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1. HABITER LA TERRE Maria Villela-Petit in Thierry Paquot , Habiter, le propre de l'humain La Découverte | Armillaire 2007 pages 19 34 Article disponible en ligne l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/habiter-le-propre-de-l-humain---page-19.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Villela-Petit Maria, 1. Habiter la terre, in Thierry Paquot , Habiter, le propre de l'humain La Découverte Armillaire , 2007 p. 19-34. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution ectronique Cairn.info pour La Découverte. La Découverte. Tous droits rerv pour tous pays. La reproduction ou reprentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autoris que dans les limites des conditions gales d'utilisation du site ou, le cas hnt, des conditions gales de la licence souscrite par votre ablissement. Toute autre reproduction ou reprentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manie que ce soit, est interdite sauf accord prlable et rit de l'iteur, en dehors des cas prus par la lislation en vigueur en France. Il est prisque son stockage dans une base de donns est alement interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 193.54.174.3 - 26/02/2014 13h45. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 193.54.174.3 - 26/02/2014 13h45. © La Découverte

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1. HABITER LA TERRE Maria Villela-Petit

in Thierry Paquot , Habiter, le propre de l'humain La Découverte | Armillaire 2007pages 19 34

Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/habiter-le-propre-de-l-humain---page-19.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Villela-Petit Maria, 1. Habiter la terre, in Thierry Paquot , Habiter, le propre de l'humainLa Découverte Armillaire , 2007 p. 19-34. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution ectronique Cairn.info pour La Découverte. La Découverte. Tous droits rerv pour tous pays.

La reproduction ou reprentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autoris que dans les limites des conditionsgales d'utilisation du site ou, le cas hnt, des conditions gales de la licence souscrite par votre ablissement. Touteautre reproduction ou reprentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manie que ce soit, est interdite saufaccord prlable et rit de l'iteur, en dehors des cas prus par la lislation en vigueur en France. Il est prisque son stockagedans une base de donns est alement interdit.

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Nombreux sont les emplois du verbe habiter. Mais quel peutêtre, aujourd’hui, la signification, voire la spécificité d’uneexpression comme « habiter la Terre » ? En d’autres termes :doit-on considérer la Terre comme un complément, parmi tantd’autres, du verbe transitif habiter ? Afin de commencer à réflé-chir sur le sens même d’une telle question, passons en revuequelques compléments du verbe habiter, en allant des plus usuelsaux plus denses et riches de sens, là où le métaphorique se lieintimement au littéral et le déborde.

Le verbe « habiter »

Nous disons de quelqu’un qu’il habite une grande métropole,d’un autre qu’il habite à la campagne ou au bord de la mer, ouencore qu’il habite avec ses parents (sous-entendu, il n’a pasencore quitté le domicile familial pour avoir un « chez soi » àlui). Sur la lancée du discours commun, les sociologues, qui sepenchent sur l’habitat urbain ou plutôt sur les problèmes degrandes « conurbations », diront de telle catégorie sociale queceux qui en sont issus habitent les « beaux quartiers », de telleautre que ses représentants habitent les banlieues ou certainsquartiers déshérités du centre-ville, ou encore des bidonvilles.

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Quand on essaie de penser l’habitation, ces précisions enfermentdes connotations sociales et humaines dont on ne saura négligerl’importance anthropologique et sociale. Il est toutefois possiblede construire avec le verbe habiter des expressions moins cou-rantes qui, par elles-mêmes, servent d’indice à des dimensionsde l’habiter auxquelles une approche philosophique ne peutrester indifférente. En voici un petit échantillon : « habiter savie », « tel danseur habite pleinement son corps en mouve-ment », « qu’en est-il de l’habitation quand on a eu à migrer ouà s’exiler ? » Ce fut un questionnement de cet ordre qui a guidél’enquête menée par Perla Serfaty-Garzon auprès d’une trentainefemmes, et qui a abouti à Enfin chez-soi ?, un ouvrage, pleind’enseignement, paru en 20061.

L’on pourrait évoquer encore l’expression « séjour délicieuxhabité par l’esprit » que Marcel Proust emploie à propos de cer-tains tableaux de Chardin, en leur reconnaissant le mérite denous apprendre à voir, avec d’autres yeux, les pièces d’habitationles plus simples. On parle aussi d’« habiter la profondeur », beautitre choisi par mon ancien étudiant Alexandre Vieyra pour sadissertation de maîtrise consacrée à la poésie de René Char etd’André du Bouchet. Et cette liste d’exemples est loin d’êtreclose. Elle pourrait aisément s’allonger à l’aide de Psaumes, oùla question de l’habiter — au sens du lieu où faire demeurer soncœur —, joue un rôle majeur, comme dans l’expression « habiterla maison du Seigneur ».

