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LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE COMME PROCÉDURE. UN CONCEPT NORMATIF D'ESPACE PUBLIC Jürgen Habermas Editions Hazan | Lignes 1989/3 - n° 7 pages 29 à 58 ISSN 0988-5226 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes0-1989-3-page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Habermas Jürgen,« La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d'espace public », Lignes, 1989/3 n° 7, p. 29-58. DOI : 10.3917/lignes0.007.0029 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Hazan. © Editions Hazan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 31/03/2015 22h19. © Editions Hazan Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 31/03/2015 22h19. © Editions Hazan

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LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE COMME PROCÉDURE. UNCONCEPT NORMATIF D'ESPACE PUBLIC Jürgen Habermas Editions Hazan | Lignes 1989/3 - n° 7pages 29 à 58

ISSN 0988-5226

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes0-1989-3-page-29.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Habermas Jürgen,« La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d'espace public »,

Lignes, 1989/3 n° 7, p. 29-58. DOI : 10.3917/lignes0.007.0029

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JÜRGEN HABERMAS

LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE COMME PROCÉDURE

Un concept normatif d'espace public*

La mentalité engendrée par la Révolution française s'est autant établie que trivialisée : elle ne perdure plus aujourd'hui dans la forme d'une conscience révolu­tionnaire, et a autant perdu en force expl<;>sive utopi­que qu'en vigueur. Mais les énergies se sont-elles attiédies avec cette métamorphose? Manifestement, la dynamique culturelle produite par la Révolution fran­çaise n'a pas été stoppée. Cette dynamique n'a créé qu'aujourd'hui les conditions d'un activisme culturel dépouillé de tout privilège d'éducation, qui se soustrait obstinément à toute emprise administrative ; le large pluralisme de ces activités surgissant une fois que les barrières de classe ont été abattues s'oppose évidem­ment à l' autocompréhension révolutionnaire d'une nation plus ou moins homogène ; la mobilisation cultu­relle des masses renvoie néanmoins à cette origine. Dans les centres urbains se dessinent les contours

( *) Article paru en allemand dans une version abrégée dans la revue Merkur, juin 1989, sous le titre: « Volkssouveriinitât als Verfahren. Ein normativer Begriff von Oeffentlichkeit. »

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d'une configuration sociale ( gesellscha/tlichen V erkehrs) empreinte en même temps de formes d'expression socialement indifférenciées et de styles de vie indivi­dualisés. Cette physiognomonie ambiguë est difficile à déchiffrer. On ne sait pas vraiment si dans cette « société culturelle» (Kulturgesellscha/t) ne fait que se refléter la force du Beau détournée à des fins commer­ciales et stratégiques, une culture de masse sémanti­quement appauvrie et privatiste - ou si elle pourrait constituer un sol nouveau pour un espace public (Oef­/entlichkeit) revitalisé sur lequel germeraient les idées semées en 1789.

Je dois laisser cela ouvert et vais me limiter dans les pages qui suivent à des arguments normatifs, afin de découvrir comment aujourd'hui une république radi­cale-démocratique pourrait en tant que telle être pen­sée, si nous pouvions compter avec une culture politi­que favorable et capable de retentissement - une république que nous n'acceptons pas du point de vue rétrospectif d'un héritage heureux comme une posses­sion, mais que nous poursuivons comme projet dans la conscience d'une révolution devenue à la fois perma­nente et quotidienne. TI ne s'agit pas d'une continua­tion triviale de la révolution par d'autres moyens. Déjà par le Danton de Büchner on peut apprendre combien tôt la conscience révolutionnaire a été rattrapée par les apories de l'instrumentalisme révolutionnaire. La mé­lancolie est inscrite dans la conscience révolution­naire- la tristesse de l'échec d'un projet qu'on ne peut néanmoins pas abandonner. Cet échec, aussi bien que cet impossible abandon, s'expliquent par le fait que le projet révolutionnaire vise au-delà de la révolution elle-même, se dérobe à ses propres concepts. C'est pourquoi je fais l'essai de traduire dans nos concepts le contenu normatif de cette révolution unique en son genre, une entreprise qui s'impose à une gauche vivant

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en République fédérale, en regard de la double com­mémoration des années 1789 et 1949 (avec, dans la chair, l'épine d'autres anniversaires): les principes de la Constitution ne prendront pas racine dans notre for intérieur tant que la raison ne se sera pas assurée de contenus susceptibles de nous orienter et d'indiquer un futur. Ce n'est qu'en tant que projet historique que l'Etat de droit démocratique conserve un sens normatif allant au-delà du juridique - force explosive et force organisatrice tout à la fois.

D'un point de vue de théorie politique, l'Histoire est un laboratoire à arguments. La Révolution française forme une chaîne d'événements bardés d'arguments : la Révolution se drape dans les habits des discours du droit rationnel. Et elle laissa derrière elle des traces riches en paroles dans les idéologies politiques des XIX<

et :xxe siècles. Du point de vue distancé de celui qui est né après-coup se forment des combats idéologiques entre démocrates et libéraux, entre socialistes et anar­chistes, entre conservateurs et progressistes, qui, si nous nous résignons à une certaine insensibilité aux détails, constituent les types fondamentaux d'une ar­gumentation aujourd'hui encore instructive.

I

1. La dialectique, à laquelle aspirait la Révolution française, entre libéralisme et démocratie radicale, a éclaté dans le monde entier. La lutte vise à savoir comment se laissent concilier égalité et liberté, unité et pluralité, le droit de la majorité et le droit de la minorité. Les libéraux commencent par l'institutionna­lisation juridique de libertés égales et conçoivent cel­les-ci comme droits subjectifs. Pour eux, les droits de l'Homme jouissent d'une priorité normative par rap-

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port à la démocratie, la Constitution séparant les pouvoirs d'une priorité par rapport à la volonté du législateur démocratique. D'un autre côté, les avocats de l'égalitarisme conçoivent la praxis collective de ceux qui sont libres et égaux comme formation souveraine de la volonté. Ils comprennent les droits de l'Homme comme expression de la souveraine volonté populaire, la Constitution séparant les pouvoirs résulte de la volonté éclairée du législateur démocratique.

