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1 Hécate ou la magie d’un nom 1 Charlotte Favennec-Riou « Elle l'entendit, la déesse redoutable, et sortit du fond de sa retraite pour recevoir les offrandes de l'Aisonide. Elle était ceinte d'une couronne de terribles serpents entrelacés de rameaux de chêne ; ses torches fulguraient d'une immense lueur ; autour d'elle, ses chiens infernaux hurlaient avec des aboiements aigus.» 2 Ce portrait qu’Apollonios de Rhodes dresse d’Hécate est bien éloigné de la description faite par Hésiode dans la Théogonie 3 , qui nous livre une Hécate bienveillante et bienfaisante, sans aucun lien avec la sorcellerie ou la magie. Diodore de Sicile, quant à lui, ne cesse de décrire la cruauté dont peut faire preuve la déesse : « Persée engendra une fille, Hécate : elle surpassait son père en hardiesse impudente et en méfaits. (…) Comme elle avait acquis une grande expérience en la matière, elle tua par l'effet d'un simple son père en premier et lui succéda à la royauté, puis elle construit un temple à Artémis, et comme elle enseigna que soient consacrés à cette déesse les étrangers qui débarquaient sur les côtes, elle devint célèbre pour sa cruauté.» 4 La littérature antique, notamment latine 5 , ne manque pas de textes décrivant Hécate sous son aspect le plus sombre : ses liens étroits, voire même familiaux, avec des sorcières célèbres, ses dons pour la fabrication de poisons, sa horde de chiens et de fantômes … Si son histoire et sa filiation diffèrent, les auteurs latins s’accordent sur un point : Hécate est la déesse incontestée et incontestable des magiciennes et des forces occultes, celle vers qui l’on se tourne pour procéder à des rites magiques. Comme la littérature, l’iconographie 6 fait état de mutations progressives transformant Hécate en personnage effroyable, coiffé de serpents et armé de poignards. Les papyrus magiques 7 , les tablettes de malédiction 8 et les imprécations funéraires qui sont les témoignages d’un usage quotidien, concret et avéré de la magie l’évoquent aussi. La déesse bienfaisante, agissant avec les autres dieux du panthéon s’est métamorphosée en une déesse secrète, solitaire et dangereuse que la littérature antique se plaît à décrire. L’usage qui fait d’Hécate la déesse des sorcières et de la magie coïncide-t-il avec la présence de son nom dans des actes magiques de la vie courante ? L’étude de la nomination divine et plus particulièrement des épiclèses dans les textes épigraphiques en lien avec la 1 Je tiens à remercier ma directrice de recherche, Mme Karine Karila-Cohen pour son aide, son soutien et sa « bonne parole », Gabrielle Frija pour ses traductions et relectures salvatrices, Mr Henri-Louis Fernoux et tous ceux qui se reconnaîtront. 2 APOLLONIOS 1995. 3 Sur l’Hécate hésiodique voir BLAISE F. 1996. 4 DIODORE 1997, ce passage est particulièrement commenté par SAUZEAU P. 2000. 5 Sur le sujet, voir notamment TUPET A.M. 1976 ou ANNEQUIN J. 1973. 6 WERTH N. 2003 : Nina Werth, dans son ouvrage sur les représentations iconographiques d’Hécate, analyse les différents symboles qui lui sont associés et leur récurrence les représentations antiques. Quatorze symboles différents accompagnent Hécate : la torche, le phiale et le chien sont particulièrement présents au IV ème siècle a.C., alors que fouets, poignards et serpents prédominent au I er p.C.. 7 Voir PETRILLI A. 2008. 8 Voir MARTIN M. 2010 ou BERNAND A. 1991.

Hécate ou la magie d’un nom1 - Etudes · PDF file1 Hécate ou la magie d’un nom1 Charlotte Favennec-Riou « Elle l'entendit, la déesse redoutable, et sortit du fond de sa retraite

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    Hcate ou la magie dun nom1

    Charlotte Favennec-Riou

    Elle l'entendit, la desse redoutable, et sortit du fond de sa retraite pour recevoir les offrandes de l'Aisonide. Elle tait ceinte d'une couronne de terribles serpents entrelacs de rameaux de chne ; ses torches fulguraient d'une immense lueur ; autour d'elle, ses chiens infernaux hurlaient avec des aboiements aigus.2 Ce portrait quApollonios de Rhodes dresse dHcate est bien loign de la description faite par Hsiode dans la Thogonie3, qui nous livre une Hcate bienveillante et bienfaisante, sans aucun lien avec la sorcellerie ou la magie. Diodore de Sicile, quant lui, ne cesse de dcrire la cruaut dont peut faire preuve la desse : Perse engendra une fille, Hcate : elle surpassait son pre en hardiesse impudente et en mfaits. () Comme elle avait acquis une grande exprience en la matire, elle tua par l'effet d'un simple son pre en premier et lui succda la royaut, puis elle construit un temple Artmis, et comme elle enseigna que soient consacrs cette desse les trangers qui dbarquaient sur les ctes, elle devint clbre pour sa cruaut.4