Soit l’expression « habiter sa vie » qui, d’emblée, sonne dif-féremment de « vivre sa vie ». Habiter sa vie s’entend commeune injonction. On s’invite ou on invite celui (ou celle) à qui onl’adresse à ne pas être emporté par le passage des jours, encom-bré par des tâches diverses, en l’absence d’une présence plusintense et plus lucide à soi-même, à ce que l’on fait et à la façondont on se tient vis-à-vis des autres. « Habiter sa vie » c’est alorsse faire plus attentif à ce que l’on vit, à la façon que l’on a de seconduire, d’être-au-monde en étant présent à soi-même.

C’est donc en densifiant le sens d’habiter que l’on peut toutaussi bien parler d’un lieu habité par l’esprit que d’une interpré-tation habitée, quand on fait allusion au jeu d’un acteur, d’un

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1. Perla SERFATY-GARZON, Enfin chez soi ? Récits féminins de vie et de migration,préface d’Alain Montandon, Bayard Canada Livres, Montréal, 2006.

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musicien, d’un danseur, ou bien quand on se réfère à un poète ouà un penseur en laissant entendre qu’il nous fait habiter la pro-fondeur. À l’écoute de ces exemples, on ne s’étonne pas queHeidegger ait médité autour du thème de l’habiter en le rappro-chant non seulement de celui du bâtir, ce à quoi on peuts’attendre, mais aussi de celui de l’être et du penser, comme dansson essai « Bâtir habiter penser » (Bauen Wohnen Denken).

Le verbe habiter de par son origine étymologique (habere= tenir) se relie à la notion d’habitude (manière habituelle d’être,de se tenir), semblable en cela à l’allemand Wohnen sur lequels’est construit Gewonheit, qui veut dire aussi habitude. Une dis-cussion qui, prenant son départ dans l’ouvrage De l’habitude deFélix Ravaisson, s’attarderait sur les nuances de sens qui se rat-tachent à la notion d’habitude serait d’ailleurs bienvenue dansune approche phénoménologique de l’habitation. Mais nousdevons tout juste nous contenter d’attirer l’attention ici sur lafamiliarité, qui naturellement s’associe à l’espace que l’onhabite, où l’on se sent chez soi. Certes, cela ne garantit pas contreles entraves ou les écueils : soit un enlisement dans la quotidien-neté, soit l’impossibilité de s’approprier l’espace où l’on vit, etenfin la menace qui plane toujours sur l’espace habité, celled’une possible irruption en lui de l’étrangeté, là où sa physiono-mie habituelle se modifie et que, changé dans son apparaîtremême, il déstabilise l’habitant, l’exile là même où il avait pu être« chez lui ».

La Terre vue d’en haut

Une fragilité de cet ordre est inhérente à l’habitation la pluscourante, et plus originairement, à notre séjour sur terre. Maiselle acquiert un caractère nouveau lorsqu’on parle aujourd’huid’habiter la Terre. Pourquoi ? Parce que c’est la Terre elle-mêmequi, globalement, se trouve menacée, comme autrefois elle avaitsemblé être dans les récits de déluge ou d’autres destructions,que l’on retrouve dans plusieurs cultures. Jusqu’à il y a peu, endehors de tels récits, habiter la terre allait de soi. Habiter ici, surla terre (et l’introduction de la préposition « sur » n’est pasneutre), était un simple fait (souvent pénible), dû à notre condi-tion mortelle, et dont on a toujours cherché à s’évader par le rêve

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ou l’élévation morale ou mystique, voire par la projection dansun autre espace, lors d’une vie autre à laquelle on aurait accès entraversant la mort. De tout temps, et partout, en effet, on s’esttransporté en imagination ou en pensée en un ailleurs, c’est-à-dire ailleurs que sur la Terre.

La représentation de la Terre vue d’en haut, avant de com-mencer, il y a quelques décades, à pouvoir s’effectuer réellementgrâce aux voyages spatiaux, était un topos rhétorique, mobilisé àdes fins d’éducation morale. Pierre Hadot a montré que pour lesAnciens, l’hypothèse de voir la terre d’en haut, grâce à une cer-taine hauteur de l’âme, revenait à pouvoir apprécier, avec lerecul critique nécessaire, la mauvaise conduite des hommes.Ainsi, selon Sénèque, au cours d’un tel voyage, l’âme du philo-sophe dévisageant la petite Terre ne pourrait que s’exclamer :« C’est là ce point que tant de nations se partagent par le fer et lefeu ! Combien sont risibles les frontières que les hommesmettent entre eux2 ! »

La possibilité qu’a l’homme de voir, ne fut-ce que par varia-tion imaginative, la Terre d’en haut, en se plaçant au-dessus duterrestre — avec l’éventail de sens que ce qualificatif peut revêtir— est inscrite dans son être-au-monde intrinsèquement marquépar la station verticale de son corps propre3, qui le fait être entreciel et terre, en étant, par là même, le signe visible de l’aptitudede l’homme à s’élever par la pensée au-delà de son monde envi-ronnant.

