Henri MASPERO (1883-1945), La religion chinoise dans son développement historique

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LA RELIGION CHINOISEdans son dveloppement historiqueHenri MASPERO(1883-1945) par

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiquesdessciencessociales/index.html Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole,

Courriel : [email protected] partir de :

La religion chinoise dans son dveloppement historique,

Par Henri MASPERO (1883-1945)Texte repris dans Le taosme et les religions chinoises, NRF, ditions Gallimard, 1971, pages 7 86.

Edit pour la premire fois par Paul Demiville, dans les Mlanges posthumes sur les religions et lhistoire de la Chine, Bibliothque de diffusion du Muse Guimet, Paris 1950.

Pour les quivalences entre les translittrations pinyin et efeo, utiliser les tableaux du site sinoptic Polices de caractres utilise : Times, 10 et 12 points. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11. dition complte le 30 novembre 2004 Chicoutimi, Qubec.

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TABLE

DESNotes

MATIRES

I. La religion antique II. La crise religieuse de lpoque des Royaumes Combattants . III. Le Taosme. IV. Le Bouddhisme. V. Le Confucianisme.

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Lhistoire de la religion chinoise est celle dun dveloppe ment continu depuis lantiquit jusqu nos jour s. Ce nest pas dire que rien nait jamais chang et que les croyances daujour dhui soient celles dautrefois ; dans ce pays comme partout, les rvolutions politiques et les transformations de la socit ont eu des rpercussions profondes sur les ides religieuses. Mais les ides nouvelles se sont toujours introduites assez progressivement pour pouvoir sintgrer dans le cadre ancien sans le faire clater ; il ne sy est jamais produit aucune de ces rvolutions compltes qui, en Occident, sont venues plusieurs reprises interrompre la continuit, conversion au christianisme, puis conversion lislamisme dans une partie de lOrient, et rforme encore plus tard dans une partie des pays occidentaux. Certes, il ne reste plus grand-chose des croyances antiques dans la religion chinoise moderne, peine quelques ides gnrales, et peut-tre mme une manire de sentir plutt quune croyance dfinie. Mais le cadre a subsist, en se vidant peu peu de sa substance ancienne, que sont venues remplacer sur bien des points des notions diffrentes ; et les Chinois nont jamais eu cette sensation de rupture brusque avec le pass, cette condamnation des croyances antrieures, qui caractrisent lvolution religieuse de lOccident. Cela a suffi pour leur donner lill usion que la religion actuelle est encore la religion antique, et pour quen maintenant la tradition de lantiquit ils en conservent quelque chose.

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I La religion antique

La Chine ancienne ne dpassait gure la vaste plaine o le Fleuve Jaune (le Huanghe) achve son cours. L habitait une population sdentaire, adonne au travail des champs et llevage. Travail plus dur encore alors quaujourdhui, car il se faisait la houe dans des dfrichements quon ne gardait que trois ans ; cest seulement vers le milieu du premier millnaire avant notre re que lon commena se servir de la charrue attele dun buf, et que, la suite de cette dcouverte, on abandonna peu peu la pratique des dfrichements pour en venir ltablissement de champs permanent s. Le dfrichement tait un labeur trop pnible pour que chaque paysan le ft isolment pour son compte ; il fallait que plusieurs familles sassociassent pour en faire un en commun, et les groupes de familles associes formaient les villages. Des groupements de villages plus ou moins nombreux avaient chacun leur territoire, o le droit au dfrichement et la pture tait rserv aux habitants : ces territoires constituaient des seigneuries, units la fois politiques et religieuses, que gouvernaient dans le monde humain les seigneurs, et auxquelles prsidaient sur le plan divin les dieux du Sol. Sous le seigneur, la population se rpartissait en deux classes : familles patriciennes (parents du seigneur, cadets dautres familles seigneuriales bannis ou e n fuite, etc.), le plus souvent dtentrices des domaines ou charges des fonctions dans la seigneurie ; et familles plbiennes de paysans cultivant la terre. Au-dessous, les esclaves. Seuls les patriciens pouvaient possder des domaines, concds par le seigneur : ils devaient ce privilge leur descendance proche ou lointaine dun anctre qui avait t un seigneur. La famille, cellule fondamentale de la socit chinoise ancienne, nest bien connue que dans la classe patricienne. Ds les temps les plus anciens, cette famille patricienne tait essentiellement agnatique ; le nom se transmettait de pre en fils ; les filles en sortaient leur mariage pour sagrger la famille de leur mari ; le chef en tait le fils an de la femme principale, moins qui l net une tare physique le rendant inapte rendre le culte aux Anctres. Au-dessous de la famille stricto sensu, il y avait la gens, xing : ctait lensemble de toutes les familles portant la mme gentilice, Ji, Si, Zi, Yun, etc., et se donnant le mme premier anctre : Souverain Millet Houji pour la gens Ji ; pour la gens Si, Yu le Grand, le hros mythique qui fit couler les eaux du dluge et fonda la dynastie Hia, etc. La gens tait une unit religieuse, lie par le culte du premier anctre, sanctionne par la rgle dexogamie. Unit trs disperse, les familles du mme gentilice tant parses aux quatre coins du monde chinois. Mais la rgle dexogamie tait absolue, et ne souffrait aucune exception ; quelque distante que ft leur rsidence, le mariage tait

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interdit entre personnes de mme gentilice. Ce serait une erreur de croire, comme on la fait parfois, que la rgle dexo gamie impliqut pour les garons la ncessit daller chercher leurs femmes parmi les filles dun autre village ; encore moins a-t-on le droit de supposer quelle donnait lieu des changes organiss de filles entre villages voisins. Llment fondamental de lorganisation tant laque que religieuse tait la seigneurie, exactement comme dans le monde grec la cit. Dans la seigneurie, la socit laque reposait sur deux faits : le groupe familial et la possession de la terre seigneuriale ; de mme la religion reposait sur deux cultes : Anctres et dieux du Sol. Les deux cultes ntaient que la transposition sur le plan religieux des deux faits fondamentaux de la socit les Anctres sont la famille divinise comme le dieu du Sol est la seigneurie divinise. Ces deux cultes, on les trouvait tous les degrs : chez les particuliers, dieu de lImpluvium zhongliu qui est le dieu du Sol de la maison, assist des dieux des diverses parties de lhabitation, et Anctres familiaux ; dans la seigneurie, dieu du Sol de la seigneurie she assist du dieu des moissons et des dieux des montagnes, des fleuves, des lacs, des localits diverses du territoire seigneurial, et Anctres seigneuriaux ; pour lempire, Grand dieu du Sol Royal dashe ou wangshe assist du dieu des Moissons, des dieux des Cinq Pics et des Quatre Mers et des lieux clbres de lempire, et Anctres Royaux. A eux deux, ces cultes symbolisaient la seigneurie. Un prince de Chen, vaincu en 548, qui se rendait merci, alla au-devant de son vainqueur en habits de deuil, tenant dans ses bras le dieu du Sol et prcd de son gnral portant les vases du Temple Ancestral : ctait la seigneurie entire quil offrait ainsi ( 1). En effet, fonder une principaut ou, ce qui revient au mme, en tablir la capitale ctait, suivant Mozi, un crivain de la fin du Ve sicle A.C., choisir laire sacre la plus correcte pour y tablir le temple ancestral, et choisir les arbres aux plus belles frondaisons pour en faire le bois sacr . Ctait alors une notion universellement admise : on la trouve mentionne dans le Rituel des Zhou Zhouli, dans les Documents Retrouvs des Zhou Yi Zhoushu, etc. Le dieu du Sol tait la terre divinise, mais pas la manire de Cyble et des desses-mres de lOrient mditerranen. On peut concevoir de deux faons la terre divinise : ou bien comme la glbe productrice de rcoltes, et on en fait une terre-mre nourricire comme les peuples de lAsie Antrieure ; ou bien comme un territoire dlimit soumis un prince et sur lequel vivent des hommes, et on en fait un dieu protecteur du domaine princier et de ses habitants. Cest de cette manire que lont conue les Chinois ; et cest pourquoi, la diffrence des populations mditerranennes, ils font de la Terre un dieu et non une desse. Mais pour les uns comme pour les autres, lesprit de la vgtation se distingue de la Terre elle -mme : lAtys phrygien, lAdonis cananen correspondent lAme du Riz des barbares du Sud de la Chine. Lolo et Thai, qui cultivent le riz, et le Souverain Millet des Chinois qui, dans lantiquit, cultivaient surtout le millet.

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Les dieux du Sol taient chacun les dieux dun territoire dli mit, et leur importance variait avec limportance du domaine et de la famille qui les possdait. Le plus petit territoire formant une unit religieuse tait la maison : elle avait son dieu du Sol, le dieu de lImpluviu m qui tait un des cinq dieux auxquels on sacrifie , wusi, les autres tant ceux de la grande porte de devant et de la petite porte de derrire, des alles, des puits ; et ct, dautres dieux qui, pour ntre pas entrs dans le rituel officiel, nta ient peut-tre pas les moins importants dans la dvotion populaire, comme le dieu de la cuisine, Monseigneur le Foyer Zaogong. Tout groupe de maisons formant un village avait aussi un dieu du Sol particulier. Enfin chaque seigneurie avait galement son dieu propre qui protgeait les habitants et leur donnait bonheur et sant. Il tenait savoir tout ce qui se passait dans son domaine : aussi lavertissait -on de tous les vnements, commencement et fin des travaux des champs, chasse, guerre, etc. ; de plus, on lui prsentait chaque anne, au printemps, tous les hommes valides en une crmonie qui, au temps o nous la connaissons, avait pris la forme dune grande revue passe devant lui. Divinit rustique, il se nourrissait de viande crue, et il nhabitait pa s un temple, demeure construite de main dhomme, mais un tertre carr plant dun grand arbre, souvent au milieu dun bois sacr : vestige dun temps o, dfrichant pour la premire fois un canton, les pionniers laissaient intact un coin de brousse ou tout au moins le plus grand arbre, comme asile et demeure du dieu seigneur de la fort. Dieux du Sol des maisons, dieux du Sol des villages, dieux du Sol des seigneuries, dieu du Sol royal formaient une hirarchie divine qui se juxtaposait la hirarchie des chefs de famille, des chefs de village, des seigneurs et du roi. Les dieux du Sol, peine personnaliss, navaient pas de lgende ; ils ntaient mme pas des dieux permanents : leur sort tait li celui de la famille qui commandait leur domaine, et quand cette famille disparaissait, on changeait le dieu du Sol en renversant la tablette de pierre et en entourant le tertre du dieu dune palissade : on coupait ainsi la communication entre le dieu et le domaine ; mais le dieu mort ntait pas absolument a bandonn et on lui rendait encore un culte en certaines occasions. Lhabitude de changer le dieu du Sol disparut tt en Chine, et lpoque historique il en subsiste seulement en quelques principauts des traces que les ritualistes des derniers sicles avant notre re expliquent grand-peine par des considrations thiques : ctait, disent -ils, un dieu du Sol avertisseur ; lexemple de ce dieu renvers devait rappeler aux princes que sils gouvernent mal, ils perdront leur principaut. Mais elle sest conserve chez des populations dont ltat religieux rappelle bien des points de vue celui des Chinois de lantiquit, chez les Tai-Noirs du Haut-Tonkin o on change, la mort de chaque prince, la tablette du dieu du Sol rig au milieu du Bois Interdit qui lui est consacr, et on la remplace par une tablette neuve. On conoit que des dieux aussi instables naient pu avoir de personnalit bien marque.

