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UN CENTENAIRE HAUSSMANN ET LA NAISSANCE DU PARIS MODERNE E Paris d'il y a cent ans ne nous est plus accessible que par le livre ou l'image et il nous faut un effort pour nous le repré- senter. Supprimez par la pensée les boulevards Sébastopol, Saint- Michel, Saint-Germain, Port-Royal, Malesherbes, les rues Turbigo, Etienne-Marcel, Réaumur, de Châteaudun, les avenues de la place de la République, celles du carrefour de l'Etoile. Réduisez les voies actuelles à des ruelles étroites et sombres. Arrachez cinquante mille arbres. Imaginez les ponts d'Austerlitz, d'Arcole, des Invalides à l'état de passerelles branlantes. Détruisez le pont National, ceux de Solférino, de l'Aima, d'Auteuil, la plupart des mairies, des hôpi- taux, des asiles, des écoles, le tribunal de Commerce, les églises de la Trinité, Saint-Augustin, Notre-Dame-des-Champs, Saint-François- Xavier, les théâtres du Châtelet, Sarah-Bernhardt, de la Gaîté. Fermez le parc Monceau, rasez les Buttes-Chaumont, la plupart des squares parisiens. Entourez le Bois de Boulogne d'un mur, enlevez au Bois de Vincennes ses accès, ses vallons, ses lacs. Faites du Champ de Mars un désert, des Champs-Elysées un cloaque, vous aurez l'ima- ge de Paris en 1853, l'année où le baron Haussmann fut nommé pré- fet de la Seine. La transformation de la capitale fut pour Napoléon III un leitmotiv, une idée-force. Chose curieuse, Paris a été rénové par un souverain qui ne le connaissait pas, ne l'avait jamais habité, n'étant rentré de l'exil que pour s'y installer en maître. Son ignorance était déconcertante. Victor 'Hugo en témoigne : « Je vous ai beaucoup LA REVUE If 19 1

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UN CENTENAIRE

HAUSSMANN

ET

LA NAISSANCE DU PARIS MODERNE

E Paris d'il y a cent ans ne nous est plus accessible que par le livre ou l'image et i l nous faut un effort pour nous le repré­senter.

Supprimez par la pensée les boulevards Sébastopol, Saint-Michel, Saint-Germain, Port-Royal, Malesherbes, les rues Turbigo, Etienne-Marcel, Réaumur, de Châteaudun, les avenues de la place de la République, celles du carrefour de l'Etoile. Réduisez les voies actuelles à des ruelles étroites et sombres. Arrachez cinquante mille arbres. Imaginez les ponts d'Austerlitz, d'Arcole, des Invalides à l'état de passerelles branlantes. Détruisez le pont National, ceux de Solférino, de l'Aima, d'Auteuil, la plupart des mairies, des hôpi­taux, des asiles, des écoles, le tribunal de Commerce, les églises de la Trinité, Saint-Augustin, Notre-Dame-des-Champs, Saint-François-Xavier, les théâtres du Châtelet, Sarah-Bernhardt, de la Gaîté. Fermez le parc Monceau, rasez les Buttes-Chaumont, la plupart des squares parisiens. Entourez le Bois de Boulogne d'un mur, enlevez au Bois de Vincennes ses accès, ses vallons, ses lacs. Faites du Champ de Mars un désert, des Champs-Elysées un cloaque, vous aurez l'ima­ge de Paris en 1853, l'année où le baron Haussmann fut nommé pré­fet de la Seine.

La transformation de la capitale fut pour Napoléon III un leitmotiv, une idée-force. Chose curieuse, Paris a été rénové par un souverain qui ne le connaissait pas, ne l'avait jamais habité, n'étant rentré de l'exil que pour s'y installer en maître. Son ignorance était déconcertante. Victor 'Hugo en témoigne : « Je vous ai beaucoup

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cherché, me disait-il, la première fois que je le vis. J'ai été à votre ancienne maison. Qu'est-ce donc que cette place des Vosges? —• C'est la place Royale, lui dis-je. — Ah ! reprit-il, est-ce que c'est une ancienne place ? » Ne connaissant point Paris, i l y était inconnu. Le 6 mai 1848 Mérimée écrit à Mme de Montijo, mère de la future impératrice : «La situation est aussi mauvaise qu'au 17 Brumaire, avec cette légère différence que nous n'avons pas un Napoléon. S'il vivait tout s'arrangerait probablement assez vite. »

Toutefois, pendant l'exil, Louis-Napoléon avait beaucoup ré­fléchi et aussi beaucoup écrit. Trois idées semblent l'avoir guidé dans ses projets sur la transformation de la capitale.

Tout d'abord i l se considère comme investi d'une mission dynasti­que ; i l est l'héritier du régime impérial qui, lui-même, a continué la tradition des souverains bâtisseurs. L'idée napoléonienne — c'est le titre qu'il donne à ses écrits de polémique — représente la conciliation de l'autorité et de la liberté, l'action positive opposée au verbalisme parlementaire. Une des formes par lesquelles elle se manifeste, c'est l'accomplissement de ces grands travaux publics qui transforment la vie des peuples, notamment la création des réseaux de voies ferrées qui ont pour conséquence de substituer aux anciennes portes des villes les nouvelles entrées des gares et de créer à l'intérieur des agglomérations urbaines une circulation nou­velle. Dès 1839, dans ses Lettres de Londres, Persigny recueille les propos du jeune prince. « Nos routes sont détestables, nos villages sont en proie à l'ignorance et à la misère. Les chemins de fer, quelle honte ! On en est encore à délibérer par qui les faire, éternelle mé­diocrité qui nous rend la risée de l'Europe. » Douze ans plus tard, le Prince-Président, annonçant dans son discours de Bordeaux « L'Empire, c'est la paix », affirmation que les faits devaient si vite et si cruellement démentir, parle d '« immenses territoires incultes à défricher, de routes à ouvrir, de ports à creuser, de canaux à ter­miner, de chemins de fer à compléter, de ruines à relever, de faux dieux à abattre ».

Une deuxième idée, celle-là purement politique, voire même stra­tégique. Neuf fois en vingt-cinq ans Paris a connu l'insurrection. L a topographie en est fixée. Le réseau des barricades coupe la ville en suivant une ligne tracée par le faubourg Saint-Antoine, les rues de la Harpe, de la Cité, de la Planche-Mibray, des Arcis, de Saint-Martin, de la Villette. Le long de ce retranchement, trois forteresses : la montagne Sainte-Geneviève, le monceau* Saint-Gervais, Saint-

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Martin-des-Champs. Les nouvelles voies permettent de les battre en brèche. Le boulevard Sebastopol isole les deux rues Saint-Martin et Saint-Denis, il tient en respect les Halles et leurs ruelles ; le bou­levard Magenta commande les deux faubourgs ; le boulevard Saint-Germain et la rue des Ecoles trouent le faubourg Saint-Marceau ; la rue Soufflot éventre la montagne Sainte-Geneviève ; le boulevard du Prince Eugène, aujourd'hui boulevard Voltaire, prend de front et à revers le redoutable faubourg Saint-Antoine ; la rue de Rivoli, l'avenue Victoria dominent les abords de l'Hôtel de Ville. « C'est à croire, écrivait Victor Fournel, en 1865, que l'architecte de la Ville est un officier du Génie. Vauban n'eût pas préparé avec plus de soin les opérations d'un siège. D'autre part le macadam a supprimé le pavé ; les professeurs de barricades auront fort à faire. Le métier est gâté. » Cinq ans plus tard, en 1870, les Goncourt, dans leur Journal, notent cette réflexion de Victor Hugo revenant de l'exil, à la vue des nouvelles voies de la capitale : «Le gouvernement n'avait rien fait pour la défense contre les étrangers ; tout avait été fait contre la population. » Haussmann parle de la satisfaction de l 'Em­pereur, lors de l'ouverture du boulevard Sebastopol et de la cou­verture du canal Saint-Martin par une voie publique. « J'ai rarement vu mon souverain enthousiasmé ; cette fois i l le fut sans réserve tant il attachait de prix, dans un intérêt d'ordre public, à créer une voie d'accès dans le centre habituel des émeutes ». Les exposés de mo­tifs des lois soumises aux assemblées soulignent « la portée poli­tique des grandes voies stratégiques qui assurent des communica­tions larges, directes et multiples entre les principaux points de la capitale et les établissements militaires. » Il convient toutefois de ne pas s'exagérer la valeur de l'argument quand on songe avec quelle facilité fut organisée l'émeute, en 1870 et en 1871, en profitant des grandes artères. D'autre part il ne vaut pas pour les quartiers de l'Ouest qui furent de la part de l'Empereur l'objet d'une égale sollicitude.

