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Michel HECTOR (alias Jean-Jacques Doubout) Professeur, Faculté des sciences humaines Université d’État d’Haïti (1973) Haïti : féodalisme ou capitalisme ? (Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti depuis l’indépendance.) Collection “Études haïtiennes” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Michel HECTOR(alias Jean-Jacques Doubout)

Professeur, Faculté des sciences humainesUniversité d’État d’Haïti

(1973)

Haïti : féodalismeou capitalisme ?

(Essai sur l’évolution de la formation socialed’Haïti depuis l’indépendance.)

Collection “Études haïtiennes”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès, fondée au Cégep de Chicoutimi en 1993 et développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) de-puis 2000.

http://bibliotheque.uqac.ca/

En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

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Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 4

Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole, étu-diant en sociologie à la Faculté des sciences humaines à l’Université d’État d’Haï-ti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences so-ciales en Haït, Page web. Courriel: [email protected] à partir de :

Michel HECTOR (alias Jean-Jacques Doubout)

Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti depuis l’Indé-pendance.)

Port-au-Prince, Haïti : Une publication de l’auteur, 1973, 32 pp.

[Autorisation formelle accordée par le professeur Luc Smarth le 20 janvier 2020 de diffuser ce texte, en accès libre dans Les Classiques des sciences so-ciales.]

Courriels : Luc Smarth : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 8 février 2020 à Chicoutimi, Québec.

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Merci aux universitaires bénévolesregroupés en association sous le nom de:

Réseau des jeunes bénévolesdes Classiques des sciences socialesen Haïti.

Un organisme communau-taire œuvrant à la diffusion en libre accès du patrimoine intel-lectuel haïtien, animé par Ren-cy Inson Michel et Anderson Layann Pierre.

Page Facebook :https://www.facebook.com/Réseau-des-jeunes-bénévoles-des-Classiques-de-sc-soc-en-Haïti-990201527728211/?fref=ts

Courriels :

Rency Inson Michel : [email protected] Anderson Laymann Pierre : [email protected]

Ci-contre : la photo de Rency Inson MICHEL.

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Michel HECTOR(alias Jean-Jacques Doubout)

Professeur, Faculté des sciences humainesUniversité d’État d’Haïti

Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti

depuis l’Indépendance.)

Port-au-Prince, Haïti : Une publication de l’auteur, 1973, 32 pp.

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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Table des matières

Avant-propos [1]Introduction [2]

I. La période de transition (1793-1806) [3]II. Mise en place des fondements du régime semi-féodal et semi-co-

lonial (1807-1848) [9]III. Extension de la petite exploitation et débuts de la pénétration ca-

pitaliste étrangère dans l’agriculture 1848-1915 [14]IV. Domination de l’impérialisme U.S.A. [21]

CONCLUSION [27]Notes [29]

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Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti

depuis l’Indépendance.)

AVANT-PROPOS

Retour à la table des matières

HAÏTI, FÉODALISME OU CAPITALISME ? D’autres compa-triotes ont essayé dans des textes plus ou moins épars de répondre à cette question. Et pourtant que d’interrogations demeurent encore, tant sur le plan de l’histoire de notre formation économique et sociale que sur celui de l’analyse concrète des divers types de relations de produc-tion dans le pays.

Le problème est d’importance pour le mouvement révolutionnaire haïtien. Il s’agit à la fois, à l’étape actuelle, de la justesse des perspec-tives fondamentales de la lutte libératrice du peuple et de la détermi-nation correcte des différentes forces sociales appelées à jouer un rôle positif dans cette lutte. Il suffit de penser à la place occupée (directe-ment ou indirectement) par cette question dans les divisions qui ont marqué le mouvement de 1946 à 1969, année de l’unification des deux principales formations communistes du pays. Et de nos jours encore, certains de nos intellectuels reprennent le problème, non pas avec un souci scientifique de clarifier la question, mais pour en faire un cheval de bataille contre le mouvement révolutionnaire, en particu-lier contre le Parti Unifié des Communistes Haïtiens.

Ce texte écrit depuis plus de deux ans a été remanié seulement dans sa première partie. Je dois prévenir le lecteur qu’il ne doit pas s’attendre à y trouver une interprétation nouvelle quelconque. J’ai tout simplement voulu approfondir et systématiser un certain nombre d'idées déjà émises par des chercheurs marxistes haïtiens, principale-

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ment Jean-Jacques D. AMBROISE et Mario RAMEAU, et qui, soit par leurs travaux, soit par les nombreuses discussions que nous avions eues ensemble, ont beaucoup contribué à dégager une vision globale de l’évolution de la formation économique et sociale d’Haïti depuis l’indépendance (1804). Il me faut remercier tous les amis qui ont relu et corrigé le manuscrit, et aussi ceux qui en ont rendu possible la pu-blication.

Mon seul espoir — et ce sera surtout ma plus grande satisfaction est que cet essai aide le lecteur intéressé à mieux comprendre la réalité haïtienne et le sens du combat que mènent les révolutionnaires de notre pays pour abattre la tyrannie duvaliériste et transformer cette réalité au profit de nos millions d’exploités.

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INTRODUCTION

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Une claire compréhension des divers aspects du drame actuel que vit notre pays exige une sérieuse réflexion sur l’Histoire nationale, non seulement l’Histoire des cinquante dernières années, mais aussi celle de tout le dix-neuvième siècle, depuis notre première indépen-dance en 1804. La connaissance historique a une importance capitale dans l’éducation des masses pour leur action libératrice. Dans les pays qui affrontent la domination coloniale ou néo-coloniale, il est encore plus impérieux, pour les avant-gardes politiques, de bien assimiler tout au moins les grandes lignes de l’évolution de la formation sociale, à cause même de la permanence dans l’actualité de structures mises en place depuis les temps reculés de la colonisation. Un certain niveau de dépendance se caractérise aussi par le poids extraordinaire du passé sur le présent.

Dans les sociétés industrielles, la rupture avec le passé séculaire a déjà eu lieu. En effet, pour comprendre, du point de vue des structures économiques, ce qui se passe actuellement en Angleterre, aux États-Unis d’Amérique du Nord ou en France, il n’est point nécessaire de remonter jusqu’aux révolutions des XVIIe et XVIIIe siècles. Mieux encore. Les processus contemporains comme la Révolution d’Oc-tobre, la Révolution chinoise, la Révolution cubaine ou tous les autres mouvements révolutionnaires triomphants de notre époque, réalisent des progrès si impressionnants et sont si impétueusement engagés dans la construction de l’avenir qu’ils ont déjà laissé ou sont en voie de laisser très loin derrière eux l’héritage de leur lointain passé.

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La société haïtienne reste figée dans des structures mises en place depuis plus d’un siècle. [Voilà donc ce qui expliquerait le poids du passé dans la vie quotidienne haïtienne, tant du point de vue des rela-tions économiques et politiques que du point de vue des relations so-ciales]. L’impérialisme yankee, à la faveur de dix-neuf ans d’occupa-tion militaire, n’a fait que consolider ces structures archaïques, afin de les mettre en mesure de servir ses nouveaux intérêts. Les relations ar-riérées de production (les diverses formes de rente féodale, la dépen-dance du petit propriétaire) datent des années postérieures à la procla-mation de la première Indépendance. De nos jours, on utilise dans nos campagnes les mêmes instruments de production. La même routine caractérise la vie d’hier et celle d’aujourd’hui. En dépit des change-ments qui se sont produits dans les villes et dans leur voisinage immé-diat, on peut donc parler de « stagnation séculaire de notre économie rurale » 1.

Une périodisation de l’histoire haïtienne doit d’abord déterminer les étapes fondamentales de l’établissement des structures agraires en relation avec les moments de grandes crises où particulièrement les masses paysannes, d’une façon ou d’une autre, engagent la lutte contre ces structures. À ce compte, on peut considérer quatre périodes bien caractérisées :

— 1793-1807, période de transition : ce sont des années de tâton-nement, de recherche d’une nouvelle forme de relations de production ;

— 1807-1848, période de mise en place des fondements du ré-gime semi-colonial et semi-féodal haïtien ;

— 1848-1915, période des débuts de la pénétration des rapports capitalistes dans l’agriculture surtout sous l’impulsion du ca-pital étranger ;

— 1915 à nos jours, période de domination de l’impérialisme nord-américain.

1 Lénine, Le Développement du Capitalisme en Russie, p. 346.

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Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti

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ILA PÉRIODE

DE TRANSITION

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Après bien des tâtonnements, bien des remises en question, bien d’intenses discussions, les chercheurs marxistes haïtiens sont arrivés, au cours de ces dix dernières années, à dégager les caractères fonda-mentaux de la formation économique d’Haïti mise en place après l’in-dépendance conquise en 1803. Ce qui, vers les années 1960-1962, était lancé à titre d’hypothèse s’est confirmé par les travaux réalisés ultérieurement 2. De nos jours, on admet généralement que l’esclavage colonial à Saint-Domingue a eu ses particularités qui le différenciaient de l’esclavage antique et qu’ainsi, à sa disparition, il ne pouvait néces-sairement donner naissance à un régime féodal. Il faut tout de suite dire que l'écroulement de certaines interprétations dogmatiques sur la succession des modes de production et sur le passage d'une société à une autre 3 a également beaucoup aidé la jeune historiographie mar-xiste haïtienne.

2 Cf. Semences, n° 3, Port-au-Prince, 1963, article de Jean-Jacques Dessa-lines Ambroise et M. Hector. — Voir également le cours polycopié d'His-toire d'Haïti publié par le Cercle Jacques Roumain du Parti Populaire de Libération Nationale et écrit par J.J.D. Ambroise.

3 Cf. Sur les Sociétés Précapitalistes, Préface de M. Godelier, C.E.R.M., Édi-tions Sociales, et Matérialisme Historique et Histoire des Civilisations de A. Pelletier et J.J. Goblot, E.S.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 14

Mais il ne suffit pas d’affirmer, si l’on ne veut pas rester aux géné-ralisations vagues, que la formation économique et sociale d’Haïti est néo-coloniale (ou semi-coloniale) 4 et semi-féodale. Après 170 ans d’indépendance, Haïti se situe au plus bas niveau des nations sous-dé-veloppées d'Amérique. L’esclavage colonial, la mainmise du capita-lisme européen après l’indépendance et, plus tard, l’exploitation impé-rialiste nord-américaine ont existé dans plusieurs autres pays du conti-nent. Pourtant, tous ces pays ont atteint un degré plus élevé de déve-loppement ou connaissent un degré moins accentué de sous-dévelop-pement. Pourquoi en est-il ainsi ? Ce sont les réponses à cette question qu’il nous faut maintenant apporter à la lumière de cette recommanda-tion de Marx :

« ...une même base économique (la même, quant à ses conditions fon-damentales), sous l’influence d’innombrables conditions empiriques diffé-rentes, de conditions naturelles, de rapports raciaux, d’influences histo-riques extérieures, etc., peut présenter des variations et des nuances infi-nies que seule une analyse de ces conditions empiriques pourra éluci-der » 5.

C’est donc un vaste champ de recherches qui s’ouvre à l'historio-graphie marxiste haïtienne. Nous ne sommes que tout au début de l’entreprise.

Le terrorisme d’État duvaliériste a vilement assassiné des cher-cheurs compétents. Parmi eux, on peut citer tout spécialement, Jean-Jacques Dessalines Ambroise et Mario Rameau, deux éminents pro-fesseurs d’histoire, torturés jusqu’à la mort au cours de l’été 1965 à cause de leurs activités communistes. Bon nombre d’autres historiens progressistes ont été forcés de choisir le « dur métier » de l’exil et se sont trouvés ainsi isolés des sources locales de la recherche. Si le de-venir de la science historique en Haïti est en définitive lié à l’issue de la lutte libératrice du peuple, cependant, malgré toutes les difficultés

4 Nous utilisons indifféremment l'expression semi-coloniale ou néo-colo-niale. En fait, il s’agit de la même forme de domination caractérisée par le contrôle économique et politique exercé par les anciennes puissances colo-niales.

5 Cf. Le Capital, Livre III, Vol III, E.S., p, 172.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 15

présentes, des efforts appréciables se font qui indiquent bien que la science historique haïtienne est engagée sur la bonne voie : celle des études marxistes approfondies et des discussions enrichissantes 6.

_____________________

Deux ans après la grande révolte des esclaves en 1791, les masses travailleuses de Saint-Domingue atteignent une étape importante dans leur lutte séculaire pour la liberté. Un coup décisif, irréversible, est porté au régime colonial esclavagiste avec la suppression de l’escla-vage le 29 août 1793. Un problème nouveau se pose : par quels rap-ports de production remplacer le système aboli ?

Avant d'aboutir au régime semi-colonial et semi-féodal qui sera ultérieurement mis en place à partir de 1807 et dont nous retrouvons jusque de nos jours certains traits essentiels, diverses tentatives ont été réalisées au cours d’une période de transition allant de 1793 à 1806. À la fin de 1806 et au cours de l’année 1807, la scène politique est domi-née par les rivalités entre les couches dirigeantes pour le contrôle de l’appareil d’État. Ces rivalités conduisent à la division du pays en deux États : une République dans l’Ouest et le Sud sous la direction d'Alexandre Pétion 7, et un Royaume dirigé par Henry Christophe 8 dans toute la partie septentrionale.

La date coupure, 17 octobre 1806, se justifie par le fait qu’à la suite de la scission opérée après l'assassinat de Dessalines 9, com-mence dans la République de l’Ouest et du Sud une nouvelle expé-rience qui s’étendra à tout le pays à partir de 1820. En fait, jusqu’à

6 Cf. Benoît Joachim, Le Néo-colonialisme à l’essai, La Pensée, n° 156, avril 1971 ; du même auteur La Bourgeoisie d’Affaires Haïtiennes au XIXe siècle, Nouvelle Optique, n° 4, décembre 1971 ; Suzy Castor, La ocupacion nortea-mericana de Haiti y sus consecuencias, Siglo Veintiuno editores, 1971 ; voir également les articles de Claude Moïse et de Gérard Pierre Charles parus dans Nouvelle Optique, numéros 5, janvier-mars 1972, Les Théoriciens du Mouvement Révolutionnaire et la Formation Sociale Haïtienne, et numéro 8, octobre-décembre 1972, Genèse des nations haïtienne et dominicaine.

7 Héros de l’indépendance d’Haïti ; président de la République de 1807 à 1818.

8 Héros de l’indépendance d’Haïti ; dirigea le royaume du Nord de 1807 à 1820.

9 Héros de l’indépendance d’Haïti ; premier chef d'État d'Haïti de 1804 à 1806.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 16

cette année-là, au cours de laquelle meurt Christophe et s’écroule son royaume, nous retrouvons dans la partie Nord du pays les caractéris-tiques fondamentales de cette période de transition.

Comme dans toute période de transition, les diverses tentatives d’établissement de nouveaux rapports de production sont marquées par le chevauchement, par la lutte des tendances contraires, où l’on retrouve à la fois des éléments appartenant à l’ancienne structure et des éléments annonçant la nouvelle. Mieux. Même après 1820, alors qu’on assiste à la généralisation des relations semi-coloniales et semi-féodales rétrogrades, des efforts isolés sont tentés qui rappellent cer-tains aspects de l’orientation suivie au cours de la période de transi-tion. Au point que certains auteurs pensent que celle-ci se prolonge jusque sous le gouvernement de Boyer 10.

En réalité, il est connu que dans ce domaine, il n’existe pas de sys-tème à l’état pur. Le passage d’une période historique à une autre comporte une intrication extrêmement complexe de relations écono-miques et sociales diverses. Il s’agit beaucoup moins de rechercher les survivances de tel ou tel système antérieur, que de dégager les caracté-ristiques fondamentales propres au nouveau système qui est en train de se développer et de déterminer le poids spécifique de celles-ci dans l’évolution ultérieure de la société. A ce compte, nous constatons que la politique économique appliquée par Pétion et renforcée par la suite par Boyer sera, dans son essence, suivie jusque de nos jours et impré-gnera à l’économie nationale son caractère scandaleusement dépen-dant et rétrograde.

10 Cf. T. Lepkowski, Haïti, Ed. Casa de las Americas, 2 vol. Voir aussi Schiller Thébaud, L’évolution des systèmes économiques forte-ment dominés : le cas d’Haïti 1492-1915, texte manuscrit.

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[4]

LA RÉVOLUTION DE SAINT-DOMINGUE,NI ANTIFÉODALE, NI ANTICAPITALISTE

Si la nature anti-esclavagiste et anti-coloniale de la Révolution de Saint-Domingue est généralement admise, parce que incontestable, on a voulu y ajouter, dans les dernières études publiées sur la définition de la formation économique et sociale d’Haïti, un contenu soit anti-féodal, soit anticapitaliste 11. Le caractère anti-féodal de la Révolution se révélerait dans la progressive concrétisation de l’aspiration des an-ciens esclaves à la petite propriété, au détriment du maintien des grandes plantations.

« Et (paradoxalement pour certains), écrit C. Moïse, si la révolution des esclaves a une signification profonde, c'est justement d’être anti-féo-dale et anticoloniale. La fuite vers les terres vacantes et inaccessibles (d’où le marronnage), le grignotage sur les plantations, le refus du travail sur les plantations ont progressivement marqué le triomphe de cette tendance anti-féodale et anti-coloniale. »

Quant au contenu anti-capitaliste de la Révolution, G. Pierre-Charles le retrouve dans le fait que l’esclavage colonial à Saint-Do-mingue a été un élément important du capitalisme européen, en parti-culier du capitalisme français. La lutte contre l’esclavage a été égale-ment ainsi une lutte contre ce capitalisme.

La Révolution de Saint-Domingue n’est ni anti-féodale, ni anti-ca-pitaliste parce que tout simplement la tâche historique à ce moment-là ne pose pas le problème de la destruction d’une société féodale ou ca-pitaliste. Certes, on peut admettre, à cause de la spécificité du régime colonial esclavagiste, l’existence de certaines tendances (tendance à la petite propriété, à l’exploitation en commun des grands domaines), qui, si elles avaient triomphé, auraient donné une tout autre connota-tion au régime économique et social installé après l’indépendance.

11 Cf. les articles de Moïse et de Pierre-Charles, N.O., numéros déjà cités.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 18

Mais justement ces tendances ont toujours été comprimées, mainte-nues à la portion congrue par la rapacité et l’avidité des couches diri-geantes.

En aucun cas, ces tendances ne peuvent déterminer le contenu fon-damental de la Révolution de Saint-Domingue. La détermination du contenu fondamental d’une révolution dépend surtout de la nature des relations économiques, politiques et sociales contre lesquelles la lutte est engagée ; des revendications charriées par les catégories et couches sociales qui prennent la direction de cette lutte. Dans ce sens, on ne peut parler pour Saint-Domingue de révolution antiféodale ou anti-capitaliste.

Le fait que l’esclavage colonial à Saint-Domingue, comme d’ailleurs dans plusieurs autres régions d’Amérique, est « une catégo-rie économique de la plus haute importance » 12 pour le développement du capitalisme, ne suffit pas, à notre avis, pour inférer que la société de Saint-Domingue ait été une société capitaliste et que les luttes anti-esclavagistes, même authentiquement populaires, qui se sont dérou-lées là et ailleurs soient aussi des luttes anti-capitalistes. Il est clair qu’on ne peut pas partir de l’importance de l’esclavage colonial à Saint-Domingue dans le processus du développement du capitalisme français pour attribuer un caractère capitaliste à la société coloniale esclavagiste. Marx nous rappelle que :

« C’est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct (rapport dont les différents aspects correspondent naturellement à un degré défini du développement des méthodes de travail, donc à un certain degré de force productive so-ciale), qu’il faut chercher le fondement caché de tout l’édifice social... » 13.

À Saint-Domingue, ce rapport est incontestablement un rapport es-clavagiste. Sinon, on risque, sans le vouloir, d’avaliser les thèses anti-

12 Marx, Fondements de la Critique de l’Économie politique, Ed. Anthropos, 1968, pp. 165 et 496.

13 Marx, Le Capital, Livre III, vol. III, p. 172.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 19

historiques de ceux qui prétendent que les esclaves de la colonie étaient des « prolétaires » et qu’ils formaient « un prolétariat » 14.

De plus, il est connu qu’à partir du moment où l’esclavage colonial est devenu un frein au développement du capitalisme, celui-ci a lui-même impulsé, par nécessité économique, les luttes anti-esclavagistes et la suppression de l’esclavage. Dans ces conditions, on comprend l’impossibilité de donner un contenu anti-capitaliste aux luttes anties-clavagistes menées à Saint-Domingue et dans d’autres régions d’Amé-rique au cours des XVIIIe et XIXe siècles.

D’un autre côté, la tendance permanente des anciens esclaves à travailler sur de petites exploitations agricoles ne constitue pas un élé-ment permettant de déterminer un contenu anti-féodal de la Révolu-tion de Saint-Domingue. Tout d’abord, il importe de signaler que, his-toriquement, il n’existe pas, en général, d’incompatibilité entre la pré-sence de la petite exploitation et l’établissement d’un régime féodal.

Au contraire, il est généralement admis, pour l’Europe par exemple, que la petite exploitation a constitué aussi l’un des points de départ de la mise en place du régime féodal et s’est maintenue pendant longtemps dans le cadre de ce régime 15. C’est une étude concrète de la situation (relations économiques globales, caractère des forces pro-ductives) qui peut permettre de déterminer le contenu propre de la pe-tite exploitation paysanne à telle ou telle époque donnée. En Haïti, les couches dirigeantes ont pu arriver à intégrer la petite exploitation dans les relations de dépendance semi-féodales, à cause justement du faible niveau de développement des forces productives et de l’exiguïté du marché national.