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Un deux cependant avait la sienne, ctait le grand dieu du Sol Royal quon appelait le Souverain Terr e Houtu, et sa lgende expliquait comment il avait gagn de ne pas tre dplac et de rester dieu du Sol permanent. A lorigine, la terre non encore peuple tait le domaine de Gonggong, un monstre au corps de serpent avec un visage dhomme, des cheveux ve rmillon et des cornes. Le Seigneur dEn Haut, dsireux damnager le monde terrestre, envoya contre lui le Matre du Feu Zhuyong, qui dut remonter au Ciel sans avoir russi dans sa mission. Zhuanxu, envoy ensuite, le vainquit et le chassa jusquau bout de la Terre, langle Nord -Ouest o, dans sa rage, avant de mourir, le monstre voulut se venger en dtruisant le monde : il se prcipita coups de cornes sur le mont Puzhou qui soutient le ciel en cet endroit, esprant faire tomber le ciel sur la terre ; il abattit la montagne en partie, et le ciel tomba, restant lgrement inclin depuis ce temps vers le Nord-Ouest (cest pourquoi ltoile polaire nest pas au znith) ; et la terre pencha vers le Sud-Est (cest pourquoi tous les fleuves de Chine coulent ve rs le Sud-Est) ; mais il fut tu avant davoir achev la ruine de la montagne. Son fils Goulong, hritier de la terre son domaine, se soumit et amnagea la terre pour la culture. Cest pourquoi il est devenu le Souverain Terre qui les hommes sacrifient. A la fin de la dynastie Hia, le vainqueur voulut le renverser comme dieu du Sol de la dynastie vaincue, mais nul ne put arracher de sa place la tablette du dieu et il fallut reconnatre quil tait pour toutes les dynasties le dieu du Sol de lempire entie r. Un pote du dbut du IIIe sicle A.C., Qu Yuan, le dcrit sous le nom du Comte Terre Tubo, dans un pome intitul Le Rappel de lAme , comme un monstre pareil son pre :Le Com te Terre est neuf foi enroul sur l -m m e ;ses cornes sont acres ; s ui Ses m uscl sont pai ses gri es s, ffes ensangl antes ;i chasse l hom m es vi vi ; l es te, te Ila troi yeux,une tte de ti s gre,un corps gros com m e un b uf ; Ilai e se repa des hom m es. m tre

Il tait naturel que le souverain du Sol devnt le souverain des morts, puisquen les enterrant, on les dposait chez lui ; et que son domaine souterrain ft regard comme la prison o il les retenait. Telle tait en effet la croyance populaire sur laquelle les Taostes btirent plus tard leur reprsentation du sjour des morts non sauvs, que le Souverain Terre, appel par eux lAgent Terre, Tuguan, garde jalousement dans ses Geles Sombres, au sein des Neuf Obscurits, prs des Sources Jaunes. Au Souverain Terre, dieu du Sol, le roi adjoignait dans toutes les crmonies royales le Souverain Millet Houji, dieu des moissons, qui tait le grain mme divinis, lme du grain comme disent les populations barbares de la Chine Mridionale. De mme, chaque seigneur adjoignait son dieu du Sol seigneurial le dieu Millet seigneurial Ji : le Livre des Vers le Shijing nous a conserv sa lgende sous une forme o lhis toire du dveloppement du grain de mil anthropomorphis se mle celle du hros divin qui enseigne la culture aux hommes. Comme le grain, le Souverain Millet est dpos sur le sol sa naissance, sans que les bestiaux le foulent aux

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pieds ; comme le grain encore, il grandit vite et devient trs fort ; mais le dpt du grain est devenu le rejet de lenfant n de faon surnaturelle trois fois abandonn sur le sol, il est chaque fois protg miraculeusement ; peine adolescent, il sait cultiver les cinq espces de grain millet, haricot, bl, concombre, chanvre , les semer en lignes rgulires, sarcler, moissonner et engranger, enfin vanner, puis broyer et rduire en farine pour les offrandes aux dieux. Cest de ce hros divin que la famille royale des Zhou dclarait descendre, de sorte que les hymnes du culte royal conservs dans le Shijing le prsentent peut-tre sous un aspect plus anthropomorphique que ne faisait la lgende du dieu associ au culte de dieu du Sol. De plus chaque montagne, chaque fleuve, chaque lac, chaque accident de terrain avait sa divinit dont la puissance stendait plus ou moins suivant limportance du site auquel elle prsidait. La plup art de ces divinits neurent sans doute jamais une personnalit bien marque (non plus que les divinits analogues dans le monde mditerranen) ; une seule en montre une bien nette, cest la divinit redoutable du fleuve le plus dangereux de toute la Chin e, le terrible Fleuve Jaune aux inondations subites et normes, le Comte du Fleuve Hebo comme on lappelait. On le voyait parfois passer dans le Fleuve, sur son char tran par des tortues aquatiques. Il avait sa lgende qui racontait ses dmls avec les dieux de ses affluents et avec les seigneurs riverains, comment il enleva la femme de lun et en reprsailles se vit voler ses bufs, et dautres aventures. Son culte tait sauvage comme sa colre. En deux endroits au moins, les riverains lui offraient chaque anne une fille en mariage : on ltendait sur un lit dapparat, puis on lanait le lit dans le fleuve, et on le laissait driver au fil de leau jusqu ce que le courant let englouti. Fantasque et cruel, on le vit frapper de maladies ingurissables un prince qui, pour des raisons rituelles, lui refusait les offrandes quil rclamait ; ou encore faire perdre la bataille un gnral qui lui avait refus un bonnet orn de perles de jade dont il avait pris la fantaisie, et quil lui avait demand en songe. Les autres dieux des fleuves et des montagnes nont gure eu quune notorit locale. De mme, au ciel, le Comte du Vent et le Matre de la Pluie sont rests des divinits assez vagues ; et la Mre du Soleil, Xihe, qui le baigne chaque matin et conduit son char, la Mre de la Lune, Change, tiennent plus de place dans le folklore que dans le culte. A ct, peut-tre au-dessus, le Seigneur dEn Haut Chang -ti tait le souverain du ciel o il gouvernait les mes des morts, au moins celles des souverains et des princes, et du haut duquel il chtiait les rois et les seigneurs dont la Vertu tait dficiente. Chaque famille noble avait ses Anctres dont la puissance correspondait celle de la famille elle-mme. Les Anctres des Rois protgeaient non seulement la famille royale, mais lempire entier ; ceux des seigneurs protgeaient la seigneurie et ses habitants ; ceux des simples particuliers, la famille, la maison et tout ce qui en dpendait, serviteurs, animaux, champs, moissons. Les hymnes crmoniales du Livre des Vers montrent les Anctres du Roi la droite et la gauche du Seigneur dEn Haut , quils servaient dans le ciel quand, la fin du deuil, on avait accompli pour eux le sacrifice di,

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dont le nom mme signifie quil fait du dfunt un di, ce st--dire un seigneur comme le Seigneur dEn Haut lui -mme. Les mes des ministres et des grands-officiers, leur tour, servaient celles des rois et des princes dans le ciel. Dans ce monde cleste, les mes taient nourries par les offrandes de leurs descendants : aussi quand la chute de la dynastie des Shang interrompit les offrandes sur les tombeaux des rois enterrs prs de lancienne capitale, lesprit de lun deux priv de nourriture vola les offrandes que faisaient leurs propres Anctres les seigneurs de Wei installs proximit ; un des morts ainsi dpouill alla sen plaindre son petit -fils en un songe, et celui-ci institua des offrandes cet esprit pillard. Survie des mes dans la tombe, sjour aux Sources Jaunes, ce domaine souterrain du Souverain Terre, sjour au monde cleste du Seigneur dEn Haut, sjour enfin au Temple Ancestral bti pour les loger, les croyances relatives au destin des morts taient multiples, et bien que la multiplicit des mes elles-mmes en chaque homme et pu fournir les lments dune systmatisation, on ne songea jamais les organiser de faon cohrente. Dailleurs le culte ne soccupait gure des croyances et ne tenait compte des Anctres quautant quils venaient assister aux banquets quon leur offrait, descendant sur terre pour en jouir et possdant provisoirement leur petit-fils ou un descendant plus lointain charg de les reprsenter ; ce reprsentant du mort tait appel le Corps ou le Cadavre shi. Il est possible qu lorigine le fils ait quitt dfini tivement la maison de son pre dfunt, la laissant lesprit de celui -ci, qui continuait lhabiter avec ses femmes et son intendant : cest ainsi, semble -t-il, que les premiers rois des Zhou abandonnaient aux mes des souverains dfunts le palais quils avaient habit de leur vivant, avec toute son organisation, femmes, artisans, esclaves, sous la direction dun intendant particulier. Pendant le deuil, le fils habitait une hutte prs du tombeau, et, le deuil fini, il allait sinstaller dans une demeure nouvelle. Mais, de cette coutume, il ne subsistait que peu de traces lpoque historique. Aprs le transfert de la capitale des Zhou vers lEst du Shenxi actuel, Luoyi (lactuelle Luoyang au Henan), au VIIIe sicle av. J. -C, il ny avait pas de raison d y reconstruire des palais spars pour chaque Anctre, et on les runit tous dans un seul palais, le Temple Ancestral zongmiao ou Grand Temple taimiao. La chapelle centrale fut rserve au Premier Anctre, ayant sa droite et sa gauche les deux fondateurs de la dynastie, les rois Wen et Wou, tandis que les souverains les plus proches du roi vivant, ses anctres immdiats, occupaient chacun une chapelle, et que les anctres intermdiaires taient remiss dans un magasin do ils ne sortaient que pour quelques grandes ftes ; chacun deux tait reprsent par une simple tablette en bois. En renonant abandonner le palais chaque gnration pour le laisser au souverain dfunt, les rois des Zhou Orientaux (et peut-tre dj avant eux les derniers Zhou Occidentaux) ne faisaient que suivre une coutume dj ancienne dans lEst de la Chine, car la capitale des Chang, autant que les

