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Amadeo Bordiga (1889- 1970) Histoire de la gauche communiste Tome II 1919 - 1920 Du Congrès de Bologne du P.S.I au second Congrès de l'Internationale communiste PARTIE I Un document produit conjointement en version numérique par Simon Villeneuve,[email protected]

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Amadeo Bordiga

(1889- 1970)

Histoire de la gauchecommuniste

Tome II1919 - 1920

Du Congrès de Bologne du P.S.I au second Congrès de l'Internationale

communiste

PARTIE I

Un document produit conjointement en version numériquepar Simon Villeneuve,[email protected]

Dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales"Site web : http   :   //www.uqac.ca//Classiques_des_sciences_sociales/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à ChicoutimiSite web : http   :   //bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 2

Cette édition électronique a été mise en page par Simon Villeneuve, professeur en physique au Cégep de Chicoutimi, à partir d’une traduction de l’œuvre originale des éditions : 

Editions Il Programma Comunista, 1964.

Polices de caractères utilisées : 

Pour le texte : Times, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2003 pour PC.

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 1 octobre 2005 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 3

Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I

Table des matières

Présentation de l’oeuvre

PARTIE I : CHAPITRES I À VI

Chapitre 1   :   Rappelant le passé et anticipant le futur

Chapitre II   :   Vers le Congrès de Bologne

2.1 - Droitiers, Maximalistes et Ordinovistes2.2 - Points cardinaux de la position abstentionniste2.3 - La forte et cohérente campagne de « Il Soviet »2.4 - Parenthèses sur Lénine et le parti italien

Chapitre III   :   Le Congrès de Bologne

3.1 - Le discours du rapporteur officiel de la Gauche3.2 - Vive réplique de la droite3.3 - Conclusions des maximalistes3.4 - Une voix de la droite et deux de la Gauche3.5 - Réponse finale du représentant de la Gauche3.6 - Les motions et le vote3.7 - Après le vote du CongrèsAppendice au Chapitre III

Discours du rapporteur de la Fraction abstentionnisteRéponse du rapporteur de la Fraction abstentionniste

Chapitre IV   :   Premières tentatives de contacts internationaux

Lettre 1Lettre 2

Chapitre V   :   Le maximalisme à la dérive et la bataille de la gauche

5.1 - Les grandes luttes prolétariennes5.2 - Offensive de la droite et retrait du centre5.3 - Un premier bilan établis par « Il Soviet »5.4 - Le Conseil national de janvier5.5 - Luttes économiques et exigences du parti5.6 - Vers les élections administratives5.7 - Le maximalisme toujours plus partisan de l’unité5.8 - Notre voie directe5.9 - Silence : le groupe parlementaire parle !5.10 - Au croisement des chemins

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Annexes au Chapitre VSocialistes et anarchistesVieille histoire   ! L'appel des russes et l'équivoque italienneLa dictature prolétariennePrendre les usines ou prendre le pouvoir   ? Une solution inexistanteLes buts des communistesLa crise du PartiThèses sur la constitution des conseils ouvriers […]Thèses de la IIIème Internationale […]

Chapitre VI   :   Gramsci, l'« Ordine Nuovo » et « Il Soviet »

6.1 - Fondements « philosophiques »6.2 - Faux gauchisme gradualiste6.3 - Signification globale de notre critique6.4 - Le pré-ordinovisme fait ses preuves (1914 - 1918)6.5 - « Ordine Nuovo » et idéologie conseilliste6.6 - Parti et « préparation révolutionnaire vus par l’ordinovisme6.7 - ConclusionAnnexes au Chapitre VI

La révolution contre «   Le Capital   » (A. Gramsci) Les leçons de l'histoire récenteLe système de représentation communisteFormons les «   soviets   »   ? Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie

III

Les conseils et le programme bolcheviqueLe Programme de Bologne et les ConseilsLes Conseils et la motion LeoneLes Conseils et l'initiative de l'«   Ordine Nuovo   » de Turin

IIIIVV

Thèses sur la constitution des conseils ouvriers proposées par le CC de la fraction communiste abstentionniste du PSI

Notes de bas de page

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 5

Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I

Présentation de l’oeuvre

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Editions Il Programma Comunista -1972

Depuis que nous avons repris le travail de ce volume, les historiens « officiels » - en particulier les penseurs de la classe dominante, ses idéologues actifs, desquels Marx et Engels écrivaient dans « l'Idéologie allemande » qu'« ils font de l'élaboration des illusions de cette classe sur elle-même leur principale profession » - ont rectifié le tir de leur triste bataille d'arrière-garde à l'encontre du spectre renaissant avec ténacité d'une Gauche communiste. En conséquence, le plan originel de ce volume s'est notablement élargi.

La contre-offensive actuelle, historiographique seulement en apparence, de l'opportunisme en habit d'académicien, ne pouvant plus ignorer l'existence de la Gauche ou se limiter à la couvrir d'injures, pour effacer la honte du rôle que celle-ci en tant que majorité a joué dans la formation d'abord puis dans la direction du parti communiste d'Italie, a dû assumer la tâche ingrate de l'expulser du courant marxiste ;  et c'est une contre offensive qui, comme toutes les glorieuses campagnes de ce type d'intelligentsia, se développe sur autant de fronts que l'opportunisme a de facettes - dans la phase actuelle de déstalinisation de la contre révolution stalinienne.

Abandonnant les grossières manières plébéiennes de la phase précédente pour celles plus civilisées exigées par le bon ton de la concurrence pacifique, du commerce à avantage mutuel et des voies parlementaires et nationales au socialisme, les historiens des Boutiques Obscures [du nom de la rue ou est localisé le siège du PC stalinien] (dont le grand pontife est Paolo Spriano, assisté du couple Lepre-Levrero) se sont lancés dans la fabrication d'un « léninisme » s'appuyant sur les deux faux et mensongers piliers dont le premier serait l'invention des soviets (et de leur vertu thaumaturgique), et le second celui de l'empirisme et même du machiavélisme tactique - tour de passe-passe avec lequel un groupe de jeunes arrivistes du PCI

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établit la filiation directe entre Lénine (au moyen de l'identification des soviets avec... les conseils de fabrique, ou avec d'autres produits de l'inépuisable « créativité » des masses) et l'ordinovisme d'une part, et le « parti nouveau » de Togliatti de l'autre. Il peut sembler paradoxal, bien que ce ne le soit pas, que l'historiographie trotskyste minoritaire, qui se nourrit de cette élégante opération de chirurgie plastique, dont la condamnation de la Gauche comme étant un maximalisme extrémiste (à la manière de Ferri) ne constitue qu'une variante, s'emploie à son tour à construire une énième nouvelle généalogie Lénine-Gramsci... Corvisieri, à l'exclusion cette fois de Palmiro [Togliatti, ndt] (nous nous excusons de nommer les personnes : pour ces soi-disant marxistes, on le sait, l'histoire n'est pas le théâtre de forces anonymes et collectives, les classes, mais de dynasties « intellectuelles », les individus). Dans un cas comme dans l'autre, la Gauche, coupable d'« obsession particulariste » (rôle primordial du parti de classe, anti-démocratisme de principe) sort déshonorée de la scène, épisode fortuit et vaguement folklorique du mouvement révolutionnaire marxiste : le parterre, satisfait, pousse un soupir de soulagement.

Il y a toujours place pour un soupçon d'historiographie hétérodoxe au sein de la grande libéralité de la contre-révolution stalino-déstanilisatrice. Après les censeurs, les amoureux déçus : y appartiennent ceux qui font grâce à la Gauche de la juger comme l'unique courant digne du nom de marxiste dans l'Italie de l'après 1 re guerre mondiale, et parallèlement lui reprochent d'avoir repoussé par sa « position de principe abstentionniste » entêtée, une masse fantomatique de communistes d'opérette, retardant ainsi la scission de Livourne (pontife unique, Luigi Cortesi ; nous laissons de côté ceux qui prétendant se réclamer directement du « bordiguisme », cherchent cependant dans l'arsenal de la psychanalyse la clé de sa rupture manquée avec le PSI à Bologne et avec l'IC aux premiers signes de sa parabole dégénérescente) ; y appartiennent, admirateurs et admiratrices... avec réserves, ceux qui découvrent un « marxisme occidental » dans lequel enfermer la Gauche, l'accolant en vrac aux tribunistes hollandais, aux conseillistes allemands, aux spontanéistes-ouvriéristes latins et anglo-saxons, contre lesquels celle-ci s'est battue, comme nous l'avons déjà souvent dit, constamment - mystification qui sert aux uns à abattre de son piédestal le « marxisme oriental » et « asiatique » barbare des bolcheviks, et sert aux autres à confirmer en seconde instance notre condamnation, en compagnie des précédents (à l'exclusion bien sûr de l'« Ordine Nuovo »), en tant que coupables d'anti-bolchevisme !

Ainsi, faux orthodoxes et présumés hétérodoxes non seulement déforment l'histoire pour de vulgaires intérêts de boutiques, mais travaillent à défigurer, ne pouvant pas le démolir, l'unitaire et invariant bloc de granit du marxisme, comme théorie et comme praxis.

Nous sommes suffisamment immodestes pour nous reconnaître les seuls à nous relever de la misère de ces reconstructions ad usum delphini, nées sur le tronc de la plus catastrophique défaite du mouvement ouvrier international en un siècle et demi

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 7

d'histoire et taillées sur mesures pour en empêcher la compréhension, ici comme dans toutes les autres manifestations du combat politique.

Nous ne proposons pas des « découvertes » savoureuses, des « innovations » géniales, des « exégèses » audacieuses ; nous reprenons le fil rouge de 1848, de 1850, de 1864, de 1871 (pour rappeler quelques étapes capitales), qui a été renoué à Petrograd et à Moscou, après la violente rupture des Unions Sacrées, avec l'inflexible rigueur, le dogmatisme déclaré, l'orgueilleuse intransigeance des années de l'« Iskra » et du « Que faire » ainsi que des années de guerre entre les Etats, d'assauts au pouvoir, de guerre civile - avec la rigueur, le dogmatisme, l'intransigeance que nous aurions voulu voir appliquée à la énième puissance (ceci étant notre unique désaccord avec le bolchevisme, « plante de tous les climats ») dans cet Occident pourri de démocratie parlementaire, imbibé de pacifisme social, malade de fédéralisme et d'autonomisme. C'est sur ce fil - comme le prouvent les textes ici rassemblés - que la Gauche, seule en Occident, a marché avec l'Internationale ressuscitée sur les bases de granit de « L'Etat et la révolution », « Le renégat Kautsky », « Terrorisme et Communisme » ; c'est sur ce fil que ne se sont jamais alignés, ni ne l'auraient pu sans le concours de circonstances exceptionnelles, malgré les efforts surhumains des protagonistes d'Octobre, les susnommés représentants d'un pseudo marxisme occidental - non seulement les réformistes déclarés, les maximalistes ou les Indépendants, mais aussi les conseillistes, ouvriéristes, ordinovistes, spontanéistes, en somme immédiatistes 1 - dont la terrible « inertie historique » a barré la route à la révolution en Europe, empêchant en même temps l'éclatante révolution double de Russie de conclure son cycle à l'échelle mondiale, comme seul cela était possible, et à son état-major de rester fidèle à lui-même jusqu'à la limite de ses forces. Ce fil rouge (revendiqué par les bolcheviks et par nous comme au-dessus des contingences de temps et d'espace, et impératif pour tout communiste sous tous les cieux et à tout moment), nous n'avons pu empêcher qu'il ne se perde, de même que les bolcheviks n'ont pas réussi à le tenir fermement jusqu'au bout ; mais nous n'acceptons pas de le considérer perdu pour toujours.

L'histoire militante du mouvement ouvrier est faite de hauts et de bas, d'épopées et de tragédies : de ceci, l'année qui va d'août 1919 à août 1920 constitue un brûlant condensé. Nous en réévoquons les épisodes avec patience et émotion : non par scrupule historiographique ou par luxe académique, mais pour les exigences de la lutte future, en en tirant un enseignement - le même que nous avions alors anticipé à travers le diagnostic des forces agissant à l'échelle mondiale et de leur nécessaire disposition - au lieu de nous incliner devant le sentiment banal du « ceci devait arriver ».

Il en est sorti la trame - que nous ne prétendons ni complète, ni parfaite, et qui ne porte aucune signature comme il convient aux représentants d'une classe qui n'a ni droit ni encore moins propriété à revendiquer - d'une histoire véridique, donc

1 Nous avons pour cette raison reproduit plus de textes de nos adversaires et des bolcheviks que dans le volume 1, et dédié un chapitre entier à l'ordinovisme.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 8

anticonventionnelle, du mouvement communiste, emmêlée aux événements d'un mouvement ouvrier capable d'écrire des pages glorieuses lors de journées d'authentique grandeur. Nous la dédions à la mémoire de la splendide génération de militants révolutionnaires d'alors, pour qu'elle resurgisse, comme elle ne peut manquer de le faire, muni de l'intégralité de ses armes de batailles et, finalement, de victoire.

Note explicative : 

Pour faciliter la lecture, les comparaisons et les éclaircissements, nous avons inséré les documents d'époque dans le corps du texte ou en appendice à la fin des chapitres, des rappels précis des uns aux autres, donnant un relief particulier aux textes des années 1919-20 qui développent des arguments à peine effleurés ou non encore approfondis dans le volume précédent, et les corrélant aux textes ou thèses rigoureusement parallèles de la 3e Internationale. Les deux derniers chapitres dédiés au mouvement communiste mondial et au 2e congrès de Moscou forment un seul bloc ; que le lecteur non pressé le considère comme un tout unique.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 9

Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I

PARTIE IChapitre I à VI

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 10

Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I

Chapitre 1 Rappelant le passé et anticipant le futur

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Les volumes 1 et 1 bis de l'Histoire de la Gauche précèdent ce 2e volume de respectivement 6 et 8 ans. Il est donc nécessaire de reprendre le fil de l'exposé alors interrompu en en tirant le bilan tout en regardant au-delà des frontières chronologiques au sein desquelles nous restons pour l'instant : les lendemains du 2e

Congrès de l'Internationale Communiste.

Partant des origines du mouvement prolétarien international et des origines de sa diffusion en Italie, nous avons vu se délimiter autour des années 1880 et prendre corps à partir de 1910 un courant de gauche révolutionnaire qui, dans la période précédant immédiatement la guerre de 1914-1918, s'appuie sur de sûres bases théoriques et développe une incessante bataille pratique par la lutte contre le double révisionnisme réformiste et syndicaliste, remettant en ordre les concepts fondamentaux comme le rapport entre parti et organisations économiques, entre programme maximum et revendications minimum, entre centre dirigeant du parti et organisations périphériques, entre socialisme et culture, entre socialisme et religion (et à fortiori églises constituées), entre socialisme et maçonnerie, ou encore sur les questions brûlantes des blocs électoraux, des limites de l'action parlementaire et de la position du parti face à l'irrédentisme.

L'éclatement de la guerre non seulement n'affaiblit pas la combativité de cette extrême-gauche, mais elle la revigora et donna un caractère d'urgence lucide et passionné à cette polémique. Les citations contenues dans l'exposé et encore plus dans les textes reproduits dans les annexes des 2 volumes précédents, prouvent que face à l'honnête mais bancal et en tout cas théoriquement insuffisant neutralisme de la direction du PSI, et à la débandade frileuse d'une droite ne supportant aucune discipline envers les directives centrales, la Gauche a défendu, dans la presse adulte et

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jeune, et lors de nombreuses réunions de parti, des thèses identiques à celles que la Gauche internationale de Zimmerwald et Kienthal soutint dans cette même phase historique.

On doit à la continuité de cette bataille théorique et pratique que dès la première annonce de la Révolution russe et de la prise du pouvoir par les bolcheviks, le courant de gauche ait pu la saluer, non pour des raisons d'adhésion rhétorique, ni par un enthousiasme éphémère comme ce fut le cas pour des Lazzari et Serrati, mais à cause d’une totale convergence de positions théoriques et de dispositions tactiques, et de la reconnaissance de la confirmation - et non pas la modification ou l'ajournement ou pire encore le démenti (comme le prétendit Gramsci) - des points cardinaux de la doctrine marxiste sur les problèmes de la conquête violente du pouvoir, de la destruction de l'appareil d'État capitaliste, de l'instauration de la dictature de classe, et de sa réalisation par le travail du parti communiste unique, par la terreur rouge comme son nécessaire prolongement, ainsi que du caractère non national ou local mais mondial de la phase historique ouverte par ce grandiose événement. C'est à cette continuité que l'on doit le fait que, dès les premiers jours de « paix », la Gauche ait pu, tant dans la presse centrale que lors de réunions nationales du parti, ou à travers l'hebdomadaire « Il Soviet », lancer une offensive ardente tant contre la droite ouvertement gradualiste et démocratique, que contre l'équivoque « centre » maximaliste, à la phraséologie révolutionnaire retentissante mais liée par de solides fils au réformisme sous le masque mensonger d'un appel inconséquent à la subversion (exprimé clairement par le mot d'ordre prétentieux et désorientateur de « grève expropriatrice » et par la prétention de constituer à froid les soviets en en rédigeant les... statuts), et que l'on doit également d'avoir pu être l'auteur d'un travail de martèlement des bases théoriques du marxisme révolutionnaire et de sa vision du passage du pouvoir capitaliste au pouvoir prolétarien, ainsi que de la revendication de la doctrine et du programme de fondation de la 3e Internationale, et la constitution du premier réseau organisé national qui sera le Parti Communiste d'Italie.

C'est dans ce cadre que nous avons mis en évidence l'absence de liens entre les thèses de la Fraction qui s'appela « abstentionniste » (essentiellement pour se distinguer de la Fraction des maximalistes s'autoproclamant communistes) et les positions des groupes anarcho-syndicalistes contre lesquelles elle s'était au contraire battue avec une rigueur et une fermeté qui n'a eu aucun équivalent dans aucun parti ou groupe en Europe ou ailleurs (et contre la dangereuse illusion de pouvoir constituer avec eux un front d'unité prolétarienne), et avait en même temps sonné l'alarme dès le début sur les rêves du groupe de l'« Ordine Nuovo » quant à la possibilité de construire la nouvelle société pierre sur pierre au sein de l'ancienne, ou pire encore, au sein de la fabrique, éludant le problème central du pouvoir et, pire encore, celui du parti politique.

Face à une situation internationale et nationale qui voyait les masses prolétariennes descendre sur le terrain d'une lutte ouverte contre l'ennemi de classe accablé des lauriers de l'épouvantable carnage de la guerre, et qui voyait le parti

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socialiste courir derrière le fantôme des succès électoraux en sacrifiant par là-même la préparation révolutionnaire du prolétariat à une prise du pouvoir - que le courant du « Soviet » ne pensait pas prochaine, mais dont il savait qu'elle ne serait jamais possible si perdurait l'équivoque d'un parti révolutionnaire en paroles et légaliste dans les faits -, la Gauche communiste indiqua que la tactique de l'abstentionnisme électoral - sur des bases non seulement différentes mais opposées à celles des idéologies anarchistes ou syndicalistes - était le plus efficace catalyseur du processus de séparation tant des réformistes que des faux révolutionnaires maximalistes, ainsi que du dépassement de l'équivoque paralysante d'une fausse unité. C'était l'indicateur d'un processus organique de sélection des partis communistes à partir du vieux tronc de la social-démocratie d'avant-guerre ; en ce sens, un moyen instrumental subsidiaire par rapport aux discriminants fondamentaux, traités par les bolcheviks autant dans des pages immémorables que dans l'incendie de la guerre civile.

Mais il était aussi un pont jeté vers la reconnaissance, que nous espérions possible, de la nécessité d'adopter dans l'Occident capitaliste une tactique et une méthode de lutte auxquelles la perpétuation des illusions et habitudes démocratiques et parlementaires profondément enracinées obligeaient de recourir, afin de rompre impitoyablement avec tout révisionnisme et social-démocratisme ouvert ou masqué. Ce n'était donc pas l'abstentionnisme qui nous définissait : c'était la totale convergence de principe avec les bolcheviks - pour lesquels, du reste, lors de déclarations sans équivoque pendant ces années et tout d'abord en 1919, la question de l'utilisation pour des buts révolutionnaires de la tribune parlementaire et du mécanisme électoral, ou vice versa de leur répudiation, passait en dernier (et ne pouvait être décidé une fois pour toutes) face aux points cardinaux de la doctrine : parti, insurrection, dictature, terreur rouge.

La suite de l'exposé et de la documentation en annexe montrera comment, pendant les dix-huit mois qui précédèrent Livourne, toutes ces positions centrales, défendues dans leur intégralité par notre seul courant, se définirent toujours plus clairement, et comment les faits eux-mêmes nous portèrent nous - contre tous les faux dévots à Moscou - sur la voie de la constitution du parti communiste d'Italie, section - et rien d'autre que section - de la 3e Internationale. Elle montrera aussi que c'est internationalement que la « grande occasion » de la crise de l'après-guerre fut perdue, non pas dans le sens où la prévision de l'incendie révolutionnaire mondial ne se réalisa pas, mais dans le sens où elle ne put éviter qu'à la prévalence des forces conservatrices de classe ne s'associe la totale dégénérescence de la classe révolutionnaire, de sa doctrine et de son organisation lors de ce puissant conflit, dévalant la pente et finissant par se précipiter dans le gouffre de la contre-révolution stalinienne et post-stalinienne, avec une classe qui a perdu la boussole et peine douloureusement à la retrouver, et avec des partis qui prétendent la diriger mais, surtout là où ils sont restés pléthoriques, servent l'idéologie et la force de la classe ennemie.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 13

C'est pourquoi le sens de la longue bataille de la Gauche entre 1919 et 1926 fut concentré dans l'effort d'empêcher que, pour ce qui dépendait de nous - c'est à-dire du parti, conscience et organe de la classe - cette issue catastrophique ne soit réservée aux généreux prolétaires d'Europe et du monde, et pourquoi il est nécessaire d'en revenir aux origines des divergences qui s'ouvrirent dans ce qui apparaissait comme, et était, un bloc unique, en 1919-1920, et que l'on vit peu à peu prendre des directions différentes puis opposées.

• • •

La Première Guerre mondiale terminée en 1918 fut suivie par la terreur du verbe révolutionnaire qui fit trembler le monde bourgeois au cours des brûlantes années 1919-20.

Au cours des années 1914, 1915, 1916 et en partie en 1917, l'opinion publique formée alors comme aujourd'hui par la publicité des journaux, qui s'est enrichie depuis lors des derniers moyens de fabrication à faible coût de la Béotie populaire, ne s'arrêtait pas tant au fait que la philanthropique civilisation capitaliste ait généré un massacre général, que sur le fait que le spectre qui s'était levé en 1848 sur une civilisation et une culture aussi misérables - le socialisme révolutionnaire qui en avait confié la palingénésie à la classe des sans-patrie - ne se soit dégonflé lors des premières heures d'août 1914 dans le naufrage du conformisme chauvin.

À la fin de 17, l'incendie inattendu provenant de la traînée de poudre partie de l'Octobre de Petrograd et de Moscou, avait à nouveau réveillé le fantôme effrayant qui troublait les rêves des privilégiés, des conformistes et des possédants. Après une période de confusion des chefs politiques et des directeurs de journaux, dans leur effort pour comprendre la tragédie de l'histoire qui avait pour théâtre la Russie, et après les vaines tentatives d'explications plus niaises et difformes les unes que les autres, qui mesuraient dignement le degré d'intelligence et de sagesse de la classe dominante, une lumière aveuglante était apparue qui faisait grimper le pouls des conservateurs. Ils avaient peur qu'à la guerre générale entre États, qui avait fait son irrésistible apparition en éteignant la flamme de la lutte entre les classes, ne succède comme nouvelle phase historique non pas la paix entre tous les États, mais un nouvel l'incendie de guerre de classe, de guerre civile, qui s'étende de la Russie à l'Europe et plus.

Tous les événements de cette époque ardente contenaient cet avertissement, et la pratique séculaire de la falsification officielle des faits ne servait à rien. Les événements, incontestables autant qu’inéluctables, portaient en eux une force prophétique, flamme inextinguible de toute révolution en marche. Et pour la première fois dans l’histoire du genre humain, cette prédiction ne venait pas d’un prophète inspiré, mais de la doctrine complète et lumineuse d’un mouvement historique que les classes dirigeantes rêvaient avoir enterré pour toujours. La théorie du parti révolutionnaire, ardue, difficile et de haut niveau, était, à l’époque d’or où

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 14

elle apparut, comme une lumière spontanée dans la tête des masses, c’est-à-dire dans celles qui ne savent pas, qui ne vont pas à l’école, qui ne sont pas cultivées, et, grâce à ces conditions favorables, ne sont pas empestés par les fumées d’une civilisation corrompue et en décomposition1. Le mouvement communiste international atteint à cette période son sommet. Victoire dans la bataille insurrectionnelle en Russie contre toute la gamme des partis petits-bourgeois, adversaires classiques, et des partis sociaux-démocrates, traîtres classiques ; puis victoire militaire contre les bandes blanches contre-révolutionnaires d’abord soutenues par les Allemands - démolis par la superbe manœuvre de Brest-Litovsk – puis par les Alliés de l’Entente. Et, dans le même temps, réaffirmation haut et fort de la doctrine du parti prolétarien mondial, qui avait servi d’oxygène vital pour la formation du parti bolchevik, et que celui-ci avait revendiquée dans sa totalité sans faille contre les ignominies des révisionnistes et des patriotes lèche-bottes de 1914.

À cette époque et dans le monde entier, la sûreté de conviction de millions de prolétaires dans l’infaillibilité de notre boussole historique était immense ! Alors que la bourgeoisie avait vu se dissoudre ses idéaux imbéciles et errait en divaguant avec les divers sacristains à la Wilson sur la réorganisation de son monde, notre mépris était illuminé par la force de nos thèses qui s’opposait à son bagage d’idéologie politique délabrée, à sa philosophie dépassée par le marxisme, à sa science économique fausse et corrompue, à sa technologie de charlatans qui escroque le travail et la consommation et surtout à l’infâme hypocrisie de son pacifisme et de son philanthropisme puritain !

Les masses prolétariennes ignorantes regardaient avec dédain la science bourgeoise et ses faux intellectuels. Bien après cette période remarquable, mais en en tirant les précieuses leçons, nous avons pu revendiquer la thèse indiquant que la position la plus avancée de la connaissance de l’espèce est donnée par la théorie de la lutte sociale, comme l’a découvert le parti de classe révolutionnaire ; ceci constitue la première rencontre entre l’homme et la vérité. L’intuition que cette formulation du problème de la connaissance constituait la solution d’énigmes millénaires résolues depuis un siècle par le marxisme, faisait partie de notre activité de communistes du monde entier.

1 Que cela plaise ou non aux adeptes de la « construction » du socialisme avec les briques de la culture et le ciment de la science, c'était la véritable force d'Octobre. Commémorant Lénine un mois après sa mort, Préobrajensky écrivait dans la Pravda : » Notre ouvrier c'est ce jeune barbare plein de force que la civilisation capitaliste n'a pas encore corrompu, qui n'est pas perverti par le confort et le bien-être, miettes tombées de la table des exploiteurs des colonies ; qui ne s'est pas encore laissé piéger au jeu de la légalité et de l'ordre bourgeois [. . . ]. Notre ouvrier a commencé à haïr le capital et à le combattre avant de le révérer comme l'organisateur d'un régime économique supérieur à celui de l'artisanat ; il a commencé à le mépriser avant d'avoir goûté à la culture bourgeoise et à y être lié ; il ne ressemble ni au prolétaire occidental éduqué par deux siècles d'industrie manufacturière et capitaliste ni au semi-prolétaire asiatique [. . . ]. Notre classe ouvrière unit en elle-même l'élan révolutionnaire et la spontanéité de la jeunesse à la discipline qui soude les millions d'hommes regroupés par le travail autour des machines ». (« Bulletin communiste » n°10 du 7/03/1924)

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C’est le sens que l’on peut donner à l’expression de la théorie trouvant les masses, et à celle des masses faisant naître de leur lutte pratique la nouvelle théorie pour la première fois dans l’histoire - en opposition à la cour éhontée faite aujourd’hui aux masses non révolutionnaires, aux petits-bourgeois et aux petits patrons, aux philistins thésaurisant dans leur bas de laine et aux intellectuels prêts à obéir à leur maître pour une poignée d’avoine et d’honneurs.

En Russie, à la date où commence ce volume, la dernière phase de la guerre civile était en cours. Sous la direction politique et militaire inflexible de Lénine et de Trotsky, et avec la totale mobilisation d’un parti prêt aux derniers sacrifices, d’un prolétariat capable d’une totale abnégation, et des plus modestes ressources disponibles, il fallait non seulement repousser définitivement les orgueilleux corps d’expédition anglo-franco-nippons, mais aussi reconquérir l’Ukraine et libérer dans un mémorable assaut Petrograd, berceau de l’Octobre bolchevique.

C’est dans le feu de cette bataille épique que sont nées (novembre 1918) les pages cinglantes de « La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky », qu’est sorti l’appel des manifestes et des thèses programmatiques du congrès constitutif de l’Internationale communiste (mars 1919), et qu’ont jailli telles les étincelles de l’enclume les chapitres de « Terrorisme et communisme » (mai 1920).

Malgré les terribles revers en Allemagne et en Hongrie pendant un semestre au cours duquel on peut dire qu'il ne se passa pas une journée sans que les prolétaires ne se battent contre l'ennemi de classe, le puissant ferment social de l'après-guerre en Occident ne parvenait pas à s'apaiser. Les « vainqueurs » du conflit impérialiste n'en étaient pas immunisés ; en Italie, à la fois victorieuse et vaincue, les violentes agitations contre la vie chère ne s'étaient terminées1que pour céder le pas à une année éclatante de luttes économiques, bien que celles-ci aient été mal dirigées - et même pas dirigées du tout ; en Angleterre, les grèves atteignaient des chiffres record et concernaient deux millions et demi d'ouvriers de l'industrie, provoquant la « perte » de 34 millions de journées de travail (et il ne s'agissait pas de grèves « articulées », « au compte-gouttes », « tournantes » !) ; aux Etats-Unis, se préparait le gigantesque incendie des grèves de l'industrie sidérurgique, fin janvier 1920, alors qu'en France, saignée aux quatre veines mais encore ivre de victoire, mûrissaient les conditions dans lesquelles éclatera en 1920 la grande grève des chemins de fer. Et n'en étaient pas non plus immunisés les gras pays « neutres »... participant impartialement (c'est-à-dire en vendant des armes aux deux blocs belligérants) au cynique banquet des massacres : l'Espagne en premier lieu, la Suisse elle-même et les Etats scandinaves en second.

Le prolétariat se battait avec une magnifique générosité et si, en Italie comme en France, le vieil appareil d'Etat démocratique démontrait sa capacité à affronter les heurts en mobilisant l'ensemble de ses instruments légaux d'attaque et de défense, et là où ceux-ci ne suffisaient pas, en en créant de nouveaux avec les épaves 1 Voir Storia vol. 1, pp. 165-169.

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désorientées et rebelles des armées du temps de guerre, dans le principal théâtre des affrontements de classe, au centre de l'Europe et plus particulièrement en Allemagne, la bourgeoisie, incapable de dépasser la crise, avait dû confier l'abjecte besogne d'endiguer puis de massacrer les ouvriers à ces mêmes sociaux-démocrates qui les avaient entraînés à la boucherie en 1914, leur confiant le but de sauver une seconde fois le règne du capital, comme en janvier et en mars à Berlin, ou d'être des membres du pouvoir, comme dans les républiques soviétiques de Budapest et de Munich, toujours prêts à ouvrir les portes aux bandes terroristes blanches au moment décisif, ou aux légions de la Reichswehr reconstituée commandées centralement par Ebert et localement par Hoffmann.