La tendance à la petite exploitation, à son origine, traduit le refus des anciens esclaves de continuer à travailler dans le cadre de la grande exploitation. Si en Europe la fuite des travailleurs attachés aux grands domaines a constitué un facteur de désagrégation du système féodal, dans notre pays, il s’agit beaucoup plus, au départ, de la contestation d’une forme d’organisation de la production quel qu’en 14 Cf. François Dalencourt, Précis méthodique d’histoire d’Haïti, Port-au-

Prince, 1935, p. 13. 15 Cf. Sur le Féodalisme, C.E.R.M., 1971, Ed. Soc. ; G. Duby, Guerriers et

Paysans, Gallimard, 1973 ; R. Boutruche, Seigneurie et Féodalité, Ed. Mon-taigne, 1968 ; Maurice Dobb, Études sur le développement du Capitalisme, Maspero, 1971.

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soit le contenu. En effet, esclavagiste, féodale ou capitaliste, la grande exploitation entrait en contradiction avec l’aspiration fondamentale des cultivateurs à la petite propriété.

Il y a petite propriété et petite exploitation. « La cohabitation de la petite et de la grande exploitation » n’est pas seulement « le signe d’une longue lutte » comme le signale C. Moïse dans l’article déjà cité. Elle constitue surtout la forme trouvée par les couches diri-geantes pour mystifier les masses populaires, chloroformer les aspira-tions démocratiques, encore très actuelles, des cultivateurs à la petite propriété et établir la domination semi-coloniale et semi-féodale. Car tous les petits exploitants ne sont pas de petits propriétaires.

L’objectif fondamental de la Révolution de Saint-Domingue vise la destruction des rapports coloniaux esclavagistes. Il est donc ques-tion avant tout d’une révolution anti-esclavagiste et anti-coloniale. Quant au problème à savoir par quels nouveaux rapports économiques et sociaux remplacer les anciens, les différentes catégories sociales protagonistes de la révolution, du moins pour ce qu’on en sait actuel-lement, n’ont pas laissé de formulations précises et abondantes. [5] Les diverses expériences d’organisation de la production réalisées de la suppression de l’esclavage à la proclamation de l’indépendance n’ont qu’un caractère indicatif limité, car elles sont chaque fois re-mises en question au fur et à mesure que s’approfondit la lutte pour l'indépendance.

La réservation du droit de propriété seulement aux Haïtiens, reven-dication que nous retrouvons exprimée au cours des guerres de l’indé-pendance et expressément formulée dans toutes les Constitutions du pays jusqu’à l’époque de 1’Occupation nord-américaine, dénote le caractère authentiquement nationaliste, anti-colonialiste de la révolu-tion. Dans la pratique, toutes les couches sociales nationales ne conçoivent pas de la même façon le droit de propriété. On conviendra aisément que cet élément ne peut guère suffire pour caractériser de nouveaux rapports économiques et sociaux.

Il n’y a donc pas eu une orientation anti-féodale ou anticapitaliste de la révolution. La structure de la société coloniale esclavagiste, les revendications formulées au cours des luttes de libération, les nou-veaux rapports économiques et sociaux qui s'établiront par la suite ne nous permettent pas de soutenir une telle affirmation. Ces nouveaux

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rapports seront la résultante de tentatives, de luttes, d’échecs et de compromis dont nous retrouvons bien des aspects dans la période de transition.

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UNE TENTATIVE DE PASSAGEAU CAPITALISME

Le régime colonial esclavagiste installé à Saint-Domingue se ca-ractérise à la fois par l’organisation du travail la plus avancée pour l’époque et par des rapports de production arriérés. Dans la grande production du sucre, du café, de l’indigo et du coton, nous avons en effet d’un côté la manufacture avec tout ce qu’elle représentait de pro-grès (concentration des travailleurs, division du travail, un certain dé-veloppement technique : système d’irrigation, utilisation de moulins à eau et, même, tentative d’utilisation de moulins à vapeur...) et de l’autre des rapports sociaux rétrogrades, l’esclavage. Il s'agit donc d’un régime artificiel dans lequel la métropole française accapare la plus grande partie du profit réalisé dans la colonie, au détriment même des propriétaires d’exploitations locales. Si l’esclavage donc fait la richesse des colons et surtout du secteur de la grande bourgeoisie fran-çaise intéressée dans la production et le commerce coloniaux, il repré-sente cependant le principal obstacle au développement de la colonie. Les forces de production, tant dans les manufactures que dans les champs, ne peuvent déboucher sur des formes supérieures à cause de l’existence des rapports arriérés esclavagistes 16.

C'est sur la base de cette contradiction fondamentale que va se dé-velopper la lutte contre le système colonial esclavagiste. La suppres-

16 Les rapports coloniaux esclavagistes limitent le développement des forces de production non seulement dans les manufactures sucrières et autres, mais aussi dans les travaux des champs où les instruments agricoles sont demeu-rés très rudimentaires serpes houes, machettes, râteaux en bois). Des tenta-tives faites pour l’utilisation de la charrue connaissent le même sort que celles qui sont réalisées pour l’introduction du moulin à vapeur. Voir Eu-gène Nau, Agronomie et Agriculture en Haïti, 1886 ; voir aussi M. Hector et C. Moïse, Le Régime Colonial Français à Saint-Domingue, 1962.

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sion de l’esclavage met en cause l’existence même de la grande pro-duction manufacturière. De Sonthonax à Dessalines et tout de suite après, avec Christophe, des politiques sont conçues et appliquées pour maintenir la grande production manufacturière et son corollaire natu-rel, la grande propriété. Bien que ces diverses tentatives aient toutes la même signification, elles se déroulent chaque fois dans des cadres dis-tincts, créés par la radicalisation même de la lutte contre le système colonial.

En effet, avec Sonthonax, Polvérel et Laveaux, il s'agit de mainte-nir à la fois la grande production manufacturière et les rapports colo-niaux. Plus tard, sous Toussaint Louverture, le principal élément de la domination économique de la métropole, le système de l’exclusif, est brisé. Toussaint tente de conserver la grande production manufactu-rière avec la collaboration de certains colons français et le développe-ment des relations commerciales avec tous les pays. C'est la rupture du « Pacte Colonial ». Durant les gouvernements de Dessalines et de Christophe, le fonctionnement de la grande production manufacturière se réalise dans un État totalement indépendant. Toutes les formes de présence ou de contrôle de l’ancienne métropole sont pratiquement éliminées après la proclamation de l’indépendance. Il s’agit donc d’une expérience se déroulant dans un contexte authentiquement na-tional.

Le maintien de la grande production manufacturière soulève à cette époque, sur le plan économique et social, plusieurs problèmes intime-ment liés entre eux, et qui constituent autant de difficultés auxquelles se heurtent les diverses politiques appliquées, surtout à partir de la proclamation de l’indépendance : problème des formes de propriété et des relations de travail, difficulté de trouver de nouveaux débouchés, des capitaux et d’assurer la permanence de la main-d'œuvre.

La concentration des petites exploitations de tabac et de cacao et leur transformation en grandes exploitations a été, à la fin du XVIIe

siècle et pendant toute la première moitié du XVIIIe, la première condition de l’établissement dans la colonie de la grande production manufacturière. Certes, à côté de grandes plantations sucrières de 300 jusqu'à 1.000 hectares, on trouve aussi des installations de superficie moyenne, particulièrement des entreprises caféières, variant entre 80 et 100 hectares. Après l'abolition de l’esclavage et, par la suite, la des-truction de tous les rapports de domination coloniale, les tentatives de

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remise en marche de la grande production manufacturière impliquent donc nécessairement le maintien de la grande exploitation. De 1793 à 1806-1807, et même jusqu’en 1819, vers la fin du règne de Chris-tophe, diverses mesures sont prises en vue d’éviter le morcellement des grands domaines. Pendant toute cette période, les grandes exploi-tations sont pratiquement maintenues dans les limites établies depuis l’Ancien régime. Par exemple, afin d’empêcher leur démembrement, Toussaint Louverture interdit toute vente de terre dont la superficie est inférieure à 50 carreaux (soit environ 60 hectares). C’est à tort qu'on a parlé des velléités de Dessalines de distribuer des terres aux cultiva-teurs. En fait, aucune initiative concrète de la politique dessalinienne ne traduit une telle préoccupation. Quand on considère la politique économique de Dessalines dans l’optique du maintien de la grande exploitation, on se rend compte au contraire qu’il n’était pas question pour lui de morceler les plantations au profit des cultivateurs. La phrase, (« Et les pauvres noirs dont les pères sont en Afrique ») prêtée à Dessalines en réponse aux prétentions injustifiées de certains pro-priétaires soi-disant héritiers légitimes des colons, peut tout aussi bien se limiter seulement à la défense des intérêts des généraux et autres dignitaires noirs qui eux aussi avaient « leurs pères en Afrique » et ne pouvaient afficher aucun droit d’héritage. D’ailleurs, au-delà des in-tentions, il y a la réalité politique qui est beaucoup plus importante. Dans le royaume du Nord également, l’État développe sa politique économique sur la base de la conservation de la grande exploitation. L’indivisibilité des grands domaines est officiellement proclamée.

La nécessité de maintenir la grande exploitation favorise donc la constitution de la grande propriété terrienne. En [6] effet, à qui vont appartenir ces plantations ? La brûlante question de la propriété n'a pas pu être définitivement résolue au cours de ces années de transi-tion. Trop d’intérêts divergents s’affrontent alors qu’aucun d’entre eux n’a encore suffisamment cette force pour s’imposer. Dans une première étape, toutes les terres abandonnées par leurs anciens pro-priétaires colonialistes et esclavagistes sont séquestrées et vont consti-tuer ainsi un secteur public de la propriété terrienne. Par la suite, sous Toussaint et sous Dessalines, l’État accorde l’usufruit de ces domaines aux grands fonctionnaires civils et militaires. C’est de toute façon une première forme d’appropriation du revenu des terres par les couches dirigeantes en formation. Plus tard sous Christophe, les terres sont

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concédées sous forme de fiefs aux grands personnages du royaume. La couche des grands propriétaires fonciers s’élargit ainsi et se conso-lide.

Les nouveaux bénéficiaires sont obligés de faire fonctionner l'ex-ploitation, d'en assumer directement le contrôle, de couvrir les frais nécessaires, sinon l’État se réserve le droit de leur enlever à tout mo-ment la jouissance de la concession. Cela permet de refreiner en quelque sorte la tendance à l’absentéisme.

La rémunération de la force de travail se fait selon un double sys-tème : le salariat et le partage portionnaire. Sous Toussaint Louver-ture, il est maintenu le même barème des salaires fixés par les règle-ments de culture de Polvérel. Les journaliers reçoivent, pour une jour-née de travail de 9 heures, un demi-escalin par heure pour les hommes, soit 1/9 de dollars, et 1/3 escalin pour les femmes. C’est sur cette base que l’on détermine la part qui revient aux cultivateurs por-tionnaires. D’autres travailleurs qui louent leur force de travail pour un temps plus ou moins long, touchent un salaire s’élevant à 4 dollars par mois pour les hommes âgés de plus de 18 ans, à deux dollars et demi pour les femmes et à deux dollars pour les jeunes de 14 à 18 ans. Sous Dessalines et sous Christophe, un quart de la récolte est destiné à la rémunération des travailleurs. Mais les propriétaires doivent d’abord vendre la part de la récolte qui revient aux cultivateurs et payer ceux-ci en argent. À l'époque de Dessalines, dans les sucreries on octroie des salaires de 25 centimes, de 12 centimes 1/2 et de 6 cen-times par jour aux diverses catégories de travailleurs 17.

La rupture du courant commercial métropole-colonie à la suite de la proclamation de l’indépendance impose la nécessité de trouver de nouveaux débouchés. Le blocus économique établi par la France n’empêche pas le développement des courants commerciaux existant déjà depuis assez longtemps entre le pays et l’Angleterre et les États-Unis d'Amérique. Cependant, le nouvel État est bien des fois obligé de subir les conditions désavantageuses du marché constitué par ces nou-veaux clients. Les débuts de l’industrie sucrière européenne et nord-américaine à base de la betterave, la baisse progressive des prix du

17 Cf. E. Nau, déjà cité. L’auteur signale que jusque sous Boyer on maintenait les relations salariales dans les sucreries, en même temps qu'on utilisait le système du partage portionnaire.

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sucre 18 affectent considérablement l’avenir d’une politique de main-tien de la production manufacturière du sucre dans le nouvel État. Les capitaines des navires refusent systématiquement le sucre haïtien, et les mesures mises en vigueur par Dessalines ne modifient pas grande-ment la situation 19. Or quand on pense à la place prépondérante de la production du sucre dans l’économie coloniale esclavagiste, on com-prend l’importance de la difficulté que doit affronter la politique éco-nomique de l’État au cours de cette période de transition.

D’un autre côté, dans leur grande majorité, les couches dirigeantes en formation ne disposent pas des capitaux nécessaires à la remise en marche des grandes exploitations manufacturières de sucre, café, co-ton, etc. Les ruines causées par la guerre de libération rendent plus aigu le problème des capitaux. La masse des anciens propriétaires af-franchis a toujours possédé des entreprises de moyenne importance, dédiées surtout à la culture du café et de l’indigo. Dans la hiérarchie coloniale, il s’est toujours agi d’une catégorie de propriétaires moyens. La nouvelle aristocratie militaire vient à peine d’être formée et, naturellement, ne dispose pas de capitaux nécessaires à une telle entreprise. Toussaint Louverture tente de résoudre partiellement le problème en permettant à certains colons de rentrer en possession de leurs biens.

Mais déjà, sous Dessalines et sous Christophe, aucune forme de propriété foncière étrangère n’est admise 20. On doit donc compter uni-quement sur les possibilités locales. Or les nécessités impérieuses de défense absorbent une bonne partie des fonds que l’État aurait pu, à ce moment-là, affecter au développement économique. De plus, l’idée bien ancrée de la fragilité de l’indépendance nouvellement conquise et de la possibilité d’« un retour offensif » des colonisateurs esclava-

18 Le Riverend, Histoire Economique de Cuba, pp. 172-173. 19 Dessalines obligeait les capitaines des navires à acheter une même quantité

de sucre, de café et de coton. Mais ceux-ci jetaient le sucre à la mer. 20 Il est vrai que dans le Nord, contrairement à l'époque de Dessalines, les

Constitutions de 1807 et de 1811 ne prévoient, à l’égard des étrangers, au-cune mesure d’interdiction du droit de propriété. L'article 41 de la Constitu-tion de 1807 stipule expressément que « le gouvernement garantit solennel-lement aux étrangers la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés et leur assure la protection la plus efficace. » (Voir Joseph Justin. De la Natio-nalité en Haïti, Imp. L’Abeille, Port-au-Prince, 1905, p. 59). Mais cette pré-sence étrangère se limite surtout au secteur commercial.

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gistes n’est naturellement pas de nature à encourager les rares déten-teurs de capitaux. Au contraire, on note au cours des mois qui suivent la proclamation de l’indépendance, toute une tendance à la joie de vivre, aux dépenses somptuaires, qu’on peut aussi expliquer par cette forte croyance qu’une nouvelle guerre peut tout détruire, d’un moment à l’autre.

Dans ces conditions, le maintien de la grande production manufac-turière va nécessairement entraîner une rigoureuse exploitation des travailleurs. En effet, seules l’intensification du travail et l’augmenta-tion du rendement peuvent suppléer au manque de capitaux. Mais la main-d’œuvre fait tragiquement défaut. L’arrivage de nouveaux bras par la traite négrière est pratiquement tari depuis 1790-1791. Toutes ces années de lutte ont d’autre part contribué à diminuer d’une façon ou d’une autre la main-d'œuvre disponible. Après la proclamation de l’indépendance, la constitution d’une armée nombreuse de 52.000 hommes (sous Dessalines par exemple) pour faire face aux nécessités de la défense et le marronnage des cultivateurs qui désertent les grandes plantations viennent considérablement aggraver le problème. Plusieurs tentatives infructueuses sont entreprises pour favoriser l’ar-rivée de nouveaux immigrants.

Mais l’attitude des cultivateurs a été la principale pierre d’achop-pement de toutes cette politique économique. Le système colonial es-clavagiste n’a pas seulement engendré chez les cultivateurs la haine de la grande plantation. Il a aussi donné naissance à l’aspiration à la pe-tite propriété. En effet, l'existence des communautés marronnes, les « places à vivre » concédées aux esclaves pour la culture de vivres destinées à leur alimentation, le petit commerce qui se développe au-tour de la plantation, tout cela donne un sens très concret à l’aspiration à la petite propriété. Pour la grande masse des cultivateurs, liberté et indépendance signifient aussi droit à la petite propriété. Il y a même eu des tentatives de cultiver en commun certaines grandes plantations. On comprend pourquoi les Règlements de cultures sont à la fois vigi-lants et sévères vis-à-vis des formes d’association des cultivateurs.

La contrainte extra-économique est utilisée au cours de toutes les expériences mises en vigueur au cours de cette [7] période de transi-tion. Les cultivateurs sont attachés aux grandes plantations. L'armée, principal instrument de coercition, est chargée de la surveillance des travaux agricoles et de l’exécution des Règlements de cultures. Des

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peines très sévères sont prévues pour les travailleurs qui fuient les grands domaines. La fonction de l’armée n’est donc pas seulement de défendre l’indépendance nouvellement conquise, mais aussi de répri-mer les cultivateurs. Une contradiction se développe entre son carac-tère d’armée de libération et son rôle oppressif. Elle se transforme en une force au service des couches dirigeantes. Naturellement cette mu-tation ne s’opère pas sans problème. Les généraux sont grands pro-priétaires, mais à la base de l’armée on retrouve aussi la tendance à la petite propriété. Et on peut se demander si ce n’est justement pas à cause de ce problème et aussi pour ne pas favoriser les contacts entre la base de l’armée et la masse des cultivateurs que Christophe utilisera une force spéciale pour la surveillance des travaux des champs. Les cultivateurs identifient totalement la grande exploitation à l’ancien régime colonial esclavagiste. Aussi malgré la répression ils tendent de plus en plus à marronner les grandes plantations. Dans les mornes sur-tout se développe la petite exploitation de vivres alimentaires, de café et de coupe de bois précieux. Une lutte sourde et tenace se déroule donc entre la tendance des masses d’agriculteurs à la constitution de la petite exploitation individuelle et celle des couches dirigeantes au maintien de la grande exploitation manufacturière.

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La caractérisation de ce régime de transition est absolument impor-tante pour comprendre l’évolution ultérieure de l'Histoire nationale. Sa basant sur la forme de propriété, sur la contrainte extra-écono-mique ou même sur la forme d’État, on a parlé d’établissement d’un régime féodal. Et, une fausse compréhension du système colonial es-clavagiste aidant, on a trouvé naturel qu’un régime féodal succède à l’esclavage colonial.

En fait, il n’en est rien. Ce régime de transition constitue, objecti-vement, une tentative de passage au capitalisme sans connaître l’étape féodale 21. Dans les observations qui précèdent les Règlements de culture du 28 février 1794, Polvérel nous donne une indication si-gnificative sur l’originalité des nouveaux rapports à mettre en place.

21 Mario Rameau et J.J.D. Ambroise ont été, à notre connaissance, les pre-miers à souligner cet aspect de cette période de transition. Cf. La Révolution de Saint-Domingue, Cours d'Histoire d'Haïti, octobre 1963, Port-au-Prince, p. 116.

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En effet, après avoir signalé comment l’abolition de l’esclavage oblige à introduire « un mode de culture inconnu en France », il écrit pour caractériser ce nouveau « mode de culture » à Saint-Domingue :

« Les établissements sont à la fois agricoles et manufacturiers. Non seulement ils produisent la matière, mais ils lui donnent sa forme et sa valeur. D’où il résulte qu’une seule famille ne saurait suffire, comme en France, pour l’exploitation d’un établissement.

« Chaque établissement renferme une population nombreuse, et plus forte quelquefois que celle de telle petite ville ou de tel petit village d’Eu-rope : ce sera dorénavant de bras libres et d’un travail volontaire que ces importants établissements auront à faire dépendre leur existence et leur activité. » (Souligné dans le texte).

Les relations de travail, nous l’avons déjà dit, sont fondamentale-ment des rapports salariaux entre propriétaires des grandes plantations et travailleurs « libres », ne possédant que leur force de travail. Polvé-rel l’affirme clairement. II veut une société fondée sur ces deux caté-gories sociales. Certes, à aucun moment on ne parle de capitalisme. Pour Polvérel, comme plus tard pour Toussaint Louverture, Dessa-lines et Christophe, il ne s’agit pas d’une volonté expressément défi-nie d’établir un régime capitaliste. Mais, objectivement, la politique qu’ils appliquaient, si elle était poursuivie, aurait conduit à ce résultat.

La forme de propriété, la contrainte extra-économique, la forme impériale ou monarchique du pouvoir d’État ne suffisent pas à eux seuls pour caractériser un régime féodal. Précisons tout de suite que la forme de propriété ne représente pas un élément fondamental dans la question qui nous occupe.

« D’une façon générale, écrit Lénine, il est faux de croire que l’appari-tion du capitalisme agraire suppose en elle-même une forme particulière de possession foncière. »

Et plus loin il ajoute :

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« Aucune particularité de la possession foncière ne peut donc, au fond, être un obstacle au capitalisme qui revêt des formes différentes suivant les différentes conditions agricoles, juridiques et sociales » 22.

Le phénomène important est donc la pénétration du capital dans l’agriculture. Sous Toussaint Louverture, Dessalines et Christophe, nous sommes incontestablement en présence à une agriculture mar-chande, basée sur la grande propriété foncière, dans laquelle se réa-lisent certains investissements et où les travailleurs sont totalement dépourvus de moyens de production.