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fouilles en cours permettent den juger, ne laisse pas voir de multiples emplacements de palais royaux successifs. Les seigneurs, les grands-officiers avaient eux aussi leurs temples et leurs chapelles ; les simples particuliers rservaient langle Sud -Ouest de la maison aux tablettes et au culte des Anctres. Au reste, tre mort ne suffisait pas pour tre Anctre et avoir droit au culte : il fallait encore que les crmonies funraires eussent t accomplies. On reconnat l un trait commun avec les cultes des Anctres du monde classique. Lanalogie va trs loin et tel gnral chinois du vile sicle A.C., envoy en disgrce malgr sa victoire pour avoir poursuivi lennemi dfait sans prendre le temps daccomplir les crmonies funraires dues aux morts de son arme, pourrait donner la main aux stratges athniens condamns mort pour la mme raison aprs la victoire des Arginuses. Je ne puis dcrire en dtail des crmonies funraires extrmement minutieuses de lantiquit chinoise : tout au plus puis-je en indiquer les traits principaux. Elles se faisaient en deux temps. Au moment de la mort, pendant que toute la famille, hommes et femmes, se mettait pousser des cris, un homme portant le vtement de crmonie du dfunt montait sur un toit et tourn vers le Nord, qui est la rgion des morts, appelait lme de son nom denfance en criant trois fois : Je te rappelle, un tel, reviens ! Puis, quand on avait constat que lme nobissait pas et que le mort ne revenait pas la vie, on procdait la toilette du cadavre. On lui fermait les yeux, on cartait les mchoires pour tenir la bouche ouverte, on attachait les pieds un escabeau pour les maintenir droits. Aprs lavoir lav, on lui passait un costume spcial, le vtement funraire, par-dessus lequel on le revtait de ses habits de crmonie superposs. Pendant la toilette et lhabillage, les pleurs continuaient sans arrt, les parents se relayant nuit et jour. Les deux jours suivants avaient lieu lexposition des vtements, la Petite Exposition dabord, puis la Grande Exposition le lendemain, dans une salle voisine de la chambre mortuaire, o taient suspendus dix-neuf vtements complets le premier jour, davantage encore le second. Les fils, en vtements de toile blanche, non ourle, recevaient les visites de condolances. Le dernier soir, le corps tait mis en bire, et celle-ci enferme dans un catafalque ; et le catafalque tait dpos dans une fosse au pied du terre-plein de la salle principale de la maison, jusqu lachvement de la spulture dfinitive (vestige peut-tre dun ancien rite dinhumation provisoire), avec une offrande de grain grill, de poisson sec et de viande sche. Alors, la douleur des enfants redoublant, ils ne pouvaient plus se soutenir, et prenaient ds le lendemain le bton de deuil pour sappuyer en marchant. Lenterrement ne se faisait que beaucoup plus tard, lorsque le tombeau tait prt ; et, comme la construction en exigeait un temps plus ou moins long

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suivant le rang du dfunt, les Rituels avaient codifi un dlai. Ctait une procession laquelle tous les parents et les amis prenaient part : en tte savanait, en dansant et en brandissant sa hallebarde des quatre cts, un fangxiang, sorcier qui voit et chasse les mauvaises influences ; puis, sur un char quatre roues, venait le cercueil envelopp de toile blanche, suivi de la bannire inscrite du nom du mort, de ses chars quand il y avait droit, et dune voiture charge de victimes. Les fils venaient ensuite, vtus de blanc, appuys sur le bton de deuil, puis les parents et les amis. Tout ce monde se rendait en hurlant au lieu de spulture. Arriv l, on descendait le cercueil dans le tombeau de faon que la tte du mort ft tourne vers le Nord ; et les lamentations sinterrompaient. A ce moment on amenait les victimes, hommes et femmes dabord, ou leurs substituts, puis victimes animales, et on les descendait dans le caveau. De retour la maison, le fils aim, se rendant au Temple des Anctres, dposait une tablette provisoire prs de celle de laeul et faisait pour la premire fois une offrande son pre comme un Anctre ; et pour la premire fois lesprit du mort prenait possession du petit-fils charg de le reprsenter shi, venant, en la personne de celui-ci, prendre part au banquet funbre, mangeant quelques bouches, buvant quelques gorges de vin et sen allant. Ce dernier rite montrait visiblement le mort devenu Anctre. A partir de ce moment, il habitait le local spcial rserv aux Anctres, le Temple Ancestral ou Grand Temple comme lappellent les Chinois ; la tablette portant son nom prenait son rang ct de celle de son grand-pre et en face de celle de son pre ; elle devait y recevoir un culte rgulier jusqu ce que, les gnrations nouvelles la repoussant de place en place, elle fint par tre remise dans un magasin do elle ne sortait quune fois par an lors du sacrifice collectif tous les anctres de la famille. Chez les plbiens, peuple de paysans, le culte suivait exactement le rythme des travaux des champs. Au dbut du printemps, le commencement en tait marqu dans chaque village par louverture crmonielle de la terre ; on annonait la nouvelle au dieu du Sol, car, souverain divin du territoire du village, il veut savoir tout ce qui sy passe. Mais, avant de commencer rellement les travaux, il fallait encore chasser les mauvaises influences, restes de lhiver, saison de froid, et de strilit. Et comme, dans la Chine ancienne comme en beaucoup de pays, la fcondit de la terre et celle des familles apparaissaient comme lies, ctaient les mmes crmonies qui, en chassant linfluence mauvaise de lhiver, marquaient le commencement de la saison agricole et le commencement de la saison des mariages. Chaque pays avait pour cela des ftes diffrentes o jeunes gens et jeunes filles jouaient le premier rle. Au Zhou et au Zheng (Nord du Henan actuel), ils allaient ensemble au confluent des rivires Zhou et Wei quand venait le dgel, et les jeunes filles, une orchide la main, appelaient les deux espces dmes humaines hun et po, pour les runir, ramenant ainsi pour lanne nouvelle la fcondit. Au Chen (Sud-Est de la mme province), ils dansaient ensemble sur un tertre Yuan en agitant des plumes daigrette. Et presque partout ils allaient chanter par groupes ou par couples dans la campagne, et leurs chants

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sachevaient dans des unions en plein air. La fte du dieu du Sol tait connue pour se terminer par des scnes que rprouvait fort la morale des Lettrs au temps des Royaumes Combattants. Ces murs ntaient pas particulires aux Chinois : elles taient celles de tous les peuples agricoles de lAsie du Sud-Est, et on les rencontre encore partout o les circonstances locales ont retard le dveloppement propre de certaines tribus, ou les ont tenues lcart des grands courants de civilisation, chez les Lolo par exemple ou les Miaozi ou les Tai. Jai assist des ftes de ce genre chez les Tai -Noirs du Haut-Tonkin, et vu au printemps jeunes gens et jeunes filles partir de leurs villages en groupes, et faire quelquefois deux trois jours de marche dans la fort pour aller chanter dans la grotte que la tradition a consacre cette coutume. Cest aprs ces f tes que les paysans se rendaient au dfrichement, abandonn depuis la fin de lautomne :A ux j ours du troi m e m oi nous prenons nos houes ; si s, A ux j ours du quatri e m oi nous partons ( vil m s, du lage) , A vec nos fem m es et nos enfants, Q uinous apportent m anger en ces cham ps m ri onaux. di

Si le dfrichement tait ancien, il tait laiss labandon depuis sa rcolte : si ctait un nouveau dfrichement, le terrain choisi avait t incendi lanne prcdente au moment de la chasse de printemps, et pendant tou te lanne on y avait fait le plus gros ouvrage. Ils le mettaient en tat, dessouchaient, dsherbaient, houaient, semaient ; puis au troisime mois, quand approchait lt et que les semis grandissants exigeaient un labeur constant, binage, sarclage, et une surveillance de tous les instants contre les btes sauvages, tous, hommes, femmes et enfants quittaient la maison du hameau pour aller sinstaller dans des huttes prs du dfrichement. Et en partant on faisait sortir le feu , en teignant le foyer de la maison pour rallumer avec un foret un feu nouveau sur une aire en plein champ. Les travaux absorbants de lt et de lautomne, et lloigne ment des villages, ralentissaient pour un temps le rythme des ftes, moins quil ny et une longue scheresse et quon ne dt demander la pluie. Ce cas except, ce nest que vers la fin de lanne que la vie religieuse reprenait son activit, avec la fin des travaux des champs. Au neuvime mois, les paysans faisaient rentrer le feu et se rinstallaient dans leurs maisons du village : une lustration chassait les influences de lt devenues nocives pour la priode de repos qui souvrait ; on annonait au dieu du Sol le retour au village. Puis, la moisson faite, les grains engrangs, lanne se terminait par la fte de la moisson, grande fte paysanne laquelle tous, seigneurs et manants, devaient prendre part, galement vtus en paysans. On lappelait la Grande Fte en lhonneur des Huit quon va chercher bazha ou dazha. On y prsentait toutes les espces doffrandes, pro duits de la culture, de la chasse, de la pche. Lesprit principal tait le Premier Moissonneur ; ct de lui, on sacrifiait au Premier Laboureur, au Premier Constructeur de Digue, au Premier Btisseur de Huttes ; et ensuite aux esprits des chats mangeurs de rats, ceux des tigres

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mangeurs des sangliers : en un mot, tous les esprits qui prsidaient aux divers moments de la culture ou protgeaient la moisson. Ctait une vaste mascarade : les esprits des chats et des tigres taient reprsents par des enfants et des hommes masqus et dguiss, qui se comportaient comme les animaux dont lme les possdait, sautant, criant, griffant. Les offrandes taient consommes sur place en un grand banquet qui sachevait en une vaste orgie. Ctait la fin de tout travail des champs pour lanne. Dsormais nul ne devait plus toucher la terre, mme les animaux devaient tre carts des pturages et rentrer ltable, et les hommes senfermaient dans les maisons en lutant les portes. Linterdit tait sur le sol jusqu ce que le printemps rament le recommencement du cycle des crmonies. Les crmonies saisonnires des seigneurs et de la Cour Royale ne diffraient gure de ces ftes paysannes que par une solennit et une pompe plus grandes ; mais c taient exactement les mmes. Aucun village ne pouvait clbrer une fte avant que le seigneur ne let clbre lui -mme au lieu quil habitait. Le roi ouvrait la terre de son domaine au Champ du Seigneur (cest --dire du Seigneur dEn Haut), diji, terrain dont la rcolte tait rserve la fourniture du grain pour les sacrifices. Ds que le jour faste avait t fix par la divination, le Grand Scribe lannonait au roi en disant Dans neuf jours, la terre sera remue ; que le roi se purifie respectueusement, et quil dirige le houage sans rien changer ! Au jour dit, le roi commenait par offrir un suovetaurile lAnctre de lAgriculture, la Grande Offrande comme disaient les Chinois, taureau, blier et porc ; puis, vtu en paysan, il enfonait lui-mme la houe dans le sol et soulevait trois mottes de terre ; aprs quoi les ministres, les grands-officiers et tous les gens de la Cour, chacun suivant son rang, achevaient le houage de mille arpents. Quelques-unes de ces ftes ouverture du sol pour le dsacraliser, ouverture de la saison des mariages par le sacrifice au Haut-Entremetteur, sacrifices du printemps et de lautomne au dieu du Sol, sacrifices pour la pluie en t , en se transposant ainsi en ftes royales ou seigneuriales, prenaient un caractre particulier. Le sacrifice du printemps au dieu du Sol tait suivi dune revue des troupes quon prsentait au dieu et qui prtaient serment devant son tertre servant dautel. Dans le Domaine Royal et dans quelques principauts (par exemple Lu au Shandong, et Song au Anhui, mais non chez Jin au Shanxi, autant quil semble), la srie des ftes souvrait au printemps et se finissait en automne par un sacrifice au Seigneur dEn Haut ; au printemps, ctait le sacrifice sur lAutel du Ciel, tertre ron d en plein air, sans temple, dans la banlieue Sud de la capitale Nanjiao ; en automne le sacrifice se faisait au Temple Ancestral, ou dans cet nigmatique Palais Sacr, le Mingtang. Celui-ci parat avoir t lantique demeure royale au temps o le roi, personnage sacr, ne se mlait pas la foule des hommes mais vivait, au milieu dinterdits, dans un palais entour dun foss plein deau ; mais lpoque historique, et quand furent crites les odes sacrificielles du Shi (VIIIe-VIIe sicle), ce ntait plu s que le temple du pouvoir royal autour duquel les Ritualistes du IVe et du IIIe sicle A.C. ont cr une atmosphre mystique impntrable.