La troisième idée napoléonienne, c'est l'idée sociale. Louis-Napo­léon s'attache à l'extinction du paupérisme. C'est le titre d'un de ses ouvrages. Un des problèmes les plus angoissants était celui du logement et des espaces libres. De là, la nécessité de faire disparaître les taudis, d'établir de grandes voies de circulation, de multiplier les squares, les parcs, les promenades publiques. Au surplus les di­vers buts se complètent et se confondent. Assurer la tranquillité publique, améliorer l'état sanitaire, faciliter les relations, rendre le

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peuple à la fois mieux portant et plus soumis, c'est là le'programme social dont se réclame l'Empire.

Une double influence s'exerça sur ces principes généraux pour en guider l'application : d'une part s'imposent d'urgence des travaux depuis longtemps réclamés pour l'aménagement d'une ville dont la population a doublé en un demi-siècle, passant de 547.000 habitants en 1800 à 1.050.000 en 1847 et qui, devenue capitale politique, administrative, industrielle, commerciale, péné­trée d'une circulation de 17.000 voitures, se trouve encore régie par l'ordonnance de 1783 limitant à dix mètres la largeur des voies publiques. D'autre part se manifeste un désir nouveau de bien-être. La Révolution de 1830 a proclamé la souveraineté du peuple. Or le peuple souverain ne peut être un peuple en haillons. Il faut choisir entre le programme d'Henri IV et celui des barri­cades, entre la poule au pot et l'émeute. C'est le sens même de l'avènement de Louis-Philippe, prince de sang royal porté au trône par le vœu de la bourgeoisie et l'effort du bras populaire. Or, après dix-huit ans de règne, la crise du logement n'avait pas été résolue. La gravure de Daumier, vantant l'air et le paysage à la lucarne d'un galetas, en offrait le témoignage. Sans doute la Révolution et l'Empire avaient posé tous les problèmes de l'urba­nisme parisien mais, faute de moyens, la Restauration puis la monarchie de Juillet avaient laissé l'œuvre en attente. Ce retard causa leur chute. Ce furent les ouvriers du bâtiment en chômage qui, en 1830 et en 1848, dressèrent les barricades. C'est l'inextricable lacis des ruelles médiévales qui assura leur victoire.

Leuis-Napoléon devait être d'autant plus désireux d'agir. Ayant vécu à Londres pendant de longues années i l avait été frappé des progrès accomplis dans cette capitale, jouissant de toutes les améliorations modernes : distribution des eaux, éclai­rage au gaz, véhicules de transport, espaces libres, réseau de chemins de fer. Interné au fort de Ham il confiait à Amédée Thierry, reprenant la parole de son prestigieux ancêtre, que, lui aussi, comme Auguste, i l laisserait une ville de marbre. Cette idée d'exercer une action personnelle sur la capitale ne le quitta jamais. De même que le Pape, chef de la catholicité, se plaît au titre d'évêque de Rome, de même l'empereur des Français se flatte de marquer la capitale à son chiffre, de laisser sur les édifices la trace indélébile de son règne.

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Action directe, méthode directe. Napoléon I e r travaillait avec des Conseils, Napoléon III, lui, travaille avec un seul homme, Haussmann, dont le nom demeure lié à l'histoire du Paris moderne.

Au lendemain de son élection à la présidence de la République Louis-Napoléon avait nommé à la préfecture de la Seine un ami de Thiers, Berger, ancien avoué, maire du I X e arrondissement, opposant sous la monarchie de Juillet, type parfait de la bour­geoisie parisienne, toujours révolté mais hostile aux aventures, fidèle héritier des principes de Chabrol et de Rarnbuteau, gardien vigilant de la tirelire municipale, soucieux d'obéir au pouvoir central tout en donnant des gages aux édiles de Paris, sans cesse tiraillé entre l'Elysée, qui réclame le financement immédiat des grands projets urbains, et la vaine résistance que leur oppose l'Hôtel de Ville. Le coup d'Etat devait être pour lui le coup de grâce. Deux conceptions s'affrontaient. Pour les hommes des régimes passés le souvenir encore si proche des révolutions leur faisait craindre les opérations à long terme. Ils n'avaient pas confiance dans l'avenir. L'entourage de Napoléon était au contraire décidé à s'installer et à durer. D'autres temps appelaient d'autres hommes. A Berger succéda Haussmann.

Il était, lui, un Parisien de Paris, né en 1809 dans le domaine de Beaujon, à l'angle du boulevard Haussmann et de l'avenue de Friedland, dans un hôtel qu'il devait plus tard démolir. Issu de deux familles protestantes émigrées du Palatinat, son grand-père maternel avait été officier d'ordonnance du prince Eugène. Au cours des journées de Juillet, i l désarme un officier de la garde suisse. Une légère blessure lui permet de faire valoir son exploit. Il est embarqué dans la carrière préfectorale, carrière active, turbulente, inquiète. A Yssingeaux, à Nérac, à Saint-Girons, à Blaye, impatient il ronge son frein. L'élection de Louis-Napoléon à la Présidence fixe ses ambitions. Le grand-père conventionnel et la croix de 1830 disparaissent de sa vie. Préfet de combat dans le Var, puis dans l'Yonne, il mate durement les Rouges. C'est un administrateur à poigne. Nommé à Bordeaux il se trouve opportunément à Paris le jour même du coup d'Etat. A l'aube il est chez Morny qui s'est installé dans la nuit au ministère de l'Intérieur. Le 23 juin 1853 il est nommé préfet de la Seine, ayant parcouru tous les degrés de la

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hiérarchie, assez rapidement pour qu'il fût jeune encore, pas assez pour qu'il pût paraître un favori, un parvenu.

