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 Patricia Paperman Les émotions et l'espace public In: Quaderni. N. 18, Automne 1992. Les espaces publics. pp. 93-107. Résumé L'auteur se propose, à travers l'analyse de trois conceptions distinctes de l'espace public et du statut qui y est différemment accordé à l'expression des émotions, de souligner le caractère public des émotions. Ainsi celles-ci, classiquement affiliées au plus intime, au plus singulier, voire à l'irrationnel, sont-elles comme la parole ou l'action, une façon d'apparaître aux autres, dont l'expression publique ouvre un espace de communication, de jugement commun. Citer ce document / Cite this document : Paperman Patricia. Les émotions et l'espace public. In: Quaderni. N. 18, Automne 1992. Les espaces publics. pp. 93-107. doi : 10.3406/quad.1992.973 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_1992_num_18_1_973

Patricia Paperman - Les Émotions et l'Espace Publique

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Patricia Paperman - Les Émotions et l'Espace Publique

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  • Patricia Paperman

    Les motions et l'espace publicIn: Quaderni. N. 18, Automne 1992. Les espaces publics. pp. 93-107.

    RsumL'auteur se propose, travers l'analyse de trois conceptions distinctes de l'espace public et du statut qui y est diffremmentaccord l'expression des motions, de souligner le caractre public des motions. Ainsi celles-ci, classiquement affilies auplus intime, au plus singulier, voire l'irrationnel, sont-elles comme la parole ou l'action, une faon d'apparatre aux autres, dontl'expression publique ouvre un espace de communication, de jugement commun.

    Citer ce document / Cite this document :

    Paperman Patricia. Les motions et l'espace public. In: Quaderni. N. 18, Automne 1992. Les espaces publics. pp. 93-107.

    doi : 10.3406/quad.1992.973

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_1992_num_18_1_973

  • ossier

    Les motions

    et l'espace

    public

    Patricia

    Paperman

    Chercheur

    associ

    au C.EM.S.

    Il est habituel de rappeler que la notion d'espace public prend sens dans une opposition avec le domaine priv. On souligne alors qu'il importe de considrer la relation entre les deux termes, la partition entre les deux domaines, et non chacun indpendamment de l'autre.

    Il est en revanche moins courant d'expliciter le concept d'espace public travers ses rapports avec celui d'motion. L'objet de cette rflexion est de montrer que les deux concepts s'clai- rentmutuellement, que l'analyse de l'espace public gagne s'appuyer sur une sociologie des motions. Cette approche de l'espace public permet peut-tre de renouveler quelque peu la question des relations entre les sphres publique et prive.

    Si l'on prend l'motion comme fil conducteur de l'analyse, on peut distinguer, me semble-t-il, trois conceptions de l'espace public, chacune attribuant aux motions une dfinition et une place diffrente dans la constitution de la sphre publique :.

    1. L'espace public est caractris par l'institution de codes et de conventions. L'motion est prise comme un phno-

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  • mne intrieur dont les manifestations ont des effets disruptifs ; elles sont de ce fait sanctionnes et rprimes. Des processus de socialisation sont l'uvre pour domestiquer, civiliser ou au cont

    raire exclure l'irruption de ces mouvements sauvages.

    2. L'espace public est caractris par l'ajustement rciproque des conduites. Dans le cadre circonscrit par la coprsence etla coordination de l'action, nous sommes amens anticiper les comportements des autres, nous laborons en permanence des hypothses sur leurs lignes de conduite ; nous leur imputons alors des intentions, des dispositions, des sentiments. Ceux-ci interviendraient comme des outils, sorte de catgorie opratoire dans une orientation pragmatique. La question qui devient pertinente pour l'analyse est celle des conditions sociales de ces attributions. Mais on peut penser que ces attributions sont lies aux proprits mmes de ces conduites : les motions sont des phnomnes publics, observables, rationnels. L'analyse vise dans ce cas non plus l'imputation mais les procdures d'identification des motions.

    3. L'espace public est caractris par une dimension d'valuation morale des

    conduites d'autrui. L'on pourrait dire que l'ide de l'espace public prend ici un sens fort : il merge lorsque nos ractions aux agissements des autres leur confrent une valeur, les signalent l'attention publique comme devant tre rejets, blms, condamns. Les motions seraient une modalit spcifique de jugement, qu'elles se manifestent la premire ou la troisime personne ; ou encore des expressions publiques adresses aux personnes juges responsables d'agissements blmables, et une communaut morale virtuelle partageant le point de vue rprobateur.

