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MARGUERITE YOURCENAR: LA VOIX DU SIECLE Pierre-Etienne Pagès HADRIEN UN REVOLTE QUI AIMAIT LA VIE 1 Lie chef-d'oeuvre de Marguerite Yourcenar, les Mémoires d'Hadrien, s'il a été beaucoup commenté sous l'aspect de l'amour d'Hadrien et d'Antinoüs, ou de la politique et de la raison d'Etat, s'impose aussi au regard de la philosophie. Je crois même que c'est une préoccupation essentielle de l'empereur vieillissant. Il se demande si la philosophie sert à quelque chose. Quel rapport elle a avec la sagesse. Si le bonheur qu'elle propose n'est point un leurre, un trompe-l'oeil. Nous sommes en 138 après Jésus-Christ. Hadrien n'est déjà presque plus. Marc Aurèle va régner, et peut-être avec lui le stoïcisme. Mais ce testament en forme de longue lettre qu'Hadrien adresse à son successeur ne vaut pas brevet d'adhésion, quelle que soit sa sympathie personnelle pour Marc. Le génie de recréation de Marguerite Yourcenar s'affirme ici. Toutes les tendances de la philosophie romaine d'alors, qu'elles provien- 85 REVUE DES DEUX MONDES NOVEMBRE 1997

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MARGUERITE YOURCENAR: LA VOIX DU SIECLE

Pierre-Etienne Pagès

HADRIENUN REVOLTE QUI AIMAIT

LA VIE

1 Lie chef-d'œuvre de Marguerite Yourcenar, les Mémoiresd'Hadrien, s'il a été beaucoup commenté sous l'aspect del'amour d'Hadrien et d'Antinoüs, ou de la politique et de

la raison d'Etat, s'impose aussi au regard de la philosophie. Je croismême que c'est une préoccupation essentielle de l'empereurvieillissant. Il se demande si la philosophie sert à quelque chose.Quel rapport elle a avec la sagesse. Si le bonheur qu'elle proposen'est point un leurre, un trompe-l'œil. Nous sommes en 138 aprèsJésus-Christ. Hadrien n'est déjà presque plus. Marc Aurèle va régner,et peut-être avec lui le stoïcisme. Mais ce testament en forme delongue lettre qu'Hadrien adresse à son successeur ne vaut pas brevetd'adhésion, quelle que soit sa sympathie personnelle pour Marc. Legénie de recréation de Marguerite Yourcenar s'affirme ici. Toutesles tendances de la philosophie romaine d'alors, qu'elles provien-

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nent de Platon, d'Aristote, de la pensée hellénistique, de l'orphisme,de l'Inde, sont présentes dans ce livre, avec une étonnante justessede perspective. Mais Hadrien n'appartient à aucune doctrine.Marguerite Yourcenar a bien raison. Par là, il est plus humain. Etpour un historien de la philosophie, l'existence d'un homme quipense et ne se range à aucune école est infiniment vraisemblable,et tellement plus philosophique.

Ce qui est remarquable, dans Hadrien, c'est sa constanteapproximation du stoïcisme, et sa fermeté, cependant, à prétendrequ'il n'est pas stoïcien. Comme le « sage» est pour les disciples duPortique un modèle presque inaccessible, Sénèque a prévu entrel'idéal et les profanes une région intermédiaire, qu'il appelle celledes « progressants ». Mais Hadrien ne s'y inscrit pas; il s'y refusemême. Toute sa philosophie dessine, à l'égard du stoïcisme, unparcours en asymptote; elle ne s'y fond pas et ce n'est point desa part une faiblesse, mais un arrêt. Cette attitude a existé, et lestoïcisme inspirait, non point des sympathies, ou des velléités quin'eussent osé aller jusqu'au bout d'elles-mêmes, mais des para­stoïcismes, des pensées délibérément contiguës. Aussi faut-il bienentendre la condescendance de l'empereur à l'endroit de sonsuccesseur Marc Aurèle. (( Je t'ai vu lire avec passion les écrits desphilosophes, te vêtir de laine rude, coucher sur la dure, astreindreton corps un peu frêle à toutes les mortifications des stoïques. Ily a de l'excès dans tout cela, mais l'excès est une vertu à dix-septans. Je me demande parfois sur quel écueil sombrera cette sagesse,car on sombre toujours: sera-ce une épouse, un fils trop aimé, unde ces pièges légitimes enfin, où se prennent les cœurs timorés etpurs ; sera-ce simplement l'âge, la maladie, la fatigue, le désabuse­ment qui nous dit que si tout est vain, la vertu l'est aussi? ii Hadriensalue dans le fils de son ami Verus, qu'il fit adopter par Antonin,(( la seule chance ii pour les hommes (( qu'ils aurontjamais de réaliserle rêve de Platon, de voir régner sur eux un philosophe... ii. MaisHadrien, s'il admire le Portique, toutefois ne s'y résoud pas. (( Tu nem'aimes guère; ton affection filiale va plutôt à Antonin ; tu flaires

. en moi une sagesse contraire à celle que t'enseignent tes maîtreset, dans mon abandon aux sens, une méthode de vie opposée à lasévérité de la tienne, et qui pourtant lui est parallèle. N'importe:il n'est pas indispensable que tu me comprennes. Il y a plus d'Une

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sagesse, et toutes sont nécessaires au monde; il n'est pas mauvaisqu'elles alternent. ))

Le stoïcisme, pourtant, obligeait les consciences romaines.C'est le fruit d'une longue histoire, plaisante comme l'est parfois cellede la philosophie. Mais je relève d'abord un trait de caractèred'Hadrien, c'est qu'il n'aimait pas la souffrance. Il ne lui consentaitpas de valeur éducative. On voit comme aujourd'hui l'éducationhésite entre la licence d'un côté, qui est la servitude, et je ne saisquel entraînement à pâtir d'autrui et des choses qui ne produit queservilité et vexation. Des parents, attristés par les épreuves qu'ils ontsubies eux-mêmes, voient peut-être dans leur prolongation uneoccasion de revanche. La liberté et la force n'ont pas encore eu leuravènement dans l'instruction particulière des familles.