Remarquons que parmi ceux, aujourd’hui, susceptibles de seforger une conscience aiguë des dégâts que notre civilisationinflige à la planète, on compte certains astronautes, après qu’ilsaient pu observer la Terre d’en haut, au sens littéral du terme ; cequi n’avait commencé à être fait que très partiellement grâce auxvoyages aériens.

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2. Sénèque, cité par P. HADOT, « La Terre vue d’en haut et le voyage cosmique. Lepoint de vue du poète, du philosophe et de l’historien », in Jean SCHNEIDER et MoniqueLÉGER-ORINE (dir.), Frontières et conquête spatiale, Kluwer Academic Publishers,Dordrecht, 1987, p. 35.

3. Voir sur l’importance de la station verticale, A. LEROI-GOURHAN, Le Geste et laParole, Albin Michel, Paris, 1965.

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Le statut de la Terre dans la modernité

Un tel constat ne doit cependant pas faire oublier que laconquête spatiale n’a pu se produire que dans le sillage d’unemodernité où plus que jamais la Terre avait été discréditée. Onnéglige souvent la différence considérable entre une dévaluationspirituelle du terrestre, c’est-à-dire du monde en tant qu’il est lelieu d’une lutte entre des forces sociales qui se disputent lesavantages de la richesse, du prestige et du pouvoir, et la dévalua-tion de la Terre, à partir du changement de statut qu’elle a connunon seulement du fait de la perte de sa position centrale dans lecosmos, mais, surtout, depuis l’établissement des lois de lamécanique par la science physique moderne elle-même. C’estalors que la Terre s’est vue destituée de son statut d’un singularetantum4 pour n’être plus qu’une planète parmi d’autres.

Ce changement de statut cosmologique fut d’autant pluslourd de conséquences qu’il allait de pair avec la transformationde notre conception de la nature sous l’emprise conjuguée de laconception cartésienne de la matière comme simple res extensa,et des lois de la mécanique qui dominaient la science physique,au sens moderne de ce terme.

La nature, alors, n’est plus tout à fait ni la natura des Latins,ni la phusis des Grecs. Car, malgré l’atomisme ou le matéria-lisme ancien, que ce soit en grec ou en latin, le mot même denature avait partie liée avec la vie, autrement dit avec la naturetelle qu’elle nous apparaît sur Terre. C’est pourquoi dans saméditation sur l’« origine de l’œuvre d’art », Heidegger peut direqu’il nomme Terre ce que les Grecs entendaient par phusis5. Toutavait changé, cependant, et pour la Terre et pour la nature,lorsque la Terre fut comprise comme corps matériel au sein de lanature au sens moderne du terme, c’est-à-dire une nature faisantobjet de la science physique classique et soumise à généralité deses lois. Autrement dit, la conjonction qui s’est opérée entre laréduction de la Terre au rang d’une simple planète et le dévelop-pement extraordinaire de la science physique a fait perdre à la

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4. Voir sur cette question la réflexion de Franz ROSENZWEIG, L’Étoile de laRédemption, Seuil, Paris, 1982, sur l’article défini dans l’expression « le » ciel et « la »terre, que l’on trouve dans le premier verset du livre de la Genèse.

5. Martin HEIDEGGER, « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nullepart (Holzwege), trad. fr. par W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962, p. 32.

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Terre sa qualité d’habitat matriciel de ces vivants-mortels quenous sommes.

À cet égard, on n’attirera jamais assez d’attention sur l’ombrejetée sur la Terre par les Lumières, lorsque, sur la base des nou-velles connaissances astronomiques (mais combieninsuffisantes), les penseurs du XVIIIe siècle ont cru qu’il était debon aloi de mépriser la Terre. C’est un tel phénomène historiqueque j’ai désigné par « le retrait de la terre » dans un article écritpour une publication italienne consacrée à l’« interprétation dunihilisme », parue en 19866. L’enjeu de cette réflexion était déjàclair, à savoir faire émerger la vérité de notre appartenance à laTerre.

Ce fut, cependant, à l’occasion des recherches effectuées envue d’un essai publié en 2000, et ayant pour titre : « Vers unenouvelle Terre ? Approche philosophique de la conquête spa-tiale7 » que j’ai commencé à prendre la mesure du déclassementde la Terre aux yeux des philosophes des Lumières, et non desmoindres. Commençons par Kant, sans doute le plus grand phi-losophe de l’époque (voire un des plus grands de toutes lesépoques). Notons en passant que Kant, dont un des derniersouvrages publiés de son vivant sera consacré à la Géographie8,discipline qu’il avait enseignée pendant près de 40 ans, envisa-geait déjà l’homme comme « habitant » (Einwohner ouBewohner). Toutefois, malgré son intérêt pour la Géographiephysique, lorsque Kant se référait à l’homme comme habitant, ille pensait comme « habitant du monde », et ce, dans le sillage ducosmopolitisme stoïcien. S’il se rendait compte de la différencede milieux géographiques, il était encore loin de comprendre enquoi chaque « monde » en tant que monde humain est dépendantde la manière dont on est sur Terre. Ou pour le dire avec HenriMaldiney : « Une civilisation, une culture est une façon d’habiter

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6. Maria VILLELA-PETIT, « Le retrait de la Terre », in A. MOLINARO (dir.),Interpretazione del nichilismo, Herder-Università Lateranense, Collana « Dialogo diFilosofia », Rome, 1986.

