sable du parti pour la ville de Moscou, ilétaitmembred’unetroïkaetsignaità l’en-vi les arrêts de mort. Sa signature figured’ailleurs en bonne place sur le jugementde Gavriil Bogdanov, le koulak trop

bavard, fusillé au-dessus de la fosse com-munedeBoutovo le 20août 1937.

Sous Khrouchtchev, 450000prison-niersfurentlibérésmaislesréhabilitationseurent lieu en catimini et uniquement surlepapier. Pas questiond’indemnitésouderéhabilitation sociale ; et pour les morts,

aucunesépulture.Laplupartdu temps, lesautorités faisaient croire aux familles queles prisonniers étaient décédés en déten-tion. Les gensne savaientpas où leur père,leur frèreou leurmèreavait été inhumé.

En 1964, avec l’avènement de LeonidBrejnev, le rideause refermadurablement

surlesmassacresdelapériodestalinienne,soit 15millions de personnes, rien quepour la collectivisation et la famine de1930-1932, selon l’historien RobertConquest.«Undemi-siècleplustard, leshis-toiressoviétiquesde lacollectivisationdon-nent le chiffre exact des pertes en ovins etbovinsmais se refusent toujours à donnerlamoindreindicationconcernantlesperteshumaines», note l’historien dissidentMichel Heller dans son ouvrage LaMachi-ne et les rouages (Gallimard, 1985).

Très vite, ce fut le retour de la chape deplomb. On renonça bientôt à renverserl’idole et Staline s’imposa pour longtempscomme un êtremythique qui avait sauvélepaysdelabarbarienazieetduchaos.Ilfal-lutattendrel’arrivéeaupouvoirdeMikhaïlGorbatchev, en 1985, pour que le systèmedelaTerreuret lacondamnationdeStalinereviennentàlasurface.Lesarchivess’ouvri-rent, les journaux se mirent à publier despages entières de photos des victimes despurges staliniennes. Le cliché de l’identitéjudiciaireprit alors tout sonsens.

En 1990, Alexandra Bogdanova, quiavait vu son père Gavriil emmené unenuitd’août1937etétait restésansnouvel-les depuis, osa demander des éclaircisse-ments.Adéfautd’enavoirbeaucoup,elleréussit à obtenir du FSB, le successeurduNKVD, la date et le lieu de l’exécution. En1996, elle fut enfin autorisée à prendreconnaissance du dossier. On lui remitalors la petite photo prise par l’identitéjudiciaire huit jours avant la mort ducondamné. Elle avait 72 ans. C’était leseul indice en sa possession pour imagi-ner ce qu’avaientpuêtre les derniers ins-tants de son père.p

AMoscou,entassésdansunecamionnette,des

prisonnierssontasphyxiésparlesgazd’échappement

Les éléments de l’«affaire 9414»

ENRUSSIECOMMEAILLEURS, il y a archi-ves et archives.Depuis le début desannées1990, des centres d’archives sesont largementouverts aux chercheurs,conformémentà lanouvelle législationenvigueurdepuis 1991. Il s’agit notam-mentdesArchivesd’Etat de la FédérationdeRussie (GARF), desArchivesd’Etat del’économie (RGAE), desArchivesd’Etat deRussie enhistoire sociale et politique(RGASPI). Les chercheurs –russes et étran-gers– peuventy consulter les documentsdes administrationsde l’Etat soviétiqueet duParti communiste pour la périodeallantde 1917 aumilieudes années 1950.

Plus aléatoire est l’accès auxdocu-mentspostérieurs, conservés auxArchi-vesd’Etat deRussie enhistoire contempo-raine (RGANI), qui, pour la plupart, n’ontpas été déclassifiés, en vertude la pres-cription légale de cinquanteans pour cetypededocuments.

Commepar le passé, les chercheursn’ont toujours aucunaccès auxdocu-mentsdesplushautes instancesduParti,conservésdans les archivesprésidentiel-

les (auprétextequ’il s’agit de «documentsde travail»qui peuvent être, à toutmoment, demandéspar l’administrationduprésidentde la FédérationdeRussie).Très fermées sont aussi les archivesduministèredesaffaires étrangères,de l’inté-rieur (MVD) et de la sécuritéd’Etat (FSB).

Pour ces deuxderniersministères,desdérogationspeuventêtre accordées.Envertude la loi de juin 1993 sur la réhabi-litationdesvictimesdes répressionspoli-tiques, lesmembresdes famillesdesper-sonnes réhabilitéespeuventprendreconnaissancedudossierde leurproche.

Unchercheur traîné en justiceDans le cadrede lapublicationdes

«livresdemémoire» (knigipamiati) recen-sant, régionpar région, toutes lesvictimesdes répressionsstaliniennes (des centai-nesdeces livresont étépubliéspar lesdif-férentesbranchesrégionalesde l’associa-tionMemorial), les archivesduMVDetduFSBsont tenuesde transmettreunnom-breminimaldedocumentspermettantl’établissementdeces listes.

C’est ici que lamargedenégociationjoue, en fonctiondu rapport de force etduclimatpolitique.Ainsi, dans lesannées1990, sous laprésidencedeBorisEltsine, l’associationMemorial avaitpuobtenirunequantitéconsidérablededocu-ments relatifsà la répression, etnotam-mentà laphaseparoxystiquede celle-ci, laGrandeTerreurde 1937-1938. Le siège cen-tralde l’association,àMoscou, conserveainsiungrandnombrede fiches indivi-duellesetdephotographiesdedétenusprisespar leNKVDpeuaprès leurarresta-tion, voire juste avant leur exécution.

Aujourd’hui, le rapport de forcepoliti-que est beaucoupmoins favorable. En2011, un chercheurde l’universitéd’Arkhangelsk,Mikhaïl Souproun,qui tra-vaillait à l’établissementde la liste descitoyens soviétiqued’origine allemandedéportésdurant la guerre dans la provin-ced’Arkhangelsk, et le responsable desarchives régionalesduMVD,AlexandreDoudarev, ont été traînés devant la jus-tice, le premier pour «atteinte à la vie pri-vée», le secondpour «abus depouvoir

dans l’exercicede ses fonctions». Si lepremier a été relaxé, le seconda étécondamnéàunandeprison avec sursis.