    L'argument concerne l'utilit de cette distinction analytique : les trois dimensions ou points de vue se trouvent en effet le plus souvent mls dans les rflexions sur l'espace public.

    Cette argumentation amne peut-tre s'interroger sur le statut ou l'usage de cette notion : outil de description d'une ralit complexe (institue, commune, effet de nos calculs et de nos jugements) ou concept analytique. Je tenterai dans le cours de cette argumentation d'avancer des lments plaidant en faveur du point de vue moral, le plus apte mon avis rendre raison de l'existence de la catgorie des motions et de ses

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  • usages sociaux, constitutifs de l'espace public.

    L'ESPACE DES FORMES CONVENTIONNELLES i

    Dfinir le domaine public par l'institution de codes et de conventions est une possibilit d'analyse assez largement rpandue. Cela implique - la diffrence des autres approches - de tracer une ligne sparant le public de ce qui ne le serait pas. Les motions permettent d'tablir cette frontire etmarquent dans cette optique la limite des capacits d'extension et de coercition du domaine public. En leur confrant cette place stratgique, on les dote en mme temps de qualits qui les distingueraient nettement d'autres styles de conduite, voire mme d'autres tats mentaux internes : ce ne sont pas des sensations comme le sont les perceptions visuelles, auditives, etc.. Elles sont nanmoins des expriences internes de type physique ou physiologique car elles ont d'une certaine faon rapport au plaisir et la peine (joie, tristesse, colre. . .). Les termes pour dsigner ces tats ne manquent pas : affects, sentiments, motions, affections, passions.

    Une faon plutt radicale d'articuler

    cette perspective consiste par exemple prendre les motions pour des manifestations pulsionnelles ou instinctives justiciables du mme type d'analyse que les fonctions naturelles : manger, dormir, cracher, se moucher, se soulager. . . (1). Une approche historique du traitement de ces pulsions se focalise sur la mise en place de l'infinit de rgles et d'interdictions qui se sonttrans- formes en autant d'autres contraintes, moussant et limitant ce genre de manifestations, naturelles et universelles de ce point de vue. Ce travail de sparation, de tri, de polissage compose un chapitre important de l'histoire de l'institution du domaine public.

    On peut partager une vision de l'espace public globalement voisine de celle-l, sans avoir formuler explicitement une conception aussi forte et dtermine du rle et de la nature des motions. Par exemple, l'affaiblissement du domaine public a pu tre analys partir d'une thorie tablissant un lien entre formes de sociabilit et formes d'expression de l'motion (2). On ne se proccupe plus alors de ce que serait l'motion, car ce sont les formes expressives qui semblent socialement et culturellement pertinentes. Cependant, un tel changement d'angle s'appuie, davantage qu'il

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  • ne le rcuse, sur un prsuppos laissant l'intriorit le privilge entier de l'motion. C'est ce que je m'attacherai faire apparatre.

    Richard Senett propose, dans les Tyrannies de l'intimit, une interprtation de l'affaiblissement du domaine public partir de la disparition des conditions qui rendaient possible un jeu de l'acteur : des formes d'expression fixes et conventionnelles permettant la prsentation des sentiments un public et sareproductibilit indpendamment des circonstances. L'absence de telles conventions dans la socit intimiste substitue l'acteur, priv de son art, un individu proccup de dcouvrir ce qu'il sent, c'est--dire de donner forme et sens des expriences devenues incontrlables, ou plutt difficilement prsentables et identifiables. Dpourvue de codes organisant la prsentation et l'attention du public, l'expression ne permet plus de rendre clairs et manifestes ses sentiments autrui. Et l'on pourrait aller jusqu' prtendre qu'elle n'est plus oriente vers les autres, dans une socit o l'authenticit, devenue la norme d'expression et de relation, dtruit la sociabilit, c'est--dire d'aprs l'auteur, ce style de relations qui, par opposition, respectent et imposent des

    distances en y mettant les formes.

    Le propos n'est donc pas si radicalement diffrent de celui concevant les sentiments comme des manifestations pulsionnelles. La dissociation entre l'motion (l'exprience ressentie) etl'ex- pression renforce la caractrisation de l'motion comme exprience intrieure. Elle est en tout cas essentielle puisqu'elle estune condition ncessaire pour parler des variations d'extension du domaine public.