« Peu d'hommes se réalisent avant de mourir»

(( Tout bonheur m'a presque toujours rendu sage. Et jen'écoutais que d'une oreille les gens bien intentionnés qui disentque le bonheur énerve, que la liberté amollit, que l'humanitécorrompt ceux sur lesquels elle s'exerce. Il se peut.' mais dans l'étathabituel du monde, c'est refuser de nourrir convenablement unhomme émacié de peur que dans quelques années il lui arrive desouffrir de pléthore. )) Et Hadrien d'ajouter, sublimement: (( Quandon aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité lesmalheurs non nécessaires, il restera toujours pour tenir en haleineles vertus héroïques de l'homme la longue série des mauxvéritables. La mort, la vieillesse, les maladies non guérissables,l'amour non partagé, l'amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d'unevie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes.' tousles malheurs causés par la divine nature des choses. )) Hadrien semontre aimable et d'une charité finalement exemplaire à l'endroitde celui qui n'a pas su réussir, au lieu que par une lâche hypocrisieon évoque généralement ces vies, malheureuses et ratées, commele résultat d'un sort primitif, à quoi l'on eût perdu sa peine de rienvouloir changer. Lui-même avait eu quarante ans; Trajan ne donnaitpas de signe en sa faveur; serait-il empereur jamais? (( Depuis,

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chaque fois que j'ai vu disparaître un homme arrivé au milieude la vie, et dont le public croit pouvoir mesurer exactement lesréussites et les échecs, je me suis rappelé qu'à cet âge je n'existaisencore qu'à mes propres yeux et à ceux de quelques amis, quidevaient parfois douter de moi comme j'en doutais moi-même.J'aicompris que peu d'hommes se réalisent avant de mourir: j'ai jugéleurs travaux interrompus avec plus de pitié. Cette hantise d'unevie frustrée immobilisait ma pensée sur un point, la fixait commeun abcès. Il en était de ma convoitise du pouvoir comme de cellede l'amour, qui empêche l'amant de manger, de dormir, de penser,et même d'aimer, tant que certains rites n'ont pas été accomplis. ii

Je ne dis pas que ces humeurs-là marquent essentiellement sadifférence avec le stoïcisme; elles l'isolent au moins du préjugé sicommun par où la chance brute équivaut au mérite, et qui dispensecommodément de l'entraide et de la compassion.

Hadrien, au-delà du stoïcisme, n'est pas éloigné de suspecterla philosophie entière. Toute philosophie peut-être est stoïcienne,et il écrit : (( Les philosophes font subir à la réalité, pour pouvoirl'étudier pure, à peu près les mêmes transformations que le feu oule pilon font subir aux corps: rien d'un être ou d'un fait, tel quenous l'avons connu, ne paraît subsister dans ces cristaux ou danscette cendre. ii Mais il admet aussi que l'on ne peut se passer dephilosophes. Surtout, la supériorité de la philosophie éclate à sesyeux, lorsqu'il la compare à tant de disciplines intellectuelles futilesqui peu à peu fleurissent à Rome. Il est dans Sénèque une admirablepage, prise à la Brièveté de la vie, où le stoïcien déplore la manienouvelle, celle de l'érudition inutile. Maladie! L'érudit a uneobsession: il veut savoir, en toute chose, (( qui a été lepremier à... ii.

Duilius, à vaincre dans un combat de chars; Curius Dentatus, à avoirplacé des éléphants dans un cortège triomphal; Appius Claudius,à persuader les Romains de monter sur un bateau. Ce que Messalla,Pompée, Sylla ont fait les premiers ... , (( bien d'autres choses encorequi ne sont d'aucun secours pour la conscience si on les garde àpart soi, et qui, si on les publie, vous font paraître non pas plussavant, mais plus ennuyeux ii. Mais le philosophe a un autre« premier» qui est plus « premier », et surtout plus disponible à touthomme. L'érudit affirme : « Untel lui seul... » Le philosophe invite.Il dit : « Pourquoi pas vous aussi... » Ce qui est curiosité pour l'un

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est exemple et encouragement pour l'autre. L'érudition réduitl'exploit à la singularité : elle a pour naturelle complice la peurd'exister, si fréquente chez l'intellectuel; elle dessaisit le public del'initiative et du risque. Hadrien déplorait de vivre dans une de cesépoques d'imitation où la vanité humaine cherche quelque consis­tance dans des références d'emprunt.

L'important toutefois est que son intérêt philosophique se soitfixé sur le stoïcisme. Cela est fort naturel en son temps. Lesanciennesdoctrines de Platon - et celles-ci non sans notables évolutions ­et d'Aristote se préservaient à Athènes dans l'Académie et au Lycée.Mais toute l'attraction, ou du moins forte partie, revenait àl'épicurisme et au stoïcisme. Marguerite Yourcenar a fort opportuné­ment indiqué, à propos d'Hadrien, le mépris où il tenait en revanchele cynisme, qui encourait vraisemblablement un reproche assezrépandu. Et Hadrien s'impatiente en quelque endroit d' (( un cyniquemal lavé qui se plaignait de mourir de faim comme si cetteengeance méritait de faire autre chose; j'eus grand plaisir à voirce bavard courbé en deux par la peur déguerpir au milieu desaboiements des chiens et du rire moqueur des pages )). Cette scènese produit après la mort d'Antinoüs, comme Hadrien est sur lavieillesse, et dans un climat où, dit-il, (( la canaille philosophiqueet lettrée ne m'en imposait plus »,

Quant au pyrrhonisme et au scepticisme, cela ne vaut que pourles mondains; dans la conversation, le détachement n'est jamaissansbrio. Je ne vois pas cependant que le courroux d'Hadrien entamel'épicurisme et moins encore le stoïcisme; il convient de rappelerpourquoi le stoïcisme éclipsait peu à peu l'épicurisme dans la faveurromaine, et, ce qui est plus important encore, comment il avaittriomphé du platonisme et de l'aristotélisme.