Ce signal politiquea été parfaitementcomprispar les archivistes duMVDet duFSB, qui ont, depuis, encore limité leurcoopérationavec l’ONGMemorial. Pourles chercheurs étrangers, l’accès aux archi-vesdu FSBn’est envisageableque dans lecas d’unprojet bilatéral oumultilatéral.Un certainnombrede ces projets commecelui auquel j’ai participédepuis la findes années 1990 (1) ontpu êtremenés àterme, avec beaucoupd’aléas et deretards.Mais c’est sans douteparce qu’ilsavaient été lancésdans les années 1990.Aujourd’hui, de telles collaborationsinternationalesavec les archivesdu FSBsemblentdifficilement envisageables.Les tempsont changé.p

NicolasWerth

(1) «L’Etat soviétique contre les paysans.Rapports secrets de la police politique,1918-1939», de Nicolas Werth et Alexis Bere-lowitch,Tallandier, 2011.

Page degauchePhotographie d’identité, empreintesdigitales prises à la prisonTaganskaïa deMoscou.

Ci-contreLa couverture du dossier –«AffaireN˚9414, début 8août 1937, clôture 9août 1937,23pages»– et procès-verbal d’interrogatoire.

Ci-dessusExtrait de l’acte d’exécution –«La déci-sion de la troïka de l’OUNKVDde la région deMoscouendate du 19août 1937 a été appliquée: Gavriil Bog-danovSergueïevitch a été exécuté le 20août 1937».

Ci-dessousFosse d’exécution àBoutovo, près deMos-cou, où étaient tuées les personnes condamnées àmort dans la capitale et ses environs.

Les originaux des photographies d’identité et des documents d’archives, reproduitsdans ce supplément d’après les copies de l’association Memorial, se trouvent dans lesarchives centrales du FSB et dans les Archives d’Etat de la Fédération de Russie GARF.

Archivessensibles:aupirefermées,aumieuxentrouvertes

TOMASZ KIZNY

III0123Mercredi 6 mars 2013

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la grande terreur

D ans la Russie stalinienne, laliquidation physique del’homme entraînait avec

elle sa liquidation symbolique–l’effacement de toutes les tracesde l’existence de la victime, lacondamnationà l’oubli, ladamna-tion de la mémoire. Tandis queles notables disparaissaient lesuns après les autres des pages desjournaux, la collection des pho-tos d’identité judiciaire de dizai-nes de milliers de victimes despurges enflait, de mois en mois,dans les archives de la police poli-tique soviétique.

Pendant la Terreur, ce portraitcollectif social sans précédentconcerne toutes les couches de lasociétésansexception:desperson-nes sansdomicile auxouvriers, enpassant par les paysans, les intel-lectuels, lesmembresduclergé, lesofficiers, les employés, les hautsfonctionnairesduParti,de l’Etatetdesorganesde sécurité.

Les photographies exprimentl’expérienced’unhommeconfron-té à la menace existentielle de laTerreur totalitaire. Elles traduisentlapeur, le désespoir, la résignation,parfois l’étonnement, l’incrédulité,ou la révolte et le mépris. Pour lesparentsdesvictimes,ellesressusci-tent du néant le dernier regard deleurs proches disparus sans laisserde traces des décennies aupara-vant.Lamémoiresaisitet fixecettedernière image qui devient le sou-venir du moment de l’arrestationet de la séparation définitive. Pen-dant des années, ils reviennent àces photographies en cherchantune clé leur permettant de com-prendre ce que ressentirent et ceque traversèrent leursproches.

Le rapport du lieutenant de lasécurité d’Etat Michoustine, datéde la fin du mois de mai 1937, estl’un des rares documents accessi-blesquidonneuneidéedel’organi-sation du service photographiquedans les prisons moscovites duNKVD.Quatreprisons–laLoubian-ka, la Petite Loubianka, BoutyrkaetLefortovo–possédaientunesec-

tion photographique. L’auteur durapportpréconise lamise enplaced’unpostesupplémentaire.Letex-te contient également une formu-lation selon laquelle les détenusarrivantà la prisonLoubianka«nesont pas photographiés en tempsvoulu». On peut en déduire qued’après le règlement, la photogra-phiedevaitêtre faitepeudetempsaprès l’arrestation.Mais lorsque laTerreur s’intensifie, cette règlen’est plusobservée.

«Prêts pour 19-20heures»Dans la prison Taganskaïa, les

photographies étaient datées, cequi permet de confronter la datede réalisation du cliché avec cellede l’exécution; on découvre alorsavec stupéfaction que la majoritédes victimes étaient photogra-phiéesunoudeuxjoursavant leurexécution, souvent le jourmême.

Certains documents indiquentindirectement que la photogra-phie du condamné était exigéeafindepouvoir l’exécuterdans lesrègles. L’ordre du commandantde la sécurité d’Etat Vladimir Tse-zarski, qui, le 6avril 1937 – jour del’exécution de 33condamnés duDmitlag,uncampaunorddeMos-cou–, recommandait à son sup-pléant Zoubkine de transférer cesderniers dans la prison Boutyrkaetdelesphotographier«demaniè-re à ce que les clichés soient prêtspour19-20heures»,etaussidetélé-phonerauchefdelabrigaded’exé-cution Vassili Blokhine pour leconvoquer chez Tsezarski pour17heures.Lesphotographiesdevai-ent êtreprêtes avantqueBlokhinene commence son travail noctur-nede bourreau.

Lorsque, au début des années1990, ces clichés –qui pendantdesdécennies restèrent cachés dansles archives secrètes soviétiques–virent la lumière du jour pour lapremière fois, ils devinrent l’undes témoignages visuels les pluséloquents des crimes du commu-nismesoviétique.p

TomaszKizny

GuermoguenMakarevitch OrlovRusse, né en 1918 à Toula.Etudianten histoire à l’universitédeMoscou, sans parti.DomiciliéàMoscou, passageMalyKharitonevski 7, app.3.Arrêté le5septembre 1937.Condamné àmortetexécuté le25 janvier 1938.Réhabilitéen1957.