7. Maria VILLELA-PETIT, « Vers une nouvelle Terre. Approche philosophique de laconquête spatiale ? », in Alexandre VIGNE (dir.), Dieu, l’Église et les extraterrestres,Question de, n°122, Albin Michel, Paris, 2000.

8. Emmanuel Kants Physische Geographie : cet ouvrage fut publié entre 1801 et1804, par Jäsche, à la demande de Kant. Sur la question de l’homme comme « habitantdu monde » chez Kant, voir l’ouvrage de François MARTY, L’Homme habitant du monde.À l’horizon de la pensée critique de Kant, Honoré Champion, Paris, 2004, en particulierla conclusion.

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sur la terre tout l’horizon d’un monde ». Propos qui signalecomment diffère la relation que chaque monde, avec sa culture,sa manière d’être, entretient avec la terre sur laquelle il se fonde.

Mais revenons à Kant et notons qu’avant le tournant critiquede sa philosophie, il s’était particulièrement intéressé à la théoriedu ciel ou, comme on disait aussi à l’époque, au « système dumonde », autrement dit à la cosmologie. Dans un ouvrage inti-tulé Histoire naturelle générale et théorie du ciel, ou rechercheconcernant la constitution et l’origine mécanique du système dumonde conduite d’après les principes newtoniens, c’est sanshésiter qu’il écrit : « […] La plupart des planètes sont assuré-ment habitées, et celles qui ne le sont pas le deviendront unjour9. » Et Kant va jusqu’à supposer que « la perfection dumonde des esprits croît et progresse dans les planètes de la mêmefaçon que la perfection du monde matériel, de Mercure à Saturneet peut-être même au-delà (dans la mesure où il existe d’autresplanètes) dans une progression graduée et en proportion del’éloignement du Soleil10 ».

Il est curieux, mais symptomatique de l’époque, que souhai-tant postuler une correspondance entre la perfection des espritset la perfection matérielle des corps, Kant eût pu imaginer quecelle-ci progresserait en proportion de l’éloignement de leurhabitat par rapport au soleil, en tant que cet astre dégage beau-coup de chaleur et occupe une position centrale par rapport à latrajectoire des planètes. Ainsi, au lieu de supposer que si la vieavait pu émerger sur Terre, cela était dû à la bonne distance denotre planète par rapport au soleil, Kant établissait une relationprogressive ; les habitants des astres seraient d’autant plus spiri-tuels que leur astre serait éloigné de leur étoile.

Qu’en diraient aujourd’hui les planétologues de ces habitantsd’autant plus spirituels qu’ils habiteraient à une plus grande dis-tance du soleil ? Et comment ne pas constater l’extraordinairechangement intervenu, et qui ne cesse d’intervenir depuis, dansnotre connaissance des planètes ! À telle enseigne que, faute depouvoir s’attendre à la vie d’extraterrestres dans les planètes de

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9. KANT, Histoire générale de la nature et théorie du ciel (extraits), trad. fr. deF. Marty, Œuvres philosophiques, Gallimard, coll. « Pléiade », vol. 1, Paris, 1980, p. 100.

10. KANT, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, ou recherche concernantla constitution et l’origine mécanique du système du monde conduite d’après les princi-pes newtoniens. Nous citons cet extrait d’après la traduction qui figure dans l’ouvrage deJules VUILLEMIN, Physique et métaphysique kantiennes, PUF, Paris, 1955, p. 108-109.

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notre système solaire, nombreux sont ceux qui se mettent à larecherche des planètes dans d’autres systèmes que le nôtre, voiredans d’autres galaxies, avec des résultats encourageants pour cequi est de la moisson des planètes, mais encore décevants, àquelques exceptions près, en ce qui concerne leur caractère tel-lurique, et donc leur possible similitude (très relative) avec laTerre.

Ne venons pas, toutefois, trop vite à la situation si diverse,pour ne pas dire si divergente, qui s’offre à nous en matière d’as-trophysique et de cosmologie en ce début du XXIe siècle, parrapport à celle que connaissaient les philosophes des Lumières.Aspect, soit-il dit en passant, qui fut totalement ignoré des res-ponsables de l’exposition « Lumières ! Un héritage pourdemain », présentée à la Bibliothèque nationale de France (siteF. Mitterrand).