Au premier semestre 1919, l'hémorragie a été épouvantable (nous pouvons aujourd'hui rétrospectivement en mesurer toute l'ampleur) ; celle-ci avait fauché la fleur de l'avant-garde révolutionnaire européenne, mais la violence du tremblement de terre qui avait secoué le sous-sol de la société bourgeoise était tel que de nouvelles couches du prolétariat se levaient toujours pour combler les terribles vides. Plus encore que l'holocauste, la véritable tragédie était que l'impitoyable leçon tardait à être apprise. « La volonté des masses travailleuses du monde entier mises directement en mouvement par le cours des événements est aujourd'hui infiniment plus révolutionnaire que sa conscience sur laquelle pèse encore les préjugés du parlementarisme et du socialisme des conciliateurs » écrivait Trotsky en mai 1920 ; trois années auparavant, se référant au terrible poids de cette inertie historique, Lénine avait dit qu'il serait infiniment plus difficile en Occident qu'en Russie de conquérir le pouvoir, alors qu'il serait incomparablement plus facile de le conserver grâce à l'équipement bien supérieur en forces productives. Ce n'était pas seulement la persistance des traditions démocratiques et ouvertement parlementaires (que l'on pense à la France et à son parti socialiste, noyé dans l'Union sacrée) qui freinaient le processus, dans un sens positif, d'acquisition du bilan de la guerre et de l'après-guerre, et qui pouvait permettre la fructification d'un réarmement théorique et pratique complet du mouvement ouvrier : c'était la cloison interposée entre volonté et conscience, entre élan instinctif des masses et constitution en parti révolutionnaire, par le centrisme, ennemi n°1 pour Lénine, en temps de guerre comme en temps de paix. « Après l'écroulement du social-patriotisme officiel, le facteur politique le plus important sur lequel repose l'équilibre de la société capitaliste est le kautskysme international », continuait Trotsky en évoquant mille déclarations analogues de Lénine et de l'Exécutif de l'Internationale communiste. La lutte contre les mensonges et les préjugés du socialisme des conservateurs, arrière-garde de la social-démocratie, gérante du pouvoir d'Etat et des interprètes bourgeois, serait-elle conduite véritablement à fond ? Pour la Gauche, la scène mondiale, particulièrement au centre de l'Europe, ne permettait pas d'être optimiste. Celle-ci, comme Lénine et les bolcheviks, avait trouvé comme principale cause des défaites sanglantes de Berlin, Munich et Budapest, « la lubie de l'unité prolétarienne » et « l'erreur d'avoir cru en la conversion à gauche des Majoritaires »1. À ses yeux, l'aspect le plus grave de ces

1 Dans « L'heure critique du mouvement communiste » (« Il Soviet » du 25/05/1919) à propos de la Bavière ; le même jugement est porté sur Berlin dans l'article du 26 : » Dans la rouge lumière du

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événements dramatiques sera toujours plus que le centrisme des Indépendants - en se refaisant une fausse virginité après avoir cessé de partager le pouvoir avec la droite social-démocrate, après l'avoir aidée à dépasser le grave écueil du passage de l'empire de Guillaume II à la république d'Ebert, et après avoir vidés les Conseils ouvriers de leur charge révolutionnaire et de leur poids réel en les institutionnalisant comme simples engrenages de la constitution de Weimar - non seulement revête une phraséologie extrémiste en acceptant la force (pourvu qu'elle ne soit pas... violente), la dictature (pourvu qu'elle soit... démocratique), la terreur (pourvu qu'elle ne soit pas... proclamée publiquement), l'internationalisme (pourvu qu'il se concilie... avec le « juste » respect des intérêts et des « particularités » nationales), mais de plus, de par le poids de son organisation capillaire, que les ouvriers le suivent, attirés confusément par une démonstration de force matérielle et une orthodoxie idéologique, et qu’il n'influe sur le jeune, fragile et effroyablement décimé parti communiste d'Allemagne, renforçant ainsi ses dirigeants traqués dans leur « peur respectueuse », dans leur vieux « complexe d'infériorité » face à la « grande maison commune » qui avait rendu aussi lent, difficile et tardif le détachement des Spartakistes de l'USPD comme cela avait déjà été le cas du SPD. Le parti allemand n'arrivait pas à sortir de l'isolement dans lequel l'histoire l'avait placé par force ; il rêvait de rapprochements avec ses faux cousins, même s'il le faisait de manière prudente et temporaire. Les premiers germes des désastreux « expédients tactiques » destinés à passer en contrebande dans l'Internationale des années suivantes commençaient à pousser. En Italie, la fascination pour l'« unité », exercée par un parti qui, ayant adhéré à l'Internationale, après avoir « sauvé l'honneur » pendant la guerre, pouvait se présenter face à Moscou et aux prolétaires avec l'apparence de « papiers en règle », d'un côté privait les masses en mouvement d'un guide politique sûr parce que homogène, et de l'autre retardait le processus de naissance d'un courant véritablement communiste. En Allemagne, la même vieille lubie servait aux Indépendants à paralyser de l'extérieur le parti de Liebknecht, de Luxembourg et de Jogisches. En France, c'était l'arme préférée des Longuet et compagnie, l'écran derrière lequel la SFIO tentait de changer de peau pour ne pas perdre ses vices parlementaires, démocratiques et réformistes. La « réaction » de l'abstentionnisme d'un côté, la plus grande rigidité dans les conditions d'admission de l'autre, pour empêcher que, à travers les mailles de conditions « élastiques », le réformisme « chassé par la porte ne rentre par la fenêtre », ainsi que la revendication d'un programme unique, obligatoire pour tous et non soumis aux discussions et aux votes, constituait pour la Gauche les commandements dictés par la confusion, le retard et les mille manœuvres au milieu desquelles se développait la maturation des conditions subjectives de l'assaut révolutionnaire - c'est-à-dire le parti. Elle se basait sur le bilan de longues batailles et de douloureuses expériences ici en Europe.

Il est certain que les bolcheviks ne perçurent pas toute la gravité de la situation ni l'urgence des avertissements que nous lancions - et qui, du reste, ne leur parvinrent que tardivement et incomplètement à travers le prisme et les canaux douteux de la

sacrifice » (« Storia » vol. 1 p. 360) ; et pour Budapest dans l'article du 10/08 : » La restauration bourgeoise en Hongrie » (« Storia », 1 bis, p. 87).

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correspondance légale et illégale ; il est certain qu'ils crurent bien plus facile qu'il ne le fut dans la réalité européenne de faire s'aligner sur la voie tranchante d'Octobre les partis, fragments de partis et masses prolétariennes d'Occident. Mais le point essentiel est que ce n'était pas d'eux mais de nous, communistes d'Occident, qu'aurait dû venir (et que ne vint pas, sinon par notre voix facilement submergée par le chœur des « grands » partis) l'alarme indiquant la nécessité d'une rectification de tir opportune. Elle ne vint tout spécialement pas d'Allemagne où les prolétaires avaient donné et donneront encore de splendides preuves d'abnégation et de dévouement, et de son parti, jeune mais trempé dans de dures expériences, parti dont tous espéraient qu'il tranche le nœud enserrant la Russie bolchevique et qu'il soit entraîné dans le tourbillon d'une révolution dont on sentait les ondes agiter la classe ouvrière de l'ensemble du monde capitaliste et, par ricochet, celle des pays coloniaux et semi-coloniaux au réveil impétueux. Ce sont eux, les bolcheviks, qui ont montré, à travers les leçons des faits d'un pays où le chevauchement de deux révolutions aurait théoriquement justifié une voie plus tortueuse et l'adoption d'un modèle « tactique » et stratégique moins « pur », ce que Lénine dans l'« Extrémisme » définit comme l'essentiel d'un « avenir proche inévitable valable pour tous », rétablissant ainsi les points cardinaux intégraux de la doctrine marxiste, et reconfirmant son indication d'une voie unique au pouvoir comme début de profondes transformations des structures économiques et sociales. Une voie unique parcourue par le parti communiste seul, liquidant ainsi toute illusion de voies « communes avec d'autres ».

Ceci constituait les traits généraux de la révolution prolétarienne confirmés par l'Octobre rouge. C'est de nous qu'aurait dû venir l'avertissement qu'il était vain et même contre productif d'extrapoler, en les appliquant à un Occident hautement capitaliste, et, dans cette mesure, particulièrement putride, les « conditions spéciales » et donc les ressources tactiques particulières de l'arsenal de bataille et de victoire d'Octobre, qui ne constituaient pas et ne pouvaient pas constituer l'enseignement universel et durable. Dans une situation comme celle de la Russie pré-révolutionnaire, où les institutions démocratiques étaient à peine naissantes et constituaient effectivement, pour la bourgeoisie montante elle-même, l'arène d'une lutte subversive, où les frontières entre les partis liés dans la lutte contre le tsarisme étaient encore ténues et oscillantes, où la « double révolution » couvant au sein d'un empire encore féodal mais déjà imprégné d'un capitalisme faisant irruption de l'extérieur, mettait en mouvement toutes les couches de la population et en modifiait de jour en jour les positions ; dans une telle situation, les bolcheviks avaient pu recourir à la souplesse, et suivant les circonstances, utiliser ou boycotter les institutions parlementaires, se rapprocher ou se détacher des mencheviks, et même des socialistes-révolutionnaires extrémistes, mettre en œuvre ou non des étapes « intermédiaires » sans même se brûler les ailes et perdre la boussole indiquant une direction longuement mûrie par le travail de restauration de la doctrine marxiste, auquel Lénine avait dédié le meilleur de ses stupéfiantes énergies. Il leur avait été possible de détruire d'eux-mêmes les « ponts » ainsi construits et d'émerger enfin seul à la barre de la dictature prolétarienne et communiste, épuisant en quelques mois toutes les chances de combinaisons et de manœuvres, et liquidant peu après le dernier

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lien avec le passé - la collaboration avec les socialistes-révolutionnaires de gauche (et cependant, combien pèsera sur le sort de la révolution victorieuse jusqu'en 1922 l'héritage de ce parti !). Même ainsi, l'agilité tactique et le « réalisme » dévergondé des solutions contingentes n'aurait été que l'aspect secondaire de leur lutte.

Etait-t-il objectivement concevable de transposer ce schéma à l'Occident où les frontières entre les classes et les partis qui les représentaient de mille nuances différentes étaient désormais rigides et définitives, où l'état démocratique avait un siècle d'expérience dans l'alternance de l'utilisation du gant de velours et de la main de fer, où l'infection parlementaire avait eu le temps de compléter son œuvre dévastatrice dans les organisations ouvrières, et où les grands succès « pratiques », où les « conquêtes » économiques avaient relégué au grenier - tout en les conservant avec une complaisante supériorité - les armes de la théorie qu’on avait laissé se rouiller au nom de l'« action » ? Notre réponse est négative et - non par un stupide désir de « pureté » (qui, si nous l'avions jamais eu, aurait été placé sur un tout autre terrain) ni par manie de « logique abstraite » comme nous le reprochèrent ceux qui s'étaient spécialisés dans l'absence de toute logique et plus encore de toute dialectique, les sacrifiant au culte du « fait » ou, pour le dire comme Bernstein, du mouvement dans quelque direction qu'il advienne, mais par la saine exigence d'une efficacité pratique et d'une stabilité et d'une continuité organisative - nous nous battîmes contre l'adhésion trop facile de groupes, d'ailes et de partis entiers au sein de l'Internationale, basée sur l'illusion généreuse de pouvoir les discipliner grâce à un effort de volonté surhumain ; nous nous battîmes contre les manœuvres équivoques et les mots d'ordre mal définis, susceptibles il est vrai de nous gagner quelques militants occasionnels, mais sûrement destinées à nous aliéner les vrais militants et à désorienter les masses si célébrées et si courtisées ; nous nous sommes battus pour une sélection bien plus radicale, sévère au point d'en être douloureuse. Ce fut une voie longue et difficile (et, sous l'étreinte de l'assaut convergent des ennemis internes et externes, les bolcheviks eurent l'illusion qu'il existait une voie plus rapide ou plus facile) mais ce n'était pas à nous de la choisir : c'était à l'histoire de l'imposer. Ou nous la suivions avec courage, ou bien tout à la longue serait perdu - et ce fut le cas - : la vision théorique, l'objectif final, la tactique correspondante, et l'organisation qui est saine et disciplinée, si le programme est sain et invariable et si le chemin est connu de tous.

Ce fut le sens de notre bataille de 1919-1920 pour l'abstentionnisme et pour l'apposition de « barrières insurmontables » contre les opportunistes. Ce fut aussi le sens quelques années plus tard de notre bataille pour une méthode bien délimitée, et si possible codifiée en normes obligatoires d'action pratique, à même de nous assurer le maximum d'influence dans les rangs prolétariens compatible avec la situation objective, sauvegardant en même temps la rigoureuse continuité des positions programmatiques et de l'organisation du mouvement. Ce fut le sens de notre bataille suivante contre le front unique politique avec des fractions socialistes notoirement et définitivement passées à l'ennemi ; contre le mot d'ordre désorientant du gouvernement ouvrier et du gouvernement ouvrier et paysan, contre une

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bolchevisation qui préludait - sous l'absurde prétention que la discipline puisse s'instaurer à coups de mesures administratives et non à travers la clarté et la droiture des directives et des positions pratiques - au triste règne « monolithique » du knout stalinien. Ce fut le sens de notre cri d'alarme contre une conception du parcours historique à venir, et de la tactique qui en dépendait, qui ne soit pas rectiligne mais tortueuse, et qui finisse par indiquer une voie menant à la victoire révolutionnaire, dans les pays capitalistes mûrs d'Europe, au bout d'une série d'étapes équivoques, dont l'histoire a depuis démontré qu'elles ne constituaient pas un avantage pour la classe révolutionnaire, et que leur vain manœuvrisme stérile ajoutait aux maux d'une révolution manquée celui de la destruction totale de l'organisation révolutionnaire de classe, du parti communiste.

Nous n'avons jamais prétendu que notre solution, telle que nous l'avons condensée dans les Thèses de Rome et de Lyon1, soit l'unique vérité, point par point ; nous pensions qu'il était urgent de mettre à l'ordre du jour le problème d'une position tactique cohérente et juste pour les pays de capitalisme mûr, et que les sections le plus en contact avec les dures réalités de l'impérialisme devaient fournir un apport franc et acharné restituant ainsi aux Bolcheviks au moins une part des immenses services qu'ils avaient rendus à la cause du mouvement communiste mondial

Nous ne fûmes pas écoutés ; et l'Internationale, que tant de néophytes de la dernière heure, conquis sur leur chemin de Damas par la mode des soviets, accusaient tous les deux mois de manipuler « à la russe » les partis à peine constitués (et trop hâtivement, sinon inconsidérément), partis qui s'étaient accrus de la mauvais manière à travers des fusions vouées à des dissolutions immédiates aux effets dévastateurs sur ses membres, commença au contraire à subir une pression de forces immatures dans le sens inverse à celui attendu, c'est-à-dire dans celui du « socialisme des conciliateurs ». Ce fut le début - que nous avions prévu et dénoncé - de l'écroulement.

Les différends qui ne faisaient alors qu'affleurer, puis qui s'approfondirent jusqu'à des divergences irrévocables, se réglèrent par des positions de principe opposées sur l'ensemble des points de la méthode dialectique marxiste.

On disait alors qu'un parti solide, coulé suivant un certain modèle, porté à ébullition par les prédications emphatiques « léninistes » et « bolcheviques », pouvait sans crainte expliquer toutes les tactiques, oser toutes les manœuvres, et au moment où on le désirait, se retrouver inchangé sur les positions révolutionnaires, capable de lutter pour les conquêtes suprêmes. Il aurait suffi de volonté, d'énergie et d'héroïsme révolutionnaire, (et c'est nous qui fûmes accusés de volontarisme, d'héroïsme et du reste) pour sortir sans la moindre blessure des Parlements bourgeois et de ses manœuvres de couloir, de la fréquentation des réformistes, des pacifistes et des petits-bourgeois, ainsi que de faire avec eux des manifestations, des agitations et des 1 Voir notre volume « En défense de la continuité du programme communiste », Milan 1970.

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combinaisons politiques, et même électorales. Il aurait suffi que nos partis reviennent sur le fil tranchant de la rigueur révolutionnaire pour que les masses les suivent sur le terrain de l'insurrection et qu'ainsi les partis opportunistes soient réduits au silence.

Nous répondîmes dans d'innombrables réunions internationales et dans notre presse quotidienne que le parti est lui aussi un produit de la situation historique et des évènements sociaux ; que sa propre action l'influence et le déforme ; et que c'est ainsi que se renverse la praxis, en conservant une volonté et une science programmatique constante, avec une seule condition : qu'à tout moment, sans la moindre parenthèse ni la moindre éclipse, celui-ci défende la rigoureuse intégrité de sa théorie, qui n'est pas enfermée dans des archives secrètes mais se défend grâce à l'attitude et au comportement visible de tous, à la continuité jalouse de son organisation, interdisant ainsi de le confondre avec tout autre groupement, et surtout avec ses prétendus « cousins ».

En confrontant la théorie avec les faits qui advinrent pendant cette période bouillonnante, nous pouvons dire que le troc des principes et l'effacement des frontières donnèrent les effets opposés : c'est-à-dire dans un premier temps la prévalence des partis opportunistes et la baisse d'influence du parti parmi les masses ; et dans un second, la dégénérescence du parti lui-même au niveau des partis opportunistes et contre-révolutionnaires. Le problème se pose aujourd'hui de manière concrète et expérimentale. À qui l'histoire a-t-elle donné raison ?

On a parlé de notre impatience et de notre optimisme sur la proximité de la révolution. Nous avons discuté à de nombreuses reprises sur le fait que ceci ait constitué ou non des erreurs ; mais ce que nous avons en fait dit c'était que le parti n'avait aucune raison d'imaginer des expédients pour l'unique raison que la révolution semblait s'éloigner. Les textes que nous publions montrent que jusqu'à la fin de 1920 ce ne fut pas nous qui déclarâmes l'assurance de la victoire de la vague révolutionnaire d'après-guerre. Nous nous préoccupions, certainement, du fait historique, que nous avions jugé inéluctable parmi les premiers, qu'entre 1914 et 1918 la révolution avait manqué un grand rendez-vous avec l'histoire, de la même manière que Marx l'avait indiqué pour 1848 ; et qu'ainsi la classe prolétarienne noyée avec la majorité de ses partis dans le nationalisme avait perdu la partie - une catastrophe longue à réparer. Mais nous nous sommes surtout préoccupés du fait que, loin de gagner par un tel revers de nouvelles expériences et des forces pour le futur, nous perdions au contraire la vigueur du parti révolutionnaire et de sa méthode.

Il est toujours facile de trouver de nouvelles forces révolutionnaires quand la révolution avance. Le problème est de ne pas les perdre, et ceci moins quantitativement que qualitativement, lorsque la révolution s'éloigne. C'est ce que peut éviter la volonté d'un parti et ce que ne peut absolument pas faire, pour nous marxistes, le renversement des forces historiques dont il est constitué.

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C'est ce que nous avons alors essayé de sauver. Mais c'est aussi ce qui, honteusement, fut perdu (et qui ne pourra pas être retrouvé avant longtemps).

• • •

Il ne s'agit pas pour nous, dans cette reconstruction des faits comme dans tout autre, de porter des accusations ou de vanter les mérites des vivants ou des morts (méthode idiote due pour une bonne part aux effets du défaitisme qui s'abattit sur la révolution), mais de préparer, avec les leçons du passé et surtout - comme il convient à tout marxiste - avec celles de la contre-révolution, les forces d'un avenir moins décevant. L'historiographie est pour nous aussi une arme de combat : elle est le « pont au-dessus du temps » qui seul peut donner aux générations successives le fil qui permette de ne pas perdre le chemin et de transformer les défaites en victoires.

L'histoire, comme nous avons l'intention de le développer, n'a pas pour but de remettre des médailles stupides, mais de tirer les leçons de la dynamique des luttes prolétariennes, faite de hauts et de bas, et nous le disons une bonne fois pour toutes avant de reprendre cette histoire au point où nous l'avions laissée, de mettre en rapport les ardents débats d'il y a cinquante ans et l'infecte situation d'aujourd'hui.

Les textes reproduits ne sont pas signés et ne comportent pas de point de vue personnel, ils n'ont de valeur que par leur argumentation prévoyant les futurs immédiats et lointains, et que nous pouvons aujourd'hui confronter aux événements advenus.

Ce n'est qu'en jetant ce pont à travers le temps que nous pouvons faire un travail révolutionnaire. Si ce n'avait pas été possible, rien ne le serait plus ; mais il sera facile de prouver, même si ce n'est qu'à l'échelle de la Gauche communiste « italienne », qu'un tel cycle s'est conclu.

Les petites et grandes charognes de l'histoire se réjouissent trop vite si elles espèrent prouver que seule leur méthode, celle de décider au jour le jour selon le sens du vent, est réalisable ; c'est à de telles méthodes qu'elles abaissent la politique, qu'elles subordonnent toute cohérence et tout respect du parti, qui se réduit alors à une structure en caoutchouc à laquelle on peut donner toute forme et tout usage, jusqu'à ce résultat suprême de la technologie bourgeoise dominante : faire de l'argent.

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Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I,

Chapitre IIVers le Congrès de Bologne

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Les événements nationaux et internationaux prémonitoires jetaient une ombre sur les mois d'août et de septembre 1919 qui précédèrent l'ouverture du 14e congrès du parti socialiste italien à Bologne.

En Russie, le pouvoir soviétique et l'armée rouge affrontaient seuls, lors d'une des périodes les plus critiques de la guerre civile, tout le spectre des adversaires de classe de la dictature communiste. Il ne s'agissait plus des misérables épaves du tsarisme qui avaient sombré avec la base sociale de l'ancien régime, mais des multiples forces centrifuges, armées et soudoyées par la démocratie mondiale, germant au travers des rapports économiques que l'État prolétarien contrôlait plus ou moins, mais ne pouvait révolutionner ab imis qu'au cours d'un processus non national ; et dans cette bataille gigantesque, nous savions et proclamions défendre le sort de la révolution prolétarienne du monde entier. Le 1er août, la République hongroise des Conseils était tombée, plus victime de l'impossibilité de travailler d'un gouvernement de coalition « socialiste » et communiste que de l'encerclement des forces militaires au service de l'Entente. La lutte « fratricide » n'avait été évitée, comme le voulait le chantage social-démocrate fait à Bela-Kun, que pour céder le pas à la terreur blanche de Horthy. La grève internationale des 21 et 22 juillet de solidarité avec les République soviétiques assiégées avait échoué à cause du sabotage de la CGT française et des Trade-Unions britanniques. Le réformisme couronnait ainsi le travail commencé en 1914 et poursuivi après-guerre lors de l'hiver et du printemps révolutionnaire allemand.

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Ce même mois de juillet, la direction maximaliste du PSI avait abandonné les mouvements contre la vie chère, non pas tant à cause de la répression des forces de l'état que par le sabotage politique des bonzes syndicaux (un an plus tard, cette expérience sera précieuse, lors de l'occupation des usines, pour un autre gouvernement démocratique), mettant ainsi à nu sa propre résignation passive, sa propre vocation capitularde face au réformisme. La classe ouvrière, menacée par l'accélération de l'inflation et la paralysie de l'appareil productif, se remit rapidement en mouvement. Entre le 7 août et le 25 septembre, et encore localement en octobre, les métallos croisèrent les bras, les marins de Trieste, tout juste « rattachée », les ouvriers textiles de Côme, les ouvriers agricoles de Novara, les ouvriers typographes du Lazio et de Parme croisèrent les bras ; dans le Sud, les paysans occupèrent les terres des « barons » honnis. Nitti venait de quitter le gouvernement, mais ce changement de scène n'avait pas mis fin à la répression armée des bouffées de colère prolétariennes (les carabiniers commencèrent à tuer le 10 août à Alliate avec un mort, le 1er septembre à Lainate avec 3 : le nombre grimpa de manière effrayante le mois suivant). Tout au contraire, le nouveau gouvernement se prépara à renforcer le vieil appareil des forces de l'ordre constitué par le trinôme police-carabiniers-armée avec la création de la Garde royale. Il ne supprima la censure que pour la rétablir deux mois après. Il ne fit semblant d'approuver D'Annunzio et ses légions d'« arditi » (anticipation à Fiume de la mobilisation des troupes de choc de la petite-bourgeoisie dont les illusions avaient été déçues par la paix après l'ivresse guerrière) que pour les laisser retirer les marrons du feu, ce que l'Italie officielle ne pouvait faire sans se brûler les doigts 1. Mais l'homme qui disputait à Giolitti la représentation de la démocratie italienne avait en main la carte des élections au système proportionnel qui venait d'être approuvé et il savait que, face à celle-ci, non seulement le groupe parlementaire ultra-réformiste du PSI, mais aussi sa direction politique « intransigeante » se serait inclinée trois fois ; la première fois par vocation naturelle, la seconde fois pour se trouver une bonne raison de renier même la phraséologie révolutionnaire, et la dernière sous le prétexte renouvelé du sauvetage de l'unité de la « vieille maison accueillante » ; la seule dans laquelle il se sente à son aise. L'aboutissement du congrès était donc assuré dès le départ : les événements prémonitoires dans le monde et en Italie même perdaient toute leur acuité dans cette atmosphère de course aux électeurs et de candidats aux médailles...

1 On sait, comme il résulte de documents publiés par la suite, que Nitti « laissa faire » - en sous-main - alors qu'en public il hurlait contre D'Annunzio : » l'expédition de Ronchi » lui servait de pion dans ses négociations avec les Alliés.

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2.1 - Droitiers, Maximalistes et Ordinovistes

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Quelles étaient les positions et les divergences au sein du parti ? En cohérence avec les positions que nous avons largement illustrées dans le 1er volume, la droite - bien qu'elle se vante d'être resté en dehors de toute collaboration nationale pendant la guerre (en dépit de ses nombreux défauts et de ses graves tentations), et tout en excluant par principe la possibilité de développement en Italie d'une action insurrectionnelle, au cours de laquelle le prolétariat socialiste, sacrifié pendant la guerre, aurait contre-attaqué les armes à la main la bourgeoisie dominante - développait une perspective de revanche purement légaliste, en espérant que le parti puisse exploiter la popularité provenant de ses positions contre la guerre et remporte une brillante victoire électorale, acquérant ainsi les possibilité d'influer sur les directives du gouvernement.

Trop habile (et sensible aux humeurs du moment) pour découvrir ses cartes, elle avait soin de se différencier du réformisme classique à la française, à l'allemande ou à l'anglaise. Elle avait une claire conscience du fait que la majorité des maximalistes n'aurait jamais, malgré ses solennelles déclarations verbales, osé rompre l'unité qui s'était maintenue en dépit des fréquentes erreurs du groupe parlementaire et de la CGL, et qui constituait un atout précieux pour les prochains affrontements. Par exemple, la motion Schiavi parue dans « l'Avanti » du 1er septembre 1 revendiquait fermement le programme de Gênes de 1892, et répétait qu'il s'agissait de « convertir, autant qu'il était possible, en instrument de conquête pour le droit [ ?] prolétarien les institutions que la bourgeoisie a créées pour défendre ses propres privilèges » ; mais il affirmait aussi la possibilité de « créer ou développer les nouvelles organisations qui doivent constituer le tissu conjonctif de la future société sans classes » (un semblant de soviets accolés aux « pouvoirs publics » bourgeois) « auxquelles il faut ajouter d'autres moyens plus rapides et plus efficaces rendus nécessaires dans les moments où s'accentue la dissolution profonde ou la transformation de l'ordre capitaliste ou d'une des institutions qui le composent », n'excluant pas que, au cours du développement des luttes sociales et de l'activité réformiste du parti « on puisse concevoir [ !] - à un moment déterminé, pendant une phase de la lutte pour vaincre la résistance ou répondre à la violence de la bourgeoisie, ou pour maintenir et étendre une conquête du prolétariat, pour une période transitoire - la dictature de la classe travailleuse » 2.1 Motion qui portait également la signature de Turati et qui fut retirée pendant le congrès de

Bologne. 2 Les « voies nationales au socialisme » sont si peu « neuves » que le même Schiavi écrira dans

l'« Avanti ! » du 8/9, expliquant pourquoi il n'était plus « un réformiste », que « chaque pays fait

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À son tour, Claudio Treves, désigné comme orateur de la droite à Bologne, dans un article paru le 27 septembre dans « l'Avanti », et intitulé « Entre le vieux et le nouveau programme », présentant sa position personnelle, rédigée sans que ses camarades de courant n'en soient informés, n'hésitait pas à composer un hymne à la révolution russe (vue seulement sous l'angle anti-féodal et anti-tsariste) et à déplorer la constatation de l'absence de solidarité prouvée par l'échec de la grève des 21-22 juillet, tout cela pour en conclure à l'absence des possibilités de révolution... en Italie, et en tirer prétexte pour dénoncer les États artificiels créés par la paix de Versailles comme des États ennemis (boucs émissaires « de rechange », pour l'âme inquiète du turbulent alter ego de Turati, vers lesquels diriger la colère des ouvriers, comme les social-communistes d'aujourd'hui le font avec l'Amérique) et revendiquer le Programme de Gênes, mais parce que, disait-il, « il est manifestement plus ample, moins dogmatique [...], sans le rejet d’aucune idée ou action socialiste [y compris celles de la Gauche, donc !] en utilisant alternativement et simultanément toutes les méthodes et toutes les compétences [...] sans renoncer à priori à utiliser des conjonctures favorables, à faire des coupes claires dans la forêt des privilèges monarchiques [ !] et capitalistes, y compris en utilisant la violence, et ainsi sans compromettre par l'action d'aujourd'hui les plus grandes conquêtes de demain ». Il n'y avait en effet que Turati pour dire qu'un chat est un chat ; mais comme il avait acquis face au parti une position détachée que ni la direction de Lazzari d'abord, ni celle de Bombacci ou Gennari ensuite ne songeaient à mettre en cause - même s'ils en ont déploré les manifestations les plus bruyantes -, son courant était libre de ne pas officiellement se lier les mains par un réformisme implicite et d’arriver ainsi à Bologne sans plate-forme unitaire, comptant à juste raison sur une reconnaissance de ses pleins droits de la part des maximalistes, dans un parti ouvert « à toutes les méthodes et à toutes les forces ».

Nous savons par ailleurs que la traditionnelle Fraction révolutionnaire intransigeante, laquelle avait en main la direction du parti et l'« Avanti ! », et qui dorénavant s'identifie avec ce qui s'appela le « maximalisme », n'avait pas de claires perspectives pour la période d'après-guerre. Elle continuait à soutenir en paroles que l'on ne pourrait jamais obtenir la victoire lors de la bataille d'émancipation du prolétariat par la conquête d'une majorité parlementaire, parce que ceci aurait signifié faire bloc avec les partis petits-bourgeois qui, à cette époque, ne pouvait être obtenue que par l'entremise des anciens responsables de la participation à la guerre (républicains, socialistes réformistes d'extrême-droite, radicaux, etc.). Ceci aurait amené à accepter non seulement la collaboration parlementaire mais son extension aux méthodes révisionnistes des partisans de Giolitti et du parti populaire italien naissant, père de la Démocratie chrétienne. En paroles, elle admirait la révolution russe, elle parlait de dictature prolétarienne et d'Internationale communiste, et il

sa révolution et sa politique [. . . ] suivant ses énergies propres, son tempérament, et les conditions du moment » : en Italie, la révolution pouvait se faire en travaillant prudemment à la construction de « l'échafaudage de la nouvelle société », en somme par. . . des réformes de structure version 1919-1920 !