Alekseï Grigorievitch JeltikovRusse. 1898-1ernovembre 1937.

Serrurier.

Sergueï Ivanovitch VassilievRusse, né en 1909 dans le villagede Triakhinkino, districtEmelianovski, région de Kalinine.Sachant à peine lire et écrire,sans parti, charpentier dansl’usine decartons de Sviblovo.Domicilié dans le villagede Sviblovo, près deMoscou,foyer des travailleurs, bât. 13,app.2. Arrêté le2décembre 1937.Condamné àmort le 4février 1938.Exécuté le8mars 1938.Réhabilité en 1989.

DernièrestracesdeladisparitionPortfolioCesimagesontétéprisespeuavantl’exécution,afinquelebourreauidentifiebienlavictime

NinaAleksandrovnaTorskaïa

Russe, née en 1893àKamenets-Podolski,

Ukraine. Etudessupérieures, membreduParti communiste,

membre de laHaute Courde justice. Domiciliée

àMoscou, passagePomerantsev 10-12, app.31.

Arrêtée le 17mai 1937.Condamnée àmort

le22août 1938.Exécutée lemême jour.

Réhabilitée en 1955.

Vassili Lvovitch VassilievRusse. 1891-3mars 1939.

Chef de la sécurité auKremlin.

Alekseï Ivanovitch ZakliakovRusse. 1915-20 août 1937.

Garçon de ferme.

Barbara Edmoundovna BudkiewiczPolonaise. 1886-21 août 1937.

Collaboratrice scientifique dans l’édition.

IV 0123Mercredi 6 mars 2013

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la grande terreur

Vassili Ananievitch KapranovRusse. 1891-28 octobre 1937.

Directeur adjointd’établissements sucriers.

AnnaMoisseïevna BitterPolonaise. 1900-21 octobre 1937.Enseignante de géographie.

Evguenia Iouzefovna BelinaPolonaise. 1906-19 décembre 1937.

Traductrice pour la presse.

Maria Aleksandrovna PappeLituanienne. 1899-22mars 1940.Chef de bureau spécial duNKVD.

Alekseï Nikolaïevitch BauerRusse. 1895-4 août 1937.

Artiste.

SemionNikolaïevitchKretchkov

Russe, né en 1876 dans levillage de Ponizovie, districtVereïski, région deMoscou.

Etudes secondaires, sansparti, prêtre de l’égliseorthodoxe du village

deBykovo, districtRamenski, région deMoscou.

Domicilié auvillagedeBykovo, ruePeredniaïa.Arrêté le 1ernovembre 1937.

Condamné àmortle 15novembre 1937.

Exécuté le 25novembre 1937.Réhabilité en 1989.

Dmitri Ivanovitch ChakhovskoïRusse. 1861-14 avril 1939.Philologue à la retraite.

StanislawRytchardovitch BudkiewiczPolonais. 1887-21 septembre 1937.

Service de renseignement de l’armée.

Marfa IlinitchnaRiazantseva

Russe, née en 1866 danslevillage de Kosafort, près de

Makhatchkala, Daghestan.Sachant à peine lire et écrire,

sans parti, retraitée.Domiciliée àMoscou,

rueMechtchanskaïa 62,app.26. Arrêtée le 27août1937. Condamnée àmort

le8octobre 1937.Exécutée le11octobre 1937.

Réhabilitée en 1989.

Fiodor Ivanovitch Eikhmans(Teodors Eihmans)

Letton, né en 1897 dans le villagedeVets-Ioudoup, dans le district

deGoldingen, région deCourlande.Etudes élémentaires. Apartir

de1918,membre duParticommuniste. Chefducamp

desîlesSolovki de1923 à 1928;premier chef dugoulag en 1930;

àpartir de 1932, chef adjointdubureau spécial (contrôle

dusecret) de la sécurité d’Etatdel’URSS ; chef dubureaudescodes secrets etde lacryptographie duNKVD.

DomiciliéàMoscou, rue Petrovka25a, app.29. Arrêté le 22 juillet 1937.Condamné àmort le3septembre

1938. Exécuté lemême jour.Réhabilité en 1956.

Richard Richardovitch HollandBritannique. 1907-10mars 1939.

Correcteur.

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la grande terreur

UnemémoireincomplèteetrefouléeEnRussie, lesouvenirduStalinevainqueurdesnazisgênel’écritured’unehistoireraisonnéedelaTerreur

C e qui caractérise lamémoirede laTerreur, c’estqu’elleestavant tout incomplète. Peu

de gens se rendent compte que laTerreur avait ses instigateurs, sesorganisateurs, ses responsablesexécutants. Et surtout que tous cescrimes furent commispar unpou-voird’Etatetaunomd’unEtat.Cer-tes, il n’existe aucunacte juridiqueofficiel selon lequel les campagnesde terreur ou certains actes de ter-reurétatiquepourraientêtrequali-fiésdecriminels.

Il n’est pas simple de séparer lesbourreauxdesvictimesdanslater-reursoviétique.Prenonsl’exempledessecrétairesdepartidescomitésrégionaux pendant la Grande Ter-reur: en août1937, ils étaient toussans exceptionmembres des troï-kas et signaient des verdicts d’exé-cution à la pelle;mais, dès novem-bre 1938, la moitié d’entre euxétaientpasséspar les armes.

Les «bourreaux» n’ont absolu-mentpasétéfixésdanslamémoirecollectivecommedescrapulesuni-voques: d’accord, untel a participéà laTerreur,mais il a toutdemêmefait construire des usines, des jar-dins d’enfants, des hôpitaux, et ilsurveillaitpersonnellementlaqua-lité de la nourriture dans les canti-nes ouvrières…Quant à son destinultérieur, il suscitemême une cer-tainecompassion.