L'œuvre politique de Platon ne représentait plus qu'unemerveilleuse curiosité aux yeux des Romains. (( Il m'arrivait de medire que le sérieux un peu lourd de Rome, son sens de la continuité,son goût du concret avaient été nécessaires pour transformer enréalité ce qui restait en Grèce une admirable vue de l'esprit, unbel élan de l'âme. Platon avait écrit (( la République )) et glorifiél'idée du juste, mais c'estnous qui, instruitspar nospropres erreurs,nous efforcions péniblement de faire de l'Etat une machine apteà servir les hommes, et risquant le moins possible de les broyer. ))

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Platon, dans sa république, aurait voulu tisser les âmes. Il distinguaitdeux tempéraments. L'homme de désir, l'homme de colère. Lesmous, les apathiques appartiennent au désir. Cela n'en fait pas desinoffensifs. Ils suivent la pente, donc ils attaquent. L'on rencontreplus d'ambition chez 1'« irascible », que la vilénie dégoûte. Mais unechose est l'injustice, et la légitime rébellion qu'elle peut susciter. Uneautre ce en quoi l'injustice nous lèse et la passion qui nous attacheà notre propre dépossession : par là nous participons encore àl'injustice. Ainsi, l'homme de colère n'est souvent qu'un injustefrustré. Mais dans un Etat où les faibles seraient réduits à l'innocuité,ils n'indisposeraient plus les fougueux. Et l' « irascible », rendu à lanoblesse de sa vraie vocation, deviendrait, non plus simplement unindividu fâché contre autrui, mais un homme mécontent del'Homme. Par là, il s'élèverait lui-même et entraînerait les autres. C'estle rêve que Socrate avait fait pour Alcibiade. Hadrien n'était pashostile à ce tissage des âmes mais, plutôt qu'à un philosophe, ilpréférait en confier l'office à un empereur et d'abord à un général.C'était plus sûr, et plus romain.

Marguerite Yourcenar fait évoquer à Hadrien le souvenird'Alcibiade à juste titre, car il était très présent dans les esprits. (( Majeunesse n'avait pas prétendu aux prestiges de celle d'Alcibiade:ma diversité égalait ou surpassait la sienne. j'avaisjoui tout autant,réfléchi davantage, travaillé beaucoup plus " j'avais comme luil'étrange bonheur d'être aimé. Alicibiade a tout séduit, mêmel'Histoire, et cependant il laisse derrière lui les monceaux de mortsathéniens abandonnés dans les carrières de Syracuse, une patriechancelante, les dieux des carrefours sottement mutilés par sesmains. j'avais gouverné un monde infiniment plus vaste que celuioù l'Athénien avait vécu ;j'y avais maintenu lapaix ;je l'avais gréécomme un beau navire appareillé pour un voyage qui durera dessiècles. » Alicibiade avait été un traumatisme dans la consciencephilosophique des Hellènes; il était le disciple et l'aimé de Socrate,et Xénophon comme d'autres tentèrent de le nier, tant il résultaitde son échec une gêne pour le cercle socratique, et pour la penséedualiste tout entière. Il existe un bien plaisant dialogue de Platon,précisément intitulé « Alcibiade» ; et je connais des platoniciens quien contestent l'authenticité, pourtant certaine, afin de ne pasembarrasser la cohérence politique du platonisme. On assiste là à

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la première rencontre de Socrate et d'Alicibiade.Jusqu'alors le sagea couvé des yeux, sans mot dire, le poulain de Périclès. Mais demain,Alcibiade, pour la première fois, prendra la parole devant lesAthéniens; il commence dans la profession politique. Et Socrate- qui a en lui un démon, qui l'avertit toujours de ce qu'il faut éviter,et de ce dont il ne faut pas se mêler - est soucieux d'épargnerà Alcibiade quelques impairs et de fâcheux premiers pas. Il l'édifiedonc sur ce que commande la politique et sur ce que veut la justice.Mais après qu'Alcibiade a bien compris tout cela, et s'en est fortpénétré, on ne laisse pas d'être étonné de la fantaisie par où s'achèvele dialogue. (( A partir de ce jour, je vais commencer à avoir soucide la justice! » assure Alcibiade. Et Socrate, de lui répondre: (( Maisj'ai grand peur, non que je n'aie pas confiance en ton naturel,mais en constatant quelle puissance possède notre cité, que cettepuissance ne nous subjugue, toi aussi bien que moi-même. » Socrateparlait de l'opinion. C'était désavouer la politique envisagée commeactivité et comme profession. Dès lors, où recruter l'artisan qui seraun jour le levier de la magnifique République, si invraisemblableau demeurant, dont Platon a fait le portrait? La genèse historiquede l'Etat parfait demeure, chez Platon, une énigme. A moins qu'ilne faille imaginer que la république idéale procède d'uneconversion intérieure de toutes les âmes; mais, dans ce cas, oùserait encore l'intérêt d'une politique? L'aporie du platonismepolitique était trop évidente pour qu'un Romain affairé n'en sourîtpas un peu.