    Certaines des thories qui s'inscrivent dans le champ de la sociologie des motions se fondent sur ce mme prsuppos. Ce sont les modalits du contrle des motions qui constituent dans ce cas l'objet de l'analyse sociologique (3). Cette notion de contrle s'applique pour dcrire l'action de facteurs et de processus sociaux sur des phnomnes par dfinition incontrlables (puisqu'ils sont dfinis comme des expriences internes). Cette action est de ce fait incertaine, non assure de ses rsultats. Aussi lourdes soient les sanctions sociales envers des expressions incongrues ou dplaces (4), aussi cohrents et exhaustifs soient les schemes culturels d'interprtation disponibles pour catgoriser ou interprter ces

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  • sensations (5), aussi tenaces et sincres soient les efforts de l'acteur pour ajuster en profondeur ses sentiments aux rgles dans ce domaine (6), les expriences affectives opposent obstinment leur disposition dborder, enfreindre ou rsister aux cadres sociaux censs les contenir. Elles sont toujours susceptibles de faire irruption au moment o les circonstances exigeraient plutt leur vacuation, ou l'inverse de ne pas se manifester alors que la situation appellerait plutt leur prsence.

    Emotion et civilisation, motion et domaine public sont ici antinomiques : plus les motions, les instincts sont rprims, plus la civilisation, l'espace public de communication s'tend et s'affirme. Une conception divergente de l'espace public fera valoir que les deux notions ne sont pas antinomiques, bien au contraire. Pourrait-on concevoir un espace public qui ne se matrialiserait pas en certaines circonstances, par des manifestations publiques, collectives de joie, de colre, d'indignation? Si tel tait le cas, il faudrait entendre le terme public dans un sens restreint, comme l'espace dans lequel les choses deviennentpubliques, mais non comme l'espace que j'habite et qui doit prsenter un visage dcent (7).

    Une premire argumentation dans ce sens nous est donne par Marcel Mauss. L'expression des sentiments est, nous dit-il, obligatoire. L'existence de rgles dans le domaine de l'expression est atteste par les ractions (les sanctions) rencontre des conduites qui les ignoreraient.

    Toutes ces expressions collectives, simultanes valeur morale et force obligatoire des sentiments de l'individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations, ce sont des signes, des expressions comprises, bref, un langage. Ces cris, ce sont comme des phrases et des mots, n faut dire, mais s'il fautles dire c'estparce quetoutle groupe les comprend. On fait donc plus que manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu'il faut les leur manifester. On se les manifeste soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C'est essentiellement une symbolique (8).

    L'ide de l'obligation (ou de sentiments passibles de sanctions) n'est surprenante et paradoxale que si l'on pose une disso-; dation entre le registre de l'expression et celui qui serait proprement parler celui de l'motion, savoir l'exprience intrieure, physique. Car alors on ne

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  • comprend plus effectivement comment cette expression sociale, destine au

    groupe, peut conserver sa valeur morale, qui parat plutt lie notre concept ordinaire d'motion incompatible avec l'ide de contrainte ou d'injonction. Si nous nous exerons tre spontans, notre entreprise parat voue l'chec, sauf bien sr si le simulacre ou le faire semblant sont acceptables. Mais dans ce cas, nul ne supposera qu'il s'agit d'motions. Si l'on pense au contraire que l'motion prend d'emble place et sens dans un langage (ncessairement public), comme parat l'indiquer la citation prcdente, l'ide d'obligation perd son caractre paradoxal. La dissociation entre l'motion et l'expression devient dans ce cas inutile, caduque. De mme que se dissout l'antinomie entre les motions et le domaine public. ,.

    USAGES DES MOTIONS DANS LESPACE PUBLIC

    Par opposition la thorie pulsionnelle o les motions existent intrinsquement, s'expriment ou se compriment en proportion inverse de l'espace public, on peut concevoir une articulation entre les deux termes qui ne les situent pas dans un rapport d'opposition ou d'antinomie. Les conceptions 2 et 3

    tes en introduction correspondent ce rejet de l'antinomie. Les motions et les sentiments cessent alors d'tre pris pour des instincts irrationnels et dsordonns ; l'espace public n'est plus fix par des conventions mais constitu dans le cours mme des actions et des relations en public Les analyses bien sr divergent : il n'y a pas d'accord sur la dfinition de ce qui se passe dans ces relations, de ce qui les oriente et les spcifie, sur le comment de cette constitution. Je m'attacherai en particulier aux travaux de Goffinan et de ceux que, par commodit, on regroupera sous le terme d'thnomthodologie pour mener cette discussion.