Cette incapacité de circonscrirele Mal empêche pour une grandepart la formation d’une mémoirede la Terreur digne de ce nom. Ilexisteuneautre cause importantedu caractère problématique de lamémoire de la Terreur en Russie:aujourd’hui, cette mémoire n’estplus constituée de souvenirs per-sonnels, les témoins ayant pres-que tous disparu.

Unassortimentd’imagescollec-tives du passé, formées non plusde souvenirs personnels ou fami-liaux, mais de mécanismes socio-culturels divers, prend le relais deces souvenirs. La politiquehistori-que, l’acharnementdel’élitepoliti-que postsoviétique visant à créerune image dupassé dont s’accom-moderaitautantlepouvoirqu’elle-même, constitue l’unde cesméca-nismesessentiels.

Dans la conscience populairerusse,deuximagesde l’époquesta-linienne se forgèrent en unviolentparadoxe: celle d’un régime crimi-nelresponsablededécenniesdeter-reur étatique, et celle de l’époquedes conquêtes glorieuses et desgrandesréalisations,parmilesquel-les, évidemment, la victoire princi-pale de la Grande Guerre patrioti-queoccupait lapremièreplace.

Lavictoire,c’est l’époquedeSta-line, et la Terreur, c’est l’époquedeStaline. Il est impossible de conci-lier ces deux images du passé, àmoins d’en écarter une ou tout aumoinsdenepas la rectifier. Et c’estce qui se passa : la mémoire de laTerreur s’estompa. Elle ne dispa-rut pas complètement, mais ellefut refoulée à la périphérie de laconsciencepopulaire.

Un phénomène similaire s’estproduit dans la conscience occi-dentale. La place de Crime du siè-cle est déjà occupée : par les cri-mes nazis. La Terreur soviétiquese trouve reléguéedansdes zoneslointaines,pireencore, uneatten-tionsoutenueàsonégardest sou-vent perçue comme une tentati-ve d’amoindrir les crimes nazis.Au bout du compte, l’expériencetragique du stalinisme n’est pasvraiment assimilée par laconscience occidentale.

La mémorialisation de la Ter-reur supposed’identifier et depré-server les «lieux de mémoire». Ace jour, il s’agit presque exclusive-ment de lieux d’inhumation: fos-ses communes, et parfois grandscimetièresdes camps.

Mais le secret qui entourait lesexécutions était tellement grand,les sources sur le sujet sont si diffi-ciles à mettre au jour et donc sirares qu’à l’heure actuelle nous neconnaissons qu’une centaine denécropoles des victimes de1937-1938 –d’après nos estima-tions, cela représente moins d’untiersde leurnombreglobal.Quantaux cimetières des camps, nousn’en connaissons que quelquesdizaines parmi les milliers ayantexisté. Pourtant, les cimetièressont lamémoiredes victimes.

Danslesnouveauxmanuelssco-laires d’histoire, le thème du stali-nismeestprésentécommeunphé-nomène systémique. Cela pour-rait être un progrès. Mais la Ter-reur y apparaît comme un instru-ment historiquement déterminéet sansalternative,quiapermisderésoudre des problèmes d’Etat.Une telle conception n’exclut pasla compassion à l’égard des victi-mes duMoloch de l’Histoire,maiselle interdit catégoriquement lequestionnement sur le caractèrecriminelde laTerreuret le respon-sabledu crime.

Ceci n’est pas la conséquenced’unevolontéd’idéalisationdeSta-line, mais un effet collatéral natu-

rel d’une réponse à un problèmetotalement différent: la confirma-tion de l’idée bien ancrée du bondroit du pouvoir de l’Etat. Le pou-voir se trouve au-dessus des loismorales et juridiques. Il n’a pas decomptes à rendre à la justice étantdonné qu’il est guidé par des inté-rêtsd’Etatsituésau-dessusdesinté-rêts de l’homme et de la société,au-dessus de lamorale et du droit.L’Etat a toujours raison –dumoinsquand il règle ses comptesavec sesennemis. Cette idée imprègne lesnouveaux manuels scolaires dudébutàlafin,etpasseulementlors-qu’il s’agitde répressions.

Nousavonspunousconvaincreque lamémoire de la Terreur dansla Russie contemporaine existe.Mais cette mémoire est morcelée,fragmentaire, refoulée, assortied’innombrables réserves et juge-ments moraux douteux. Cettemémoire, verra-t-elle le jour, danstoute sa plénitude, en accord avecla connaissance historique, analy-sée sur la base de critèresmorauxetjuridiques,intégréeàlaconscien-ce nationale comme élément àvaleur culturelle etpolitique?

Autre question : en l’absenced’une mémoire historique dignede cenom, l’apparitiond’un systè-me normal de valeurs sociales,dans lequel la vie, la liberté et ladignité humaine seraient absolu-ment prioritaires par rapport auxintérêts du pouvoir d’Etat, est-ellepossible? Ces deuxquestions sontdirectement en rapport avec lesproblèmes actuels qui se posent àla société russe.p

ArseniRoguinski

Le ravinKachtak,près de l’ancienneprison duNKVD,àTomsk, dans lecentre du pays.

On estime à prèsde 10000le

nombre de corpsdans ce charnier.

TOMASZ KIZNY

Le fleuveOb,àKolpachevo,dans lecentredupays. En 1979,uneffondrementde la bergemitau jour desfossescommunes. Leuremplacementsetrouveaujourd’hui àquelques dizainesdemètres delarive, aumilieudulit actueldufleuve. Parmiles quelque4000victimesenterrées ici,1 445ont étéidentifiées.TOMASZ KIZNY

Danslesmanuelsscolaires, laTerreurapparaîtcomme

uninstrumentquiapermisderésoudredesproblèmesd’Etat

VI 0123Mercredi 6 mars 2013

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la grande terreur

L edépartementd’Etataméricainaren-dupubliclundisoir [4juin1956] letex-te intégral du rapport présenté par

M.N.S.Khrouchtchev le 25février 1956 aucoursd’uneréunionsecrèteduvingtièmecongrès du Parti communiste de l’Unionsoviétique. De nombreuses indiscrétionsavaient déjà filtré sur ce rapport, qui a étédiffusé abondamment parmi les partiscommunistes de l’URSS et des démocra-ties populaires.