La constellation de départ est ainsi déjà caractérisée par la réponse que Rousseau avait donnée à Locke. Rousseau, le précurseur de la Révolution française, comprend la liberté comme autonomie du peuple, comme participation égale de tous à la praxis de l'auto­législation. Kant, le contemporain philosophique de la Révolution française, qui avoue que Rousseau l'a ins­piré, formule cela ainsi : « Le pouvoir législatif ne peut appartenir qu'à la volonté unifiée du peuple. En effet, comme c'est d'elle que doit procéder tout droit, elle ne doit par sa loi pouvoir faire, absolument, d'injustice à quiconque. Or, il est toujours possible, lorsque quel­qu'un décide quelque chose à l'égard d'un autre, qu'il lui fasse, ce faisant, tort, mais ce n'est point le cas en ce qu'il décide à l'égard de soi (en effet, voluntas non fit injuria). Il n'y a donc que la volonté unifiée et unifiante de tous, dans la mesure où chacun décide la même chose sur tous et tous sur chacun, il n'y a donc que la volonté collective d'un peuple qui puisse être législative. » (1)

Le point saillant de cette réflexion est l'unification de la raison pratique et de la volonté souveraine, des Droits de l'homme et de la démocratie. Afin que la raison légitimant la domination ne doive plus, comme

( 1) Kant, Métaphysique des mœurs, 1re partie, Doctrine du droit, § 46. Paris, Vrin, 1971. Trad. A. Philonenko.

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c'était le cas chez Locke, prendre les devants de la volonté souveraine du peuple, ni ancrer les droits de l'Homme dans un état de nature fictif, une structure rationnelle vient s'inscrire dans l'autonomie de la pratique législatrice elle-même. La volonté unifiée du citoyen, comme elle ne peut s'exprimer que dans la forme de lois générales et abstraites, est contrainte per se à une opération qui exclut tout intérêt non univer­salisable, et n'admet que des réglementations garantis­sant à tous des libertés égales. L'exercice de la souve­raineté populaire garantit à la fois les droits de l'Homme.

Cette idée a été mise en pratique par les élèves jacobins de Rousseau et a provoqué l'entrée en lice des opposants libéraux. Les critiques vont valoir que la fiction de la volonté populaire unitaire ne se laisse réaliser qu'au prix d'un déguisement ou d'une répres­sion de l'hétérogénéité des volontés singulières. De fait, Rousseau s'était déjà représenté la constitution du souverain populaire comme un acte quasiment existen­tiel de socialisation, par lequel les individus singuliers se transforment en citoyens orientés vers le bien com­mun. Ceux-ci forment ensuite les membres d'un corps collectif et sont le sujet d'une pratique législative qui s'est détachée des intérêts particuliers des individus privés simplement soumis aux lois. La surcharge morale du citoyen vertueux projette une longue ombre sur toutes les variétés radicales du rousseauisme. L'hy­pothèse des vertus républicaines n'est réaliste que pour une communauté pourvue d'un consensus normatif préalablement assuré par la tradition et l' éthos : « Or moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, c'est-à-dire les mœurs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter» (O.C., Pléïade, tome III, 397). Les objections libérales contre le rous­seauisme peuvent ainsi s'appuyer sur Rousseau lui­même: les sociétés modernes ne sont pas homogènes.

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2. Les opposants soulignèrent la pluralité des inté­rêts à équilibrer, le pluralisme des opinions qui doit être transposé dans un consensus majoritaire. La criti­que de la « tyrannie de la majorité » apparaît sous deux variantes différentes. Le libéralisme classique d'un Alexis de Tocqueville comprend la souveraineté populaire comme principe d'égalité qui nécessite une limitation. C'est la peur du Bourgeois face à la domina­tion du Citoyen : si la constitution d'un Etat de droit séparant les pouvoirs ne trace pas des limites à la démocratie du peuple, les libertés pré-politiques de l'individu sont en danger. Ainsi, la théorie est à nou­veau rejetée: la raison pratique, qui s'incarne dans la Constitution, entre à nouveau en opposition avec la volonté souveraine des masses politiques. Le problème que Rousseau avait voulu résoudre au moyen du concept de l'auto-législation revient à la charge. C'est pourquoi un libéralisme démocratiquement éclairé doit tenir ferme à l'intention de Rousseau.

De ce côté, la critique ne conduit pas à une limita­tion, mais à une réinterprétation du principe de souve­raineté populaire ; celle-ci ne doit pouvoir s'exprimer que sous les conditions discursives d'un processus en soi différencié de formation de l'opinion et de la volonté. Encore avant que John Stuart Mill ne réu­nisse, dans son écrit On Liberty 0859), l'égalité et la liberté dans la pensée d'un espace public discursif, le démocrate d'Allemagne du Sud Julius Frobel déve­loppe dans un pamphlet de 1848 l'idée, pensée en termes absolument non utilitaristes, d'une volonté générale qui doit se former par discussion et vote à partir de la volonté libre de tous les citoyens : «Nous voulons la république sociale, c'est-à-dire l'Etat dans lequel le bonheur, la liberté et la dignité de chaque individu sont reconnus comme but commun de tous, et dans lequel la perfection du droit et du pouvoir

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découle de la concertation et de l'accord de tous ses membres. » (2)

Une année auparavant, Frobel avait fait paraître un Système de la politique sociale (3) dans lequel il lie de façon intéressante le principe de la discussion libre au principe de la majorité. Il exige du discours public le rôle que Rousseau attribue à la force prétendûment universalisante de la simple forme légale. r Le sens normatif de la validité de lois qui méritent l'approba-· tion générale ne se laisse pas expliquer au moyen des caractéristiques logico-sémantiques de lois universel­les-abstraites. Au lieu de cela, Frobel recourt aux conditions de communication sous lesquelles la forma­tion de l'opinion orientée vers la vérité se laisse combi­ner à une formation majoritaire de la volonté. En même temps, Frobel maintient le concept rousseauiste de l'autonomie : « Il n'y a de loi que pour ceux qui l'ont eux-mêmes édictée ou qui lui ont souscrit; pour tous les autres, elle est un commandement ou un ordre. » ( 4) C'est pourquoi les lois exigent l' approba­tion fondée de tous. Mais le législateur démocratique décide avec la majorité. L'un n'est compatible avec l'autre que si la loi majoritaire conserve une relation interne à la recherche de la vérité : le discours public doit setvir de médiateur entre raison et volonté, entre formation de l'opinion de tous et formation de la volonté majoritaire des représentants du peuple.

Une décision majoritaire ne peut voir le jour que si son contenu peut valoir comme le résultat rationnelle-

(2) Julius Frôbel, Monarchie oder Republik, Mannheim, 1948, p. 6.

(3) Julius Frobel; System der socialen Politik, Mannheim, 1847. Reproduit par Scientia Verlag, Aachen, 1975. La pagination se réfère à cette édition.

(4) Id., p. 97.