L’ombre des Lumières

Arrêtons-nous encore sur cette période de la pensée qui restepour nous, à tant d’égards, un âge de référence. Mais quittons, àprésent, le vrai philosophe que fut Kant — qui tout en étant per-suadé qu’il y avait des habitants sur d’autres planètes de notresystème solaire ne manquait pourtant pas de mettre en gardecontre les excès de l’imagination en ces matières —, pour cetesprit plein de verve et d’ironie, que le siècle appelait aussi« philosophe », et qui n’est autre que Voltaire.

Pour étaler tout le mépris que la Terre lui inspire, Voltairen’hésite pas à la désigner comme un « tas de boue11 », et ce, dansson conte « Micromégas », où, conformément au modèle desAnciens, il assumait, avec des détournements bien à lui, le rôlede celui qui, venant de Sirius, survole la Terre et considère ces« atomes intelligents » et prétentieux qui habitent notre miséra-ble petite planète. Pauvre Voltaire ! Il était loin d’imaginer que,grâce justement au progrès technoscientifique permettant lesvoyages spatiaux, la Terre recevrait le surnom de planète bleue,et, qui plus est, qu’à l’orée de l’an 2000, un éminent savant feraitl’éloge de la boue comme source indispensable de la vie sur

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11. VOLTAIRE, « Micromégas », Contes en vers et en prose, vol. 1, édités par SylvieMénant, Classiques Garnier, Paris, 1992, p. 78.

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Terre. Dans l’ouvrage qui porte le titre doublement significatifde Vive la Terre-Physiologie d’une planète, le savant en ques-tion, Peter Westbroek (qui a été récemment le titulaire de laChaire européenne du Collège de France) prend à son insu lecontre-pied de Voltaire, lorsqu’il remarque : « Nous ne compre-nons pas la beauté du mucus, ni le rôle clef que jouent lesbactéries dans la régulation du flux de matière au sein de la bios-phère. Nous ne saisissons pas que la boue, qui recouvre lamajeure partie de la surface terrestre, est le substrat universel dela vie. Telles sont les humbles fondations du monde vivant12. »

En marge de ce propos, on est tenté d’ajouter que la parolemythique de la Genèse s’avère bien plus perspicace et profondequand elle rapproche le nom du sol, de l’humus (adâmah) et lenom de l’homme (âdam). Mais revenons brièvement à l’héritagedes Lumières. Le titre même d’Entretiens sur la pluralité desmondes (1686) choisi par Fontenelle pour un de ses écrits lesplus fameux, et qui a notablement contribué à la vulgarisation dusystème copernicien, parle de lui-même. On supposait que là oùil y a des astres, il y avait presque nécessairement des habitantset le monde qui était le leur. Ainsi que le rappelle Lucian Boia,dans son ouvrage L’Exploration imaginaire de l’espace, lesauteurs de l’Encyclopédie illustraient la notion de problème parla question « de savoir si la Lune et les planètes sont habitées pardes êtres qui soient en quelque sorte semblables à nous13 ».

La Terre et la crise des sciences

Il n’y a pas si longtemps, on était loin de pouvoir saisir quel’habiter est plutôt exceptionnel dans l’immensité de l’univers.On était incapable d’imaginer que la plupart des astres n’offrentpas les conditions matérielles, c’est-à-dire physico-chimiquespropices à l’émergence et au développement de la vie. Ce n’estque de nos jours que l’on devient à même d’entrevoir le tempsqu’il a fallu (et cela se calcule en milliards d’années), pourpasser du jeu intermoléculaire au jeu du vivant, passage jalonné

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12. Peter WESTBROEK, Vive la Terre. Physiologie d’une planète, trad. de l’anglais parN. Witkowski, Seuil, Paris, 1998, p. 145.

13. Lucian BOIA, L’Exploration imaginaire de l’espace, La Découverte, Paris, 1987,p. 16.

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de nombreuses étapes intermédiaires. On sait maintenant que laTerre n’est la planète qu’elle est, que grâce aux vivants qui lapeuplent. Comme le résume le microbiologiste Jean-LouisRevardel, « le milieu de vie est peu à peu transformé par les êtresvivants14 ».

Ce n’est en fait que tout récemment que les savants sont aussien mesure de déceler la composition physico-chimique desautres milieux planétaires de notre système solaire et d’évaluerleur inhospitabilité à la vie. Faute de plus amples connaissances,une telle conscience faisait encore défaut au début de la« conquête spatiale ». Celle-ci nourrissait chez certains des rêvespour le moins naïfs d’abandon de la « vieille Terre », en éveillantle désir de nouvelles conquêtes, semblables à celles du Far Westaméricain. Je ne veux pas exclure que dans l’avenir on ait lesmoyens de construire sur Mars une station, où, malgré d’innom-brables difficultés15, des chercheurs pourraient séjourner pendantquelque temps, ni non plus nier, compte tenu de « l’histoire del’univers », que, dans un avenir très, très lointain, il faille quitterla planète pour un autre habitat, si tant est que d’ici là deshommes auront survécu aux égarements de notre civilisation enmatière d’environnement…