Jusqu’à présent cependant il avait étéimpossibleauxgouvernementsocciden-taux d’avoir le texte lui-même de ce pas-sionnant document. Cette lacune a étécomblée, et le gouvernement américainapumettre lamainsurunexemplairedela copie du rapport établie à l’usage deschefscommunistesà l’étranger.Ledépar-tementd’Etat, enpubliantce texte,décla-requ’ilnepeutengarantir l’authenticité.

En fait, tout recoupeson contenu, dontune analyse serrée est, croyons-noussavoir, auxmainsdugouvernement fran-çais depuis déjà un mois. LeMonde croitnécessaire d’entreprendre la publicationintégrale de ce document extraordinaire,dont l’agence United Press a assuré dansde très courts délais la transmission et latraduction. Sa connaissance est indispen-sable à qui veut comprendre l’histoire deces dernières années. p

(6juin 1956.)

Quis’opposaitàStalineétaitvouéàl’annihilation

Empêcher tout retourde ce qui s’est passé avec Staline

«Staline n’agissait pas par persuasion,aumoyend’explicationsetdepatientecol-laborationaveclesgens,maisenimposantsesconceptionsetenexigeantunesoumis-sion absolue à son opinion. Quiconques’opposaitàsaconceptionouessayaitd’ex-pliquer sonpoint de vue et l’exactitudedesapositionétaitdestinéàêtreretranchédela collectivité dirigeanteet vouépar la sui-teàl’annihilationmoraleetphysique.Celafutparticulièrementvraipendantlapério-dequi a suivi le 17econgrès, aumomentoùd’éminentsdirigeants duParti et desmili-tants, honnêtes et dévoués à la cause ducommunisme, sont tombés, victimes dudespotismede Staline.»

Invention de la notiond’«ennemi dupeuple»

« C’est pendant cette période(1935-1937-1938)qu’estnée lapratiquede larépressionmassiveaumoyende l’appareilgouvernemental, d’abord contre les enne-mis du léninisme –trotskistes, zinoviévis-tes, boukhariniens–, depuis longtempsvaincuspolitiquementparleParti,etégale-mentensuitecontredenombreuxcommu-nistes honnêtes, contre les cadres du Partiqui avaient porté le lourd fardeau de laguerrecivileetdespremièreset trèsdiffici-lesannéesdel’industrialisationetdelacol-lectivisation, qui avaient activement luttécontre les trotskisteset lesdroitierspour letriomphede la ligneduparti léniniste.

Staline fut à l’origine de la conceptionde l’“ennemi du peuple”. Ce terme renditautomatiquementinutiled’établirlapreu-vedeserreursidéologiquesdel’hommeoudeshommesengagésdansune controver-se; ce termerenditpossible l’utilisationdela répression la plus cruelle, violant toutesles normes de la légalité révolutionnaire,contre quiconque, de quelque manièreque ce soit, n’était pas d’accord avec lui ;contre ceux qui étaient seulement sus-

pects d’intentions hostiles, contre ceuxqui avaientmauvaise réputation.

Ce concept d’ennemi du peuple élimi-nait en fait la possibilité d’une lutte idéo-logique quelconque, de faire connaîtreson point de vue sur telle ou telle ques-tion, même celle qui avait un caractèrepratique. Pour l’essentiel et en fait la seu-le preuve de culpabilité dont il était faitusage, contre toutes les normes de lasciencejuridiqueactuelle,était la“confes-sion” de l’accusé lui-même; et, commel’ont prouvé les enquêtes faites ultérieu-rement, les “confessions” étaient obte-nues au moyen de pressions physiquescontre l’accusé.

Il faut bien dire qu’en ce qui concerneles personnes qui, de leur temps, s’étaientopposéesàla ligneduParti, iln’yavaitsou-vent pas suffisamment de raisons sérieu-sespourleurannihilationphysique.Lafor-mule “ennemi du peuple” avait été crééeprécisément dans le but d’anéantir physi-quement ces individus.»

Staline violait toutes les formesde la légalité et de lamoralité

«Il [Staline]avait renoncéà laméthodeléninisteconsistantàconvaincreetàédu-quer; il avait abandonné laméthodede lalutte idéologiquepour cellede laviolenceadministrative, des répressionsmassives

et de la terreur. Il agissait, sur une échelletoujours plus grande et d’une manièretoujours plus inflexible, par le truche-ment d’organismes punitifs, violant sou-vent en même temps toutes les normesexistantes de la moralité et de la législa-tion soviétiques.

Lecomportementarbitraired’uneper-sonne encouragea et permit l’arbitrairechez d’autres. Des arrestations et desdéportations massives de plusieurs mil-liers de personnes, des exécutions sansprocès et sans instruction, créèrent desconditions d’insécurité, de peur, etmêmede désespoir.» p

(6juin 1956.)

98membresducomitécentralontétéfusillés

Desprocèsmontésde toutespièces«Les intentions de Staline à l’égard du

Parti et de son comité central devinrentpleinement évidentes après le17econgrès du Parti, qui eut lieu en 1934.Ayant à sa dispositiondenombreux ren-seignements faisant la preuve d’inten-tionsbrutales à l’égarddes cadresduPar-ti, le comité central a créé une commis-sion chargée d’enquêter et d’établir ce

qui avait rendu possibles les répressionsde masse contre la majorité des mem-bres du comité central et les suppléantsélus au 17econgrès du Parti communiste(bolchevik) de l’Union soviétique.

La commission avait eu connaissanced’une grande quantité de matériel desarchives du NKVD et d’autres docu-ments, et établi de nombreux faits rela-tifs à la “fabrication”deprocès contredescommunistes, à de fausses accusations, àde criants abus contre la légalité socialis-te –qui eurent pour conséquence lamortd’innocents.»