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ment motivé mais faillible d'une discussion quant à ce qui est juste, discussion provisoirement close sous la pression de la décision à prendre : « La discussion permet aux convictions, telles qu'elles se sont dévelop­pées dans l'esprit de différentes personnes, d'agir les unes sur les autres, elle les clarifie et étend le cercle de leur reconnaissance. La détermination pratique du droit est la conséquence du développement et de la reconnaissance de la conscience théorique juridique qui la précède, mais ne peut réussir que par une seule voie, celle de la votation et de la décision par la majo­rité. » (5) Frobel interprète la décision majoritaire comme un accord conditionné, comme l'approbation de la minorité à une praxis dirigée par la volonté de la majorité : « On n'exige nullement de la minorité que, en se soumettant à sa volonté, elle déclare sa propre opinion comme erronée, on n'exige même pas qu'elle abandonne ses desseins, mais qu'elle renonce à l' appli­cation pratique de sa conviction jusqu'à ce qu'elle réussisse à mieux faire valoir ses raisons et à se procu­rer le nombre nécessaire d'adhérents.» (6)

3. La position de Frobel montre que la tension normative entre égalité et liberté disparaît dès que l'on renonce à une interprétation concrétiste du principe de souveraineté populaire. Frobel n'implante pas, contrai­rement à Rousseau, la raison pratique au moyen de la pure forme de la loi générale dans la volonté souve­raine d'une collectivité, mais ill' ancre dans une procé­dure de formation de l'opinion et de la volonté qui établit quand une volonté politique, qui n'est pas identique à la raison, a pour elle la présomption de raison. Cela préserve Frobel d'une dépréciation norma-

(5) Id., p. 96. (6) Id., p. 108 sq.

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tive du pluralisme. Le discours public est l'instance médiatrice entre raison et volonté : « L'unité des convictions serait un malheur pour le progrès de la connaissance ; l'unité de la fin, en ce qui concerne la société, est une nécessité.» (7) L'établissement majori­taire d'une volonté unifiée n'est conciliable avec le « principe d'égale validité de la volonté personnelle de tous » qu'en relation avec le principe visant à « réduire l'erreur sur la voie de la conviction » (8). Et ce prin­cipe ne peut s'affirmer contre des majorités tyranni­ques que dans les discours publics.

C'est pourquoi Frobel exige l'éducation du peuple, un haut niveau d'éducation pour tous ainsi que la liberté d'expression théorique et la propagande. Aussi reconnaît-il en premier la signification politique-consti­tutionnelle des partis et la lutte de ceux-ci pour la majorité des voix, lutte à mener par les moyens de la «propagande théorique». Seules des structures de communication ouvertes· peuvent empêcher que des partis d'avant-garde réussissent à s'imposer. Il ne doit y avoir que des « partis », point de « sectes » : «Le parti veut faire valoir son dessein propre au sein de l'Etat, la secte veut triompher de l'Etat par des des­seins propres. Le parti cherche le pouvoir au sein de l'Etat, la secte veut soumettre l'Etat à sa forme d' exis­tence. En parvenant au pouvoir au sein de l'Etat, le parti veut se dissoudre en lui, la secte veut arriver au pouvoir en dissolvant l'Etat en elle. » (9) Frobel stylise les partis peu organisés de son temps jusqu'à en faire des associations libres se spécialisant dans la prise d'influence avant tout par des arguments dans le processus de la formation de l'opinion et de la volonté

(7) Id., p. 108. (8) Id., p. 105. (9) Id., p. 277.

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publiques. Ils représentent le noyau organisateur d'un public de citoyens discutant à plusieurs voix et déci­dant par majorité, public qui prend la place du souve­rain.

Alors que chez Rousseau le souverain incarnait le pouvoir et le monopole légal du pouvoir, le public de Frobel n'est plus un corps, mais seulement le médium du processus à plusieurs voix d'une formation d'opi­nion éliminant la violence par concertation (V er­stiindigung), opinion qui de son côté motive rationnel­lement les décisions majoritaires. Les partis, et la lutte des partis au sein de l'espace public, sont ainsi destinés à maintenir l'acte rousseauiste du contrat social dans la forme d'une, comme le dit Frobel, «révolution légale et permanente». Les principes constitutionnels de base de Frobel débarrassent l'ordre constitutionnel de tout ce qui est substantiel; fermement post-métaphy­siques, ils n'accordent aucun « droit naturel », mais ne déterminent qu'une procédure de formation de l' opi­nion et de la volonté qui assure des libertés égales par les droits de participation et de communication : « Par le contrat constitutionnel, les partis s'accordent à n'in­fluencer leurs opinions que par la voie de la discussion libre et à renoncer à l'application de chaque théorie jusqu'à ce que celle-ci obtienne la majorité des mem­bres de l'Etat. Par le contrat constitutionnel, les partis s'accordent : à déterminer l'unité du but par majorité des adhérents de la théorie, à confier la propagande de la théorie à la liberté de chaque individu, et à poursui­vre la formation de leur constitution et de leur législa­tion d'après le résultat de tous les efforts individuels, résultat qui se manifeste par la votation.» (10) Alors que les trois premiers articles constitutionnels établis­sent des conditions et procédures d'une formation de

(10) Id., p. 113.

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la volonté démocratique et raisonnable, le quatrième article interdit du dehors l'immuabilité de la Constitu­tion et chaque limitation de la souveraineté populaire procéduralisée. Les droits de l'Homme ne sont pas en concurrence avec la souveraineté populaire ; ils sont identiques aux conditions constitutives d'une praxis s'auto-limitant de formation de la volonté publique­discursive. La séparation des pouvoirs s'explique en­suite à partir de la logique d'application et du délai contrôlé des lois ainsi promulguées.

II

Le discours sur la liberté et l'égalité sera poursuivi à un autre niveau dans la lutte entre le socialisme et le libéralisme. Cette dialectique aussi est déjà inscrite dans la Révolution française, lorsque Marat s'en prend au formalisme des lois et parle de « tyrannie légale », lorsque Jacques Roux se plaint que l'égalité des lois est dirigée contre les pauvres, et lorsque Babeuf critique l'institutionnalisation de libertés égales au nom d'une satisfaction égale des besoins de chacun (11). Cette discussion ne dessine des contours clairs que dans le socialisme des débuts.

Au xvm· s., la critique contre l'inégalité sociale s'était dirigée contre les conséquences sociales de l'iné­galité politique. Des arguments juridiques, c'est-à-dire de droit rationnel, étaient suffisants pour réclamer contre l'Ancien Régime les mêmes libertés de l'Etat constitutionnel démocratique et de l'ordre juridique privé bourgeois. Dans la mesure où la monarchie

(11) Cf. H. Dipel, «Die politischen Ideen der franzôsischen Revolution», in: Pipers Handbuch der politischen Ideen, Bd. 4, München, 1986, p. 21 sq.