    La littrature antique, notamment latine5, ne manque pas de textes dcrivant Hcate sous son aspect le plus sombre : ses liens troits, voire mme familiaux, avec des sorcires clbres, ses dons pour la fabrication de poisons, sa horde de chiens et de fantmes Si son histoire et sa filiation diffrent, les auteurs latins saccordent sur un point : Hcate est la desse inconteste et incontestable des magiciennes et des forces occultes, celle vers qui lon se tourne pour procder des rites magiques. Comme la littrature, liconographie6 fait tat de mutations progressives transformant Hcate en personnage effroyable, coiff de serpents et arm de poignards. Les papyrus magiques7, les tablettes de maldiction8 et les imprcations funraires qui sont les tmoignages dun usage quotidien, concret et avr de la magie lvoquent aussi. La desse bienfaisante, agissant avec les autres dieux du panthon sest mtamorphose en une desse secrte, solitaire et dangereuse que la littrature antique se plat dcrire. Lusage qui fait dHcate la desse des sorcires et de la magie concide-t-il avec la prsence de son nom dans des actes magiques de la vie courante ? Ltude de la nomination divine et plus particulirement des piclses dans les textes pigraphiques en lien avec la

    1 Je tiens remercier ma directrice de recherche, Mme Karine Karila-Cohen pour son aide, son soutien et sa bonne parole , Gabrielle Frija pour ses traductions et relectures salvatrices, Mr Henri-Louis Fernoux et tous ceux qui se reconnatront.

    2 APOLLONIOS 1995.

    3 Sur lHcate hsiodique voir BLAISE F. 1996.

    4 DIODORE 1997, ce passage est particulirement comment par SAUZEAU P. 2000. 5 Sur le sujet, voir notamment TUPET A.M. 1976 ou ANNEQUIN J. 1973.

    6 WERTH N. 2003 : Nina Werth, dans son ouvrage sur les reprsentations iconographiques dHcate, analyse les diffrents symboles qui lui sont associs et leur rcurrence les reprsentations antiques. Quatorze symboles diffrents accompagnent Hcate : la torche, le phiale et le chien sont particulirement prsents au IVme sicle a.C., alors que fouets, poignards et serpents prdominent au Ier p.C..

    7 Voir PETRILLI A. 2008.

    8 Voir MARTIN M. 2010 ou BERNAND A. 1991.

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    magie va nous permettre desquisser une rponse. Une piclse est un adjectif accol au nom d'un dieu afin de prciser l'aspect sous lequel il est ador. Lpiclse, quelle soit toponymique, topographique, utilitaire, mythologique ou liturgique9, permet d'apprhender le polythisme grec sous un jour nouveau. Il sagit dexaminer comment les puissances divines "sont groupes, associes, opposes, distingues"10 et surtout de comprendre pourquoi un individu va s'adresser tel dieu, de telle faon et pour telle situation. Le choix dun dieu et de son piclse na rien danodin ou darbitraire, en particulier si cette piclse est partage par d'autres divinits. Cette qualification illustre, travers un seul et unique terme, ce qui semble primordial aux fidles. tudier les piclses permet donc, concrtement, d'apprhender le point de vue dont les Grecs concevaient le divin mais aussi de dessiner le systme de reprsentations qui apparat en filigrane derrire une telle organisation. "Pourquoi, en des circonstances particulires, en un certain lieu, selon qu'il est seul ou en groupe, qu'il appartient tel sexe, telle classe d'ge, tel cercle de sociabilit, selon qu'il jouit de tel ou tel statut, pourquoi, tant ainsi dfini, le Grec s'adresse-t-il (par tel vecteur) tel dieu ?" 11. Il sagira, ici, dtudier la manire dont le fidle va sadresser Hcate, dans le cadre de pratiques magiques particulires et de voir ce que le langage de la nomination peut nous apprendre sur le rle dHcate. Dans un premier temps seront abordes les piclses qualifiant Hcate dans les tablettes de maldiction pour ensuite largir ltude aux diverses manires de nommer Hcate dans les textes magiques.