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n'était pas rare que certains de ses partisans parlent de manifestations... la bombe à la main. Mais elle avait bien peu compris le processus historique révolutionnaire, avait une idée très confuse de l'Internationale et, comme cela s'établira bien vite, se trouvait sur des positions opposées à celles de ses fondateurs. Elle ne se posait pas la question de la préparation de l'issue révolutionnaire (ni des forces pour l'atteindre) et restait sur les vieilles positions légalistes, parlementaires et électoralistes. Elle voulait maintenir intacte l'« unité » du parti sans se couper des deux poids morts que constituaient le groupe parlementaire et la CGL qui le paralysaient ; elle était enfin insensible à la nécessité d'un effort d'approfondissement théorique face aux graves problèmes stratégiques et tactiques posés par l'ouverture du cycle : guerre ou révolution, dictature bourgeoise ou dictature prolétarienne, sous le prétexte de préférer l'arbre vert de l'« action » (qui lui faisait horreur après chaque combat de rue) au gris de la « théorie » (dont elle était incapable de tirer les fruits). Le résultat immanquable était de sombrer dans la confusion et les méandres dignes de l'idéologie anarchiste et anarcho-syndicaliste par des revendications comme celle de la grève expropriatrice, prêtant ainsi le flanc aux risées de la droite de Turati toujours vigilante.

La Fraction, qui se disait aussi « communiste électoraliste », avait publié dans l'« Avanti ! » du 17 août un « Programme » qui, dans ses principes, reprenait presque à la lettre les formules des abstentionnistes sur les questions centrales du changement de programme portant sur la reconnaissance de la conquête révolutionnaire du pouvoir, de la dictature et de la terreur rouge comme unique voie possible de passage au socialisme, et qui, dans sa partie pratique, déclarait indispensable l'exclusion du parti de « ceux qui pensaient pouvoir éviter le heurt suprême [...] et rêvaient d'arrangements et de matins calmes » (formule du reste trop vague pour comprendre ceux qui proclamaient la « possibilité » du heurt suprême, même si c'était... aux Calendes grecques, et niaient le rêve des « matins calmes ») de même qu'il n'hésitait pas à proposer l'utilisation de la tribune électorale et parlementaire dans un but subversif. En dehors de sérieux doutes sur les convictions de cette Fraction 1 - au congrès de Bologne, l'exclusion des réformistes fut écartée, et au Parlement, les maximalistes développèrent une activité conforme aux usages - elle démentait de fait la traditionnelle position « intransigeante » tandis que, non sans avoir d'abord dissimulé avec beaucoup de légèreté la possibilité que la lutte révolutionnaire débute « avant la lutte électorale », elle reprochait à la gauche de réduire avec son abstentionnisme les chances de parcourir la route de la « marche au pouvoir de bourgeois cachés sous le masque de sociaux-démocrates qui pourraient demain instituer en Italie un gouvernement à la Scheidemann et à la Noske » - le parlement devenant non plus « une tribune d'agitation contre le parlementarisme et les institutions parlementaires » mais un moyen pour arrêter la contre-révolution et donc, logiquement, une institution à défendre après l'avoir conquise - rien n'excluait donc 1 ) Il est vrai que dans sa conclusion, la motion parlait de la nécessité de « se séparer de ceux qui

donnent des illusions au prolétariat en proclamant la possibilité de la réalisation de ses conquêtes au sein de la société bourgeoise, et proposent le mélange et la collaboration des instruments de la domination bourgeoise avec les nouveaux organes prolétariens » ; mais peu de jours après, le même Serrati brisait les illusions de tous ceux qui auraient pu interpréter cette phrase dans le sens d'une authentique rupture avec la droite : celui qui pensait ainsi serait tombé dans. . . l'erreur !

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que l'on puisse transiger avec le gouvernement en vigueur pour éviter qu'il n'en surgisse un « pire ». Quant à la « scission » avec la droite, et donc au changement de nom du parti, Serrati ne tardera pas à expliquer, à la veille du Congrès de Bologne (dans un article intitulé « Notre maximalisme » du 5 octobre), que celui-ci ne se ferait pas et qu'il ne fallait pas le faire : « l'arbre vert » de la vie pouvait se moquer des rameaux desséchés d'un « programme » trop brûlant.

On peut ironiser aujourd’hui sur l’inconséquence du maximalisme – et les bolcheviks 1 le reconnurent (même si ce fut tardivement et non de leur faute) - son verbalisme barricadier, sa revendication d’avoir gardé les mains propres pendant la guerre, la rapidité de son adhésion à la 3e Internationale, son auto-définition de communiste (Serrati commença à publier « Comunismo, revue de la 3e

Internationale » le 1er octobre), créant ainsi un obstacle quasi insurmontable à la clarification théorique et à l’orientation politique des forces prolétariennes saines en Italie, pendant que le fond de sa position de conciliateur incorrigible permettait le sauvetage des sociaux démocrates les plus invétérés. Le flou de ses déclarations programmatiques et de ses engagements pratiques aplanissaient la voie pour une convergence de tendances diverses et même opposées non seulement à Bologne mais même à Livourne et à sa suite.

Nous savons que le gradualisme chassé verbalement par la porte peut entrer par la fenêtre et notamment par celle de l’éducationnisme, théorie selon laquelle l’émancipation du prolétariat, admettant pour les uns la nécessité et pour les autres la possibilité d’une solution révolutionnaire, présuppose non pas la préparation politique et matérielle de l’organe-parti, mais la préparation culturelle, technique et, pourquoi pas, morale, dans un sens générique ou mieux scolaire, des masses (qui, comme on le sait, sont constituées de rustres incultes et de moralité douteuse) et la création préalable d’institutions aptes à ce but – ou l’utilisation des institutions existantes. C’est alors que celui qui était passé pour le principal théoricien du gradualisme, Antonio Graziadei, se convertit au maximalisme en donnant pour raison que dans la situation d’alors, les « étapes du gradualisme » se condensaient dans un laps de temps si bref qu’ils se confondaient avec le saut révolutionnaire (« le gradualisme est dans la force des choses, mais il peut être fortement abrégé dans la période actuelle, augmentant ainsi la force « relative » du prolétariat »). Celui-ci indiquait dans un article son acceptation de l’usage de la force dans cette phase historique par le motif suivant : « Si nous regardons les transformations les plus difficiles à réaliser, c’est-à-dire les transformations économiques, la conquête du pouvoir ne peut être tentée par les socialistes, en tout cas ne peut être durable, si [tenez-vous bien !] une partie suffisante du prolétariat n’a pas atteint un certain degré d’éducation, de capacités techniques et d’organisation 2 ». De la même façon, le groupe de l’ » Ordine

1 Voir en particulier « Terrorisme et communisme » de Trotsky2 Voir l'« Avanti ! » du 10 septembre. Quant à la dictature, celle-ci ne devait pas être « la dictature

d'un parti, mais celle de la grande masse des travailleurs », formule dont il faut se rappeler puisqu'elle sera le cheval de bataille du kautskysme et que Gennari la répétera à Bologne dans une acceptation encore plus fade de « dictature de tous les travailleurs ». Soit dit entre parenthèses,

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Nuovo », par l’intermédiaire d’Angelo Tasca, apportait son adhésion sur la base d’arguments de type culturel éducationniste datant de 1912 1, dont le schéma cadrait bien avec la perspective d’une « transformation de la société capitaliste en société socialiste » à commencer « même sous le régime bourgeois, en préparant dès maintenant les organes capables d’assumer la gestion sociale ou de les préparer à cette fonction » (« Ordine Nuovo », 30 août).

Du reste, la position des ordinovistes à la veille du congrès de Bologne confirme notre vieux diagnostic : d’un côté leur caractère centriste sur le plan pratique, et anti-marxiste sur le plan théorique ; de l’autre le mensonge patent des commentateurs « érudits » d’aujourd’hui selon lesquels la Gauche n’aurait pas été la seule à soutenir le programme communiste révolutionnaire, et se serait trompée à Bologne tout comme à Imola, en ne rassemblant pas sur une plate-forme commune – sans ériger des barrières trop rigides au sein de son corps de thèses ainsi que dans celui de l’Internationale – on ne sait quels fantomatiques communistes électoralistes. En réalité, nos divergences avec l’ » Ordine Nuovo », lors du congrès de Bologne, furent totales, tant à propos des critères de l’Internationale - puisque ceux-ci ne voulaient se séparer ni des opportunistes déclarés (Turati et Cie, c’est-à-dire le Bernstein italien) ni de ceux qui refusaient cette scission (Serrati et Cie, c’est-à-dire le Kautsky italien) – que sur les conséquences de la position programmatique globale et donc de l’action communiste.

Le même Gramsci (nous le disons par avance pour répondre à ceux qui nous accusent de ne tirer que sur Tasca), dans un éditorial du n°20 du 4 octobre, pose comme exigence fondamentale celle de « donner au maximalisme un contenu concret et un caractère capable de réalisations », indiquant que celui-ci ne peut se tenir « que par un travail direct apte à donner vie aux institutions révolutionnaires ; école aujourd’hui de préparation et demain organe de conquête ». Le gradualisme éducationniste et, pour ainsi dire, viscéralement anti-parti, à la base de la doctrine ordinoviste, est formulé d’une manière aussi synthétique que suggestive par les maximalistes rêvant de « conquêtes concrètes », de « positions avantageuses » dans le contexte économico-productif et dans la gestion de la société, afin d’ » habiliter » le prolétariat à se substituer à la classe dirigeante.

Les conséquences de ces positions se font sentir peu après dans le programme de travail que l’on trouve dans le même numéro de l’ » Ordine Nuovo ». Celui-ci non seulement prévoit la victoire du maximalisme au congrès – et attend des maximalistes en substance une intensification des formes de luttes ( !) déjà adoptées par le parti et l’adoption de nouvelles formes d’organisation (ouvertement de conciliation) – mais il se propose de « rassembler les coopératives en consortium socialiste, les transformant en véritables centres expérimentaux des problèmes d’approvisionnement de l’état socialiste, se mettant en contact avec les consortiums de producteurs, lesquels

Graziadei (tout comme Kautsky) rappellera continuellement l'« immaturité du prolétariat » : finalement, la révolution a besoin. . . de professeurs et d'hommes de culture !

1 Concernant la polémique Tasca-Bordiga de cette année, voir le tome 1.

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serviront à rendre possible l’initiation des petits propriétaires au régime collectiviste ». La vieille polémique - d’ailleurs purement « méridionale » - conduite par l’ » Ordine Nuovo » contre les réalisations évangéliques de Prampolini, est abandonnée au bénéfice d’une perspective de récupération de l’hydre petite-bourgeoise (Lénine) des petits producteurs, et par une « unification des villes et des campagnes » que l’infantilisme ordinoviste voit non pas comme une conquête du socialisme supérieur (communisme) mais comme « condition indispensable à la réalisation de la révolution socialiste », alors que pour le Lénine de « La maladie infantile » et de « L’impôt en nature » la condition des bases économiques du socialisme est justement dans l’élimination de la petite production, cette élimination ne pouvant pas ne pas avoir d’aspect terroriste.

Cette déformation caractéristique de la « préfiguration » de l’organisation socialiste au sein du système capitaliste, que l’on retrouve comme position invariante de l’immédiatisme, trouve son équivalent dans la conquête « au nom de la classe travailleuse » des… grandes communes, parce que « les bureaux municipaux de ces villes sont une espèce de ministère » pour des communes qui « assument de véritables fonctions de gouvernement » - le problème de la destruction de l’état et de sa substitution par la dictature prolétarienne centralisée étant alors non seulement négligée mais même renversée au profit d’une vision localiste de couleur anarchiste ou anarcho-syndicaliste.

Ceci ne suffit pas. En traitant des commissions internes devant « adhérer » à l’entreprise, et des syndicats qui doivent devenir des écoles non de communisme mais de gestion et de production industrielle, il apparaît la perspective d’un socialisme tendant à insuffler dans la prolétariat l’abstraction de l’amour pour le travail et  « ce sens de la dignité que nous considérons comme un élément essentiel de cette personnalité et même de cette capacité à produire » : paroles qui d’un côté anticipent les formules stalino-stakhanovistes, et de l’autre confirment un intérêt totalement bourgeois pour un prolétariat vu non pas comme « sans réserves » mais comme producteur, ainsi que l’absence de toute critique pour le dogme de la production pour la production typique du capitalisme et élevée par Staline à juste raison au niveau de la loi de l’accumulation accélérée de capital au sein du socialisme soviétique mensonger.

Dans cette conception d’où le parti est absent, il est inutile de dire que « les conseils ouvriers et paysans sont les éléments les plus caractéristiques et les plus originaux du mouvement communiste », ainsi que de dire qu’il faut « les créer dans chaque province sans attendre les conseils économiques » tandis que « un conseil général devra régler l’exploitation des ressources naturelles en fonction des échanges entre les différentes régions et suivant les besoins des échanges internationaux ». Ainsi, tout plan central est jeté aux orties en échange d’un polycentrisme mercantile qui se relie aux 2 chefs de file du courant qui va de Proudhon d’un côté à Ota Sik ou à

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Liberman, tour à tour excommuniés ou canonisés 1. En conclusion, la direction du parti selon l’ » Ordine Nuovo » devrait se transformer en organe technique « dont le but principal est de coordonner pratiquement le travail des différentes entreprises socialistes » - conception à laquelle même Trèves et son homologue Schiavi pouvaient sans hésitation souscrire.

De ce point de vue, il n’y avait en réalité aucune interdiction à ce qu’un pont ne fut jeté non seulement vers les partisans de Serrati – mettant en garde comme d’habitude contre la « non-préparation » des prolétaires appelés, ô horreur, à prendre la direction d’une commune comme celle de Milan – mais aussi vers les droitiers au nom desquels Chiavi rendait hommage aux révolutionnaires russes pour rien moins que d’avoir créé longtemps à l’avance et bien avant la révolution « au sein de la société russe les assises de la nouvelle société, la politique des conseils ouvriers, l’économie des coopératives de consommation [ !], cultivant dans les campagnes l’esprit d’organisation et élevant le niveau intellectuel et technique des travailleurs au cours de décennies d’un prudent et difficile travail ». Pendant ce temps, Trèves concluait son article programmatique définissant la révolution – si tant est qu’elle advienne… - un « problème de propagande, d’organisation et d’éducation nationale et internationale ». Et parce que cette « éducation » ne pouvait s’acquérir qu’à l’intérieur des institutions existantes, dans l’attente ou à côté de celles qu’ il fallait créer ex-novo, il était logique que pour tous l’abstentionnisme soit la bête noire (« la défaite de la fraction de Bordiga » écrivait Graziadei « sera l’action la plus positive du congrès » parce que « un parti politique – spécialement dans un pays aussi peu cultivé [vas-y donc !] que le nôtre – vit plus de résolutions contingentes que de problèmes doctrinaux » ; phrase que tous les maximalistes répétèrent à Bologne). Il est donc logique que la Gauche ait fait de l’abstentionnisme un réactif afin de mettre le dos au mur à l’ensemble des contingentistes, gradualistes, éducationnistes, en somme à tous les réformistes revêtus d’un léger vernis « subversif » et toujours prêts à vivre sous le même toit que les réformistes tout court.

Pendant tous ces mois, la Gauche harcela la majorité « communiste électoraliste » - en plus de son programme dont nous avons parlé – avec des « réactifs » bien plus complexes que le pur abstentionnisme. Il faut le rappeler pour répondre aussi aux critiques et aux déformations dont celle-ci faisait alors l’objet et qui refleurissent aujourd’hui dans la bouche d’historiens, de journalistes et autres « hommes de culture ».

1 Les commentateurs à la Lepre-Levrero signalent avec orgueil un article de Togliatti du 19 juillet qui affirme que « la nécessité de la transformation est contenue dans les choses elles-mêmes » et adviendra dès que l'on sera convaincu que « le lieu où l'on travaille est celui de l'autorité sociale » ; que les ouvriers commencent donc à « les conquérir » ; » toute usine devenue. . . un centre [ ! ! !] de vie commune doit entrer ensuite en relation [vieil esprit de Proudhon !] avec les autres organisations similaires en se servant des fédérations de métier », c'est-à-dire. . . une reconstitution de la CGL : et ceci ne serait pas du gradualisme et du localisme de la plus belle eau, mais. . . du léninisme !

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2.2 – Points cardinaux de la position abstentionniste

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La défense du programme marxiste révolutionnaire dans son entier, que la Fraction communiste abstentionniste avait diffusé dans tout le parti après la réunion du 6 juillet 1919 à Rome 1, continua en vue de la préparation du congrès de Bologne par des articles dans « Il Soviet » et aussi une série d’articles envoyés au quotidien l'« Avanti ! ».

Un de ceux-ci daté du 2 septembre et intitulé « En défense du programme politique » développe outre la question des élections celle bien plus importante du rétablissement de « la conception marxiste la plus orthodoxe » en tant que « résultat de la magistrale confirmation donnée par les grands événements mondiaux de la guerre capitaliste et de la révolution communiste à cette conception ». On y lit que le programme de la Fraction communiste abstentionniste : 

« est la synthèse de la double victoire théorique remportée par le socialisme révolutionnaire marxiste contre les deux courants révisionnistes qui ont essayé de l’attaquer : le réformisme et le syndicalisme anarchiste ; victoire théorique qui va de pair avec la réalisation historique des prévisions et des conclusions du marxisme appliqué à la guerre bourgeoise et au processus qui conduit du régime capitaliste au régime socialiste ».

Au centre du programme, se trouve le concept de dictature du prolétariat, c’est-à-dire de la : 

« voie de la réalisation du communisme que la doctrine marxiste trace avec une merveilleuse pré-science et qui, se réalisant avec une majestueuse évidence dans les révolutions contemporaines, a débarrassé le terrain des conceptions révisionnistes et anarchistes sur la question du passage du régime bourgeois au régime communiste ».

L’article indique en quelques traits les bases de ce processus : 

« Tout d’abord le prolétariat s’insurge et abat par la violence le gouvernement bourgeois. Il lui substitue le système politique prolétarien : l’état des soviets, fondé sur l’exclusion du droit politique pour les bourgeois. Ainsi, à travers un processus d’évolution accéléré, l’état prolétarien exproprie les capitaux privés, les concentrant dans ses propres mains et administrant la production au moyen de ses organisations

1 Et non pas à Bologne comme il est écrit par erreur dans le 1er vol. p. 71 Le programme de la Fraction est reproduit dans les pages 392-402 de ce dernier.

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constitutives. Durant ce processus évolutif qui durera de nombreuses années, il y aura encore des bourgeois pratiquant l’exploitation, mais le prolétariat les éliminera et les absorbera au fur et à mesure. Ceux-ci sont potentiellement éliminés dès les premiers instants par la privation de tout droit politique. C’est la dictature du prolétariat.

On tend ainsi à l’abolition des classes et du pouvoir politique exécutif d’une classe sur une autre mais non à l’abolition de l’administration économique centralisée, caractéristique qui définit le régime communiste contre celui de l’économie privée. Les deux révisionnismes, l’anarchiste et le réformiste, nient ce processus et sont de ce fait en dehors de la réalité historique. Le réformisme dit : nous arriverons au communisme par des transformations graduelles de l’ordre économique auquel il est possible d’arriver à travers le système de représentation démocratique actuellement en vigueur. L’anarchiste dit : on arrive au communisme en abattant l’état bourgeois et en expropriant dans le même temps, celui de l’insurrection, la bourgeoisie, sans construire de nouvel état et de nouveau gouvernement. L’anarchie fait coïncider l’insurrection prolétarienne avec l’abolition des classes.

Réformisme et anarchisme nient la dictature prolétarienne. Accepter notre programme veut dire rendre incompatible au sein du parti tout rapprochement avec les conceptions réformistes et anarchistes, et en préciser les actions sur l’unique voie permettant le dépassement révolutionnaire du régime bourgeois » (souligné par nous).

Ayant ainsi précisé le point central, le programme de la Fraction communiste abstentionniste, l’article explique les raisons expliquant la tactique de l’abstention, question secondaire par rapport à celle, fondamentale, indiquée ci-dessus : 

« Nous affirmons qu’est ouverte la période révolutionnaire à l’échelle internationale, parce que la guerre mondiale, cette terrible crise du régime bourgeois, a mis le prolétariat face au formidable dilemme historique : ou démocratie bourgeoise, c’est-à-dire impérialisme et militarisme, ou dictature prolétarienne internationale. Il serait naïf de dire que la période révolutionnaire est ouverte en Italie ; si l’insurrection était devant nous, l’action électorale tomberait d’elle-même. Nous parlons de période révolutionnaire parce que nous sommes pénétrés par le dilemme : ou la dictature prolétarienne devient internationale dans la phase historique actuelle, ou bien la Russie elle-même se retrouvera enchaînée par la démocratie capitaliste. Le travail des partis communistes, de ceux qui veulent à la fois suivre et sauver la Russie, consiste à préparer le prolétariat de chaque pays aux heurts avec l’état bourgeois, créant en celui-ci la compréhension politique et historique de la nécessité que le programme communiste, le processus de la révolution prolétarienne, se réalise dans sa totalité. Le fondement de cette compréhension est le concept de dictature du prolétariat à laquelle le prolétariat doit de préparer. L’arme la plus formidable de la conservation bourgeoise contre celle-ci

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est la diffusion de l’idéologie et de la méthode social-démocrate. Convaincus de cette opposition […] les partis communistes doivent en répandre la conscience, comme le disent les thèses de Moscou, au sein des plus larges masses du prolétariat ».

Nous avons souligné quelques lignes de ce dernier passage pour mettre en évidence la manière dont notre perspective révolutionnaire embrassait un cycle non pas contingent et national mais historique et international. Ceci signifiait que nous étions des révolutionnaires marxistes non pas parce que la révolution se serait trouvée à portée de main, mais parce que nous savions nous trouver au sein d’un arc historique pour une longue période de temps dans laquelle était en jeu, comme ce le fut, le destin même de la révolution d’Octobre : la montée vers le communisme ou la rechute dans la démocratie bourgeoise, autre face de l’arrêt à l’étape économique du capitalisme.

Enfin, l'article répond à deux objections : la première est que ce fut justement nous qui, en 1913, avons défendu le principe de la participation aux élections - et à cet argument nous répondons que nous étions alors en plein développement de notre campagne contre l'apolitisme anarchiste ; l'autre est que les maximalistes se proposaient de n'aller au Parlement que pour « propager nos positions » - et à ceci nous répondons que ce critère ne pouvait être valide que lorsqu'il s'agissait de : 

« Plutôt critiquer l'ordre capitaliste que de préciser la voie à prendre pour arriver à l'ordre nouveau, l'ordre communiste. Aujourd'hui, alors que la révolution débute, ce problème se pose et nécessite une solution pour nous classique : l'insurrection pour la conquête du pouvoir politique, la dictature du prolétariat - l'action électorale n'est plus un terrain de propagande parce que le fait même de participer concrètement à la démocratie représentative détruirait notre propagande pour la dictature prolétarienne.

Avant, l'électoralisme était la seule possibilité de concrétisation de la politique prolétarienne. Celle-ci a donné de terribles désillusions, cependant l'éviter aurait pu vouloir dire encourager le neutralisme et l'indifférentisme politique au sein du prolétariat, le poussant vers une activité purement corporatiste et minimaliste. Le syndicalisme et sa banqueroute confirment tout ceci. Aujourd'hui, il y a un programme d'action politique qui doit remplacer la vieille propagande des réunions électorales : la conquête révolutionnaire du pouvoir ».

La position des réformistes est logique : 

« Nous n'opposons pas tant l'incompatibilité programmatique entre action insurrectionnelle et action électorale (qui est une incompatibilité de fait) qu'entre la préparation politique du prolétariat à la conquête révolutionnaire du pouvoir et à l'exercice de la dictature avec la préparation aux élections, l'intervention au sein de celle-ci et l'explication des activités parlementaires du parti ».

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Un second article du 14 septembre 1 (15) intitulé « Les contradictions du maximalisme électoraliste », considérant que l'on avait déjà traité des positions des bourgeois et des petits-bourgeois réformistes et libertaires, s'oppose à un nouvel ennemi plus dangereux : la fraction qui vaincra à Bologne et aura encore la majorité à Livourne, c'est-à-dire la fraction des faux révolutionnaires qui, tout en parlant de « programme maximum », se montrèrent imbus jusqu'à la moelle de ce « crétinisme parlementaire » que Marx avait stigmatisé.

Un dernier article du 23 septembre intitulé « En défense du programme communiste » réaffirme l'intégralité de la doctrine communiste et l'applique concrètement à la situation italienne, démontrant d'un côté que la participation aux élections absorbait toutes les énergies que le parti aurait dû destiner à des tâches théoriques, pratiques et organisatives d'une tout autre importance, et de l'autre, que la perspective d'une victoire électorale socialiste était une perspective contre-révolutionnaire : « Pour vivre, la bourgeoisie doit faire du réformisme. Pour y réussir, elle a besoin de la participation du prolétariat à la démocratie parlementaire ». Que celui qui peut le démente aujourd'hui !

De nombreux articles de « Il Soviet » méritent d'être cités. Mais avant, nous voulons préciser les positions de base de la Fraction communiste abstentionniste, démontrant que sa politique et la lutte menée en 1919 classaient les élections en dernière position. Le problème le plus urgent n'était pas de tenter de conquérir le parti ni même sa majorité à la position de ne pas présenter de candidats au parlement, mais d'indiquer quelles étaient les voies de l'avenir qui pouvaient offrir une possibilité au prolétariat italien, partie du prolétariat européen, de mener sa bataille de classe, et en sortir vainqueur et non défait. Les points fondamentaux étaient ceux qui avaient déjà été martelés par les bolcheviks : 

1)Affirmation des bases théoriques du marxisme révolutionnaire et de sa perspective de passage du pouvoir capitaliste au pouvoir ouvrier, ainsi que, à la suite d'un développement historique ultérieur, de l'économie privée au socialisme et au communisme.

2) Affirmation que la doctrine et le programme de la 3e Internationale ne constituaient pas une nouveauté provenant de la révolution russe, mais s'identifiaient au canon marxiste du point précédent.

3) Affirmation de la nécessité pour le nouveau mouvement, succédant à la faillite de la 2e Internationale, de naître à l'échelon national et international par une scission impitoyable d'avec les éléments révisionnistes et sociaux-démocrates.

4) Prise de position contre les multiples énonciations erronées et démagogiques des maximalistes de l'époque, contre la perspective ridicule d'actes révolutionnaires dans lesquels en réalité ils ne croyaient pas, contre la proposition prématurée de 1 Reproduit dans notre texte « Ou préparation révolutionnaire ou préparation électorale ».

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former artificiellement des soviets et contre la construction des ordinovistes de Turin non moins erronée, qui voyaient la société nouvelle se construire cellule par cellule au sein des conseils industriels d'usine.

5) Démonstration que, malgré la référence banale à l'abstentionnisme des anarchistes, les communistes repoussaient tous les courants anarcho-syndicalistes comme anti-révolutionnaires, particulièrement parce qu'ils réfutaient la dictature d'État exercée par le parti.

6) Jugement sur les développements politiques en Italie qui ne consistait pas à proposer sommairement la révolution armée immédiate, puisque la phase historique précédente devait être la constitution d'un véritable parti communiste et la conquête de son influence sur l'avant-garde du prolétariat, et que la perspective la plus favorable pour la conservation du pouvoir bourgeois en Italie était la persistance au sein des partis prolétariens d'un choix non effectué entre préparation des moyens révolutionnaires et usage des moyens légaux, tentant ainsi d'attirer une large frange des soi-disant défenseurs de la classe ouvrière non seulement dans le Parlement, mais aussi au sein de la machine gouvernementale étatique.

Nous savions parfaitement avant le congrès de Bologne que nos positions n'obtiendraient pas la majorité. Mais il serait ridicule de croire que nous ne nous préoccupions pas du chemin que pouvaient prendre la majorité de nos adversaires dont les positions allaient d'un extrémisme tapageur et exagéré au vieux réformisme pantouflard.

Il est banal de dire que si les maximalistes avaient accepté nos arguments et si une majorité notable avait décidé de ne pas aller aux élections, la minorité se serait séparée du parti et aurait suivi son propre chemin. Cela aurait constitué un moyen utile pour arriver au résultat qui ne fut atteint qu'après d'autres événements et de manière moins heureuse à Livourne, mais surtout quand toute chance de bataille victorieuse avait alors disparu.

Depuis quarante ans on nous objecte qu'il était dogmatique et talmudique de ne pas tenter de réaliser la scission dans l'hypothèse où la majorité voulait participer à la bataille parlementaire. Mais une telle accusation n'a aucun fondement car la chronique de ces mois-là démontre que nous n'avons pas économisé nos forces pour pousser les maximalistes électoralistes à accepter le critère d'exclusion du parti pour ceux qui refusaient le nouveau programme communiste. À Bologne, nous avons proposé aux partisans de Serrati d'insérer cette position dans leur motion (qui, en dépit de leur désordre mental, et sous la pression de notre polémique, avait fini par inclure au moins une partie des bonnes thèses communistes), leur proposant dans ce cas de supprimer notre position sur l'abstentionnisme. Nous aurions ainsi obtenu le même résultat, peut-être de manière moins brillante, consistant en ce que les réformistes à la Turati seraient sortis du parti et, avec eux, une partie des maximalistes les plus vulgaires.

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Notre proposition était loyale et comprenait également la promesse de suivre la campagne électorale de manière disciplinée. C'est ainsi que, après le vote qui nous fut contraire, nous décidâmes non seulement de ne pas sortir du parti mais aussi d'accepter par discipline de développer le travail électoral dans le parti tel qu'il était. On ne peut donc pas nous accuser d'avoir commis une erreur par excès de dogmatisme, et la vérité pourrait bien être le contraire, c'est-à-dire que nous l'avons commise par défaut en ne sortant pas tout de suite du parti pour en constituer un nouveau - si, et c'est là l'essentiel, le centre maximaliste ne nous avait pas mis dans l'obligation de ne pas le faire, en gagnant à temps le douteux qualificatif d'adhérent à la 3e Internationale et de néophyte... du communisme. Ce qui ne fut pas le dernier mauvais service rendu par Serrati & Cie à la cause du prolétariat. Pour nous la question ne se posait pas en termes nationaux mais internationaux : le lien avec Moscou, qui autrement se serait rompu, était donc vital. En réalité, ceux qui (y compris les ex- » gauche » qui nous reprochent une excessive... tendresse envers le PSI) croient pouvoir dire aujourd'hui que si nous avions eu leur courage (à quoi se réduit leur vision... marxiste de l'histoire) nous aurions pris dès lors le taureau par les cornes en constituant immédiatement un parti, fermant les yeux sur les données complexes et emmêlées de la situation d'alors, oubliant que le maximalisme nous avait lié les mains par deux fois en se sauvant, devant l'Internationale surtout, et devant les prolétaires italiens ensuite, par son neutralisme pendant la guerre et son adhésion au Komintern. Quand ils ajoutent que l'heure de la division avait sonné en octobre à Bologne parce que la situation était « objectivement révolutionnaire », ils ne disent pas, volontairement, que, si cela avait été le cas, il aurait déjà été trop tard, et que nous aurions alors dû nous séparer bien avant ; c’est le discours d’aujourd'hui. Mais nous n'avions pas face à nous un centrisme ouvert qui se serait montré comme tel ; nous avions face à nous (et combien de peine nous avons eu à convaincre les bolcheviks russes et les prolétaires d'avant-garde en Italie qu'il en était ainsi !) un centrisme crédible en apparence, et nous étions les seuls, tant sur le plan international que sur le plan local, à comprendre que derrière cette façade, en dehors du vide, il n'y avait rien d'autre que de la pourriture. Nous devions mettre à l'épreuve sur leur terrain les faux « soviétistes » ; comme si cela ne suffisait pas, nous devions faire le point aussi avec les « impatients », d'orientation plus syndicaliste que marxiste, et prompts à nous rejoindre pour des raisons différentes des nôtres, même sur le plan de l'abstentionnisme. Cela ne nous faisait pas plaisir et ne correspondait pas à nos goûts, mais c'était la dure réalité. Les « chocs » et les « traumatismes » que ces « extrémistes » à la sauce psychanalytique nous attribuent (ils dirent peu après que pour nous le PSI était quelque chose comme... la « mère phallique » tout à la fois haïe et désirée) étaient les « chocs » et les « traumatismes » bien plus sérieux de la situation objective : on n'en trouve pas la clé dans la... psyché individuelle ou collective, mais dans les rapports matériels et dans le poids des facteurs d'« inertie historique » qui n'ont rien à voir avec les désirs, la volonté, la conscience, et moins encore avec le fameux bon sens.