Persigny l'avait choisi parmi, les divers candidats dignes d'occuper ce haut poste. « C'est M . Haussmann, écrit-il, qui m'avait le plus frappé. Avec une complaisance visible pour sa personne il m'exposait les hauts faits de sa carrière administrative, ne me faisant grâce de rien. I l aurait parlé des heures sans s'arrêter pourvu que ce fût de lui-même. Pendant que s'étalait devant moi cette étrange personnalité, avec une sorte de cynisme brutal, je ne pouvais contenir ma vive satisfaction. Je jouissais d'avance à l'idée de jeter cet animal de race féline à grande taille au milieu de la troupe de renards et de loups ameutés contre toutes les aspi­rations généreuses de l'Empire. Je lui parlai des travaux de Paris et lui offrit de l'en charger. A la vue, à l'odeur de l'appât, sans hésiter i l se jeta dessus avec fureur. » Rapprochons de ce jugement celui d'Emile OUivier dont i l avait combattu la candidature dans le Var et qui, dix-sept ans plus tard, devait prendre sa revanche en le chassant de l'Hôtel de Ville. « Haussmann, déclarait-il, avait l'air impudent d'un laquais de bonne maison. Il étalait sa person­nalité avec une exubérance parfois grotesque mais i l possédait les qualités d'un administrateur de premier ordre. » « Tout est grand en lui, déclarait Rouher, les qualités et les défauts. »

Nommé le 23 juin, Haussmann prête serment à Saint-Cloud. L'Empereur le reçoit dans son cabinet de travail. Des fenêtres on aperçoit, encadrée par les arbres du parc, l'Orangerie du 18 Brumaire. « Il était pressé, déclare-t-il, de me montrer une carte de Paris sur laquelle on voyait, tracées par lui-même en bleu, en rouge, en jaune et en vert, suivant leur degré d'urgence, les voies nouvelles qu'il se proposait d'exécuter. » Ce plan a disparu dans les incendies de la Commune. Toutefois une copie avait été remise au roi de Prusse lors de l'Exposition de 1867. Elle existe encore à Berlin. On y retrouve toutes les artères essentielles du Paris moderne. On peut dire qu'aucune gare de chemin de fer à desservir, aucun monument à dégager, aucun foyer de la force publique à faire rayonner, aucune forteresse de l'émeute à ouvrir, aucune promenade à rapprocher du centre, aucun quartier à relier au reste de la ville no se trouve négligé.

Dès le premier colloque le souverain et le préfet s'expliquent sur le but et la méthode. L'Empereur parle de dissoudre la Com­mission municipale et d'en nommer une nouvelle. « Le travail

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marcherait mieux et plus vite, observe Haussmann, si la Commis­sion se composait de l'Empereur, président, du préfet de la Seine, secrétaire, enfin, entre le souverain et son humble serviteur, d'un nombre de membres aussi restreint que possible. — C'est-à-dire que s'il n'y en avait aucun, ce serait le mieux? interrogea l'Empereur en riant. — C'est en effet le fond de ma pensée, répondis-je. — Je crois bien, répliqua Sa Majesté, que vous êtes dans le vrai. » Désor­mais ce sera entre les deux hommes une collaboration directe, immédiate. Haussmann a toujours reporté sur la personne de l'Empereur l'idée première de ses projets. « J'étais, déclare-t-il, l'expression, l'organe, l'instrument d'une grande idée conçue par lui dont je dois avant tout lui rapporter le mérite et dont i l a en tout temps protégé la réalisation avec une fermeté qui ne s'est jamais démentie. »

* *

En tête du programme des grands travaux Haussmann trouvait une opération déjà engagée, celle de la rue de Rivoli. L a Révo­lution puis l'Empire avaient rasé les deux pesantes forteresses qui obstruaient à l'Est l'entrée de la capitale : la Bastille et le Châtelet. Sur les ruines de la première une place avait été créée. Sur celles de la seconde s'imposaient de profondes transformations édilitaires. En effet l'élargissement de la rue Saint-Denis, l'ouver­ture de l'avenue Victoria, le redressement du Pont-au-Change, le percement du boulevard Sébastopol faisaient d'une place close une place ouverte. Edifiée sous le Premier Empire, la colonne ne correspondait plus à aucun axe ; d'autre part, à la suite des exhaussements du sol, elle était enterrée d'un mètre et parais­sait située dans le fond d'une cuvette. Déchaussé de ses fondations, porté sur un plancher glissoir, enserré dans une charpente, le monu­ment d'un poids de vingt-quatre tonnes. fut déplacé de douze mètres jusqu'au centre de la place et hissé sur un nouveau soubasse­ment de trois mètres cinquante de hauteur. Ce double déplacement, opéré sans dépose, suscita un vif enthousiasme. « L'opération, écrit Daly dans la Revue de V Architecture et des Travaux Publics, a été faite si promptement, si aisément, avec tant de sécurité et de succès que les ingénieurs et les architectes accourus pour y assister ont applaudi toto corde comme à une représentation au bénéfice d'un artiste de premier ordre. » La nouvelle façade de

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la Chambre des Notaires formait le décor de fond. L'encadrement symétrique de la nouvelle place devait être réalisé par deux théâtres.

Le groupement des salles de spectacle s'était localisé au boule­vard du Temple qui reliait les grands boulevards au Marais. On y trouvait, entre autres, la Gaîté, le Cirque Impérial, le Théâtre Lyrique, les Funambules, Franconi. On l'appelait le boulevard du Crime. Tous les soirs, entre sept heures et minuit, dans ces asiles du mélodrame, Catherine de Médicis empoisonnait cinq ou six de ses ennemis et Marguerite de Bourgogne y noyait autant d'amants. L'ouverture d'une nouvelle voie reliant le Château d'Eau à la place du Trône, l'actuel boulevard Voltaire, entraîna l'expropriation de ces théâtres qui s'écroulèrent comme des châ­teaux de cartes. Haussmann voulait reconstituer un foyer vivant à la croisée de Paris. La Gaîté devait trouver asile au square des Arts et Métiers, le Cirque et le Théâtre Lyrique sur la place du Châtelet. Deux autres scènes étaient prévues en face du Palais de Justice. Ainsi cette large avenue bordée de squares s'animerait d'une vie nouvelle. Les théâtres devaient répondre aux concep­tions modernes. « Il importait, déclare Haussmann, d'édifier des monuments dignes de la capitale, de les construire solidement, de les décorer richement, de leur donner des accès faciles, des nulles vastes, éclairées, aérées, offrant attrait et confort.» Hygiène, chauffage, éclairage, machinerie, acoustique, autant de problèmes posés par les progrès de la technique. Le niveau de la Seine empê­chant de descendre les dessous, i l fallait exhausser les combles ; celui de la scène dépassant celui de la salle pouvait fournir un motif de décrochement, une silhouette. Mais l'obligation d'imiter le théâtre de Bordeaux imposait le comble unique. « On dirait, écrit Victor Fournel, que chacun des édifices en renferme un second qui a fini par briser son enveloppe en soulevant la tête. » L'instinct populaire, toujours si prompt à découvrir le défaut saillant d'une œuvre, les comparait volontiers à des grandes malles de voyage.

Le dégagement de la Tour Saint-Jacques posait aussi des problèmes de nivellement. Le déblaiement des abords en avait fait apparaître la splendeur. « Au milieu de ruelles tortueuses, infectes, inabordables, déclarait Eugène Lamy au Conseil muni­cipal, la Tour Saint-Jacques n'a révélé à l'admiration publique ses proportions imposantes et le merveilleux appareil de sa construction que le jour où le percement de la rue de Rivoli est

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venu en quelque sorte déchirer l'enveloppe qui la tenait comme ensevelie. » La tour occupait le sommet d'une butte qu'il fallait relier aux voies publiques situées en contre-bas. On dut la reprendre en sous-œuvre, la maintenir suspendue en la préservant de tout ébranlement, puis l'asseoir sur un soubassement accosté de quatre piliers et percé d'arcades sur les quatre faces. Autour de l'église fut créé le premier de ces squares clos de grilles qu'Haussmann devait multiplier dans Paris et dont l'idée, affirmait-il, était person­nelle à l'Empereur. « Pendant son long séjour à Londres il avait été frappé du contraste entre la bonne tenue des squares et l'état sordide des bouges où les familles d'ouvriers vivaient entassées. Il y voyait une sorte de protestation muette auprès des jeunes générations contre les mauvaises habitudes dont elles n'avaient que trop d'exemples, une séduction lente qui devait amener l'amélio­ration graduelle des mœurs des classes laborieuses. »