Peut-être Alcibiade avait manqué de chance... Ah, la chance!Elle avait toujours occupé les esprits, et elle continuerait de le faireaprès le déclin des cités grecques. C'est qu'elle reste sans cesseune affaire dans la vie privée. Et elle garde, par ailleurs, toute soninfluence dans une vie publique qui n'est pas moins capricieusesous un prince hellénistique ou sous un empereur romain qu'ellene l'était lorsque la déraison se distribuait en « bulletins» de vote.Lehasard, il faut que nous nous en formions une idée pour conduirenos vies; qu'est-ce qui dépend de nous et de lui? Et se peut-ilqu'il y ait des choses qui dépendent si intimement de nous sansque nous soyons rattachés par un biais ou un autre à tout le reste!Telle inquiétude ne contribua pas peu à la prodigieuse fortune dustoïcisme et à son exceptionnelle longévité. Le stoïcisme s'ouvrit

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avec Zénon (lequel enseigna à Athènes en 321, un an après la mortd'Aristote et un peu avant celle d'Alexandre), et se poursuivitquelque six siècles, où il se manifeste particulièrement sousles noms de Cléanthe, Chrysippe, Panetius, Posidonius, Cicéron,qui y donna un peu, et, bien sûr, Sénèque, Epictète et MarcAurèle.

Le hasard, en effet, n'était point une question qu'Aristoteparaissait avoir résolue; à moins qu'il soit absurde, justement, depenser qu'elle se puisse résoudre. Aristoteavait remarqué quelle étaitla position vulgaire du problème avant qu'il n'entreprît de le traiter.Il lui était finement apparu comme les hommes ont un penchantcurieux à s'incriminer et à se juger, par quelque endroit, fautifs. Onse console mieux d'une erreur que du mauvais sort; et l'espérances'accroît peut-être à mesure qu'elle cherche une raison à ce qui,nécessairement, n'en présente pas. Aussi avait-on coutume de direque la bonne occasion exige quelque à-propos; qu'il faut savoirla saisir; que la fortune est aimable aux audacieux ... La malchance,cependant, devait bien un peu de son sortilège à une industrie malemployée. Le Stagirite se mit donc un jour en frais : il convoqual'auditoire ésotérique, c'est-à-dire son Ecole, les fidèles des sémi­naires, et probablement quelques amateurs périphériques. Il expli­qua la chance. Le contenu de sa pensée est rapporté dans saPhysique. Il avait constaté qu'on ne pouvait longtemps parler dusort heureux sans y rencontrer certes le concours de l'activitéhumaine; mais aussi il avait aperçu qu'avec un peu de cœur et dephilosophie, on ne pouvait parler longtemps de l'infortune sansdevoir la rendre à la pure causalité externe. Aussi voyait-il quel'ensemble clochait. L'on obtenait ainsi une licorne philosophique:c'est-à-dire qu'il ne pouvait être traité dans les mêmes termes d'unechose qui est la chance et de sa privation qui est la malchance. Ilne fallait point, selon lui, prêter aux infortunés une coupablepassivité et la débusquer à toute force, comme si elle n'était qu'unactivisme caché. Il arrive bien que des gens ourdissent leur perteeux-mêmes. Mais le malheur existe aussi. Au lieu de chercher uneresponsabilité là où il n'yen avait pas, mieux valait considérer avecattention ce qu'est cette fameuse activité qui accompagne la chance.Il eut l'idée géniale de recourir à un mot que tous les Grecsconnaissaient: celui de proairesis, que l'on traduit conventionnel-

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lement par « choix », Il signifie en réalité la « préférence ». Il indiquechez lui, dans ce contexte, cet acte par où la nature affirme son droitdans une action qu'elle envisage possible et, en outre, légitime. Riendonc de plus décidé, d'apparemment plus rapide et de moinsbalancé que ces « choix », Cependant, ils ne sont pas irréfléchis, ilssont intelligents, ils sont sensés. Mais encore faut-il que lescirconstances prêtent leur concours, dans cet ordre si incertain quiregarde toute l'aventure humaine, la politique, les affaires, lanavigation. On ne voit d'ailleurs pas qu'il faille en ces circonstancessouvent raisonner longtemps; et il y a dans le « choix» d'Aristotecomme une immédiateté et une spontanéité que traduit mal l'idéede délibération qui s'y attache pour nous. Mais il arrive que cetteproairesis soit déconcertée et contrariée par la réalité. C'est alorsque l'homme, souvent, est malheureux; et il l'est d'autant plus s'ilsent que ce dommage ne tient point à quelque nécessité, mais àun rien, c'est-à-dire à ce presque rien qu'est le hasard. Arrêté dansson action, il continue néanmoins de penser, et sa pensée lui offrel'horrible représentation de l'autre réalité, celle qui n'est pasadvenue. Si peu s'en fallait... Il appartient à la lucidité d'Aristoted'avoir estimé que l'homme n'était pas malheureux parce qu'il lecroyait, mais parce qu'il le savait, et c'est bien autre chose.

Les « rêves justes » des mélancoliques

Ceux dont la chance se répète et, pour ainsi dire, ne fait jamais,ou presque, défaut doivent cet avantage au fait précisément qU'II ils sesont séparés de la raison )), Ce sont des « mélancoliques », c'est-à-diredes fous, qui font des Il rêves justes », Or, la justesse de ces rêvesmaintient en eux une certaine rectitude du désir, une infaillibilité del'élan; ils savent d'avance et peuvent parier sur l'inconnu. Ils voientl'avant et l'après, comme Dieu. Et c'est Dieu qui les inspire directe­ment. C'estdu moins ce qu'on litdans l'Ethique à Eudème. On conçoitque la démocratie spirituelle ait fini par s'accommoder mal de pareilsprivilèges; que le rationalisme d'autre part n'y soit point rentré dansses frais; cette sortie de la raison a de quoi impressionner le bon sens;et enfin il est dangereux d'exalter la folie.