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Dans ce joyau de la dialectique marxiste qu'est « Terrorisme et Communisme » (dans le chapitre final : « En manière de post-scriptum ») Trotski expliquera le « retard dans la clarification interne du Parti » italien par l'unanimité, qui avait été atteint facilement grâce à l'exploitation de circonstances objectives, dans le refus des crédits de guerre d'abord, et dans l'adhésion à la 3e Internationale ensuite. Autant le jeu des facteurs objectifs était emmêlé, autant la volonté et les désirs subjectifs étaient divergents ! Nous étions le 17 juin 1920 : les bolcheviks se convainquirent trop tard et à travers l'expérience directe que la fonction des Indépendants en Allemagne était menée par les Maximalistes en Italie, et qu'ils correspondaient au portrait dépeint magistralement par Trotski - croyant le faire correspondre à la seule aile de Turati : « une forme moins pédante, moins dogmatique, plus déclamatoire et plus lyrique que l'opportunisme mais aussi la pire : le kautskysme latinisé ». C'est à ce rideau de fumée « lyrique », rageusement unitaire malgré les déclamations lors des réunions, que l'on devait le « retard de clarification » non seulement dans le PSI mais aussi dans l'Internationale !

La vérité historique est que nous avons avancé nos propositions et que les maximalistes les ont refusées, non seulement Lazzari qui penchait alors vers Turati, mais aussi Serrati, Bombacci, Gennari, Tasca, etc. Une de nos conditions était naturellement que le nouveau programme ne figure pas comme un corps étranger ou une addition superflue au milieu des positions décousues de la motion maximaliste, mais constitue un élément de dissuasion, comme on dirait aujourd'hui, dans la confrontation avec la droite. Gennari parut un instant adhérer à cette idée, mais les autres répondirent qu'ils avaient peur de compromettre une brillante victoire électorale.

La question du programme, qui s'identifiait techniquement avec l'exigence de la scission au sein du parti, constituait pour nous la question politique centrale (nous le confirmerons en recourrant au texte du 2e Congrès de Moscou en 1920) ; la question des élections n'était au contraire pas une question politique centrale, dans le sens où, pour celui qui connaît le puant démocratisme occidental, il suffisait de quelques secondes pour comprendre que, ne serait-ce qu'en effleurant ces méthodes obscènes, la nouvelle force révolutionnaire aurait fait naufrage dans la honte.

Certains historiens d'aujourd'hui ont compris le dilemme contre lequel nous nous trouvions contre notre volonté, et reconnaissant en nous le seul courant digne d'être défini comme communiste, répondent par une autre critique. Ils prétendent qu'à cause de notre « abstentionnisme » nous aurions retardé la cristallisation autour des questions de fond (qu'ils reconnaissent par pure bonté n'avoir été posées que par la Gauche) des éléments les plus sains du vieux parti. En dehors de ce que nous avons indiqué plus haut, la vérité est que pas une seule voix ne s'éleva, ni avant, ni durant et encore moins après Bologne, pour reprendre et faire sien une seule des positions que nous avions avancées, positions spécifiques tant de notre courant que de l'Internationale reconstruite. Pour nous l'abstentionnisme - comme l'était pour Zinoviev et pour toute l'Internationale la participation ou non aux élections - était

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secondaire par rapport aux positions programmatiques de fond et n'aurait jamais dû nous diviser. Pour les supposés candidats de 1919 au vrai parti communiste, la participation aux élections primait sur les positions programmatiques de fond (d'ailleurs comme nous allons le voir, mal digérées ou même inconnues) et les empêchaient de s'unir à nous et de se séparer des réformistes ! Tous préférèrent la confusion maximaliste ; tous tirèrent à vue contre le « point secondaire » pour ne pas être contraints de s'aligner sur le « point essentiel » ! Il fallait une longue maturation (et nous avons lutté à corps perdu les mois suivants pour y arriver) pour que ce dernier point soit digéré : et Livourne ne suffit pas...

2.3 – La forte et cohérente campagnede « Il Soviet »

Retour à la table des matières

Dans une lettre de salut au congrès du PSI, datée du 29 septembre 1919 et signée Zinoviev1, le Comité exécutif de la 3e Internationale écrivait : 

« Notre Association internationale des travailleurs a besoin de quelque chose de plus que de sympathie. Nous avons besoin de clarté dans le programme et dans les fins. La dictature du prolétariat, sous la forme des Soviets, la destruction des Parlements bourgeois démocratiques qui sont un instrument de la dictature bourgeoise, la création de l'Armée rouge - ce sont les buts qui doivent unir le prolétariat révolutionnaire international ».

C'est bien dans ce but de clarification « du programme et des fins » que « Il Soviet » se dédia au cours des mois qui précédèrent Bologne, en développant les points cardinaux de la théorie marxiste et ses nécessaires implications tactiques : c'est-à-dire les points soulevés ci-dessus qui forment un cadre organique de doctrine et d'action, et en tout premier lieu celui de la lutte pour un nouveau parti qui ait éliminé les réformistes et se soit ainsi libéré des nombreuses positions erronées vers lesquelles marchait toujours plus le « maximalisme » vide et bruyant. À de nombreuse reprises « Il Soviet » dut préciser qu'il ne s'agissait pas des positions personnelles d'un quelconque camarade, quelles que soient ses qualités d'écriture et de propagande, ni de positions localistes ou dues aux difficultés traditionnelles de la situation du socialisme à Naples. Il s'agissait d'un authentique courant collectif dans le parti qui recueillait partout des adhérents et des collaborateurs pour la propagande, pour la rédaction du journal et l'agitation syndicale et politique, et qu'un tissu

1 Ce qui ne veut pas dire que le message ait été connu en Italie : le texte allemand se trouve dans « Kommunistiche Internationale » n°4/5 d'août 1919, pp. 134 et sq.

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organisatif national serré avait déjà été tissé. De manière très tardive, ceux de l'« Ordine Nuovo » reconnurent leur défaut d'origine de n'avoir pas su s'organiser nationalement et d'avoir dû (d'abord après Bologne puis après Livourne) poursuivre leur chemin sur la trace du solide travail effectué par les abstentionnistes dès la fin de la guerre. Cependant, pour rabaisser la tradition abstentionniste, un de leurs exposants post litteram a insinué que la politique abstentionniste simpliste et infantile ne concernait que le Mezzogiorno où n'existaient pas de masses prolétariennes développées, alors que la doctrine ordinoviste se serait appuyée sur la moderne industrie de Turin, ignorant ainsi les couches arriérées ! Il est facile de démontrer le peu de valeur de cette invention gratuite en montrant la composition des forces de la Fraction abstentionniste qui se déduit par les publications régulières dans « Il Soviet » des adhésions à son programme.

Le vote au congrès ne donna que 67 sections et 3.413 votes contre l'énorme bloc de Serrati et Cie d'un côté et Turati-Lazzari de l'autre. Cependant 16 sections ne purent envoyer de délégués pour des raisons économiques et nous calculâmes que l'ensemble des sections ayant adhéré au Soviet se chiffraient à 83. Voici la répartition entre les provinces italiennes d'alors : Alessandria 6 sections, Cuneo 2, Novara 14, Turin 5 (avec une forte minorité dans le chef-lieu), Bergame 1, Mantoue 1, Milan 1, Padoue 1, Porto Maurizio 3, Modène 2, Ravenne 2, Bologne 5, Arezzo 2, Florence 5, Lucques 2, Sienne 2, Ascoli 2, Macerata 2, Pérouse 1, Teramo 1, Aquila 1, Rome 2, Naples 5, Caserta 2, Salernes 2, Catanzaro 1, Cosenza 3, Bari 5, Reggio C 1, Girgenti 2, Palerme 1, Syracuse 1, Cagliari 1.

Deux considérations sont à faire : que le mouvement, même en tenant compte de la distribution des forces du parti, était plus fort dans le nord et dans le centre que dans les îles et au sud ; et que, en dépit de l'imbécile norme démocratique, ce n'est pas le nombre d'adhérents qui compte, mais leur présence sur l'ensemble du territoire. Le lecteur trouvera tant dans l'exposé que dans les annexes des volume 1 et 1 bis (ainsi que dans ce volume) une série de citations montrant que la lutte se développa sur un front multiple et non pas sur le seul thème du boycott des élections. Tous les aspects de la lutte prolétarienne et communiste en Italie et dans le monde sont suivis bataille après bataille, en expliquant les causes des victoires et des défaites (Russie, Hongrie, Bavière, Allemagne, etc.). La polémique est dirigée constamment contre les partis de la démocratie bourgeoise et « populaire », à l'intérieur comme à l'extérieur. On n'y oublie jamais la distinction entre nous et les faux révolutionnaires syndicalistes et anarchistes. La question des organisations économiques et de leur rapport avec le parti de classe est traitée à fond. Les aberrations des positions des maximalistes locaux et des ordinovistes sont dénoncées aussitôt découvertes, et parmi celles-ci la proposition de la Constituante, celle de la formation immédiate des soviets, l'idée imbécile de la grève expropriatrice, les premières apparitions du fétichisme de l'« unité » et du « front unique révolutionnaire », positions avancées avant même d'avoir un parti communiste, dans une grande confusion d'idées ainsi qu'une totale absence de programme, d'organisation sérieuse et de préparation révolutionnaire.

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Les gauches abstentionnistes virent bien à l'avance les dangers et les menaces de l'opportunisme et de la contre-révolution. Sur le plan international, la suite du texte montrera pourquoi il n'y eut pas de fractions de gauche efficaces en Europe et dans le monde, et quelles erreurs effectives de type « infantile » au sens de Lénine apparurent grâce au resurgissement d'influences anarchoïdes et syndicalistes que l'on trouve en Italie justement, au travers du courant de l'« Ordine Nuovo ».

Servons-nous du matériel disponible entre août et octobre 1919, par l'utilisation du « Soviet ». Rappelons à nouveau que l'ensemble de nos thèses a déjà été solidement formulé dans le programme adopté à Rome en juillet, et dont nous verrons qu'il sera suivi des thèses sur la « Tactique » et sur la « Critique des autre écoles ».

Dans « Il Soviet » du 10 août 1919, outre l'article « La restauration bourgeoise en Hongrie » déjà cité, dans lequel la dénonciation de la grave erreur d'avoir constitué un gouvernement révolutionnaire composé de communistes et de socialistes coïncide pleinement avec celle donnée plus particulièrement par Lénine et Trotski, figurent deux articles, « La dictature du prolétariat » et « Le Programme communiste et les autres tendances prolétariennes », qui touchent à deux points importants : le premier non seulement réaffirme la nécessité de la violence de classe, de la dictature et de la terreur, comme cela avait déjà été développé dans des articles précédents (voir en particulier « Pour une évaluation historique de la dictature prolétarienne » dans le vol. 1), mais réagit face à l'habitude typique des maximalistes de rappeler sans cesse le caractère « très transitoire » de la dictature dans le but évident de ne pas effrayer les grands-bourgeois et de s'attirer la sympathie des petits, au lieu d'insister sur sa nécessité, laissant aux rapports de force mondiaux l'évaluation de sa durée (et, dans sa fonction non de violence répressive mais de réalisation économique et de transformation politique, celle-ci s'étendra sur une longue période) ; le second reprend les thèses fondamentales du 1er congrès de l'Internationale en mettant néanmoins en garde contre une ouverture de la porte de la nouvelle organisation à des formations anarchistes et syndicalistes, ou encore à des organisations non pas politiques mais économiques. Dans le numéro du 17 août, les expériences décisives de Russie, d'Allemagne et de Hongrie sont reprises dans un article intitulé « La parti à la croisée des chemins », qui anticipe l'inévitabilité à terme plus ou moins bref de la scission du parti, affirmant par ailleurs la position, pour nous cardinale, indiquant que « les méthodes de lutte [...] ne doivent pas être choisies en fonction de possibilités plus ou moins grandes de succès immédiat que la lutte peut donner, mais en fonction des finalités que le parti se propose de suivre ». C'est donc dès cette période que la question vitale de la tactique est affrontée, question que la Gauche ne cessera de défendre à l'échelle internationale les années suivantes.

Dans le numéro du 24 août est reproduite la motion que la Fraction présentera à Bologne et qui, à quelques modifications près de caractère purement formel, sera proposée au vote lors de cette réunion 1. Le nœud de celle-ci, bien plus que l'abstentionnisme électoral, fut la déclaration d'incompatibilité d'avec le parti de 1 Voir p. 71

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quiconque admettait l'émancipation prolétarienne par la voie démocratique et repoussait la dictature du prolétariat. On y affirmait par ailleurs que le programme élaboré précédemment (voir volume 1) n'était pas le travail d'un militant, mais exprimait la pensée collective de la fraction et se rattachait aux proclamations fondamentales du « Manifeste du parti communiste » et du programme de la 3e

Internationale : dès lors il est clair que, pour notre courant, la position imbécile d'élaboration de positions à caractère personnel, définies par le nom d'un individu, n'a plus droit de cité. S'ensuit une brève polémique avec les anarchistes, lesquels, à travers leur vision du processus révolutionnaire comme acte miraculeux de l'illumination de la conscience prolétarienne et de la destruction de l'appareil d'État, s'étonnent que la constitution des soviets russes nie le droit électoral actif et passif aux exploiteurs, s'imaginant que par un coup de baguette magique, la victoire politique puisse amener avec elle la... volatilisation des rapports de production capitalistes et avec elle de leurs représentants physiques.

On peut par ailleurs observer que la polémique récurrente avec les anarchistes permit à notre fraction d'opposer rapidement les questions vitales de théorie et de praxis révolutionnaire non seulement à nos anciens contradicteurs mais également aux adeptes « néophytes » sinon du communisme, au moins du « soviétisme ». Un article du 5 octobre 1, toujours dans « Il Soviet », pendant qu'il donne acte au journal anarchiste « Volontà » de la justesse de son jugement à notre égard, comme étant les plus fermes et les plus obstinés à refuser tout compromis, même dans la pratique, avec les héritiers de Proudhon et de Bakounine, adversaires du parti de la dictature et du centralisme, et rejetant toute tentative d'atténuation des rudes positions théoriques et programmatiques marxistes, développe le thème de notre conception classique de la force, de la violence, de l'État et de la dictature : 

« Il est inutile de se répandre en définitions abstraites et absolues pour des termes identiques : dictature, force, violence, pouvoir, gouvernement, État. Il est dangereux de chercher une possibilité d'entente entre doctrines opposées comme le font certaines formulations de la philosophie bourgeoise invoquées par l'« Ordine Nuovo » de Turin (qui a une excellente orientation, mais qui est encore truffé de certains concepts doctrinaux qui, bien qu'ils paraissent nouveaux, sont dépassés par la dialectique marxiste), comme celle indiquant que « la source du droit est dans la conscience individuelle » ( ! !). Voilà une belle formule anarcho-bourgeoise. Pour nous, la source du droit, c'est la force des intérêts de la classe qui est au pouvoir. Le droit change avec le changement des classes qui dominent la société ; et la « conscience individuelle » est non pas une cause, mais le résultat de tels changements, et en général des rapports de classe. Si nous voulons sortir de cette polémique absconse, il faut quitter le terrain des définitions et des distinctions philosophiques et venir sur celui des développements effectifs du processus historique. Prenons une seule définition de l'État, la définition marxiste et réaliste : l'état est l'organisation par laquelle une classe sociale exerce sa domination sur les autres. Les caractéristiques de l'État ne sont pas universelles, mais changent 1 Intitulé « Socialisme et anarchie : l'horizon s'éclaire ».

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complètement chaque fois qu'une classe arrive au pouvoir. Quand la lutte de classe a atteint un certain avancement, le prolétariat s'insurge pour abattre le pouvoir de la bourgeoisie : l'État bourgeois. S'il était possible au lendemain de cette action de supprimer la division de la société en classes simplement en faisant fonctionner l'économie communiste, il n'y aurait pas nécessité de formation d'un nouvel État. Mais parce que ceci est absurde, et ceci pour une période plus ou moins longue mais de toute manière mesurable en années, il continuera à exister des bourgeois non encore expropriés, et il y aura encore deux classes : le prolétariat en tant que classe dominante et la bourgeoisie en tant que classe dominée en voie d’élimination progressive. Il devra donc se former une organisation : l'État prolétarien, qui exercera la force expropriatrice contre les bourgeois ».

Revenant en arrière, le 24 août, un article intitulé « L'équivoque du maximalisme électoral » soumet à une brillante critique le manifeste-programme contradictoire rédigé par les maximalistes, d'ailleurs avec peu de conviction, et paru peu de jours auparavant dans l'« Avanti ! ».

Le nœud de notre argumentation sur la tactique, et pas seulement « électorale », est bien résumé dans le paragraphe suivant : 

« On affirme qu'en Italie les actions révolutionnaires pour la conquête du pouvoir n'ont pas encore commencé. De ceci il n'y a aucun doute. Si ces actions avaient commencé, nous serions actuellement en train de combattre dans la rue et aurions bien peu le temps de penser au congrès ou aux élections. Nous disons qu'il ne faut pas attendre le moment de l'action pour changer de tactique ; il faut au contraire changer de tactique pour justement se préparer à l'action [...]. Ce n'est pas la période historique de la lutte entre prolétariat et bourgeoisie qui vient de s'ouvrir ; celle-ci est ouverte depuis longtemps, et à l'échelle internationale. Dans cette période toutes les énergies doivent converger vers cet effort suprême, et toute diversion est néfaste ».

Dans le numéro du 31 août, l'hebdomadaire attaque la politique de Nitti qui attend avec plaisir l'arrivée du puissant groupe parlementaire socialiste, tout en étant complice de la bourgeoisie mondiale qui, justement ces jours-là, exulte pour avoir pris Odessa et Petrograd grâce à ses armées blanches. Les temps ne changent pas : le grand but du « démocrate-réformateur » Nitti est ce qu'on appellerait aujourd'hui « la politique des revenus », c'est-à-dire « produire beaucoup et consommer peu » (en compensation, le groupe parlementaire avait obtenu... une réforme électorale et, tenez-vous bien, une enquête sur les causes de la « catastrophe nationale » de Caporetto !). Il s'ensuit une vive polémique contre les thèses bancales des électoralistes, lesquels se réclamaient traîtreusement de Lénine pour justifier leur propre parlementarisme corrompu, tout en sachant bien mentir en nous accusant d'anarchisme et, comble d'ironie, en nous accusant d'avoir défini comme but du parti communiste « la destruction par la violence de la domination bourgeoise et l'organisation du prolétariat en classe dominante », faisant semblant d'ignorer que ces paroles avaient été écrites 70 ans auparavant, par la plume... de Marx !

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Le numéro du 7 septembre inclut de nombreuses notes politiques sur les manœuvres de la bourgeoisie italienne, comme par exemple le mouvement des Arditi qui préludait le fascisme, et l'hypocrite campagne sur les « responsabilités » de la défaite de Caporetto. Un des articles trace à ce propos la nette ligne de démarcation entre notre doctrine du défaitisme pendant la guerre et les pleurnicheries humanitaires et pacifistes de ceux qui, alors comme aujourd'hui, entendent se servir de la critique du militarisme comme tremplin pour accéder au Parlement ou au ministère. Un autre est dédié au programme maximaliste et à la démonstration de sa totale inconsistance, indétermination et hypocrisie. Il conclut par l'affirmation de principes soudant les directives tactiques aux finalités et au programme du mouvement : 

« La méthode maximaliste (au sens de : bolchevik) ne craint pas l'examen des questions contingentes et leur résolution, mais elle ne peut consentir en ce qu'une telle résolution soit faite en contradiction ouverte avec ses directives ».

Pendant ce temps, et malgré nos vives protestations, la direction du parti avait décidé d’envoyer à une date ultérieure le congrès fixé auparavant pour les premiers jours de septembre : il urgeait, que diable ! de préparer les élections. Le numéro du 14 du même mois, entre autres polémiques contre les maximalistes et contre la droite, contient un éditorial (une clarification quasi superflue) indiquant que notre programme, qui entend tracer la voie vers la révolution ouvrière et communiste en se basant sur des raisons « non nationales mais internationales et d’ordre programmatique général » 1, n’a pas été et n’est pas discuté par qui que ce soit pour ses points essentiels , et que dans le même temps toutes les discussions portent sur la question de la participation ou non aux élections. Un autre article développe une question pour nous cruciale : la préparation révolutionnaire s’effectue non seulement grâce à la propagande mais aussi grâce à la participation aux luttes économiques du prolétariat dans le double but de donner à celles-ci « un caractère politique intense » et de les extirper du « caractère restreint de lutte et de catégorie » pour qu’elles assument toujours plus « le caractère de lutte de classe et donc de lutte politique ».

Une des questions qui était et continuerait à être une source de confusion était celle des buts et des conditions de constitution des soviets. Dans les numéros des 12 et 21 septembre, l’hebdomadaire, en réponse à un collaborateur de l’ » Ordine Nuovo », indique que le soviet est un organisme politique avant de devenir après la prise du pouvoir un organe de transformation également économique. Ces caractéristiques sont données par l’exclusion de quiconque n’est pas prolétaire ou est « lié à la conservation des rapports économiques de la propriété privée » et par la participation à ceux-ci des prolétaires non en tant que travaillant dans telle ou telle 1 Pour la bonne bouche. A cette époque comme aujourd'hui (et l'on dit avoir découvert des «  voies

nouvelles ») on nous accuse avec un rien de compassion de refléter par notre extrémisme les « conditions locales » du seul mezziogiorno, oscillant entre agitation subversive et. . . féodalisme. « Il Soviet » répond : » Les raisons locales nous conduiraient plutôt à la participation qu'à l'abstention, mais pour nous les conditions locales ne sont rien face à la marche générale du mouvement et c'est pourquoi nous sommes et restons abstentionnistes ».

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usine, mais en tant que membres de la classe des salariés et défenseurs de ses intérêts généraux : on ne peut donc pas les confondre avec les syndicats, encore moins avec les commissions internes. On réagit par ailleurs à la prétention, autant de la part des maximalistes que des ordinovistes, de « fabriquer » les soviets en essayant de leur mijoter la structure la plus révolutionnaire possible : ce n’est pas une « structure particulière » qui fait du soviet un instrument révolutionnaire, mais le fait d’être « l’organe de la classe qui prend pour son propre compte la direction de la gestion sociale » : en les constituant lors d’une période non révolutionnaire, on se limiterait à « une imitation formelle d’une institution à venir ; mais celle-ci manquerait de son caractère révolutionnaire fondamental ». Dans les faits le seul représentant du prolétariat est le parti « même si il ne constitue qu’une minorité audacieuse » et ce n’est que du parti que sortiront les futurs  « cadres des conseil ouvriers et paysans ». Le problème historique – ou, comme préféraient le dire les ordinovistes, le problème concret – est par conséquent celui de la formation du parti de classe : sans sa résolution, tout le reste n’est que pur exercice académique. À la même période (à Heidelberg, 20-24 octobre) les spartakistes, lors de leur second congrès, répondirent aux ouvriéristes et aux syndicalistes allemands, pour lesquels les conseils (Räte) étaient l’alpha et l’oméga et qui faisaient abstraction du parti (et se portèrent même contre le parti… violeur des masses  !), que « la révolution n’est pas une forme d’organisation » - confirmant que le vrai communisme ne connaît pas de frontières.

D’autre part, ceci ne signifie t’il pas que nous n’avons pas tenu compte – comme on le dit aujourd’hui – des conseils d’usine et des autre formes de représentations des intérêts ouvriers dans l’usine ? Notre hebdomadaire précise que même dans des situations non pré-révolutionnaires comme celle dont il traite, il est utile d’en encourager la constitution « sans se faire d’illusions excessives sur leurs possibilités révolutionnaires intrinsèques ». Sur cette question, « Il Soviet » aura l’occasion de revenir longuement dans une série d’articles que nous reproduisons plus loin (Chap. 6) en polémique avec tous les courants du parti, ou mieux de sa majorité, et particulièrement avec l’ » Ordine Nuovo » : les concepts fondamentaux désormais définis avec exactitude1 feront l’objet d’une systématisation organique reliée à tous les aspects et à toutes les périodes de la lutte pour la conquête révolutionnaire du pouvoir.

Le numéro du 21 septembre répond aux accusations insistantes de Turati d’être des anarchistes et de ressusciter le spectre de 1892 au sein du parti, et s’attaque aux contradictions et aux tergiversations des dirigeants maximalistes du PSI qui, lors d’une délibération du 23 août (donc peu après la publication de leur « programme ») avaient officialisé cette formule : « La méthode électorale pour la conquête des pouvoirs publics fait partie intégrante du programme fondamental du parti et celui-ci ne peut pas y renoncer sans perdre ses caractéristiques.  », - et ce peu de jours après avoir proclamé sa volonté de jeter aux orties le vieux programme de Gênes dont cette position faisait « partie intégrante » ! Ce numéro, qui portait en pleine page le

1 Les deux articles sont intitulés respectivement « Le système de représentation communiste » et « Allons-nous former les Soviets ? ».

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titre : « Pour une solution courageuse au conflit entre les tendances », prévoyait qu’il ne sortirait du congrès renvoyé aux 5-8 octobre qu’une soupe larmoyante, puisque ni la droite ni le centre ne seraient capables de sincérité et que le second sacrifierait sur l’autel de l’unité les « thèses » mille fois répétées dans les discours et dans les articles et mille fois reniées dans les faits. Nous en citons un extrait : 

« La préoccupation de l’unité, portée à son comble par l’imminence de la lutte électorale, à laquelle tous se sentent solidairement liés, servira de lien pour l’union et la confusion. Le parti maintiendra une unité formelle résultant d’une série de compromis, de renonciations, d’hypocrisies toutes également délétères, car elles se reflèteront sur les actions qui s’ensuivront et qui auront l’incohérence résultant de celle des fractions constituant le parti lui-même. Contre ce salmigondis, seul le petit groupe des maximalistes anti-électoralistes insiste sur la nécessité de contraindre le parti à une véritable révision de son programme et en conséquence sur l’importance de la scission entre sociaux-démocrates et communistes. Nous ne pouvons pas encore dire si le parti se scindera ou pas… ; si la scission est évitée (ce qui serait un mal) aujourd’hui, elle aura lieu inévitablement demain »

Il n’est pas besoin d’autres preuves pour montrer d’une part la claire vision que nous avions du parti d’alors, de sa droite bien connue et de son centre équivoque - courants que ces mêmes jours Lénine plaçait le dos au mur dans toute l’Europe – et d’autre part notre volonté de lutter pour cette position que revendiquaient Moscou et Lénine, et que personne en Italie ne voulait en dehors de nous, c’est-à-dire la scission du parti et qui ne pouvait plus être retardée de par l’acuité de la situation nationale et – encore plus – internationale (encore une fois « Il Soviet » proclame que « le bolchevisme est une plante de tous les climats », de la même manière que la démocratie pour les bourgeois, sans que les réformistes se croient le devoir de les accuser, alors qu’ils nous accusaient nous de « mimétisme » : les « principes de Lénine ne sont que le fondement universel du programme et de la tactique socialistes – ou ils n’existent pas ».

Le numéro du 28 septembre accorde peu de place à la polémique du congrès, que nous étudions de manière exhaustive : on trouve en seconde partie la convocation de la Fraction pour le 4 octobre à Bologne, plus quelques notes. Il faut ici préciser que l'hebdomadaire comporte toujours quatre pages et n'a pas le caractère d'une revue puisque au moins les deux dernières sont dédiées à la chronique de l'activité militante du parti et des syndicats ouvriers, la première étant consacrée à l'explication de notre position sur les perspectives politiques italiennes. Nous étions pratiquement dans une situation d'« alerte » : D'Annunzio (que nous n'avons jamais pris réellement au sérieux) était allé à Fiume, et Nitti, pour abêtir encore plus le socialisme parlementaire, agitait le spectre de la dictature que l'on appelait encore « militaire », et non fasciste. Les fascistes de Mussolini applaudissaient D'Annunzio et traitaient Nitti de mollasson. L'attaque du gouvernement et, en général, des garanties démocratiques « sacrées », par la droite fasciste, ne nous faisait pas peur. Il y a toujours eu une dictature de classe capitaliste et la peur d'un régime encore pire a

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toujours été une ruse contre-révolutionnaire, faisant en revanche chuter le prolétariat dans la réellement « pire » hydre opportuniste. Le fascisme est arrivé, il est reparti, mais à la fin nous sommes toujours là.

Ci-dessous le texte de la brève note intitulée « Les événements » : 

« Soyez vigilants ! Oui, soyez vigilants .

La crise bourgeoise est arrivée à une phase aiguë, non tant du fait du geste de D'Annunzio que de l'imminent refus définitif des aspirations impérialistes italiennes de la part des Alliés [sur la région de Fiume et sur la Dalmatie, comme indiqué dans le traité secret de Londres de 1915].

Nous ne sommes pas particulièrement préoccupés par l'épouvantail d'une dictature militaire. Tout d'abord parce que nous sommes convaincus que dans le camp bourgeois, la crise se terminera ou par le maintien de Nitti au gouvernement, ou par une crise parlementaire qui, comme les précédentes, ne changera pas substantiellement les conditions de la politique bourgeoise et de la lutte de classe ; ensuite, parce que nous refusons d'accepter la position relativiste consistant à défendre le régime gouvernemental actuel contre un autre qui serait pire, comme ne manqueront pas de le faire les réformistes du parti, qui ont une mentalité et une tactique de conservateurs 1.

La dictature militaire est déjà là : mille symptômes la révèlent sous l'hypocrisie démocratique du gouvernement parlementaire. Celle-ci n'a pas cessé après l'armistice et elle a continué après l'arrivée de Nitti : rappelez-vous les journées des 20 et 21 juillet avec ses préparatifs et ses ordres de massacre au moindre mouvement prolétarien. La démobilisation ne l'a pas éliminée, Nitti ayant remplacé les régiments désormais fatigués de servir de police d'État par l'augmentation des corps spéciaux [la garde royale !] et l'engagement de milliers de policiers et de carabiniers supplémentaires.

Le vernis parlementaire de la dictature de classe que le capitalisme exerce pourrait tomber sous le sabre de ses défenseurs : et ce serait un avantage pour la cause de la révolution prolétarienne.

En jetant le masque, la bourgeoisie renoncerait aux ressources que lui offre encore l'habile emploi du piège démocratique et électoral.

1 Ce même « programme » maximaliste électoraliste ne l'autorisait-il d'ailleurs pas en agitant le spectre d'un Noske italien si nous n'avions pas participé aux élections ? Ce point est important puisque ultérieurement même l'Internationale tomba dans le piège du « meilleur gouvernement » avec le mot d'ordre de « gouvernement ouvrier » conçu comme tremplin à « l'assaut révolutionnaire ». Nous n'avons pas attendu 1922 pour dénoncer cette vieille chausse-trape.

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Les classes dominantes libéreraient ainsi le prolétariat et le parti socialiste des entraves de l'électoralisme engourdissant, et ces derniers riposteraient immédiatement ou à bref délai par un assaut révolutionnaire pour la dictature prolétarienne. Salutem ex inimicis.

Bienvenue à la liquidation du nittisme [ndt : partisans de Nitti] corrupteur ! Le prolétariat l'accueillera non en défendant le régime parlementaire - comme le rêvent les réformistes - mais en commençant son offensive contre tous les bourgeois [...] ».1

Ces quelques lignes condensent la position de la Gauche marxiste dans la situation où la « menace fasciste » s'attaque aux « institutions libres » du monde contemporain : une occasion historique favorable si on y répond par de viriles propositions de lutte et non par des pleurnicheries ignobles sur la liberté violée. Nous avons donné un titre à un article sur ces symptômes « effrayants » : « Pendant que se développe la crise du régime bourgeois ». Mais le parti prolétarien, honte à lui, ne songeait qu'à l'orgie du bulletin de vote !