L'aménagement des abords de la colonnade du Louvre cons­tituait une grave menace pour l'église Saint-Germain-l'Auxerrois qui, en 1840, n'avait échappé à la pioche des démolisseurs que devant les protestations indignées de Victor Hugo et de Chateau­briand. La démolition des misérables bicoques qui entouraient le palais libérait un vaste espace où se perdait le relief mesquin de la pauvre église implantée de biais et dont la construction bizarre apparaissait à Haussmann comme un véritable défi au grand voyer de Paris. Elle ne dut son salut qu'au hasard. Fould, alors ministre d'Etat, demandait sa disparition. « Je n'ai pas plus que vous, lui déclara Haussmann, le culte des vieilles pierres lorsqu'elles ne sont pas animées d'un souffle artistique, mais Saint-Germain-l'Auxerrois rappelle une date que j'exècre comme protestant et que, par cela même, comme préfet je ne me sens pas libre d'effacer du sol parisien. — Mais, moi aussi, je suis protes­tant, interrompit le ministre. — Ah ! — je me retins à temps d'ajouter que je le croyais israélite et que personne ne se doutait de ce qu'il venait de me déclarer. Nous voilà donc deux protes­tants complotant la démolition de Saint-Germain-l'Auxerrois. On n'y voudrait voir autre chose que la revanche de la Saint-Barthélemy. » Il fallut donc chercher un aménagement de la place. Haussmann crut l'avoir trouvé dans l'édification d'une mairie suivant un alignement biais inverse de celui de l'église et la construction d'une tour qui face à l'entrée du Louvre leur servirait de lien et ferait office de clocher. De ce singulier mélange

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issu des conceptions de l'époque sur le dégagement, la symétrie, l'unité de style, i l ne résulta qu'un déplorable pastiche. Les contem­porains ne s'y trompèrent pas en baptisant du nom d'«huilier» cet ensemble pseudo-monumental.

A u lendemain du coup d'Etat, l'Empereur prit la décision d'achever le palais du Louvre. Le programme présenté était tout à fait nouveau. Pour Napoléon I e r i l s'était agi de créer un centre à la réunion glorieuse des chefs-d'œuvre des arts et des lettres. Pour Napoléon III i l s'agissait d'organiser le palais du Gouver­nement comprenant dans son enceinte les ministères de l'Intérieur, de la Police, des Télégraphes, l'Imprimerie nationale, d'impor­tantes forces militaires. Lors de la pose de la première pierre le comte de Casabianca, ministre d'Etat, définit le but politique de l'entreprise : « Les moyens de gouvernement les plus énergiques seront concentrés dans les mains de celui à qui la France a confié ses destinées et qui pourra transmettre, à l'instant même, aux provinces les plus éloignées, l'expression de sa volonté souveraine. » « Les fiefs, écrivait Théophile Gautier, mouvaient jadis de la Tour du Louvre, pivot de la France féodale ; la France impériale relèvera tout entière du Louvre moderne, où sa vie politique est concentrée. »

L'entreprise fut menée rapidement à son terme. Lors de l'inau­guration, le 14 août 1857, Achille Fould, ministre de la Maison de l'Empereur, pouvait déclarer : « L a postérité rendra cet hommage à Votre Majesté, qu'elle aura fini en moins de cinq ans et malgré les difficultés d'une guerre lointaine ce monument national auquel depuis trois siècles tous les grands règnes avaient mis la main sans pouvoir le terminer. L'achèvement du Louvre n'a pas été le caprice d'un moment mais la réalisation d'un grand dessein soutenu par l'instinct du pays. » Sans doute, répondait-il au lendemain des journées de Juin à d'urgentes préoccupations sociales. Les chantiers avaient occupé plus de trois mille ouvriers. Les dépenses dépassaient trente millions. Jamais aucun régime n'avait mis aux mains du pouvoir des flots d'or ainsi répandus. Louis X I V ne connut pas des sommes aussi fastueuses que ces crédits sans limite ouverts au gouvernement. A vrai dire un élément avait manqué pour le succès : le temps qui n'épargne rien de ce que l'on a fait sans lui. «• Quels mécomptes irréparables ! écrit Ludovic Vitet. L'art du nouveau Louvre, c'est l'art du nouveau Paris. Ingéniosité des œuvres mais absence de pensée ; supériorité de l'ouvrier, infériorité de l'artiste,

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goût des parures inutiles, mélange de luxe et de mesquinerie, fièvre ornementale, richesse de mauvais aloi jetée en hâte comme au bazar, colossal impromptu de pierre et de marbre. » L'architecte avait du moins su résoudre les problèmes posés par la circulation publique. L'énorme masse des bâtiments qui obstruaient le passage entre les deux rives de la Seine fut entaillée par l'ouverture de vastes guichets au droit du pont du Carrousel qui devait être élargi.

Ce furent aussi les exigences de la circulation publique qui déterminèrent les transformations de la place de la Concorde. Les douves creusées par Gabriel faisaient obstacle à l'écoulement des foules. De graves accidents avaient eu lieu lors des fêtes données pour le mariage du duc d'Orléans. Haussmann eût voulu ouvrir une voie centrale en faisant disparaître l'Obélisque et les fontaines. L'Empereur entendit les maintenir. Il ordonna de combler les fossés. La place est devenue une aire plane, bitumée ; elle a perdu le sens même de son origine et les vestiges de son histoire.

Le souci de faciliter la circulation, qui avait commandé les nouveaux aménagements du Palais du Louvre et de la place de la Concorde, fut perdu de vue par l'Empereur lors des transformations prévues aux Champs-Elysées. L'édification du Palais de Cristal, sorte de serre gigantesque, imaginée par le jardinier Paxton pour abriter l'Exposition Universelle ouverte à Londres en 1851, avait été fort admirée en France. Elle consacrait le triomphe de l'architecture métallique usinée, extensible, instantanée. « Ce palais, écrivait Michel Chevalier, pouvait contenir deux fois celui de Versailles. Deux éléments : une colonne, un panneau ; tout cela conçu, adapté, moulé, fondu, ajusté, posé, vitré en quelques mois ; on se croit au royaume des fées. »

Cette conception devait inspirer celle du Palais de l'Industrie destiné à recevoir l'Exposition de 1855. Elle en fut une imitation maladroite, constituant un compromis entre l'architecture indus­trielle du métal et l'architecture monumentale de la pierre. Cette lourde masse devait détruire la perspective ouverte au x v m e siècle pour donner des vues à l'Hôtel d'Evreux, notre palais de l'Elysée, résidence de Mme de Pompadour, et qui avait gardé de son auteur le nom de carré Marigny. « C'est un bœuf, écrivait Mirbeau, foulant un parterre de roses, lourd pavé dans le plus beau site, sans idée

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d'art ou d'urbanisme, sans respect des traditions si françaises de l'ordonnance des cités. » Il faudra attendre l'ouverture du pont Alexandre, encadré des deux palais destinés à l'Exposition de 1900, pour restituer la perspective sur la Seine et les Invalides.