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Le changement de vie des hommes, passant de la maison du village la hutte des champs au printemps, et revenant des huttes aux maisons en automne, saccompagnait dun dplacement semblable du Seigneur dEn Haut, quon conduisait hors de la ville au printemps en lui sacrifiant en plein air, et quon rame nait la ville en automne en lui sacrifiant lintrieur dun temple. Ces deux sacrifices au Seigneur dEn Haut taient les ftes les plus solennelles du rituel royal. Tout ce qui prenait part la crmonie devait tre rituellement pur : sacrifiants, assistants, offrandes ; le roi et tous les assistants gardaient l abstinence dix jours ; et le jour du sacrifice, aucune personne en deuil ne pouvait entrer en ville ni aucun rite funraire tre clbr. Le roi tuait lui-mme coups de flches la victime, un jeune taureau roux, dont le corps entier tait brl au sommet du tertre pour monter au ciel en offrande dans la fume ; et pendant lholo causte, les musiciens aveugles chantaient :N ous rem plssons d i offrandes l coupes en boi es s, Les coupes en boi et l coupes en terre ; s es D s que l parfum en est m ont, e Le Sei gneur d H aut se m et m anger. En

On offrait ensuite un second taureau non plus au Ciel, mais au Premier Anctre de la famille royale qui servait dintermdiaire entre le Roi et le Seigneur dEn Haut, divinit trop haute pour quon pt sadresser, elle directement. Et la fte se terminait par une grande danse la suite de laquelle on mangeait la victime prsente lAnctre. Le culte des Anctres sentremlait ce culte agraire, tout en ayant ses crmonies propres. Dune part, on offrait aux Anctres chaq ue mois les prmices des fruits de la saison ; de lautre, chacun deux avait son anniversaire. Ces jours-l, lesprit descendait et venait possder un de ses petits-fils dsign davance pour ce rle : lenfant recevait les offrandes la place de lAnct re, se mlait aux assistants, offrait et acceptait boire, parlait et agissait sous limpulsion de lAnctre qui le possdait, puis se retirait aprs avoir exprim sa satisfaction et fait des promesses de bonheurLe pri eur habie reoi l dcl l t a arati ( on des espri ts) Et va l porter aux pi a eux descendants : D e bonne odeur est l pi e eux sacri ce, fi Les m nes sont sati ts des boi sfai ssons et des m ets ; Il vous accordent un bonheur centupl s e Tel vos dsi teles vos ralsati s rs, l i ons ! Pour touj ours is vous accordent l pl hautes faveurs l es us Par di nes de m il par centai zai le, nes de m il le.

Aprs le dpart de lAnctre, tous les assistants mangeaient ses restes en un banquet ; on en envoyait mme une partie ceux des descendants qui navaient pu tre prsents. Ainsi la continuit du lien de famille se resserrait

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chaque anne pour tous les membres dans la communion du repas sacr o lon mangeait les offrandes lAnctre commun. Culte agraire, culte ancestral, tout se passait en crmonies publiques, o offrandes et prires taient faites pour un groupe constitu, famille, seigneurie, etc., par son chef, et jamais pour une personne en particulier. Ceux qui avaient des demandes adresser aux dieux pour eux-mmes devaient aller chercher des intermdiaires particuliers, les sorciers et les sorcires de classe diverse, mdiums, mdecins, faiseurs de pluie, exorcistes, etc., car ceux-ci, ayant des relations personnelles avec les esprits, allaient leur porter les demandes des suppliants. Lesprit descendait dans leur corps et sen emparait : Ce corps est celui de la sorcire, mais lesprit est celui du dieu. La sorcire se purifiait en se lavant le visage avec de leau o avaient bouilli des orchides et le corps avec de leau parfume liris ; puis elle se vtait des habits de la divinit quelle allait appeler. Les offrandes prpares, elle envoyait son me chercher cette divinit et la ramenait en son propre corps ; et elle mimait le voyage, une fleur la main, en une danse accompagne de musique et de chants, au son des tambours et des fltes, jusqu ce quelle tombt puise. Ctait alors le moment de la prsence du dieu qui rpondait par sa bouche. Aprs son dpart, la sorcire se relevait et saluait ses propres mes , afin de rappeler celles qui pouvaient avoir oubli de revenir au cours du voyage. Telle tait dans ses grandes lignes la religion chinoise antique. Expression de la vie religieuse de groupes sociaux dfinis o nul navait de place quen vertu de son rle dans la socit, les seigneurs pour conduire le culte, les sujets pour y prendre part derrire leur seigneur, elle naccordait aucune place au sentiment personnel.

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II La crise religieuse de lpoque des Royaumes Combattants

On voit facilement que le culte agraire reposait originellement sur un groupe de crmonies efficaces par elles-mmes, qui contribuaient en chaque saison luvre de la nature et aidaient son dveloppement rgulier. Mais, lpoque historique, il sy mlait des crmonies de dprciation et dactions de grce adresses des divinits qui on demandait leur faveur ou quon remerciait de leurs bienfaits. Il en rsulte un culte complexe o les crmonies sont loin davoir toutes la mme valeur. Quand on allait au-devant du printemps dans la banlieue orientale, ou quon reconduisait le froid , la crmonie valait par elle-mme le fait de se rendre solennellement la porte Est le jour de lquinoxe, dans le premier cas, et la fermeture solennelle de la glacire accompagne du sacrifice dun agneau, dans le second, suffisaient pour produire le rsultat voulu, sans intervention dune divinit. De mme, ouvrir la terre solennellement au printemps suffit la dsacraliser ; aucune divinit nintervient, et ce nest quaprs quon sadresse au dieu du Sol, non pour lu i demander de rendre la terre la culture, mais pour lui annoncer quon la fait. Au contraire, les crmonies se rapportant au dieu du Sol ou au Seigneur dEn Haut taient des prires adresses des divi nits personnelles dont on voulait obtenir la faveur ; de mme toutes les ftes du culte des Anctres. Ctaient deux conceptions toutes diffrentes du sens des cr monies religieuses, et en gnral des rapports de lhomme avec le sacr, rpondant deux niveaux de culture eux-mmes diffrents. Il semble que la seconde conception ait peu peu gagn du terrain avec le dveloppement de la civilisation et les progrs intellectuels : les crmonies magico-religieuses imposant au sacr la volont du clbrant parurent dune brutalit barbare, incompatible avec le caractre de souverains quon tendait attribuer aux dieux mesure quils se personnalisaient. Mais les crmonies dun caractre magico-religieux ne disparurent pas pour cela du rituel. Tout ce quil arriva, cest quelles tinrent une place de plu s en plus restreinte dans la vie religieuse ; les crmonies importantes de lanne furent celles qui sadressaient des dieux personnels, Seigneur dEn Haut et dieux du Sol en particulier, Anctres aussi. Les dieux de lantiquit navaient pas tous russ i sindividua liser parfaitement et sortir de la foule de leurs congnres ; il y avait trop de dieux du Sol pour que chacun pt avoir une physionomie bien nette. Mais du moins tous taient-ils conus comme des personnes vritables, vivantes et agissantes,

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et non comme des entits impersonnelles, des forces magico-religieuses ainsi que se le sont figur certains sinologues qui ont transport dans la religion antique les ides des Lettrs sur les divinits de la religion officielle moderne. Ils ne diffraient gure des tres vivants quon voit sur terre : le Seigneur dEn Haut est un gant anthropomorphe qui, lorsquil se promne sur la terre, laisse les normes traces de ses pas imprimes sur le sol ; le Comte du Fleuve est dcrit souvent comme un grand poisson ; le Comte du Vent tait un oiseau tte de cerf ; le Matre du Tonnerre tait un dragon tte dhomme qui se frappe le ventre pour produire les roulements du tonnerre ; le Matre de la Pluie tait peut-tre un crapaud. Mais ctaient des hommes ou des animaux ou des monstres dous de qualits surhumaines :Les espri ont lou fi ts e ne, et l vue perante ; is sont a l droi et j ts ustes, et sans duplci ; is trai i t l tent l es hom m es sui vant l eurs m ri tes,

dit le scribe Yin propos de lapparition dun esprit au pays de Guo (2). Ils avaient leurs gots et leurs prfrences, comme le Comte du Fleuve qui convoitait le bonnet orn de jade de Zi yu, gnral de Chu, et qui lui apparut en songe pour le lui demander, lui promettant en change la victoire sur son adversaire le prince de Jin ; le gnral refusa de le lui sacrifier et fut vaincu Chengpu au bord du Fleuve Jaune (3). On leur sacrifiait afin de sattirer leur bienveillance, et non pour dclencher une force impersonnelle, Ying de Zhao vit en songe un messager qui lui dit (4) :Si vous m e fai tes un sacri ce, j vous donnerai du fi e bonheur.

Les mrites des hommes tenaient en grande partie la qualit de leurs offrandes. Les dieux aimaient les victimes nombreuses et grasses, et cest ce que les pices rituelles se vantent toujours de leur prsenter. Un historien du IVe sicle A.C. fait dire un prince que son conseiller accuse de manquer de pit envers les dieux (5) :M es vi m es sont parfai cti tes, grasses et d une seul e coul eur ; m on m il em plt l coupes, odorant et bi let i es en prpar ;en quoiest-ce que j m anque de pi e t ?

Et un autre (6) :M es offrandes sont abondantes et pures. Srem ent l es espri m e souti ts endront !