Il est bon de se rappeler que, lors du débat sur Fiume qui clôt la législature (et « Il Soviet » déplore que « le groupe parlementaire n'ait pas eu l'honnêteté ni le courage de voter pour le ministère » avec lequel il était ouvertement d'accord, « de la même manière que nous déplorerions que l'imminent congrès n'ait pas [et il ne l'eut pas] celui d'exclure du parti la tendance que représente dans sa quasi totalité le groupe parlementaire »), Turati avait rejoint les nationalistes, opposants plus ou moins sincères de leur plus ou moins sincère adversaire Nitti, en disant : « Tout pas fait sur le chemin que vous suivez est un pas en direction du bolchevisme [...]. Vous travaillez dans ce sens : nous y résistons et c'est pour cela que [remous sur les bancs du gouvernement] vous aurez nos votes, parce que si les oppositions prenaient le ministère nous irions non pas vers une crise ministérielle mais vers une crise de régime, nous irions [horreur !] vers le bolchevisme ». La direction maximaliste qui, face à la crise de Fiume, s'était lavé les mains en appliquant le vieux mot d'ordre « ni adhérer, ni saboter » (« nous ne sommes partisans ni d'un parti ni de l'autre », comme s'il ne s'agissait pas de les combattre tous !) avec la lâche excuse de « rester vigilant face à l'écroulement qui se préparait », se limita à enregistrer le « nouvel incident de parcours » du vieux leader, le classant ainsi que le voulait une vieille coutume et lui donnant ainsi, après l'habituelle « protestation », l'absolution 2. « Il Soviet » s'insurge avec violence et, replaçant la « bagarre » entre gouvernement et nationalistes à ses justes proportions - celles non pas d'une lutte pour ou contre l'« italianité de Fiume » sur laquelle ils étaient tous les deux d'accord, mais de « qui va gagner les élections » - tire de cet épisode une leçon non liée aux personnes ou aux faits locaux mais d'ordre général : au sein du parlement : 

1 La note termine en signalant la proposition de grève nationale de solidarité pour les métallos en lutte depuis près de deux mois, que la CGL n'acceptait naturellement pas.

2 La sympathie lyrique de Turati pour Nitti transparaît dans toutes ses lettres de septembre 1919, dans sa « Correspondance » avec Kulitchov, Turin, Einaudi, 1949-1953, vol. 1.

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« les solutions extrêmes ne sont pas possibles et le groupe est toujours contraint de choisir entre des solutions plus ou moins de compromis s'il veut tirer profit de l'arme qui lui est confiée [...] dans le parlement, les meilleurs des maximalistes ne pourront rien faire de mieux [...] au sein du parlement bourgeois, les positions sont ce qu'elles sont et sont créées par la bourgeoisie : même l'absence ou le simple désintérêt [l'« intransigeance » de Tartuffe] peuvent dans certaines circonstances faire le jeu d'un groupe ou d'un autre ».

Le numéro du 5 octobre titre sur quatre colonnes : « À la veille du congrès socialiste de Bologne » et sous celui-ci une phrase signée de Lénine : À bas le capitalisme ! À bas la démocratie bourgeoise mensongère ! Vive la république universelle des soviets ! Ceci, ô jeune qui lit 53 ans plus tard, c'était le léninisme. Il n'y en a pas un autre, un qui sauverait la démocratie et les pays capitalistes !

Nous reproduisons une petite note : « Question aux camarades maximalistes électoralistes » : 

« Nous sommes désireux d'avoir une réponse précise aux questions précises suivantes de la part des camarades de la Fraction maximaliste électoraliste : 

1/ Voteront-ils pour la rénovation du programme du parti approuvé à Gênes en 1892 comme il ressort du programme de la Fraction maximaliste signée Gennari, Serrati, Bombacci et Salvatori ?

Et quel nouveau programme proposent-ils à la place de l'ancien ?

2/ Voteront-ils pour l'élimination du parti de ceux qui se trouvent dans les conditions indiquées par la seconde thèse de Lénine, comme il est indiqué dans le programme susmentionné ? ».

Il s'agissait des thèses de Lénine au premier congrès de la IIIe Internationale fondée en mars à Moscou, excluant de la IIIe Internationale les sociaux-démocrates et ceux qui niaient le principe de la dictature du prolétariat 1. Ce même numéro anticipe sur les résultats d'un congrès basé non sur la définition des bases programmatiques et donc tactiques du parti, mais sur la seule analyse de la situation contingente (pronostic que le lecteur pourra confronter à celui opposé de l'« Ordine nuovo ») 2.

Le congrès rejeta nos demandes. Nous y étions peu nombreux, mais notre bataille fut menée à fond. L'obscène majorité s'est constituée sans aucun moyen pour

1 Voir la « Résolution sur la position envers les courants socialistes et la Conférence de Berne », où Turati et Cie sont encore expressément inclus dans le « centre », avec lesquels la rupture organisative - et encore plus si, comme il aurait été juste, il s'était reconnu comme faisant partie de la droite - était « une nécessité absolu » (point 2).

2 Voir pp. 80-82.

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nous bloquer, et elle ne put pas plus nous intimider que nous écraser. Elle n'eut que ce qu'elle méritait !

2.4 - Parenthèses sur Lénine et le parti italien

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Lors de ce congrès, et dans les dizaines qui suivirent, on spécula sur le fait que Lénine s'était compromis : n'est-il pas vrai que même avant le 2e congrès de l'Internationale Communiste, Lénine et les bolcheviks russes étaient pour la participation aux élections ?

Premièrement, cette participation sera prescrite au parti devenu communiste après les scissions et avec une méthode qui était aux antipodes de celle du parti socialiste italien, fausse section de la IIIe Internationale ; deuxièmement, tant dans la circulaire de l'Exécutif du Komintern sur « Le parlement et la lutte pour les soviets » du 1er septembre 1919 (et parue bien plus tard en Italie), que dans les thèses sur « Le communisme, la lutte pour la dictature du prolétariat et l'utilisation des parlements » ainsi que son introduction, due à Lénine, Boukharine et Trotski et présentée au 2e

congrès mondial, l'emploi du « moyen secondaire » de la tribune électorale et parlementaire était subordonnée à l'acceptation des positions incontournables de l'anti-démocratisme, de l'anti-parlementarisme, de l'instauration de la dictature prolétarienne exercée par le parti de classe - en somme de tout ce qui pour les bolcheviks définissait le parti communiste mondial et que les maximalistes, sans aucune exclusion, refusaient de placer à la première place de leur programme comme présupposé de tout le reste, et comme discriminant unique et définitif de toutes les variantes de la social-démocratie. Nous avons donc le droit de dire que nous étions alors les seuls à être sur le terrain léniniste et bolchevik pour 95 % des positions théoriques et tactiques, alors que la divergence sur les élections, même si nous la considérions non par rapport à l'Italie de 1919 (où elles étaient sacro-saintes), mais par rapport à la politique générale mondiale communiste, dont nous parlerons plus longtemps par la suite (en nous préoccupant peu de la province Italie, comme ne s'en préoccupa jamais la Gauche lors des congrès de Moscou, qui étaient dédiés à l'Europe et au monde), n’occupait que les 5 % restants. Seul l'avenir a pu clarifier cette question non fondamentale.

Il faut cependant ajouter que les lettres et les écrits de Lénine de cette époque font ressortir comme note dominante une connaissance incomplète et sommaire des développements du mouvement en Europe et surtout en Italie et en France. Dans une lettre à Serrati, rédigée peu avant la fermeture du congrès, le 28 octobre 1919, et publiée dans l'« Avanti ! » seulement le 5 décembre 1919, Lénine écrit qu'il n'a que

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« très peu » de nouvelles sur une « brillante victoire du communisme » à Bologne. Mais avant de rapporter ce texte, rappelons que dans son livre sur « l'Extrémisme » (auquel nous avons consacré de longs commentaires 1), Lénine écrivait quelques mois plus tard ne connaître que quelques numéros du « Soviet » et ne pas en approuver le boycott des élections au parlement, mais lui donner raison de demander la scission d'avec les sociaux-démocrates. L'étude ultérieure de la politique italienne conduira Moscou à se scinder des maximalistes et de Serrati en les reconnaissant comme étant le véritable « centrisme » italien.

En 1918 déjà, Lénine avait exprimé un profond optimisme sur les événements italiens et sur le PSI, mis à part quelques jugements sévères sur Turati. Le 30 août 1918 : « Tous les signes indiquent que l'Autriche et l'Italie sont à la veille de la révolution : la désagrégation du vieux régime avance à pas rapides dans ces pays ». Le 22 octobre, il se réjouit des sifflements furieux avec lesquels les ouvriers italiens accueillirent le traître Gompers, et plaisante en disant : « il semble que les ouvriers italiens ne permettent qu'à Lénine et à Trotsky de voyager en Italie ! ».

Le 19 août 1919, écrivant « aux Camarades Serrati et Lazzari », et se félicitant de la rupture du PSI avec l'« Internationale jaune de Berne, état-major sans armée », il s'attriste de « ne connaître que très peu votre mouvement », et conclut : » La dictature du prolétariat et le système soviétique ont déjà vaincu moralement dans le monde entier. C'est une victoire véritable et définitive qui en dépit de toutes les difficultés, les fleuves de sang, la terreur blanche de la bourgeoisie, etc., s'affirmera dans tous les pays du monde. À bas le capitalisme ! À bas la démocratie bourgeoise mensongère ! Vive la république mondiale des soviets ! » (La lettre parut le 3 septembre dans l'« Avanti ! »).

Ces citations vont au-delà de la basse question des élections et démentent les faux de Staline. Lénine surveilla jusqu'à sa mort la manière dont la mèche allumée en Russie cheminait à travers le monde et l'Europe ; toute autre affirmation n'est pas autre chose qu'un mensonge infâme ! Nous reproduisons ci-dessous le texte d'une lettre postérieure au congrès de Bologne 2 : 

« Au camarade Serrati et aux communistes italiens,

Cher ami, les nouvelles qui nous parviennent d'Italie sont extrêmement rares. C'est seulement dans les journaux étrangers (non communistes) que nous avons appris la tenue du congrès de votre parti à Bologne et l'éclatante victoire du communisme. Du fond du cœur, je vous salue, ainsi que tous les communistes italiens, et je vous souhaite les plus grands succès. L'exemple du parti italien aura une énorme importance pour le monde entier. En particulier, la résolution de votre congrès sur la participation aux élections du Parlement bourgeois est, à mon avis, tout à fait juste et,

1 Voir notre volume « La Gauche communiste d'Italie dans la ligne marxiste de Lénine ». 2 Comme les citations précédentes, voir Lénine « Sur le mouvement ouvrier italien », éd. Riuniti,

Rome, 1962.

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je l'espère, elle aidera à réaliser l'unité du parti communiste allemand qui vient d'opérer une scission pour cette raison.

Il est certain que les opportunistes avoués ou cachés, si nombreux dans le parti italien parmi les parlementaires, s'efforceront de tourner les décisions du congrès de Bologne, de les réduire à néant. La lutte contre ces tendances est loin d'être finie. Mais la victoire de Bologne facilitera les victoires futures.

De lourdes tâches incombent au prolétariat italien en raison de la situation internationale de l'Italie. Il se peut que l'Angleterre et la France, avec la participation de la bourgeoisie italienne, s'efforcent de provoquer un soulèvement prématuré du prolétariat italien afin de l'écraser plus facilement. Mais cette provocation ne leur réussira pas. Le brillant travail des communistes italiens est le gage qu'ils réussiront avec le même succès à conquérir tout le prolétariat industriel et tout le prolétariat rural, plus la petite paysannerie ; dès lors, la conjoncture internationale étant bien choisie, la victoire de la dictature du prolétariat en Italie sera bien solide. C'est ce que garantissent aussi les succès des communistes en France, en Angleterre et dans le monde entier.

Salutations communistes.

Moscou, 29 octobre 1919 ».

L'optimisme de la lettre sur le congrès italien et sur le communisme français et anglais ne doit pas être reproché à son auteur. Le révolutionnaire a le devoir d'être optimiste, et l'on ne doit pas oublier que les efforts criminels de la France et de l'Angleterre pour étrangler la révolution d'Octobre étaient alors à leur maximum. Cependant la lettre dit clairement qu'il s'agissait de mettre la droite à la porte du parti, et ce ne sera que plus tard que Lénine verra qu'il fallait aussi expulser le centre de Serrati - et il le fit d'une manière inexorable. Le Lénine qui écrit cette lettre ne sait pas encore à quel point était vaine la démagogie des maximalistes barricadiers qui osaient dire : si l'insurrection éclate avant les élections, tant mieux ! Lénine donne ici une leçon indiquant la manière dont le marxiste communiste calcule et choisit le moment de l'insurrection : comme en Russie en 1917, cela peut être une question de jour et d'heure ! Dans l'Italie de 1919, il s'agissait de ne pas faire de faux-pas. Le point essentiel de la lettre porte sur la possibilité d'une provocation des démocraties de l'Entente. Il semble destiné au maximalisme bouffon dont malheureusement Lénine ne connaissait pas les chefs-d'œuvre de démagogie : l'égale facilité avec laquelle il pouvait parler de « révolution à la porte », et à l'inverse laisser en plan avec la même facilité le moindre sursaut prolétarien ; la capacité à être prêt à tout sauf à s'occuper de l'ardent « prolétariat agricole » et leur dédain faussement de gauche pour les « petits paysans » ; leur éternelle oscillation entre l'éloge de la violence servant à tout avec une phraséologie que Turati appellera à juste titre anarchiste, et un légalitarisme et un gradualisme fondamentaux réaffirmés dès qu'il fallait faire face aux conséquences d'une propagande verbale - et seulement verbale - « extrémiste ».

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Lénine constatera avec amertume que peu de mois après Serrati et Trèves se servirent dans un accord touchant de sa lettre pour dire : « Vous voyez ? En avant Pedro, mais avec prudence ! » et continuer leur marche bras dessus bras dessous contre Lénine et, sans vergogne, au nom de... Lénine.

Dire Lénine c'est, il faut le répéter, dire le parti bolchevik et l'Internationale. Peu importe que l'un et l'autre surévaluèrent le PSI au nom d'un passé où il avait été présent à Zimmerwald et à Kienthal ainsi qu’à sa rapidité d'adhésion au Komintern (et où étaient donc les fameux yeux de Moscou ?) : il importe que le CC du parti russe ait envoyé aux délégués réunis à Bologne non pas un appel à la défense de la « forteresse assiégée », mais la réaffirmation de sa propre conscience d'être la première « forteresse » de la révolution mondiale et de sa volonté de combattre sans « perdre son courage pour rester soi-même ». Relisons-la, dans sa rude forme d'authentique Diane chasseresse, et non de SOS larmoyant 1 : 

« [...] Vous savez, chers camarades, que nous luttons depuis deux ans contre les ennemis bourgeois qui nous entourent de toutes parts. Notre république socialiste est une forteresse assiégée. Depuis deux ans nous attendons en vain l'aide des prolétaires européens. Car ce sont les gouvernements bourgeois d'Europe, d'Amérique et du Japon qui arment et organisent la contre-révolution russe. Mais le prolétariat russe ne perd pas courage. Il se défend contre ses ennemis et croit que le jour de la solidarité prolétarienne n'est plus lointain. Le prolétariat russe sait bien que tous les ouvriers du monde sentent et comprennent que la république des soviets est une première forteresse pour les forces prolétariennes croissantes et que sous peu, sous la bannière rouge de la 3e Internationale, des millions de travailleurs se regrouperont pour la conquête du monde, pour la libération de l'esclavage capitaliste, pour la Révolution socialiste.

Seule la 3e Internationale, dans laquelle n'ont pas place les renégats du socialisme, porte-voix de la bourgeoisie, saura guider les masses vers la lutte finale. Vive le prolétariat italien, vive la 3e Internationale, vive la république mondiale de soviets !

Pour le comité central du parti communiste russe,

Nicolas Boukharine ».

La lettre de Lénine, comme le « Salut aux communistes italiens, français et allemands » - brûlant d'indignation contre les doublures des centristes « étrangers » que constituaient nos maximalistes - tout comme le message de Boukharine, sont des textes valables aussi en 1972 contre le stalinisme et le kroutchévisme. Dans l'esprit de Lénine et des bolcheviks, la dynamique de la révolution internationale était présente à tout moment. Paris et Londres auraient dû sauter avant Berlin et Rome, et avec elles la dévote mais plus infâme de toutes, l'Amérique quaker, pacifiste et 1 De l'« Avanti ! » du 6/10/1919.

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hypocrite, constituant la perte, alors et comme aujourd’hui, de l'Europe avancée et révolutionnaire, cette Europe qui, jusqu'à Moscou, se déshonore depuis des décennies par son étreinte avec celle-ci. Qu'importe à cette échelle les porcheries parlementaires du Turati d'hier (non sans une certaine cohérence et dignité), puis des Togliatti et aujourd'hui des Longo et Cie ?

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Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I,

Chapitre IIILe Congrès de Bologne

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Le congrès se déroula du 5 au 8 octobre, mais on n’arriva au point essentiel de l’ordre du jour - « Direction et moyen d’action du parti face à la situation nationale et internationale » - que l’après-midi de la première journée, après la déclaration du secrétaire sortant Lazzari (de laquelle il ressort que depuis 1918 le nombre des sections était passé de 1.021 à 2.068 et le nombre des adhérents de 23.765 à 87.589) et l’on y dédia qu’à peine deux journées, la dernière étant entièrement absorbée par les questions portant sur la prochaine campagne électorale. D’autre part, après le rejet de notre proposition, les positions des divers courants étant désormais connues de tous, on donna de suite la parole aux délégués et les rapporteurs1 se limitèrent à clore le débat avant de passer au vote, ce qui eut pour effet naturel que la discussion ne dura que deux jours et demi, avec comme grave conséquence non pas une atteinte à la « démocratie », que nous ne revendiquons pas comme bien en soi ni comme formule pour résoudre les problèmes en jeu, mais un manque de clarté et de sens des responsabilités face aux impératifs de l’heure, pour lesquels le congrès avait été appelé. Reconnaissons toutefois que les rapporteurs, parlant à l’ouverture et à la fermeture des débats, furent le plus possible synthétiques et invitèrent les participants à exprimer largement leur pensée en tenant compte des impératifs de temps.

1 Quatre, car entre temps Constantino Lazzari s'était fait le promoteur d'une « fraction maximaliste unitaire » destinée à empêcher le détachement de la droite en jetant un pont entre les « pouvoirs publics » du programme de 1892 et la « dictature du prolétariat » des thèses de 1919 de l'Internationale, et dont la motion, modérée ultérieurement pour pouvoir concilier le diable et le bon dieu, obtint le vote des réformistes - et l'unité fût sauve !

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3.1 - Le discours du rapporteur officielde la Gauche

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Comme on l’a vu ci-dessus, le premier à prendre la parole fut le rapporteur de la Fraction communiste abstentionniste, Amadeo Bordiga. Nous reprenons les points essentiels de son discours (reproduit intégralement ci-dessous), car il va immédiatement au fond de la question. La Gauche sait parfaitement qu’en ne prenant en compte que le mandat impératif des sections à leurs délégués le congrès se conclurait sur des positions contraires à sa volonté, et également contraires à ce que l’histoire aurait voulu ; elle ne vit cependant pas en cela une raison pour ne pas reprendre le programme communiste intégral « parce que nous nous promettons d’obtenir de notre parti dans l’avenir la confirmation des positions que nous soutenons même si le moment de les appliquer n’est pas venu ». Elle dit au Congrès que ce ne sont pas les problèmes contingents dont la solution devrait être confiée à la future direction ; ce sont au contraire les questions de fond, qui ne peuvent pas être éludées parce qu’elles sont posées par les faits, et non seulement par les faits visibles au sein de l’étroit périmètre national, mais par ceux émergeant d’un cycle ouvert à l’échelle internationale : les questions de la compatibilité entre la méthode révolutionnaire, inscrite dans toute l’histoire du communisme depuis le « Manifeste » de 1848, et qui indique que la « critique de la démocratie bourgeoise est le point fondamental de départ de l’ensemble de la démolition socialiste de l’ordre présent et [...] la base dont doit sortir la tactique » du prolétariat et de son organe-guide (méthode qui exclut qu’à travers les institutions représentatives de la bourgeoisie, la classe ouvrière puisse jamais conquérir le pouvoir et l’exercer pour la réalisation de ses buts historiques, de même qu’elle exclut la négation anarcho-syndicaliste de la primauté de la fonction du parti et de la dictature du prolétariat au sein du nouvel État révolutionnaire), et la méthode réformiste qui est historiquement une déviation et théoriquement et pratiquement l’antithèse de cette grande vision 1.

Cette question n’a rien d’académique ni de « nouveau ». Elle n’est pas nouvelle puisque les révolutions, victorieuses ou vaincues, de l’après-guerre, l’ont dramatiquement remise à l’ordre du jour, et si la réponse à celle-ci dans un sens authentiquement révolutionnaire a été donnée la première fois par les bolcheviques, la grandeur de ceux-ci doit être reconnue dans le fait d’avoir confirmé dans la pratique

1 Nous utilisons le présent dans cette partie pour souligner que les oppositions théoriques et programmatiques sont d'une inflexible constance : elles sont aujourd'hui et seront demain ce qu'elles étaient hier.

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la « doctrine dont nous avons toujours été partisans, même avant la révolution » - et c’est pour ceci que nous récusons le qualificatif d’ » imitateurs du phénomène russe ». (Nous rappelons cette position, contre la dégénérescence du mouvement qui se réclame aujourd’hui de Moscou, car elle est en continuité avec leur position actuelle de voies nationales au socialisme et qu’elle réduit la dictature aux circonstances particulières de la Russie d’Octobre 17 déshonorant ainsi le saut le plus grandiose réalisé dans l’histoire humaine).

Elle n’est pas académique, car lors des grands développements de l’histoire « c’est le parti dont les positions programmatiques s’appuient sur le parcours historique de l’émancipation prolétarienne, et qui en donne l’explication qui accomplit l’œuvre révolutionnaire ». C’est en ceci que réside le « secret » de la victoire bolchevique, de même que le « secret » de l’échec des républiques rouges de Bavière et de Hongrie, ainsi que du mouvement de janvier en Allemagne, réside dans l’insuffisance de cette vision ; c’est aussi en ceci que résident les racines de notre insistance pour que le programme du parti soit non seulement « modifié » mais mis sens dessus dessous et que, en synthétisant le bagage théorique de presque un siècle de marxisme et les expériences historiques passées et actuelles de la lutte prolétarienne, soient mis en avant les principes de l’insurrection, de la lutte armée pour la conquête du pouvoir politique, et « de la dictature du prolétariat effectuée par notre parti » (et par « notre », nous entendons le parti communiste mondial) ; c’est en ceci que nous revendiquons ne pas nous limiter à proclamer sans réserves l’intégralité d’un tel programme, mais établir que « face au programme du parti, il n’y a pas que la discipline dans l’action, mais aussi la discipline de la pensée, dans la mesure où celui qui ne l’accepte pas concrètement n’a pas d’autre solution que de sortir des rangs de notre organisation ».

On ne nous a pas objecté - suivant la méthode habituelle de la droite de poser des étapes intermédiaires pour le prolétariat avant sa victoire finale : les élections, les réformes, la lutte contre Versailles et ses prétentions d’écraser dans l’œuf tout mouvement subversif (allusion claire au « programme » de Treves) - « qu’il ne faut discuter que de ce qui est possible aujourd’hui ou tout au plus demain matin, et d’éviter de regarder vers l’avenir » ; les maximalistes (que le rapporteur avait prévu de voir « trébucher » justement dans ce piège) ne s’insurgèrent pas en disant qu’il ne fallait pas « faire de la théorie en oubliant l’action » ; les questions de théorie sont des questions vitales d’intérêt pratique, et notre préoccupation, même lorsqu’on a vérifié que la révolution n’est pas à l’ordre du jour, est que « au moment où il faudra finalement passer à l’action avec la méthode dont nous sommes partisans, avec la méthode par laquelle a triomphé la révolution russe », surgisse au sein de notre parti une formidable opposition « de la part d’hommes qui, en cohérence avec ce qu’ils ont toujours dit et pensé, ne pourront pas ne pas prendre position contre le nouveau processus qui les condamne », et, hors de tout problème d’intention ou de loyauté personnelle, prendront position de l’autre côté de la barricade, parce que, lorsqu’il faudra arriver à la tactique de demain, « la théorie sera devenue réalité et les discours des coups de fusil », comme à Petrograd, Berlin, Munich et Budapest. Le parti se

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rendait compte des graves responsabilités qu’il assumait en éludant une question qui déterminait son destin à venir et qui est celle de la classe prolétarienne mondiale, en la sacrifiant à de prétendus intérêts contingents. Ce sont particulièrement ceux qui faisaient profession de « maximalisme » et qui cependant avaient peur de se détacher de ces derniers, qui devinrent les ennemis de notre propre courant par l’inéluctabilité des déterminations historiques et sociales ! Ou l’un ou l’autre ; ou l’engagement du parti sur la voie unique et directe de la préparation révolutionnaire ou la paralysie permanente sous le chantage du réformisme, et le naufrage dans le marais démocratique.

Arrivés à ce point - qui est central puisqu’il signifie la rupture violente, irrévocable et sans atermoiement du parti selon la ligne de séparation tracée par l’histoire - on nous objectera, une fois de plus sous le prétexte de nous ôter nos œillères, que Moscou s’est prononcé contre nous et pour la participation aux élections. Nous attendons toujours une claire position de l’Internationale sur ces divergences d’opinions, mais jusqu’à présent nous avons le droit non seulement de rappeler ce qui dans l’histoire glorieuse du parti bolchevique (pour lequel le cycle d’une « révolution double » rendait justifiable la participation à la douma tsariste, tout en étant prêt à la déserter en fonction des brusques changements dans les rapports entre les classes et avec l’État féodal), appuyait puissamment notre thèse - à commencer par la dissolution par la force de l’Assemblée constituante, qui « inclut la plus grande, la plus belle, la plus impressionnante partie de notre programme » - mais aussi de proclamer que dans le bilan de notre abstentionnisme marxiste on doit mettre le poids d’une expérience que les bolcheviques ont eu le privilège de ne pas avoir, celle d’un parti « qui vit depuis des décennies sous le régime de la démocratie parlementaire bourgeoise » et qui en particulier « lors de la dernière décennie a dû conduire une lutte particulière contre l’infiltration dans ses rangs de la méthode démocratique », lutte grâce à laquelle il n’est pas tombé dans l’infamie de l’union sacrée ou de l’adhésion à la guerre (question de théorie ou nécessité vitale ?) et qui, en Italie comme dans tous les pays de vieux capitalisme et de longue tradition parlementaire, enseignait combien il est difficile d’éradiquer l’encombrant héritage démocratique ; qu’il fallait dédier toutes ses forces à ce travail de désinfection au sein des masses et du parti, la période n’étant plus à la seule critique mais à l’attaque du régime capitaliste, et que ce travail de préparation révolutionnaire devait, pour être convaincant, se développer en dehors et contre les institutions représentatives, puisque « la meilleure propagande que nous puissions faire au sein des masses n’est pas faite par nos paroles mais par nos positions », et puisque c’est ainsi que nous pouvons toucher notre « première cible, avant celle des privilèges et des institutions économique que nous viserons plus tard : le système démocratique représentatif qu’il s’agit de détruire ».

Les maximalistes s’élevèrent contre le rapporteur lorsqu’il soutint que, dans la situation concrète de l’Italie de 1919, participer aux élections constituait un acte de collaboration de classe, et que la vieille intransigeance qui avait été utile jusqu’en 1913 ne suffisait plus à exprimer la teneur historique de la lutte de classe. Il est clair

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que cette position tranchait avec ceux qui voulaient se réjouir du triomphe électoral et passaient pour des révolutionnaires prolétariens ennemis de la bourgeoisie. Le heurt entre les courants fit dire au rapporteur qu’il avait été bien plus facile de développer la partie théorique que d’en analyser les conséquences tactiques. Arrivé là, il dût affirmer sans égards que le groupe parlementaire s’était rapproché de Nitti depuis la fin de la guerre, ce dernier souhaitait un large succès électoral du parti socialiste ouvrant la voie à une collaboration avec le pouvoir à l’opposé de toutes les traditions du parti. C’est dans les moments où le prolétariat et son parti ratent une occasion (et ils en rateront d’autres au cours des années suivantes) que la classe bourgeoise présente sa politique en la divisant en camps ayant toute l’apparence de l’adversité. Nous avons déjà parlé de l’expédition de Fiume et de l’agitation autour de la menace d’une dictature militaire qui avait porté le groupe parlementaire à se rapprocher de Nitti en tant que « meilleure » solution ou, comme nous disions, la « moins mauvaise », Nitti courtisant à son tour, en tant que soutien du gouvernement et de l’État, l’unique force politique organisée et disposant d’un large soutien des masses, le PSI. La position de la Gauche - que nous connaissons déjà - était de voir dans la démocratie de Nitti ou dans tout autre démocratie la même force de classe que celle du fascisme nationaliste. Croire pouvoir favoriser l’une ou l’autre fraction de la classe dominante avec des forces parlementaires était donc une illusion ; dans tous les cas, celui qui croyait cela était prêt à voter pour un gouvernement dont le programme se présentait comme objectif intermédiaire ou comme solution la « moins mauvaise ». Le développement du fascisme montra que, de même que le vote parlementaire n’était pas un facteur déterminant, une éventuelle action de l’État contre les fascistes votée à la Chambre ne pouvait pas l’être non plus. Étant donné que le fascisme voulait tenter la conquête du pouvoir de manière extra-légale (il l’obtint - on le sait - par des voies légales et parlementaires, et les actions de rue ne prévalurent que grâce à l’appui de l’État bourgeois, sous les auspices de Nitti, Giolitti et Bonomi, futurs champions de l’antifascisme, qui intervint pour étouffer les énergies prolétariennes), c’était de la folie de penser, comme les réformistes et les maximalistes, pouvoir arrêter leur marche en exigeant d’une majorité parlementaire que les forces de l’État en repoussent l’assaut ; celui qui l’espérait avait dès lors renié le marxisme et sa vision de la nature et des buts de l’État. Et celui-ci devait également être prêt (et en entrant à la Chambre il y aurait été, avec ou sans sa volonté, contraint) à voter pour un illusoire gouvernement de répression. Nous avions donc raison de dire que dans une telle situation, opter pour le parlementarisme voulait dire avoir une vision légaliste allant jusqu’à l’appui d’un ministère bourgeois de gauche, c’est-à-dire réaliser à l’avance au sein de la Chambre ce qui se passera les années suivantes avec l’épisode de l’Aventin puis de la Libération nationale, seules issues de la pratique parlementaire : la collaboration de classe qui, reprochée aux maximalistes de 1919, les aurait fait s’insurger, comme piqués au vif.

« Voilà les raisons de notre divergence avec vous - conclut le rapporteur, alors que grondait encore la tempête soulevée par ses paroles - voilà pourquoi nous voulons vous sortir de ce milieu pour vous ramener vers notre prolétariat, afin de réaliser une propagande tenace pour la méthode soviétiste pour la préparation du combat final qui

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permettra au prolétariat de construire sur les ruines de l’institution pourrie de la démocratie bourgeoise, un nouvel ordre social, conquête suprême de la révolution communiste. »

3.2 - Vive réplique de la droite

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L’habile rapporteur de la droite, Claudio Treves, provoqua de vifs incidents avec les abstentionnistes en les accusant de vouloir renier l’histoire du socialisme, pour la seule raison que du nord, de l’ » immense et glorieuse Russie », était venu le Verbe nouveau. Sa position est simple, elle est aujourd’hui devenue monnaie courante (après la mort de son représentant, marxiste bien plus solide que nombre de ses successeurs) et est plus ou moins celle soutenue par les Kroutchev, Togliatti, Brejnev et Longo : les voies de la conquête du pouvoir par le prolétariat sont multiples et toutes bonnes ; on ne doit exclure ni la voie révolutionnaire ni la voie légaliste mais faire au cas par cas. Sur ce terrain, il sera toujours facile de soutenir que le moment n’est pas venu ou que manquent les conditions pour la victoire de l’action insurrectionnelle (même lorsque l’on a derrière soi un parti de masse).