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constitutionnelle et le Code Napoléon ont réussi à s'imposer, on prit conscience d'inégalités sociales d'un autre type. A la place des inégalités produites par des privilèges politiques entrèrent en lice celles qui ne se développent que dans le cadre de l'institutionnalisation juridique privée de libertés égales. Il y va maintenant des conséquences sociales de l'inégale distribution d'un pouvoir de disposer (Ver/ügungsmacht) économique, pouvoir exercé apolitiquement. Marx et Engels em­pruntent à l'économie politique les arguments avec lesquels ils dénoncent l'ordre juridique bourgeois comme expression juridique de rapports de production injustes - et élargissent ainsi le concept du politique lui-même. Ce n'est pas que l'organisation de l'Etat qui est en question, mais l'établissement de la société tout entière ( 12).

Avec ce changement de perspective apparaît un rapport fonctionnel entre structure de classe et système juridique qui permet la critique du formalisme juridi­que, donc de l'inégalité matérielle (inhaltlich) de droits formellement, c'est-à-dire quant à la lettre, égaux. Mais ce même changement de perspective déplace en même temps l'attention sur le problème qui se pose avec la politisation du social pour la formation de la volonté politique elle-même. Marx et Engels se sont contentés de remarques sur la Commune de Paris et ont plus ou moins laissé de côté les questions de la théorie de la démocratie. Lorsqu'on prend en considération l'ar­rière-plan de la formation philosophique des deux auteurs, leur refus global du formalisme juridique, et même de la sphère juridique en son entier, pourrait être expliqué par le fait qu'ils ont lu Rousseau et Hegel par trop avec les yeux d'Aristote, et ont ainsi méconnu

(12) O. Negt, E.T. Mohl, «Marx und Engels - der unauf­gehobene Widerspruch von Theorie und Praxis », in : Pipers Handbuch der politischen Ideen, Bd. 4, München, 1986, p. 449 sq.

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la substance normative de l'universalisme kantien et des Lumières, et mécompris, de façon concrétiste, l'idée d'une société libérée. Ils ont compris le socia­lisme comme une forme historiquement privilégiée de moralité concrète (konkreter Sittlichkeit) et non comme le concept même de conditions nécessaires pour des formes de vie émancipées sur lesquelles les participants eux-mêmes auraient à s'entendre.

Au concept élargi du politique ne correspondit au­cune compréhension approfondie des manières de fonctionner, des formes de communication et des conditions d'institutionnalisation de formation égali­taire de la volonté. La représentation holistique d'une société de travail politisée demeurait prégnante. Les premiers socialistes avaient encore l'assurance que d'une production justement organisée découleraient d'elles-mêmes les formes de vie conviviales des travail­leurs librement associés. Cette idée d'une auto-organi­sation des travailleurs échoua devant la complexité de sociétés développées et fonctionnellement différen­ciées ; et ceci même lorsque l'utopie d'une société de travail est représentée avec Marx comme un règne de liberté qui doit être érigé sur la base d'un règne de la nécessité systémiquement réglé et maintenu. La straté­gie de Lénine de la prise du pouvoir révolutionnaire ne pouvait pas remplacer la théorie politique manquante. Les conséquences pratiques de ce manque se manifes­tent aux apories dans lesquelles s'empêtre le socialisme bureaucratique, aux prises avec une avant-garde poli­tique jusqu'à aujourd'hui sclérosée en Nomenklatura.

2. D'un autre côté, les syndicats et partis réformis­tes opérant dans le cadre de l'Etat de droit démocrati­que ont fait, à travers la réalisation du compromis social-étatique, l'expérience décevante qu'ils doivent se

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contenter ·d'une adaptation de l'héritage bourgeois-li­béral et renoncer à l'acquittement de la promesse radicale-démocratique. La parenté spirituelle entre ré­formisme et libéralisme de gauche (entre E. Bernstein et Friedrich Naumann, le parrain de la coalition so­ciale-libérale) se fonde dans le but commun de l'uni­versalisation social-étatique des droits du citoyen ( 13). La masse de la population doit, par le fait que le travail salarié dépendant est normalisé par les droits de parti­cipation politique et sociale, obtenir la possibilité de vivre en sécurité, justice sociale et bien-être croissant. Les partis arrivés au gouvernement doivent utiliser le levier du pouvoir administratif afin de réussir à impo­ser ces buts de façon interventionniste sur la base d'une croissance capitaliste à la fois disciplinée et encouragée. D'après la représentation orthodoxe, l'émancipation sociale devrait être atteinte par la voie d'une révolution politique qui ne prend possession de l'appareil étatique que pour l'anéantir. Le réformisme ne peut entrainer la pacification sociale que sur la voie de l'intervention social-étatique; mais par là, les partis sont absorbés par un appareil étatique expansif. Avec le processus d'étatisation des partis, la formation de la volonté politique se déplace vers un système politique qui se programme largement lui-même. Celui-ci de­vient indépendant des sources démocratiques de sa légitimation dans la mesure où il réussit à extraire la loyauté des masses de l'espace public. Le revers d'un Etat social à moitié réussi est cette démocratie de masse qui prend les traits d'un processus de légitima­tion administrativement dirigé. Au niveau programma­tique lui correspond la résignation - aussi bien la résignation au scandale d'un destin naturel suspendu

(13} O. Kallscheuer, « Revisionismus und Reformismus » in: Pipers Handbuch der politischen Ideen, Bd. 4, München, 1986, p. 545 sq.

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au marché du travail que le renoncement à la démo­cratie radicale.

Cela explique l'actualité de ce discours remontant loin dans le XIX• s. que l'anarchisme a mené dès le début avec le socialisme. Ce qui était déjà pratiqué dans la révolution petite-bourgeoise des sans-culottes ne sera nanti de raisons que dans la critique anarchiste de la société et les discussions de conseil, et prendra à peu près la forme d'une théorie. Là, les techniques de l'auto-organisation (comme la permanence des délibé­rations, rotation des fonctions, limitation des pouvoirs, etc.) sont peut-être moins importantes que la forme d'organisation elle-même - le type des associations volontaires 04). Celles-ci ne présentent qu'un degré minimal d'institutionnalisation. Les contacts horizon­taux au niveau de simples interactions doivent se condenser en une praxis intersubjective de délibération et de décision qui soit assez forte pour maintenir toutes les autres institutions dans l'état fluide de la phase de fondation, et en même temps pour les proté­ger de la coagulation. Cet and-institutionnalisme s' ap­parente aux conceptions vieilles-libérales d'un espace public constitué d'associations, espace dans lequel peut s'accomplir la praxis communicative d'une formation de l'opinion et de la volonté menée par voie argumen­tative. Lorsque Donoso Cortes accuse le libéralisme d'élever fallacieusement la discussion au rang de prin­cipe de décision politique, et lorsqu'avec lui Carl Schmitt dénonce la bourgeoisie libérale comme la classe discutante, les deux ont en point de mire les conséquences anarchistes, donc menant à la dissolution du pouvoir, de la discussion publique. C'est le même motif qui anime encore les nombreux élèves de Carl

(14) P. Lôsche, « Anarchismus », in: Pipers Handbuch der politischen Ideen, Bd. 4, München, 1986, p. 415 sq.