Sous la torture, des innocentss’accusaient eux-mêmes

«Ildevintévidentquedenombreuxacti-vistesduParti,dessovietsetde l’économiequi avaient été traités d’ennemis en1937-1938 ne furent en fait jamais ni desennemis, ni des espions, ni des saboteurs,mais toujours d’honnêtes communistes;onn’avaitfaitquelesaccuserdecescrimes,et, souvent incapables de supporter pluslongtempsdestorturesbarbares,ilss’accu-saient eux-mêmes (sur l’ordre des jugesd’instruction, des falsificateurs) de toutessortesdecrimesgraves et improbables.

Il a été établi que, des 139membres etsuppléantsdu comité central duParti quiavaient été élus au 17econgrès, 98 avaientété arrêtés et fusillés, c’est-à-dire 70%(pour la plupart en 1937-1938). (Indigna-tion dans la salle.)

Un sort identique fut réservénon seu-lement auxmembres du comité central,mais aussi à la majorité des délégués du17econgrès ; des 1966délégués, soit avecdroit de vote, soit avec voix consultative,1 108personnes, c’est-à-dire nettementplus que la majorité, ont été arrêtéessous l’accusation de crimes contre-révo-lutionnaires. Ce fait mêmemontre com-bien folles et contraires au bon sensétaient les accusations de crimes contre-révolutionnaires portées, comme onpeut en juger maintenant, contre unemajorité des participants au 17e congrèsdu Parti. (Indignation dans la salle.)»p

(7 juin 1956.)

Condamnations prononcées par les juridictions d’exception de la police politique,dont les condamnés à une peine demort, enmilliers

0

100

200

300

400

500

600

700

1938 194519301921 1953

790 665 condamnés en 1937, dont 353 074 à la peine de mort

SOURCE : N. WERTH, LA TERREUR ET LE DÉSARROI : STALINE ET SON SYSTÈME, PERRIN, 2007

LaGrande Terreur:facepublique, face secrète

Forêt près delaroute entre

MedvejiegorsketPovenets,

enRépubliquedeCarélie, prèsde la frontièrefinlandaise.

Aumoins6786 personnesidentifiées ontété exécutées

etensevelies ici.L’endroit a été

baptiséSandarmokh

en1997, d’aprèsun toponyme des

environssignifiant

«lemarais deZakhar».TOMASZ KIZNY

«Ledépartementd’Etataméricainpublie lerapportsecret»ArchivesApartirdu6juin1956, «LeMonde»faitparaîtreenplusieursvolets le texte intégraldurapportdeKhrouchtchevau20econgrèsduParti communiste. Si Stalineyest trèscritiqué, laGrandeTerreurn’apparaîtpasdans toutesonampleur. Extraits

Ladécouverte, en 1992, dans lesarchives soviétiques, des résolu-tionsduPolitburoet desordresduNKVDabouleversé la connaissancede laGrandeTerreur qu’avaient leshistoriens. Jusqu’alors, comme lemontrentcesarchivesdu«Monde»,seuls les «procèsdeMoscou» (de1936à 1938)étaient connus, ainsique lesprocès dedirigeants locauxet lespurgesdes élites politiques,économiquesetmilitaires.

Entrepôtsdelacoopérativede constructionZodtchie,àTioumen, prèsde la frontièrekazakhe,surleterritoiredel’anciencimetièreZatioumen-skoïe, où leNKVDenterraitlescadavresdesvictimesen1937-1938.Lenombredecorps s’élèveà2000environ.TOMASZ KIZNY

VII0123Mercredi 6 mars 2013

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la grande terreur

L ’arrestationet l’exécutiond’unpour-centagesouventtrèsélevédescadrescommunistes ne représentèrent

qu’unepetite fraction (7 à8%)de l’ensem-bledesarrestationsetdesexécutionsdelaGrande Terreur. Tandis que les rituelsd’anéantissement des «ennemis du peu-ple» envahissaient la sphèrepublique, lesgroupes opérationnels du NKVD met-taient en œuvre les «opérations secrètesdemasse», décidées etmises aupoint parStaline, Nikolaï Iejov, le commissaire dupeupleàl’intérieur,et lesplusprochescol-laborateurs de Staline, avec pour objectifd’éradiquerdesélémentsconsidéréscom-me étrangers ou nuisibles dans un projetd’homogénéisation de la société socialis-te, à unmoment jugé critique.

Staline était persuadé de l’imminenced’unconflitinternationalauquell’URSSnepourrait se soustraire. Cette perspectiveluirappelaitl’unedesgrandesleçonspoliti-ques léguéespar Lénine: la nécessité d’éli-miner à l’avance, par une «frappe prophy-lactique», tous les «ennemis intérieurs»perçus comme autant de recrues poten-tielles d’unemythique «cinquième colon-nede saboteurs et d’espions».

La plus importante de ces opérations,lancée par l’ordre opérationnel du NKVDn˚00447endatedu30juillet1937etentréedans le vocabulaire codé duNKVD sous lenom d’«opération Koulak», ciblait unecohorte d’«ennemis» aux contours parti-culièrement flous: les «ex-koulaks, élé-mentscriminelsetautrescontre-révolution-naires». Tous ces individus devaient êtrerépartis en deux catégories : les «plusactifs»danslacatégorieI, les«moinsactifs,mais néanmoins hostiles» dans la catégo-rieII. Les individus classés dans la catégo-rieI devaient être «immédiatement arrê-tés et après passage de leur dossier devantune troïka [juridiction d’exception de lapolice politique, composée de troismembres],fusillés».Ceuxclassésencatégo-rie II devaient être «arrêtés et envoyés encamppouruneduréededixans».

L’ordre n˚00447 présentait ensuite desquotas, régionpar région, dunombred’in-dividus à réprimer. Selon les chiffres duNKVD,767000personnes furent condam-nées,dont387000àlapeinedemort,dansle cadrede cetteopération.