Trèves dit : Ce n’est pas vous qui avez inventé la conquête du pouvoir ; elle est déjà écrite dans le programme de Gênes de 1892 ! Le lecteur sait qu’on y parlait de la conquête des pouvoirs publics ; mais pour nous le point important est que Trèves (cohérent avec lui-même) propose que le programme de Gênes subsiste et que sur cette base l’unité du parti soit sauvegardée ; de plus, il affirme audacieusement que Lénine, dans son message de solidarité, ne réclame pas la révision de ce programme. Les faits ultérieurs démontrèrent à Trèves et aux autres que Lénine voulait non seulement la modification du programme mais, contrairement à la droite et aux maximalistes unis, la scission d’avec ceux qui s’y opposaient.

L’orateur souligne habilement à chaque passage l’internationalisme de la lutte prolétarienne pour défendre son mot d’ordre de lutte contre Versailles en tant qu’objectif à opposer à celui qui pour nous était le seul valide, celui de la lutte pour la conquête du pouvoir ; et ceci à travers l’argument indiquant que l’article 11 du traité de paix prévoyait l’intervention de la SDN dans un pays dont l’ordre constitutionnel etait menacé, comme cela avait été le cas pour la révolution hongroise défaite par les baïonnettes roumaines aux ordres et au service de Paris. Se référant à l’échec de la grève internationale des 20 et 21 juillet par la faute des Français, il met en garde contre des initiatives prématurées et des mouvements de rue. Son argumentation centrale est : « Portez la propagande, l’organisation et l’éducation internationale jusqu’à leurs ultimes conséquences » ; et, pour éviter tout malentendu et porter une

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botte efficace aux maximalistes : « Par ceci, je n’ai pas l’intention d’éluder la révolution comme le font les maximalistes, mais de la montrer dans sa réalité. »

Concernant la question des élections, Trèves retourne à l’extrême gauche ses louanges sur la cohérence qu’elle avait adressées aux députés de droite. Ce que soutient la Gauche, admet-il, est juste : « Voyez-vous, le parlementarisme est ce qu’il est : si vous lui donnez un doigt il vous prend la main ; si vous lui donnez une main, il vous prend le bras ; les maximalistes électoralistes répondent : Nous allons au parlement sûrs de nous, et seulement pour protester, saboter et lancer des appels apocalyptiques à la révolution imminente. Illusion ! Quand vous serez dans ce milieu, vous subirez, comme nous, honnêtement, la loi de ce milieu. Vous devrez choisir à un certain moment entre les adversaires, comme nous, honnêtement, avons dû choisir à un certain moment. Avons-nous vu des camarades de la direction du parti partager notre position, lorsque nous avons dû nous opposer à la menace d’une réaction militariste pire que celle du gouvernement ? [Voilà une claire confirmation de l’appui du groupe parlementaire à Nitti. Comme toujours, le réformisme fait l’apologie du peuple, des masses, avec un plus grand sérieux que les soi-disant communistes liés à la Russie d’aujourd’hui. Le peuple, ce grand organisme vivant, demande satisfaction pour tous ses besoins, implore immédiatement la défense pour toute menace de ses libertés, exige la méthode la plus rapide, la moins coûteuse et la moins douloureuse pour obtenir des avantages. Ce ne sont pas des propos obscènes dans la bouche de réformistes classiques ; ça l’est dans celle de ceux qui ont prétendu, en Italie et dans le reste du monde, répudier le réformisme] [...] Quand vous serez là-dedans, et quand vous serez non pas une poignée, non pas quarante, mais 50, 60, ou même cent, et que vous verrez que le destin de l’assemblée peut être entre vos mains, soit vous abandonnerez le jeu parlementaire, soit vous le jouerez loyalement en suivant ses règles. »

Les deux derniers arguments du rapporteur sont particulièrement évocateurs. Celui-ci compare la défense de la violence aux évocations morbides de la guerre, argument auquel sont sensibles les maximalistes, met en garde contre une rupture avec la puissante Confédération du Travail qui serait rendue inévitable à cause de la méthode - selon lui - barricadière que nous proposerions, et dont il résulterait inévitablement la « création d’une aristocratie de prolétaires révolutionnaires sensibles aux grands idéaux, les autres n’écoutant que leur ventre, sourds à tout ce qui n’est pas l’intérêt immédiat », susceptibles de tomber au même niveau que le labourisme anglais. « Cela vous paraît-il sage, camarades, d’accomplir de tels actes ? Cela me semble, à moi, une grave erreur, une erreur qu’il faudra longtemps à expier. »

La conclusion ne pourrait être plus nette : Nous sommes et nous resterons avec le parti socialiste, sur la base du programme de 1892. La réponse de l’énorme majorité du congrès sera malheureusement : Restez, mais avec le nouveau programme ! C’est avec sincérité que nous vous le demandons !

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3.3 – Conclusions des maximalistes

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Il serait injuste de laisser sur les épaules du seul vieux Lazzari la responsabilité d’avoir empêché la scission d’avec la droite en s’offrant en sacrifice, ainsi que l’écrit pourtant l’ » Avanti ! », « pour ramener vers la défense de l’unité du parti ceux qui avaient la volonté de s’en détacher ». La vérité est que les réformistes ne souhaitaient pas de scission, et qu’il n’y avait pas besoin d’ » holocauste » pour convaincre la majorité socialiste de les retenir : celle-ci était la première à ne vouloir à aucun prix une rupture.

A ses yeux, l’histoire récente et sanglante n’avait pas encore ouvert d’abîme ; la question pouvait être vue, comme le dit leur rapporteur Gennari, comme un « cas de conscience », une question personnelle, et non une réalité objective (c’était, comme on dirait aujourd’hui, une affaire privée) : pour Graziadei, les contradictions au sein du PSI étaient si légères qu’elles pouvaient « concilier la formule de la liberté de pensée honnête et celle de la discipline volontairement acceptée dans l’action » (ce que justement nous nions). À son tour, se rappelant deux phrases jugées par lui trop « dures » du manifeste-programme de la Fraction maximaliste électoraliste, Serrati déplora que l’on attribue à cette dernière la volonté de rompre une unité qu’il fallait au contraire sauvegarder, « non seulement pour des raisons sentimentales, mais aussi et surtout pour des raisons pratiques, dans l’intérêt de la lutte de classe et du prolétariat », argument qui pouvait être utilisé en vue de l’obtention d’un succès électoral, mais qui était... totalement inutile du point de vue de la continuité d’action du parti et de sa capacité à guider la classe ouvrière ne serait-ce que dans les luttes revendicatives 1.

De la même façon, il serait mesquin de se moquer de la manière dont Lazzari posa à Bologne la question de la violence : « Que nous importe que la chute de la bourgeoisie soit violente ou pacifique ? Ce qui est important c’est qu’elle soit totale » (comme si l’histoire avait posé le problème en termes subjectifs et l’avait résolu de manière à ce que chacune des routes soit « bonne » et laissée au choix du premier venu) présentant à des congressistes enflammés son sentiment - bien qu’il se définisse comme un esprit belliqueux contrastant avec la « nature du peuple italien (qui est éminemment pacifique) » - d’étonnement devant une telle alternative pour un parti qui affirme son « courage de choisir une direction ». Ce serait mesquin et même injuste, parce que les maximalistes - s’ils retrouvèrent bien, il est vrai, les principes 1 Nous utilisons le présent dans cette partie pour souligner que les oppositions théoriques et

programmatiques sont d'une inflexible constance : elles sont aujourd'hui et seront demain ce qu'elles étaient hier.

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du marxisme révolutionnaire pour l’occasion, et si Gennari alla jusqu’à citer les brûlantes pages de l’ « Adresse inaugurale de la Ligue des communistes » de 1850 - se préoccupèrent essentiellement... de s’en excuser face à l’auditoire et, en tout cas, d’en atténuer la portée : oui à la violence, non pas parce que depuis un siècle le marxisme a reconnu en celle-ci l’ » accoucheuse de l’histoire », et sa « locomotive », mais parce que, malgré toute notre bonne volonté, il y a eu la guerre entre-temps, et que nous, « ses fils », devons « parler un peu plus de violence que nous n’en parlions auparavant » (Serrati) ; la dictature, oui, mais à condition qu’elle soit « la dictature impersonnelle de tout le prolétariat » et certainement pas d’un parti (Gennari), et qu’on l’utilise non pour « tuer ou étrangler la bourgeoisie » mais pour lui dire seulement : tu dois travailler comme nous, et vivre de ton travail ; qui ne travaille pas ne mange pas (encore Serrati) ; oui à la révolution, et pas seulement lorsque les contradictions internes de la société bourgeoise auront mûries mais lorsque « la classe ouvrière aura atteint un degré de maturité suffisant » (pour Graziadei, il fallait distinguer - belle découverte - entre « période révolutionnaire » et « moment révolutionnaire », et il était juste d’être gradualiste dans la première période et anti-gradualiste dans la seconde) ; oui à l’adhésion à l’Internationale, mais non sans se réserver « une certaine souplesse de mouvement dans le cadre national » (toujours Gennari) !

Les questions ainsi posées, il suffisait (et il a suffi) d’une part qu’une commission chargée de rédiger le programme établisse une motion dans laquelle était bien sûr inséré un programme que nous pouvions accepter en substance, mais délié de tout application pratique 1, et d’autre part que Lazzari accepte l’amendement de sa motion proposée par un camarade de courant, selon lequel la « conquête des pouvoirs publics » du programme de 1892 devait être comprise dans le sens de « leur substitution par des conseils de travailleurs à qui devait passer le pouvoir politique » ; il suffisait que les réformistes adhèrent à cette jolie formule (« nous y adhérons », expliquera Trèves, parce que « la motion offre la pleine hospitalité et le droit de cité à tous les courants du parti ») ; les expédients diplomatiques les plus banals suffisaient donc pour que soit assurée non l’ » unité » mais le règne de la confusion. On peut observer que personne au sein de l’ » Ordine Nuovo » ne prit la parole au cours du congrès : l’unique contribution aux graves problèmes dont le parti aurait dû discuter et ne discuta pas, de ce qui est présenté aujourd’hui comme ayant été le groupe de pointe du communisme révolutionnaire en Italie, fut la participation de Tasca et Rabezzana à la rédaction de la motion maximaliste électoraliste, rédigée de manière à tout laisser dans le vague et à garantir ainsi le maintien au sein du parti de la droite ouvertement réformiste !

1 Contrairement au programme publié par les maximalistes en août (et sur la base duquel les sections avaient voté en donnant à leurs délégués un mandat impératif d’y souscrire) la motion ne disait rien de l’exclusion des réformistes du parti. Les partisans de Serrati étaient passés d’un anti-unitarisme au moins formel à un unitarisme à tout prix, position à laquelle ils s’accrocheront rageusement les trois années suivantes.

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3.4 - Une voix de la droite et deux de la Gauche

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Parmi les autres interventions, celles de Turati et des deux abstentionnistes Boero et Verdaro méritent l’attention.

Le premier est le seul, aux antipodes de notre position, à ne pas utiliser de moyen terme dans la défense du réformisme. L’Octobre rouge est pour lui une fracture « barbare » au sein du filon d’or du seul socialisme digne d’un pays civilisé, le socialisme évolutionniste, qui nous indique la réalisation du « passage de l’utopie à la science » selon la célèbre formule d’Engels. Le soviet ? Mais celui-ci n’est pas « essentiellement autre chose... que notre association ouvrière ; et l’ensemble des soviets, ou Soviet central, est en quelque sorte notre Confédération générale du Travail [point sur lequel reviendra le jeune Matteoti dans un de ses discours]... Si demain notre Conseil supérieur du travail actuel devient une organisation plus grande, élue par les organisations de base, et munie des pouvoirs législatifs, alors nous aurons notre Soviet central ». Il est vrai qu’en tant que bons démocrates, nous n’excluons pas « la représentation des éléments industriels, encore appelés bourgeois », et n’acceptons pas le « vote pluriel » au détriment des paysans, mais « il reste à voir si cette différence n’est pas le signe et la conséquence nécessaire de notre grande supériorité dans l’évolution civilisée » ! ! ! La révolution ? Mais « la seule révolution possible et fructueuse est constituée par le travail assidu et harassant des conquêtes graduelles » 1 - « le suffrage universel, quand il est conscient (et il ne peut l’être que par la propagande et l’évolution économique et civique), est l’arme la plus formidable et la plus efficace pour toutes les conquêtes ». La violence ? Dans un seul cas, elle « sera non seulement légitime, mais nécessaire et victorieuse [...] : quand le suffrage universel sera voulu par les masses et qu’elles sauront l’utiliser, si la classe bourgeoise tentait follement de le leur ôter par la violence pour les ramener à la servitude » ! ! !

1 L'opportunisme ne connaît pas de frontières. Au Congrès de Tours, un an plus tard, Blum dira : » Les efforts de propagande que le militant accomplis c'est la révolution qui fait chaque jour un pas en avant. Tout ce qui concerne l'organisation et la propagande socialiste, tout ce qui est accroissement des organisations ouvrières, base de la société collectiviste de demain, tout ceci est révolutionnaire. Même les réformes [. . . ] si elles servent à accroître et consolider l'emprise de la classe ouvrière sur la société capitaliste, sont révolutionnaires » (Krigel, Le Congrès de Tours, P. 24). Du reste, Blum parlera aussi le langage des maximalistes à Tours. Voici par exemple son illustration du concept de dictature du prolétariat : » Dictature exercée par un parti s'appuyant sur la volonté et la liberté populaire, sur la volonté des masses ; donc dictature impersonnelle du prolétariat [. . . ]. Dictature d'un parti, oui, dictature d'une classe, oui, dictature de quelques individus, connus ou non, certainement pas ! » (id. P. 129).

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À celui qui lui demandait s’il acceptait la dictature du prolétariat comme privation des droits politiques pour l’ex-classe dominante, Turati répondit : « Lorsque la bourgeoisie aura accompli ses buts, et lorsque le prolétariat armé de tous les moyens techniques, intellectuels, moraux, politiques, pourra s’y substituer dans la gestion de la société, eh bien, appelez-la dictature si vous voulez, alors seulement nous serons d’accord ». La situation ainsi indiquée est-elle actuelle, ou pour le moins est-elle prévisible dans un avenir proche ? Non, puisque « le socialisme ne peut naître [...] que de la pléthore de capitalisme, de la crise surproduction » alors que, pour notre malheur collectif, la guerre a « tari les sources productives, et tout réduit, pour les vainqueurs et les vaincus, à un tel état de misère et de prostration [...] que nous sommes dans les conditions les plus opposées, dirais-je par définition, à la possibilité d’une révolution socialiste immédiate ». (Inutile de rappeler que, une fois l’abondance venue, les réformistes ont toujours découvert, et découvriront toujours que, par... renversement dialectique, les présupposés de l’action révolutionnaires ont manqué.)

L’opposition particulièrement cynique de Turati consistait à dire que les conditions objectives étaient présentes en Russie, pays qui « a une abondance de mines, de céréales et de tous les biens de la création » (juste au moment où s’ajoutait à la guerre civile, dans le 1er pays de dictature prolétarienne, le fléau de la famine !) et que le problème était de voir se développer une « révolution à outrance » pour laquelle, du point de vue subjectif, celle-ci (la Russie) était « manifestement immature » ! La conclusion était logique : ou s’en tenir au programme de 1892, et avec celui-ci à la tradition des « conquêtes graduelles », dans laquelle le vieux leader reconnaissait l’unique aspect positif de l’histoire tourmentée des vingt-huit dernières années, ou jeter avec le programme la totalité de la « doctrine marxiste » (dans la version de la « Critica Sociale », bien sûr !). L’un ou l’autre : dans les deux cas le parti se renforcerait… 1 !

Les discours du turinois Giovanni Boero et du florentin Virgilio Verdaro sont importants, car ils démontrent que le courant de Gauche, quel qu’ait pu être son importance numérique, était loin de rester circonscrit au Mezzogiorno, à la fois si connu et si décrié, et disposait d’un réseau national avec de forts points d’ancrage dans les zones de grande concentration prolétarienne. Le courageux camarade Boero revendiqua au nom de la Fraction la nécessité non seulement de modifier le programme de Gênes, demandant à tous les congressistes de proclamer franchement s’ils avaient l’intention « de le suivre [le nouveau programme, dont les formulations étaient plus nettes et explicites] jusqu’au bout, ou s’ils l’acceptaient formellement pour le trahir ensuite à la première occasion », mais aussi de changer de nom : « aujourd’hui, nous appartenons au parti communiste, et le parti socialiste

1 C’est au nom de « cette unité du prolétariat qui est constamment notre principale préoccupation, que la scission et la désagrégation de notre parti mettrait en grave danger  » (une phrase qui sera répétée jusqu’à la nausée par Serrati les mois suivants), que Turati annonça les siens décidés à « se replier – malgré certaines dissensions que nous ne désirons pas dissimuler – derrière la motion Lazzari ».

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italien ne peut rien être d’autre qu’une section du communisme international ». L’orateur oppose les larges possibilités de l’époque historique ouverte par la révolution russe aux possibilités antérieures plus réduites, justifiant une tactique plus audacieuse, et, à la leçon des expériences allemande et hongroise, démontre qu’au sein d’un tel cycle historique, l’unité si chère aux maximalistes ne représente pas un élément de force mais de faiblesse. Se prévalant du bilan pratique du prolétariat de Turin pendant la guerre, ils mettent en évidence l’urgence de développer une activité de propagande au sein de l’armée et de dédier plus d’énergie que dans le passé à l’agitation parmi les paysans. Au milieu des hurlements des maximalistes, habitués à prendre des poses révolutionnaires contre les paysans, le camarade observe justement : « On a dit que nos paysans ne se trouvaient pas dans les conditions de ceux de Russie, et qu’ils ne viendront pas vers nous parce qu’ils veulent la répartition de la terre. Il en sera ainsi si nous ne leur disons pas que cette petite propriété leur causera plus de torts que d’avantages ». En concluant, l’orateur indique parmi les grands enseignements de la révolution russe celui de n’avoir pas hésité à créer un « militarisme russe », et oppose les revendications fondamentales de la dictature, de la terreur et de l’organisation armée de la classe ouvrière au vil parlementarisme dans lequel se noient non seulement la droite mais aussi le centre maximaliste 1.

Soutenant le camarade de Turin, Verdaro illustre avec efficacité la nécessité imprescriptible de changer de programme et, ainsi que l’avait voulu Lénine en avril 1917, le nom du parti également, et rappelle que l’histoire du mouvement ouvrier présente de nombreux exemples de cette exigence. Après avoir revendiqué la dispersion de l’Assemblée Constituante, grâce aux Bolcheviks, comme un acquis fondamental du mouvement ouvrier révolutionnaire, et avoir mis l’accent sur la contradiction théorique et historique entre le socialisme de la 2e Internationale et celui de la Troisième (qu’il vaut mieux appeler « communisme » comme dans le « Manifeste » de Marx), le camarade ironise sur une proposition de Serrati prévoyant de faire signer aux futurs élus au Parlement une lettre de démission en blanc pour le cas où (tant ils avaient foi dans leur qualité de socialistes !) ils passeraient avec armes et bagages à l’ » ennemi ». Il mentionne un État d’Amérique du Sud où une lettre est dors et déjà dans les mains du président de la Chambre, qui peut limoger quiconque s’y oppose, et, au milieu des rires aux dépens des maximalistes, démontre l’absurdité d’exclure du Parlement, une fois qu’ils ont décidé d’y aller, des hommes comme Turati et Modigliani : c’est de nos rangs qu’ils doivent être exclus ! Ce n’est pas la scission ou l’amputation qui tuent un parti : « c’est l’incertitude, car elle freine et tue l’action de tous ».

Nous n’avons pas besoin de rappeler que cette conception se retrouve pleinement, à la lettre près, dans les paroles de Marx et de Lénine.

1 Il est néanmoins du devoir de cette chronique de relever que Boero glissa de part et d'autre, bien que se reconnaissant toujours dans le mythe propre à l'atmosphère turinoise de la vertu propédeutique des « conseils » et de l'éducationnisme technique, positions qui porteront les abstentionnistes piémontais, lors de la grève d'avril et de l'occupation des usines, à une débandade jugée par le « Soviet » avec sévérité.

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3.5 - Réponse finale du représentant de la Gauche

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Nous ne résumerons pas les réponses de Bombacci pour les maximalistes, et de Treves et Lazzari pour les unitaires : le premier oscille entre sentimentalisme et esprit barricadier ; les deux autres, finalement unis, mettent une nouvelle fois en garde contre les dangers qui menacent le prolétariat italien, et prennent bien garde de ne pas les personnifier dans les forces de la démocratie internationale et locale contre lesquelles ils ne le mobilisent pas ni même ne le préparent d’une manière quelconque à les combattre. Tous sont enfermés dans le cercle des questions contingentes, tous éludent les questions de principe et feignent d’ignorer que celles-ci sont en même temps des questions terriblement pratiques et vitales.

La réponse du représentant de la gauche replace le congrès à la hauteur des événements historiques inaugurés par Octobre. Nous en reprenons certains des points les plus importants sans les résumer. Avant tout (et ceci vaut pour les historiens pleurant sur notre obstination consistant à refuser l’unité à tout prix, y compris avec les « plus proches »), elle démontre pour quelles raisons, malgré la concordance substantielle du programme rédigé à la hâte par les maximalistes lors du congrès (pauvre… démocratie : les sections, la fameuse « base », n’en savaient rien !) avec le nôtre, qui avait été rendu public depuis longtemps, la Fraction communiste abstentionniste voterait contre : ce programme étant en fait incrusté comme un corps étranger dans une motion – la seule sur laquelle un vote fut effectué – lui ôtant toute implication pratique puisqu’elle ne prévoyait même pas l’expulsion des réformistes, et bien qu’apportant son adhésion à la 3e Internationale se taisait sur les obligations que comportait nécessairement celle-ci si elle ne voulait pas être factice et hypocrite : en somme, pour que le changement du programme rompe avec un… immobilisme entêté sur les positions équivoques et de compromis de toujours. Ensuite, on voit bien pourquoi malgré tout la Gauche ne rompit pas ni ne put rompre avec le Parti (et ceci vaut pour les historiens, qui, à l’inverse, nous accusent de… fermeté insuffisante) : le maximalisme italien, qui n’a pas tout à fait le comportement de pirates – subjectivement – de son équivalent « indépendant » allemand, a pourtant rendu le service à la classe dominante d’emprisonner l’unique fraction vraiment communiste dans le dilemme : soit de rompre les ponts avec un parti « repeint » aux couleurs d’un programme en grande partie compatible avec les positions de Moscou, et adhérant explicitement à l’Internationale, rendant ainsi une rupture incompréhensible aux yeux des prolétaires aveuglés par cette apparence lumineuse et surtout se mettant en dehors des assises nouvelles et glorieuses du communisme international, soit de rester à contrecœur dans le parti pour en briser la construction

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artificielle ; elle y resta encore une année, faite des trahisons de tous (et, comme nous le verrons, d’impatience des camarades, comme ceux de Turin en septembre 1920), afin que - à travers son incessant travail de clarification et de propagande – mûrisse, en premier lieu dans l’Internationale et en second lieu dans les noyaux du PSI encore aveuglé en 1919, la conscience et même la certitude que la rupture était un devoir. Ces deux conditions manquent lors du Congrès : Moscou n’est pas présente et personne sauf nous, parmi les membres du Congrès, ne sent l’urgence de l’ » exclusive », c’est-à-dire de la condamnation irrévocable de la méthode social-démocrate qui n’est pas tant et pas seulement la méthode de la « conquête pacifique », mais – comme l’enseignent tragiquement Berlin, Munich et Budapest – la méthode de la violence anti-prolétarienne (« au moment décisif de son histoire, la bourgeoisie ne se défend pas par l’intermédiaire des partis bourgeois, sinon elle serait écrasée. Elle se défend à travers les champions de la méthode social-démocrate lors de la dernière bataille contre l’avance de la révolution »). En troisième lieu, elle constitue un énième démenti à une historiographie corrompue selon laquelle notre position, qui indiquait la nécessité de la sélection au sein du parti suivant la méthode révolutionnaire marxiste, aurait eu son origine dans le pronostic erroné d’une « situation » que nous aurions jugé dès lors mûre, alors que nous avions en fait un chemin bien plus difficile à parcourir. En fait, la Gauche ne pose pas le problème d’un aujourd’hui révolutionnaire qui exige un changement de route qui s’avèrerait non nécessaire lors de lendemains de reflux : pour elle, comme pour les bolcheviks, la perspective est celle d’une « longue période », et l’ennemi contre lequel elle se bat n’est pas celui qui dans un présent problématique « empêche la révolution », mais celui qui en coupera la route, si nous ne le vainquons pas à temps, au moment où celle-ci frappera vraiment à la porte et ne devra pas trouver face à elle un parti paralysé par des forces en opposition en son sein. C’est alors « lorsque le prolétariat doit s’occuper exclusivement de lui-même, et non d’une fraction bourgeoise contre une autre », c’est alors que la classe aura besoin d’une arme lucide et tranchante et non pas d’une épée de bois. Nous ne sommes pas révolutionnaires parce que nous voyons l’heure x proche : nous sommes révolutionnaires parce que, lointaine ou proche, celle-ci exige de nous dès à présent une action, une tactique, une organisation incompatible avec l’action, la tactique et l’organisation du passé !

Les maximalistes, entièrement absorbés par leurs problèmes électoraux, prétendaient à la fois que les réformistes restent dans le parti et qu’on leur mette la ceinture de chasteté au parlement : 

« Nous voudrions – affirme le rapporteur – que le problème soit résolu autrement. Nous voudrions que soit exclu du parti celui qui n’accepte pas le programme de demain, celui que vous-mêmes avez édité et distribué ce matin au congrès. La logique, la nécessité même veut que nous puissions être une minorité disciplinée à une motion, un ordre du jour délibéré par le congrès, mais nous n’admettons pas que soit tolérés dans le parti ceux qui nient le programme. Votre formulation théorique devrait suffire pour assurer la sélection au sein du Parti : mais elle ne suffira pas. Elle ne suffira pas comme il est facile de le prévoir, non

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seulement parce que vous n’avez pas voulu, mais parce qu’effectivement il n’était pas possible que cette formulation suffise dans la situation actuelle, du moment que vous avez décidé de vous plonger dans la bataille électorale. En conclusion, de ce congrès sortira vainqueur une large fraction électoraliste qui conduira le parti dans la bataille imminente […]. Le parti veut majoritairement aller à cette bataille, et il ira. Nous sommes fermement convaincus que celle-ci constitue une condition de faiblesse face aux exigences de l’action révolutionnaire, face à notre adhésion à la Troisième Internationale. Nous nous faisons pour une fois prophètes (et nous espérons être de mauvais prophètes) en prévoyant que les forces qui marchent à l’unisson aux élections devront demain se séparer sur un autre terrain. Quand cette crise adviendra, crise que nos positions doctrinales ne précipitent en rien, nous formulerons au moins un souhait : que celle-ci ne barre pas les chances du prolétariat, qu’elle ne barre pas la voie grandiose de la révolution sociale ! ».

La prophétie était cent pour cent exacte : et l’espérance ne resta que ce qu’elle était. Ceux qui, à Bologne, « ne sentirent pas le problème de l’incompatibilité », non seulement ne nous rejoinrent pas, mais camouflèrent trompeusement, sous le couvert d’un programme communiste, leur opportunisme, nous liant les mains ainsi que celles du prolétariat ; les donneurs de leçon ne vinrent pas nous jeter au visage : c’est votre faute ! Vous auriez dû avoir le « courage de la rupture » (ceux qui n’ont toujours eu comme unique drapeau que de suivre le plus fort, mais ne se sont jamais éloigné de la mangeoire) ! Nous, les prétendus impatients ou les prétendus intolérants, vivions dans l’angoisse le drame d’une équivoque dure à mourir, qui paralysait tout : nous savions que nous devrions durement travailler pour que le parti communiste naisse sur des bases non factices ; nous nous sommes armés de patience en vue de lendemains difficiles.

Nous nous permettons un aparté strictement lié à une phrase centrale de la réponse de Bordiga : Qui possédait la claire vision de la réalité ? La scission vint, mais seulement à Livourne en janvier 1921. La guerre civile vint mais elle fut perdue par les phalanges rouges. Quelle en était la cause ? L’erreur colossale de vouloir se sauver de la défaite en influant sur le cirque électoral et parlementaire. Qui coupa les jarrets et l’esprit du prolétariat en marche ? Le fascisme ? L’opportunisme réformiste et centriste type 2e Internationale et Internationale Deux et demi qui ne confia au prolétariat que des armes en carton-pâte ? Par Dieu, non ! L’élan historique favorable à la révolution fut brisé par la décision de recourir aux moyens légaux alors que la terre et l’air vibraient d’âpres combats. La cause du prolétariat italien fut écrasée à cause de sa foi en la démocratie, mais pas seulement ; une situation féconde fut compromise pour être remplacée par une autre trouble et réactionnaire qui ne fut pas celle des vingt années de fascisme, mais celle d’aujourd’hui, toute nourrie de cynisme et de crétinisme parlementaire dont même la fraction Turati-Treves n’aurait pu donner l’exemple.

L’alternative historique fut celle de Bologne : canaliser l’énergie formidable des masses vers l’impasse électorale et parlementaire, ainsi que la détourner de la bataille

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à venir contre les forces unies du fascisme et de l’État bourgeois démocratique, deux faces de la même honte historique. Si nous avions choisi l’autre voie, celle de la guerre civile, contre ces deux forces alliées, nous aurions certes pu comme Spartacus tomber sous les coups d’un bloc fascisto-démocratique, mais nous serions tombés sans honte. Et c’était bien du sang de Spartacus comme de celui des valeureux combattants de Munich et Budapest dont nous devions nous revendiquer pour être prêt à préparer notre libération en consacrant nos forces, petites ou grandes, à l’unique directive, celle de la Dictature et de la Terreur ! Seule une Dictature rouge peut vaincre une dictature noire.

Au congrès, désormais, on hurlait : « Au vote, au vote ! » et nous ne fûmes que trois mille contre le gros des troupes électoralistes. Nous adressions notre appel à Moscou alors que déjà le prolétariat italien, vainqueur à Montecitorio, tombait à genoux. Le résultat immédiat de notre appel fut négatif.

Comme nous avions obéi à la majorité de Bologne 1919, nous obéîmes à celle de Moscou 1920. Le cours des événements devait dire (à moins que l’histoire ne se fasse qu’au conditionnel) s’il était juste de demander que soit désavoués non seulement les sociaux-démocrates dès Bologne, mais aussi les centristes qui n’avaient pas voulu les liquider à Bologne.

La coupure effectuée à Livourne qui, à cause de notre obéissance à Moscou et à son trop d’éclat d’alors, fut faite selon ses souhaits, aurait dû être plus profonde et plus sanglante. L’avenir nous l’a appris. Mais l’avenir n’a pas vu que le désastre italien : il a vu aussi le désastre international, bien plus noir et sinistre encore.

C’est pour cela que la tradition de notre Gauche fait pleinement sienne la thèse antiparlementaire de Bologne, et rejette quiconque aurait pu croire ne serait-ce qu’un instant à la suprême bouffonnerie du parlementarisme révolutionnaire, même si cette bouffonnerie abusa un Lénine, lequel savait tout et avait tout écrit - usant de tous les qualificatifs - sur l’infamie de la démocratie.

