Henry Corbin - RENCONTRES AVEC ANDRÉ MALRAUX

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  • 8/3/2019 Henry Corbin - RENCONTRES AVEC ANDR MALRAUX

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    RENCONTRES AVEC ANDR MALRAUX

    192829

    La premire rencontre eut lieu vers 1928-29 lorsque Joseph Baruzi, familier des rceptionsdArthur Fontaine, y entrana Henry pour entendre Malraux parler de son voyage en Perse.

    1935Au moment de la publication de Quest-ce que la mtaphysique (trad. Heidegger), Henryrencontre Malraux aux ditions Gallimard. (cf. dossier Gallimard les 3 lettres de Malraux)

    1936A notre retour dAllemagne, un beau soir de juillet en nous promenant nous passons devantla terrasse du Cluny, boulevard St Germain. Soudain Henry sarrte en me disant : Tiens,voil Malraux. Japerois un homme en trenchcoat clair, au visage rsolu qui se lve pour

    nous accueillir. Il annonce Henry son dpart imminent pour lEspagne et lui fait part de sarsolution. Visiblement, Malraux install lextrieur attendait la personne avec qui ildevait partir.

    1953Nous recevons, en avril Les Voix du Silence, ddicac. Lenvoi de ce livre prcde de peularrive des Malraux Thran o le 19 mai, pour leur arrive Coulet offre un dner lAmbassade - mais lavion narrivant que vers minuit nous sommes tous un peu las, saufMalraux et Henry dont la complicit culturelle pulvrise en quelque sorte le convenudiplomatique.

    Aprs la visite de lInstitut franais, au moment de quitter la bibliothque du DpartementdIranologie Andr Malraux sert la main des collaborateurs de Henry et lance : La Franceest fire de vous. Puis Henry qui laccompagne jusqu la porte, Malraux, le souriremalicieux une pointe dhumour dans la voix, murmure loreille de Henry : Vous voyezCorbin tout ce que je dois faire.

    Lhumour de Malraux consiste en son art de garder un certain recul. On ne sait jamais si lasatisfaction de laction accomplie nest pas brusquement attnue par le jugementsceptique qui dj merge de sa raison raisonnante.

    Ce trait nous frappe de nouveau le jour o sa demande Malraux vient nous voir, avecMadeleine, une fin daprsmidi, pour parler avec Henry dAlamut, des Ismaliens sur

    lesquels il dsire crire un livre, comme il avait rv bien des annes auparavant quelaction de lun de ses romans se droult Ispahan : lune des trois plus belles villes dumonde (rapport par Clara Malraux lors dun dner chez Iran Teymourtache).Javais offert Henry Istanbul en 1944, en partie cause du titre, un bel exemplaire de La lutte pourlAnge. Je montre Malraux son livre imprim en Suisse pendant la guerre en luidemandant sil aurait lobligeance de nous le ddicacer. Sans hsitation, avec gentillesse etcomme heureux de palper ce rare exemplaire numrot, il trace quelques lignes avec pourHenry sa complicit ismalienne puis trs vite sur son visage une ombre de malice, descepticisme lorsquil souligne, ironique, la valeur que son paraphe apporte au livre.

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    De 24 au 27 novembre 1958

    Court voyage officiel des Malraux afin dexpliquer le nouveau cours des vnements enFrance. Il le fait en une trs brillante confrence lUniversit. Un dner lambassadenous permet de nous entretenir avec eux.

    1964

    Le week-end du 12 septembre 1964, chez Philippe et Pauline de Rothschild est notre pluslong sjour auprs des Malraux.

    Revenus dAscona nous prparions notre prochain dpart pour Thran lorsque Pauline deRothschild nous tlphone pour nous inviter passer cette fin de semaine avec les Malraux Pouillac. Surprise, agitation et nous voil le samedi 18 h survolant lAnjou baigne delumire. La fatigue des prparatifs sestompe, limprvu de cette rencontre excite notreimagination.

    latterrissage de la caravelle, au bas de lescalier nos voitures. Un secrtaire sempare de