Au contraire, les offrandes rares et maigres leur dplaisaient, et ils envoyaient en retour maladies et calamits :Si ltat est pauvre, l offrandes de grai et de vi ne es n n seront pas pures ; si l peupl est peu nom breux, ce qui e e est offert au Sei gneur d H aut et aux espri ne sera En ts pas abondant ; si l gouvernem ent est troubl l e , es sacri ces n fi auront pas leu aux tem ps fi i xs..Le Sei . gneur

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d H aut et l espri di En es ts ront : Q u est-ce qui vaut l e mi eux pour m oi d r ou de n r pas cet hom m e ? Et , avoi avoi is di l ront : Pour m oi que jai ou que j n e pas cet , e e ai hom m e, cel ne change ri ! Et l Sei a en e gneur d H aut En et l espri feront descendre des chti ents et des es ts m cal i ( . am ts 7)

Ces ides quexprime aussi clairement et fortement le grand philosophe Mozi au Ve sicle A.C. taient courantes. Sil survient quelque calamit sur le domaine dun prince qui a bien accompli les sacrifices, il nen comprend pas la cause et se plaint des dieux. Cest le sujet dune ode du Shijing (8) :Le roidi :H l !Q uelcri e t as m O nt com m i l hom m es d ourd , s es auj hui Pour que l ci envoi deuis et troubl e el e l es, Di sette de grai et de l ns gum es ! Iln a pas de di y eux que j n e honors, e ai Je n pas l n sur l vi m es ! ai si es cti A nneaux et tabl ettes de j ade sont pui ss ( force d offrandes) Pourquoine sui e pas exauc ? s-j La scheresse est trs grande, La chal eur est i ntense ; Je ne cesse de fai des offrandes pures re D epui l Banleue j s a i usqu Pal s ; au ai Pour l di es eux d haut jai prsent, pour ceux d bas en en jaienterr ( es vi m es) m cti . Iln a pas de di y eux que j n e honors ; e ai M ai l Souverai M il est i pui s e n let m ssant Et l Sei e gneur d H aut n pas favorabl En est e. Pourquoil Ci envoi e el e-t-i cette scheresse ? l Je n sai pas l cause. en s a D e bonne heure jaipri pour une bonne rcol ; te Je n pas t en retard pour m es sacri ces au di du Sol ai fi eu . Le Sei gneur d H aut du Ci Lum i En el neux N e pense pas m oi . J honor l espri ai es ts, Il ne devrai s ent avoi nihai nicol r ne re !

Tout cela dnote un tat desprit peu diffrent de celui des religions mditerranennes contemporaines, et on trouverait facilement des quivalents de cette ode chinoise du VIIe sicle A.C.

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Les offrandes abondantes et pures , les victimes parfaites, grasses et dune seule couleur , le seigneur les offrait naturellement pour lui-mme, mais aussi pour son peuple. Ce nest pas lui seul que les esprits soutiendront : cest toute la population, c est la seigneurie entire, territoire et habitants. Tout le culte tous les degrs consistait en crmonies publiques o offrandes et prires taient faites pour un groupe constitu, famille, seigneurie, etc., par le chef de ce groupe. Mais les membres du groupe se sentaient participer au culte rendu pour eux, et cette participation tait rendue apparente par le fait quils assistaient aux crmonies et partageaient les offrandes. La religion reposait essentiellement sur la solidarit troite du seigneur, qui rend le culte, et des sujets qui y participent : reproduisant sur le plan divin lorganisation de la socit seigneu riale, elle tait tellement lie elle quelle ne pouvait manquer dtre entrane dans sa ruine. Or la socit seigneuriale approchait de sa fin ds laube des temps historiques, au dbut du premier millnaire avant notre re ; lhistoire de la dynastie Zhou, qui remplit ce millnaire, ne fut quune longue agonie du rgime seigneurial. Presque chaque anne vit la fin de quelques seigneuries, et encore sommes-nous loin davoir des chroniques compltes. Les ouvrages qui traitent de lhistoire du VIIIe et du VIIe sicle A.C. mentionnent plus de 500 seigneuries ; au IVe sicle, une dizaine dentre elles avaient absorb toutes les autres et avaient form des principauts qui, par leur tendue et leur organisation, taient bien diffrentes des anciennes seigneuries. Le Jin conquit les seigneuries du Nord, le Chu dtruisit celles du Sud, le Qi et le Lu absorbrent ou soumirent la plupart de celles de lEst. Puis ces principauts leur tour sentre -dvorrent jusqu ce quune seule dentre elles, la plus occidentale de toutes, le Qin, les conqut toutes et unifit le monde chinois partir du milieu du IIIe sicle A.C. Lempire nouveau fut div is en provinces gouvernes par des fonctionnaires. Laugmentation de la population, la disparition de la culture par dfrichement et son remplacement par des champs irrigus, linvention de la charrue attele, la dcouverte du travail du fer, enfin lexte nsion du territoire de tous cts et, en particulier, lnorme expansion au Midi, ainsi que le rapprochement avec des civilisations de lOuest et le dveloppement du commerce, tout se conjugua pour transformer la socit de fond en comble. Cette destruction des seigneuries porta un coup mortel la religion antique. Elles avaient jou dans le monde chinois un rle analogue celui des cits dans le monde hellnique, units la fois politiques et religieuses qui donnaient (avec moins dintensit quen Grc e) un centre la vie locale. Leur disparition laissa les esprits dsempars. Aux temps anciens, o les seigneurs avaient t fort nombreux, leurs domaines navaient jamais t si tendus que les habitants ne pussent se rendre au chef-lieu pour les ftes, sacrifices au dieu du Sol, aux Anctres du prince, fte de la moisson, etc. ; et ainsi pouvaient-ils se sentir dautant plus relle ment associs au culte que les assistants

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mangeaient les restes des offrandes et prenaient une part personnelle au sacrifice par cette sorte de communion. Cest cette participation directe au culte qui rend la religion antique vivante et prsente au paysan. La disparition des seigneuries lui ta ce caractre : les centres de culte disparurent avec les seigneuries, et avec eux les crmonies seigneuriales elles-mmes. Quand, au lieu de nombreuses petites seigneuries, il ny eut quune dizaine de grandes principauts, et que par suite le culte, au lieu dtre rendu en plusieurs centaines dendroits du monde chinois, ne le fut plu s quen une dizaine de centres, toute participation directe de la population au culte devint impossible. Les nouvelles principauts taient trop tendues pour que le peuple entier pt venir de tous les coins du territoire assister aux crmonies. Celles-ci subsistrent comme par le pass, mais en quelques rares endroits seulement. L o elles subsistrent, elles gagnrent en splendeur et en pompe mesure que saccroissaient la richesse et la puissance des princes. Mais, clbres dans une capitale lointaine, elles devinrent affaire de cour do le peuple se trouva peu peu exclu. La solidarit religieuse du seigneur et des sujets, si aisment perue quand il vivait au milieu deux sur un petit domaine, se sentit peine quand le seigneur fut transform en un grand prince vivant au fond de son palais, loin des paysans. Les cultes princiers stiolrent dans latmosphre des cours o les cultes agraires navaient plus rien faire ; et ils ne subsistrent que par tradition. Les cultes paysans restrent vivants, mais isols ; ayant perdu tout contact avec les cultes seigneuriaux, dailleurs pauvres et sans pompe, ils apparurent bientt aux yeux des gens de cour comme des superstitions grossires dont ils ne reconnaissaient plus la parent avec leurs propres crmonies. Le divorce fut complet lorsque la principaut de Qin eut unifi la Chine et que son culte seigneurial, le seul qui survct, devint le culte imprial. Celui-ci sest conserv traditionnellement jusqu la rvolution de 1911 ; mais il ntait p lus que laffaire du souverain, des gens de la Cour et des Lettrs, des ministres et des fonctionnaires ; et si en principe le peuple formait la communaut des fidles de ce culte, ce ntait quen principe. Ainsi, sous ses deux formes, cultes seigneuriaux et cultes paysans, la religion antique tait en pleine dcadence la fin de la dynastie Zhou, vers le milieu de la seconde moiti du dernier millnaire avant notre re. Et, vrai dire, il ne pouvait gure en tre autrement. Modele sur la socit seigneuriale, elle avait parfaitement convenu celle-ci avec ses deux classes nettement tranches, patriciens et plbiens, ayant chacun leur fonction propre et ne se confondant ni dans la vie publique, ni dans la vie prive, ni dans la vie religieuse. Mais, avec le temps, la socit tait devenue moins simple. Entre les familles seigneuriales dune part et les paysans de lautre stait forme peu peu une troisime classe, qui tenait la fois des deux autres, noble dorigine, mais pauvre comme les paysan s : ctait la classe des scribes,

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premire bauche de la classe des Lettrs qui devait prendre par la suite une telle importance dans lhistoire de la Chine. Et cette classe nouvelle, mi chemin des deux autres, eut bientt ses aspirations propres qui firent delle un foyer perptuel dagitation et de transforma tion sociale et religieuse. Lorigine de cette classe tait ancienne. A lorigine, les sei gneurs distribuaient les domaines et les villages de la seigneurie leurs parents proches pour les administrer ; mais ce systme rudimentaire dapanages familiaux, outre quil en rsultait une administration dplorable et qui ne rapportait gure au prince, devenait souvent dangereux pour lui quand un de ses frres, trop bien apanag, tait pris dambition ; aussi en vint-on un peu partout chercher des agents plus dociles et plus srs qui confier les fonctions administratives. Or la complication de lcriture (on sait que chaque mot chinois scrit par un signe spcial, en sorte que les dictionnaires anciens, faits de signes relevs dans les inscriptions et les Livres Classiques, et qui sont les lexiques de la langue du XIe au Ve sicle A.C., comptent plus de 10.000 signes diffrents), la complication de lcriture, dis -je, jointe la difficult de rdiger les documents administratifs dans une langue encore peu souple, avait amen la formation dune classe de scribes instruits. Il est probable que, ds lorigine comme lpoque historique, elle se recruta parmi les descendants lointains des seigneurs, fils cadets de branches cadettes, trop loigns pour recevoir un apanage, et par suite obligs de chercher un gagne-pain. Ces scribes apparaissent trs anciennement : quelques-uns dentre eux signent dj certaines inscriptions des Shang sur caille de tortue vers le XIe sicle A.C. Mais cest surtout quand la croissance des principauts fit sentir le besoin dune administration rgulire quils prirent de limpor tance : princes et grands seigneurs eurent besoin de ces hommes instruits, travailleurs, probes et fidles ; dailleurs ils ne portaient ombrage personne, tant de trop petites gens pour quon pt leur confier les hautes charges de cour ; cest parmi eux que se recrutaient les conseillers des ministres, les intendants chargs de ladministration d es domaines du prince ou des grands seigneurs, etc. Cest de cette classe que sortirent Kongzi (Confucius), Mengzi (Mencius), Xunzi, Mozi, Zhuangzi, etc. : en un mot, tous les grands crivains et philosophes de cette priode. Entre laristo cratie des cours princires et la plbe paysanne, les scribes lettrs formaient une sorte de bourgeoisie intellectuelle dont linfluence ne fit que grandir avec le temps. Plusieurs disciples de Confucius et de Mozi furent intendants de grands-officiers de Lu ou dautres principauts ; ceux qui ne russissaient pas faire une carrire administrative fondaient des coles o ils enseignaient aux gnrations nouvelles la bonne doctrine : ce fut le cas de Confucius, semble-t-il. Cest dans cette classe que naquit le mouvement philosophique et que la pense religieuse se dveloppa.