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Dans la brèche ainsi ouverte par la question du hasard, et aussipar celle d'une politique, hellénistique puis romaine, nécessairementà repenser depuis Platon, le stoïcisme s'est engouffré et il est devenu,à Rome et dans l'Empire, un feu, une fièvre. La question qui travaillefort Hadrien dans ses recherches sur la vie heureuse est celle del'abstention. Or, c'est là un thème finalement commun à l'épicurismeet au stoïcisme. Cependant, l'abstention, par où l'on apprend à segarder du péril inutile, ne s'évalue pas de même façon chez les unset chez les autres. L'épicurien, en quelque sorte, passe entre lesgouttes. L'abstention épicurienne nous retranche du monde; celledes stoïciens, paradoxalement, nous y lie et nous y implique, àl'intérieur d'un système où la vérité, enfin descendue de cet au-delàdu ciel où l'avait située Platon, pétrit de manière immanente lemonde et nous-mêmes, qui sommes une partie du monde.

Hadrien avoue dans sa jeunesse avoir tâté de l'épicurismecomme, du reste, il avait goûté au stoïcisme. Sa protectrice,l'impératrice Plotine, la femme de Trajan, était épicurienne. C'étaitdonc une bonne amie; car les épicuriens excellent dans l'amitié.Ils y puisent les joies que peut procurer une société d'élites sansagacer les dieux, d'ailleurs indifférents. On dit parfois qu'il n'y a pasd'amis en politique. Sans doute parce que l'amitié est une chose rare,et que là elle peut moins dissimuler ses manquements. Mais pourl'épicurien l'amitié est plus ou moins politique, puisque l'ami sepréoccupe de la réputation de l'ami. Plotine fut « politique », Leschemins d'une femme à sa volonté sont les plus courts. Ils peuventêtre directs ou indirects. Plotine travailla à la cause d'Hadrien, grâceà son mari Trajan et souvent en dépit de lui. (( Elle inclinait à laphilosophie épicurienne, ce lit étroit, mais propre, sur lequel j'aiparfois étendu ma pensée. Le mystère des dieux, qui me hantait,ne l'inquiétait pas ; elle n'avait pas non plus mon goût passionnédes corps. Elle était chaste par dégoût du facile, généreuse pardécision plutôt que par nature, sagement méfiante... L'amitié étaitun choix où elle s'engageait tout entière ; elle sy livrait absolu­ment, et comme je ne l'ai fait qu'à l'amour. » Cela donne une assezjuste vue de l'épicurisme. Plus douce d'apparence, cette doctrinepourtant vivota à la marge d'un stoïcisme de plus en plusenvahissant. On peut lire dans Sénèque un trait où le succès socialdu stoïcisme éclate de manière presque provocante. C'est tiré de

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la Providence : « Les vices ne possèdent pas le genre humain aupoint qu'il soit douteux que, si le choix de leur destin leur étaitdonné, un plus grand nombre voudrait être des Regulusplutôt quedes Mécène. » Regulus dont la chair est traversée de clous ! « Lecrois-tu donc plus heureux, ce Mécène qui, tourmenté d'amour etdéplorant chaque jour les infidélités d'une femme d'humeurcapricieuse, demande le sommeil aux accents d'un concertbruissant doucement à distance? Il peut s'assoupir grâce au vin,se divertir du bruit des cascades, tromper son inquiétude par milleplaisirs; il restera éveillé sur son lit de plume comme Regulus surson lit de torture. La consolation de Regulus, c'est la vertu pourlaquelle il souffre; il détourne ses regards de ses souffrances pourles reporter sur leur cause; Mécène, flétri par lesplaisirs, pâtissantd'un trop grand bonheur... » Entre Mécène et Regulus, je ne suispas bien sûr que l'on hésite longtemps. Peut-être Sénèqueexagère-t-il. Lestoïcisme, il est vrai, luioffre cette hauteur d'héroïsmeoù aspirait sa nature fantasmagorique d'Espagnol, cependant quela cour, le palais contraignaient le précepteur de Néron à des plaisirset à une mondanité qui le laissaient moins indifférent qu'il n'aimaitle croire. Maissa propagande est trop arrogante pour ne pas refléterune audience. Les épicuriens, aussi, menaient un train relativementascétique. Et Sénèque le reconnaît au moins pour leur chef d'Ecole.« Il réduit le plaisir à quelque chose de petit et de maigre. »

Parlons-en, en effet. Le mariage était déconseillé, la procréationsuperflue, la chair maltraitée. Quant à l'amour, divagation... MaisSénèque protestait : que diable avoir pris pour affiche ce mot deplaisir, s'il doit cacher une recherche de la vertu! On aura prisEpicure au mot; il ne sera pas suivi dans la vertu.