Si nous partons des forces de production, l’élément le plus dyna-mique dans le processus de production, nous constatons que pendant cette période de transition, il y a une politique systématique de conser-vation de ce qu’il a de plus avancé dans l’ancienne société (les forces productives manufacturières) et même de les développer, ce qui dans tous les cas exige un certain niveau d’investissement dans l’agricul-ture. La politique économique de cette époque comporte un dyna-misme, surtout au point de vue du développement. Les diverses me-sures appliquées donnent, malgré toutes les difficultés signalées, des résultats positifs. On assiste à une certaine reprise de la production des denrées d’exportation, tout au cours des expériences faites sous Tous-saint Louverture, Dessalines et Christophe. La politique de Dessalines se rapproche beaucoup plus d’une sorte de capitalisme d’État. La na-tionalisation des terres et la lutte pour l’élargissement du secteur pu-blic de la propriété terrienne, un strict contrôle commercial caractérisé par des mesures tendant à la fois à combattre la monopolisation du commerce local par un groupe très réduit de gros commerçants (sys-tème de consignation), à créer un secteur d’État du commerce (maga-sin du Domaine), et à fixer les prix des denrées d’exportation, tout cela donne à cette politique une orientation nettement intervention-niste.

Les résultats de cette politique économique sont encore plus mar-quants dans le royaume de Christophe. C’est aussi l’expérience qui a duré le plus, de 1807 à 1820. Voilà un régime qui, par quelques élé-ments importants (forme monarchique du pouvoir d’État, forme de la 22 Lénine, idem., pp. 357-358.

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propriété, force de la contrainte) se rapproche le plus des caractéris-tiques propres au régime féodal. Aussi existe-t-il, dans notre histoire, une tradition tenace de considérer le régime de Christophe [8] comme le type même de la féodalité en Haïti. Certes, on ne passe pas sous silence les succès économiques de ce régime surtout en comparaison avec la situation dans la République de l’Ouest et du Sud. Mais, c’est pour tout de suite faire ressortir, parfois même avec apitoiement, que ces résultats ont été obtenus au prix d’une violence inouïe et d'une fé-roce exploitation des masses populaires.

On sait déjà que les couches exploiteuses, dans leur histoire, ne favorisent pas le progrès économique sans justement l’exploitation la plus dure des masses. L’histoire des progrès économiques dans les régimes d’exploitation est aussi l’histoire du prix de sueur et de sang payé par les travailleurs. En ce qui concerne l’histoire du capitalisme par exemple, Marx, après avoir indiqué les différentes lois « sangui-naires » édictées contre le vagabondage en Angleterre à la fin du XVe

siècle et pendant tout le XVIe, signale que des lois identiques exis-taient dans plusieurs autres pays d’Europe Occidentale. Et il écrit :

« C’est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu’exige le sys-tème du salariat par des lois d’un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l’esclavage » 23.

En réalité, on peut se demander jusque dans quelle mesure la force employée pendant toute cette période n’est pas « un agent écono-mique » destiné à « abréger les phases de transition ». Certes, l’utilisa-tion de la contrainte extra-économique témoigne qu’il s’agit d’une politique qui va à l’encontre des aspirations et des intérêts immédiats des masses populaires. Mais, cela s’explique aussi par le fait que ces tentatives d’établissement de rapports capitalistes représentent une tendance encore très faible qui, à cette étape, nécessite la contrainte, toute la force de l’État pour se développer. Ce sont d’incontestables survivances de l’ancien régime colonial esclavagiste.

23 Le Capital, livre 1, tome 3, Ed. Soc., p. 178.

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En tout cas, l’époque de Christophe constitue un des rares mo-ments de l’histoire des couches dirigeantes haïtiennes où l’État joue véritablement un rôle impulsif dans le développement économique du pays. Outre les caractéristiques déjà signalées et que nous retrouvons à toutes les étapes de la période en question, (maintien de la grande production manufacturière, obligation formelle faite aux grands pro-priétaires d’investir pour le fonctionnement rentable des établisse-ments, rémunération des cultivateurs en argent), l’État sous Chris-tophe, comme d’ailleurs sous Dessalines, combat systématiquement la monoculture et encourage la diversification de la production pour ne pas trop dépendre d’un seul produit et aussi pour disposer de plus de possibilités commerciales. De nouvelles cultures et de nouveaux ins-truments de travail sont introduits. Christophe fait venir des labou-reurs anglais pour initier les travailleurs agricoles haïtiens à l’usage de la charrue. Plusieurs stations expérimentales d’élevage existent dans le Nord et le Nord-Ouest pour l’amélioration des races chevaline et ovine. La production artisanale est stimulée. Et même fonctionne une certaine production industrielle : fonderie, verrerie, industrie textile, imprimerie. Sans oublier tout l’effort éducatif et scientifique déployé dans l’État du Nord 24.

Il ne serait pas exagéré de rapprocher la politique de Christophe, tout au moins dans son aspect monétaire, de celle de l’époque du mer-cantilisme européen. Pour lui aussi, l’État fort c’est celui qui accu-mule beaucoup de monnaie. L'Angleterre est son modèle. Selon lui, ce pays est respecté à cause de la richesse monétaire de l’État anglais. Aussi veut-il que son royaume possède également une forte richesse monétaire. En fait, il s’agit bien d’une politique systématique d’accu-mulation de capital : développement agricole fondé sur la grande pro-duction manufacturière, embryon de développement industriel, exten-sion du commerce afin de vendre le plus et d’accumuler ainsi le plus de monnaie. Tout cela dans une constante perspective de défendre et de consolider l’indépendance nationale.

Malgré les succès remportés sur le plan économique, la politique de maintien de la grande production manufacturière a finalement échoué. L’assassinat de Dessalines, le 17 octobre 1806, symbolise la

24 Cf. Vergniaud Leconte, Henry Christophe dans l’Histoire d’Haïti  ; on ne connaît pas encore quelles étaient les conditions de travail dans ces diffé-rentes entreprises qui existaient dans le royaume du Nord.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 32

concrétisation de cet échec. En plus des difficultés que nous avons indiquées (manque de débouchés, manque de capitaux, résistance des masses), il faut signaler aussi, pour bien comprendre les causes de cet échec, l'action du capitalisme européen et nord-américain par l’inter-médiaire de leurs représentants directs dans le pays, les négociants consignataires étrangers. Que l’on ne s’y trompe pas, cet échec est au fond celui des couches dirigeantes. L’alliance qui avait permis, trois ans plus tôt, la conquête de l’indépendance, s’est rompue sur la ques-tion d’une politique économique, d’un développement à tendance ca-pitaliste prédominante. Les couches dirigeantes haïtiennes se révèlent donc, dès le départ, incapables d’assumer la continuation d’une poli-tique économique susceptible d’engager le pays dans une voie de dé-veloppement. En fonction de toute une série de facteurs, elles ont choisi la voie la plus facile et qu’elles suivent jusque de nos jours : celle de la complicité avec le capitalisme européen d’abord et l’impé-rialisme nord-américain ensuite pour une plus efficace exploitation des masses travailleuses. Outre l’assassinat de Dessalines, il suffit de constater comment on abandonnera par la suite tous les efforts réalisés sous Christophe. À la mort de ce dernier, les millions que contenait le Trésor Public ont été littéralement pillés par une poignée de grands fonctionnaires. La politique qui triomphe est celle de la dilapidation des richesses de l’État et du sous-développement aigu de notre pays.

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[9]

Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti

depuis l’Indépendance.)

IILA MISE EN PLACE

DU RÉGIME SEMI-COLONIALET SEMI-FÉODAL (1807-1848)

CARACTÉRISTIQUES ÉCONOMIQUES

Retour à la table des matières

À la différence de la politique d’affermage des grands domaines de l’État pratiquée par Dessalines, Pétion favorise l’appropriation des terres de l’État par des propriétaires privés. Cette appropriation se réa-lise à des niveaux divers. Tout d’abord c’est la rupture avec la ten-dance à l’élargissement du secteur public de la propriété terrienne. Toutes les terres illégalement acquises qui avaient été confisquées par Dessalines sont remises à leurs prétendus propriétaires. Ensuite par un système de grandes donations, les grands fonctionnaires civils et mili-taires reçoivent de grandes plantations d’une superficie moyenne de plus de 150 hectares. Ce sont les grands « dons ». Il y en a même qui arrivent à se tailler des domaines de 2.000 hectares ou même plusieurs domaines à la fois. Enfin, à un autre niveau, en vue surtout de garantir la grande propriété, de petites concessions de 6 à 45 hectares sont faites aux officiers de grade inférieur, aux soldats, et aux petits fonc-tionnaires civils.

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« Il est difficile d'évaluer le nombre et la superficie totale des concessions faites dans les départements de l’ouest et du sud, entre 1807 et 1817 : 150.000 à 170.000 hectares peut être, répartis entre plus de 10.000 bénéficiaires... Les terres ainsi concédées représentent environ le tiers de la superficie cultivée dans les parties de l’ouest et du sud en 1789... » 25. Après la mort de Pétion, son successeur Boyer continue, durant les premières années de son gouvernement jusqu’en 1825, la même politique de distribution dans le Nord et dans la partie de l’Est, tout en étant en général beaucoup moins favorable à l’exten-sion de la petite propriété. À partir de 1826, les donations se font de plus en plus rares. Au total, on évalue la quantité des terres ainsi dis-tribuées à « près de 200.000 hectares soit 20 à 25% de la superficie cultivable de l’ancienne partie française de St-Domingue 26.

On a beaucoup parlé de cette « réforme agraire ». L’idéologie poli-tique officielle s’appuie sur ce fait historique pour mystifier les masses, pour affirmer que notre pays ne nécessite pas à l’heure ac-tuelle des changements fondamentaux dans les relations agraires vu que, prétend-elle, c’est une tâche déjà réalisée historiquement. Quel est donc le contenu exact de cette « réforme agraire » ?

Tout d’abord, la « réforme agraire », procède à l’élargissement et à la consolidation de la grande propriété privée surtout dans les plaines. « ...On a vu une seule famille présidentielle de la grande époque héri-ter de quinze, si ce n’est plus, de ces vastes domaines, sans le morcel-lement d’un seul carreau à l’avantage de quiconque. De même on a vu toutes les autres grandes terres revenir aux premiers grands fonction-naires, ou à d’autres grands bourgeois qui les ont exploitées pendant de longues années » 27. Les meilleures terres avec tout leur système d’irrigation sont ainsi accaparées par les grands propriétaires.

Cette « réforme agraire » se réalise seulement au niveau de quelques fonctionnaires et surtout au niveau de l’armée. Dans ce cadre très limité, se crée, à côté, de la grande propriété privée, un secteur de propriétaires moyens et de petits propriétaires parcellaires. La grande masse des cultivateurs « ...devenus libres mais pauvres, ne possédant aucun élément de travail... avait assisté à la distribution des terres aux

25 Paul Moral, Le Paysan Haïtien, p. 31. 26 T. Lepkowski, déjà cité, T. 1, p. 121. 27 C. Rigaud. Promenades dans les campagnes d’Haïti, pp. 115-116.

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petits soldats... mais elle n’avait rien reçu... » 28. En fait la création de la moyenne et de la petite propriété parcellaire représente beaucoup plus une soupape de sécurité pour la grande propriété, un moyen de désamorcer les conflits potentiels au sein de l’armée.

La profonde aspiration des cultivateurs à la propriété terrienne n’est donc pas satisfaite par cette « réforme agraire ». La masse des cultivateurs sera utilisée comme force de travail sur les domaines des grands propriétaires. La terre est divisée en petits lots de deux, trois à cinq carreaux concédés à des métayers qui les cultivent selon les faibles moyens dont ils disposent. Le métayer peut lui-même engager des sous-métayers, des « valets-métayers ». La récolte produite est partagée à 50%, une partie revenant au propriétaire et l’autre au mé-tayer. Le métayer s’installe sur la plantation où il construit sa case et entretient un petit jardin. C’est le système de moitié. Certains droits qui avaient été reconnus aux cultivateurs sans terre furent annulés par le Code Rural de 1826. Sous Pétion les travailleurs ont la liberté de déplacement. Ils peuvent, dans une certaine mesure, rompre les liens de métayage et quitter la plantation. Avec le Code Rural publié sous Boyer, les travailleurs sont, par contrat, attachés à la plantation et ne peuvent la quitter pendant toute la durée du contrat. De plus, la contrainte extra-économique est de nouveau utilisée et le petit com-merce individuel interdit dans les campagnes.

[10]Avec la pratique du métayage, la propriétaire n’opère aucun in-

vestissement dans l’agriculture. « Depuis l’époque du grand partage des terres..., les cultures se faisaient sans le capital argent, au moyen de l'association du propriétaire avec le colon partiaire de moitié » 29. Ainsi est pratiquement abandonnée toute politique assignant aux grands propriétaires une certaine responsabilité dans l’entretien des terres. La grande culture manufacturière va donc disparaître au fur et à mesure, et seule reste la grande propriété.

Cette politique agraire ne contribue pas à stimuler le progrès éco-nomique du pays. Contrairement à la période Toussaint Louverture, Dessalines, Christophe, cette politique agraire bloque toutes les possi-

28 C. Rigaud, idem, pp. 121-122 ; Richard Hill, Haïti ou Renseignements au-thentiques sur l’abolition de l'esclavage. Paris, 1835, pp. 86-87.

29 C. Rigaud, idem, p. 212.

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bilités de développement de la tendance capitaliste dans l’agriculture. L’État qui à l’époque de Toussaint, Dessalines et Christophe, remplit le rôle d’un instrument dynamique impulsant le développement éco-nomique, se convertit à partir de cette politique en simple instrument de soutien du sous-développement économique du pays.

La prédominance de certains traits du féodalisme est nette dans ce régime. Sur les grandes propriétés « toute la culture... est faite au frais des « de-moitié » qui rémunèrent en outre le syndic d’irrigation, le gérant et le conducteur des travaux de l’habitation... Et, grâce à un tel système, le propriétaire réussit à exploiter sa terre sans faire la moindre avance à la culture » 30. Le grand propriétaire peut donc vivre tranquillement en ville, s’occuper de la politique et s’adonner parfois au commerce.

La petite et la moyenne propriété se trouvent dans une situation de plus en plus précaire. De nombreux propriétaires moyens à cause du faible niveau des ressources tirées de l’agriculture se voient dans l’obligation de vendre une partie de leurs terres. Les cultivateurs sans terre malgré toutes les mesures de coercition continuent à marronner les plantations des grands propriétaires et à s’installer dans les mornes élargissant ainsi le secteur de la petite production 31. Les relations entre la grande et la petite propriété sont fondamentalement déterminées par le marché d’exportation. Ce sont les grands propriétaires qui font aboutir ces denrées aux négociants des ports. L’interdiction du petit commerce dans les régions rurales, le contrôle exercé par les grands propriétaires sur les moyens de transport, l’insécurité et la répression, tout cela met la petite propriété sous la dépendance du grand « don », non seulement pour l’écoulement de ses produits, mais aussi pour l’acquisition des quelques produits de première nécessité qui lui sont indispensables. Le grand propriétaire est à la fois spéculateur, com-merçant, usurier. C’est surtout par cette dépendance commerciale que la grande propriété établit sa domination sur la petite.

30 E. Aubin, En Haïti, Planteurs d’autrefois Nègres d’aujourd’hui, p. 29 et suivantes.

31 On a calculé qu’à la fin de la présidence de Boyer, on pouvait compter près de 50.000 petites propriétés. (Voir Moral, idem, p. 45). T. Lepkowski, dans son livre déjà cité (p. 122) avance le chiffre de 46.610 petites propriétés, une pour 15 habitants vers l’année 1842. Ces deux auteurs signalent que ces chiffres sont au-dessous de la réalité.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 37

Les grands négociants des ports de mer sont en définitive ceux qui accumulent le plus de profits de tout ce système. Les mesures de contrôle commercial établies par le gouvernement de Dessalines sont toutes abolies. La liberté du commerce est proclamée. C’est le triomphe du libéralisme.

Cela permet aux grands négociants (haïtiens et surtout étrangers) de monopoliser pratiquement le commerce d’importation et d’exporta-tion. Parmi ces négociants étrangers il y a des Anglais, des Améri-cains, des Hollandais, des Allemands. « ...Les premiers européens qui se sont aventurés en Haïti après l’expulsion des Français, les Suther-land, les Balbiani, les Weber, les Price, les Roberts, les Mc-lntosh 32, les Smith, les Burrow, les Desèvre, etc., étaient des marchands bona-fides, riches eux-mêmes ou représentants des commerçants et des ma-nufacturiers européens, engageant des capitaux réels pour ouvrir des relations commerciales avec un pays tout neuf où les premiers arri-vants étaient certains de réaliser de superbes bénéfices... » 33.

Au cours de cette première période, ces négociants étrangers ne s’établissent pas sans peine dans le pays. Ils doivent en effet lutter contre une certaine tendance normale à limiter l’influence de l’étran-ger dans la vie nationale de la part de l’État lui-même, contre une cer-taine méfiance généralisée, encouragée d’ailleurs par les quelques grands négociants haïtiens qui supportent très mal cette concurrence. Mais avec tout l’appui dont ils disposent, et grâce aussi au libéralisme économique pratiqué par l’État, les grands négociants étrangers fi-nissent par s’imposer et par contrôler tout le commerce national d’im-portation et d’exportation.

Le régime économique mis en place dans le pays constitue donc, dans une certaine mesure, un recul sur le plan des forces de produc-tion et du système d’organisation de la production. En effet, ce nou-veau régime est incapable de maintenir et de permettre le développe-ment des formes avancées de production que comportait la manufac-

32 Mc-lntosh a participé au complot contre Dessalines en fournissant les pre-miers fonds. Voir Madiou, Histoire d’Haïti.

33 H. Price, De la Réhabilitation de la Race Noire par la République d’Haïti, p. 654. D’après Charles Malo, cité par H. Trouillot, E. Trouillot et C. Pres-soir dans Historiographie d’Haïti (Mexico, 1953), « dans la République seule, on comptait à la mort de Pétion pour six millions de livres sterling de propriétés anglaises y compris les vaisseaux. »

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ture du sucre, du café, du coton... Les grandes plantations vont prati-quement disparaître. Le café quoiqu’en baisse devient, avec les bois précieux, les principaux produits d’exportation. C’est qu’il a non seulement des débouchés assurés, mais aussi il s’accommode beau-coup plus facilement à la moyenne et à la petite exploitation des mornes. Quant à la coupe des bois précieux pour l’exportation, les conditions dans lesquelles elle est réalisée dénotent bien un certain caractère déprédateur de ce régime économique. Il n’existe en effet aucune politique systématique de reboisement. On se contente d’abattre les bois et de les livrer au commerce 34. Il s’agit donc du triomphe d’une tendance contraire au développement du pays.

Le surproduit créé par les cultivateurs est accaparé par les grands propriétaires fonciers, par les négociants et par l’État soit sous la forme de rente typiquement féodale puisque, nous l’avons vu, les grands propriétaires n’investissent pas dans l’agriculture, soit dans le processus de commercialisation des denrées d’exportation ou de vente aux travailleurs des marchandises importées de première nécessité, soit sous forme d’impôts toujours établis « en déduction du prix payé aux paysans ».

La contradiction fondamentale se déroule donc autour de la ques-tion de la terre et en même temps autour de celle des prix des denrées et des marchandises achetées par les paysans. C’est la question de l’existence de la petite propriété, de son extension de sa possibilité de conserver le surproduit, autrement dit de la vigueur de la petite et de la moyenne exploitation. Naturellement tout cela ne peut se faire sans mettre en cause la domination de la grande propriété semi-féodale et des grands négociants. Les intérêts des cultivateurs sans terre, des « de-moitié », des propriétaires moyens et des petits propriétaires entrent en contradiction irréconciliable avec ceux des grands proprié-taires, des grands négociants et naturellement avec ceux de l’État qui lui-même est grand propriétaire et défend les intérêts, des privilégiés.

D’autres contradictions, mais secondaires, existent : contradiction entre commerçants de différentes nationalités par suite des rivalités commerciales internationales, contradiction entre commerçants étran-gers et commerçants nationaux, contradiction entre divers groupes de propriétaires fonciers. Cette dernière contradiction s’explique soit par

34 Se rappeler comment Dessalines s’opposait au commerce du bois.

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[11] l’inégalité des capacités économiques et des types d’exploita-tion 35, soit par des particularismes locaux hérités de la structure colo-niale et donnant naissance à diverses forces centrifuges, soit enfin par des rivalités dues au problème du préjugé de couleur, autre héritage du système colonial esclavagiste. Le développement de ces différentes contradictions secondaires, et parfois même de leur acuité, fait sou-vent perdre de vue la contradiction principale entre la grande masse des cultivateurs (paysans sans terre, de-moitié, petits propriétaires,

35 En général, on a tendance à présenter historiquement les propriétaires fon-ciers comme un bloc homogène du point de vue économique. La seule divi-sion admise jusqu'ici est celle basée sur la couleur : les 2 aristocraties noire et mulâtre luttant entre elles pour l'hégémonie. En fait, si tous les proprié-taires fonciers bénéficient à la fois des rapports arriérés d'exploitation et des liens de la domination semi-coloniale, on peut cependant, à l’intérieur de l'ensemble de cette catégorie sociale, établir des distinctions suivant les ca-pacités économiques déterminées par les types d’exploitation agricole, la qualité et la position des terres possédées, le degré des liaisons directes avec l’appareil d’État et la grosse bourgeoisie commerçante. Par exemple, en lisant Richard Hill (op. cit.) ou en dépouillant les avis de vente des journaux, on constate l’existence de propriétaires fonciers possesseurs de grandes plantations (parfois de plusieurs), bien entretenues, avec du matériel en as-sez bon état (matériel soit réparé, soit nouvellement acquis). Il s’agit surtout d'habitations situées dans les plaines bien arrosées, proches des villes et plantées en canne. Il y en a même qui disposent de leurs propres moyens de transport (goélette). Incontestablement, ce ne sont pas tous les propriétaires fonciers qui bénéficient de tels avantages. Il y en a qui s’enrichissent beau-coup plus que d’autres, beaucoup plus que ceux qui ne détiennent pas de capitaux, possèdent des terres moins productives éloignées des centres ur-bains, et ne sont pas très étroitement liés à l’appareil d’État et à la grosse bourgeoisie commerçante. Cette différenciation semble s'être maintenue pendant tout le dix-neuvième siècle et, avec des fortunes diverses, jusque de nos jours.