    Les dimensions de l'espace public que ce commentaire cherche dissocier se trouvent imbriques de faon exemplaire dans l'uvre de Goffman (9) : 1) quel que soit le contenu des changes, la parenthtisation rituelle vaudrait comme une sorte de contrainte par convention ; 2) l'espace public se constitue et s'ordonne par l'ajustement rciproque des conduites en fonction des ncessits de l'action ; 3) les situations de la vie en public nous amnent parfois dvelopper une vision morale, evaluative de ce qui se passe, de ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire.

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  • Il ne semble pas que Goffman ait une thorie unifie de la vie publique et des motions. Dans la perspective rituelle, les motions seraient des manifestations d'incomptence des acteurs, requis d'tre la hauteur d'une scne o le moindre faux-pas, perturbateur, contraint les autres faire de l'acrobatie avec leur engagement dans la figuration (10). Dans l'analyse des ajustements dans les relations, les motions semblent en revanche considres pour leur valeur instrumentale. Je m'intresserai plus spcialement cette seconde dimension puisqu'elle est au cur de la discussion avec les ethnomthodolo- gues, sur l'intelligibilit du monde commun.

    Les descriptions de Goffman nous prsenteraient donc un monde de calculs et de ngociations incessants donnant aux plus anodins des actes de la vie quotidienne une profondeur (et pour certains, un attrait) qu'ils perdent facilement ds que nous les regardons tels qu'ils sont le plus souvent : des actes routiniers. L'exprience que nous avons de la vie en public est faite d'un enchanement ininterrompu d'ajustements rciproques aux conduites d'autrui, de ngociations tacites ou parfois ouvertes. Dans la confusion plus ou moins

    exacerbe de la vie quotidienne, nous sommes tenus de faire avec les autres : nous vaquons nos affaires en essayant d'viter les accidents, les intrusions inopines, les obstacles, les dangers et les menaces qu'ils peuvent reprsenter, la gne, la honte, les offenses et les humiliations qu'ils peuvent nous infliger ; il nous faut aussi faire des alliances, faire quipe, faire bonne figure dans ces interactions qui engagent notre participation et nous confrontent la vulnrabilit de partenaires exigeant des gards constants...

    Des charges aussi lourdes appelleraient en contrepartie un quipement permettant d'y faire face. Car il semble difficile de proposer une telle description des relations en public si l'on ne discerne pas galement quelques principes d'orientation dans l'espace de ces relations. La coordination de l'action et de l'interaction en public impliquerait une orientation vers la prvision des conduites d'autrui : anticiper des projets ou des lignes de conduite, faire des hypothses sur les intentions ou les motifs, saisir des caractres ou des dispositions se conduire de telle ou telle faon. Le souci de prvision dans une perspective stratgique opre par des attributions d'intentions, de dsirs, de croyances et

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  • de sentiments.

    L'ide de l'interaction stratgique n'est pas la seule conforter ce type de lecture. En effet, lorsque l'analyse de la vie en public se dveloppe partir d'un modle thologique, elle nous restitue la vision d'un monde commun - le monde des apparences normales (11) - dont la fragilit n'est jamais totalement exclue de notre champ : le signe le plus rurtif d'anormalit nous encourage dtecter, anticiper ce que les apparences peuvent receler en fait de traquenards et mauvaises surprises. Le monde de la vie en public se comprend travers l'examen des ruptures de ces apparences normales, des circonstances projetant l'individu en tat d'alerte. L'ordre public peut tre alors dcrit partir d'une classification des proprits imputes aux lments du cadre : peuvent- ils tre tenus pour acquis, assurs ou sont-ils au contraire incertains, peu fiables ? Les pas que l'on entend derrire soi peuvent-ils tre simplement ngligs ? La personne qui se prsente la porte, faut-il lui accorder la confiance laquelle elle prtend si, en de semblables circonstances, elle a t attribue tort?

    La gne, le malaise, l'inquitude, la

    crainte ou la mfiance s'inscrivent dans la texture des apparences comme des conduites lies aux circonstances de l'action en cours, ds que surgit une raison de supposer, derrire la normalit des apparences, une intention, un sentiment hostiles.