3.6 – Les motions et le vote

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Avant de reproduire les trois motions qui furent soumises au vote le même jour, nous ne pouvons pas ne pas nous permettre un bref commentaire.

La motion de la Fraction maximalisme électoraliste affirme les principes généraux, mais ne les concrétise pas en directives d’action qui y seraient conformes. Elle élude les problèmes de l’exclusion des réformistes, elle nie le caractère

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contraignant et non hypothétique ou possibiliste du programme. Elle se tait sur les nécessaires conséquences pratiques de l’adhésion professée à la Troisième Internationale. Quant aux rapports avec les organisations syndicales, elles ne propose que la conclusion d’ » accords » de... puissance à puissance, niant ainsi la primauté du parti, c’est-à-dire de l’organisation politique de la classe, sur son organisation économique. C’est donc une motion « fourre-tout », donc « vide-de-tout ». Elle recueillit 48 411 voix correspondant à 1 012 sections. En voici le texte : 

« Le congrès du PSI réuni à Bologne les 5-8 octobre 1919, reconnaissant que le programme de Gênes est désormais dépassé par les événements et la situation internationale créés par la crise mondiale à la sortie de la guerre, proclame que la révolution russe, l’événement le plus heureux de l’histoire du prolétariat, a créé la nécessité pour tous les pays capitalistes d’en faciliter le développement ; 

Étant donné qu’aucune classe dominante n’a renoncé jusqu’ici à son propre despotisme sinon sous la contrainte de la violence, et que la classe exploiteuse y a recours pour la défense de ses propres privilèges et l’étouffement des tentatives de libération de la classe opprimée, le congrès est convaincu que le prolétariat devra recourir à l’usage de la violence pour se défendre contre les violences bourgeoises, pour la conquête du pouvoir et pour la consolidation des conquêtes révolutionnaires ; 

Il affirme la nécessité de réfléchir aux moyens de la préparation spirituelle et technique ; 

Considérant ensuite la situation politique actuelle en fonction des prochaines élections, il décide de descendre dans l’arène électorale et à au sein des organes de l’État bourgeois pour y effectuer la propagande la plus intense des principes communistes et pour faciliter la destruction de ces organes de la domination bourgeoise.

Tenant compte des considérations ci-dessus, il délibère de modifier le programme du parti pour lui donner la forme suivante : 

Programme

Considérant qu’au sein de la société actuelle les hommes sont divisés en deux classes, d’un côté les travailleurs exploités, de l’autre les capitalistes détenteurs et monopolisateurs des richesses sociales ; que les salariés des deux sexes, de toute profession et condition, forment de par leur dépendance économique le prolétariat, contraint à un état de misère, d’infériorité et d’oppression ; 

Reconnaissant que les organisations économico-sociales actuelles défendues par le système politique honni d’aujourd’hui représente la domination des monopolisateurs des richesses sociales et naturelles sur la classe travailleuse ; que les

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travailleurs ne pourront s’émanciper sans la socialisation des moyens de travail (terre, mines, usines, moyens de transport, etc.) et la gestion sociale de la production ; 

Reconnaissant par ailleurs que la société capitaliste, à travers l’impérialisme, a déchaîné et déchaînera des guerres toujours plus vastes et destructrices ; que seule l’instauration du socialisme conduira à la paix civile et économique ; que le délabrement produit dans l’ensemble du monde civilisé est le signe évident de la faillite qui menace tous les pays, vainqueurs et vaincus ; que l’incapacité manifeste de la classe bourgeoise a remédier aux maux qu’elle a produit montre qu’a commencé une période révolutionnaire de profonde transformation de la société qui conduit désormais à la destruction violente de la domination capitaliste bourgeoise et à la conquête du pouvoir politique et économique de la part du prolétariat ; que les instruments d’oppression et d’exploitation de la domination bourgeoise (État, communes et administration publique) ne peuvent en aucune manière se transformer en organes de libération du prolétariat ; que doivent être opposées à ces organisations des nouvelles organisations prolétariennes opposées (conseils des travailleurs, soldats et paysans, conseils de l’économie publique, etc.), lesquelles, fonctionnant désormais (sous la domination bourgeoise) comme instrument de la lutte de libération violente, deviennent ensuite des organisations de transformation sociale et économique ainsi que de reconstruction du nouvel ordre communiste1 ; que la conquête violente du pouvoir politique par les travailleurs devra signer le passage du pouvoir de la classe bourgeoise à la classe prolétarienne, instaurant ainsi le régime transitoire de la dictature de tout le prolétariat ; que sous ce régime de dictature, la période historique de transformation sociale et de réalisation du communisme devra être hâtée et sera suivie par la disparition des classes ainsi que par la disparition de toute domination de classe, ou le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous : 

Il est décidé

1) de conformer l’organisation du PSI aux principes sus mentionnés ; 

2) d’adhérer à la Troisième Internationale2, organisation prolétarienne mondiale qui défend ces principes ; 

3) de promouvoir des accords avec les organisations syndicales qui sont sur le terrain de la lutte de classe, pour qu'elles conforment leurs actions à la réalisation des principes sus exposés. »

La motion de la Fraction communiste abstentionniste pose au contraire avec netteté et sans ambiguïté les trois points cardinaux suivants : 1) l'adhésion au Komintern entendu comme acceptation de l'intégralité de son programme et obligation d'en observer la discipline ; 2) l'exclusion des réformistes ; 3) le changement de nom du parti suivant le programme publié fin juillet ; secondairement, elle défend l'abstention aux élections et l'intervention dans les réunions électorales

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dans un but de propagande pour la mobilisation de toutes les forces afin de réaliser la préparation révolutionnaire du prolétariat. Elle recueillit 3 417 votes de 67 sections : preuve de la faiblesse de « la conscience historique de la nécessité de la réalisation intégrale du programme communiste » ! En voici le texte : 

« Le XVI congrès national du PSI déclare que le programme constitutif de Gênes de 1892 ne répond plus aux exigences de la vie et de l'action du parti ; 

Décide que le parti fait partie intégrante de l'Internationale communiste, accepte le programme constitutif de Moscou et s'engage à observer la discipline des congrès communistes internationaux ; 

Déclare l'incompatibilité de la présence au sein du parti de ceux qui proclament la possibilité de l'émancipation du prolétariat au sein du régime démocratique et répudient la méthode de la lutte armée contre la bourgeoisie pour l'instauration de la dictature prolétarienne ; 

Décide que le parti prend le nom de parti communiste italien et adopte le programme qui suit dans lequel sur la base de la doctrine fondamentale inscrite dans le « Manifeste des communistes » de 1848 ainsi que des directives politiques suivant lesquelles s'effectuent les révolutions contemporaines, sont examinés les développements historiques du passage de l'ordre social présent à l'ordre social communiste, et est établi le travail du parti au cours des différentes phases de ces développements [allusion au programme déjà connu de la Fraction] ; 

Décide que le parti s'abstient de participer aux luttes électorales et intervient dans les réunions électorales pour expliquer les raisons de ces positions et emploie toutes les organisations et les forces du parti dans le but de : 

a) préciser et défendre au sein de la classe ouvrière la conscience historique de la nécessaire réalisation de l'intégralité du programme communiste ; 

b) préparer les organisations prolétariennes et les moyens pratiques d'action et de lutte nécessaires pour atteindre ses buts programmatiques successifs ».

La motion maximaliste unitaire enfin, à l'origine très longue et extrêmement tempérée, est présentée dans la version réduite et en même temps « musclée » suivante : 

« Le XVI congrès du Parti socialiste italien fait siennes les conclusions présentées et illustrées par le secrétaire Costantino Lazzari ; 

Déclare que le concept de la conquête des pouvoirs par leur transformation, selon le programme de 1892, doit être rectifié dans le sens où cette conquête doit voir

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leur substitution par les Conseils de travailleurs à qui doit passer le pouvoir politique ; 

Considère comme essentiel le caractère international de la crise qui travaille le monde moderne et en conséquence celui de l'action révolutionnaire à développer par le prolétariat pour la réalisation du socialisme ; 

Proclame pour tous les inscrits le droit d'appartenance au parti et la conquête de la liberté de pensée disciplinée dans l'action. »

Les réformistes s'arrêtèrent à cette position : en vérité, y adhérer ne coûtait rien ! Les votes furent au total de 14 880, pour 339 sections. Les unitaires, quoi qu'il en soit, n'acceptèrent pas de faire partie de la nouvelle direction.

Des historiens récents comme Cortesi prétendirent reconnaître l'existence d'un solide courant « communiste », qui n'avait été repoussé que par notre abstentionnisme opiniâtre, dans la « déclaration de principes » d'un groupe de votants pour la motion maximaliste électoraliste (parmi lesquels, et ce n'est pas un hasard, E. Leone) qui fut inséré dans les actes du congrès. Voici le texte : 

« Le congrès du Parti socialiste de Bologne proclame et reconnaît que la révolution russe, dans laquelle il salue l'événement le plus heureux de l’histoire du prolétariat, a créé la nécessité pour tous les pays capitalistes d’en faciliter l'expansion irrésistible ; il pense que les méthodes et les formes de cette expansion révolutionnaire destinée à transformer le bouleversement russe en complète révolution sociale sont à puiser dans les modèles d'une révolution qui, si elle s'appelle russe pour des raisons de géographie, est - par son caractère - universelle, et fondée sur le principe de l'union du prolétariat de tous les pays ; 

Réaffirme les enseignements émanant de la révolution des Soviets, qui réalisent toutes les espérances des authentiques partisans de la cause du socialisme, notamment les points suivants qui constituent de véritables armes pour l'action immédiate : 

1) La lutte de classe s'est révélée le véritable moteur de l'histoire des hommes, démontrant ses capacités à trancher la solidarité sociale nationale à laquelle les gouvernements bourgeois ont tenté de confier la tentative de l'éliminer et de la retarder par leur mystification ; 

2) La révolution a montré un double mouvement en action : 

a) d'érosion et de perte de contenu des pouvoirs d'État, et de négation des institutions fondamentales que les formes démocratiques ont adopté, pour fourvoyer la mission historique du prolétariat, c'est-à-dire : des constituantes qui mettent sur un pied de fausse égalité les opprimés et les oppresseurs, et des Parlements qui en naissent, organes complémentaires de la souveraineté de l'État et non expression de la volonté populaire ; 

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b) de construction, grâce à un organe de classe nouveau, le Soviet d'ouvriers, de paysans et de soldats qui doit dès à présent être créé en Italie et dans toute l'Europe occidentale comme organisation de regroupement de tous les opprimés désireux d'atteindre les cimes déjà conquises par les pionniers russes, dont la composition sociale doit rassembler toute la masse des ouvriers et des paysans pauvres ainsi que, sans pour autant renoncer à leur spécificité individuelle, les partis qui agissent sur le terrain révolutionnaire pour l'abolition du patronat et de l'autorité de l'État bourgeois, les syndicats de métier qui trouveront dans le soviet une action politico-sociale plus élevée et révolutionnaire que celle qu'ils ont atteinte à cause de leur structure coopérative, les membres du mouvement coopératif qui pourront lutter dans le soviet comme adversaires du régime capitaliste à côté des salariés, réparant ainsi l'inefficacité révolutionnaire de leur organisme, et la Ligue ouvrière des mutilés de guerre.

3) La lutte politique contre l'État, organisme militaire et guerrier, quelle que soit la forme politique qu'elle puisse prendre, doit être passionnée et rebelle comme en Russie, pour que le socialisme se transforme de pur problème de logique sociale en concentré d'ardeur et d'enthousiasme, créant ainsi au sein du prolétariat - même sous les armes - les éléments psychologiques pour le passage de tout le pouvoir aux Soviets, et pour sa défense contre toutes les attaques contre-révolutionnaires ; 

Ceci et rien d'autre constitue l'appel à la violence à laquelle nous exhortent les pionniers russes, un besoin de rassemblement tout à leur honneur, et non la mêlée et le chaos contre lesquels le socialisme en Russie s'est porté garant comme porteur d'un cours nouveau.

4) Le parti bolchevique russe n'a pas renoncé à son existence, et de même le Parti socialiste italien ne cessera pas d'exister jusqu'à la totale réalisation de l'expérience soviétiste à laquelle il s'agit de se rendre au plus tôt, en subordonnant l'ensemble de ses fonctions aux principes éclairés par l'expérience révolutionnaire russe. Il nous convainc que désormais les grandes initiatives historiques réalisées par le prolétariat groupé en soviets supérieurs au parti, aux écoles et aux corporations pourront être conduites à la victoire. »

Et ceci est supposé représenter la voix d'un courant parvenu à la conscience du programme révolutionnaire communiste ? En réalité, on trouve enveloppé dans un langage rhétorique et fumeux toutes les erreurs de principe contre lesquelles se battaient fièrement les bolcheviks à cette période : la théorie d'un « modèle » tombé du ciel de la Russie pour révéler une vérité jusqu'alors « ignorée » ; la critique du parlement comme « expression ratée de la volonté populaire » et non comme organe de la volonté de classe ; la conception des soviets comme mélange d'organisations politiques et économiques hétérogènes « exprimant une nouvelle créativité », de surcroît « supérieurs au parti, aux écoles et (restez calmes) aux corporations » ; la renonciation au rôle prééminent du parti de classe, unique et dictatorial ; le postulat

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de l'« ordre nouveau » opposé au « chaos bourgeois », délicate expression d'un... management avant la lettre ; enfin, l'appel à la « passion et à la rébellion » en l'absence de la plus élémentaire clarté programmatique ! Une année de martèlement des positions ne suffira pas pour faire entrer dans la tête d'une faible minorité des ex-maximalistes les points cardinaux de la théorie et du programme communiste rétablis par les bolcheviks ! Et les années qui suivirent Livourne démontrèrent que le dur os du marxisme n'avait pas encore trouvé les dents pour le broyer et l'estomac suffisamment solide pour le digérer, malgré la patience et l'inflexibilité de nos efforts !

3.7 - Après le vote du Congrès

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On peut mieux comprendre les résultats du vote équivoque sorti des manœuvres de couloirs - outre l'éclairage que nous lui avons donné à travers les discussions rapportées précédemment - par le commentaire de l'article « Après le Congrès » paru dans « Il Soviet » du 20 octobre qui annonce une brève suspension de sa publication pour se réorganiser en tant qu'organe national de la Fraction et non plus de la Fraction socialiste de Naples. Nous en reproduisons la majeure partie : 

« Si nous considérons que le Parti socialiste a fait de la politique parlementaire le principal point d'appui de son action, on doit donc considérer comme naturel que le dernier congrès s'étant tenu juste avant les élections générales, n'ait pu sentir dans chacune de ses délibérations l'influence prépondérante de cet événement [...].

La vérité est que la majorité du parti a pleinement confiance et est pleinement convaincue (et nous espérons pour elle que ce ne sera pas une illusion) que les prochaines élections aboutiront à un grand succès autant par le nombre total de votes que par le nombre des élus. Chacun donne la valeur de ce succès selon son point de vue. Il y a ceux qui voient l'acquisition d'une plus grande force parlementaire immédiate pour le parti et le prolétariat ; ceux qui tiennent compte des larges possibilités de propagande possibles pour disséminer des idées et des propositions ; ceux qui se satisfont de cet énorme rassemblement de force, avertissement solennel pour la bourgeoisie et promesse sûre de lendemains plus ardents.

L'ensemble de ces aspirations, sentiments, propositions, espérances, prévisions, convergent toutes vers le même point : maintenir intacte l'unité du parti, ce qui veut dire maintenir intacte sa force électorale.

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Pour obtenir ce résultat, qui risquait d'être compromis par les divergences criantes des programmes, il a été nécessaire de réaliser quelques transactions, qui ont été suffisantes pour le moment à maintenir un accord essentiellement entre l'aile droite, la plus fragile lors du congrès mais la plus forte dans le corps électoral, et le courant maximalisme électoraliste majoritaire, lesquels auraient fortement souffert à ce moment-là d'une scission tout à fait malvenue.

L'aile droite, en fait, après avoir exprimé sa pensée sur la faiblesse théorique du maximalisme au moyen des railleries mordantes du député Turati, et après avoir une nouvelle fois désapprouvé l'avènement violent du bolchevisme, a au dernier moment renoncé à réaffirmer ses positions lors du vote pour se tapir sous l'ombre peu accueillante du camarade Lazzari. Celui-ci, à son tour, acceptant au dernier moment un rajout à l'ordre du jour du maximaliste unitaire Maffi, tourna sa proue, lourdement chargée, vers la gauche, et s'approcha du maximalisme électoraliste ; lequel, pléthorique et généreux vainqueur, tendait aux éléments dispersés une passerelle suspendue par enchantement sur les abysses de l'incompatibilité de coexistence affirmée dans le programme - et votée par les sections, qui l'ont accepté avec mandat impératif. Ainsi, le congrès est devenu majoritairement maximaliste, au moins en apparence.

À cette harmonie universelle, le courant communiste abstentionniste - qui s'est révélé ne pas être seulement une petite troupe ni une simple expression personnelle ou régionale, comme on a essayé de le faire croire par intérêt polémique - ne pouvait ni ne devait participer.

Celui-ci eut le grave tort d'être cohérent avec son programme et avec sa méthode qui ne consent ni accommodement ni opportunisme ; c'est pour cela qu'il est accusé d'être utopiste et de pécher par excès de logique. Il continue à croire que la victoire du nombre, obtenue à travers des transactions programmatiques, est éphémère et superficielle, de même qu'il croit que l'unité actuelle du parti est seulement formelle et destinée à éclater au moment décisif.

Il a tenté de provoquer aujourd'hui une scission en l'anticipant sur le terrain théorique [...]. La conséquence de l'orientation anti-unitariste de la Fraction abstentionniste fait qu'elle ne pouvait prendre part à la direction du parti sans se contredire. Donc sa délibération - logique et cohérente - ne devait pas influencer les décisions de la fraction de droite ; laquelle au contraire, s'étant faite le défenseur de l'unité du parti dans sa motion, aurait pu et dû donner ses hommes à la direction, de même qu'elle les donna à la liste des candidats aux élections, au sein de laquelle – alors qu’elle était minoritaire au congrès - elle devint majoritaire, sans aucun scrupule de proportions entre les tendances. »

Dans ce même numéro 42 de « Il Soviet », nous rapportons le communiqué de la Fraction communiste abstentionniste à la clôture du congrès. Le texte indique les pas faits en direction de la Fraction maximaliste électoraliste, bien qu'à l'époque on ne

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crut pas devoir rendre publique la proposition de retirer la clause de l'abstention aux élections, déjà rédigée dans tous ses détails, dans le cas où les maximalistes auraient accepté l'exclusion des réformistes prévue dans la partie principielle de notre motion. Ceux-ci, tous d'accord (à la seule exclusion de la camarade Abigaille Zanetta), refusèrent l'accord et nous votâmes donc notre motion originelle.

« Comme annoncé à Bologne le samedi 4 octobre, lors du XVIe congrès national socialiste, eu lieu la réunion des représentants de la tendance anti-électoraliste ainsi que nombre d'autres réunions.

Lors des réunions tenues avant le vote, on examina la position des autres tendances, et pour ne pas exclure la possibilité d'une entente avec les maximalistes électoralistes, on modifia légèrement non pas le contenu politique mais l'ordre des arguments contenus dans la motion qui devait être présentée, avec le programme bien connu de la Fraction, au vote du congrès.

Les divergences entre les deux tendances s'approfondissant et s'étendant, au-delà de la tactique électorale, à la question de l'élimination des réformistes et du nom du parti, la Fraction, bien que constatant que le programme présenté au dernier moment par les maximalistes ne différait pas de son propre programme du point de vue théorique, s'est séparée sur sa propre motion dont le texte est le suivant [suit le texte de la motion que nous avons déjà reproduit].

Après le vote largement majoritaire en faveur de la tendance Serrati, d'autres réunions des adhérents de notre Fraction eurent lieu, dans lesquelles furent affrontées d'importantes et complètes questions politiques dans le plus grand enthousiasme. C'est après de larges discussions que fut adoptée à l'unanimité la délibération suivante : 

Les délégués au XVIe congrès national socialiste adhérant à la Fraction communiste abstentionniste ; vu la délibération par laquelle la grande majorité du congrès a adopté la tactique électoraliste et reconfirmant leur point de vue selon lequel une telle tactique est en contradiction avec le programme maximaliste, les méthodes de la 3e Internationale et la préparation de l'action révolutionnaire du prolétariat italien, ainsi que l'inévitabilité d'une nette séparation entre les partisans de la méthode social-démocrate et ceux de la méthode communiste ; 

Décident de proposer aux sections qu'ils représentent de rester au sein du parti socialiste italien, renonçant par discipline d'agiter au sein des masses la propagande pour l'abstention aux élections ; 

Déclarent construite la Fraction communiste abstentionniste du Parti, invitant toutes les sections et les groupes qui en partagent le programme présenté au congrès a y adhérer.

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Passent à la discussion sur les fonctions et les buts que la Fraction devra expliquer, où il est décidé de n'accepter aucun poste à la direction du parti [...].

Examinent la situation du mouvement de la jeunesse, et faisant vœu que la tendance anti-électoraliste gagne lors du prochain congrès de la jeunesse socialiste, expriment l'avis que dans une telle hypothèse les jeunes ne scindent pas les forces de la Fédération et ne retirent pas leur adhésion au PSI, tout en demandant de ne pas être employés aux activités électorales1. Désapprouve l'attitude d'un groupe d'une soixantaine de jeunes socialistes de Bologne sortis de la Fédération et constitués en faisceaux communistes, laissant le champ libre aux électoralistes au sein de l'Union des jeunesses bolognaises.

Concernant les organisations syndicales, après avoir constaté qu'aucune d'entre elles ne reflète la doctrine et la méthode communiste, conseille aux adhérents à la Fraction de ne pas faire de travail de scission de la Confédération ni de l'Union syndicale et de chercher à faire pénétrer dans celle-ci les directives de la Fraction, au moins tant que la situation syndicale italienne n'aura pas changé.

Donne mandat au Comité central pour effectuer un travail de recherche et de préparation révolutionnaire en utilisant toutes les forces de la Fraction, et pour nouer d'intenses rapports avec les partis adhérant à la IIIe Internationale, et surtout avec ceux qui sont anti-parlementaristes et anti-abstentionnistes.

Les participants ont ensuite pris congé en célébrant le communisme, heureux d'avoir constaté l'accord le plus complet en matière de doctrine et de tactique entre les partisans de l'abstentionnisme socialiste en Italie. »

Ces textes historiques sont d'une grande importance, car ils servent à établir l'efficacité du travail de la Fraction abstentionniste dans sa lutte contre le danger, qui n'était pas léger en Italie, d'une version anarchisante et syndicaliste du bolchevisme, travail qui donna par la suite d'importants résultats et qui manqua totalement, par exemple, dans la formation d'un parti communiste en France

• • •

Il est important de noter, en opposition au bilan du congrès tiré par la Gauche, les conclusions qu'en ont tirées les différentes nuances de la majorité victorieuse.

Aveuglés par le charme des élections à venir et de leurs perspectives de succès (avec raison, Treves s'exclama dans la « Critica sociale » du 16/31 octobre : « Au fond, le 16e congrès socialiste d'Italie a été bien plus électoraliste que maximaliste ! »), les maximalistes ne croient pas devoir dédier plus d'un éditorial - celui de l'« Avanti ! » du 10 octobre - à ce qui avait été brandi pendant tant de mois comme un tournant décisif de l'histoire du socialisme, et cet éditorial n'est qu'une exaltation lyrique non pas des « principes communistes », mais de l'unité retrouvée -

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même par des voies détournées - entre tous les courants, chacun pouvant vivre de plein droit avec les autres et apporter sa propre contribution substantielle à la cause « commune ». Du reste, dans le premier numéro de « Comunismo », Serrati n'avait-il pas déjà écrit : » La révision du programme du PSI ne doit pas faire naître de désaccords qui pourraient atteindre gravement les intérêts de la masse prolétarienne et de sa révolution ; nous devons vouloir, tous unis, que notre parti - dont le nom glorieux n'a pas besoin d'être changé au sein de l'Internationale - aille de l'avant avec audace sur la route que d'autres ont déjà parcourue victorieusement pour nous » ? Ce qui se cache derrière cette unité doit cependant être révélé dans le même numéro de l'« Avanti ! » : cohérents comme à leur habitude, les réformistes se sont réunis le soir de la fermeture des travaux et, en tant que « Fraction unitaire », se sont proclamés d'accord à l'unanimité pour exclure « que le parti doive avoir pour but de polariser l'esprit et l'activité des ses adhérents et du prolétariat uniquement vers l'usage de la violence », et que l'activité de ses organes dirigeants doive s'exercer à la préparation « spirituelle et technique de cette même violence » (ce qui veut dire : dans la préparation de l'issue révolutionnaire). Pas encore satisfaits, ils proclament que « l'accomplissement du mandat parlementaire ne peut consister seulement dans la propagande des principes communistes »1, mais il comporte corrélativement un « travail positif de transformation de la société actuelle et de construction des organisations de la nouvelle société, travail qui serait empêché par cette propagande uniquement négative ». Ils proclament ainsi implicitement n'accepter ni le programme de la IIIe Internationale en tant qu'organe mondial du communisme révolutionnaire, ni de manière subordonnée sa méthode d'utilisation des élections et des institutions parlementaires à des fins exclusivement subversives. De plus, ils menacent - au cas où leurs positions sur les pratiques électorales et parlementaires ne seraient pas acceptées par la direction du parti - de renoncer à leur candidature en annonçant aux électeurs les motifs de leurs dissensions. C'est le début du chantage permanent auquel la droite soumettra le centre lors de toutes les périodes successives et que celle-ci subira avec une parfaite conscience au nom... de l'unité.

Il est vrai que, dans le même numéro de l'« Avanti ! », dans un article intitulé pompeusement « Ne faisons pas de confusion » et qui en est tout au contraire un ramassis, Serrati proteste contre la « peu élégante manœuvre » ; mais il ne lui oppose qu'une molle défense qui n'est en fait qu'une convergence sur le fond. Tout ce qu'il a à objecter à l'initiative des réformistes est qu'« il s'agit de voir quels sont les travaux positifs et de quelle manière eux et nous entendons les réaliser [...] ; nous acceptons, nous, tous les travaux positifs qui sont réalisés dans le but de la révolution » - et qui donc au sein de la droite aurait osé soutenir ne pas viser ces objectifs ? La réplique se résout finalement en un aval tacite ; tant il est vrai que, comme nous l'avons toujours soutenu, les alignements politiques ne sont pas d'ordre subjectif, « des choix

1 La motion sur l'activité parlementaire du parti venant d'être votée par le congrès proclamait le devoir de lutter « sur le terrain électoral et au sein des organismes de l'état bourgeois pour effectuer la propagande la plus intense des principes communistes et pour aider à la démolition des organes de la domination bourgeoise ».

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personnels », mais le résultat de déterminismes mille fois plus forts que n'importe quel individu !

Et le bilan de l'« Ordine Nuovo » ? Parfaitement aligné sur la position maximaliste et, sous certains aspects, encore plus marquée de concrétisme réformiste. De manière significative, l'article de fond du 18 octobre 1919 (n°22) intitulé « L'unité du parti » , qui anticipe le jugement négatif porté par Gramsci sur la scission de Livourne comme un « cadeau à la réaction », explique que l'unité « nous ne la concevons aujourd'hui que comme la condition nécessaire pour réaliser le passage de l'ancien au nouveau régime et en supporter le terrible poids : la briser équivaudrait à diminuer notre concours volontaire et conscient au triomphe de la révolution, et trop se fier aux événements, à l'inconnu du mécontentement et du désespoir ». Tout peut servir, la motion Lazzari comme la motion Gennari-Serrati et même (on ne comprend pas avec quelle logique) celle de la Fraction communiste abstentionniste ! Honneur à la droite qui insiste sur la « préfiguration » technico-psychologique de l'« échafaudage social » au sein de la société bourgeoise, et souhaite que « dans ce travail, tous, Bordiga comme Zibordi, Serrati comme Lazzari et Schiavi, nous puissions nous retrouver ; d'une telle convergence dans le travail pratique dépend la force du parti, la concrétisation socialiste des résultats obtenus, la solidité définitive de ses conquêtes » ! C'est le triomphe du pragmatisme, du concrétisme, de l'unitarisme : et cela aurait été la matrice de la scission de Livourne ?

A cet article de fond, certainement de Gramsci, fait contrepoids un long article intitulé « Impressions sur le congrès socialiste » d'Angelo Tasca que les historiens cherchent aujourd'hui en vain à différencier du bloc unitaire de l'« Ordine Nuovo ». La position ordinoviste n'est pas moins claire ici : » L'esprit du congrès fut exprimé lors d'une apostrophe d'Enrico Leone : « Le soviet est une chose sérieuse » » ; cette boutade creuse est le « point de rencontre » de toutes les tendances s'accordant pour éluder les questions de fond, questions de fond auxquelles n'appartiennent pas, dieu merci !, puisqu'elle sont « d'un intérêt plutôt limité », les deux motifs de divergence (selon Tasca) d'avec les abstentionnistes, c'est-à-dire l'abstentionnisme lui-même, et l'exclusion du parti de ceux qui « proclament la possibilité de l'émancipation du prolétariat au sein du régime démocratique et rejettent la méthode de la lutte armée contre la bourgeoisie pour l'instauration de la dictature prolétarienne ». L'auteur s'exclame qu'en vérité « il n'y avait pas de raison de former une fraction communiste puisque aujourd’hui la majorité du parti était communiste » ; quant aux maximalistes, il suffit de leur rappeler une chose : » Pour nous, et nous sommes heureux d'avoir eu à ce sujet l'approbation d'Enrico Leone [le vieux sang syndicaliste ne ment pas !], le maximalisme n'a de sens que s'il réalise, c'est-à-dire s'il sort du générique et de l'a priori pour s'attaquer aux problèmes concrets. » Un peu de concrétisme et le maximalisme fanfaron est absous !

Inutile d'ajouter (si nous ne devions nous battre avec les habituels historiographes plus ou moins repentis) que les sympathies de l'« Ordine Nuovo » vont à la motion Leone : celle-ci non seulement ne rompt pas avec le maximalisme

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mais elle a la qualité supplémentaire de contenir une dévaluation explicite du rôle du parti et de réduire la violence révolutionnaire pour une part à un « élan de rébellion » idéaliste et pour l'autre à une « garantie de volonté de reconstruction » ! La violence n'est que la création d'une « nouvelle civilisation » ; mieux encore, « le caractère « violent » de l'action maximaliste n'est pas dans une espèce de degré supérieur dans l'action elle-même, mais dans sa tentative de création autonome des fondements de la société communiste de la part de la classe des travailleurs [...] même si les institutions que les opprimés construisent pour réaliser les fonctions de la nouvelle société ne pourront se substituer aux institutions en ruine des oppresseurs sans mouvements de rue », lapidaire anticipation de la « voie italienne au socialisme » grâce à un relatif « accouchement indolore » de la nouvelle société où non seulement on ne parle pas de terreur pendant la phase de la dictature du prolétariat, mais où l'on réduit de manière homéopathique la violence révolutionnaire pour la conquête du pouvoir, ce dernier se conquérant peu à peu au travers de la célèbre construction du socialisme au sein de la société bourgeoise, et avec une totale indifférence pour son État.

A la lumière d'une telle position, même le brave Gennari, avec sa négation de la possibilité pour les nouvelles organisations prolétariennes de n’assumer les buts de la transformation économique et sociale qu'après la conquête violent du pouvoir, apparaît comme un révolutionnaire, un proche des... abstentionnistes exécrés ! Prenant pour cible l'expression équivoque de Gennari de « lutte de libération du prolétariat » (même violente), Tasca écrit : » La libération du prolétariat se réalise précisément à travers la création de la société elle-même ; la libération réside dans la création d'organisations qui, si elles sont vivantes et si elles fonctionnent, provoquent de ce fait la transformation sociale et économique qui en constitue le but », où l'on voit surtout comment les ordinovistes, tout en admirant le « modèle » russe, ignoraient le pivot de la conception léniniste, c'est-à-dire la fonction primordiale du parti au sein du soviet comme seule « garantie » du maintien de son caractère révolutionnaire, et comment d'autre part il ne le conçurent pas comme un organe politique mais comme une espèce de conseil de fabrique, de coopérative, de conseil municipal, etc., en somme comme un organe de réformes économiques au sein de la société existante 1.