Staline et Iejov lancèrent égalementunedizained’«opérationsnationales». Le

25 juillet 1937 débuta l’«opération alle-mande» visant « les agents allemands,saboteurs,espionset terroristes travaillantpour le compte de la Gestapo». En quinzemois, 57000 personnes furent arrêtées àce titre, dont 42000 furent exécutées.

Le 11 août 1937, Nikolaï Iejov envoyaune nouvelle directive destinée à mettreen œuvre la « liquidation totale desréseauxd’espionsetdeterroristesdel’Orga-nisationmilitairepolonaise».Cetteopéra-tion allait se solder par l’arrestation, enquinzemois, de 144000 personnes, dontplus de 111000 furent condamnées àmort. Parmi les minorités nationales, ladiaspora polonaise paya le plus lourd tri-butà laGrandeTerreur:uncinquièmedes700000 citoyens soviétiques d’originepolonaiserecensésenURSSen 1937 furentcondamnés, et la plupart exécutés.

Une troisième opération nationaleavaitpourcibleungroupesuspectd’entre-tenir des liens avec le Japon, les «Harbi-niens», ex-employés et cheminots de laCompagnie des chemins de fer de Chineorientale, basée à Harbin, et qui, après lacession de la ligne au Japon, avaient étérapatriés,commecitoyenssoviétiques,enURSS. Au total, 33000 personnes furentcondamnées dans ce cadre, dont plus de21000 furent exécutées.

En octobre-novembre1937, le NKVDdéclencha cinq autres opérations de cetype – lettone, finlandaise, grecque, rou-maineetestonienne.SelonlesstatistiquesduNKVD,335513individusfurentcondam-nés dans le cadre des opérations nationa-les.Surcenombre,247157, soit73,6%–uneproportionbienplusélevéequepourl’opé-rationn˚00447–, furent exécutés.

Outrelessupplémentsdequotasaccor-dés à la demande des responsables régio-nauxzélés, Stalineet Iejovprenaient l’ini-tiative d’augmenter les quotas demaniè-re globale : ainsi, le 15octobre 1937, ilsallouèrent à 58 régions et républiquesdesquotas supplémentaires concernant120320«individus à réprimer». Chaqueéquipedevaitremplirsonplanchiffréd’ar-restationsetmonterdes affaires groupéesde«contre-révolutionnaires»,d’«espions»etde«terroristes»passésauxaveux.Ceux-ci étaient obtenus au terme de tortures etd’interrogatoires ininterrompus.

Lamiseenœuvredesopérationsnatio-nales obligea les agents du NKVD àdéployer une inventivité sans borne. AGorki (aujourd’hui Nijni-Novgorod, àl’est de Moscou), le chef régional duNKVDeut la lumineuse idée d’inverser lacatégorie introuvable d’«ex-prisonniersde guerre allemands restés en URSS» en«ex-prisonniers russes de la guerre impé-rialiste ayant été en captivité en Allema-gne», ce qui permit à ses agents d’arrêterplusieurs centaines d’anciens combat-tants de la GrandeGuerre.

Les dossiers ainsi fabriqués étaienttransmis à un tribunal d’exception, sié-geant à huis clos. Au cours d’une seule

séance, celui-ci examinait plusieurs cen-taines de dossiers. La sentence ne pouvaitêtre que la peine demort ou l’envoi pourdix ans au goulag.

Comment identifier les victimes? Leshistoriens ont identifié des groupessociaux et des zones à risque. Les groupesà risque comprenaient tout ancienmem-bre du Parti bolchevique exclu pour telleou telle «déviation» politique, ainsi quetout fonctionnaire ayant une originesociale non prolétarienne ou ayant suiviun parcours politique hétérodoxe,c’est-à-direnonbolchevique.Etaientparti-culièrement vulnérables tous ceux quiavaient déjà été fichés par la police politi-que et notamment : les «déplacés spé-ciaux», déportés au cours des années pré-cédentes vers un certain nombre derégionsinhospitalièresdupays; lesmem-bres du clergé (90% des quelque30000serviteursducultefurentarrêtés) ;les anciens membres du Parti socialisterévolutionnaire (la quasi-totalité d’entreeux, tous fichés, fut condamnésàmort).

Vulnérables aussi étaient ceux que lesautorités désignaient sans ambages com-me «gens du passé» (byvchie). Cette caté-gorie regroupait des personnes quiavaienten commund’avoir reçuuneédu-

cation secondaire, voire universitaire, etsurtout d’avoir fait partie des élites sousl’ancien régime tsariste.

Ilexistaitaussideslieuxprofessionnelsà risque. Il s’agissait avant tout des entre-prises travaillant pour la défensenationa-le, mais aussi de toute entreprise particu-lièrement accidentogène: mines, métal-lurgie, chantiersdeconstruction,cheminsde fer. Pour les enquêteurs duNKVD, rou-vrir et criminaliser les dossiers relatifs àdes accidents industriels permettait defabriquer aisément des affaires groupéesde «saboteurs» et de «diversionnistes».

La Grande Terreur prit fin comme elleavait débuté: sur une résolution secrètedu Politburo datée du 17novembre 1938.Ce texte stoppait toutes les opérationsrépressives de masse et critiquait les«défauts majeurs» dans le travail de lapolicepolitique.Ceux-ciétaientexpliquésainsi : des «ennemis du peuple» s’étaient«faufilés» dans le NKVD pour y dévelop-per leurs activités subversives. Quelquesjours plus tard, Nikolaï Iejov démissionnadetoutessesfonctions.LaPravdaannonçalaconiquement que le commissaire dupeuple à l’intérieur avait été relevé de sesfonctionspour raisonsde santé.p

NicolasWerth

UnmassacredictéparlaparanoïadurégimeJusqu’à l’absurdeleplustragique, toutprétexteétaitbonpouréliminer lesennemisprésumésde larévolution

«Ilsontemmenépapaàl’aubeetnousnel’avonsplusjamaisrevu»NELLIKONSTANTINOVNAKALININAFilleduconstructeurd’avionsKonstantinAlekseïevitchKalinine, fusilléen1938

Référence et événement

Livre La Grande Terreur en URSS,1937-1938,deTomaszKizny,NicolasWerth, Arseni Roguinski,ChristianCaujolle. Avant-proposdeSylvieKauffmann. EditionsNoir sur blanc, 412p., 40¤.