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Schmitt dans leur lutte fantomatique contre les intellec­tuels déclenchant une «guerre civile européenne».

La forme d'organisation des associations volontaires est, à la différence de la construction individualiste juridico-rationnelle de l'état de nature, un concept so­ciologique, qui permet de concevoir des rapports en­gendrés spontanément et libres de domination de façon non contractualiste. La société libre de domina­tion n'a dès lors plus besoin d'être conçue comme l'ordre instrumental et par conséquent prépolitique qui s'établit sur la hase de contrats, c'est-à-dire à partir d'accords régis par des intérêts passés entre des acteurs privés orientés vers le succès. Une société intégrée par des associations plutôt que par des marchés serait un ordre politique et en même temps libre de domination. Les anarchistes attribuent la socialisation spontanée à une autre impulsion que le droit rationnel moderne, non à l'intérêt utile d'échange de biens, mais à la disposition à une concertation visant la résolution de problèmes et la coordination d'actions. Les associa­tions se distinguent des organisations formelles par le fait que le but de l'union ne s'est pas encore fonction­nellement autonomisé par rapport aux orientations axiologiques et buts des membres associés.

3. Ce projet anarchiste d'une société qui prend naissance dans un réseau horizontal d'associations était toujours-déjà utopique ; aujourd'hui, il échoue vérita­blement face au besoin de direction et d'organisation des sociétés modernes. Les interactions médiatisées dans le système économique et administratif sont précisément définies par le découplage entre les fonc­tions d'organisation et les orientations des associés ; du point de vue de l'action, ce découplage se manifeste comme un renversement des fins et des moyens -comme vie autonome fétichiste du processus d'exp loi-

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tation et d'administration. Mais le soupçon anarchiste peut être retourné en un soupçon méthodique, et ce de façon critique envers les deux côtés : aussi bien contre l'aveuglement systémique d'une théorie normative de la démocratie qui occulte la dépossession bureaucrati­que de la base, que contre la distanciation fétichisante d'une théorie systémique qui évacue tout aspect nor­matif et exclut déjà analytiquement la possibilité d'une communication focalisante de la société sur elle-même tout entière ( 15) .

Les théories classiques de la démocratie prennent pour point de départ le fait que la société, par le législateur souverain, agit sur elle-même. Le peuple programme les lois, celles-ci à leur tour programment l'accomplissement et l'application des lois, de sorte que les membres de la société obtiennent par les décisions collectivement contraignantes de l'administration et de la justice les prestations et règlements qu'ils ont eux­mêmes programmés dans leur rôle de citoyen. Cette idée d'un auto-efficace programmé par des lois (Idee einer über Gesetze programmierten Se!hsteinwirkung) ne doit sa plausibilité qu'à la supposition que la société en général peut être représentée comme une association en grand qui se détermine elle-même par les médiums du droit et du pouvoir politique. Mais la sociologie nous a mieux renseigné sur le cycle factuel du pouvoir; aussi savons-nous que la forme de l'association est trop peu complexe pour pouvoir structurer le contexte vital entier de la société. Mais ce n'est pas ce qui m'intéresse ici. Ce que montre déjà l'analyse concep­tuelle de la constitution réciproque du droit et du pouvoir politique, c'est que dans le médium dans le­quel doit se dérouler l'auto-efficace programmé par

(15) Cf. Niklas Luhmann, Politische Theorie im Wohlfahrtsstaat, München, 1981.

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des lois est inscrit le sens contraire ( Gegensinn) d'un cycle de pouvoir autoprogrammé.

Droit et pouvoir politique doivent remplir des fonc­tions pour eux-mêmes avant qu'ils ne puissent s'ac­quitter de leurs propres fonctions, à savoir la stabilisa­tion d'attentes quant aux comportements et de déci­sions qui engagent collectivement. Ainsi, le droit seul confère à ce pouvoir auquel il emprunte lui-même son caractère contraignant la forme juridique à laquelle celui-ci à son tour doit son caractère obligatoire - et réciproquement. Mais chacun de ces deux codes exige une perspective propre - le droit une perspective normative, le pouvoir une instrumentale. Du point de vue du droit, les politiques aussi bien que les lois et les mesures à prendre nécessitent un fondement normatif ; alors que celles-ci, du point de vue du pouvoir, ne fonctionnent que comme moyens et limitations (pour la reproduction du pouvoir). Du point de vue de la législation, il s'ensuit un rapport normatif au droit ; du point de vue du maintien du pouvoir lui correspond un rapport instrurilental au droit. Du point de vue du pouvoir, le cycle de l'auto-efficace normatif programmé par des lois prend le sens contraire d'un cycle auto­programmé du pouvoir : l'administration se pro­gramme elle-même en régissant le comportement du public d'électeurs, en pré-programmant le gouverne­ment et la législation et en fonctionnalisant les débats relatifs au droit.

Le sens contraire déjà conceptuellement inscrit dans le médium d'un efficace juridico-administratif s'est éga­lement de plus en plus clairement manifesté empiri­quement au cours du développement de l'Etat social. Il est entre-temps devenu évident que les moyens administratifs de réalisation des programmes de l'Etat social ne représentent aucunement un médium passif, dépourvu de qualités. L'Etat interventionniste s'est en

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fait à ce point concentré en un sous-système centré sur soi régi par le pouvoir, il a à ce point rejeté à sa périphérie les processus de légitimation qu'il est re­commandé de modifier également l'idée normative d'une auto-organisation de la société. Je propose, sui­vant la double perspective normative-instrumentale, d'opérer une distinction au sein du concept du politi­que même (16).

Nous pouvons distinguer entre le pouvoir engendré communicativement et le pouvoir appliqué administrati­vement. Au sein de l'espace public politique se rencon­trent et se croisent ainsi deux processus contraires : la production communicative d'un pouvoir légitime, pour lequel Hannah Arendt a proposé un modèle normatif, et cette constitution de la légitimation par le système politique avec laquelle le pouvoir administratif devient réflexif. Comment ces deux processus, la formation spontanée de l'opinion au sein d'un espace public autonome et la constitution organisée de loyauté des masses, s'interpénètrent, et savoir qui domine qui, est une question empirique. Ce qui m'intéresse avant tout est le fait que, dans la mesure où cette différenciation est d'une façon générale empiriquement pertinente, la compréhension normative d'une auto-organisation démocratique de la société doit également se modifier.