    nos billets et sans attendre les bagages dirige les Malraux vers une voiture, nous verslautre. Nous allons travers les vignes, les bois de pins. Un norme soleil couchantembrase le ciel et joue cachecache avec les grands pins sombres. Puis cest unemajestueuse alle borde dune pelouse fleurie trs odorante. Auprs dune grille lesvoitures sarrtent. Des chiens sapprochent, et Malraux de dire un peu tonn : noussommes accueillis par les chiens. Mais aussitt valets de chambre, soubrettes saffairentautour de nous et nous apercevons un petit pavillon Napolon III trs illumin o sur leperron les Rothschild avec Guy Dumur nous accueillent. Le salon dcor de dahlias estentirement du style Napolon III, comme tout dans ce pavillon. Il fait trs chaud, lechampagne coule ; Malraux analyse dj une gravure puis se tournant vers Henry enchaneen parlant du livre de Jung La rponse Job quil vient de lire et de dire : La re-dcouverte des symboles sera la grande conqute de la premire moiti de ce sicle.Vers vingt heures trente, sur la proposition de Pauline nous quittons le pavillon Napolon IIIpour prendre possession de nos appartements. Dans la pnombre nous traversons unepelouse et apercevons travers une haie de verdure un btiment tout en longueur. Cestlancienne grange agrandie. Un ample escalier conduit au 1er tage. A gauche une vastebibliothque, belle pice aux votes apparentes o le dner nous sera servi. Face lescalier le long salon dont les nombreuses fentres donnent sur le vignoble. Visionextraordinaire. Le vignoble comme une mer moutonnante stend jusqu la ligne dhorizono pointent le clocher dun village, quelques arbres, puis des collines. Nous suivons droiteun couloir sur lequel donnent les appartements des Rothschild avant de franchir quelques

    marches. Cest un autre corps de btiment rserv aux invits. Tout y est vaste, ar, dunluxe prvenant dans le moindre dtail. Nos fentres donnent sur la partie du jardin quenous venons de traverser. Belle nuit chaude, scintillante dtoiles. Au dner cest surtoutMalraux que nous coutons inlassablement : Elonore dAquitaine, un des amours quilpartage avec Henry, les symboles, Chagall dont le plafond de lopra sera montr au publicmercredi.

    Le dimanche matin vers 11 h 1/2 nous nous retrouvons pour la visite des chaix. Madeleineet Andr Malraux, Philippe et les 2 pres alchimistes responsables depuis plusieursgnrations des vignobles et des vins. A lentre dune vaste salle o les tonneaux

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    salignent en range rgulire de chaque ct dune alle centrale on a commelimpression dentrer dans une glise car au fond de la salle se trouve une haute tablesurmonte des armoiries. Sur le seuil, Malraux prononce une de ses sentences sibyllines quinous laisse un moment pantois : Le tonneau mapparat parmi les autres solides comme lechampignon parmi les vgtaux.

    Silence.

    Que voulezvous dire exactement ? ose demander Philippe.

    Aprs la visite des caves dont les toiles daraignes semblent aussi vnrables que lesbouteilles de 1870 nous retrouvons lblouissante lumire.

    Le djeuner est servi lextrmit du grand salon, mais auparavant Malraux et Henry ontun a parte pour envisager lavenir du Dpartement dIranologie Thran et les projets duRoi du Maroc qui dsirerait crer une Facult de thologie libre et y faire venir Henry. Laconversation se poursuit pendant le djeuner et Madeleine voque cet crivain marocain luidisant : les deux plus grands crivains franais sont pour moi Malraux et Corbin.

    Tout de suite aprs le djeuner Philippe impitoyable nous emmne pour la visite de son

    muse. Guy Dumur et Pauline qui avaient pu se reposer le matin sont de la partie. Enprincipe, la visite du muse devait durer une heure, grce Malraux elle se prolongejusqu 5h - Il improvise une confrence sur chaque tableau. Le charg du muse prenddes notes la hte. Henry et Philippe fatigus sasseyent par moment en retrait. Madeleineaccable enlve ses sandales, exemple aussitt suivi par Philippe et moi-mme. Paulineravie ne quitte pas Malraux, le provoque, stimule lenthousiasme du conservateur. Maisnotre th qui devait tre servi dans lappartement de Pauline est supprim et nous nousretrouvons pour le champagne dans le salon, avant que les Rothschild et Malraux aillentrecevoir dans la bibliothque les hommes du domaine et du village. Et Malraux de nousdemander aprs un Pourquoi cet homme ma-t-il rpondu lorsque je linterrogeai sur sessoucis : oh! moi, quand jai des ennuis je les confie Dieu. Doutait-il de ma bonne volont

    ou du pouvoir en gnral ?Tard dans la soire le dner nous est servi de nouveau dans le pavillon Napolon III. Unexcellent Bordeaux 1870 aidant, la conversation est gnrale, tantt burlesque lorsqueMalraux et Henry rivalisent pour trouver une formule qui pourrait suggrer un fcheux,sous une apparence de grande politesse que son dpart serait souhaitable, tantt pluspersonnelle.

    Malraux : Un jour Corbin sera lass dcrire sur les autres. Il crira sur luimme. Ce serale livre du sicle.

    Pauline : Oh I que jaimerais que ce livre soit crit ici.

    Corbin : ncrit-on pas toujours sur soi ?Et lorsque Pauline demande Malraux sil se repose parfois, celuici de rpondre en setournant vers Madeleine Seulement lorsque je puis lcouter son piano.

    La soire se termine trs tard dans une ambiance de camaraderie euphorique ce qui faitdire Malraux au moment o chacun regagne ses appartements : Vous verrez, Corbin, laprochaine fois que nous nous rencontrerons ce sera en haut de la Tour Eiffel.