Ces spéculations « futurologiques » mises à part (et leurdegré d’incertitude est considérable), le fait est que, conjuguée àla perte du sens de la Terre comme habitat et milieu de vie, l’aug-mentation exponentielle de la puissance technique, inséparabledes connaissances scientifiques des trois derniers siècles, a miset met le destin de la Terre à la merci de la démesure humaine.Or tout cela fut et est fait au nom d’une raison scientifico-instru-mentale, divorcée du désir du bien, auquel le logos des Anciensétait intrinsèquement lié. C’est d’une telle crise du rationalismemoderne avec sa cohorte de dangers et d’inconséquences, quetraitent, de façon tout à fait indépendante, et les remarquablesécrits de Simone Weil sur la science, et les écrits d’EdmundHusserl sur La Crise des sciences européennes et la phénoméno-logie transcendantale. Comme ce dernier le souligne : « Nous

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14. Jean-Louis REVARDEL, Constance et fantaisie du vivant. Biologie et évolution,Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui », Paris, 1993, p. 34.

15. Pour un regard informé et décapant concernant les vols habités et les stations surla Lune ou sur Mars, voir Serge BRUNIER, Impasse de l’espace. À quoi servent les astro-nautes ?, Seuil, coll. « Science ouverte », Paris, 2006.

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sommes aujourd’hui conscients de ce que le rationalisme duXVIIIe siècle, sa façon de vouloir assurer la solidité et la tenuerequise pour l’humanité européenne était une naïveté. Mais faut-il abandonner en même temps que ce rationalisme naïf, et mêmesi l’on pense jusqu’au bout contradictoire, également le sensauthentique du rationalisme ? Et qu’en est-il de l’explicationsérieuse de cette naïveté, de cette contradiction16 ? »

Il va de soi que nous ne tenterons pas d’apporter ne fussequ’un début de réponse à un questionnement aussi décisif. Nouspouvons néanmoins pointer le retrait de la Terre, la perte de sonstatut d’un singularem tantum comme partie prenante de lanaïveté, dénoncée par Husserl, du rationalisme des Lumières. Làoù le rationalisme se fait arrogant, vous pouvez chercher l’irra-tionalisme qu’à coup sûr il recèle. Tout vrai savoir ne peut êtreque modeste, car conscient de l’océan d’inconnaissance qui l’en-toure. Ce qui nous importe ici est de voir que c’est le mêmeHusserl qui cherchera à montrer la vérité expérientielle de laTerre telle qu’elle nous apparaît.

La Terre en régime phénoménologique

Dans un texte audacieux demeuré à l’état de brouillon, Husserlaborde la Terre, non à partir de la représentation copernicienned’un corps céleste se mouvant autour du Soleil, mais à partir del’expérience que nous en faisons à partir de notre corps vivant(Leib) et du monde-de-la vie (Lebenswelt) qui s’ouvre à lui.

Le manuscrit du texte que nous désignons par l’intitulé LaTerre ne se meut pas porte en tête les indications suivantes :« Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interpréta-tion de la vision habituelle du monde. L’arche-originaire Terre nese meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine de la cor-poréité, de la spatialité de la nature au sens premier des sciencesde la nature17. » De ce programme de recherches phénoménolo-giques, Husserl en a surtout développé la première partie liée au

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16. Edmund HUSSERL, La Crise des sciences européennes et la phénoménologietranscendantale, tr. fr. par Gérard Granel, Gallimard, Paris, 1976, § 6, p. 21-22.

17. Edmund HUSSERL, « L’arche-originaire terre ne se meut pas. Recherches fonda-mentales sur l’origine phénoménologique de la spatialité de la nature », trad. fr. parDidier Frank, in E. HUSSERL, La Terre ne se meut pas, Minuit, Paris, 1989.

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renversement de la représentation copernicienne et ce, au nom del’expérience originaire que chacun fait de la spatialité en tantqu’il est un ego incarné. Dans la Krisis, on trouve d’ailleurs l’ex-pression d’égologicité charnelle (leibliche Ichlichkeit). Or pourl’expérience originaire de l’espace, la Terre est non pas un corpstournant autour d’un autre astre, mais d’abord le sol (Boden), surlequel est le corps vivant de tout un chacun, son corps propre, oùil a son « ici », soit qu’il se meuve ou qu’il se repose.