    Prsentation du dossier

    Hcate, dote dune piclse, est prsente dans deux types de documents : les tablettes de maldiction et les imprcations funraires. On recense, classiquement, cinq types de tablettes de maldiction12 : les tablettes judiciaires, dans lesquelles un individu maudit son rival lors dun litige judiciaire, les demandes de justice diriges contre des voleurs, les tablettes conomiques qui maudissent des concurrents, les sorts damour pour sattribuer les faveurs dune personne ou pour liminer un rival et les tablettes agonistiques qui visent liminer un rival dans le monde du thtre ou du cirque. L'imprcation funraire vise quant elle protger les tombes d'ventuels profanateurs ou individus indlicats. Il existe deux types d'imprcations, selon P. Moraux13, celles o l'auteur n'invoque pas de divinits et o il compte sur la seule puissance de ses mots et celles o l'on menace le profanateur de la vengeance divine14. Le corpus15 qui sera la base de cette tude regroupe vingt-cinq tablettes de maldiction

    9 Sur les piclses voir BRUL P. 2007, BORGEAUD P. 1996, BELAYCHE N., BRUL P. 2005 et la base de donnes des piclses grecques (BDDE) de luniversit Rennes 2, http://www.sites.univ-rennes2.fr/lahm/crescam/.

    10 BRUL P. 1998 p.14.

    11 BRUL P. 1998 p.14.

    12 BERNAND A. 1991, MARTIN M. 2010.

    13 MORAUX P. 1959.

    14 MORAUX P. 1959, p.25 : C'est une nouvelle srie de calamits qu'on souhaite au profanateur ; les dieux, et particulirement les terribles dieux d'en bas, vont le traquer sans rpit, si bien que la mort elle-mme ne marquera pas la fin de ses tourments. .

    15 Le corpus prsent en annexe, nest quune partie du corpus regroup dans le cadre dun mmoire de master ralis sous la direction de Mme Karine Karila-Cohen, toujours en cours, sur les piclses dHcate. Il a pour point de dpart la cration de la Base de Donnes des piclses Divines par le LAHM de luniversit Rennes 2.

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    et sept imprcations funraires. Au corpus des imprcations funraires dcouvertes en Phrygie, sajoute l'imprcation dite de Nocsare dite par P. Moraux. Les tablettes de maldiction ont majoritairement t trouves en Attique et Chypre16et les imprcations funraires en Phrygie. Plus exceptionnellement on trouve aussi des textes Panticape et Carthage ainsi que dans la rgion du Pont Polmoniaque. La plupart des textes tudis datent de lpoque romaine, tant pour les tablettes que pour les imprcations, mais quatre defixions sont beaucoup plus anciennes puisque deux datent du IVme sicle a.C. et deux de lpoque hellnistique. la lecture de ces documents, on remarque que si lpiclse Chthonia ou Katachthonia est la plus frquemment utilise pour dsigner Hcate dans les tablettes, elle est aussi appele Trimorphos, Kuria Inodia ainsi quArtmis-Hcate et Meleina dans les imprcations funraires. Ces termes n'ont rien d'inhabituels ni de surprenants. Hcate est lie aux bifurcations et aux routes17, ses liens troits avec Artmis sont connus. La question nest pas vritablement de savoir pourquoi Hcate est nomme ainsi mais de savoir ce que cela signifie et implique de lappeler Chthonia dans les tablettes et Meleina dans les imprcations. Cette srie dinscriptions parpilles dans le temps et dans lespace permet une premire remarque : lorsquil est question de magie, les fidles ont recours sur une longue priode Hcate, partout dans le bassin mditerranen et sous des formes diffrentes, tant par le type de qualificatif utilis pour la dsigner que par laspect mis en avant par ce mme qualificatif.

    Les piclses dHcate.

    la lecture du corpus des tablettes de maldiction, Hcate devient tour tour Chthonia/Katachthonia (que le franais traduit indistinctement par souterraine ou infernale), Trimorphos (aux trois visages/formes), Inodia (des routes), Trioditis (des bifurcations), Ourania (cleste) et Monoprospos (au visage unique). La rcurrence du terme de Chthonia/Katachthonia dans les textes slectionns, mais aussi les questions quil soulve, explique pourquoi lpiclse est autant voque dans cet article. Toutefois, ne traiter que lpiclse (Kata)chthonia ne serait ni pertinent ni rvlateur, cette limite occultant un pan important de la complexit de la desse, qui transparait dj dans les textes magiques. Les piclses Trimorphos, Trioditis, Ourania et Monoprospos, qui ne seront quvoques brivement, sont immdiatement comprhensibles. Les termes de Trimorphos et de Monoprospos font rfrence laspect physique dHcate, reprsente souvent sous sa forme triple ou unique. Lpiclse Trimorphos semble tre quasi exclusivement accole Hcate, car faisant rfrence sa polymorphie. loppos, le terme Monoprospos est donn dautres divinits comme Athna, Dmter ou Hrakls18. Le terme de Trioditis/Inodia renvoie aux bifurcations et aux routes, lieux de prdilection dHcate19. Or le sens de (Kata)chthonia, si ce nest celui de souterrain ou sous la terre , a une signification beaucoup plus large que ce sens pre