III

1. Tout d'abord se pose le problème du mode de cet efficace. La question de savoir comment le système administratif peut d'une façon générale être pro-

(16) Cf. Jürgen Habermas, Die neue Unübersichlichkeit, Frank­fun am Main, 1985.

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grammé par des politiques et des lois résultant de processus publics de formation d'opinion et de volonté devient elle-même un problème, puisqu'il doit traduire toutes les données normatives dans sa propre langue. L'administration opérant dans le cadre des lois obéit à des critères de rationalité propres ; du point de vue de l'application du pouvoir administratif, ce n'est pas la raison pratique appliquant des normes qui entre en ligne de compte, mais l'efficacité de l'implantation d'un programme donné. Ainsi, le système administratif traite le droit avant tout instrumentalement; des rai­sons normatives justifiant dans le langage juridique les politiques choisies et les normes qui ont été posées valent, dans la langue du pouvoir administratif, comme rationalisations rétrospectives de décisions préalable­ment induites. Le pouvoir politique reste évidemment assigné à des raisons normatives - ceci s'explique par son caractère formel juridique. C'est pourquoi les rai­sons normatives forment la garantie dans laquelle le pouvoir communicationnel se met en valeur. Nous connaissons, à partir du rapport entre administration et économie, le modèle du gouvernement indirect, de la prise d'influence sur les mécanismes de l'auto-gou­vernement (p. ex. la Hz'l/e zur Selbsthz'l/e, l'aide à l'aide à soi-même). Peut-être ce modèle se laisse-t-il transpo­ser au rapport de l'espace public démocratique et de l'administration. Le pouvoir légitime engendré com­municationnellement peut influer sur le système politi­que de telle sorte qu'il prend à son propre compte le « pool » de raisons à partir duquel les décisions admi­nistratives doivent être rationalisées. Justement, tout ce qui serait faisable pour le système politique ne fonctionne pas - lorsque la communication politique qui lui est antérieure a discursivement dévalorisé par des raisons opposées les raisons qu'il a données après coup.

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Se pose en outre la question de la possibilité d'une démocratisation des processus de formation de l' opi­nion et de la volonté eux-mêmes. Des raisons normati­ves ne peuvent atteindre leur effet d'action indirecte que dans la mesure où la production de ces raisons n'est pas de son côté dirigée par le système politique. Les procédures démocratiques de l'Etat de droit ont la tâche d'institutionnaliser les formes de communication nécessaires à une formation rationnelle de la volonté. De ce point de vue en tout cas, le cadre institutionnel dans lequel s'accomplit aujourd'hui le processus de légitimation peut être soumis à une appréciation criti­que. Avec un peu d'imagination institutionnelle on peut d'ailleurs se demander comment les corps parle­mentaires existants seraient à compléter par des insti­tutions qui exposeraient l'exécutif, y compris la justice, à une plus forte contrainte de légitimation de la part de la clientèle concernée et de l'espace public juridique. Mais le problème le plus ardu consiste à savoir com­ment la formation de l'opinion et de la volonté déjà institutionnalisée peut elle-même être autonomisée. Celle-ci ne produit du pouvoir communicationnel que dans la mesure où les décisions majoritaires satisfont aux conditions nommées par Frobel, c'est-à-dire si elles se réalisent discursivement.

Le rapport interne supposé entre la formation de la volonté politique et celle de l'opinion ne peut assurer la rationalité des décisions que si les délibérations au sein des corps parlementaires ne se déroulent pas sous le signe de prémisses idéologiques données à l'avance. A cela, on a réagi, dans la perspective de l'interpréta­tion libérale-conservatrice du principe de représenta­tion, par la défense de la politique organisée contre l'opinion populaire qu'on peut toujours séduire. Mais considérée normativement, cette défense de la rationa­lité contre la souveraineté populaire est contradictoire :

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si l'opinion des électeurs est irrationnelle, l'élection des représentants ne l'est pas moins. Ce dilemme attire l'attention sur la relation non thématisée par Frobel entre la formation de la volonté politique conduisant à des décisions (au niveau de laquelle se situent les élections générales) et l'environnement des processus non constitués de formation de l'opinion, non consti­tués parce que ne se trouvant pas sous la pression de la décision à prendre. Les propres hypothèses de Frobel contraignent à la conséquence que les procédu­res démocratiques juridiquement organisées ne peu­vent conduire à une formation rationnelle de la volonté que dans la mesure où la formation organisée de l' opi­nion, qui conduit à des décisions responsables à l'inté­rieur du cadre des organes étatiques, reste perméable aux valeurs, thèmes, contributions et arguments circu­lant librement et situés dans l'environnement d'une communication politique qui, en tant que telle et tout entière, ne peut être organisée.

Ainsi, l'attente normative de résultats raisonnables se fonde en fin de compte sur le jeu réciproque de la formation politique de la volonté, institutionnellement constituée, et des flots de communication spontanés, hors de tout pouvoir, d'un espace public non pro­grammé en vue de la prise de décision, en ce sens non organisé. Dans ce contexte, l'espace public fonctionne comme concept normatif. Les associations libres for­ment le point nodal d'un réseau communicationnel prenant naissance dans l'entrelacement d'espaces pu­blics autonomes. De telles associations sont spécialisées dans la production et la diffusion de convictions prati­ques, donc spécialisées pour découvrir des thèmes bénéficiant d'une résonance sociale globale, contribuer à d'éventuelles solutions, interpréter des valeurs, pro­duire de bonnes raisons, en désamorcer d'autres. Elles ne peuvent devenir efficaces que de manière indirecte,

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c'est-à-dire en modifiant, par un large changement d'attitude et de valeurs, les paramètres de la formation de la volonté constituée. Que de telles réflexions n'ont pas tout à fait perdu le contact avec la réalité sociale apparait par l'importance croissante qu'ont pour le comportement électoral de la population les indiscer­nables revirements d'humeur politico-culturels. Mais ici, seules doivent nous intéresser les implications normatives de cette description.