Au niveau de notre expérience originaire, il y a donc uneétroite corrélation entre le corps propre (Leib) — qui est pourchacun le lieu inaliénable du « je suis », son ici absolu — et laTerre-sol, qui, elle aussi, est originairement en deçà du mouve-ment et du repos. Ou, comme Husserl l’écrit : « C’est sur laTerre, à même la Terre, à partir d’elle et en s’en éloignant que lemouvement a lieu. La Terre elle-même, dans la forme originairede la représentation, ne se meut ni n’est en repos, c’est d’abordpar rapport à elle que mouvement et repos prennent sens18. »

Dans cet enchaînement de considérations sur la donation ori-ginaire de la Terre, Husserl s’exerce aussi, comme il est derigueur en phénoménologie, à des variations imaginativesjusqu’à concevoir la possibilité du voyage sur un autre astre. Envoici un extrait :

Pourquoi ne devrais-je pas imaginer la Lune comme une sorte deTerre, comme une sorte d’habitation animale ? Oui, je peux trèsbien m’imaginer comme un oiseau qui s’envole de la Terre vers uncorps lointain ou comme un pilote d’avion en décollant et se posantlà-bas. Oui, je peux même m’imaginer qu’il y a déjà là-bas desanimaux et des hommes. Mais si d’aventure je demande :« Comment sont-ils arrivés là-haut ? » alors j’interroge de la mêmemanière que sur une île nouvelle, où, découvrant des inscriptionscunéiformes, je demande : « Comment les peuples en questionsont-ils parvenus là ? » Tous les animaux, tous les êtres vivants,tous les étants en général n’ont de sens d’être qu’à partir de magenèse constitutive et celle-ci a une préséance « terrestre19 ».

Bien entendu, après que l’homme ait marché sur les étenduesdésertes de la Lune et que des sondes spatiales nous envoient des

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18. Ibid., texte D17, p. 12. Ce texte de 1934 fut d’abord publié par Marvin FARBER,in Philosophical Essays in Memory of Edmund Husserl, Harvard University Press,Cambridge, Mass., 1940, p. 309.

19. Ibid., p. 27.

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milliers d’images et de données des autres planètes de notresystème solaire, les variations imaginatives de Husserl demeu-rent bien en deçà des contraintes de la réalité. Un oiseau nepourrait ni « s’envoler vers », ni survivre dans une autre planèteen l’absence d’atmosphère « terrestre », à moins d’être placédans une navette offrant des conditions de survie semblables aumoins en partie à celles de la Terre. Là où Husserl ne se trompepas est dans la préséance qu’il accorde à la Terre et dans sa ten-tative de tracer la genèse constitutive du sens que nous avons del’espace à partir de la Terre. Enfin, comment ne pas reconnaîtrela dimension éthique que recèle son affirmation d’une seulehumanité et d’une seule Terre ?

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Toutes ces considérations nous permettent de revenir àprésent sur notre question initiale : est-ce que la Terre est uncomplément parmi d’autres du verbe « habiter » ou est-ce quetous les autres compléments d’habiter ne présupposent pas notrehabitation sur Terre ? La Terre est l’habitat-source pour toutehabitation humaine, celles, si diverses, qui ont lieu sur Terre etcelles qui pourront éventuellement s’inscrire ailleurs, au prixd’une technologie très sophistiquée. À supposer que des êtreshumains aillent un jour sur Mars, leur séjour ne pourra en faitavoir lieu que dans la mesure où l’on sera capable de reproduiredes conditions « terrestres » sur la planète « voisine ».

Or si notre habitation est à ce point dépendante de notremilieu de vie sur Terre – ce dont nous sommes devenus de plusen plus conscients –, cela ne saura laisser l’humanité indiffé-rente. Poursuivre un mode de vie, qui entraîne des dégâts massifspour le milieu de vie terrestre dans son ensemble, alors que la viedes hommes en est tout à fait dépendante, c’est bien une entre-prise de Thanatos.

Il y va de la responsabilité du philosophe de ne pas demeurerindifférent à la question de l’écoumène (voir Augustin Berque),voire de l’écosystème terrestre. La Terre est l’oikos de l’huma-nité, son foyer. L’homme y demeure rattaché par la structuremême de son corps. Et nous savons qu’au contraire de ce quechantait le chœur de l’Antigone de Sophocle, elle n’est pas

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« indestructible et infatigable ». Les tourments que les hommesinfligent à la Terre ne l’atteignent pas seulement en surface. Ilsl’atteignent au-delà de ce que l’on pouvait soupçonner il n’y apas si longtemps, et, sous prétexte de progrès, ils finiront parcompromettre non seulement « les ressources dont l’homme abesoin pour vivre » (pour paraphraser Sophocle), mais la viemême sur Terre.

En France, la prise de conscience d’une telle conditionsemble plus développée chez les savants que chez la plupart desphilosophes. Quant à la reprise en chœur, par certains d’entreeux, de la mise en cause heideggérienne de la technique, voire duGestell, comme accomplissement de la métaphysique, elle estnon seulement totalisante et dépourvue de nuance, mais reste endeçà de ce qui est véritablement à penser, y compris en matièrede l’interaction entre les projets scientifiques (et ceux personnelsdes scientifiques) et les objectifs économiques et politiques dessociétés auxquels ils appartiennent.