Haussmann s'était vainement opposé à la volonté de l'Empe­reur. Le carré Marigny était un lieu de promenade et de fête qui évoquait encore pour lui des joies et des jeux d'enfants. « Ce n'est pas sans quelque émotion, déclare-t-il, que je le livrai à la pioche des terrassiers. » En compensation de cette perte i l fit aménager des jardins dans toute la partie comprise entre la Concorde et le Rond-Point : pelouses vallonnées, massifs d'arbres, corbeilles de fleurs, restaurants, jeux, chalets, théâtre, fontaines jaillissantes. C'était une surprise préparée pour l'Empereur à son retour de la campagne d'Italie. « Il n'en eut d'ailleurs, confesse le préfet, aucune satisfaction. Jamais i l n'en reparla. Il regrettait les grands quinconces où la circulation de la foule se trouvait être plus facile qu'entre les massifs actuels. »

Des transformations plus profondes s'imposaient à l'Etoile. La construction de l'Arc de Triomphe n'avait pas conduit à l'aména­gement de la place. A la limite de la ville et de la banlieue, le monu­ment détachait sa masse imposante près du mur d'octroi qui longeait un chemin de ronde bordé d'ornières et parsemé de flaques d'eau. Le promenoir de Chaillot est encore occupé par des baraques légères, de pauvres guinguettes, des débits de boissons. En 1852 et en 1854 deux lois concèdent à la Ville de Paris ce vaste plateau circulaire de deux cent quarante mètres de diamètre situé hors de l'enceinte. Haussmann entreprend do lô diviser en secteurs triangu­laires coupés par une étoile do douze avenues. A la place du chemin de ronde et de ses chétives habitations furent édifiés des hôtels dessinés par Hittorff, ornés de jardins et de grilles et dont la hau­teur ne devait pas dépasser seize mètres. Haussmann pensait qu'ils n'étaient pas à l'échelle. « Mais l'Empereur, nous dit-il, qui avait un culte presque superstitieux pour la mémoire de son oncle, donna raison à l'architecte qui redoutait d'amoindrir la perspective du monument. Ainsi naquit le carrefour rayonnant qui a joué un si grand rôle dans l'urbanisme parisien. Cette belle ordonnance dont je suis fier, et que je considère comme une des œuvres les plus réussies de mon administration, apparaît dans son ensemble comme sur un plan, du haut de l'Arc de Triomphe. »

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Si Haussmann s'était vu contraint de sacrifier la perspective ouverte sur les Invalides, du moins s'efforça-t-il de protéger celle de l'Ecole Militaire, lors de l'Exposition prévue en 1867 au Champ de Mars et qui devait symboliser l'apothéose de l'Empire. L a colline de Chaillot où Napoléon avait conçu le projet d'édifier le palais du roi de Rome était demeurée à l'abandon.. Des nombreux projets conçus par la Restauration et la monarchie de Juillet aucun n'avait abouti. Rampes désertes, matériaux épars, murs démolis, substruc-tions, ruines pittoresques, végétation luxuriante, i l y avait là une sorte de no niants land. En 1865 Haussmann en entreprit l'aména­gement. La nouvelle place du roi de Rome forma une esplanade avec gradins et talus gazonnés pouvant recevoir cinquante mille spectateurs. Onze ans plus tard l'Exposition de 1878 y édifia le palais du Trocadéro qui ne devait disparaître que lors de l'Expo­sition de 1937. Une des branches de l'Etoile, l'avenue du Roi de Rome, notre avenue Kléber, la reliait à l 'Arc de Triomphe.

La circulation orientée par la voie axiale vers Neuilly et Saint-Germain devait s'infléchir, sous le Second Empire, vers l'avenue de l'Impératrice, notre avenue Foch d'aujourd'hui, donnant accès au Bois de Boulogne. La transformation en promenades publiques des grandes forêts parisiennes, combinée avec la création de parcs et de squares à l'intérieur de la ville, était un article essentiel du programme impérial. C'était en quelque sorte la respiration de l'organisme urbain par ces poumons que constituent les grandes réserves végétales. Jusqu'alors le public n'était que toléré dans les jardins royaux ou princiers. Aucune création n'avait été faite pour la population elle-même. Haussmann rend hommage à la solli­citude du souverain pour les petits, les humbles, les vaincus de la lutte pour l'existence. « Sa mémoire tant calomniée, écrit-il, méri­terait d'être bénie par la population entière de la ville, qu'il a dotée de tant d'espaces verdoyants dispensateurs de la salubrité, défen­seurs de la vie humaine. »

L'idée de Napoléon III était de transformer l'ancienne forêt percée de routes droites pour la surveillance des chasses en un parc anglais, sorte de réplique de Hyde-Park, avec sa rivière serpentine. D'autre part il envisageait de supprimer toute clôture, d'ouvrir,

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par la suppression des murs, de plus vastes horizons. Haussmann s'y employa avec ardeur. « Le long mur, écrit-il, bordant le Bois du côté de Longchamp, me suffoquait. Ernest Picard m'a reproché à la tribune d'avoir cru nécessaire d'aérer le Bois. Sa plaisanterie est une vérité. » Ainsi furent expropriés la plaine de Longchamp et le champ d'entraînement de Bagatelle ouvrant le Bois jusqu'à la Seine.

A ce vaste domaine public i l fallait une voie d'accès largement conçue. L'architecte Hittorfî avait cru voir grand en prévoyant une avenue de quarante mètres. Haussmann se récria, exigeant cent mètres de plus entre les habitations des deux bords. « L'architecte ne pouvant croire que ce programme fût sérieux, je lui commandai alors de m'apporter les dessins, i l se retira ahuri. »

Cette transformation du Bois produisit sur les contemporains l'effet d'une véritable féerie. La comtesse d'Agoult, Daniel Stern, foncièrement hostile à l'Empire, avouait son émerveillement : « Le Bois jadis clos de murs, aux allées monotones, aux taillis d'arbres rabougris, aux arides clairières, lieu réputé inaccessible, s'est rap­proché, s'est ouvert de toutes parts. Il a jeté bas ses murailles, doré ses grilles, logé dans ses jardins de plaisants pavillons. Dans ses allées larges, bien sablées, bien arrosées, autour des grands lacs, se croisent quatre ou cinq rangs d'équipages. Autrefois infréquenté, silencieux, i l est devenu le retentissant rendez-vous des vanités, des effronteries, du pêle-mêle cosmopolite. »

Le succès obtenu entraîna l'aménagement du Bois de Vincennes, h l'autre extrémité de Paris. « Il s'agissait, écrit Haussmann, conformément aux desseins généreux de l'Empereur, de créer pour les populations laborieuses une promenade analogue à celle dont venaient d'être dotés les quartiers riches et élégants de la capitale. L'entreprise était plus difficile : le domaine de neuf cents hectares était coupé par des terrains frappés de servitude militaire ; l'eau manquait ; les expropriations étaient onéreuses. Tous les obs­tacles furent cependant surmontés. Le plan conservait dans ses grandes lignes l'ordonnance du x v i n e siècle, transformant en parc anglais les pelouses et les espaces vides. L'alimentation hydrau­lique du plateau permit de ménager dans la verdure de vastes miroirs d'eau, de les décorer de motifs d'architecture, de les peupler d'arbres de forme, d'essence, de couleur variées. Ainsi furent creusés les lacs des Minimes, de Saint-Mandé, de Gravelle. L'acqui­sition de la plaine de Bercy permit de doter la nouvelle promenade

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du vaste lac Daumesnil avec ses îles, leurs ponts suspendus, leurs grottes, leur cascade, leurs attractions diverses. Comme sous l'effet de la baguette d'une fée la plaine déserte devint un pittoresque jardin. En 1865, le comte de LaBédollière résumait ainsi l'impression du public. « Nous nous enthousiasmons pour des contrées étran­gères et nous regardons à peine les merveilles qui sont près de nous. Quoi de plus curieux dans l'Europe entière que le bois de Vincennes naguère aride, arrosé maintenant par des eaux murmurantes, création de la nature complétée par la main des hommes, parc des rois devenu parc du peuple ! »