2. A la suite de H. Arendt, A. Wellmer a mis en évidence la structure auto-référente de cette praxis publique de laquelle découle le pouvoir (Macht) com­municationnel ( 17). Cette praxis communicationnelle est grevée de la tâche de se stabiliser elle-même ; avec chaque contribution centrale, le discours public doit en même temps garder présent le sens général d'un espace public politique non déformé et le but de la formation démocratique même de la volonté. Par suite se théma­tise également l'espace public lui-même dans sa fonc­tion ; car les conditions d'existence d'une praxis non organisable doivent être garanties par celle-ci même. Les institutions de la liberté publique reposent sur le sol chancelant de la communication politique de ceux qui, en même temps qu'ils les utilisent, les interprètent et les défendent. Ce mode d'une reproduction auto­ré/érente de l'espace public trahit le lieu où s'est retirée l'attente d'une auto-organisation souveraine de la so­ciété. Avec cela, l'idée de la souveraineté populaire est

(17} Cf. Hannah Arendt, Macht und Gewalt, München, 1971; Jürgen Habermas, « Hannah Arendts Begriff der Macht », in: Philosophzsch-politische Pro/zle, Frankfurt am Main, 1981, 228 sq. (Ce texte n'est pas traduit dans l'édition française de Profils philosophiques et politiques, Gallimard, 1974, coll. Tel, qui se réfère à l'édition de 1971 du livre de Habermas. N.d.t.)

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désubstantialisée. Même la représeritation selon la­quelle un réseau d'associations pourrait prendre la place du corps populaire congédié- pour ainsi dire le siège vacant de la souveraineté - est trop concrétiste.

La souveraineté entièrement disséminée ne s'incarne même pas dans les têtes des membres associés, mais­si l'on peut toutefois encore parler d'une quelconque incarnation - dans ces formes de communication sans sujets qui règlent le flot de la formation discursive de l'opinion et de la volonté de façon à ce que leurs résultats faillibles aient pour eux la présomption de la raison pratique. Une souveraineté populaire devenue sans sujets et anonyme, intersubjectivement dissoute, ne trouve pas exclusivement son expression dans les procédures démocratiques et les exigeantes conditions communicationnelles de son implantation. Elle se su­blime jusqu'à ces interactions difficilement saisissables entre une formation de la volonté institutionnalisée par l'Etat de droit et des espaces publics culturellement mobilisés. La souveraineté communicativement liqué­fiée se fait valoir dans le pouvoir des discours pu­blics - validité qui nait des espaces publics autono­mes - mais doit prendre forme dans les résolutions des institutions démocratiquement conçues de la for­mation de l'opinion et de la volonté, parce que la responsabilité envers les décisions exige une claire assurance institutionnelle. Le pouvoir communication­nd s'exerce sur le mode du siège. Il agit sur les prémisses des processus de jugement et de décision du système politique sans intention de le conquérir, afin de faire valoir ses impératifs dans la seule langue que la forteresse assiégée comprenne : il exploite le « pool » de raisons que le pouvoir administratif peut bien traiter instrumentellement, mais qu'il n'a pas le droit, conforme au droit comme il est, d'ignorer.

Une souveraineté populaire procéduralisée de la

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sorte ne pourra évidemment pas opérer sans l'aide d'une culture politique favorable, sans les convictions, médiatisées par la tradition et la socialisation, d'une population habituée à la liberté politique : pas de for­mation politique raisonnable de la volonté sans soutien d'un monde vécu (Lebenswelt) rationalisé. Si sous ce rapport ce n'est pas à nouveau cet ethos, cette demande de vertu de la tradition républicaine par laquelle les citoyens ont depuis toujours été surchargés qui doit se cacher, il faut en fait d'abord montrer ce que l' aristo­télisme politique subtilise par le concept d' ethos ; nous devons expliquer comment il est en principe possible que la morale du citoyen et l'intérêt propre s'interpénè­trent. Si le comportement politique orienté normati­vement doit être raisonnablement exigible, la subs­tance morale de l'auto-législation, qui chez Rousseau était concentrée en un seul acte, doit être séparée en plusieurs niveaux du processus procéduraliste de for­mation de l'opinion et de la volonté et se décomposer en plusieurs petites particules. Il faut montrer que la morale politique ne peut être perçue qu'en menue monnaie (18). Concernant cela, une petite réflexion illustrative.

Pourquoi des députés devraient-ils faire dépendre leurs décisions de jugements justes - comme nous voulons le supposer -, formés plus ou moins discursi­vement, sans simplement invoquer les raisons légiti­mantes ? Parce que les institutions sont établies de telle manière qu'elles ne désireraient pas, en règle générale, s'exposer à la critique de leurs électeurs, car les députés peuvent à la prochaine occasion être sanctionnés par ceux-ci, alors qu'eux ne sont en pos­session d'aucun moyen de sanction comparable à leur

(18) Cf. U. Preuss, « Was heisst radikale Demokratie heute? » Ms. 1988.

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égard. Mais pourquoi les électeurs devraient-ils faire dépendre leur vote d'une opinion publique - comme nous voulons le supposer - plus ou moins discursive­ment formée, plutôt que de ne pas s'occuper des raisons légitimantes ? Parce qu'en règle générale, ils n'ont le choix qu'entre les objectifs extrêmement géné­ralisés et les profils flous des partis populaires, et ils ne peuvent percevoir leurs propres intérêts qu'à la lumière de situations d'intérêts pré-universalisées. Mais les deux présuppositions ne sont-elles pas elles-mêmes irréalistes ? Dans le cadre de notre examen purement normatif des alternatives principiellement possibles, pas tout à fait. Les procédures démocratiques insti­tuées par l'Etat de droit laisseraient escompter, ainsi que nous l'avons vu, des résultats rationnels dans la mesure où la formation de l'opinion à l'intérieur des corps parlementaires reste sensible aux résultats de la formation d'opinion informelle environnante, prenant sa source dans un espace public autonome. Certes, cette deuxième présupposition d'un espace public politique hors de tout pouvoir ( nicht-vermachtete) est irréaliste ; bien comprise, elle n'est cependant pas utopique dans le mauvais sens du terme. Elle se laisse­rait satisfaire dans la mesure où des associations forma­trices d'opinion voient le jour, associations autour desquelles peuvent se cristalliser des espaces publics autonomes, et dans la mesure où, perceptibles en tant que telles, elles modifient le spectre des valeurs, thè­mes et raisons canalisées indépendamment du pou­voir par mass-média, associations et partis, et en même temps les libèrent de façon innovative et les filtrent de manière critique. Finalement, la naissance, la reproduc­tion et l'influence d'un tel réseau d'associations restent évidemment dépendantes d'une culture politique orientée libéralement et égalitairement, sensible aux problèmes de société d'ordre général, véritablement

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nerveuse, se trouvant en constante vibration, capable de produire un écho.