Hadrien, lui, n'aura pas cédé au stoïcisme. Sans doute, l'onpeut parfois s'interroger. Il écrit ainsi: «Mais c'est encore à la libertéd'acquiescement, la plus ardue de toutes, que je me suis le plusrigoureusement appliqué. Je voulais l'état où j'étais; dans mesannées de dépendance, ma sujétion perdait ce qu'elle avait d'amer,ou même d'indigne, si j'acceptais d'y voir un exercice utile. Jechoisissais ce que j'avais, m'obligeant seulement à l'avoir totale­ment et à le goûter le mieux possible. )i Ou encore : «J'ai cherchéla liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parcequ'elle favorisait la liberté. Ce qui m'intéressait n'était pas une

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philosophie de l'homme libre (tous ceux qui sy essayèrentm'ennuyèrent), mais une technique :je voulais trouver la charnièreoù notre volonté s'articule au destin, où la discipline seconde, aulieu de lafreiner, la nature. ii Mais aussitôt, il détrompe MarcAurèle:« Comprends bien qu'il ne s'agit pas ici de la dure volonté dustoïque, dont tu t'exagères le pouvoir, ni de je ne sais quel choixou quel refus abstrait, qui insulte aux conditions de notre mondeplein, continu, formé d'objets et de corps. j'ai rêvé d'un plus secretacquiescement ou d'une souple bonne volonté. La vie m'était uncheval dont on épouse les mouvements, mais après l'avoir de sonmieux dressé! ii

Le stoïcisme « politicien»

On voit dans Hadrien un vitalisme qu'inspire très vraisembla­blement Héraclite; mais il s'y mêle une sensualité, une volupté, quil'éloignent irrémédiablement du Portique et sont même chez lui despostulations. « j'ai rêvé parfois un système de connaissancehumaine basé sur l'érotique, une théorie du contact... ii Il fallaitbiencependant qu'il y eût un point par où le stoïcisme l'intéressât. Il estcourant de dire qu'il n'y a pas un stoïcisme mais des stoïciens, etl'historien de la philosophie, EmileBréhier, selon qui il n'y eut jamaisd'orthodoxie stoïcienne, remarquait à plaisir tous les dissentimentsqui existaient déjà entre les seuls Zénon et Cléanthe. « L'on peutécrire un livre entier sur ces différences li, assurait-il. Le stoïcisme,au contraire, m'apparaît un, avec certes des illustrations diverses,où chaque fois il présente une même ambiguïté. Il fut, d'un côté,une prodigieuse école d'énergie. De l'autre, il inclinait à uneabnégation forcenée. La forte intuition, et l'intention qui allait sedévelopper, dans toute son évolution, tient à une vue originale surla providence. Les stoïciens envisageaient nettement un tortprofondément humain; celui de confondre le providentialisme etla providence. L'homme a un tel appétit de justice, et que le méchantsoit puni, et que vengeance se passe! Un tel désir d'interpréter lessignes comme les promesses du bonheur qui lui est dû ; il supposeau monde une plénitude à son gré; il sollicite en permanence le

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hasard de n'être pas le hasard: la vie serait ainsi plus jolie, pluscomplète. De là son impatience; il en fait « trop », à son plus granddésavantage. L'on estimera peut-être que cette vue procède d'unehypocrisie rétrospective, et qu'il est facile de s'en tenir aux critèresde la réussite et de l'insuccès pour fustiger après coup l'excès etla maladresse. Mais, si l'on veut bien voir, l'on sait quand on en fait« trop », et on peut s'en aviser avant l'échec. Cela se traduit en nouspar une passion évidente. Cela se marque par cette pression quel'on exerce sur les choses et sur autrui pour les plier à notre chimère.Avant tout, la leçon du stoïcisme est féconde d'efficacité. Vouloir,sans affolement, faire le devoir sans spéculer, ou le devoir le plusvraisemblable quand il y a hésitation possible, économiser toutecette dépense intérieure, par quoi nous sommes appendus àl'événement, à la nouveauté: voilà qui concentrait la volonté et luiconférait, avec une rare maîtrise tactique, une belle justesse de tir.Telle attitude, dans un univers d'esprit où tout recommençait et d'oùtout progrès était exclu, présentait de surcroît une ressourcepolitique fabuleuse. Il est vrai qu'il n'y a pas de politique stoïcienne.Mais c'est pour cela que le stoïcisme est la plus politique desphilosophies. Disons la plus « politicienne », C'est une méthodestoïcienne qu'emploie, d'une certaine façon, Hadrien lorsqu'il vapêcher, via Antonin, un successeur agréable au sénat, où l'on nel'aimait pas, en la personne du jeune Verus, ensuite appelé MarcAurèle. (( En rentrant chez moi) pour la première fois depuis delongsjours) jeJus tenté de sourire. j'avais singulièrement bien joué.Lespartisans de Seruianus, les conservateurs hostilesà mon œuvre,n'avaientpas capitulé; toutes lespolitessesfaites par moi à cegrandcorps sénatorial antique et suranné ne compensaientpas pour euxles deux ou trois coups que je lui avais portés. Ils profiteraient àn'en pas douter du moment de ma mort pour essayer d'annulermes actes. Mais mes pires ennemis n'oseraient récuser leurreprésentant le plus intègre et le fils d'un de leurs membres lesplusrespectés. )) On voit ainsi la haine prise elle-même à la gorge, et lasuprême suffocation que connaît la jalousie lorsqu'on la noue danssa propre contradiction. L'assentiment est un antidote sérieux àl'adversité d'une coalition. Il n'est pas vrai, au demeurant, que lesénat s'irritait d'Hadrien pour des raisons politiques. Il s'irritaitsimplement de ce qu'il fût lui. Supérieur, différent. Mais, après une

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semblable décision, un sénateur dira: c'est bien ce qu'a fait Hadrien.Puis un autre, et un autre. Et qui, dernièrement, voudrait assumerla passion toute crue, toute nue. (( Nous détestons Hadrien parceque nous détestons Hadrien. ii C'est impossible.