La ligne de clivage établirait une distinction non seulement entre grands propriétaires fonciers et propriétaires fonciers moyens (il s'agit ici d’une distinction quantitative sur la base de la quantité de terre possédée) mais passerait aussi à l'intérieur même de la couche des grands propriétaires fon-ciers (distinction qualitative sur la base du revenu et de la multiplicité des fermes d’activité). Il s'agit d’une hypothèse de recherche qui, si elle se véri-fié, expliquerait de manière plus approfondie bien des aspects des rivalités entre les couches dirigeantes dans notre histoire. Par exemple cela permet-trait aussi de comprendre pourquoi dans les luttes qui se sont déroulées sous la bannière de « la question de couleur », il y a toujours des regroupements de forces et d’intérêts qui s'opèrent au-delà des considérations strictement

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 40

paysans moyens) d’une part et la poignée des grands propriétaires et des grands négociants de l’autre.

La prétendue contradiction séculaire entre bourgeoisie commer-çante nationale et féodalité qui serait le moteur des luttes politiques de notre pays ne correspond pas à la réalité historique. Il s’agit d'une in-terprétation tendant à expliquer le développement de l’histoire natio-nale suivant le schéma d’évolution de certaines sociétés féodales d’Europe. En fait, dans notre pays, une étroite liaison existe dès le dé-part entre grands propriétaires fonciers féodaux et grands commer-çants. Toute notre histoire témoigne de cette alliance clairement mani-festée dans le complot contre Dessalines et maintenue en vigueur de-puis lors. Les grands commerçants haïtiens cherchent sans aucun doute à limiter l’influence de leurs collègues étrangers et aspirent à prendre la place de ces derniers. Il y en a même qui représentent eux aussi des maisons commerciales étrangères 36. La contradiction ne se situe pas entre commerçants en général et féodaux, mais plutôt entre, d’une part, les grands négociants, en majorité étrangers, alliés aux grands propriétaires fonciers féodaux et, d'autre part, les commerçants haïtiens qui en général n’occupent pas dans le commerce une position dominante. Nous ne retrouvons donc pas la contradiction bourgeoisie commerçante-féodalité. De plus quand on songe que dans bien des cas, les commerçants haïtiens sont aussi propriétaires fonciers féodaux et participent donc à l’exploitation semi-féodale, on comprend pour-quoi ils n’ont pas pu lutter contre l’alliance entre le gros commerce étranger et la grande propriété foncière féodale.

Le régime économique qui s’installe donc est un régime semi-féo-dal dans le sens de la prédominance de certains rapports typiquement féodaux qui eux-mêmes coexistent avec des relations marchandes in-tégrées dans le circuit du capitalisme international. C’est également, à cause précisément de son rôle dans le commerce international, un ré-gime semi-colonial. Si ces caractéristiques résultent en définitive de la nature du régime colonial esclavagiste, il n’en est pas moins vrai que la mise en place de ces structures semi-féodales et semi-coloniales s’est réalisée à travers une lutte tenace entre les diverses tendances nées des particularités de l’établissement et de la chute du régime co-lonial esclavagiste à Saint-Domingue. C’est surtout en ce sens qu’on

coloristes.36 La maison Dupuis, représentant de la maison anglaise Lloyd.

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ne peut pas prétendre que l’esclavage colonial a donné automatique-ment naissance à un régime féodal dans notre pays. Une telle affirma-tion ne répond pas non plus à la réalité historique 37.

Ce régime semi-féodal et semi-colonial est incapable dès le départ de promouvoir un développement économique véritable. Il s’agit de la mise en place d’une certaine forme d’économie marchande (grande et petite) dans le cadre du maintien des formes arriérées et routinières de production. Il s’agit donc d’une dynamique de sous-développement. Le caractère semi-colonial du pays va être renforcé par la politique d’indemnisation des anciens colons pratiquée par Boyer. Par les em-prunts contractés pour payer les indemnités, la France va établir sa domination financière et commerciale et ainsi seront détournés, au profit du capitalisme français, une bonne partie des ressources natio-nales qui auraient pu servir au développement du pays. De plus, l’in-terdiction du droit de propriété par les étrangers limite beaucoup les possibilités d’investissement de ces derniers dans le pays.

LES MOUVEMENTS DES MASSES

La lutte des masses populaires a été vive contre ce régime. Deux grands mouvements paysans marquent cette période. Le second, celui d’Acaau, se déroule dans le cadre de la première grande crise du ré-gime semi-féodal et semi-colonial et représentera l'expression la plus caractéristique de cette crise.

Tout de suite après la mort de Dessalines, les paysans de la région de Jérémie, sous la direction de Jean Baptiste Goman, un ancien com-battant des guerres de l’indépendance, se soulèvent pour la satisfac-tion de leurs revendications agraires. Pendant 12 ans, Goman a su ins-taller dans les montagnes de la Hotte un véritable État organisé par les cultivateurs eux-mêmes. Les adversaires de Goman ont eux-mêmes reconnu, au cours des campagnes militaires menées contre lui, la pros-

37 Voir Gérard Pierre-Charles, L’Économie Haïtienne et sa voie de Dévelop-pement, Paris, 1967, « Gestation de la société féodale » (p. 18 et suivantes) ; — Victor Redsons, Genèse des Rapports Sociaux en Haïti, pp. 24 et suiv. Pierre-Charles a rectifié cette thèse dans plusieurs autres études publiées par la suite, notamment dans son article déjà cité paru dans la Nouvelle Optique.

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périté de cet État 38. On a même signalé l’existence d’un certain com-merce fait par les paysannes qui allaient vendre en ville les denrées agricoles produites dans la région contrôlée par Goman et, avec l’ar-gent ainsi obtenu, achetaient les marchandises nécessaires aux cultiva-teurs révoltés.

Il est difficile, dans l’état actuel de la documentation, de préciser la nature des relations de production établies dans l’État de Goman. Ce-pendant, sur la base de l’aspiration des cultivateurs à la propriété, sur la base aussi de certaines expériences tentées par les cultivateurs pour exploiter des terres en commun en constituant à cette fin des formes d'organisation fortement hiérarchisée, on peut penser que la grande propriété n’existait pas et que la terre appartenait aux cultivateurs. Ne faut-il pas voir dans l’expérience Goman la concrétisation de la ten-dance des masses qui luttent pour une autre voie de développement authentiquement démocratique, sans la grande propriété ?

Entre le soulèvement de Goman et celui d’Acaau se déroulent des résistances sporadiques, expression incontestable du mécontentement des cultivateurs à l’endroit de la politique agraire appliquée par les couches dirigeantes du pays après la mort de Dessalines.

Dans le Nord, en mai 1807, un cultivateur, ancien soldat, nommé Mayer, organise dans la région du Gros-Morne, la révolte d’« un grand nombre d’habitants et de cultivateurs » 39 contre la politique de Christophe. Des soldats mobilisés pour aller écraser l’insurrection se soulèvent sous la direction d’un des leurs, Jean-Louis Rebecca, et dé-clarent leur appui à la rébellion des cultivateurs. Ce mouvement s’in-tégrera par la suite dans le cadre des rivalités entre Pétion et Chris-tophe. Cependant il indique bien l’état d’esprit des cultivateurs. Chris-tophe sera obligé d’en tenir compte. Vers la fin de son règne, il modi-fie quelque peu sa politique agraire et accorde de petites concessions aux officiers et soldats de son armée, suivant leur grade, de 1 carreau au soldat jusqu’à 20 carreaux au colonel 40.

38 Voir Beaubrun Ardouin. 39 Auguste MAGLOIRE, Histoire d’Haïti, t. 1, p. 267. 40 Cela montre bien, comme nous l'avons déjà signalé, les contradictions de la

politique de Christophe qui, tout en conservant la grande production manu-facturière, est obligé, bien tard il est vrai, de tenir compte, dans une certaine mesure, des aspirations des cultivateurs à la petite propriété.

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En juin 1811, tandis qu’on organise la répression contre les pay-sans soulevés dans les mornes de la Hotte, une révolte de soldats se-coue la région des Cayes. Ceux-ci dénoncent leur situation de misère et de privation, et accusent les grands propriétaires, Rigaud, Borghel-la, chefs du département du Sud, d’être responsables de leurs souf-frances. [12] Conduits par Attis, Papillon, Pierre Marie, les insurgés pénètrent dans la ville des Cayes où ils s’emparent de l’Arsenal et en-suite attaquent la maison de Rigaud. Des forces rapidement improvi-sées repoussent les assaillants et il s’ensuit une féroce répression. Le fait que les soldats révoltés avaient été cantonnés dans la Grand’Anse et que l’attaque contre la ville des Cayes a eu lieu juste au moment où les forces de Rigaud étaient mobilisées dans une campagne contre Go-man, montrent bien l'influence du mouvement de Goman dans le dé-roulement de cette révolte.

Au cours de la longue présidence de Boyer, à part la tentative avor-tée d’assassiner Boyer et Inginac et de soulever les cultivateurs de la région de Léogâne, il n’y a pas eu de mouvement paysan caractérisé 41. La politique de caste appliquée par Boyer, le caractère autocratique, militariste, obscurantiste et anti-national du pouvoir, tout cela vient aggraver considérablement l'exploitation et l'oppression des cultiva-teurs de toute condition. La baisse de la production, l’augmentation des impôts, la hausse des prix 42, généralisent le mécontentement. La crise de 1843-1848 est le résultat de toute cette politique.

Cette crise est caractérisée, sur le plan politique, par l'affrontement entre elles des diverses couches dirigeantes et aussi par la lutte d’un large secteur des masses populaires contre les fondements du système établi. La participation autonome d’une forte partie des masses popu-laires dans la lutte politique pour la satisfaction de leurs revendica-tions spécifiques fait de cette crise l’une des plus profondes qui ait secoué le régime semi-féodal et semi-colonial haïtien.

41 La protestation paysanne se manifestait néanmoins sous d’autres formes, marronnage, refus de travailler sur les grandes habitations... (cf. BONNET, Souvenirs Historiques, p. 337).

42 F.E. Dubois, dans Précis Historique de la Révolution Haïtienne de 1843, Paris 1866, p. 53, signale la détérioration de la situation des travailleurs par suite de « la diminution du prix des produits indigènes » et « la hausse des marchandises étrangères ».

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Au niveau des couches dirigeantes, le groupe politique le plus ac-tif, qui d’ailleurs dirige la lutte contre le gouvernement de Boyer, est celui des libéraux représentant certains propriétaires fonciers et quelques commerçants. Ce libéralisme beaucoup plus manifesté sur le plan politique que sur le plan économique vise surtout à détruire le caractère militariste, autocratique, gérontocratique et obscurantiste du pouvoir. Ensuite, vient un courant groupé autour de la famille Salo-mon qui combat fermement le caractère de caste de la politique du gouvernement de Boyer, et qui attaque en général la position domi-nante des propriétaires mulâtres.

En troisième lieu vient un courant régionaliste formé par le groupe des propriétaires fonciers du Nord, anciens partisans de Christophe, qui nourrissent une tendance très marquée à constituer un État séparé dans le Nord. Et enfin, le groupe des anciens partisans de Boyer, for-mé par quelques grands anciens fonctionnaires qui, par leur expé-rience politique et par leur position administrative, jouent encore un rôle important dans la vie du pays.

L’alliance constituée en vue de renverser le gouvernement de Boyer est vite brisé. Une fois l’objectif immédiat atteint, ces divers groupes entrent en conflit pour la satisfaction de leurs intérêts spéci-fiques. Les libéraux, une fois au pouvoir, non seulement ont été inca-pables de donner une véritable issue démocratique au mouvement, mais, par peur des masses, ont appliqué la même politique de Boyer (autocratique et militariste) qu’ils avaient dans le temps dénoncé avec tant de vigueur. C’est dans ce cadre de déception qu’éclate l’insurrec-tion de Castel Père, expression du mécontentement du courant Salo-moniste. L’échec de cette révolte contribue à favoriser l’éclosion de la guerre des Piquets 43.

Ayant constaté comment la politique libérale se préoccupe très peu de satisfaire les revendications fondamentales des masses et de tenir les promesses qui avaient été faites lors de la mobilisation générale contre Boyer, les paysans de la

43 Le mouvement de Castel Père éclate sur le domaine des Salomon le 31 juillet 1843. En septembre de la même année, les Salomon sont déportés dans la partie orientale de l’île, ainsi que deux régiments, l’un cantonné aux Cayes et l’autre à Jérémie.

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région des Cayes sous la direction de Jean-Jacques Acaau et ceux de la région de Jérémie sous celle de Jeannot Jean François (connu dans la lutte sous le nom de Jeannot Moline) entreprennent une guerre populaire qui va laisser sa marque sur toute la seconde moitié du XIXe

siècle. Parmi les revendications du mouvement figurent : la possession de la terre, l’obtention de prix plus avantageux à la vente des denrées paysannes et à l'achat des marchandises d’importation, le retour des membres de la famille Salomon en exil, l’accession d’un noir à la pré-sidence du pays. Propriété foncière féodale, activité des spéculateurs et des gros commerçants, politique de caste, ce sont donc des aspects fondamentaux de la domination semi-féodale et semi-coloniale que le mouvement d’Acaau et de Moline met ainsi en cause.

L'alerte est chaude. Après une rapide campagne, les troupes d’Acaau occupent la ville des Cayes. Plusieurs familles mulâtres de la région, apeurées par le mouvement populaire, émigrent en masse et s’en vont à la Jamaïque 44. Face à cette situation les grands proprié-taires de tous les groupes, nuances et tendances réalisent une sainte alliance pour combattre Acaau et Moline et sauver ainsi la domination des grands dons et des gros négociants.

Aucun moyen n’est négligé pour parvenir à cette fin. Pendant deux ans, les couches dirigeantes utilisent contre les forces populaires soit la lutte ouverte, soit les compromissions et les manœuvres de division. Ainsi l’objectif sera atteint. On finit par vaincre le mouvement pay-san 45.

44 José L. FRANCO, Revoluciones y Conflictos Internacionales en el Caribe, 1789-1854, p. 221.

45 Le 11 mars 1846, sur l’habitation Joly dans la région de l’Anse-à-Veau, Acaau, traqué par les généraux Thélémaque et Philippeaux, se loge une balle dans la tête pour ne pas tomber vivant aux mains de ses ennemis. Tous les auteurs ne concordent pas sur l’endroit exact. On parle aussi de l’habitation Brossard, toujours dans la région de l’Anse-à-Veau. « Une terrible répres-sion s’abat sur la région » signale P. Moral (déjà cité). De la mort d’Acaau au 25 août 1846, date du retour de Riché à Port-au-Prince de sa tournée de « pacification » dans le Sud, les couches dirigeantes haïtiennes mènent le combat répressif contre les Piquets dans les zones suivantes : Port-à-Piment, Camp-Perrin, Port-Salut, Pestel, Platons, Coteaux, Fonds-Bleu, Duranton, Plymouth. C’est donc une vaste zone du département du Sud qui est affectée par cette « terrible répression ». (Voir E. ROBIN, Abrégé de l’Histoire d’Haïti).

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Cet échec s’explique par diverses raisons. Mais il nous faut surtout retenir le double isolement de la révolte des Piquets. L’isolement géo-graphique dû à la localisation de la guerre à la seule partie sud du pays. Et aussi un isolement politique du fait de l'inexistence d’une avant-garde politique capable de prendre la direction de la lutte et d’en faire aboutir les revendications. Aucun des autres courants poli-tiques existant à cette époque n’est naturellement intéressé, et pour cause, à la satisfaction des revendications fondamentales de la paysan-nerie.

On a beaucoup discuté des rapports que, soit le groupe des anciens boyeristes (dirigé par les Ardouin), soit le groupe des salomonistes (insurrection de Castel Père) ont entretenu avec le mouvement d’Acaau. Les auteurs, suivant leurs tendances politiques, insistent sur l’un ou l’autre aspect de ces relations. En général, il s’agit dans tout cela de diminuer l'importance du mouvement paysan, d’en atténuer l’autonomie des revendications et la netteté du contenu, de répandre l’idée qu’Acaau n’était qu’un simple instrument entre les mains de l’un ou l’autre courant politique groupé soit autour des Ardouin, soit autour des Salomon.

L’idéologie officielle actuelle dite « idéologie des classes moyennes » veut retrouver une profonde solidarité d’intérêts entre le soulèvement de Castel Père et le mouvement d’Acaau. Elle fonde sa thèse sur les revendications politiques présentées par les paysans du Sud (retour des membres de la famille Salomon, accession d’un noir à la présidence). Elle s’appuie aussi sur le fait que des paysans qui avaient participé à la révolte de Castel Père jouent un rôle très actif dans l’insurrection des Piquets.

Dans la situation créée par la crise de 1843, les divers courants po-litiques qui s’affrontaient ont tous recherché dans une certaine mesure l’appui des masses, ont tous tenté de canaliser cet appui dans un sens favorable à leur action politique. C’est dans ce cadre qu'il faut voir les relations entre le mouvement d’Acaau et les courants politiques rivaux au sein des couches dirigeantes.

[13]De plus, dans la mesure où il se pratique une politique de caste en

faveur de l’oligarchie mulâtre, il existe alors une base objective pour une alliance entre propriétaires fonciers noirs, couches moyennes

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noires et masses noires victimes, à des degrés divers, d'une même op-pression 46. Ainsi, il a effectivement existé une certaine solidarité entre le mouvementée Castel Père et celui d'Acaau. Mais cette alliance à cause même de sa nature ne peut être qu’éphémère. Les propriétaires fonciers noirs ne visent en général qu’à établir un nouvel équilibre avec l’aristocratie mulâtre, c'est-à-dire, à s'approprier une part plus large du surproduit créé par les cultivateurs. Aussi, quand les cultiva-teurs affirment leur indépendance et posent leurs propres revendica-tions qui attaquent les fondements même de l’exploitation semi-féo-dale et semi-coloniale, tous les bénéficiaires du régime, blancs, noirs, mulâtres, s’unissent pour sauver leurs intérêts communs menacés. C’est ce que fit Salomon, et c’est ce que comprit Acaau quand il affir-ma : « Nègre riche sé mulâtre, mulâtre pauvre sé nègre. »

Comparativement au mouvement de Goman, la lutte d’Acaau et Moline, surtout dans les premiers moments, développe beaucoup plus l’offensive. Acaau et Moline, en effet, ne se cantonnent pas à une seule région. Des Cayes et de Jérémie, la marche des troupes pay-sannes révolutées arrive jusqu’à Miragoane. Cependant, contrairement à Goman, Acaau et Moline, après cette première période de brillante offensive, démobilisent en quelque sorte leurs partisans, et entrent dans le jeu de la politique des couches dirigeantes.

On a toujours laissé entendre que ce qu’on appelle la politique de doublure est le résultat du machiavélisme et de l’égoïsme de caste de l’oligarchie mulâtre pour conserver sa position. En réalité cette poli-tique est fondamentalement dirigée contre le mouvement paysan. Il s’agit tout d’abord de briser l’alliance entre le mouvement de Acaau et 46 À ce compte, il importe de signaler le caractère positif d’une telle alliance

favorisant momentanément la mobilisation paysanne et le rôle dynamique que peut jouer dans une conjoncture donnée la lutte contre le préjugé de type raciste véhiculé par le secteur mulâtre des grands propriétaires fonciers allié aux grands commerçants qui d’ailleurs finissent toujours par s’entendre avec le groupe hégémonique des propriétaires fonciers. Cependant, cela ne pré-munit pas des confusions propres à toute idéologie à caractère unanimiste dans une société de classes. Là justement réside le danger que comportent de telles alliances. En 1844-1846, à la faveur précisément de ces confusions, les couches dirigeantes ont pu récupérer une bonne partie du mouvement d’Acaau, diviser la mobilisation populaire pour mieux l’écraser par la suite et garantir ainsi le maintien du système en place. Cent ans après, en 1946, les couches dirigeantes utiliseront ces mêmes confusions pour affaiblir la poussée démocratique dans le pays.

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celui de Castel Père, d’isoler l’insurrection paysanne pour la vaincre le plus rapidement. De plus, cette politique vise aussi à neutraliser les tendances séparatistes des propriétaires fonciers du Nord, en permet-tant à un représentant de ces derniers d’accéder au poste le plus élevé de la direction de l’appareil d'État, et en même temps en leur confiant la tâche de conduire les opérations en vue de liquider le mouvement populaire.

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[14]

Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti

depuis l’Indépendance.)

IIIEXTENSION DE LA PETITE

EXPLOITATION ET DÉBUTSDE LA PÉNÉTRATION CAPITALISTE

ÉTRANGÈRE DANS L’AGRICULTURE(1848-1915)

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La défaite du mouvement insurrectionnel d’Acaau crée les condi-tions permettant de résoudre pour le moins temporairement cette pre-mière crise des structures que traverse le régime semi-féodal et semi-colonial haïtien. En effet une année après son accession au pouvoir, Soulouque a pratiquement jugulé la crise. Par un jeu d’équilibre entre les différents clans rivaux des couches dirigeantes, et par une politique d’intégration au nouveau pouvoir de certains anciens chefs du mouve-ment populaire, le gouvernement de Soulouque, en s’appuyant sur le courant des « salomonistes » parvient à réduire au silence tous les autres groupes et tendances politiques.