* * *

Le percement d'une croisée Nord-Sud perpendiculaire à l'axe Bastille-Etoile posait elle aussi des problèmes. Haussmann l'avait trouvé amorcée par l'ouverture du boulevard de Strasbourg entre les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis. « C'était, déclare-t-il, la première section d'une grande voie de pénétration, perpendiculaire à la Seine, ouverte aux arrivages du chemin de fer de l'Est, l'une des plus importantes de ces routes internationales modernes dont les gares sont devenues les principales entrées de la ville. » La gare de l'Est formait la tête de la nouvelle voie comme les portes Saint-Denis et Saint-Martin celles des anciennes. La Révolution avait fait place nette des vénérables sanctuaires qui jalonnaient l'antique route de Saint-Denis, route des pèlerinages et des sacres. Deux églises seulement subsistaient : Saint-Laurent et Saint-Leu-Saint-Gilles. La première se trouvait en retrait sur l'alignement du boulevard Magenta. La question fut résolue par la suppression du portail et l'adjonction d'un avant-corps néo-gothique. La seconde, au lieu d'une addition, subit une amputation : le déambulatoire en saillie sur le boulevard Sébastopol fut rescindé par la coupure de trois chapelles terminales. « Les monuments, constatait Viollet-le-Duc, doivent désormais obéir aux consignes des ingénieurs. »

La transformation de la Cité, ou plutôt sa disparition, était une idée héritée du Premier Empire. « Ce n'est plus qu'une vaste ruine, déclarait Napoléon, tout au plus bonne à loger les rats de l'ancienne Lutèce. » Le neveu devait se charger d'exaucer le vœu de l'oncle. A part quelques ruelles subsistant sur le flanc nord de Notre-Dame,

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l'île a été convertie en un centre administratif où dominent le Palais .de Justice agrandi, PHôtel-Dieu transféré, la cathédrale dégagée. Un à un tous les vieux îlots de ruelles et de masures ont fait place à des bâtiments édifiés pour des services publics. Un premier projet établi par Huyot pour l'achèvement du Palais de Justice avait prévu, le long du quai des Orfèvres, une avenue plantée ouvrant une vaste perspective jusqu'au parvis Notre-Dame. Les exigences des services judiciaires obligèrent à pousser les bâtiments jusqu'au quai. Toute la perspective est barrée par une caserne de pompiers. D'autre part la Sainte-Chapelle qui eût constitué en bordure du boulevard du Palais, un prestigieux décor, a été masquée à l'accès et à la vue, encagée en quelque sorte entre des murs. On cherche­rait vainement aujourd'hui, dans la ceinture continue et le correct alignement des bâtiments administratifs désormais soudés l'un à l'autre, le désordre et le disparate qui, au cœur même de la Cité, donnaient un charme pittoresque à l'ancien palais des rois de France.

Face au Palais de Justice, sur l'îlot de la Pelleterie aux maisons pittoresques, aux balcons de bois en saillie suspendus au dessus du fleuve, fut édifié le tribunal de Commerce. L'Hôtel-Dieu accolé à la cathédrale fut transféré sur un vaste terrain sis entre le quai aux Fleurs et le parvis Notre-Dame. L'Empereur eût voulu respecter le sentiment populaire qui n'avait jamais sép'aré l'asile de la souf­france humaine et le vénéré sanctuaire de la Vierge. Les considéra­tions d'hygiène et de salubrité furent plus fortes que le respect des traditions historiques. Dégagée de l'ancien hôpital et du pavillon de l'Assistance publique qui obstruaient le parvis, la cathédrale, aujourd'hui, nous apparaît comme posée sur un immense plateau. Insuffisance du dégagement à la Sainte-Chapelle, excès à Notre-Dame. « Nos cathédrales, déclarait Montalembert à la Chambre des Pairs, n'ont point été faites pour le désert comme les Pyramides d'Egypte mais pour planer sur les habitations serrées et les rues étroites de nos villes. »

Haussmann dans ses Mémoires regrette que le temps ne lui ait pas été laissé de pousser à son achèvement la suppression de l'an­cienne Cité. « Mon dessein, écrit-il, était d'absorber toutes les pro­priétés qui s'y trouvent encore pour dégager complètement le Palais de Justice et la Préfecture de Police, et pour établir entre la cathédrale et le quai Napoléon — notre actuel quai aux Fleurs — l'ar­chevêché de Paris démoli par l'émeute en 1831. Sur deux terrains libres encore, boulevard du Palais et rue de la Cité, eussent été

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édifiés deux hôtels pour le premier président de la Cour impériale et pour le président du Tribunal de première instance. Ainsi la Cité tout entière se fût trouvée affectée à des services publics. » Il avait même en réserve un projet d'aménagement de la place Dauphine qui en aurait fait un square entouré de galeries le long des quais de l'Horloge et des Orfèvres. On peut se féliciter qu'un si précieux ves­tige ait du moins été épargné dans ce plan d'extermination dressé par deux empereurs contre les rats de Lutèce.

L'éventrement de la Cité devait se poursuivre par la pénétration sur la rive gauche, à travers la montagne Sainte-Geneviève, de la voie axiale Nord-Sud. A la place du Châtelet devait sur la rive gau­che de la Seine répondre la place Saint-Michel. De larges expro­priations avaient ouvert un vaste espace. Là, point de motif central. Un immeuble en pan coupé en formait le fond entre le boulevard Saint-Michel et la rue Saint-André-des-Arts, répondant à la façade de la Chambre des Notaires à l'angle de la rue des Halles et du boulevard Sébastopol. De là l'idée d'envelopper le mur pignon d'une façade décorative, la fontaine Saint-Michel, placage mal venu, juxtaposition de pastiches empruntée au grec, au romain, à la Renaissance, au classique, dans lequel la richesse ornementale ne saurait suppléer à l'absence de composition. Ce malencontreux frontispice ne réussit même pas à cacher la prosaïque perspective des fenêtres, des lucarnes, des tuyaux de cheminée qui semblent tous converger vers l'archange Saint Michel.

Cette entrée manquée s'ouvrait sur le nouveau boulevard. Tout le long de son parcours la Révolution et l'Empire avaient fait place nette. Il restait bien peu de chose des églises et des collèges qui avaient été la parure de l'ancienne Université. Les derniers ves­tiges des collèges de Narbonne, de Bayeux, de Séez, d'Harcourt furent livrés aux démolisseurs. «Les nouvelles voies vont droit devant elles, écrivait Victor Fournel, avec l'intelligence et la souplesse d'un boulet de canon. Le plus précieux bijou architectural du x m e siè­cle et une borne-fontaine sont égaux devant la ligne droite. »

A u débouché du boulevard s'ouvrait l'ancienne place Saint-Michel — place Edmond-Rostand d'aujourd'hui. L'achèvement de la rue Soufflot, la nécessité d'établir sa liaison directe avec le carrefour de l'Odéon et le Pont-Neuf déterminèrent le percement de la rue de Médicis et le déplacement de la fontaine jusqu'alors adossée à des bâtiments condamnés à disparaître. Elle fut dotée

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d'une façade postérieure constituée par le décor de l'ancienne fon­taine de Léda déplacée, elle aussi, par suite du percement de la rue de Rennes. La façade antérieure fut décorée d'une statuaire mytho­logique : les amours d'Acis et de Galathée troublées par le géant Polyphèmc, groupe d'allure tourmentée, placage sans lien avec le monument, intrusion fâcheuse du style Napoléon III dans la grotte des Médicis. Une autre mutilation plus grave fut celle des jardins du Luxembourg amputés des anciens terrains des Chartreux, au sud d'une voie à percer : notre rue Auguste-Comte. Sur ces espaces libres s'élève aujourd'hui un ensemble d'établissements publics : Ecoles de Pharmacie, des Mines, lycée Montaigne, Institut d'art et d'archéologie.