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Aux deux extrmits de la socit, les princes et les grands seigneurs la cour, les paysans dans leurs villages, pris constamment, les premiers par les intrigues de palais, par leur ambition et par leurs plaisirs, les seconds par les occupations incessantes de la vie des champs, et dailleurs les uns et les autres peu instruits, navaient gure de temps consacrer la rflexion sur les ides gnrales ou sur les questions religieuses ; du reste, ils avaient les uns et les autres leurs ftes et leurs crmonies par lesquelles ils sassuraient la protection des dieux, moyens consacrs par une longue tradition. Les scribes remplissaient des fonctions de toute sorte au service des princes et des grands. Les meilleurs ou les plus habiles obtenaient dtre chargs de rgler leurs affaires prives, ou de grer leurs domaines : Confucius fut ainsi intendant de Zhongdu, une cit de la famille Ji dont le chef tait hrditairement Premier Ministre de Lu ; un de ses disciples, Ziyou, fut intendant de Wucheng ; un autre, Ran Qiu, tait intendant familial de cette mme famille Ji et charg de ladmi nistration gnrale de ses domaines. Les moins bien dous taient de simples copistes et remplissaient les bureaux o se faisait la correspondance : ils apparaissent chaque section du Rituel Administratif appel Zhouli. Leurs fonctions mmes, en imposant la plupart dentre eux de soccuper daffaires administratives, amenaient les meilleurs se faire une doct rine de gouvernement, et par l mme rflchir sur les questions religieuses qui ne se sparaient gure des questions dadministration dans lesprit du temps. Il semble quun des premiers points qui les ait choqus quand ils se mirent rflchir aux rapports de lhomme et des dieux, ce soit la grossiret et linconvenance de cette espce de march que constituait le sacrifice, cet change presque commercial de victimes grasses et pures contre des faveurs divines ; et ils voulurent quon attacht moins dimportance la perfection matrielle des crmonies qu la perfection morale des officiants et des participants : certains affirmrent que les dieux ne se laissent pas acheter par des sacrifices et que seule compte la vertu dsintresse du sacrifiant. Dautres, plus radicaux, soutinrent que les dieux nexistent pas, ou que, sils existent, ils ne soccupent pas des affaires humaines. Ds le Ve sicle, le philosophe Mozi mentionne avec rprobation lathisme de certains de ses contemporains (9) :Ceux qui souti ennent qul n a pas d i y espri di ts sent : Les espri ? Bi sr qul n stent pas ! Et, du ts en is exi m ati au soi is travail n r, l lent en persuader tout l m onde, e et font que l foul du m onde doutent de lexi es es stence des espri ts.

Avant Mozi dj, les opuscules dauteurs et de dates divers qui forment le Shujing (en laissant de ct les chapitres faux) se partagent entre deux tendances : les uns croient aux esprits, les autres essaient de se passer deux dans leur explication du monde. Lauteur dun de ces opuscules, la Grande Harangue (Taishi), est des premiers et range parmi les griefs contre le tyran

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Zhou de la dynastie Shang et les raisons pour lesquelles le Seigneur dEn Haut ne lavait pas en grce et fit descen dre sa perte , le fait quil dclarait que les sacrifices sont inefficaces . Le conflit dura toute la dynastie des Zhou, et la tendance athistique ne triompha dans la classe lettre quau temps des Han ou peu avant. Il ne prit dailleurs jamais une fo rme aigu : labsence de clerg organis et de grands centres de culte len empcha, et aussi le soin que prit la tendance novatrice de conserver les formes extrieures du culte en liminant la croyance aux dieux personnels. Ainsi se trouva peu peu carte la notion de dieux personnels, laquelle se substituait celle de forces impersonnelles que le seul jeu des rites bien accomplis mt en action, sans quil ft nces saire de leur attribuer une volont consciente, et par l mme arbitraire. Cest ainsi que le Seigneur dEn Haut cda la place au Ciel, le Souverain Terre la Terre, etc. Les philosophes contriburent, comme dans le monde grec, hter cette volution. Il y eut des divergences entre leurs diverses conceptions, et cest ce foisonnement dop inions qui fut la cause de la brillante floraison philosophique des IVe et IIIe sicles A.C. Mais, travers leurs efforts, leurs recherches, leurs essais, leurs spculations de toute sorte, on peut voir se dessiner deux courants qui rpondent aux tendances gnrales des esprits en matire religieuse dans la Chine de cette poque ; ou plutt ces tendances ne reprsentent-elles que la manifestation chinoise des deux attitudes qui, toujours et partout, se sont partag les esprits sur les questions religieuses fondamentales, lattitude rationaliste et lattitude mystique. Il sy mlait des prfrences pour les formes collectives de la religion ou pour la religion personnelle. Lun de ces courants tait une tentative rationaliste pour donner de la religion une explication scientifique, en la vidant de tout contenu irrationnel (cest --dire paraissant irrationnel aux gens du temps), tout en en conservant les formes extrieures ; il saccompagna dun mouvement philosophique qui donna un clat particulirement vif la littrature du temps. Le second fut une recherche de religion personnelle, visant suppler tout ce qui manquait au culte officiel avec ses crmonies de groupe. Ces deux courants furent tous deux extrmement puissants et, en dfinitive, ils donnrent naissance, le premier, au Confucianisme, et le second, au Taosme et, par-del le Taosme, au sentiment religieux qui devait permettre plus tard au Bouddhisme de simplanter en Chine.

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III Le Taosme

Les bouleversements profonds de la socit chinoise qui marquent les derniers sicles de la dynastie Zhou avaient provoqu une crise religieuse entre le Ve et le IIIe sicle A.C., en particulier dans la classe des Lettrs. Nombre de ceux-ci, peu satisfaits de la religion officielle, et de sa conception assez grossire des rapports de lhomme et des dieux, cherchrent chap per limpression pnible de marchandage que leur donnaient les ides courantes sur le sacrifice, en dniant aux dieux toute personnalit et toute conscience et en leur substituant des forces magico-religieuses inconscientes ; mais, force de vouloir expliquer rationnellement et scientifiquement le monde, il leur arriva souvent de perdre de vue les faits religieux eux-mmes, en sorte que leurs ides furent loin dtre acceptes de tous. Bien au contraire, tous ceux qui, plus enclins la religion personnelle, sintressaient moins au problme de lhomme dans la socit et dans lunivers qu ceux de la conscience individuelle, de la vie intrieure, de la morale prive, se refusaient admettre que tout ce qui tait suprieur lhomme ft impersonnel et inconscient. Ils trouvaient dailleurs dans les expriences des sorciers et des sorcires, experts servir de mdiums entre les dieux et les hommes, une preuve empirique de lexiste nce de divinits personnelles et conscientes, puisque par ces techniques de possession on pouvait entrer en relation directe et personnelle avec de telles divinits. La religion ntait plus pour eux laffaire de quelques seigneurs officiant au nom de tous leurs sujets, pour obtenir une certaine flicit matrielle de la socit tout entire. Ils en venaient la considrer comme laffaire de chacun : chacun devait chercher obtenir des dieux, par un contact personnel, une aide efficace pour sassurer une certaine flicit spirituelle individuelle, en cette vie dabord, et aprs la mort ensuite. Car le problme du destin de lhomme aprs la mort, dont la religion officielle ne stait gure occupe, avait pris leurs yeux une importance capitale. On savait que lhomme a de nombreuses mes qui se sparent la mort ; mais on ne savait gure ce que chacune delles devenait. Plusieurs croyances existaient simultanment : vie dans 1a tombe ; vie souterraine aux Sources Jaunes, dans les prisons obscures du Comte Terre ; vie bienheureuse dans le Ciel auprs du Seigneur dEn Haut. Il semble que lon hirarchisait en quelque sorte ces destines diverses suivant le rang des morts : le commun des hommes allait aux Sources Jaunes dans les Neuf Obscurits ; les rois et les princes, grce des crmonies particulires, montaient auprs du Seigneur dEn Haut ; les grands seigneurs qui navaient pas droit ces rites, mais qui voulaient viter le sort commun, arrivaient se faire une existence dans leur

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temple funraire, proximit de la tombe. Mais cette hirarchisation ntait elle-mme quune croyance entre plusieurs, et une anecdote sur un prince Zheng du VIIIe sicle A.C. montre que les princes eux-mmes pouvaient aprs leur mort aller aux Sources Jaunes. Brouill avec sa mre parce quelle avait soutenu un de ses frres rvolts, ce prince avait fait le serment tmraire de ne plus la revoir en ce monde ; plus tard, pris de regret, il fit creuser une galerie souterraine profonde, et l, dans le domaine souterrain du Comte Terre, prs des Sources Jaunes, il put la rencontrer sans violer son serment. Sil y avait quelque doute sur le sort des princes aprs leur mort, il ny en avait aucun pour la masse de la population : le sjour aux Sources Jaunes et, au mieux, le sjour dans la tombe taient tout ce que les gens du commun pouvaient esprer : le premier, vie de prisonniers dans les geles obscures du Comte Terre, le second moins dur peut-tre, mais soumis aux vicissitudes de la famille, puisque le dfunt navait pou r vivre que les offrandes de ses descendants. Et, pour arriver au temple funraire, que de dangers il fallait viter ! Un pote du IIIe sicle A.C. les a exposs dans son pome du Rappel de lAme ( 10) :O m e, revi ens !A yant qui tt l corps habi e tuel de ton sei gneur, que fai s-tu dans l quatre di es recti ons ? O m e,revi ens !A l rgi ori a on ental i ne faut pas te confi ! e l er L om m e-Long,de m il coudes,ce sont l m es qulpoursui H le es i t. Les di sol l se succdent ; is fondent l m taux, is x eis l es l lqufi i ent l rochers ; es Eux,is sont habi l tus ( cette chal eur) m ai lm e quiva l sera , s lqufi i e. A m e,revi ens !Ilne faut pas te fi cette rgi ! er on O m e, revi ens ! D ans l rgi m ri onal i ne faut pas a on di e l t arrter ! Les Fronts-Tatous et l D ents-N oi es res offrent de l chai a r hum ai en sacri ce, ne fi Et avec l os is se font du bouil es l lon. C l pays des vi est e pres et des serpents et des pythons l arges de cent leues. i L hydre m l neuf ttes va et vi e ent,rapi soudai de, ne, Et gober l hom m es rj t son c ur ! es oui O m e, revi ens ! D ans l rgi occi a on dental l danger, ce sont e, e l sabl m ouvants l es es arges de m il leues. le i Si en tourbil lonnant tu entres dans l source du Tonnerre, tu a seras pul se ;ne reste pas l ! vri Sipar chance tu chappes,c l dehors un dsert strie, est l Pl n de fourm i rouges grosses com m e des l ei s phants, et de gupes noi pareil des poti res les rons.