Soirée Les éditionsNoirsurblanc, leBal et LeMonde orga-nisent,mercredi 13mars à partirde 20heures, une soirée (rencon-tre, projection, débat) consacréeà laGrandeTerreur, en présencedes auteurs du livre.Centre d’exposition duBal,6, impassede laDéfense,Paris18e.Entrée libre. Réservation:[email protected]

Lire aussi L’Ivrogne et lamarchande de fleurs. Autopsied’un meurtre de masse,1937-1938, deNicolasWerth.Points «Histoire», 335p., 9,60¤.

Y J’étais encore toute peti-te lorsquemonpèrem’a

emmenée au bord de lamer, àOdessa. Et, depuis, je n’ai pensé àriend’autre et j’ai toujours rêvédemer et de bateaux. Après lamort de Staline, j’ai faitmes étu-des au départementde l’armée etde lamarine, j’ai travaillé ensuiteà l’Institut de lamarine àMoscou.

Bien des années plus tard,alors quemonpère était réhabili-té depuis longtemps, j’étais tou-jours considérée par le pouvoircomme “un élément suspect”et c’est la raison pour laquelle,jusqu’en 1972, je n’ai pas été auto-risée à participer aux expédi-tions océanographiqueshors denos frontières. Ce n’est que plustard que j’ai pu naviguer sur lesmers dumonde entier : lesocéans Indien, Atlantique, Pacifi-que, Antarctique. C’était unegrande joie.

Dans l’enfance,monpère avaitéveillémon intérêt pour les étoi-

les, j’avais appris les nomsde tou-tes les constellations. Ensuite,pendantmesvoyages sur lesmers lointaines, avec la voûte étoi-lée au-dessusdema tête, j’étaisdansmonélément.Monpèrevou-lait que je joue au tennis, je ne l’aipasoublié, et je l’ai fait jusqu’à73ans. Je l’aimais énormément.

«Maman était comme folle»Lorsque leNKVDa fait sa per-

quisition, je suis restéedebout àses côtés dans sonbureaupen-dant toute la nuit, j’avais alors12ans.Mamanétait comme folle.Ils ont emmenépapa à l’aube etnousne l’avonsplus jamais revu.Après l’arrestationdemonpère,ils ont fait loger une famille deplusdansnotremaison.Mamann’avait pas de travail, onne vou-lait l’accepternulle part, elle aplantédes pommesde terredansle jardinqui jouxtait lamaisonpourqu’on ait quelque chose àmanger.

Un jour, alors que je rentraisdel’école, le nouveau locataire étaiten traind’arracher les plants depatates.Mamère criait : “Mais quefaites-vous, je n’aurai plus rienàdonneràmangeràmes enfants!”Et lui de répondre: “Chienned’es-pionne!” Il l’avait fait exprèspourque la famille d’un espionn’aitrienàmanger. C’était un compor-tement typiquede cette époque.

Mamère aimait beaucoupmonpère.Après son arrestation, plusrienn’avait de senspour elle. Apeineunanplus tard, elle est tom-bée gravementmalade, elle semourait. Ellem’adit un jour:“J’aimerais tellementmangerdesprunes.”Nousavions en tout etpour tout trois roubles, je suisallée àMoscoupour acheter desprunes.Dans la queue, jemesuisfait voler, jeme souviensaujour-d’hui encoreduvisagede cevoleurqui a pris ses trois derniersroubles àune fillette en riant.C’estunpeuple commeça.»p

«Monpère était un remarquableconstructeur,

unhommed’unegrandebontéettrèsgénéreux.

Jel’ai pleuré toutema vie.C’estun pays de criminels.Onnepeut ni l’accepter,

ni l’oublier,nipardonner. »

Fabriquésdetoutespièces,lesdossiersétaient

transmisàuntribunald’exceptionquiexaminaitplusieurscentainesdecas

enuneseuleséance

KAZAKHSTAN

OUZBÉKISTAN

TURKMÉNISTANKIRGHIZISTAN

TADJIKISTAN

ARMÉNIE

GÉORGIE

MOLD.

UKRAINE

EST.LETT.

LIT.

AZERBAÏDJAN

BIÉLORUSSIE

RUSSIE

Iles

Kouriles

Sakhaline

Merd'Aral

MerNoire

MerCaspienne

Mer deBarents

Merd'Okhotsk

LacBaïkal

LacBalkhach

Moscou

Karaganda

Krasnoïarsk

Vladivostok

Achkhabad

ArkhangelskLeningrad

Mourmansk

Stalingrad

Vorkouta

Yakoutsk

Magadan

Cercle polaire arctique

500 km

Iles Solovki

Steplag

Petchorlag

Intlag Retchlag

Kemerlag

Taichetlag Bamlag

Amourlag

Karlag

Svirlag

Dmitlag

Gorlag

Ozerlag

IouglagDalstroï

VicherlagOussollag

Limites de l’URSS

Région administrée par la policepolitique et réservée aux travaux forcés

Principaux camps du goulagPrincipaux lieux des fosses communes (1937-1938)

Vaste région difficilement accessibleregroupant plusieurs centaines de camps

Principales zones de déportationpour le travail forcé

SOURCES : N. WERTH, LA TERREUR ET LE DÉSARROI : STALINE ET SON SYSTÈME, PERRIN, 2007 ; J.-J. MARIE, LE GOULAG,QUE SAIS-JE ?, 1999 ; T. KIZNY, LA GRANDE TERREUR EN URSS 1937-1938, NOIR SUR BLANC, 2013.

Géographie de la terreur stalinienne

INFO

GRAPHIE

LEMONDE

TOMASZ KIZNY

VIII 0123Mercredi 6 mars 2013