* * *

L'aménagement de la grande croisée Nord-Sud se complétait par l'ouverture de voies parallèles, obliques, circulaires qui réu­nissaient des quartiers demeurés jusqu'alors sans lien. Sur la rive droite l'afflux de population déversé par les gares de l'Est et du Nord devait trouver l'écoulement nécessaire par les boulevards Ma­genta et Voltaire vers les places du Château-d'Eau et de la Nation, par les rues de La Fayette et de Châteaudun, puis par le boulevard Haussmann vers les quartiers de l'Ouest. Dans le centre, reprenant le fastueux projet d'un théâtre consulaire qui devait s'élever à la place actuelle de l'Opéra, Haussmann trouant la butte des Moulins reliait les boulevards au Louvre par l'avenue de l'Opéra, à la Bourse par la rue Réaumur (rue du Quatre-Septembre), au quartier de l'Europe par la rue de Rouen (rue Aubor), à la Chaussée-d'Antin par la rue Halévy, à Monceau par le boulevard Malesherbes. De telles opérations suscitaient humeur et humour. « Je n'ignore point, écrivait Victor Fournel les relations qui existent entre le 3 % et le foyer de la danse mais la Bourse fonctionne le jour et l'Opéra la nuit. D'autre part sa miso en relation avec le Théâtre-Français ne servira qu'aux critiques pressés qui ont besoin d'assister à deux représentations le même soir. »

La même œuvre de liaison se réalisait sur la rive gauche par l'aménagement du boulevard Saint-Germain, l'achèvement du circuit poursuivi depuis le x v i n 6 siècle : boulevard du Montpar­nasse, de Port-Royal, de l'Hôpital.

S'il était impossible de créer au nord et au sud de la capitale

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des promenades publiques comparables aux bois de Boulogne et de Vincennes, Haussmann s'attacha du moins à l'aménagement du parc Monceau. Le domaine se trouvait dans le plus grand délabre­ment. « C'était la campagne, écrit Rosa Bonheur qui y travaillait : cultures maraîchères, laiteries, fermes, étables ; vaches, chèvres, moutons paissaient dans les champs ; les lianes, les fleurs sauvages, les arbres échevelés s'emmêlaient en une forêt vierge. » En 1861, la restauration fut entreprise : vallonnement, amenée des eaux, naumachie, grotte, rocher, cascade. Toutefois, pour payer les frais, il avait fallu aliéner une grande partie des terrains sur lesquels s'édifia un quartier d'élégantes villas bordant les avenues Ruys-daël, Van Dyck, Vélasquez, transaction déplorable entre le main­tien des espaces libres et les intérêts du lotissement. Ce n'est qu'en 1878 que le parc de Montsouris vint créer les réserves d'air et de végétation qui manquaient au sud de Paris.

* * *

L a construction des fortifications en 1840 avait englobé dans la capitale les communes limitrophes situées entre la nouvelle en­ceinte et le mur des Fermiers généraux édifié au x v m e siècle sur le tracé que suivent aujourd'hui nos boulevards extérieurs. Toute cette zone périphérique s'était rapidement peuplée pendant la première moitié du x ix e . siècle. Alors que la population parisienne avait un peu plus que doublé, celle de la zone suburbaine était passée de 11.000 à 390.000 habitants. Belleville, en 1856, comptait 56.000 habitants, la population d'une grande ville. Diverses causes concouraient à cet accroissement rapide : souci d'échapper à la barrière fiscale, goût pour la maisonnette de banlieue, crise du logement provoquée par les grands travaux urbains éventrant les quartiers du centre, émigration provinciale due à l'attrait des vastes spéculations. « Le soir, à la veillée, écrit Louis Lazare, à la lecture des journaux i l semble qu'il pleut de l'or dans la capitale. Les jeunes s'en vont, les vieux restent. » L'annexion administrative de ces nouveaux foyers de peuplement paraissait s'imposer. Tou­tefois n'était-il pas dangereux de rapprocher les quartiers ouvriers, et les quartiers de luxe ? L a monarchie s'y était toujours opposée. « Si les paysans et manouvriers, écrivait Richelieu, quittaient nos provinces pour fondre sur Paris, ils dévoreraient tout. » Même

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réflexion chez Colbert : « Gardez-vous de laisser votre capitale devenir démesurée en étendue et monstrueuse en population man-ouvrière car alors, Sire, Paris serait le marteau et votre couronne l'enclume ». Napoléon I e r reprendra à son compte les idées de l'an­cien régime. « Si la ville de luxe devient une cité ouvrière vous aurez une classe nécessiteuse d'un million d'hommes. Avec une centaine d'intrigants la couronne de France sera sur le Vésuve. » Mêmes appréhensions de la part de Chabrol et de Rambuteau. Elles n'étaient que trop justifiées après les révolutions de 1830 et de 1848, après les nombreuses émeutes auxquelles, avant de succom­ber, Louis-Philippe avait dû faire face.

L'ordre social établi par l'Empire permettait de ne plus ajour­ner la mesure. Le 11 mars 1859 Haussmann décidait le rattachement. « Certaines communes visées, déclarait-il, sont plus peuplées que des chefs-lieux de département. Pourtant ce ne sont pas des villes mais des immenses faubourgs. C'est l'image qu'offrait jadis le Paris de la rive droite : de belles rues sans débouché, des ruelles, des impasses immondes, des habitations sans ordre, des voies pu­bliques fangeuses, ni pavées ni balayées, ni arrosées, l'eau distri­buée en minces filets, douze kilomètres d'égouts, un agent de police pour cinq mille habitants — à Paris un pour cinquante. Ce n'est pas le nom de Paris, mais celui de Babel qu'il faudrait donner à un pareil assemblage. Or il s'agit ici de la capitale de la France, siège d'un gouvernement dépositaire de la sécurité et de la puissance publiques. » La loi fut votée sans difficulté. La population espérait profiter des bienfaits du régime parisien et en escomptait un accrois­sement de son bien-être. « Ce sera, déclarait Haussmann, un des grands actes du règne de l'Empereur. L'histoire inscrira le nom de Napoléon III à côté des noms glorieux des grands souverains qui d'une manière durable ont fondé la splendeur de Paris. » L'annexion engloba onze communes suburbaines : Autcuil, Passy, Batignolles-Monceau, Montmartre, la Chapelle, La Villette, Belleville, Charonne, Bercy, Vaugirard, Grenelle transformées en arrondissements.

Elle devait entraîner d'une part la suppression du mur d'octroi et l'aménagement des boulevards extérieurs en une grande voie circulaire, d'autre part celui du chemin de ronde qui suivait le talus des fortifications. Haussmann entendait réserver une zone de 370 mètres interdite aux constructions privées qui eût permis de créer un boulevard de ceinture doté de vastes plantations, formant autour de Paris, une enveloppe de verdure. Malheureusement quand le

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projet vint en discussion au Conseil des ministres, l'Empereur était en Italie, engagé au cœur de la guerre. Le préfet se heurta à l'hos­tilité générale de ses collègues, bourgeois imbus des idées routi­nières de la classe moyenne, hostiles, en leur for intérieur, aux grands travaux de Paris. Une fois de plus la zone suburbaine fut envahie par la flore désordonnée des constructions parasites établies au pied des remparts.

Haussmann eût d'ailleurs souhaité de reporter l'annexion jusqu'à la limite du département, au delà des communes comprises dans la boucle de la Seine : Billancourt, Boulogne, Neuilly, Levallois. Il étudiait même la possibilité d'englober Saint-Cloud, Sèvres, Meudon, en donnant des compensations au département de Seine-et-Oise. C'était le projet d'un plus grand Paris dont les traits essen­tiels se marquent seulement de nos jours. Le préfet voyait grand mais juste. Alors que, dans les anciens arrondissements, la popu­lation, de 1860 à 1931, a passé de 1.174.000 à 874.000 habitants, les arrondissements annexés ont passé de 351.000 à 1.996.000 et la banlieue de 257.000 à 2.016.000. Tandis que la population de la ville s'est accrue de 69 %, celle du département s'est accrue de 684 %. Elle n'a cessé de se déverser du centre à la périphérie.