    On pourrait penser que l'analyse de Goffman tend restituer aux motions et aux sentiments constitutifs de la vie en public une sorte de rationalit sociale : il rattache en effet leur apparition, une comprhension des circonstances o il est cens les qualifier de douteuses, d'inqutantes, ou alarmantes. Pourtant ce qui intresse Goffman dans cet examen, ce n'est pas de statuer sur les causes des alarmes ni sur la probabilit de leur surgissement, ce qui ouvrirait alors la possibilit d'valuer dans quelle mesure ces sentiments sont fonds ou appropris, et, en ce sens, fonctionnels. Goffman cherche plutt lucider les conditions structurelles de la fragilit des apparences, et de la vulnrabilit des personnes dans la vie en public. ,

    La construction qu'il nous propose, place les motions et les sentiments en position d'indicateurs de cette fragilit : ils attestent de son existence, en mme

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  • temps qu'ils la rendent visible (publique) pour les autres. Si mon inquitude peut tre relie aux circonstances qui l'instruisent, elle peut galement inciter les autres davantage de vigilance puisqu'elle leur est visible, accessible, intelligible. Mais la prcarit des apparences normales fournit Goffman un argument paradoxal pour signaler ce qui est, pour lui, constitutif de l'espace public Ce qui est remarquable, nous dit-il, c'est que, de ces sources de vulnrabilit en nombre pratiquement infini (les lments de l'entourage peuvent tre presque tous pervertis, truqus, manipuls des fins hostiles), si peu soient effectivement exploites. Et ceci doit nous inviter rflchir l'tendue et la complexit de la confiance mutuelle que prsuppose l'ordre public

    L'ordre public repose dans cette analyse sur l'imputation largie de fiabilit aux personnes avec lesquelles nous sommes engags, ne ft-ce que trs fugitivement. Une personne fiable ne rserve pas de mauvaises surprises, elle est en quelque sorte prvisible, peut tre intgre sans risque d'erreur (majeure) dans un calcul, une prvision. Mais cette qualification comporte un autre type d'valuation : les intentions ne sont pas hostiles, malhonntes,

    veillantes. Une personne fiable dfinit la position d'une partenaire dans une relation, ft-elle minimale. Cette qualification est un jugement positif sur la personne, sur la relation. l'inverse, la qualification de circonstances inquitantes indique un dfaut, une.exigence non satisfaite qui n'est pas exclusivement une ncessit d'ajustement. Elle comporte une accusation ou un blme soumis l'attention publique. Par exemple, lorsqu'un lieu public est caractris en termes d'inscurit, il est signal (montr ou dnonc) l'opinion comme lieu de dsordres, o la coprsence et la coexistence seraient prilleuses. Mais cette caractrisation n'est pas une simple description, ni le rsum lapidaire d'un pur constat. Elle stigmatise, dnonce, accuse, revendique ou condamne. Elle a valeur de jugement parfois explicite, parfois sous-entendu ou insinu, l'gard de conduites et de catgories de personnes. Les sentiments (ou les termes de sentiments), employs dans ces conditions, constituent une modalit de jugement moral (12).

    Goffman ne fait pas de ces visions morales un lment d'explication des relations et des actions en public Des notions morales, des valeurs, des principes applicables toute situation so-

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  • ciale fournissent l'individu non un guide pour l'action, mais un guide pour l'attention, un guide qui lui indique ce qui est voir dans une situation particulire et, par suite, ce vis--vis de quoi il pourrait tre bien avis de prendre position (13).

    LE CARACTRE PUBLIC DES MOTIONS

    Dans une perspective de prvision des conduites d'autrui, nous sommes peut- tre enclins attribuer des intentions, des dsirs, un caractre ou des sentiments notre gard. Toutefois, cette inclination ne se rsume pas en une somme de suppositions mystrieuses. Elle se manifeste directement dans nos conduites. Si nous imputons nos voisins des intentions hostiles et des sentiments malveillants, la spcificit de ces oprations ne rside pas dans quelque exprience intrieure, pas plus que dans une formulation prive de constats ou d'valuations : des conduites d'vite- ment, des ractions de colre par exemple montrent ou attestent de ces attitudes. Ce sont ces conduites ouvertes, ces manifestations qui les rendent visibles et intelligibles. Ce qu'il faut dcrire , c'est prcisment cela : le caractre public des motions.