Il y avait donc des bénéfices pratiques à tirer du stoïcisme.Je me souviens de ce que Pierre Grimal, mon maître, me disait:(( Les stoïciens ne sont pas fatalistes au sens où on l'entendhabituellement. Leur "uoluntas", c'est l'énergie reconcentrée sur levraiment possible, le possible purifié de nos imaginations. Lavolonté, c'est absolument l'empire, la puissance. ii

Le stoïcisme fait de la Providence le Réel même, l'Ordre qui sedévoile lorsque nous y coopérons, sans rien y ajouter d'inutile. LeRéel,c'est la Providence telle que l'homme ne l'œuvre pas, du moins tellequ'il ne la fabrique pas. Maiss'il y avait du profit dans le stoïcisme, il nefallait pas s'engouer de ce profit, sinon la passion renaissait, et l'onn'était plus stoïcien. L'épreuve, en somme, était de n'éprouver rien.Ainsi le stoïcisme se rencontre paradoxalement à la croisée de l'effi­cience psychologique la plus vive, et de l'abnégation la plus exigeante.Ce qu'Hadrien reprochait au stoïcisme tenait moins au fatalisme qu'onlui prête qu'à cette fiction d'insensibilité qui, selon lui, répugne au bonsens. Lejuste ne pâtit pas de l'injustice. Maiss'il n'en pâtit pas, où doncest l'injustice? De plus, il est ennuyeux que le dieu de Sénèque aitdestiné les plus grandes duretés aux âmes les plus vertueuses. C'était,paraît-il, son amabilité à leur égard.

Contre la souffrance, que peut la philosophie?

Enfin, un point demeurait par où cette doctrine, et d'ailleurstoute la philosophie, laissait Hadrien désemparé. Que faire del'amour! Hadrien lui-même longtemps ne l'avait pas prévu. Ilespérait trop rester maître de soi. Mais Antinoüs est tombé du ciel.Ce jeune Bithynien fut pour lui la lumière de l'existence. Antinoüss'est suicidé - peur de vieillir, de déchoir peut-être. Antinoüs s'estnoyé dans le Nil. Hadrien n'a rien su empêcher. Antinoüs est mort,et contre cette souffrance que peut la philosophie? Antinoüs s'esttué à vingt ans. Hadrien avait alors cinquante-quatre ans, et la liaison

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durait depuis quelques années. Nous étions en 130, l'empereurdevait encore régner huit ans. Il divinisa son ami. Il édifia pour luiune ville, Antinopolis, sur le Nil, et des temples. Mais cela, c'étaitpour le public. Pour Hadrien, point de répit. Il dut subir le ridiculede ces fameuses « consolations », que les stoïciens écrivaientrégulièrement quand un ami avait perdu un ami. Des mots...L'impératrice Sabine, sa femme, qu'il détestait, pour l'occasion Il semontra convenable. On l'est presque toujours en présence de lamort. Cette compassion reposait sur un malentendu: on acceptaitde me plaindre pourvu que je me consolasse assez vite », Et toutle monde n'est-il pas ainsi? Y compris et surtout les philosophes?Il finissait par se demander s'ils ne devaient pas leur faveur et leurprestige tout simplement à une certaine grossièreté de sentiment.Ainsi Chabrias, philosophe lui-même, qui avait été au serviced'Antinoüs: Il Il avait eu pour Antinoüs le dévouement d'un vieilesclave pour un jeune maître, mais, tout occupé du culte dunouveau dieu, il semblait avoir perdu tout souvenir du vivant. ))Chabrias était platonicien. L'âme, Hadrien s'était demandé parfoisce qu'elle était; de la matière, un feu, un souffle? On avait tentéjadis de le persuader qu'elle était immortelle. Mais l'argument dansce sens reposait sur l'incorruptibilité de l'esprit, qui est une affairede géomètre. Le calcul sans doute, la mathématique nous montrentdes vérités qui peuvent nous sembler d'une certaine façon éternelles.Mais en quoi cela prouve-t-il l'immortalité individuelle des âmes?En revanche, chacun peut savoir ce qu'est un être irremplaçable etqui tout à coup disparaît, ou peut disparaître. C'est à peine si Hadrienne croyait pas maintenant à l'immortalité des âmes. Ce quil'émerveillait dans sa tragique amertume, c'était ce pouvoir qu'unepersonne aimée a de nous échapper, et qui ne tient pas à quelquerefus ou à la tromperie - tel est, hélas! le lot des amours tristes -,mais à ce qui en elle, invinciblement, nous échappe, c'est-à-dire aumystère de la rencontre, au mystère de sa présence à nous et desa présence au monde. La personne qui convenait. l'Unique...Peut-être la chance, encore... Il ne semblait pas à Hadrien que lesphilosophes traitaient beaucoup de l'amour. Bien sûr, il y avaitPlaton. Mais qu'avait-il dit? Que l'amour était une folie. Maispourquoi une folie? Parce qu'il ne s'arrête pas au désir, si mécanique,si compréhensible, il passe au-delà. Il était une folie, donc, parce

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qu'il n'était pas seulement un désir, mais Platon voulait surtoutmontrer qu'une folie n'est pas une maladie. Or, Hadrien souffrait.Pouvait-on être fou amoureux sans quelque maladie? Et Platonavait-il jamais aimé... On pouvait s'interroger.