Toute prise de conscience philosophique concernant notrehabitation sur Terre, en tant qu’elle est ce qui héberge et est pré-sente dans tout ce qui s’épanouit, pour reprendre les mots mêmesde Heidegger, requiert du philosophe qu’il reste à l’écoute de laparole essentielle des poètes, mais qu’il ne néglige pas pour autantce que les savants sont à même de nous apprendre concernant lessubtils réseaux d’interdépendance qui sous-tendent le jeu de la vie,et sans oublier la nécessaire critique des motivations humainestrop humaines qui sous-tendent nombre de recherches.

Pour nous limiter ici à un bel exemple de mise au jour du jeude la vie, comment ne pas être reconnaissant à un botanistecomme Francis Hallé qui dans son « Plaidoyer pour l’arbre »nous fait mieux appréhender l’importance de la chlorophyllepour l’apparition des organismes vivants ? Toujours sur l’arbre,je viens de lire, dans le journal du CNRS, l’annonce d’unouvrage, L’Arbre, une vie, où les auteurs, David Suzuki etWayne Grady, ont voulu décrire « les liens complexes que tisseun arbre avec la communauté des êtres vivants qui l’entourent ».En tout cela se révèle la solidarité d’ensemble des vivants entreeux, malgré la « lutte » de chacun pour sa survie, qu’il serait unegrosse erreur de nier.

Or, face à cette prise de conscience du tissu de la vie sous-jacent à tous les vivants, il reste à tirer un corollaire à tous égards

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décisif au niveau de la dimension philosophique d’une réflexionplacée sous le signe d’« habiter la Terre ». Si, dans Être et Temps,la méditation de Heidegger se nouait d’abord autour de la ques-tion de l’être de l’homme en tant que Dasein — c’est-à-dire entant que l’étant qui a à être le là du monde et de son propre être—, dans la suite de son chemin de pensée, l’habiter va se dévoi-ler comme inhérent au Dasein, à l’existant qu’il est. La notiond’existant ne s’y confond pas avec celle de vivant, mais, en uncertain sens, la transcende, ainsi que l’a bien mis en avant HenriMaldiney, dans un passage où, répliquant à ceux qui tendent àconfondre la phénoménologie de Husserl avec celle deHeidegger, il remarque : « Si là où Heidegger disait “Leben”, ildit maintenant “Dasein”, il ne s’agit plus du même où. Dasein :“être-le-là” implique un là que la vie ignore. La vie n’impliquepas de soi l’apparaître, l’ouverture de la manifestation, l’ouver-ture de sa propre manifestation. Ouverture qui constitueproprement le Dasein comme comprendre20. »

C’est aussi en fonction de cette ouverture du Dasein aumonde et à lui-même que Heidegger est venu à penser l’habita-tion. Malgré leur impasse majeure sur le et la politique, ses écritssont des jalons importants vers une pensée de l’habiter, surtoutdans ses approches de la poésie de Hölderlin. Il n’en est pasmoins vrai que lorsqu’on essaie de prendre tout à fait au sérieuxune expression comme « habiter la Terre », la distinction entre levivant et l’existant finit par avérer ses limites.

J’insiste sur ce point parce que, dans les milieux philosophi-ques se réclamant de la phénoménologie, certains fontactuellement de cette distinction un enjeu, vis-à-vis duquel il fautprendre parti. Les uns, dans le sillage de Heidegger, sont pourl’existant, et se croient obligés de mettre à l’écart une pensée seréclamant du vivre, de la vie, tandis que d’autres, dans le sillagede Michel Henry, optent pour la vie, en refoulant la question del’exister, dans son irréductibilité au vivre.

D’après moi, celui qui cherche à penser l’habiter en tenantpleinement compte de notre appartenance à la Terre n’a pas à

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20. Henri MALDINEY, « Vers quelle phénoménologie de l’art ? », in L’Art, l’éclair del’être, Comp’Act, Seyssel, 1993, p. 303. Pour tout ce qui regarde le développement de lapensée de Heidegger antérieure à Être et Temps, voir Jean GREISCH, Ontologie et tempo-ralité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, PUF, Paris, 1994, enparticulier pour ce qui nous intéresse ici, p. 23-40.

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faire un usage dichotomique de la distinction, comme s’ils’agissait d’opter pour l’un ou l’autre des termes d’une alterna-tive. Être-le-là de la Terre requiert de l’existant, qu’ilreconnaisse que la vie lui est immanente et, partant, qu’il assumesa solidarité avec la vie sur Terre. Car la Terre n’est pas seule-ment comme le monde, ce à quoi l’existant est ouvert, en tantqu’être-au-monde. L’Arche-Terre (pour reprendre l’expressionhusserlienne) est le milieu vital, qui, telle une matrice nourri-cière, nous porte et, sans lequel, nous ne serions pas là et, donc,ne serions pas ouverts au monde, habitants du monde. À l’exis-tant, il revient alors de se penser justement comme un vivant et,partant, d’agir en faveur de la vie, d’une vie partagée avec lesautres hommes, mais aussi avec l’ensemble des autres vivants.Seulement ainsi nous habiterons en conscience la Terre, en deve-nant, enfin, ses gardiens fiables.

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