    La visibilit des motions prsente quelques traits remarquables. C'est l'analyse de ces traits que sont consacres certaines rflexions des thnom- thodologues (14). Cette analyse occupe une place importante dans le dbat concernant l'espace public, puisqu'elle s'interroge sur ce qui fait le caractre public de ces phnomnes. Elle peut tre dans ce sens prise comme un argument par rapport aux remarques de Goffman sur l'organisation des relations en public. Nul besoin dans cet optique d'avoir recours une stratgie intentionnelle (selonles termes de D.C. Denett) pour rendre compte de l'existence de ces catgories. Nos conduites, nos actions ne sont pas caractrises par l'opacit ou l'indcidabilit qui rendraient utile l'imputation d' tats mentaux internes des fins de comprhension et de prvision des conduites d'autrui. Elles sont au contraire donnes directement la comprhension, elles sont mthodiquement ordonnes, leur signification est accessible. L'espace public est constitu par le caractre mthodique des procdures du sens commun, garantissant cette lisibilit. Nous nous rendons mutuellement intelligibles nos actions, nos intentions, nos sentiments. Cette intelligibilit mutuelle est inscrite dans des routines d'action et

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  • d'interprtation. Comme d'autres types de conduites, les motions sont des phnomnes publics. Le mystre dont il y a lieu de rendre compte ne rside pas dans le paradoxe d'un accs mme imparfait des phnomnes internes, n rside au contraire dans la perception immdiate, mme si elle est complexe, d'une motion, dans la saisie ou l'identification non quivoque de quelque chose comme motion, sentiment, humeur.

    La question du caractre public des motions s'inscrit dans une perspective visant le langage comme outil de communication. Dans cette optique, il est crucial d'accrditer le principe de publicit l'oeuvre dans la vie sociale comme condition de signification, de la comprhension. C'est pourquoi la question des motions y occupe une place centrale . : . l'argument de l'impossibilit logique d'un langage priv, repris de Wittgenstein, oriente la plupart des travaux situs dans la mouvance de l'th- nomthodologie et de l'analyse du langage, consacrs, sur ce thme particulier, l'analyse des critres publics d'identification de l'motion. Il s'agit de faire valoir la rationalit sociale des motions ou des affects partir de l'analyse des conditions et des consquences

    de l'identification d'une conduite sous ce label. ,

    Se demander comment l'on repre l'motion d'autrui et comment l'on y ragit, c'est replacer la logique sociale des affects au coeur du phnomne : analyser la relation entre ces affects et les contextes sociaux dans lesquels ils apparaissent (15). La rationalit sociale des motions est chercher dans la relation entre un concept d'motion et des circonstances lui garantissant une application approprie. La structure conceptuelle des motions estpremire : le lien entre l'motion et la situation n'est pas psychologique mais logique ou conceptuel. Ce qui distingue la peur de la colre, ce ne sont pas des sortes diffrentes de sensations, mais des circonstances, plus exactement des apprciations diffrentes de circonstances, rendant possible une application pertinente de concepts d'motions particulires. L'identification d'une motion (reconnaissance la premire personne, ou attribution la troisime personne), effectue en dehors des limites situes de ce lien logique (c'est--dire qui ne s'appliquerait pas correctement aux circonstances), conduit d'ailleurs mettre en doute la rationalit de la personne (ou son quilibre mental). -,

    QUADERNI N-18 -AUTOMNE 1992 LES MOTIONS ET L'ESPACE PUBLIC 103

  • Contrairement l'ide commune selon laquelle motion et rationalit s'opposent, cette conception les rconcilie doublement : 1) en montrant la logique sociale des affects, c'est--dire le caractre conceptuel, rgulier, et sanctionn de l'application de ces notions dans la vie sociale ; 2) en distinguant les motions des sensations ou des expriences internes, situes quant elles en dehors du champ de la rationalit (ni rationnelles, ni irrationnelles).

    Si les motions semblent parfois irrationnelles , c'est qu'elles sont d'emble situes ou saisies dans un espace de rationalit, en rfrence des critres publics d'identification.