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Les Ci Cral n poussent pas, m ai seul ent de lherbe : nq es y s em c ce qu m ange ! est on Cette terre dessche l hom m es : is cherchent de leau sans es l en trouver. Tu i ras, errant et l sans trouver j ai ri o te , am s en raccrocher,dans cette i m ensi sans fi m t n. Revi ens,revi ens !Je crai que tu ne te j ns ettes toi m e dans l -m e m al heur ! O m e,revi ens !l rgi septentri a on onal i n faut pas rester ! e, l y La gl ace entasse form e des m ontagnes,l nei quivol couvre a ge e m il leues. le i Revi ens,revi ens,i ne faut pas rester l ! l O m e,revi ens !N e m onte pas au ci ! el Ti gres et panthres en gardent l N euf Portes ; is m ordent et es l bl essent l hom m es dci es i -bas. U n hom m e neuf ttes y coupe larbre aux neuf m il branches. le D es l oups aux yeux perants vont et vi ennent ; Il l s ancent l hom m es en lai et j es r ouent avec eux, pui l s es j ettent dans un gouffre profond, Pour obi aux ordres du Sei r gneur d H aut ; et ensui is En te l vont dorm i r. Revi ens, revi ens ! D ans tes ales et venues, j crai que tu ne l e ns te [ ettes en danger ! m O m e,revi ens !N e descends pas au som bre sj our ! Le Com te Terre a neuf repls,ses cornes sont acres ; i M uscl pai et gri es s ffes ensangl antes, i poursui l hom m es l t es vi vi ; te, te Il a troi yeux et une tte de ti s gre, et son corps est com m e un b uf. Tous ces m onstres ai ent l chai hum ai m a r ne. Revi ens,revi ens !J peur que tu ne te j ai ettes dans l dtresse ! a

Et, aprs lui avoir dcrit tous les malheurs qui lattendent au -dehors, le pote rappelle lme dans le temple funraire que sa famille vient de lui lever et qui lui sera une demeure. Mais cet asile lui-mme tait prcaire, car lme na pou r son entretien que les offrandes que lui font ses descendants : si la famille prit, lme souffrira de la faim. Ainsi, en cette vie, pas de rapports personnels avec les dieux, et aprs la mort une sorte de sheol o tous, bons et mchants, entasss dans lobscurit, sont gards jalousement par le dieu du Sol qui finit par les dvorer : voil tout ce que la religion officielle offrait aux esprits tourments par un besoin de religion personnelle et par linquitude sur leur destin doutre -tombe. Or celui-ci tait particulirement critique : mme si les mes chappaient. aux prils qui les menaaient, la personnalit du mort ne pouvait subsister, puisque

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les diverses mes staient spares. Dans le dsir de survivre en entier et non en fragments disperss, Et dans limpossibilit de surmonter la difficult que prsentait la multiplicit des mes, on la tourna en prtendant conserver tous les esprits, htes de lhomme, lintrieur du corps que lon devait transformer, par une technique approprie, en un corps immortel. Ainsi leffort religieux se heurta ds le dbut lobli gation de recourir des techniques souvent compliques ; limpor tance des techniques ne cessa de crotre, et, dans le Taosme, la recherche technique a parfois presque touff la recherche religieuse. Ce que les Taostes cherchrent obtenir, cest limmor talit du corps matriel, habitacle des mes et des esprits : ce contenant matriel leur parut ncessaire pour les retenir. Depuis lantiquit, les sorcires communiquaient avec le s dieux en envoyant leur me auprs deux. Revtant le costume de 1a divinit qui venait les possder, elles entraient en transe par des moyens divers, dont le mieux connu est la danse de plus en plus rapide au son du tambour et des fltes, dcrite dans un recueil de vers anciens, les Neuf Chants (11). Elles mimaient ainsi le voyage, et quand elles tombaient puises et inconscientes, cest que le dieu quelles taient alles chercher jusquen sa demeure, et avec lequel leurs rapports semblent stre compliqus dun commerce amoureux, avait pris possession delles ; et ce quelles faisaient et disaient alors tait cens actes et paroles du dieu mme. Le Zuozhuan, qui est luvre dun contemporain de Qu Yuan, lauteur de ce pome, et aussi de Zhuangzi, le grand philosophe taoste, abonde en histoires de sorcires possdes par des esprits. Dans une de ces histoires (12), lesprit dun mort est si bien identifi avec la sorcire dont il occupe le corps temporairement, quaprs une premire apparition il annonce son interlocuteur quil reviendra en ces termes : Dans sept jours, au ct ouest de la ville nouvelle, il y aura une sorcire et vous me verrez. Et, dans cette nouvelle entrevue, il parle par la bouche de la sorcire toujours la premire personne. LHistoire des Han Antrieurs (13) confirme la croyance gnrale de lpoque en faisant dire une sorcire, Li Niu hiu, au cours dune consulta tion : Lempereur Hiao wou (141 -87) est descendu en moi. Et Wang Tchong, vers la fin du 1 er sicle de notre re (14), latteste encore en se dfendant de ladmettre :Q u une personne vi vante, tant en transe hypnoti que, parl pour un m ort com m e un m di , ou qu e um une sorci re wou voque un m ort qui parl par son i e nterm di re, ce ai sont l des sotti et des parol stupi ses es des !

Cest cette cole que les Taostes, qui pouvaient assister chaque jour de telles pratiques, apprirent faire sortir les mes de leur corps pour les envoyer parcourir le monde la recherche des dieux jusquau ciel ; mais ce ne fut pas sans transformer profondment les procds et les buts de la sorcellerie. Il est probable que leurs techniques dextase, aussi bien que leurs rgimes

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dittiques, ont quelque chose faire avec celles des sorciers et sorcires. Une preuve en est lun des termes par lequel les Taostes dsignent lextase : l entre dun esprit guiru ; ce terme ne sexplique que si lextase taoste descend de la possession des sorcires, car une telle expression sapplique fort mal lextase taoste. La possession est bien conue comme lentre dun esprit chez les sorcires ; elle saccompagne, semble -t-il, dune ide dunion sexuelle, ide que jai dj retrouve trs nette chez les sorcires jarai, dans la chane annamitique ; mme sil ny a rien de pareil, lesprit entre dans le corps de la sorcire, parle par sa bouche, agit par ses membres. Rien de tout cela dans lextase taoste : lunion mystique avec le Tao impersonnel devait ncessairement exclure toute trace drotisme, et lide mme dentre dun esprit est inadquate : le Tao na pas entrer , il est dj en nous comme en toute chose. Une autre expression dsignant lextase taoste, loubli wang, est galement emprunte aux sorcires : on la trouve dans un des Neuf Chants. Cest peu prs tout ce que nous savons des rapports entre la sorcellerie et les origines du Taosme. Ce qui caractrise les Taostes, cest quils cherchrent bientt se p asser de rites dsordonns pour obtenir les transes mystiques. Les uns, comme au IIIe sicle P.C. Hi Kang et ses amis, les Sept Sages de la Fort de Bambous, avaient recours au vin pour arriver sortir deux -mmes. Dautres prtendaient y arriver par la seule mditation, comme dans lcole de Zhuangzi et de Liezi, les grands matres du Taosme mystique aux IVe et IIIe sicles A.C. Cette cole attribuait un ancien matre dont on ne connat que le nom, Laozi, linvention de sa technique mystique, qui con sistait, autant quil me semble, entrer en transe et obtenir lextase sans excitant extrieur. Mais il fallait pour cela une longue prparation, analogue la via purgativa des mystiques chrtiens : tel adepte met neuf ans la parcourir, tel autre, mieux prpar sans doute, ne met que neuf jours.A u bout de troi j s ours, i put se dtacher du m onde l extri eur ; au bout de sept j ours, i put se dtacher des l choses proches ; au bout de neuf j ours,i put se dtacher l de sa propre exi stence. A prs qul se fut dtach de sa i propre exi stence, i obti l pntrati cl re, i vi ce l nt a on ai l t qui est U ni que ; aprs avoi vu ce qui est U ni r que, i put l arri ver ltat o i n a ni prsent ni pass ; enfi i l y n l attei t ltat o i n a nivi nim ort (15). gni l y e

Celui qui met neuf ans traverse les mmes phases en allant encore plus loin :La prem i re anne, raconte-t-i l -m m e, j fus si pl ; . l ui e m e l seconde, j fus docie ; l troi m e, j com pri ; l a e l a si e s a quatri e, j consi m e drai ( on m oi com m e un obj m ) et

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extri eur ; l ci a nqui e, j progressai; l si m e, un m e a xi espri m e pntra ( est l transe extati t c a que) ; l a septi e, j fus di ni ; l hui m e, j ne senti pl si m e vi s a ti e s us jtai m ort ou vi s vant ; l neuvi e, jobti l Grand a m ns e M ystre ( est lU ni m ysti c on que) (16).

Il faut arriver librer lme de toute influence extrieure par le jene du cur :U ni ez votre attenti N fi on. coutez pas par loreil m ai le, s coutez r l cour ; n e coutez pas par l c ur, m ai e s coutez par l Souffl oreil s ti e e. le en ent entendre, l e c ur s ti en ent s i applquer aux choses ; c l Souffl est e e qui l , orsqul est vi sai t l ralt. L ni avec l dao i de, si a i U on e ne s ent que par l Vi ; ce Vi obti e de de, c est l Jene du e 17) C ur ( .

En effet, le cur (qui est pour les Chinois lorgane de lintel ligence, de lesprit) jene lorsquen le vidant de tout ce qui vient de lextrieur, on ne lui donne plus rien absorber, rien sur quoi raisonner :Son corps est com m e une souche de boi m ort ; s Son c ur est com m e de l cendre tei a nte. Ilralse l vri i a tabl sci e ence ; Ilne s occupe pas des causes. A veugl et sourd i est devenu ; e l O h !quelhom m e i est,cel -l (18) ! l ui

Le jene du cur soppose, chez Zhuang zi, au jene des sacrifices , abstinence rituelle qui prcde les sacrifices, comme chez les mystiques musulmans la purification de lme soppose la purification rituelle. Dans ces extases et dans lUnion mystique, les matres taostes de lcole de Laozi ont dpass les simples relations avec les dieux que lon va visiter dans leur demeure, pour entrer en contact, par-del les dieux, avec le principe premier de toutes choses, le dao, principe que, sous linfluence des doctrines des Lettrs que jai dcrites plus haut, ils concevaient comme un principe impersonnel et inconscient, la fois transcendant et immanent. Ils arrivaient ainsi limmortalit par une sorte de raccourci, car, unis au dao ternel, ils participaient de son ternit. Lensemble d es Taostes ne les suivait pas sur ces sommets. Ce Taosme mystique et philosophique ne pouvait attirer que quelques trs grands esprits ; et le meilleur philosophe de lcole, Zhuangzi, vit un jour arriver parmi ses disciples un homme qui venait lui demander le procd de prserver la vie et rien dautre (19). Cest quoi sattachaient en effet la plupart des fidles taostes : viter la mort et faire durer le corps ternellement, tel tait le but de

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presque tous ceux qui a tudiaient le dao . Pour Zhuangzi, ce ntaient l que des gens du monde Je pl ns, di t-i, l gens du m onde qui pensent que l ai sai l es es procds pour N ourri l Corps suffi r e sent fai durer l re a vi ternelem ent. En vri N ourri l Corps n suffi e l t, r e y t pas (20).