3. Supposons cependant que des sociétés complexes s'ouvriraient à une telle démocratisation radicale. D'emblée, nous nous voyons confrontés aux objections conservatrices qui reviennent toujours à la charge depuis Burke contre la Révolution française et ses conséquences (19). Dans un dernier round, nous de­vons nous engager sur la voie des arguments par les­quels une conscience du progrès par trop naïve d'es­prits comme de Maistre et de Bonald a été rappelée à ses limites. Le projet trop exigeant, nous dit-on, d'une auto-organisation de la société ne tient aucun compte du poids des traditions, de ce qui s'est organiquement développé, des biens durables et des ressources qui ne se multiplient pas à volonté. En effet, la compréhen­sion instrumentale d'une praxis se bornant à concréti­ser la théorie a bien eu des conséquences catastrophi­ques. Déjà Robespierre met en contradiction Révolu­tion et Constitution : la Révolution serait là pour la guerre et la guerre civile, la Constitution pour la paix victorieuse. De Marx à Lénine l'intervention théori­quement informée des révolutionnaires ne devait qu'achever la téléologie de l'Histoire maintenue en marche par les forces productives. Mais ce type de confiance philosophico-historique ne trouve plus de salut auprès de la souveraineté populaire radicalisée. Après qu'on ait ôté le sujet à la raison pratique, l'insti­tutionnalisation progressive de procédures de forma­tion rationnelle et collective de la volonté ne peut plus être conçue comme activité finalisée (Zwecktiitigkeit),

(19) Cf. H.J. Puhle, «Die Anfange des politischen Konserva­tismus in Deutschland» in: Pipers Handbuch der politischen Ideen, Bd. 4, München, 1986, p. 255 sq.

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comme un type sublime de processus de production. Aujourd'hui, c'est bien plus le processus d'une concré­tisation controversée de principes constitutionnels uni­versels qui s'est établie déjà dans les actes de la simple législation. Les débats qui précèdent s'accomplissent sous les conditions d'un changement social et politico­culturel, dont la direction ne peut à vrai dire pas être déterminée par des interventions à caractère politique, mais peut cependant être accélérée ou retardée. La Constitution a ainsi perdu son élément statique ; même si la lettre des normes reste inchangée, leurs interpréta­tions sont en mouvement.

L'Etat de droit devient un projet, en même temps que résultat et catalyseur accélérant d'une rationalisa­tion du monde vécu débouchant bien au-delà du politique. Le seul contenu du projet est l'institutionna­lisation pas à pas améliorée des procédures de forma­tion rationnelle collective de la volonté, procédures qui ne peuvent pas préjuger des buts concrets des parties concernées. Sur cette voie, chaque pas a des effets en retour sur la culture politique et les formes de vie ; sans leur aide, qui ne peut pas être l'objet d'une intention, les formes de communication appropriées à la raison pratique ne peuvent pas apparaître.

Une telle compréhension culturaliste de la dynamique constitutionnelle semble suggérer que la souveraineté du peuple doit se transférer vers la dynamique cultu­relle d'avant-gardes formatrices d'opinion. Cette sup­position doit à plus forte raison nourrir le soupçon contre les intellectuels : ils dominènt le verbe et tirent à eux le pouvoir qu'ils prétendaient dissoudre dans le médium de la parole. Mais la domination des intellec­tuels s'oppose à ce qui suit : le pouvoir communicatif ne peut être efficace qu'indirectement, à la manière d'une limitation de l'accomplissement du pouvoir ad­ministratif - donc du pouvoir effectivement exercé. Et

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une telle fonction assiégeante ne peut répondre à l' opi­nion publique non constituée que par la voie d'une prise de décision responsable, organisée par des pro­cessus démocratiques. Encore plus important est le fait que l'influence des intellectuels ne pourrait se concen­trer en pouvoir communicationnel que sous des condi­tions qui excluent une concentration de pouvoir. Des espaces publics autonomes ne pourraient se cristalliser en associations libres que dans la mesure où réussirait à s'imposer la tendance aujourd'hui visible vers un découplage de la culture et des structures de clas­ses (20). Les discours publics ne trouvent de résonance que dans la mesure de leur diffusion, donc seulement sous les conditions d'une participation large et active, et en même temps disséminante ( zerstreuend). Celle-ci exige à son tour l'arrière-plan d'une culture politique égalitaire, dénuée de tout privilège d'éducation et devenue intellectuelle dans toute son étendue.

Mais le devenir-réflexif des traditions culturelles ne doit en aucun cas être situé sous le signe d'une raison centrée sur le sujet et d'une conscience historique futuriste. Dans la mesure où nous percevons la consti­tution intersubjective de la liberté, l'apparence pos­sessive-individualiste d'une autonomie représentée comme auto-possession s'effondre. Le sujet s'affirmant lui-même, qui veut disposer de tout, ne trouve pas de relation appropriée à une quelconque tradition. Le sens conservateur de Benjamin (jungkonservativer Sinn) a dépisté dans la révolution culturelle elle-même une autre conscience du temps qui déplace nos regards de l'horizon de nos propres présents à venir vers les exigences que nous ont adressées les générations pas­sées. Mais il faut faire une réserve. Le pathos du

(20) Cf. Hauke Brunkhorst, «Die Asthetisierung der Intellek­tuellen », in Frankfurter Rundschau du 28 nov. 1988.

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prosaïsme sacré qui ne veut assurer à la vision pro­phétique que le rang social disparaît dans le prosaïsme d'une culture de masse profane, inconditionnellement égalitaire. Mais la nécessaire banalisation du quotidien au sein d'une communication politique élargie présente également un danger pour les potentiels sémantiques desquels elle doit pourtant se nourrir. Une culture sans épines serait absorbée dans de purs besoins compensa­toires; elle se poserait, selon un mot de Mathias Greffrath, comme un tapis de mousse sur la société à risques (Risikogesellscha/t). Aucune religion civile, aussi habilement taillée soit-elle, ne pourrait prévenir cette entropie du sens (21). Même ce moment d'in­conditionné (Unbedingtheit) exprimé en permanence dans les exigences de validité transcendantes de la communication quotidienne ne suffit pas. Un autre type de transcendance est conservé dans le passé non révolu (in dem Unabgegoltenen) et qui est ouvert par l'appropriation critique de la tradition religieuse consti­tutive d'identité, et encore un autre dans la négativité de l'art moderne. Ce qui est trivial doit pouvoir se heurter à ce qui est absolument étranger, insondable, étrange, qui refuse l'assimilation à ce qui est déjà compris, bien qu'aucun privilège ne se retranche plus derrière lui (22).

(Traduction de Mark Hunyadi.)

(21) Cf. H. Kleger, A. Müller, Religion des Bürgers, München, 1986. H. Dubiel, Zivilreligion in der Massendemokratie, Ms 1989.

(22) Cf. Ch. Menke-Eggers, Die Souverlinitlit der Kunst, Frank­fun am Main, 1988.

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