    Comme le fait remarquer Robert Solomon dans sa critique de la thorie jame- sienne des motions : On ne peut ne pas comprendre un cas particulier de colre (Pourquoi tes-vous en colre d'avoir gagn une Jaguar la loterie ?). On peut ne pas comprendre l'intensit d'une colre (Vous l'avez tu juste parce qu'il vous a regard de travers ?). On ne peut pas comprendre l'absence de colre (Comment pouvez-vous le laisser vous traiter ainsi, sans ragir ?). Mais ces difficults sont dans chaque cas ouvertes une explication, que cette

    explication soit ou non acceptable ou rationnelle. Ce que l'on ne peut pas trouver, sauf dans certaines conceptions romantiques, c'est un cas d'motion qui soit si diffrent, si personnel, si individuel que personne ne puisse le comprendre ou le partager, bien que soient connus les circonstances, les valuations et les concepts qu'il implique (16).

    On pourrait dire que dans ce cas, il ne serait mme pas question d'motion (elle n'est identifiable en aucune manire) ; si une telle identification devait tre maintenue, elle impliquerait de reconstituer une logique qui la rende acceptable ; ou, en cas d'chec, de rcuser la normalit de ceux qui s'obstinent voir une motion, l o les autres (la communaut) n'y voient rien.

    Si l'on admet ce qui prcde, identifier une motion, est une opration qui ne s'apparente en rien une description d'un tat intrieur (17). Elle serait plutt une faon de montrer - par nos expressions, nos ractions, nos questions, nos actions - qu'il est sens, correct ou justifi d'apprcierles circonstances de cette manire particulire. -

    Mais que veut dire alors apprcier des circonstances ? En quels termes une

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  • apprciation de ce type, (affective) surgit-elle ?

    Il semble difficile d'viter, lorsque l'on avance sur cette piste, la dimension evaluative, morale de cette saisie d'un contexte li une motion particulire. Si une peur, une colre peuvent tre comprises en rfrence des circonstances singulires, un arrangement de circonstances significatives, il reste lucider ce qui semble primordial dans ce cas : la singularit, ou ce qui confre aux circonstances cette signification associe l'motion. Si je considre par exemple que le vol de mon portefeuille n'est pas une perte, ou que le pickpocket du mtro ne m'a pas caus de prjudice, serais-je triste ou en colre ? Si j'estime que le silence de mon interlocuteur n'est pas une rebuffade, mais une lenteur dans l'expression ou une consquence de ses difficults d'audition, il n'y a pas lieu de m'indigner. l'inverse, si je pense que mon interlocuteur se tait intentionnellement (qu'il est responsable de son silence), je risque de juger sa conduite avec vivacit : d'exprimer mon blme, de lui retourner une forme de sanction, la colre par exemple, ou le mpris. L'adoption d'un point de vue moral constitue simultanment l'motion (une sorte particulire de

    jugement r- sans dlibration) et son objet (les circonstances significatives).

    L'espace public prend, dans cette perspective, un sens fort : il apparat ou se constitue au travers de ces jugements sur nos faons d'tre avec les autres, et pas simplement par nos faons de grer ou de comprendre plus ou moins effica* cernent leurs prsences obliges. ,

    Les motions impliquent une prise de position par rapport la ralit perue et comprise en commua Elles auraient une valeur ou une fonction dmonstrative, indiquant aux autres ce qu'il importe de regarder dans une situation, affectant la dfinition sociale des circonstances, ou, si l'on prfre le genre de perspectives (ou de points de vue) qu'il convient d'adopter propos d'un objet public. L'motion rendrait publique l'adoption d'un point de vue valua- tif comme apprciation pertinente d'une situation. La peur ou l'inquitude par exemple montrant le caractre problmatique de la confiance l'gard d'autrui, la colre ou l'indignation indiquant le prjudice ou l'offense rappellent, incarnent et manifestent la priorit de l'valuation morale pour dfinir une situation sociale.

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  • C'est donc le caractre ou la valeur prescriptive (et non descriptive) des motions qu'il convient d'examiner lorsqu'on s'attache l'analyse de l'espace public Elles rappellent, incarnent ou figurent une dimension morale de la ralit commune laquelle celle-ci doit une part au moins de son caractre sens. Distinctes et pourtant indissociables de la parole et de l'action, les motions seraient une faon d'apparatre aux autres qui n'est pas simplement celle d'autres objets vivants ou inanims, mais une manifestation spcifique d'humanit, selon les termes de H. Arendt (18).