L’exposé des raisons qui ont porté Soulouque à s’appuyer sur les « salomonistes » n’entre pas dans le cadre de cet essai. Cependant les conséquences de ce choix sont claires et vont exercer une grande in-fluence dans le déroulement ultérieur de la vie politique haïtienne, par l’établissement d’un nouvel équilibre de forces entre deux secteurs de l’oligarchie. Le gouvernement va systématiquement favoriser, dans le cadre du système économique en place, le renforcement et l’élargisse-

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ment des positions du secteur noir de l’aristocratie. C’est donc une première variante de la politique dite « noiriste ».

Les deux principaux instruments de cette politique sont la terreur et l’enrichissement des grands fonctionnaires par le pillage systématique de l’État. La terreur est dirigée soit par Similien, le chef d’un corps spécial de répression dénommé les Zinglins, soit par Soulouque lui-même. Dans le Nord, à Port-au-Prince, dans le Sud, partout tombent des victimes de la répression.

D’un autre côté, s’institutionnalise le pillage de l’État grâce aux grandes faveurs accordées par le chef de l’État à ses proches collabo-rateurs. Le monopole d’État sur l’exportation du café et des bois, l’établissement de l’impôt du cinquième, les commandes d’État, re-présentent pour les membres du gouvernement autant de sources d’en-richissement effréné. C’est Delva, un ancien ministre de Soulouque, qui l’avoue en ces termes : « Je ne nie point avoir reçu de grandes fa-veurs de l’ex-empereur ; qu’y aurait-il là d’étonnant, lorsqu’il a fait la fortune de beaucoup de gens... » Les détournements de fonds se chiffrent à des millions. Naturellement, de grandes maisons commer-ciales étrangères sont mêlées à ces déprédations. On cite particulière-ment les maisons anglaises telles que la Société Lloyd et Cie et aussi la maison Brown. On comprend donc pourquoi des chroniqueurs étrangers qui en général ne sont favorables ni au gouvernement, ni au pays, affirment que Soulouque avait une prédilection pour les Anglais et qu’en retour ces derniers avaient une bonne opinion de lui. C’est surtout à partir de ce moment que s’établit la corruption systématique de l’appareil d’État par les grands commerçants. Les concussions, les malversations, les déprédations au profit des grands fonctionnaires et des gros négociants deviennent des éléments coutumiers de la vie po-litique du pays.

Les propriétaires fonciers semi-féodaux (noirs ou mulâtres) sont incapables de pratiquer une véritable politique de contrôle du com-merce d’importation et d’exportation en vue d’un développement éco-nomique ou d’une simple régularisation des prix au profit des intérêts populaires. Ils ne le peuvent pas parce qu’ils sont partie prenante dans l’activité commerciale des grands négociants. L’expérience de Sou-louque prouve que dans le cadre de la structure semi-féodale et semi-coloniale, le contrôle d’État sur le commerce d’importation et d’ex-portation, pratiqué par les propriétaires fonciers semi-féodaux à la di-

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rection de l’appareil d’État, aboutit en définitive à l’enrichissement du groupe au pouvoir et de quelques gros négociants liés à ce groupe, au détriment d’autres propriétaires fonciers et d’autres gros négociants non directement liés au pouvoir ou même temporairement en conflit avec lui.

[15]

LA PETITE EXPLOITATION :UNE DIFFICILE CONSOLIDATION

Du point de vue du développement des relations agraires, nous as-sistons tout au cours de cette période, d’une part, à une relative exten-sion de la petite exploitation et, d’autre part, aux débuts d’un mouve-ment d’investissements, particulièrement étrangers, soit dans l’agri-culture en vue de promouvoir la grande culture, soit dans d’autres do-maines de l’activité économique. La pénétration impérialiste s’initie donc au moment où se manifeste avec une certaine vigueur la ten-dance à l’élargissement de la petite économie marchande au détriment de la grande propriété féodale privée et publique. Cette poussée de la petite exploitation accentuée d’ailleurs par la rapide augmentation de la population, est au cœur des problèmes agraires qui se posent au cours de cette période.

En général, cette extension de la petite propriété ne se fait pas sous l’impulsion de l'action de l’État. Les dispositions prises par Geffrard en 1862 et par Salomon en 1883 ne parviennent pas à créer un courant officiel d’encouragement à l’expansion de la petite propriété 47. En 47 En 1862, le Président Geffrard limite à cinq carreaux (soit environ 6 ha) les

concessions possibles sous forme de vente ou de fermage. (Voir PIERRE-CHARLES, La Economia Haitiana y su Vie de Desarrollo, p. 49). Plus tard par la loi du 26 février 1883, Salomon met à la disposition des petits cultiva-teurs, à condition de les exploiter, des terres du domaine public, d’une su-perficie de 3 à 5 carreaux la portion (soit environ 4 à 6 ha). L'arpentage est aux frais des bénéficiaires. Cette mesure a eu une portée très limitée. À peine 800 concessions ont été faites. Il est prévu l'annulation de la conces-sion si le terrain n’est pas mis en exploitation après un certain délai. En 1908, sous le gouvernement de Nord Alexis, une autre loi est promulguée prévoyant aussi des distributions de terres aux paysans. Mais elle ne fut ja-mais appliquée. (Voir DALENCOUR, ouvrage déjà cité). Les défenseurs du

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fait, celle-ci se réalise soit par les ventes entre particuliers et soit sur-tout par l’occupation illégale. À propos de ces ventes, un auteur écrit : « Ce n’est que vers 1860 que les Pierre, les Paul, les Jean, les Cou-loutte ont commencé à se montrer à l’horizon comme propriétaires sur les habitations de la plaine... Il faut estimer à plus de 10.000 carreaux les terres de ces domaines qui ont passé aux paysans rien que dans l’Ouest. Il a fallu des années pour la division de ces blocs autrefois importants. Que les ventes aient été régulières ou douteuses, comme on le prétend, il n’en est pas moins vrai que ce morcellement est un fait constant. » 48.

Mais l’occupation de facto des terres du domaine public, particu-lièrement dans les mornes, a été l’expression la plus marquante de cette poussée de la petite propriété. Vers la fin du XIXe siècle, l’État évalue à deux millions de carreaux l’étendue des terres du domaine public. Cependant dans certaines régions où il se déclare légitime pro-priétaire, il lui est de plus en plus difficile de faire valoir ses droits. Il faut souligner que l’insécurité chronique, l’anarchie administrative, le recrutement forcé, favorisent l’établissement « de facto » des paysans dans les mornes où ils se trouvent relativement à l’abri de tous ces abus. Cette forme d’extension de la petite propriété menace donc de plus en plus la grande propriété de l’État.

Celui-ci, vu son essence semi-féodale et semi-coloniale, favorise constamment la grande propriété semi-féodale. Aussi, cette dernière (privée ou publique), tout en perdant du terrain, n’en demeure pas moins très forte. La politique d’affermage ou de vente des terres do-maniales à des prix dérisoires au profit des grands fonctionnaires de l’État ou d’autres privilégiés permet une certaine consolidation du

système actuel s’appuient sur ces diverses mesures pour soutenir qu'il n’existe pas de problème agraire en Haïti. Naturellement, ils ne posent pas la question du point de vue de l'existence de la grande propriété foncière et des rapports arriérés. « Nous ne disons pas : « les paysans ont peu de terre et il leur en faut davantage ». Nous disons que la grande propriété foncière est la base de l’oppression qui étouffe la paysannerie et la condamne à un état d’infériorité. Que les paysans aient peu ou beaucoup de terre ce n'est pas là l’essentiel. À bas le servage ! Voilà comment se pose la question du point de vue de la lutte révolutionnaire et non de celui des fonctionnaires qui se de-mandent combien les paysans ont de terre et selon quelle norme il faut la leur répartir ». Lénine, Œuvres, Tome 24, p. 287.

48 RIGAUD, idem, p. 116.

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secteur de la grande propriété semi-féodale. On situe entre 93.000 à 120.000 hectares la quantité de terres affermées à 2.100 fermiers au prix dérisoire de trois gourdes par carreau au maximum 49.

Le renforcement de la grande propriété s’opère aussi par l’accen-tuation de la différenciation dans les campagnes. L’extension de la petite exploitation marchande entraîne constamment un nécessaire regroupement de la propriété au profit d’une catégorie de paysans. Ce phénomène s’observe beaucoup plus dans les mornes où justement s’étend la petite production marchande d’une façon plus caractéris-tique. « Surgit-il au fond des mornes, un homme plus actif et plus tra-vailleur que les autres, il arrondit promptement son petit bien... » La couche de « grands paysans propriétaires » contrôle pratiquement la vie des campagnes. Elle « concentre en elle tous les moyens d'in-fluence, étend ses alliances, accroît sa richesse terrienne, s’élève dans la hiérarchie militaire, s’impose à la masse par ses superstitions aussi bien que par ses plaisirs ; à la fois chefs de section, généraux, maîtres gagaire et papalois » 50. Dans les mornes du Sud et du Nord particuliè-rement, on trouve bien définie cette couche de paysans riches, grands propriétaires parfois de domaines caféiers de 100 à 150 carreaux.

L’extension de la petite propriété et de la petite production mar-chande entraînent un remarquable développement des denrées d’ex-portation, particulièrement du café et des bois de teinture. Les chiffres records pour l’exportation du café sont les suivants : 1860, 60 millions de livres ; 1863, 71 millions de livres ; 1875, 72 millions ; 1890, 79 millions. Les bois de teinture passent de 19 millions de livres expor-tées en 1842 à 321 millions en 1880. D’autres produits, tels par exemple le cacao, le coton connaissent aussi un certain essor.

Ce développement du commerce d'exportation indique l’élargisse-ment de l’agriculture commerciale, exprimé d'ailleurs par la pénétra-tion plus profonde du commerce dans les campagnes. Contrairement au Code Rural de 1826 qui interdisait le petit commerce dans les cam-pagnes, celui de 1864 y autorise l’activité commerciale des « paco-tilleurs patentés, domiciliés dans les bourgs ». C’est cette commercia-lisation de plus en plus large de l’activité agricole qui accentue la dif-férenciation dans les campagnes, favorise la formation de cette couche

49 MORAL, idem, p. 56. 50 E. AUBIN et C. p. 127. RIGAUD, ouvrages déjà cités. Rigaud, p. 127.

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de « grands paysans propriétaires » et aggrave l’appauvrissement des petits propriétaires et des autres catégories de cultivateurs. L’action oppressive de l'État semi-féodal et semi-colonial (fiscalité abusive, insécurité chronique, terrorisme militariste) vient aggraver la situation des cultivateurs.

« ...L’organisation du commerce rural achève de placer le paysan sous la dépendance du citadin. Le colportage dans les marchés ruraux officiel-lement autorisé après 1863 désorganise les fragiles économies paysannes. Les procès et les dépenses inconsidérés aidant le prêt usuraire prolifère. Alors que la petite exploitation soutient l’activité agricole, la misère s’insi-nue dans les campagnes... » 51.

Et comme au cours de la première période, ceux qui profitent sur-tout de cette situation ce sont les grands commerçants établis dans les ports et leurs alliés naturels les grands propriétaires fonciers, les grands spéculateurs de toute sorte. Les fondements du régime écono-mique restent donc les mêmes.

L’extension de la petite production marchande, le développement du capital commercial et usuraire n’entraîne pas nécessairement l’éta-blissement et la prédominance de relations capitalistes.

« La propriété parcellaire exclut de par sa nature même le développe-ment des forces productives sociales de travail, l’établissement de formes sociales de travail, la concentration sociale des capitaux, l’élevage à grande échelle, l’application progressive de la science à la culture. L’usure et les impôts la ruinent partout fatalement. Le débours de capital pour l'achat de la terre fait qu’il ne peut être investi dans la cul- […/…] * rue. Les moyens de production sont éparpillés à l’infini, le producteur lui-même se trouve isolé. Le gaspillage de la force humaine est immense. La [16] détérioration progressive des conditions de production et le renchéris-sement des moyens de production sont une loi inéluctable de la propriété

51 Moral, idem. * * Tel quel dans le livre. JMT.

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parcellaire. Les bonnes années sont un malheur pour ce monde de produc-tion » 52.

Dans ce cadre de l’élargissement des activités du capital commer-cial et du capital usuraire par une pénétration plus profonde dans les campagnes en liaison étroite avec la grande propriété foncière semi-féodale, nous ne retrouvons pas comme trait dominant une nécessaire tendance à la disparition des relations semi-féodales en vue de les remplacer par des relations capitalistes. Nous assistons plutôt, comme caractéristique principale de la société, à la concrétisation de la ten-dance vers une plus forte intégration des relations féodales au capital commercial et usuraire. Du point de vue général, on peut parler de tendance à l'affaiblissement des relations féodales, à leur disparition même dans une certaine mesure, mais pas encore de la prédominance du système de production capitaliste.

« Historiquement, le capital commercial et usuraire précède la forma-tion du capital industriel et en est logiquement la condition indispensable... mais par eux-mêmes ni le capital commercial, ni le capital usuraire ne sont encore une condition suffisante pour l’apparition du capital industriel (c’est-à-dire de la production) ; ils ne décomposent pas toujours l’ancien mode pour lui substituer le mode de production capitaliste : la formation de ce dernier dépend entièrement du degré de développement historique et des circonstances » 53.

Si au cours de cette période on ne peut pas parler de prédominance du mode de production capitaliste dans notre pays, il se pose cepen-dant la question de la nécessité d’opérer des investissements dans les diverses branches de l’activité nationale. Vers la fin du siècle, le pas-sage du capitalisme de libre concurrence au capitalisme de monopole, de la domination semi-coloniale par le commerce à celle par l’expor-tation des capitaux, implique de nouvelles exigences sur le plan éco-nomique local.

52 Marx, Le Capital, livre III, tome 3, p. 186.53 Lénine, Le développement du Capitalisme en Russie, pp. 192-193. Voir

également Marx, Le Capital, livre III, t. 2, pp. 253-254.

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En effet, l'intégration de l’économie haïtienne au capitalisme mon-dial en pleine transformation, impose dès cette époque, pour permettre au pays de faire face efficacement à la concurrence des denrées d’ex-portation sur le marché international, une nouvelle organisation de la production dépassant à la fois les formes semi-féodales et la petite production marchande. Il s’agit, à ce moment-là, naturellement, de la nécessité d’une réorganisation capitaliste de la production. Les tenta-tives d’investissements se font dès les années 1850, mais c’est surtout vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle que ces tentatives com-mencent vraiment à devenir réalité, parce que c’est à cette époque que les exigences du point de vue du commerce international se mani-festent de manière plus pressantes. La question de l’organisation d’une grande production agricole rationnelle qu’on avait voulu main-tenir au cours de la période de transition, reparaît avec une nouvelle acuité vers la fin du XIXe siècle 54.

Pour trouver les capitaux nécessaires à l'organisation rationnelle de la production agricole, l’État haïtien et un fort secteur des couches dirigeantes comptent uniquement sur les investissements privés étran-gers, ce qu’ils appellent l’aide étrangère. Ainsi, on renonce de plus en plus à l’idéologie dessalinienne d’un développement économique in-dépendant basé sur les efforts strictement nationaux et excluant la pro-priété étrangère. À partir de cette seconde moitié du XIXe siècle, il se discute ouvertement la question de la pénétration du capital étranger dans le pays et le problème de la révision de l'interdiction du droit à la propriété par les étrangers. Partisans et adversaires s’affrontent avec acharnement. Louis Joseph Janvier écrit :

« En Haïti, il serait sage, tant au point de vue politique qu’au point de vue économique, de ne point trop se hâter de faire entrer en masse des capitaux étrangers. Il faut que notre capital soit produit par notre propre travail, par notre propre épargne... » 55.

54 « Les investissements directs du capital étranger en Amérique Latine com-mencent dès 1850 et prennent de l'extension surtout après 1870. » Omar Diaz de Arce, Ensayos Latinoamericanos, p. 110.

55 L.J. JANVIER. La République d’Haïti et ses visiteurs, p. 102.

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Cependant, malgré cette mise en garde, de nombreux contrats sont signés au fur et à mesure, ouvrant la porte au capital étranger et accor-dant, dès cette époque déjà, d’immenses privilèges à des compagnies étrangères en vue d’obtenir en retour la modernisation du pays.

Il serait intéressant de retracer l’histoire de la domination du Capi-tal étranger dans le pays depuis la première Indépendance. À la dépen-dance économique par le contrôle du gros commerce d’importation et d’exportation et par le paiement continu de scandaleux emprunts inté-rieurs et extérieurs au profit des grands commerçants locaux et des banques étrangères, viennent s’ajouter, à partir des trois dernières dé-cennies du XIXe siècle, les investissements directs dans divers do-maines de l’activité économique, malgré le maintien de la disposition constitutionnelle interdisant le droit de propriété aux étrangers 56.

On signale que vers la fin du XIXe siècle, le capital étranger est « le gros détenteur de la propriété urbaine, des quatre cinquième pour le mois de Port-au-Prince, sans parler des autres villes... » 57. Dans l’agriculture, outre l’existence de la propriété terrienne étrangère, des compagnies à capitaux belges ou français sont constituées soit pour l’exploitation de grandes plantations, soit pour l’organisation du crédit agricole. Des concessions très avantageuses sont accordées à des so-ciétés à capitaux allemands, français et américains pour la prospection et l’extraction de minerais, l’établissement de lignes de chemins de fer, de l’électricité ou pour l'installation d’une Banque Centrale. Le capital étranger se manifeste aussi dans d’autres entreprises d’impor-tance moyenne, telles que briqueterie, saline, fabrique de cigares, scie-rie... 58.56 C’est la méthode employée par le capital pour asseoir le sous-développe-

ment de l'Amérique Latine. Voir Pensamiento Critico, n° 27, avril 1969, p. 75.

57 Paul DELEAGE, Haïti en 1886, pp. 246-247.58 La politique de liquidation du patrimoine national que pratique l’actuel pou-

voir duvaliériste a donc déjà une longue tradition. Voici ce que nous dit un auteur sur la politique antinationale des gouvernements haïtiens, vers la fin du XIXe siècle : « Les gouvernements vendent à l’étranger les monopoles, les concessions, les droits de douane, les revenus de l’État, et, lorsqu’ils l’ont dépouillée, offrent de remettre, moyennant les écus de Judas, Haïti pieds et poings liés entre les mains crochues d’une nation usurière ; et, en temps de guerre civile, chaque parti appelle l'étranger, lui offre tout ou partie du territoire haïtien en échange de secours destiné à écraser l'adversaire. Haïti est ainsi proposée sans cesse au plus offrant et dernier enchérisseur, et

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Pratiquement, dès cette époque déjà, la question du droit de pro-priété aux étrangers est résolue en faveur de ces derniers. L’article 5 de la loi du 26 février 1883 accorde le « privilège de naturalité aux propriétaires d’usines fondées pour la préparation des denrées d’ex-portation et aux sociétés par actions » s’adonnant à la grande culture sur les terres ayant appartenu à l’État 59. Et l’article 19 du contrat de création de la Banque Nationale d’Haïti octroie à celle-ci tous « les droits de citoyen d’Haïti. Elle pourra en conséquence contracter, ac-quérir et posséder des immeubles dans l'étendue du territoire d'Haï-ti » 60. Depuis lors, cette tendance se maintient en se renforçant, jus-qu’à aboutir à l’annulation de la mesure d’interdiction. Les disposi-tions prises plus tard par Dartiguenave d'abord et Borno ensuite ne feront donc que sanctionner, au profit de l’impérialisme nord-améri-cain, une tendance qui se manifestait longtemps déjà et qui était même parvenue à offrir la cession du Môle Saint-Nicolas au gouvernement nord-américain pour l’établissement d’une base navale.

C’est aussi vers cette époque (fin du XIXe siècle) qu’apparaissent les premiers établissements pour l’usinage du café. En vue de faire face à la concurrence étrangère, l’effort [17] local d’investissement est porté non sur une rationalisation de la production mais plutôt sur une certaine transformation du produit pour en améliorer la présentation sur le marché international. D’importantes usines sont établies, cer-taines employant jusqu’à 300 ouvriers. Ce sont surtout de grosses maisons étrangères qui possèdent ces établissements (exemple : l’usine centrale des Frères Simmonds). Parfois une seule maison contrôle plusieurs usines installées sur divers points du territoire. Là encore, il s’agit d'investissements s’accommodant fort bien avec l’im-mobilisme des méthodes de production, c’est-à-dire le maintien des relations semi-féodales et du morcellement à outrance de la produc-tion.

Au cours de cette période également se réalisent des tentatives d’investissements dans l'agriculture de la part de quelques proprié-

ces trahisons odieuses envers la patrie n'empêchent pas un seul instant ceux qui les commettent de proclamer partout leur patriotisme et leur inébranlable résolution de mourir pour l’indépendance haïtienne. C. TEXIER, Au Pays des Généraux - Haïti, Paris, 1891.

59 MORAL, idem, p. 53. 60 DELEAGE, idem, pp. 172-173.

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taires fonciers haïtiens. Vers la fin du siècle, en effet, fonctionnent les usines sucrières de O’Gorman appartenant au général Brennor Pro-phète et celles de Château-Blond propriété de Trancrède Auguste. À Carrefour (Montrepos), dans le Nord (usine de T. Jean Gilles et de Bayeux), dans le Sud (usine de Perigny) on retrouve aussi, quoique d’importance moyenne, ces tentatives d’investissements. Cependant, ce mouvement qui débute à peine sera vite compromis par la pénétra-tion du capital étranger disposant à la fois de plus de moyen et de l’ap-pui de l’appareil d’État.