Pendant seize ans Haussmann exerça une sorte de dictature sur les grands travaux de Paris. Siégeant au Conseil des ministres, i l était soutenu par la confiance du souverain. En 1869, i l fut atteint, dans sa personne et dans son œuvre, par le déclin du régime et subit les violentes attaques de l'opposition libérale. Le financement des entreprises, les excédents de dépenses, la création d'une caisse spé­ciale alimentée par des bons, hors du contrôle budgétaire, provo­quèrent des critiques résumées dans le célèbre pamphlet, Les Comptes fantastiques d1Haussmann, dont Jules Ferry était l'auteur. Il s'agis­sait de cinq milliards que l'accroissement de la population et le développement des affaires devaient permettre de résorber. Quand l'approbation des traités passés avec le Crédit Foncier vint en dis­cussion au Corps Législatif en février 1869, Jules Favre, Emile Ollivier, Ernest Picard, Garnier-Pagès, Magnin, Pelletan se suc­cédèrent à la tribune. Thiers vint donner le coup de grâce. « On a appelé M . Rouher vice-empereur. Je crois qu'on l'a flatté. Le vice-

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empereur c'est le préfet de la Seine. » Le ministre soutint mollement son subordonné et promit le rétablissement du contrôle parlemen­taire. Le 2 janvier 1870 l'avènement au pouvoir de son vieil ennemi Emile Oliivier détermina la chute d'Haussmann qui demanda aus­sitôt à être relevé de ses fonctions. La liquidation des emprunts se poursuivit pendant de longues années. Haussmann avait compté sur la durée du règne. C'est seulement en 1922 que devaient être payées les dernières annuités. Malgré les prédictions de Jules Ferry déclarant que toute entreprise nouvelle serait interdite à la Ville de Paris jusqu'en 1928, la République, dès l'année 1871, procédait par voie d'emprunts successifs à la continuation des grands travaux prévus par l'Empire.

Si la gestion financière avait fourni les arguments d'une attaque directe, immédiate, une autre accusation plus grave et plus irré­médiable, celle de vandalisme artistique, continue de s'attacher à la fois à l'homme et à l'œuvre. Haussmann demeure pour la postérité l'homme qui a, sans utilité, détruit d'inappréciables vestiges consa­crant l'histoire de la capitale. Sans doute avec moins de hâte, un sens plus juste des nuances, un plus grand respect du passé et un goût mieux averti eussent permis d'éviter bien des destructions inutiles. Il eût suffi de ne pas sacrifier à la ligne droite, d'admettre son inflé­chissement, de suivre la politique qui est devenue celle de l'urba­nisme parisien et qui, rectifiant opportunément d'anciens tracés de voirie, a évité de nouveaux et déplorables désastres. A de telles préoccupations Haussmann était insensible. Il méprisait les repro­ches de ceux qu'il appelait avec une nuance de dédain : les anti­quaires. « Il est de mode, écrit-il, d'admirer de confiance le Vieux Paris et de gémir sur la façon cavalière dont l'a fourragé le baron Haussmann, mais bonnes gens qui, du fond de vos bibliothèques, semblez n'avoir rien vu, citez au moins un ancien monument digne d'intérêt, un édifice précieux pour l'art, curieux pour les souvenirs dont mon administration ne se soit occupée sinon pour le dégager et le mettre en aussi grande valeur, en aussi belle perspective que possible. » Le monument n'a pour lui d'autre signification que celle d'un décor, d'un motif, d'une silhouette destinés au tracé d'une voie, au cadre d'une place publique. Les églises comme les théâtres, la Trinité et Saint-Augustin comme le Châtelet et l'Opéra doivent être des points de perspective. L'entrée des fidèles est conçue comme l'entrée des abonnés. « Dans chacun des nouveaux quartiers, écrit-i l , une place et la plus belle a été réservée pour la maison consacrée

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au culte de Dieu. » Sans doute mais n'est-ce pas Dieu qui a dû se conformer à l'urbanisme d'Haussmann ? Lors du percement du boulevard Saint-Michel i l infléchit le tracé à partir du lycée Saint-Louis pour permettre d'apercevoir la flèche de la Sainte-Chapelle. Il recommande à l'architecte du tribunal de Commerce de couron­ner l'édifice par un dôme placé dans l'axe de la longue percée Strasbourg-Sebastopol et que l'on pût apercevoir en sortant de la gare de l'Est. « L'Empereur, déclare-t-il en toute bonne foi, me reprochait d'être un artiste. Je dois dire que S.M. a toujours fait des concessions à ce qu'elle appelait mes faiblesses » — faibles­ses dont les suites, hélas ! ont souvent été funestes. On mutilait les monuments des villes pour les mettre à l'alignement comme on découpait les tapisseries selon les dimensions des salles. «Paris au Moyen âge, écrit Victor Fournel, était une page de Shake­speare. C'est aujourd'hui une tragédie de M . Viennet corrigée par le maréchal Magnan », et Victor Hugo de flétrir les « embellisse­ments » de la capitale : .

Le vieux Paris n'est plus qu'une rue éternelle Qui s'étire élégante et droite comme l'I En disant Rivoli, Rivoli, Rivoli.

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E n fait tout l'intérêt d'Haussmann allait aux progrès techni­ques, à l'emploi des nouveaux matériaux, des nouveaux procédés de construction. C'est lui qui imposa à Baltard pour l'édification des Halles'et plus tard de Saint-Augustin l'emploi du métal. S'il eut la bonne fortune d'être secondé dans son œuvre par des ingé­nieurs éminents, Alphand, Belgrand, i l lui manqua les conceptions d'un architecte créateur ; ceux de l'époque ne furent que des exé­cutants. Lui-même s'en rendait compte. « Il ne s'est point révélé sous l'Empire, écrit-il, un de ces artistes dont le génie transforme son art et l'approprie aux aspirations des temps nouveaux. » Manque de respect pour le passé, d'imagination pour le présent. Il y a là un vice radical dans la transformation de Paris, une coupure bru­tale entre deux villes, dont l'une n'est pas la fille de l'autre, entre deux sortes de rues, les anciennes où l'on vit et les modernes où l'on passe. Notre Paris, issu d'Haussmann, porte l'empreinte de ses dé­fauts et l'image de sa grandeur. Quoi qu'il en soit Jules Simon qui

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avait été l'un de ses adversaires n'hésitait pas à lui rendre hommage. « Il avait entrepris de faire de Paris une ville magnifique, il y a réussi. Il en fit plus en dix ans qu'on n'avait fait en un demi-siècle. Il nous donnait l'air, la santé, la vie. Il démolissait des quartiers, on peut dire des villes entières. Tantôt il créait une rue, tantôt un square, une place, une promenade. Il édifiait des églises, des hôpi­taux, des écoles, des théâtres. Il nous apportait une rivière, il plantait arbres et fleurs. Son œuvre était au moins aussi fantastique que ses comptes. Souhaitons seulement qu'on achève par la liberté ce qu'on acommencé par le despotisme.» La République n'a pas achevé, elle a continué, avec plus de parcimonie et de lenteur. Haussmann, jugé trop hardi, n'a-t-il pas été trop timide ? Peuplement et circula­tion ont dépassé ses calculs. Que serait aujourd'hui Paris dont les embarras évoquent la satire de Boileau si la pensée et l'action d'un grand administrateur, devançant ses contemporains, n'avait pas prévu îles progrès dont bénéficient aujourd'hui de nouvelles géné­rations ?

P A U L LÉON.