    N O

    1. Elias N. 1973. La civilisation des moeurs, Calmann Levy; en particulier le chapitre VII: les modifications de l'agressivit, pp. 321-343. 2. Sennett R. 1979. Les tyrannies de l'intimit, Paris, Seuil. 3. En particulier : Hochschild A.R. 1977. Comment on Thomas Scheffs : The Distancing of Emotion in Ritual, Current Anthropology 1 8. Hochschild A.R. 1979. Emotion Work, Feeling Rules and Social Structures, American Journal of Sociology 85 : 551-75. Kemper Th. 1978. Toward a Sociological Theory of Emotions : Some Problems and Some Sohicms,TheAmericanSociologist, 13:30 .40 Kemper Th. 1981. Social Constructionist and Positivist Approaches to the Sociology of Emotions, American Journal of Sociology , 87: 336-62.. Levy R. 1982. On the Nature and Fonctions of the Emotions : an Anthropological Perspective, Informations sur les sciences sociales, Vol. 21, N4-5. Levy R. 1973. The Tahitians , University of Chicago Press; et Emotion, Knowing, and Culture, dans Shweder R.A. et Levine R.A. 1984. Culture Theory. Essays on Mind, Self and Emotion, Cambridge University Press. Scheff Th. 1977. The Distancing of Emotion in Ritual, Current Anthropology, 18.

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  • Schott S. 1979. Emotion and Social Life : a Symbolic Interactionist Analysis, American Journal of Sociology. 84 : 1317-1334. 4. Goffman E. 1974. Les rites d'interaction, Paris, Minuit. 5. Geertz C. 1984. From the Native's Point of View : on theNatureof Anthropological Understanding, dans Shweder et Levine, op. cit pp 123-137. 6. Hochschild A.R. 1979. op. cit 7. Arendt H. 1964. Seule demeure la langue maternelle, La tradition cache, Christian Bourgois (1987). 8 . Mauss M. 1 921 . L'expression obligatoire des sentiments, Essais de Sociologie, Paris, Minuit (1968), p. 88. 9. Ce commentaire s'appuie essentiellement sur La mise en scne de la vie quotidienne, Paris, Minuit (1973). Mais il a fait appel d'autres textes de l'auteur, entre autres : Les rites d'interaction, (1974) ; Stratgie Interaction, Un. of Pennsylvania Press, 1969. 10. Paperman P. 1987. Le fantastique social. Goffman et la sociologie des motions. Colloque de Cerisy : Lectures de Goffman en France. 1 1 . Goffman E. Les apparences normales, op. cit 1973, pp 227-311. 12. Dulong R, et Paperman P. 1992. La rputation des cits HLM., L'Harmattan. Voir ce sujet l'article de R. Dulong Dire la rputation, accomplir l'espace. 13. Goffman E, op. cit., 1973, pp 178-9. Tel est peut-tre le sens de la conclusion des

    ces normales qu'il dlgue Lvi-Strauss tmoignant de ses rencontres avec les mendiants de Calcutta, pp. 310-311. 14. Ces rflexions se situent dans la ligne de Wittgenstein, Investigations philosophiques, Gallimard, 1961. Remarques sur laphilosophie de la psychologie (1), ed. T.E.R. Sur les motions en particulier: Coulter J. 1979. The Social Construction of Mind, The Mac Millan Press LTD, Londres. Sur la question de l'observabilit :QurL. 1990. Qu'est-ce qu'un observable, L'espace du public. Plan urbain - Editions Recherches, Colloque d'Arc-et-Senans. 15. Coulter J, Affect and Social Context, op. cit, 1979, pp 125-139. 16. Solomon R, Getting Angry : the Jamesan Theory of Emotion in Anthropology, dans Shweder R.A, et Levine R.A, op. cit 1984, p 238-257. 17. Pitcher G. 1965. Emotion, Mind, 74. 18. Arendt H, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lvy.

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    InformationsAutres contributions de Patricia PapermanCet article est cit par :Jacques Lolive. La monte en gnralit pour sortir du Nimby. La mobilisation associative contre le TGV Mditerrane, Politix, 1997, vol. 10, n 39, pp. 109-130.Philippe Aldrin. S'accommoder du politique. Economie et pratiques de l'information politique, Politix, 2003, vol. 16, n 64, pp. 177-203.

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    PlanL'espace des formes conventionnelles Usages des motions dans l'espace public Le caractre public des motions