Mais le commun des Taostes ny regardait pas de si prs, et les recettes dimmortalit se multiplirent. Il y en eut de toutes sortes : recettes dittiques, recettes alchimiques, procds respiratoires, formules magiques, cultes de toute espce, on essaya de tout. Et comme on ne demandait pas une immortalit spectaculaire pareille celle de quelques grands saints qui avaient t capables de monter au ciel en plein jour , ces procds parurent beaucoup suffisants et trouvrent leurs adeptes. On admettait, en effet, que pour ne pas troubler la vie sociale, o la mort est un vnement normal, celui qui avait obtenu limmor talit ne dt pas faire parade de son immortalit. Il devait, au contraire, faire semblant de mourir ; en ralit, il se substituait un sabre ou une canne qui prenaient laspect de son corps et quon ensevelissait sa place, pendant que le corps, devenu immortel, sen allait au paradis des Immortels. Mais mme cette immortalit acquise par une mort apparente (ctait ce quon appelait la Dlivrance du Cadavre) ntait pas donne tous les fidles. Non seulement il fallait de durs efforts pour y parvenir, mais encore des drogues qui cotaient cher. La vie taoste, remplie de pratiques minutieuses, tait incompatible avec la vie mondaine. Or le Taosme devint vite une religion universelle conduisant au salut galement tous les fidles, riches ou pauvres, religieux ou gens du monde : de sorte quil y eut deux degrs dans la vie religieuse. Les uns se contentaient de prendre part aux crmonies collectives par lesquelles on se lave de ses pchs et on se prpare dans lautre monde un sort heureux : ctait le Peuple Taoste daomin ; les autres, ajoutant cette participation des pratiques minutieuses de religion personnelle, et des techniques physiologiques combines, cherchaient un rang lev dans la hirarchie des immortels : ctaient les Adeptes Taostes daoshi. Les crmonies religieuses du Taosme antique, antrieur notre re, ne nous sont pas connues. Vers le milieu du IIe sicle de notre re, un matre daoshi, Zhang Jue, eut la rvlation que lavnement de la Grande -Paix taiping, qui devait commencer le paradis sur terre, viendrait le jour o le Ciel Jaune remplacerait dans le gouvernement du monde le Ciel Azur, et que ce remplacement allait se produire avec le renouvellement prochain du cycle sexagnaire (les Chinois ne comptent pas par sicles, mais par cycles de soixante ans), lan 184 P.C. ; il se mit prcher repentir des pchs et institua des crmonies de pnitence publique. Les missionnaires quil envoya dans tout lempire lui recrutrent des adhrents par centaines de mille ; il leur

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faisait porter un turban dtoffe jaune, afin que le Ciel Jaune les reconnt pour siens (de l le sobriquet qui leur fut donn de Turbans jaunes), et exigeait deux une redevance de cinq boisseaux de riz par an, afin de se racheter de leurs fautes passes (do le nom de Doctrine des cinq boisseaux de riz qui resta attach sa secte). En vingt ans, tout lEst de la Chine fut converti, cest --dire probablement que les diverses communauts taostes existantes se rallirent toutes celle de Zhang Jue ; mais il ne sut pas profiter de son succs ; excellent chef religieux, il navait aucune qualit de chef militaire. Il semble du reste avoir cru que la Grande Paix stablirait spontanment et sans lutte, car on ne voit pas que les Turbans Jaunes aient fait aucun prparatif de rvolte. En 183, la Cour des Han, mue de ses progrs, le fit attaquer ; les gnraux impriaux lassigrent dans la ville o il rsidait ; il y fut tu au bout de quelques mois, et la rvolte, prive de chef, fut noye dans le sang. Il subsista quelques lots, un dans le Nord aux ordres dun certain Zhang Yan qui, aprs une vingtaine dannes, finit par se soumettre aux Wei au dbut du IIIe sicle, un autre dans lOuest, dirig par un personnage appel Zhang Lu, qui dura peu prs autant et fut, lui aussi, soumis par le futur fondateur de la dynastie des Wei en 214 P.C. Lorganisation de Zhang Lu tait sous des noms diffrents toute pareille celle de Zhang Jue : cette identit incite croire quils navaient fait lun et lautre quadapter leur usage lorganisation de toutes les sectes taostes qui les avaient prcds, organisation qui a survcu leurs essais dunification. Les cadres de lglise taoste au temps des Six Dynasties et sous les Tang avaient encore beaucoup de traits de ceux de la secte des Turbans Jaunes des Han Postrieurs. Vers le VIe sicle P.C. les fidles taient groups par la communaut de culte en des sortes de paroisses. Le chef de chaque communaut tait le Matre ou Instructeur shi. Les Fonctionnaires zhuguan formaient une hirarchie trois degrs, pour les fidles riches de grande pit, pour les fidles riches tides, pour les fidles pieux mais pauvres : les Coiffs et Coiffes du Bonnet nanguan et nguan, les Patrons zhuzhe et les Enseigneurs des Talismans lusheng, le premier et le troisime grade comportaient une sorte dinitiation lge de dix -huit ans. Les Fonctionnaires du premier et du deuxime grade taient chargs daider de leur bourse les fidles dans le besoin, en particulier en cas de maladie ; ils avaient aussi faire les frais du banquet du dbut de lanne. Le commun des fidles for mait le Peuple Taoste daomin. Les Fonctionnaires dpendaient de lInstructeur ; ils le marquaient en allant lui rendre hommage chaque anne jour fixe, sous peine de rtrogradation dans la hirarchie. Le rle des Instructeurs tait peu prs celui de nos curs de paroisse. Leur fonction tait hrditaire de pre en fils, puis, en labsence de fils, de frre an frre cadet, les enfants des femmes de second rang tant exclus. Ctait larmature solide de toute lorganisation ; et ils sont les anctres directs des Instructeurs daujourdhui, tels quils existent encore en certaines provinces, et que par exemple De Groot les a retrouvs Xiamen (Amoy)

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toujours sous le mme nom (shigong, prononc localement sai-kong, Monsieur lInstructeur ) et remplissant toujours le mme rle. Il est possible que, ds ce temps comme aujourdhui, le pre commenait lducation de son fils, puis lenvoyait auprs dun matre rput pour lachever, et qu dix -huit ans celui-ci recevait linitiation qui lui donnait le droit dexercer. La vie religieuse de la communaut tait bien remplie. Il y avait dabord les Trois Assembles annuelles sanhui, le septime Jour du premier et du septime mois, et le cinquime jour du dixime mois, pour chacun des Trois Agents sanguan, Ciel, Terre et Eau, qui examinent les mrites et les dmrites des hommes et fixent le bonheur et le malheur ; puis les cinq jours des morts, quand lon faisait des crmonies pour le salut des anctres (1 er du 1er mois, 5e du 5e mois, 7e du 7e mois, 1er du sol, mois, et un jour du 12e mois) ; au moment du Jour de lAn, il y avait un grand banquet crmoniel pour laccroissement de la communaut pendant lanne qui souvrait. A ces neuf ftes rgulires clbres dates fixes sen ajoutaient dautres d ates variables. Celles quon appelait Cuisines chu taient des banquets religieux offerts par les familles lInstructeur et un groupe de fidles, loccasion des naissances et des dcs. Les Offices jiao taient des offrandes de gteaux et de pices dtoffe pour obtenir des faveurs particulires : demandes denfants, de gurison de maladies, ou encore demandes de pluie en temps de scheresse, actions de grce pour une faveur accorde, etc. ; on prparait un autel en plein air, et lInstruc teur rcitait les prires. Les ftes les plus importantes taient les Jenes zhai, destins dlivrer les fidles vivants de leurs pchs, ou dlivrer les mes des morts et faire leur salut. Ds le temps des Han, les Turbans Jaunes avaient eu des crmonies de purification des pchs o le Matre, tenant en main une baguette de bambou 9 nuds (nombre du Ciel), faisait des incantations sur leau quil donnait boire aux malades, prosterns la tte contre terre pour rflchir leurs pchs ; ctait afin de les gurir, car la maladie est le chtiment des pchs non expis. Chez les Turbans Jaunes de lOuest, le hirarque communiquait les noms des malades aux Trois Agents (Ciel, Terre, Eau) par trois lettres aux Trois Agents , qui taient lune porte au s ommet dune montagne, lautre enterre, la troisime immerge, premier schma rudimentaire de la grande fte du Jene des Trois Originels sanyuan zhai des sicles suivants. Sous les Six Dynasties, on attribuait en bloc aux Trois Zhang , cest --dire aux chefs des Turbans Jaunes du IIe sicle, lorigine de toutes les ftes collectives ; les rituels en sont certainement plus rcents. Quelques-uns de ces Jenes taient obligatoires, comme le Jene du Talisman dOr clbr chaque anne lintention du sou verain pour carter les cataclysmes, clipses, inondations, famines, et contribuer ltablissement de la Grande Paix taiping, et le Jene du Talisman de Jade qui avait pour but le salut de tous les hommes, fidles ou infidles ; les autres taient clbrs la demande des

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fidles, comme le Jene de Boue et de Charbon, destin gurir des maladies qui sont la suite du pch, ou le Jene du Talisman jaune par lequel on dlivrait des enfers les mes des anctres jusqu la septime gnration. Le Jene du Talisman Jaune tait une crmonie longue et coteuse ; dautres taient moins chres, la porte de la bourse des fidles pauvres. Toutefois il ne faudrait pas croire que les grandes crmonies fussent rserves aux familles riches : les communauts taostes taient, autant quil semble, assez unies, et ctait pour les riches faire uvre pie que dassister les pauvres dans leurs maladies, dans leur misre, et de les aider faire leur salut et celui de leurs anctres. Et le fait quil fallait au moins hu it personnes pour clbrer les jenes obligeait souvent complter le nombre en offrant des places dabord ses parents, puis des hommes dautres familles. Ceux qui mnent une vie pure, exempte de pchs, ceux qui se repentent sincrement des pchs quils ont commis, et qui suivent avec zle les offices de la pnitence, seront sauvs, cest --dire quaprs leur mort, ils chapperont aux Geles Sombres ; ils descendent cependant chez lAgent Terre, mais ils y remplissent des charges de fonctionnaires et demploys, et sont au -dessus de la foule des infidles qui croupissent dans les tnbres. Ils nen sortent quaprs avoir t rachets par leurs descendants ; ils montent alors au Ciel o ils occupent des postes infrieu