Il faut insister sur le fait que, mise à part l’expérience dessalinienne et christophienne, la question de la mise en place d’une grande pro-duction rationnelle dans l’agriculture et d’un développement écono-mique général dans le cadre naturellement du système capitaliste, a historiquement toujours dépendu avant tout de la pénétration du capi-tal étranger dans le pays. Autrement dit dans le cadre des structures semi-féodales et semi-coloniales, le capitalisme en formation aboutit beaucoup plus au renforcement de la dépendance, du caractère semi-colonial de notre économie.

Le capital national qui aurait pu impulser un développement éco-nomique indépendant dans le pays, s’est toujours caractérisé par sa faiblesse et, en général, a toujours occupé des zones d'activité de se-conde importance. La domination du capital étranger dans les formes déjà signalées, et le rôle de l’État (défenseur des intérêts de ce capital étranger et des grands propriétaires fonciers féodaux liés à ce capital étranger) ne sont pas de nature à favoriser le développement d’un ca-pital national. II suffit de rappeler comment les commerçants haïtiens ont été ruinés, particulièrement au cours de cette période, par les conséquences des rivalités semi-coloniales et semi-féodales.

Certes au cours de toute cette période s’établissent des rapports proprement capitalistes dans la production. Mais cela ne veut pas dire que du point de vue global, il s'opère dans le pays le passage à l’éta-blissement d’une économie à prédominance capitaliste. La force rela-tive des relations semi-féodales, la faiblesse du capital national, le ca-ractère sporadique et limité du capital étranger investi dans la produc-tion, l’importance grandissante du capital commercial et du capital usuraire par rapport au capital engagé dans l'agriculture et dans l’in-dustrie, l’exportation systématique de la plus grande partie des profits réalisés dans le pays, tout cela indique bien qu’il s’agit d'une écono-

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mie dans laquelle prédominent les structures semi-féodales et semi-coloniales. L’extension de l’économie marchande et plus particulière-ment l’existence de certaines formes de relations capitalistes, quelques-unes d’entre elles liées directement à l’exploitation semi-co-loniale et à son renforcement, montrent que nous sommes plutôt en présence d’efforts orientés vers l'obtention d’une plus totale adapta-tion de notre économie semi-féodale et semi-coloniale aux nécessités de l’impérialisme mondial en formation.

** *

AGGRAVATION DES CONFLITS

Après une vingtaine d’années de relative stabilité (1847-1867), la chute du gouvernement de Geffrard ouvre la période des graves conflits politiques et sociaux qui marquent les trente dernières années du XIXe siècle et qui se poursuivent au cours des deux premières dé-cennies du siècle suivant jusqu’à l'occupation américaine. Ce sont en effet : les luttes entre partisans et adversaires de Salnave (1865-1870) l'opposition libérale nationale qui culmine au cours des années 1876-1883 ; le mouvement firministre (1902-1908) ; et la crise générale de 1911-1915.

Au cours de toute cette période, on ne retrouve plus l’action indé-pendante des masses populaires pour la satisfaction de leurs revendi-cations fondamentales comme au temps des luttes de Goman et d’Acaau. En général les forces populaires sont engagées dans des conflits qui traduisent plutôt les rivalités au sein des oligarchies diri-geantes. Naturellement la permanence des cuisants problèmes des masses populaires et leur aggravation même à partir de la fin du XIXe

siècle, ont considérablement favorisé toutes ces mobilisations.De 1867 à 1870, nous assistons à une grande extension de l’agita-

tion populaire. Guerre de guérilla des paysans du Nord-Est (les cacos), mobilisation des masses urbaines de Port-au-Prince, recrudescence du mouvement des paysans du Sud (les Piquets).

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Il y a certainement une situation particulière qui explique cette gé-néralisation de l’agitation populaire. C’est surtout la baisse des prix des denrées d’exportation au cours de l'année 1864, accompagnée d’une considérable diminution de la production du café pendant toutes les dernières années du gouvernement de Geffrard. En même temps, décroît la production des vivres alimentaires au profit d’une extension de la culture du coton dont l'exportation passe de 688.735 livres en 1860 à 2.237.594 livres en 1864. Cette augmentation de la production du coton n’empêche pas cependant une baisse dans le montant total des exportations globales tant en volume qu'en valeur, tandis que d’un autre côté les importations du pays augmentent. La fin de la guerre civile aux États-Unis d’Amérique du Nord restreignant le marché d’écoulement de notre coton et la crise économique européenne et nord-américaine contribuent, avec l'agitation populaire, au maintien de cette situation économique défavorable. Tout cela vient aggraver les formes particulières de l'exploitation semi-féodales et semi-colo-niale des masses populaires des villes et des campagnes, et généraliser le mécontentement populaire.

Salnave qui avait mené une longue lutte contre Geffrard, rallie in-contestablement autour de son gouvernement les masses urbaines de Port-au-Prince, les paysans de certaines régions de l’ouest et surtout les anciens Piquets du Sud. Derrière les rivalités entre les divers sec-teurs des couches dirigeantes pour le contrôle du pouvoir, au fond dans la lutte contre Salnave, on combat surtout la poussée populaire qui caractérise ce gouvernement.

[18]Mais luttes populaires et rivalités entre couches dirigeantes s’entre-

croisent. Les adversaires de Salnave parviennent à diviser la mobilisa-tion populaire, et gagnent eux aussi l’appui des paysans du Nord-Est. Cette scission des forces populaires est facilitée par le fait même que le gouvernement de Salnave, malgré la mise en application de cer-taines mesures prises dans le sens des intérêts des masses, malgré le large appui que lui apportent les couches populaires de Port-au-Prince, n’a cependant pas pu poser les questions fondamentales de la liquida-tion de la grande propriété féodale, de la destruction du monopole du commerce d’importation et d’exportation établi par les gros négo-ciants étrangers, et du respect de l’indépendance nationale et de l’inté-grité territoriale.

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Les ambitions dominatrices des puissances capitalistes d’Europe et des États-Unis d’Amérique du Nord ont influencé toute notre histoire nationale, surtout à travers les rivalités entre les couches dirigeantes du pays qui, après les premières années de l'indépendance, ont tou-jours fait passer leurs mesquins intérêts politiques et économiques, avant la lutte pour la sauvegarde de l’indépendance intégrale telle que la concevait Dessalines. Dans le cadre du régime semi-colonial et se-mi-féodal, la ligne générale de la politique des couches dirigeantes haïtiennes est essentiellement antinationale. Aussi la concurrence entre les pays capitalistes pour la domination du marché haïtien va jouer un grand rôle dans les rivalités locales.

Les commerçants étrangers installés dans le pays sont intimement mêlés aux concurrences étrangères et rivalités locales. Ils peuvent agir d’autant plus impunément qu'ils bénéficient de la protection des repré-sentants diplomatiques et des bateaux de guerre de leurs pays. Plu-sieurs auteurs ont dénoncé en des termes non équivoques la collusion que l’on retrouve dans nos luttes politiques entre propriétaires fonciers féodaux et grands commerçants des ports de mer, particulièrement les négociants étrangers.

« Ce sont généralement les grandes maisons commerciales des principales villes de la république, écrit Louis Joseph Janvier, qui se constituent les bailleresses de fond des politiciens et des révolution-naires sans vergogne » 61.

Hannibal Price est encore plus précis. Il a affirmé en effet en par-lant de l’action de ces grands commerçants étrangers que « cette classe est entraînée à agir, inconsciemment ou consciemment, par cor-ruption, sur deux classes : 1) les représentants des puissances, agents diplomatiques et consulaires... presque toujours intéressés pour de plus ou moins fortes commissions dans la plupart des réclamations ou autres opérations véreuses de leurs compatriotes... ; 2) les politiciens haïtiens, dénués de patriotisme, de talent ou de probité, associés habi-tuels des diplomates étrangers..., vivant noirs ou mulâtres, en exploi-tant avec les blancs l’ignorance des masses populaires, en dénonçant à leur méfiance, à leur ressentiment, tous les Haïtiens, noirs ou jaunes, qui tentent, souvent au péril de leur vie, d’arrêter les uns et les autres

61 L.J. JANVIER, idem, p. 18. Voir aussi Vershueren, La République d’Haïti, t. 2, p. 104.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 63

sur cette pente également funeste à tous » 62. De nos jours, les mé-thodes certes ont changé, mais la grosse bourgeoisie commerçante joue encore le même rôle dans le cadre de la même domination semi-féodale et semi-coloniale.

L’accentuation de la concurrence entre les puissances capitalistes pour la conquête de notre marché, et les débuts de la pénétration des investissements étrangers dans la production, les transports et autres domaines de l’activité économique locale, se réalise en même temps que se développe l’expansionnisme nord-américain, nouveau danger qui plane sur toute l’Amérique. En Haïti, dès la fin du XIXe siècle, la menace nord-américaine se fait de plus en plus précise ; à partir des débuts du XXe siècle, la menace est ouverte et permanente. Les États-Unis d’Amérique du Nord affirment sans ambages leur volonté mani-feste d’établir leur contrôle dans notre pays et dans toute la région an-tillaise et de faire de celle-ci une zone d’incontestable influence nord-américaine. Les débuts de la pénétration économique des capitaux nord-américains ne sont que le premier pas vers l’établissement de la totale domination économique et politique des États-Unis d’Amérique du Nord, donc du renforcement de l’exploitation semi-coloniale au seul profit des grandes compagnies nord-américaines.

INCAPACITÉ DES COUCHES DIRIGEANTES

Vis-à-vis de l’ensemble de ces problèmes, quelles sont les diverses solutions qui sont présentées ? Il est clair que derrière les luttes stricte-ment politiques, derrière les rivalités d’intérêts opposant les différents groupes qui composent les couches dirigeantes, il y a incontestable-ment dans l’opposition libérale-nationale ou dans le mouvement firmi-niste la recherche d’une réponse à tous les problèmes qui se posent au pays à ces moments là.

On a présenté la lutte libérale-nationale soit comme un conflit entre bourgeois mulâtres et masses noires, soit comme une opposition entre bourgeoisie mulâtre commerçante et propriétaires fonciers féodaux (noirs et mulâtres), soit enfin comme un conflit entre secteur national du commerce et gros commerce dominé par les étrangers. Les lignes

62 H. PRICE, idem. pp. 646 et suivantes.

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de démarcation ne paraissent pas aussi nettes tant du point des al-liances réalisées et des catégories sociales mobilisées que du point de vue des revendications formulées et des programmes proposés. Dans les deux courants en présence on retrouve certes une volonté exprimée de changement. Mais à aucun moment ne sont mis en cause les fonde-ments de l’exploitation semi-coloniale et semi-féodale dans une pers-pective dessalinienne de développement économique indépendant sus-ceptible de garantir l’épanouissement d’un capitalisme national.

Le « nationalisme » au pouvoir avec Salomon ouvre officiellement la voie aux investissements étrangers dans le pays, porte le coup de grâce au secteur national de notre commerce et renforce, du coup la position du gros commerce étranger, et offre la cession du Môle Saint Nicolas au gouvernement nord-américain au mépris du danger que représente l’expansionnisme nord-américain pour l’indépendance na-tionale et l’intégrité du territoire. En fait le nationalisme triomphant aboutit au renforcement de la domination semi-coloniale, tout en maintenant les relations semi-féodales.

Le courant libéral lutte pour des revendications qui, si elles n’at-taquent pas les structures fondamentales, peuvent cependant, dans le cas où elles sont intégralement appliquées, entraîner des changements notables dans le pays. L’exercice d’un contrôle effectif du Pouvoir Exécutif par les Chambres Législatives, l’assainissement des Finances Publiques, la garantie des libertés démocratiques, la promotion du dé-veloppement industriel, la limitation de l’influence des commerçants étrangers, l’extension de l’éducation sont autant de revendications va-lables, mais qui se situent sur le terrain du réformisme. Une nouvelle fois, le libéralisme se révèle incapable de canaliser les aspirations po-pulaires et prendre la direction d’un mouvement progressiste suscep-tible d’opérer des transformations dans les limites naturellement de l’époque.

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[19]Une des caractéristiques de ce courant libéral, est la peur des

masses particulièrement de la paysannerie. Des chefs libéraux exilés à la Jamaïque écrivent clairement à leurs partisans dans le pays qu’ils n’entendent pas « intéresser les campagnards dans la lutte qui va s’en-gager. » 63. La peur provoquée chez certains secteurs des couches diri-geantes par l’agitation que connaît le pays au temps de Salnave, est une circonstance qui joue un rôle important dans la formation de ce mouvement libéral. Aussi les dirigeants du libéralisme, liés eux égale-ment à l'exploitation semi-féodale et semi-coloniale, peuvent donc difficilement présenter des revendications qui mettent en mouvement les masses populaires et attaquent les structures fondamentales éta-blies. Au moment de l’affrontement décisif, les libéraux s’allient à des secteurs des mêmes forces conservatrices que pourtant ils seraient censés combattre.

Il est donc peu conforme à la réalité historique de présenter le libé-ralisme de la fin du dix-neuvième siècle comme un courant politique représentatif des intérêts d'une bourgeoisie commerçante (noire ou mulâtre) luttant pour la liquidation de la propriété foncière féodale et de la domination des grands commerçants étrangers, pour le dévelop-pement d’un capitalisme national. Il s’agit beaucoup plus d’une lutte traditionnelle entre deux secteurs des couches dirigeantes pour le contrôle de la direction de l’appareil d’État en vue de réaliser cer-taines réformes exigées par les circonstances, mais toujours dans le cadre de la conservation des structures semi-féodales et semi-colo-niales dominantes. C’est ce qui a expliqué d’ailleurs que dans ces ri-valités, la question de couleur ait pu occuper une place à la fois si im-portante et si contestée.

En cette fin du dix-neuvième siècle, il y a des hommes politiques qui, malgré tout, ont dégagé des orientations traduisant une certaine compréhension de quelques aspects fondamentaux des problèmes qui se posent à l’époque. Louis Joseph Janvier, par exemple, vers 1880, comprend bien que la grande propriété féodale des terres représente un obstacle au développement économique du pays. Il écrit en effet : « Le régime de l’appropriation des terres en Haïti est pour être changé le plus possible — et cela sans secousse — parce que le régime actuel

63 A. MAGLOIRE, idem, t. 3, p. 16.

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de la propriété met un certain empêchement au travail, parce que le sol n’est pas assez divisé... ». Et l’auteur propose les mesures sui-vantes : abolition du système de moitié, liquidation de la grande pro-priété féodale d’État en distribuant les terres du domaine public aux paysans dans les plaines et dans les mornes, et en même temps organi-sation de ce qu’il appelle « la grande culture collective » constituée sur la base de grandes concessions de terrain faites par l’État à des associations de paysans. De plus l’auteur suggère l’octroi de crédit aux paysans soit par l’intermédiaire d’une banque foncière, soit par une société de capitalistes haïtiens, soit par l’État lui-même.

Nous avons déjà signalé la position de Janvier face à la pénétration du capital étranger. Non seulement il insiste sur la nécessité de déve-lopper le capital national, mais il montre bien comment les investisse-ments étrangers ne sont en fait qu’une nouvelle forme de colonia-lisme. Janvier met également en garde sur le danger que représente l’expansionnisme nord-américain. « Ce n’est plus, affirme-t-il, la France l’Espagne qui nous guettent et dont nous avons à craindre les revendications ; nous avons un surveillant, un voisin très dangereux et chez lequel il ne ferait pas bon de mettre en gage une fraction si mi-nime soit-elle de nos droits de peuple souverain et autonome : c’est les États-Unis. » 64. Les trafiquants de patrie qui détiennent actuellement les rênes du pouvoir et qui cèdent par des contrats scandaleux des par-ties entières du territoire national à des compagnies étrangères et parti-culièrement à des compagnies nord-américaines, n’ont donc rien à voir avec le courant des intellectuels honnêtes du pays qui ont tou-jours pris position contre toute aliénation de l’indépendance nationale.

Le mouvement firministe constitue une autre tentative en vue d’ap-porter certaines solutions aux problèmes de l’époque. Il s’agit surtout d’une action réformatrice au niveau de l'appareil d’État en vue de mettre fin aux guerres continuelles, à la dilapidation du trésor, pour assurer une certaine sécurité et une certaine stabilité au développe-ment économique, particulièrement au développement agricole, tou-jours avec l’aide des capitaux étrangers. Firmin se propose aussi de pratiquer une certaine justice sociale orientée vers la prise en considé-ration de quelques aspirations populaires. L’orientation générale du mouvement firministe est de promouvoir la formation de couches moyennes solides entre les groupes dirigeants et les masses popu-64 JANVIER, idem, p. 498.

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laires, sur la base du développement d’activités économiques d’impor-tance moyenne (industrielles et commerciales) surtout dans les villes afin de combattre le fonctionnarisme et toutes conséquences qui en découlent. La réalisation de profondes réformes est pour Firmin le seul moyen de sauvegarder notre Indépendance sérieusement menacés par l’expansionnisme nord-américain.

L’échec du mouvement firministe présage en quelque sorte la pro-fondeur de la crise 1911-1915 qui va boucler toute cette période de l'« Haïti Thomas ». Le régime économique et social se révèle inca-pable de se renouveler par ses propres moyens alors que les exigences d’un changement, même formel, se posent avec de plus en plus d’in-sistance. L’inexistence d’une avant-garde dirigeant une lutte pour la transformation de la société donne à la crise un certain caractère dra-matique. Le firminisme dans lequel on avait fondé tant d’espoir et qui peut être aurait pu remplir ce rôle, disparaît pratiquement avec Firmin. « La société haïtienne, écrit H. Price, blanche, jaune ou noire ne peut plus descendre, elle est au plafond. Il faut remonter maintenant ou pé-rir... » 65.

Du point de vue conjoncturel, la crise est marquée par une baisse des exportations au cours des années 1910-1915. Cette baisse se mani-feste surtout dans les exportations du café et des bois, particulièrement les bois de campêche « qui a perdu sa valeur d’antan... devant les pro-grès de la chimie ; les prix sont si bas que le campêche ne peut plus supporter le fret des bateaux à vapeur... » 66. Mais la crise est surtout au niveau des structures et institutions. Les nécessités d’un développe-ment économique indépendant ou au contraire d’une plus étroite adap-tation de notre économie au système impérialiste exigent dans les deux cas la mise en place de nouvelles structures et institutions poli-tiques et économiques. Les anciennes institutions génératrices d’insé-curité, d’anarchie financière criante, de morcellement de l’autorité, et aussi certaines formes d'organisation de la production gênent à la fois et le développement économique indépendant et la pénétration écono-mique de l’impérialisme en formation. Ces structures et institutions ne peuvent plus assurer la marche normale de l’appareil d’État et de la vie économique du pays.

65 PRICE, idem, p. 657. 66 E. AUBIN, idem, pp. 271-272.

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C’est une crise sociale provoquée par l’aggravation des contradic-tions entre les masses populaires et les privilégiés. Cette aggravation résulte de toutes les ruines issues des luttes qui ont jalonné cette pé-riode, des abus du militarisme, des débuts de la pénétration des com-pagnies impérialistes (nouvelles formes d’exploitation, expropriation massive), [20] des fraudes et spéculations réalisées grâce aux em-prunts scandaleux (emprunts intérieurs et extérieurs) aux trafics des feuilles d’appointement et aux spéculations sur le change. À tout cela s’ajoutent l’augmentation croissante de la population, l’immobilisme des méthodes de production, la chute des prix des denrées agricoles d’exportation. La misère frappe donc toutes les catégories des couches populaires, particulièrement les masses paysannes (de moitié, paysans sans terre, petits propriétaires). Il est significatif de constater que le régime semi-féodal et semi-colonial haïtien qui pendant toute la pé-riode de sa mise en place, et même après jusqu’à Geffrard, fait appel à la main-d’œuvre étrangère, devient pourtant, dès cette période, expor-tateur de main-d’œuvre comme moyen pour alléger la crise. En effet vers la fin de 1912 commence une autre traite celle des travailleurs haïtiens qui s’en vont dans d’autres pays des Antilles. À la fin de l’an-née 1912 la United Fruit introduit les premiers contingents officiels de travailleurs haïtiens à Cuba 67.

L’absence d’une avant-garde capable d’entraîner les forces so-ciales dans la lutte pour une politique d'intérêt national et social diffé-rencie cette crise de celle de 1843. Les couches dirigeantes haïtiennes se révèlent totalement incapables de résoudre les problèmes qui se posent à la nation. Aussi c'est une crise de confiance dans les propres possibilités nationales. Elle se manifeste par une espèce de « désen-chantement », de « complète indifférence » vis-à-vis des graves pro-blèmes du pays 68, d’où l’idée enracinée chez plusieurs que Haïti ne pouvait être « sauvée » que par l’action étrangère, juste au moment où l’impérialisme nord-américain nous menace ouvertement d’une occu-pation. C’est donc une espèce de démission nationale de la part de plus d’un.

67 R. GUERRA, Azucar y Poblacion en las Antillas, p. 155. 1.400 travailleurs haïtiens sont officiellement introduits à Cuba au cours de l’année 1912. A partir de cette date, le trafic se stabilise. Voir également, S. CASTOR et F. DALENCOUR, ouvrages déjà cités.

68 PRICE-MARS, De Saint-Domingue à Haïti, Présence Africaine, p. 37.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 69

Certes il existe des courants nationalistes, mais ils ne peuvent pas encore se convertir en force. L’acuité de la crise nationale et la situa-tion internationale créées par la guerre 1914-1918, vont permettre à l’impérialisme nord-américain de réaliser l’Occupation totale du pays et de résoudre la crise nationale dans le sens de la subordination totale de l’économie du pays à l'exploitation impérialiste nord-américaine.

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[21]

Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti

depuis l’Indépendance.)