La fidélité bien sûr est prônée par Platon. Mais ne voulait-ilqu'un aimé parce qu'il n'en fallait qu'un? Ou bien n'yen avait-ilqu'un parce qu'il était unique? Pardonnez-moi d'être un peucompliqué sur ce point, mais c'est un endroit de sa philosophie oùPlaton, en plusieurs de ses passages et dans le Banquet en parti­culier, s'embrouille lui-même. Devait-on aimer une seule personne,parce que la dispersion et le multiple sont contraires à la penséeet à l'unité, ou bien cette personne était-elle la seule parce qu'il n'yen avait vraiment qu'une? Sans doute Platon avait une caractérologiedes âmes. Il en dénombre même de neuf sortes; et quitte às'aventurer amoureusement, mieux vaut fréquenter dans les deuxpremières classes, où l'on compte, paraît-il, ceux qui aspirent ausavoir et ceux qui aspirent à commander. Mais l'originalité toutintérieure par laquelle une personne, et une seule, nous attache,Platon, s'y était-il beaucoup attardé? J'avoue que je ne vois guèredans tout le platonisme où se situe l'authentique individualisationde la relation amoureuse. En outre, le platonisme est chaste. CommePlaton s'est acquis une grande réputation dans l'amour, c'est unechose que l'on oublie. On ne s'en souvient jamais que lorsque l'onsonge à le consulter. Et puis l'homosexualité n'était plus à Romece qu'elle était en Grèce. Les Grecs l'avaient subordonnée à leuréducation, à leur aristocratie. Mais l'indifférence à l'égard de latendance et la presque identité de l'une ou l'autre sexualité s'étaientprogressivement imposées à Rome, depuis Jules César, comme desfaits de civilisation. Platon, lui, freinait des quatre fers juste avantla consommation. Il bornait si âprement la volupté! Avec cela,soupirait Hadrien, allez parler d'amour... Et les exemples du stoïcienEpictète valaient-ils mieux? (( N'as-tu jamais eu d'amour pourquelqu'un, fille ou garçon, esclave ou homme libre... N'as-tu jamaisreçu de l'être aimé l'ordre de faire ce que tu ne voulais pas? Nelui as-tujamais baisé lespieds? Etpourtant, si on teforçait à baiserceux de César, tu y verrais une insulte et un excès de tyrannie...Vois lesparoles et les actes de Thrasonidès... Et que dit Thrasonidès:"Une vulgaire petite fille m'a réduit en esclavage, moi que jamais

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nul ennemi n'a pu subjuguer." Malheureux, qui est l'esclave d'unepetite fille, et d'une vilaine petite fille. Pourquoi te dire encorelibre? )) Ah! les cas d'école, c'est simple. Mais Antinoüs était bon,il n'avait jamais fait de mal, lui. Il était même parfait, cela arrive aussi.

« Tout bonheur est un chef-d'œuvre»

Que faire donc? Se tuer? Hadrien y songea. Ami des stoïciens,il était libéral à l'égard du suicide. Il en avait autorisé quelques-uns.Mais la vie ne nous quitte pas aisément. A la douleur, il eût pu aumoins espérer que le destin apportât une compensation : celle dela dignité physique et de la santé conservée. Au lieu de quoi, lagoutte. Le dépérissement. Que n'était-il mort comme Achille dansle sublime et l'amour à la fois! Mais, avec des Achille, on ne faitpas une société. Achille est socialement impossible. Hadrien devaitvivre; c'était aussi la raison d'Etat; enfin, pour tant d'hommes il étaitDieu. Et tous les peuples de l'univers lui criaient à son passage, sinonpeut-être en Judée, le nom le plus illustre de la terre: Caesar! Caesar!Etrangement, le suicide lui paraissait superflu dès qu'il en posait,souverainement, l'idée. (( j'avais fini parfaire de ma mortelle envieun rempart contre elle-même : la perpétuelle idée du suicidem'aidait à supporter moins impatiemment l'existence, tout commela présence à portée de la main d'une potion sédative calme unhomme atteint d'insomnie. Par une intime contradiction, cetteobsessionde la mort n'a cesséde s'imposer à mon esprit que lorsqueles premiers symptômes de la maladie sont venus m'en distraire;j'ai recommencé à m'intéresser à cette vie qui me quittait... Lamaladie dégoûte de la mort; on veut guérir, ce qui est une manièrede vouloir vivre. ))

Hadrien se souvenait de ses vingt ans à Rome, de ce jour où,conduit par un ami, il était allé voir le vieil Epictète dans son taudisde Suburre, peu de temps avant que Domitien l'exilât. Mais il serappelait aussi l'admiration qu'il avait eue pour un Indien, cebrahmane, qui (( était arrivé à l'état où rien, sauf son corps, ne leséparait plus du dieu intangible sans substance et sans formeauquel il voulait s'unir )). L'homme s'était jeté dans un bûcher

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de bois odoriférant. Il y avait disparu sans un cri. Hadrien, alors,n'estimait pas que les renoncements d'Epictète fussent en compa­raison considérables. L'Indien était « plus logique »; et le futurempereur, galvanisé, se sentait tout prêt à prendre là une leçon, àcondition évidemment de la détourner, à faire le don total de soi,à condition naturellement de garder la vie. Illusion intellectuelle...Pure puissance de l'affect sur ce que l'on prend pour des idées.Certains mêmes, à cet égard, ne mûrissent jamais. Présomption!

Bien plus tard, Hadrien écrit : « Tout bonheur est unchefd'œuvre. La moindre erreur le fausse, la moindre hésitationl'altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l'abêtit.Le mien n'est responsable en rien de celles de mes imprudencesqui plus tard l'ont brisé: tant que j'ai agi dans son sens, j'ai étésage. Je crois encore qu'il eût été possible à un homme plus sageque moi d'être heureux jusqu'à sa mort. »

C'était un révolté, mais qui aimait la vie.

Pierre-Etienne Pagès

« LeviriletpresquebrutalHadrien »,écrivit Marguerite Yourcenar

lorsqu'elle reçutcette photographie(correspondance inédite).

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