IVLA DOMINATION

DE L’IMPÉRIALISMENORD-AMÉRICAIN

(1915 à nos jours)

« Le capitalisme financier ne supprime pas les formes infé-rieures (moins développées, retardataires) du capitalisme, mais grandit à partir d’elles et au-dessus d’elles... »

(Lénine, Œuvres - Tome 39, p. 199, Editions Sociales)

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Le Traité de 1915 « acte de décès de la souveraineté d’Haïti 69 sanc-tionne la mainmise faite par les troupes d’occupation sur tous les centres importants de la vie économique et politique du pays. C’est la totale transformation du vieux pouvoir d’État semi-féodal en crise en un nouvel appareil policier administratif efficace, chargé de défendre les intérêts locaux de l’impérialisme. Qu’il s’agisse du contrôle des douanes et des finances, de la création de Gendarmerie, de la Consti-tution de 1918 conçue et rédigée aux États-Unis, de l’organisation des services de Santé publique, des Travaux Publics, ou d’Agriculture, partout l’objectif est le même : créer des cadres institutionnels garan-tissant l’activité de pillage de l’impérialisme dans le pays. « S’il y a 69 Luis ARAQUISTAIN, La Agonia Antillana, p. 142.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 71

une logique dans l’action américaine, écrit le docteur J.C. Dorsainvil, elle n’est que la logique de l’intérêt américain individuel ou natio-nal. » 70.

LE « SAUVETAGE »PAR L’INTERVENTION ÉTRANGÈRE

Au niveau des structures économiques, la nouvelle période de do-mination de l’impérialisme nord-américain dans le pays se caractérise tout d’abord par la consolidation de la grande propriété foncière qui, nous l’avons vu, subissait pendant toute la seconde moitié du XIXe

siècle la pression de la petite exploitation. C’est aussi une des caracté-ristiques de la crise qui précède l’Occupation. Inadaptation et instabi-lité des structures économiques à cause également de leur fragilité. « Le sauvetage de la grande propriété, écrit C. Rigaud, est le fait des Sociétés Agricoles étrangères qui prirent l’administration des grandes terres existant encore.

Sans cette intervention du capital étranger, le morcellement conti-nuerait jusqu’à la disparition de la classe bourgeoise dans nos plaines » 71. Naturellement, quand l’auteur parle de « classe bour-geoise » il s'agit sans aucun doute des propriétaires fonciers en général absentéistes dont il était d’ailleurs un des représentants.

Ce « sauvetage de la grande propriété » se réalise au détriment de la petite propriété et au profit, surtout, des grandes compagnies étran-gères qui arrivent à constituer d'immenses plantations de sucre, de si-sal, de fruits, d'hévéa, ou bien de grandes exploitations minières. Là où s’installe la grande compagnie, le petit cultivateur perd ses droits et devient un journalier pour un salaire de famine et dans la plupart des cas pendant seulement le temps de la récolte.

De nombreux cas d'expropriations massives des petits cultivateurs par les grandes compagnies étrangères ont été signalées au cours de l’Occupation et se sont poursuivies après l’Occupation. L’intervention nord-américaine a également sauvé en quelque sorte la grande pro-priété de l’État. En effet la consolidation de l’appareil d’État qui ré-

70 Dr. J.C. DORSAINVIL, Quelques Vues Politiques et Morales, .p 12.71 G. RIGAUD, idem, p. 127.

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sulte de l’Occupation permet au pouvoir d’être plus agressif vis-à-vis des petits exploitants (légaux ou illégaux) pour la reconstitution de grands domaines au profit des compagnies nord-américaines ou des grands fonctionnaires.

Ces sociétés fermières nord-américaines n'ont pas seulement chas-sé le petit propriétaire. Elles ont également absorbé les rares entre-prises haïtiennes qui fonctionnaient dans leur zone d’activité. La HASCO, par exemple, a provoqué la fermeture de petites entreprises et même des usines moyennes situées dans les plaines du Cul-de-Sac, et de Léôgane. Par exemple, les « usines de Château Blond... ont éga-lement fermé leur porte après avoir passé des contrats avec la Haytian American Sugar Co, par lesquels lesdites usines ne doivent plus conti-nuer à fonctionner... » 72.

[22]L’établissement de la domination de l'impérialisme nord-américain

dans le pays à partir de l’Occupation entraîne une importante exten-sion des rapports capitalistes de production dans notre économie. Tout d’abord c’est dans la grande culture des plaines que se manifeste ce phénomène. Les entreprises étrangères constituées sur la base de la grande exploitation du sucre et du sisal sont jusqu’à présent les plus grandes du pays, celles qui concentrent le plus de travailleurs. Dans ces régions donc où se développent ces grandes cultures, le capital pénètre dans l’agriculture reculant ainsi l’influence des rapports arrié-rés et de la petite culture. Les propriétaires fonciers des zones où s’installent ces compagnies signent avec celles-ci des contrats d’affer-mage de leurs terres ou de vente de leurs produits. Ces contrats s’ils sont parfois l’objet de litige, créent cependant une certaine solidarité entre propriétaires fonciers intéressés et la compagnie, et favorisent en outre dans une certaine mesure le mouvement d'investissement dans l’agriculture.

« Depuis l’époque du grand partage des terres, jusqu'à ces jours, les cultures se faisaient sans le capital argent au moyen de l’associa-tion du propriétaire avec le colon partiaire « de-moitié ». Par le temps actuel, et en raison de l’expérience... l’argent est devenu indispensable si l’on pense au développement intense de la grande culture » 73. Dans

72 G. RIGAUD, idem, p. 43.73 G. RIGAUD, idem, p. 212.

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les plaines où elles se sont donc établies, ces compagnies étrangères y ont apporté un certain dynamisme qui se fait sentir dans toute l’activi-té de la région.

Les relations capitalistes, sous l'impulsion du capital étranger, s’étendent à d’autres branches de l’activité économique. Le capital étranger investit dans les mines et dans quelques autres entreprises industrielles liées à la consommation locale ou à l’exportation. Les banques, les communications et transports avec l'extérieur, la fourni-ture du combustible fonctionnent sous le contrôle exclusif du capital étranger.

Le gros commerce d’importation et d’exportation reste toujours monopolisé par quelques gros négociants en majorité étrangers. De nouvelles grandes maisons commerciales syriennes, libanaises, ita-liennes, nord-américaines se fixent sur le marché au détriment d’an-ciens établissements français et particulièrement allemands. Il s’agit de cette même grande bourgeoisie marchande qui, comme par le pas-sé, continue à se limiter à un rôle d’intermédiaire et à s’adonner en fait à une activité de pillage en collaborant cette fois avec les nouveaux maîtres. Ainsi l’impérialisme nord-américain renforce donc à son pro-fit l’influence de la présence étrangère dans l’économie du pays.

« Visiblement, écrit Dorsainville au cours des années 30, se fonde dans le pays une classe blanche qui par sa descendance tendra de plus en plus à s’haïtianiser sinon par le sentiment, mais par une meilleure adaptation au milieu. Déjà elle détient les meilleures positions du haut commerce, a le monopole de l’industrie et des instruments de crédit... »

Le mouvement de construction d’usines pour la préparation du ca-fé qui avait commencé depuis la fin du siècle dernier se poursuit et s’étend à toutes les principales villes portuaires du pays. Ce sont sur-tout des éléments de la grande bourgeoisie commerçante qui pos-sèdent les installations les plus importantes. Les représentants de cette grande bourgeoisie commerçante investissent aussi dans certaines autres entreprises agricoles et industrielles. Mais il s'agit d’une ten-dance très faible. Le gros commerce d’importation et d’exportation reste toujours l'activité dominante de cette grande bourgeoise.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 74

Dans ce cadre général de domination impérialiste et d’extension des relations capitalistes, se développe un secteur très faible et très nombreux de moyennes et petites entreprises commerciales et indus-trielles. Cependant à cause même de sa faiblesse, ce secteur n’a pas l’autonomie suffisante qui lui permettrait de jouer un rôle dynamique dans le développement économique du pays. En effet, ces moyennes et petites entreprises sont dépendantes à des degrés divers du capital étranger. Parfois ce ne sont purement et simplement que de petits pro-longements du capital impérialiste. De plus la recherche et l’établisse-ment de liaisons particulières avec l’État soit pour une certaine garan-tie de leurs entreprises, soit pour l’obtention de privilèges permettant de réaliser de grands profits, les rendent sujets aux fluctuations de la vie politique et aussi dépendants d'un appareil politico-administratif qui pourtant sur le plan général ne favorise pas le développement de leurs propres activités.

Cette lente mais continuelle extension des rapports capitalistes de production, surtout à partir de l’Occupation, a sans conteste apporté des changements substantiels dans le régime semi-féodal et semi-colo-nial haïtien. Avec le relatif développement des nouvelles relations économiques capitalistes, apparaît aussi dans le pays une catégorie sociale nouvelle, la classe ouvrière. En même temps s’accentue da-vantage le caractère semi-colonial de l’économie nationale.

Cependant, cet élargissement du secteur capitaliste n’entraîne pas une disparition, ni même un affaiblissement global des relations arrié-rées de production. Ces relations capitalistes liées à l’impérialisme ne s’établissent pas à la suite d’une lutte contre les structures semi-féo-dales et ne proviennent donc pas d’impérieuses nécessités de dévelop-pement interne mais plutôt de l’évolution de l’impérialisme. Le cadre très limité dans lequel sont maintenus les investissements, le caractère artificiel, inarticulé des forces de production mises en place par les compagnies étrangères, font de ces entreprises des îlots relativement modernes capables en général de coexister avec toutes les anciennes formes arriérées de production.

En fait il ne s’agit pas d’une simple coexistence. L’intervention de l’impérialisme nord-américain fortifie en fin de compte les structures arriérées et les intègre dans son système général de domination. La consolidation, déjà signalée, de la grande propriété profite directement aux grands propriétaires fonciers féodaux qui, avec l’aide de l’État, se

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 75

montrent aussi plus agressifs dans l’expropriation des petits proprié-taires. Les nouvelles possibilités de coopération offertes par le capital étranger (industriel et commercial) aux propriétaires fonciers per-mettent à ceux-ci de raffermir leurs positions. S’il y a quelques-uns parmi eux qui opèrent des investissements, la tendance générale est cependant au renforcement des formes arriérées d’exploitation des masses rurales (fermage à des prix élevés, système de moitié, prêts usuraires, corvées, domesticité).

« ...Longtemps, et très probablement jusqu’à cette heure, a fonc-tionné dans le pays un système de crédit foncier né spontanément des rapports du spéculateur en denrée et du paysan. C’est le prêt sur ré-colte... Aux mains de spéculateur sans conscience, il devenait un moyen d’expropriation des paysans. Ce même genre de crédit existe aussi dans les campagnes et est exercé avec une férocité surprenante par des paysans jouissant d’une certaine aisance. Ces Turcaret en va-reuse sont à l'affût des moindres difficultés de la famille paysanne : procès, maladie, mortalité etc. Ils imposent des taux d’intérêts les plus onéreux du monde. Pour une caféière produisant annuellement de 1.000 à 1.500 livres [23] de fèves ils avancent après des pourparlers infinis de 100 à 150 gourdes et retiennent la récolte 3, 4, et même 5 années. Beaucoup de paysans qui émigrent vers les villes sont les vic-times de ces spéculateurs éhontés » 74.

La domination de l’impérialisme nord-américain accentue le sous-développement de notre économie. Dans la plaine du Cul-de-Sac, la même où s’installe la HASCO, seulement un tiers des terres est plus ou moins mis sous culture par manque d’un système d’irrigation. La plus grande partie des ressources nationales reste toujours inutilisée. Le capital étranger renforce ses positions et les relations arriérées de production sont devenues momentanément plus solides.

Les perturbations provoquées dans le commerce international et dans les mouvements de capitaux par les deux guerres mondiales et aussi par la grande crise de 1929 ont favorisé un certain développe-ment industriel dans plusieurs pays d’Amérique latine. Cette poussée industrielle s’est caractérisée par la production de biens de consom-mation et même de biens d’équipement, sans la participation du capi-tal étranger, en vue de satisfaire les besoins du marché de ces pays. En

74 DORSAINVIL, idem, pp. 22-23.

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Haïti, indépendamment de toutes les autres conditions, la longue pré-sence militaire yankee a été un obstacle à l’utilisation au maximum de cette conjoncture historique favorable. Le « nationalisme » triomphant des années 1930, le « nationalisme modéré » de Vincent n’est qu’une caricature de nationalisme et ne renferme aucun contenu d’un quel-conque développement économique indépendant. Ce n’est ni la loi sur le commerce de détail, ni celle sur l’obtention du « bien rural de fa-mille », qui traduit un souci de développement économique national 75. Pour ce « nationalisme », il s'agit uniquement de maintenir les condi-tions de l’exploitation impérialiste dans le pays, sans la présence ou-trageante de l’Occupation militaire yankee.

Le capitalisme introduit dans l'agriculture du pays sur la base du développement de la grande culture des plaines, n’a rien à voir avec la politique de maintien de la grande production sous Toussaint, Dessa-lines, Christophe. Du temps de ces derniers, la conservation de la grande production manufacturière représentait incontestablement un progrès, une possible voie nationale de développement, permettant l’accumulation indispensable à la stimulation de nouvelles branches de production, comme on peut le constater avec l’expérience de Des-salines, et de manière plus convaincante encore avec celle de Chris-tophe. La grande culture capitaliste mise en place par les compagnies étrangères et toutes les autres formes d’investissements impérialistes opérés à partir de l’Occupation nord-américaine constituent au contraire un élément d’asservissement du pays et de renforcement du sous-développement de notre économie.

Ce sont donc deux finalités distinctes. Les résultats aussi sont dif-férents. Ces entreprises étrangères exportent le plus clair des profits qu’ils réalisent dans le pays, ruinent l'effort national comme dans le cas de la Hasco ou de Shada, provoquant un renforcement global des relations arriérées de production, favorisent le maintien de la misère et de l’ignorance des masses.

L’accroissement rapide de la population, le dépérissement de la petite production par suite des activités des compagnies impérialistes et de consolidation des positions du grand capital marchand et de la 75 Loi du 19 janvier 1934, par laquelle « tout haïtien ou haïtienne âgés de 21

ans peut acquérir une portion du domaine de l’État n’excédant pas 5 ha s’il est fermier de l’État depuis deux ans sur le terrain et s’il s’est acquitté de toutes les redevances annuelle... » Voir Vershueren, idem. t. 1, p. 170.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 77

grande propriété foncière féodale, l’augmentation du chômage urbain et rural, tout cela pose la constante nécessité de l’extension des rela-tions salariales. Toute la dynamique de la société haïtienne au cours de cette période, tout l’intérêt des masses populaires réclame cette ex-tension, exige la disparition de tous les rapports arriérés, de toutes les formes primitives de production, dans les villes et dans les cam-pagnes, dans le cadre d’un développement économique national, har-monieux, répondant aux besoins et aspirations profondes des masses populaires.

Ne pouvant rien offrir de mieux aux couches populaires urbaines et rurales, et aussi en vue de satisfaire les besoins de main-d’œuvre à bon marché de ses entreprises installées dans d’autres régions voi-sines, l’impérialisme nord-américain va reprendre sur une grande échelle, avec naturellement la complicité des couches dirigeantes lo-cales, l’organisation à grande échelle de l’émigration officielle des travailleurs haïtiens 76. Jusqu’à présent Haïti continue à remplir le rôle de fournisseur de main-d’œuvre non qualifiée à bon marché, à d’autres pays de la région. Et le fait que cette vague d’émigration at-teint maintenant d’autres couches de la société haïtienne indique bien l'aggravation d'une situation et aussi la permanence d’un système ac-tuellement en décomposition.

On pose fréquemment la question suivante : Pourquoi l’Impéria-lisme nord-américain qui met en place avec l’occupation des condi-tions favorables au développement normal des activités des compa-gnies yankees, limite cependant ses investissements au point de n'avoir pas radicalement modifié le poids des structures arriérées dans l’économie du pays ? Il faut en chercher la réponse dans des raisons à la fois d'ordre économique, politique et idéologique.

Pour la grande culture de denrées identiques ou pour l’établisse-ment d’entreprises manufacturières dans plusieurs pays dominés, l’im-périalisme oriente tout d’abord ses investissements là où existe déjà

76 D’après les données fournies par R. GUERRA et par S. CASTOR (ou-vrages déjà cités), il est significatif de constater que les années d’intense lutte paysanne contre l’occupant sont aussi celles où l’on atteint les chiffres les plus élevés de l’émigration officielle à Cuba. Incontestablement, il s'agit aussi pour l’impérialisme nord-américain d’un moyen de faire face à la lutte conduite par Péralte et Batraville, en encourageant un certain dépeuplement des campagnes.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 78

un cadre favorable à l’implantation de la grande entreprise moderne. C'est précisément par exemple le cas de l’industrie sucrière à Cuba où l’impérialisme n’a fait qu’accélérer le mouvement de concentration industrielle déjà initiée dès la fin du dix-neuvième siècle dans la pro-duction sucrière.

« Le capital, nous dit Lénine, prend toujours la technique de la produc-tion au point où il le trouve, et plus tard seulement il lui fait subir une transformation. » 77.

D’où la priorité accordée aux régions où il y avait une technique de production plus avancée, et, en même temps, l’intégration initiale des structures arriérées, là où elles existent, aux formes spécifiques de l’exploitation impérialiste. Pendant l’Occupation, « le capital améri-cain... ne délégua en Haïti que des comparses, des « francs-tireurs » de l’impérialisme financier, aventuriers souvent sans grands moyens... » 78.

Quant à la transformation ultérieure de cette intégration initiale en des formes et des techniques de production franchement capitalistes, on peut dire qu’elle a été freinée, en ligne générale, par le caractère même de l'exploitation impérialiste, par l’inégalité de développement entre les pays subissant la domination impérialiste, et par l’attitude de totale démission nationale des couches dirigeantes haïtiennes. En fait, l’introduction limitée de nouvelles relations capitalistes, intégrées dans le système des rapports arriérés revigorés et dominants, a été ob-jectivement la forme la plus rentable, pour l’impérialisme nord-améri-cain, d’exploitation du pays, et aussi la plus conforme aux particulari-tés politiques et idéologiques de la situation haïtienne.

[24]Nous avons vu comment, dès la seconde moitié du XIXe siècle, les

couches dirigeantes du pays n’envisagent la question du développe-ment du pays que surtout avec l’aide du capital étranger. Jusque de nos jours, les hommes politiques traditionnels soutiennent la même position sur ce problème d’importance vitale pour l’avenir du peuple

77 LENINE, Œuvres, t. 1, p. 502. 78 MORAL, idem.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 79

haïtien. L'actuel pouvoir duvaliériste, dès les débuts de son installa-tion, proclame sa disposition de coopérer avec l’impérialisme nord-américain en vue de faire d’Haïti une autre Porto-Rico, c’est-à-dire, du point de vue économique, aboutir aux résultats que n’avait pas at-teint environ un demi-siècle de domination. D’un autre côté, bien des secteurs de l’opposition au pouvoir duvaliériste antinational et antipo-pulaire n’envisagent le développement du pays que dans la même op-tique. C'est donc toujours la même politique presque centenaire consistant à encourager l’installation de fabriques ou de plantations par des compagnies étrangères, particulièrement des compagnies nord-américaines.

L’impérialisme nord-américain, à partir de 1915, a maintenu et renforcé, nous l’avons vu, les structures arriérées dans le pays. De nos jours, le niveau de développement de la grande métropole impérialiste exige de plus en plus l’existence d’un cadre économique moderne as-surant la rentabilité maximum des investissements impérialistes dans les pays dominés. Le retard structural que nous avions par rapport à certains autres pays de la zone à l’époque de l’Occupation a été main-tenu et accentué du fait de plus de 50 ans de domination impérialiste. Ce n’est donc pas à ce même impérialisme qu’on va demander d’être l’élément dynamique de notre développement économique. C’est la tâche historique du peuple haïtien par la destruction des rapports éco-nomiques arriérés et des liens de dépendance vis-à-vis de l’impéria-lisme 79.

Il ne faut pas croire cependant que les couches dirigeantes du pays sont déjà à court de moyens. Dans le cadre de la domination impéria-liste et du maintien des structures arriérées, il se forme, sous le pou-voir duvaliériste un véritable « capital bureaucratique » au profit de la poignée très réduite de grands fonctionnaires du régime. Ce « capi-tal bureaucratique » ne provient pas d'un processus naturel d’exten-sion des activités économiques mais plutôt du pillage systématique des quelques entreprises d’État, et surtout d'une redistribution forcée des profits créés par les mêmes anciennes structures. Cela explique en

79 Quant aux intérêts politiques spéciaux de l’impérialisme nord-américain sur lesquels comptent bien des secteurs des couches dirigeantes haïtiennes pour porter celui-ci à engager le pays dans une voie de développement écono-mique, il ne faut pas oublier l’échec retentissant du programme Alliance pour le progrès.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 80

grande partie les frictions qui ont existé dans le temps entre le pouvoir duvaliériste et certains secteurs traditionnels des couches dirigeantes.

Actuellement, ce « capital bureaucratique » tend de plus en plus à s’intégrer, à participer aux autres formes de l’activité économique. Quelques grands propriétaires fonciers augmentent leurs investisse-ments dans l'agriculture, certains grands fonctionnaires s’adonnent au commerce ou s’associent à quelques propriétaires de fabriques. Un fait typique est la récente formation d’une société commerciale agri-cole et industrielle dénommée « Société Financière d’Haïti » avec comme actionnaires tous les grands commis de l’État.

Signalons en passant que la prétendue « libéralisation » du régime duvaliériste n’est au fond que la concrétisation de la tendance à la fu-sion de ce « capital bureaucratique » avec toutes les autres principales relations économiques d’exploitation des masses. Autrement dit, la prétendue « libéralisation » est beaucoup plus la réalisation d’une co-hésion de plus en plus étroite entre le duvaliérisme et toutes les autres couches dirigeantes réactionnaires, antinationales et antipopulaires, profitant toutes, à des degrés divers, de l’exploitation semi-coloniale et semi-féodale.

Malgré donc la continuelle extension des rapports capitalistes, sur-tout depuis l’Occupation nord-américaine, les structures semi-féodales arriérées demeurent encore un des traits dominants de l’économie du pays 80. Dans l’agriculture qui est toujours l’activité productrice fonda-mentale, prédominent la grande propriété foncière féodale, le système de moitié, la corvée, le travail non rémunéré, les dettes usuraires, la petite exploitation marchande parcellaire. Tout cela, ajouté à l’impor-tance déterminante du gros capital marchand et du capital usuraire, prouve justement qu’il s’agit d’une économie qui, du point de vue glo-bal, n’a pas encore atteint le seuil capitaliste. C’est pourquoi il est dif-ficile de parler de prédominance des relations capitalistes en Haïti.

Les investissements monopolistes de l’impérialisme, le gros capital marchand, les relations arriérés de production, et l’appareil d’État qui 80 L’actuelle installation de diverses entreprises impérialistes de réexportation

(une des tendances générales des investissements impérialistes, de nos jours, dans les pays dépendants) contribue certes à une certaine extension des rap-ports salariaux. Mais cela ne modifie pas profondément la structure écono-mique et sociale du pays. Au contraire, on assiste, de ce fait, à une accentua-tion du caractère artificiel de l’économie nationale.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 81

les soutient, voilà donc les principaux obstacles à l’étape actuelle, au développement économique du pays 81.

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LES PRISES DE POSITIONFACE À L’INTERVENTION ÉTRANGÈRE

Les grandes luttes politiques de la période 1915 à nos jours se dé-roulent dans un cadre nouveau caractérisé par la domination impéria-liste dans le pays, par la suspension de la mobilisation massive de la paysannerie et la rupture avec les traditions de lutte populaire armée après la défaite des cacos,, et, depuis 1934, par la formation et le dé-veloppement du mouvement communiste haïtien. D’autres phéno-mènes nationaux et internationaux joueront également un rôle impor-tant dans le déroulement des grandes batailles politiques de l’époque. Il faut particulièrement signaler les changements qui se font dans la composition des couches dirigeantes et l’apparition des luttes organi-sées du prolétariat. La poussée du mouvement de libération nationale et surtout le triomphe de la Révolution cubaine ont joué un rôle im-portant dans l’évolution de la situation politique nationale au cours de ces dix dernières années.

Nous l’avons vu, l’Occupation américaine n’a résolu, — et dans une perspective réactionnaire —, qu’un aspect de la crise que traverse le pays au cours des années 1911-1915 : elle réalise l’adaptation des anciennes structures semi-coloniales et semi-féodales aux nouvelles formes de domination impérialiste, au détriment des exigences de dé-veloppement économique indépendant qui s’imposaient à l’époque. De ce fait a été renforcé le caractère antinational et antipopulaire du système d’exploitation des masses. Aussi la lutte contre la domination de l’impérialisme nord-américain est-elle dans son essence le prolon-

81 La thèse selon laquelle « les rapports capitalistes sont dominants dans la société haïtienne », thèse très proche de celle du « capitalisme périphé-rique », est soutenue par Jean LUC. Voir notamment son article Connais-sance sensible et connaissance rationnelle... Nouvelle Optique, mai 1971, Montréal, pp. 7 à 30.

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gement de toutes les batailles menées depuis Goman contre le régime d’exploitation semi-coloniale et semi-féodale.

Cependant toutes les luttes politiques de cette époque ne mettent pas en question les fondements de ce régime. Si l’on fait exception de la résistance armée de la paysannerie, la plus haute expression du pa-triotisme haïtien depuis les guerres de la Première Indépendance, les mouvements de 1930, 1946 et 1956, malgré leur ampleur et même leur contenu démocratique, ne visent cependant que de simples ré-formes.

Au cours des deux décennies qui ont suivi ses premières manifesta-tions dans le pays, le mouvement communiste, pour des raisons théo-riques et pratiques, n’est pas encore parvenu à s’affirmer comme force indépendante capable d'exercer une certaine influence sur le déroule-ment des événements. C’est encore l’époque des pionniers. À partir [25] des années 60, les organisations communistes accèdent à une vi-sion chaque fois plus claire des mécanismes essentiels de la domina-tion impérialiste dans le pays et de leur poids spécifique dans l'en-semble du système semi-colonial et semi-féodal haïtien. Sur le plan pratique on ne peut parler de lutte contre le duvaliérisme sans men-tionner l’action incessante des communistes.

Si l’intervention étrangère de 1915 s’est dès le début située à contre-courant des intérêts des masses, il n’est donc pas étonnant que la mobilisation populaire des années 1911-1915 se poursuive et se convertisse en une guerre patriotique contre l’Occupant. En effet, dès les premiers moments de l’action des envahisseurs, alors que Rosalvo Bobo abandonne le terrain de la lutte armée pour se présenter aux élections protégées par les baïonnettes étrangères, alors que les chefs cacos Charles Zamor, Morency acceptent de déposer les armes et de corrompre leurs troupes avec de l’argent, les paysans mobilisés conti-nuent la lutte, au cours de ces derniers mois de l’année 1915, dans les régions du Nord-Est 82. Une féroce répression s’abat sur eux. Plus tard, de 1918 à 1920, la lutte paysanne contre l’Occupation étrangère re-

82 À l’arrivée des troupes américaines, Josaphat JEAN JOSEPH refuse de se soumettre à la Grande Rivière du Nord. Il se retire au Fort-Rivière, sur les sommets de la Chaîne de la Grande Rivière du Nord, près de Bahon pour continuer la lutte. Voir DALENCOUR, ouvrage déjà cité.

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prend avec plus d’ampleur sous la direction de Charlemagne Péralte et Benoît Batraville, deux précurseurs de la Seconde Indépendance 83.

Comme d’ailleurs les précédents mouvements autonomes des masses dans notre histoire, la lutte patriotique armée de la paysannerie contre l’Occupant est en fait restée isolée des autres formes de protes-tation soutenues par d’autres catégories sociales. Les courants d’oppo-sition à la domination militaire étrangère qui se sont exprimés soit au Parlement (vote contre la Convention), soit dans la presse, soit même dans certaines formes d’action armée à Port-au-Prince et dans d’autres villes, n’ont pas su établir, du moins ouvertement, la jonction avec la résistance paysanne en vue d’offrir un front commun contre l’envahis-seur. C’est encore cet isolement du mouvement paysan, ce manque d’unité entre les forces et groupes nationalistes qui expliquent aussi l’échec des luttes menées par Péralte et Batraville.

L’expérience des guerres pour la Première Indépendance mise à part, il n’y a pas eu dans les villes, jusqu'à ces derniers temps, un cou-rant politique et social progressiste capable de s’allier au mouvement revendicatif et patriotique de la paysannerie et de faire ainsi aboutir les aspirations démocratiques des masses. Ce courant naît objective-ment avec la fondation du mouvement communiste dans le pays. En se fixant comme tâche politique pratique, la réalisation de l'alliance du prolétariat et de la paysannerie, le mouvement communiste haïtien tient donc compte aussi de toute l'histoire de nos mouvements popu-laires (de leurs succès et de leurs défaites) et pose ainsi les bases de la véritable unité nationale.

Toute la mise en place institutionnelle réalisée par l'occupation est à la fois cause et résultat de la liquidation de la mobilisation patrio-tique de la paysannerie. Certaines mêmes de ces institutions ont parti-cipé de manière très violente à l’écrasement du mouvement populaire. C’est particulièrement le cas de la Gendarmerie d'Haïti, actuelles Forces Armées d'Haïti. Tandis que les revendications fondamentales des masses sont demeurées les mêmes et au contraire s'accentuent, le maintien du nouvel ordre d’exploitation et d’oppression néo-colo-niales est devenu totalement incompatible avec toute cette agitation politique, avec toute cette mobilisation populaire qui, d’une manière ou d’une autre, a caractérisé le dix-neuvième siècle haïtien.

83 Voir S. CASTOR, idem.

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Et c’est ainsi que grâce à la mise en place de toutes ces institutions l’Occupation nord-américaine parvient à reléguer presque au dernier plan la présence plus ou moins active que la paysannerie occupait dans la vie politique nationale.

Par le maintien et le raffermissement des structures agraires ar-chaïques, par le considérable renforcement de l’appareil d’État, par l’accélération et la consolidation du mouvement de concentration éco-nomique et politique à Port-au-Prince, l’impérialisme nord-américain et ses alliés locaux ont créé les conditions déterminant une longue sus-pension de l’activité politique de la paysannerie et approfondissent la différence entre les villes et les campagnes et plus encore la capitale et le reste du pays.

Le fait même de l’Occupation est une rupture avec tout le courant populaire de notre histoire, la négation de toutes les profondes aspira-tions des masses à l'indépendance, à la propriété au bien-être. L’idéo-logie du régime de domination impérialiste considère toutes les luttes armées d’avant 1915, y compris surtout les luttes populaires, comme « Le désordre responsable de nos malheurs ». Aucune distinction n’est établie entre le brigandage lucrativement entretenu par les couches dirigeantes, et les justes luttes armées des masses paysannes. D’où donc la rupture avec toutes les traditions des guerres populaires. Puisque « L’Occupation fut une pénitence que Dieu nous avait infli-gée pour nous corriger de nos turbulences » 84, il faut donc si l’on veut éviter la répétition d’une telle punition tourner totalement le dos à ces traditions de luttes populaires, accepter « sagement » la domination de l’impérialisme, se montrer enfin digne de « la civilisation ». Il s'agit d'une systématique falsification de notre histoire, d’une conspiration du silence sur le véritable caractère des luttes paysannes, d'une entre-prise de déracinement et d’aliénation à l'échelle collective en vue d'in-culquer un profond esprit de soumission vis-à-vis de la domination impérialiste dans le pays.

Cette solution de continuité dans la conservation des traditions de lutte populaire armée de la paysannerie a fortement influencé le conte-nu des luttes politiques des années 1930, 1946, 1956, qui se sont dé-roulées dans le cadre d'une crise chaque fois plus accentuée des struc-tures semi-coloniales et semi-féodales. En effet, malgré l'aggravation

84 Stéphen ALEXIS, Histoire d’Haïti, p. 199.

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de la situation des masses populaires, les revendications essentielles des campagnes y ont été presque totalement absentes. De même on n’y retrouve aucune tentative d'adaptation des formes et des méthodes utilisées jadis par la paysannerie dans sa lutte plus que séculaire contre les mêmes structures économiques en crise.

La rupture avec les traditions des luttes démocratiques et patrio-tiques des masses populaires a donc eu des conséquences déplorables. A travers les nuances propres à chaque cas particulier, les mouve-ments de 1930, 1946 et 1956 se sont développés, en règle générale sur le terrain choisi et d’après les normes imposées par l’impérialisme, c’est-à-dire dans les villes, surtout dans la capitale, sous l'influence de certaines catégories sociales données, et dans des formes bien déter-minées. Pour aucun de ces mouvements on ne peut parler d'une mobi-lisation populaire à l’échelle nationale. Une coupure de plus en plus prononcée s'établit entre les luttes qui se déroulent dans les villes et l’immobilisation de la paysannerie. Pourtant il est indiscutable que sans la réalisation des aspirations des masses rurales il ne peut y avoir de garantie pour un nationalisme authentique, un démocratisme véri-table.

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[26]Tout cela, ajouté au caractère vague des principales revendications

présentées au cours de ces batailles, dénote le faible rôle de l’idéolo-gie politique révolutionnaire dans ces moments de grande agitation urbaine. À cette époque, le mouvement communiste naissant n’était pas encore capable de donner, théoriquement et pratiquement, une orientation anti-impérialiste et antiféodale à ces mobilisations. Le « nationalisme culturel » et surtout « la question de couleur » ont été les principaux courants idéologiques et aussi les principaux obstacles à l’épanouissement de l’influence des idées révolutionnaires.

« Nationalisme culturel » et « noirisme » sont actuellement assez liés entre eux. Mais du point de vue historique, il s’agit de deux phé-nomènes distincts qu'on ne peut nullement confondre.

Le « nationalisme culturel » est le prolongement sur le plan cultu-rel des batailles politiques du nationalisme officiel contre l’Occupa-tion 85. C’est la continuation avec plus de vigueur d’un courant litté-raire qui commence à se manifester avant 1915. Incapable de poser, à cause même de son orientation de classe, l’ensemble des véritables revendications de la Nation face à l’Occupation et à la domination impérialiste, le nationalisme officiel se révèle beaucoup plus actif, beaucoup plus vigoureux sur le plan culturel. La lutte contre le « bo-varysme », l’affirmation de la spécificité haïtienne, le retour aux tradi-tions culturelles populaires, tout cela c’est en somme l’affirmation du droit d’un large secteur des couches dirigeantes haïtiennes à l’exis-tence, sans être obligé de nier, comme par le passé, leur origine afri-caine, la couleur de leur peau, leurs traditions culturelles propres. Ce « nationalisme culturel » ne situe pas le problème au niveau de la dy-namique des masses populaires accédant à l’indépendance véritable, à la culture, au bien-être, à l’édification d’une nouvelle dimension de l’homme haïtien, forgé dans la lutte contre les structures semi-féo-dales et semi-coloniales pour la construction d’une société libérée de toute exploitation.

Dans la situation créée par l’Occupation et face à la politique sys-tématiquement raciste 86 pratiquée par les fonctionnaires nord-améri-cains, le « nationalisme culturel » revêt à ce moment-là, un certain 85 Jacques STEPHEN ALEXIS, Débat sur le Folklore, Revue Casa de las

Americas, n° 53, mars-avril 1969.

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caractère militant. Malgré ses limitations, il représente un incontes-table pas en avant vers plus d’authenticité culturelle. « Le noirisme » précède de très longtemps le « nationalisme culturel ». C’est un cou-rant politique qui a déjà fait l’expérience du pouvoir particulièrement avec Soulouque et Salomon, et qui se manifeste dans la vie politique surtout au cours des moments de grande crise nationale. Il a toujours joué un double rôle : en premier lieu, établir par le contrôle de l’appa-reil d’État un nouveau rapport de force entre les secteurs noir et mu-lâtre des couches dirigeantes, et ensuite trouver une issue favorable qui assure la conservation des structures semi-coloniales et semi-féo-dales en pleine crise. Dans cette perspective, il s’agit avant tout de désamorcer la lutte des masses, de semer la confusion, d’isoler les courants combatifs des masses d’une possible avant-garde.

L’Occupation nord-américaine rompt par sa politique le fragile équilibre établi à la suite de plusieurs années de luttes et de rivalités entre les différents secteurs des couches dirigeantes du pays. En effet pendant environ 30 ans, le secteur mulâtre des couches dirigeantes monopolise la direction de l’appareil d’État. L’appui de l’Occupant, et du gros commerce étranger donnant à ce pouvoir une orientation for-tement raciale. La dictature de Lescot est la caricature tragique de ce pouvoir mulâtre. Tragique surtout pour les masses populaires des villes et des campagnes qui vivent l’aggravation de l’exploitation se-mi-coloniale et semi-féodale à cause de la Deuxième Guerre Mon-diale. Tragique aussi pour tous -les éléments des couches moyennes des villes, pleins de capacité mais auxquels était pourtant refusée toute possibilité réelle d’épanouissement et qui expliquaient leur situation par le caractère de caste du pouvoir. Même ceux qui en bénéficiaient le plus, l’impérialisme nord-américain et les grands commerçants, avaient eux-aussi de sérieuses raisons de renverser cette dictature 87.

C’est dans ce cadre que la recrudescence « noiriste » des années 1946 vient en quelque sorte rencontrer le « nationalisme culturel ». La lutte contre la dictature de Lescot ayant été aussi une mise en question de la prédominance des mulâtres dans les centres de décisions de l’ap-

86 On sait que l’armée nord-américaine est « un des principaux véhicules du préjugé racial » aux U.S.A. Voir D. GUERIN, Décolonisation du Noir Amé-ricain, p. 58.

87 Tinois (Gérald BRISSON) Fondements Économiques de la Situation Révo-lutionnaire 1945-1946, octobre 1965.

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pareil d’État, la poussée « noiriste » a trouvé dans le « nationalisme culturel » un précieux appui, une certaine modernité, un souffle nou-veau.

Le mouvement de 1946 permet fondamentalement d’établir un nou-veau rapport de forces dans la composition des couches dirigeantes haïtiennes. Par le contrôle de la direction de l’appareil d’État, le sec-teur noir a pu s’élargir en favorisant systématiquement de grands fonctionnaires issus de couches moyennes, formant ainsi une nouvelle « bourgeoisie fonctionnariste » et renforçant considérablement la do-mination semi-coloniale et semi-féodale au profit de l’impérialisme, des grands commerçants, des grands industriels et des grands proprié-taires fonciers. Au fond les 25 années de pouvoir noir depuis 1946 continuent la même politique pratiquée au cours des 31 années de pouvoir mulâtre après l’Occupation.

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[27]

Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti

depuis l’Indépendance.)

CONCLUSION

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Après plus d’un demi-siècle de domination impérialiste, Haïti vit encore l’une des crises les plus aiguës, l’un des moments les plus dif-ficiles de son histoire, avec la constante menace d’une nouvelle occu-pation nord-américaine. La crise n’épargne aucun domaine, politique, économique, social, culturel.

Le duvaliérisme symbolise à la fois l’expression de la crise, mais aussi la tentative réactionnaire de maintenir les vieilles structures ar-chaïques et d'empêcher à tout prix les changements fondamentaux que nécessite la société haïtienne. Aussi se situe-t-il à contre-courant du développement réel du pays. Lutter férocement pour l’élargissement des couches dirigeantes au profit de quelques éléments des couches moyennes dans le cadre du plus total conservatisme, telle est toute la dynamique du duvaliérisme. C’est pourquoi, sous un masque mo-derne : nous retrouvons actuellement en vigueur toutes les vieilles mé-thodes déjà utilisées par les couches dirigeantes du pays dans les mo-ments de grandes crises depuis 1843. En effet de la terreur des Zin-glins, du pillage systématique de l’État, et du « noirisme » de Sou-louque, jusqu’à la plus totale concession des intérêts nationaux aux monopoles nord-américains, genre Dartiguenave et Borno, rien ne manque de l’arsenal des moyens historiquement employés par les po-liticiens pour perpétuer l’exploitation semi-coloniale et semi-féodale.

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Michel HECTOR, Haïti : féodalisme ou capitalisme ? … (1973) 90

Le duvaliérisme, malgré toute sa phraséologie, appartient au plus pur traditionalisme politique du régime antinational et antipopulaire.

La crise actuelle est donc au fond la répétition à une nouvelle échelle et dans un cadre nouveau (international et national) des di-verses grandes crises de structure qui ont déjà secoué le régime établi dans le pays depuis 1806 et rénové dans une certaine mesure après l'Occupation. Il s’agit donc de satisfaire des revendications, d'exécuter des tâches près de deux fois séculaires. Mais c’est aussi la nécessité de remettre en question tout le système mis en place par l’impérialisme nord-américain. On comprend donc pourquoi la crise actuelle se ré-vèle à la fois plus violente et plus durable.

De plus, elle se déroule à un moment où sur le plan mondial, conti-nental et régional se développent diverses expériences de solutions révolutionnaires aux multiples et graves problèmes qui se posent dans toutes les régions soumises à la' domination coloniale ou néo-colo-niale de l'impérialisme. Ici, il faut surtout insister sur le rôle de la ré-volution cubaine, sur l’impact que la construction du socialisme à Cuba a dans l’évolution de la situation nationale.

Dans le pays existe actuellement les conditions permettant la réali-sation d’une solide alliance des travailleurs des villes et des cam-pagnes avec tous les autres secteurs patriotiques et démocratiques de la nation, et de surmonter ainsi l’isolement répété qu’ont connu les guerres paysannes démocratiques et patriotiques de Goman, d’Acaau, de Péralte et de Batraville. L’extension de l’idéologie et de l’organisa-tion révolutionnaires assurera la conversion des possibilités en réalité et apportera la victoire sur tous les courants politiques réactionnaires.

La lutte contre les structures décrépies et contre la domination im-périaliste pour la libération définitive du peuple exige le renouement avec les traditions historiques de luttes populaires armées, particuliè-rement des luttes de la paysannerie. Les révolutionnaires haïtiens se sont déjà héroïquement engagés dans cette voie. La rébellion de Caza-lé est plus qu’un simple témoignage de la présence du P.U.C.H. (Parti Unifié des Communistes Haïtiens). C’est surtout le symbole du re-nouement avec les plus profondes traditions de lutte du peuple. La question dépasse la simple coïncidence de date de déclenchement des deux mouvements d’Acaau et de Cazalé. Elle se situe plutôt au niveau des moyens à employer et des buts à atteindre : la libération, par la

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lutte populaire armée, des masses travailleuses haïtiennes de l’exploi-tation semi-coloniale et semi-féodale. Dans cette noble lutte, les mili-tants du P.U.C.H. sont en train de forger de nouvelles traditions qui ne se perdront plus.

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Haïti : féodalisme ou capitalisme ?(Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti

depuis l’Indépendance.)

NOTES

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Pour faciliter la consultation des notes en fin de textes, nous les avons toutes converties, dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales, en notes de bas de page. JMT.

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SOMMAIRE

Avant-propos [1]Introduction [2]

La période de transition (1793-1806) [3]Mise en place des fondements du régime semi-féodal et semi-colo-

nial (1807-1848) [9]Extension de la petite exploitation et débuts de la pénétration capi-

taliste étrangère dans l’agriculture 1848-1915 [14]IV. Domination de l’impérialisme U.S.A. [21]

CONCLUSION [27]Notes [29]

Fin du texte