Le bouquet final prélude aux évolutions et aux contorsions sur l'internationalisme comme réalisations du... nationalisme, quand il proclame comme but du parti « de donner vie à de tels organes, de les faire fonctionner dans la vie de notre nation pour construire la réalité de la nouvelle Internationale », et en conséquence souhaite que le programme voté à Bologne soit ultérieurement modifié en vue de la « création de l'ordre nouveau au moyen de la préparation technique et morale du prolétariat ».

1 Un article de l'« Ordine Nuovo » du 9 août avait carrément défendu un lien entre « Conseils » et parlement par l'envoi dans ce dernier de camarades en mesure d'exprimer les tendances et les directives des premiers : les « soviet » comme vivier de députés authentiquement « révolutionnaires » ! ! !

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Après tours et détours, tous sauf les abstentionnistes avaient trouvé leur point d'arrivée et leur base de lancement dans une « communion solennelle » efficace. Tous éducationnistes, tous réformistes !

Appendice au Chapitre III

Retour à la table des matières

Discours du rapporteur de la Fraction abstentionniste

(À partir du Compte rendu sténographique du XVIe Congrès du parti socialiste italien [Bologne, 5-6-7-8 octobre 1919], Rome, Éd. de la Direction du Parti socialiste italien, 1920, pp. 59-72).

Puisqu'il est indispensable que les rapporteurs parlent jusqu'à la fin de la discussion, je me propose d'exposer le programme de la Fraction communiste abstentionniste de la manière la plus succincte possible, de telle sorte de ne pas en arriver à ce que je crains, c'est-à-dire que les discours trop longs des rapporteurs, à l'ouverture comme à la fin des discussions, prennent une trop grande part du temps réservé au Congrès. En conséquence, je vais me concentrer sur les objections qui ont été faites à nos thèses ; et je me réserve de répondre aux nouvelles objections ainsi qu'à celles qui pourraient être reprises au cours de la discussion.

Vous savez que depuis un certain temps, un courant, bien que minoritaire, s'est affirmé au sein du parti, lequel courant se présente à ce congrès en proposant l'abstention à l'intervention dans la prochaine campagne électorale. Vous savez que cette Fraction abstentionniste a comme fondements doctrinaux les conceptions fondamentales du socialisme marxiste, traite les élections du point de vue de l'expérience des révolutions communistes contemporaines et part de ce matériel critique pour tirer les conclusions tactiques et pratiques en faveur de l'abstentionnisme aux élections.

Nous ne nous dissimulons pas la difficulté de faire triompher une telle méthode au sein de notre parti, et, comme l'a dit le camarade Treves, nous pouvons dès à présent savoir quel sera le résultat du vote, puisque les sections ont donné aux représentants les mandats impératifs afin de voter pour l'une ou l'autre des tendances. Ceci n'empêche pas que nous venions soutenir notre point de vue et en expliquer les raisons, car nous sommes certains d'obtenir à l'avenir au sein de notre parti la confirmation de la justesse de notre méthode, même si d’après vous il n'est pas encore temps de l'appliquer.

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Notre parti s'est désormais fermement orienté vers le socialisme maximaliste. Notre parti est adhérent à la IIIe Internationale, et lorsque ce matin le camarade Lazzari, dans son rapport, a mis en relief cette décision fondamentale de la Direction du parti, votre approbation a été sanctionnée par la très grande majorité du parti. Je n'ai aucune difficulté avec l'opinion exprimée par le député Modigliani disant qu'un tel acte est de la compétence du congrès national, constitutif de notre parti, et d'un délibéré de la direction ; mais il est de fait qu'en prenant cette délibération, la direction a interprété avec certitude la volonté de la majorité du parti. Il aurait été opportun que cet acte fut accompli par le Congrès, afin que soit accepté plus consciemment le programme de la IIIe Internationale communiste de Moscou dont nous soutenons que provient la méthode permettant de rassembler l'ensemble des énergies du parti en vue de la conquête révolutionnaire du pouvoir, abandonnant une fois pour toutes la méthode social-démocrate patriotarde de la IIe Internationale qui consiste à pénétrer dans les institutions représentatives de la bourgeoisie sous tous les prétextes.

Camarades, nous avons été mal compris : de toute part on a parlé d'anarchisme, de syndicalisme. Tout au contraire nous sommes - et tenons à être - des socialistes marxistes ; nous tenons à démontrer que notre position actuelle correspond complètement aux bases fondamentales de la doctrine du parti établies dans le classique « Manifeste des communistes » de 48. Le socialisme, en tant que doctrine, fut essentiellement, à travers la critique des conceptions idéalistes bourgeoises et des systèmes utopistes, une interprétation de l'histoire faisant de l'émancipation du prolétariat non plus un problème de justice idéale, mais un développement de l'histoire étudiée sous tous ses aspects et dont on pouvait constater les origines dans l'histoire des sociétés qui nous ont précédé et dans l'organisation de la société actuelle, nous permettant de prévoir les événements futurs. Alors que nous assistons aujourd'hui à un processus effectif de réalisation du socialisme, nous voyons que celui-ci correspond parfaitement aux prévisions du « Manifeste », et nous constatons que la voie par laquelle la classe travailleuse lutte pour s'émanciper et pour réaliser le communisme est justement celle que Marx, Engels et leurs partisans avaient alors tracée. Le centre de leur travail de critique fut essentiellement la démolition des concepts de l'école philosophique et politique de la démocratie bourgeoise sortie de la Révolution de 89 et qui prétendait que cette révolution avait établi les bases institutionnelles suffisantes pour le développement ultérieur de la société, assurant qu'au sein du régime démocratique le prolétariat, toutes les classes de la société et tous les partis pourraient trouver leur place dans l'histoire.

La conception fondamentale de la démocratie bourgeoise est celle de l'égalité politique des individus, de l'égalité des citoyens quelles que soient leurs conditions économiques et sociales. Tous les citoyens sont appelés à la formation de l'état ; à tous les citoyens est donnée la même souveraineté politique. La critique marxiste du système de la démocratie bourgeoise a mis en évidence son contenu mensonger et équivoque en démontrant que, la société étant divisée en classes en lutte au travers de leurs divergences d'intérêts fondamentales, l'État démocratique ne réussissait jamais à

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être le défenseur de la volonté et de l'intérêt de la collectivité sociale ou de sa majorité, mais était au contraire le défenseur et l'instrument des intérêts d'une minorité. Cette minorité capitaliste dominante, ayant en sa possession les moyens de production et d'échange, même si elle élargit à la majorité exploitée le droit de déposer de temps à autre un billet de vote dans l'urne, restait la patronne et l'arbitre du sort de la société et tenait les rênes de l'État. Je ne continuerais pas longuement l'exposition de ce point de vue, ce qui serait absurde face à un congrès socialiste. Je vous rappelle seulement combien cette critique de la démocratie bourgeoise est le point fondamental et de départ de la destruction socialiste de l'ordre actuel et doit donc être la base dont doit provenir la tactique de l'action révolutionnaire pour la construction de la nouvelle société.

Par conséquent, camarades, depuis que nous nous sommes appelés socialistes nous nous sommes mis au-delà du piège de la démocratie parlementaire et nous avons nié que les institutions représentatives de la bourgeoisie puissent représenter effectivement les intérêts collectifs, et qu'à travers celles-ci le prolétariat, même s'il constitue la majorité, puisse améliorer un tant soit peu ses conditions sociales et tracer la voie de sa propre émancipation.

C'est de cette ligne fondamentale du socialisme que nous avons dévié. Les partis socialistes des différents pays sont revenus en arrière, en acceptant une méthode qui pouvait donner l'illusion au prolétariat de l'utilité de conquérir sa représentation aux élections de l'état bourgeois, et d'arriver à s'emparer de la majorité de ces organismes afin de s'en servir pour réaliser les conditions de l'émancipation prolétarienne. Il faut se rappeler que cette méthode n'a jamais été compatible avec le marxisme et que si Engels écrivait en 1890 que le parti socialiste allemand était désormais à une distance du pouvoir qui pouvait se calculer sur la base des statistiques de ses succès électoraux, il a tenu par la suite, dans d'autres de ses publications, à rectifier pour dire qu'il n'avait pas voulu affirmer l'universalité de la méthode de conquête du pouvoir par la majorité et qu'il fallait rester fidèle à la vision marxiste, à la droite et forte vision suivant laquelle le prolétariat ne pouvait vraiment s'emparer du pouvoir politique qu'en l'arrachant à la minorité capitaliste par la lutte armée, par l'action révolutionnaire, pour pouvoir tirer ensuite profit de la transformation économique de la société.

Cette révision social-démocrate de la conception marxiste, qui avait conduit au réformisme, qui avait conduit les masses à croire au mirage des avantages pouvant dériver d'une action parlementaire, cette révision a été démentie par l'histoire, qui nous fait assister au développement de la révolution en Russie et dans d'autres pays, en Bavière et en Hongrie, où elle a été vaincue mais dont l'expérience reste un témoignage fondamental.

Je ne m'attarderai pas à examiner la théorie des autres révisionnisme de la méthode révolutionnaire socialiste. Ce qui caractérise toute école socialiste prolétarienne est la manière avec laquelle elle conçoit le processus qui conduit de

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l'ordre présent à l'ordre nouveau, au communisme. C'est parce que, lorsque ce processus vient à se manifester dans l'histoire, le travail révolutionnaire est accompli par le parti dont les conceptions programmatiques s'étendent sur l'ensemble du parcours historique de l'émancipation prolétarienne, conceptions qui viennent effectivement l’expliquer. Je ne m'étendrais donc pas à démontrer que notre conception fondamentale est une doctrine complètement opposée à la conception anarchiste et libertaire, ainsi qu'à la conception syndicaliste qui, au lieu de voir la nécessité - pour l'émancipation du prolétariat - de passer par la conquête du pouvoir politique pour s'en faire une arme de défense du nouvel ordre économique, ne voient que celle d’une simple prise de possession directe des moyens de production par des groupes prolétariens organisés en syndicats, lesquels constitueraient la base de la nouvelle société communiste, de telle sorte que l'on devrait plutôt l'appeler société syndicale : il nous suffit d'indiquer que la doctrine de notre tendance provient de la doctrine fondamentale du marxisme qui a trouvé dans la révolution russe et les autres révolutions soviétistes sa confirmation lumineuse et est ainsi entrée complètement dans le domaine de la réalité. Nous laissons aux renégats du socialisme réunis lors de la conférence de Berne l'affirmation que le bolchevisme est un néo-bakouninisme ou un anarcho-syndicalisme : nous disons au contraire que le bolchevisme n'est rien d'autre que la doctrine dont nous avons toujours été les partisans, même avant la révolution russe, et c'est pourquoi nous refusons d'être qualifiés de plagiaires du phénomène russe. Car si les valeureux camarades russes nous ont tellement distancés dans leur réalisation, si leur victoire est tellement plus belle et plus haute que nos efforts quotidiens encore bien loin de la victoire, ceci ne retire rien au fait que notre orientation politique ait été et soit telle que, si nous avions fait la révolution, si la conquête du pouvoir par le prolétariat avait pu être réalisée en Italie - indépendamment de ce qu'on fait les camarades russes - le parti socialiste italien aurait lui aussi suivi les méthodes et adopté les formes d'action que le bolchevisme a eu la chance de réaliser en Russie. (Applaudissements.)

Les nouvelles venant de la grandiose lutte du prolétariat russe ne nous ont pas fait apercevoir une nouvelle voie, mais ont validé toutes nos idées, notre orientation, et ont confirmé les positions polémiques que nous avons affirmées dans nombre de congrès et de discussions contre l'interprétation réformiste du socialisme ; elles ont détruit l'interprétation que l'aile réformiste de notre parti et d'autres partis socialistes avaient donné au développement de l'histoire dans les rapports politiques, les rapports entre les classes à l'intérieur de notre nation et d'autres nations, et ont aussi détruit l'interprétation réformiste de la guerre.

Je voudrais examiner ces points de plus près, mais je me réserve de la faire après avoir entendu le camarade Treves venir rappeler les concepts exposés dans son rapport que j'ai lu dans l'« Avanti ! ». Je me réserve de faire la critique de la direction que les réformistes veulent faire suivre au prolétariat italien et des autres pays, leur fixant des buts qui ne sont pas ceux de la conquête immédiate du pouvoir. Une caractéristique du réformisme a toujours été celle d'opposer à notre action et à la conquête révolutionnaire des conquêtes partielles. Je me réserve par ailleurs de vous

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entretenir de la méthode réformiste d'imaginer des obstacles de tous types entre le prolétariat et ses conquêtes finales ; rappelons-nous - à titre d'exemple - de l'époque où un de ces obstacles, même pour nos réformistes, était la présence de l'impérialisme allemand dont il s'agissait de se débarrasser pour déblayer la voie des revendications révolutionnaires socialistes : aujourd'hui, suivant le camarade Treves, ce qui se dresse entre nous et la conquête de la révolution sociale serait la paix de Versailles, c'est-à-dire l'œuvre de la partie de la bourgeoisie qui se situe à l'opposé de celle que l'on voulait contribuer à abattre hier, l'impérialisme allemand et autrichien. (Applaudissements.)

En argumentant sur des positions aussi opposées, le réformisme révèle sa nature, nature que je définis comme équivoque non parce que je veux faire le procès de la psychologie de ses représentants, mais celui de leur méthode et de leurs directives elles-mêmes. Sa nature est de recourir aux moyens les plus variés pour pouvoir soutenir ensuite que le prolétariat doit encore laisser survivre les actuels rapports et l'ordre actuel de la société bourgeoise sous le prétexte de la réalisation de certains développements.

La diversité des arguments auxquels l'aile droite de notre parti a eu toujours recours tout au long de la polémique que nous avons conduite contre elle au sein de ce parti, démontre à quel point notre tendance a obtenu raison de la part de l'histoire, à quel point la révolution russe est venue confirmer les méthodes que nous proposons, à quel point les révolutions qui ont échoué, comme la révolution allemande, ont démontré que l'aile réformiste, lorsqu'elle a épuisé tous ses arguments dans les congrès ou dans les journaux, lorsqu'elle n'a plus d'autres moyens de dissuader les masses prolétariennes de mener la lutte décisive, passe chaque fois avec armes et bagages du côté de la contre-révolution. (Vifs applaudissements.)

C'est d'une telle situation de fait que nous nous préoccupons actuellement - et certains d'entre vous nous appellent pour cela doctrinaires et théoriciens - en Italie. Nous nous préoccupons du fait que - au moment où ici aussi il faudra passer à l'action révolutionnaire avec la méthode dont nous sommes partisans, avec la méthode par laquelle le prolétariat russe a triomphé – ne surgisse une formidable opposition à la nouvelle méthode, et qu'elle surgisse au sein de notre parti de la part d'hommes et de groupes qui, en cohérence avec ce qu'ils ont toujours dit et pensé, ne pourront que s'opposer au nouveau processus qui les condamne, qui détruit leurs positions et les oblige à sortir de l'histoire. Il ne s'agira plus alors seulement de douter, d'ergoter ou de démontrer que la révolution n'est pas possible ou imminente. Face au débordement de la révolution qui suivrait cette méthode, ils passeront sur l'autre rive en adoptant une position identique à celle qu'ont eu les fractions socialistes russes bien connues, et qui cependant étaient très proches de nous. Même parmi les zimmerwaldiens, des hommes et des partis se sont mis en travers du chemin de la révolution en Russie : les réformistes ont eu la même position en Allemagne (nous parlons des socialistes comme Haase et Kautsky qui furent pourtant fièrement contre la guerre, mais restèrent cependant sur un terrain très proche de celui de nos

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réformistes). Notre examen théorique tend à anticiper la perspective de cette tragique situation et donc à nous permettre de remédier à ses conséquences tragiques, en évitant une effusion de sang prolétarien et le danger de voir détruites les chances de la révolution. Nous voulons anticiper ce moment et voulons qu'à cette fin le parti affirme dans son programme la méthode révolutionnaire, maximaliste, bolchevique - mots tous synonymes - et, nous l'espérons, qu'il en fasse - comme volonté de la majorité - le patrimoine programmatique du parti, avec la ferme volonté que le programme du parti, ainsi déterminé, soit accepté par chacun, et que face au programme du parti, il n'y ait pas seulement une discipline de fait mais une discipline de pensée, de sorte que celui qui n'accepte pas le programme n'ait d'autre solution que de sortir des rangs de notre organisation. (Approbations, applaudissements.)

Là encore, je suis sur le terrain de nombreux camarades maximalistes électoralistes. C'est pourquoi nous sommes pour une révision du programme de 1892, c'est pourquoi nous voulons clairement que notre programme de la révolution prolétarienne se réalise aussi glorieusement que le bolchevisme russe, le spartakisme allemand et le communisme bavarois ont tenté de le faire avec des fortunes diverses ; pour suivre le chemin que trace notre programme communiste, sans prétendre dire des choses nouvelles, mais pour synthétiser l'expérience historique de notre parti, de notre fraction, à travers l'insurrection, la lutte armée pour la conquête du pouvoir politique, la formation d'une nouvelle organisation représentative dans laquelle le droit politique sera réservé à la seule classe des travailleurs en excluant de la manière la plus sévère tous les exploiteurs, c'est-à-dire par la constitution de la dictature du prolétariat, la quelle réalisera les buts économiques qui transformeront le monde de l'économie privée. (Applaudissements.)

En Italie se produira une situation analogue à celle qui se produisit lorsque les bolcheviks ont dissous la Constituante. De toute part en Europe, une croisade est menée contre cet événement historique qui ouvre une ère nouvelle et constitue la première réalisation des prévisions maximalistes. L'opposition à cet événement vient de deux courants d'idées contraires, l'opposition démocratique et l'opposition anarchoïde. Il serait trop long d'expliquer ici les raisons doctrinales de l'une et de l'autre et de les réfuter. Il s'est dit que le socialisme était une doctrine de la liberté ; c'est une fausse définition, celle d’un socialisme qui s'est élaboré à travers les compromissions avec le libéralisme bourgeois, qui ne peut pas trouver place dans notre doctrine, car la définition du socialisme se trouve dans la dynamique de la lutte des classes et ne reconnaît aucun idéalisme au-dessus des classes, commun à tous les hommes, et ne veut la justice et la liberté que pour la classe des travailleurs, ce qui signifie la suppression des droits et de la liberté des classes aujourd'hui dominantes. (Très vifs applaudissements.)

A l'ombre de ces concepts philosophique qui auraient dû empêcher les baïonnettes des gardes rouges de pointer sur la poitrine des délégués à la Constituante élue grâce aux suffrages pacifiques de la nation ; à l'ombre de cette opposition, il y a la conception libertaire qui place la liberté de l'individu au-dessus de tout, ainsi que la

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conception démocratique-réformiste du socialisme assimilé par le libéralisme démocratico-bourgeois.

Le geste des communistes russes constitue tout au contraire la plus grande, la plus belle et la plus suggestive partie de notre programme. Quand il s'agira demain de faire la même chose, non pour singer la Russie mais parce que c'est l'unique voie que l'histoire laisse ouverte à l'émancipation prolétarienne, puisque le moyen de conquête des institutions bourgeoises par la majorité est désormais démenti par les faits, parce que la méthode consistant à s'appuyer uniquement sur les syndicats économiques et la méthode consistant à se fier à quelques individus audacieux ou à des initiatives inorganisées de groupes sont elles aussi démenties par les faits, et puisque seule reste debout et valide cette méthode et cette voie de salut : la conquête du pouvoir par la collectivité des travailleurs, conquête qui se réalise par la violence et se maintient en excluant la classe des exploiteurs de tout droit politique, tant qu'elle n'aura pas été éliminée par le travail graduel d'expropriation ; lorsque nous en serons donc à cette phase de l'histoire, une partie du Parti se retournera contre nous sous le prétexte des théories bourgeoises dont nous venons de parler et cela sera un très grand inconvénient pour notre cause, pour la bataille que le prolétariat aura engagé.

Nous faisons appel à la loyauté des camarades réformistes pour qu'ils ne fuient pas cette discussion sous le prétexte qu'une telle situation ne corresponde pas aux perspectives du futur immédiat et que nous avons donc d'autres sujets de pensée, car cette situation, qu'elle soit proche ou lointaine, est décisive pour les destinées du prolétariat dans ce moment tragique, et bien au-delà des perspectives d'une quelconque campagne électorale. (Applaudissements.)

Nous demandons donc à la Fraction qui n'est ni maximaliste, ni communiste, au sens de notre programme de parti, de discuter et de prendre position sur l'acceptation de l'adoption de la méthode de conquête révolutionnaire du pouvoir par l'insurrection et la dictature du prolétariat réalisée par notre parti. Cette discussion est indispensable afin que demain des hommes qui sont dans les rangs de notre organisation ne fassent pas ouvertement le jeu de la bourgeoisie, reniant la méthode qui est la chair de notre chair. (Applaudissements.)

Nous espérons ainsi sortir des subtils préalables du réformisme selon lesquels on ne doit discuter que de ce qui est possible aujourd'hui, ou tout au plus demain matin, et éviter de regarder l'avenir. Il n'est pas possible d'accepter l'habile préalable selon lequel le congrès devrait se clore par l'étude de ce qu'est aujourd'hui la situation italienne et, après avoir éventuellement démontré qu'aujourd'hui ou la semaine prochaine il ne serait pas possible de donner l'assaut insurrectionnel à la bourgeoisie, renoncer à discuter sur la manière d'engager la lutte armée et proclamer ensuite être pour la dictature du prolétariat. C'est en évitant cet obstacle posé à toute discussion, et sur lequel je crois de nombreux camarades révolutionnaires butent car ils ont peur de faire de l'académisme en oubliant l'action, que nous démontrerons à travers l'histoire du parti que c'est grâce à la théorie du socialisme révolutionnaire

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maximaliste que nous sommes capables de tenir dans la tempête le petit drapeau rouge de notre parti pour faire en sorte qu'il résiste au vent tentant de le détruire, comme cela est malheureusement déjà advenu ailleurs.

Aujourd’hui, le camarade Lazzari m’a rappelé l’importance de la délibération d’un autre Congrès sur la maçonnerie. Il s’agissait d’une discussion doctrinale examinant si la philosophie maçonnique était opposée à la doctrine et au patrimoine d’idéaux de notre parti. Le fait d’avoir résolu ce problème à ce moment-là, en dépit des accusations d’être en dehors de la réalité et de courir derrière des chimères, fut fécond, car, comme le dit Lazzari, avoir retardé cette opération a conduit le parti socialiste français à trahir ses devoirs envers nous et envers les camarades de Russie et de Hongrie, et aurait pu détruire chez nous l’opposition implacable que notre parti a menée contre une guerre dans laquelle la maçonnerie fut le principal artisan de l’intervention italienne. (Applaudissements.)

Aujourd’hui, camarades, nous demandons une prise de position similaire ; nous demandons que le parti dise si celui qui nie l’arme de la lutte violente pour la conquête du pouvoir peut être adhérent à notre Parti, et si le Parti et le prolétariat peuvent être exposés aux dangers de voir demain les adhérents du parti socialiste chargés de la direction de ce parti, prendre ouvertement ces positions et se mettre en travers du chemin de la révolution.

C’est la question que nous posons aux maximalistes électoralistes. Cette anticipation théorique, mais qui correspond en réalité à la plus sage des tactiques socialistes, n’est pas possible, car la majorité des camarades socialistes bien qu’enthousiasmés par le développement de la révolution russe, bien qu’étant en complet accord avec la 3e Internationale, ne veulent pas nous suivre sur ce terrain où la tactique d’aujourd’hui peut devenir la tactique de demain. Demain, face à la bataille imminente entre le prolétariat et ses exploiteurs, nous nous diviserons en deux camps, en deux écoles socialistes, parce que la théorie sera devenue réalité et que les discours seront devenus des coups de fusil. Pensez, camarades maximalistes électoralistes, à la responsabilité que vous assumez en jetant un pont entre les deux méthodes et en créant une synthèse entre deux tendances qui représentent des conceptions opposées.

Pensez que face à l’histoire vous aurez la responsabilité d’avoir cru aujourd’hui compatible avec la situation actuelle d’engager le prolétariat dans la lutte électorale ; d’avoir cru compatible la participation aux institutions étatiques de la démocratie représentative bourgeoise avec la lutte que nous devons mener pour arriver à la renverser et à construire les nouvelles institutions de la société communiste. Ce but grandiose, auquel le Parti doit faire face et qui mérite toute son attention, est un but plutôt difficile et qui présente de sérieux obstacles. Nous devons, au sein des masses prolétariennes, donner une définition moins schématique et dogmatique du communisme, avec plus de précisions qu’on ne l’a fait jusqu’alors, avec plus de moyens, plus de forces, et dire à celle-ci quelles doivent être les armes

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pour vaincre l’ennemi bourgeois. Cette méthode, celle qui conduit le prolétariat vers son émancipation, il faut la faire pénétrer dans la conscience prolétarienne ; il faut que celle-ci soit convaincue que c’est la seule voie d’émancipation puisque c’est seulement lorsque le prolétariat verra que c’est la seule voie et que toutes les autres sont barrées, qu’il décidera de lancer toutes ses forces et son élan pour renverser l’obstacle. Il faut donc faire entrer dans les masses la vision de cette nouvelle méthode qui a contre elle la totalité de la propagande bourgeoise, l’empoisonnement de nos rangs par la méthode démocratique et parlementaire, et dédier toutes nos forces à la victoire sur les institutions parlementaires de la bourgeoisie actuelle, soustraire la conscience des prolétaires à ces illusions pour les conduire demain à l’assaut de la bourgeoisie. Ce but si difficile et complexe ne peut s’atteindre qu’en prenant le plus tôt possible une position nette séparant la véritable méthode révolutionnaire socialiste du mensonge des autres méthodes qui risquent de maintenir le prolétariat enchaîné à son oppression.

C’est pourquoi, camarades, nous proposons l’abstention électorale, et pourquoi, en obligeant le Parti à répondre sur ce terrain, nous espérons anticiper aujourd’hui sur une situation qui sera demain tragique ; c’est pourquoi, en concentrant les efforts du Parti et de sa propagande pour la prise de conscience du nouveau processus qui doit se faire jour dans l’histoire, il est indispensable de démystifier l’institution parlementaire au sein des masses. Les camarades maximalistes sont d’accord avec nous sur la nécessité de détruire cette institution. Ils sont d’accord avec nous sur la critique du parlementarisme bourgeois et sur la définition du nouvel organisme représentatif de la société communiste. Mais ils croient pouvoir faire cette propagande dans les réunions électorales et à la Chambre, au Parlement. Cependant les discussions que nous pouvons avoir dans les congrès, nous ne pouvons pas les avoir dans les réunions électorales. Notre propagande la plus importante envers les masses n’est pas faite à travers notre parole, mais à travers notre position.

Appeler au vote pour nommer des représentants au Parlement nous mettra dans une position extrêmement équivoque. La propagande que nous avons menée par nos discours sera réduite à néant par la situation que nous aurons créée en invitant les masses à participer encore une fois à l’institution démocratique bourgeoise.

C’est ici qu’interviennent toutes vos objections qui, au fond, se réduisent à une seule : celle de la tradition, chose étrange pour un parti révolutionnaire. Mais viendra bien pourtant le moment où cette vieille méthode sera abandonnée. Il s’agit de comprendre à quel moment de l’histoire ce sera. Nous, nous disons que cette heure a déjà sonné, à partir du moment où le prolétariat russe a inauguré la méthode de la dictature prolétarienne pour la suppression du régime bourgeois, à partir du moment où les efforts héroïques des spartakistes allemands, des communistes bavarois et hongrois, un temps couronnés de succès, a cédé sous la violence sanguinaire de la bourgeoisie. Alors qu’aujourd’hui la lutte prolétarienne est dirigée à l’échelle internationale contre le capitalisme bourgeois, alors qu’aujourd’hui la lutte est déjà

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commencée, que déjà les armes parlent et que le sang coule, il est temps de creuser le fossé entre nous et cet organisme bourgeois mensonger. (Applaudissements.)

Je me réserve de répondre à vos objections auxquelles les camarades de ma Fraction répondront aussi. Une objection pourrait avoir de l’importance pour ce congrès, c’est celle indiquant que la méthode, le programme et même les suggestions de la 3e Internationale et de son comité directeur autorisent la participation au parlement des partis adhérents. Nous le nions et disons que votre adhésion à la 3e

Internationale n’est pas logique si elle ne s’accompagne pas de l’abandon de toute conception de participation à la représentation parlementaire. Nous attendons, pour être sûrs de l’avis de nos camarades, un texte qui puisse constituer la base des thèses annoncées de part et d’autre lors de ce Congrès du parti socialiste italien. Mais nous voulons ajouter quelque chose. Notre parti a derrière lui une histoire dont il peut être fier, une expérience révolutionnaire, même si celle-ci n’a pas comporté de phase insurrectionnelle (car nous ne sommes pas des fétichistes de la barricade et de l’insurrection, qui viendront en leur temps, et nous ne voyons pas la révolution seulement en cela ; le travail effectué jusqu’à présent par le courant de Gauche de notre parti est un travail révolutionnaire même s’il n’a pas eu la chance d’en arriver au moment de la lutte armée). Nous avons une expérience qui a sa valeur et qui peut avoir un poids, y compris sur l’opinion de la 3e Internationale. Les bolcheviks russes ont participé aux élections de la Douma ? Ils y ont participé lorsqu’en Russie n’était pas encore ouverte la phase révolutionnaire qui rend possible la conquête du pouvoir. Si vous adhérez à la 3e Internationale, vous ne pouvez pas oublier qu’un des articles du programme de Moscou dit que, à la différence de la 2e Internationale, qui était un rassemblement informe de partis nationaux, sinon nationalistes, il n’y a qu’un parti au sein de la 3e Internationale, qui ne conçoit pas de révolution nationale mais travaille pour la révolution communiste internationale. La révolution russe n’a été que la première bataille donnée par le prolétariat international au monde capitaliste. C’est pourquoi nous, partisans de la 3e Internationale, pensons que la tactique de l’abstention aux élections parlementaires doit être suivie par les partis adhérents à Moscou, afin de ne pas retomber dans les mensonges de la 2e Internationale, qui réunissait lors de ses congrès les méthodes et les tendances les plus diverses avec la même facilité.

C’est pourquoi, quand nous parlons de lutte révolutionnaire, de période révolutionnaire, nous entendons toujours nous référer à la situation internationale, et la période révolutionnaire dont nous parlons dans notre programme, nous la comprenons internationalement ouverte à partir du moment où le prolétariat russe, le parti bolchevik russe - qui n’avait été jusqu’à présent qu’une petite minorité – a vu la possibilité de la prise du pouvoir et a su faire triompher la formule : « tout le pouvoir aux soviets ».

Alors, les camarades bolcheviks n’ont rien eu à faire de la méthode parlementaire, et à peine l’ont-ils regardée en face qu’ils l’ont éloignée avec les baïonnettes de la Garde rouge. (Rumeurs, interruptions.)

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Ils veulent que l’on tire un enseignement de leur expérience, et j’ajoute qu’il y a aussi l’expérience de l’histoire de notre propre parti avec cet avantage : être l’expérience qui se réalise depuis des décennies sous un régime de démocratie parlementaire bourgeoise, l’expérience d’un parti qui a dû mener, lors de cette dernière décennie, une lutte particulière contre l’infiltration dans ses rangs de la méthode démocratique bourgeoise. Toutes nos campagnes précédentes, qui furent menées en faveur d’un retour à l’intransigeance classique et à la méthode révolutionnaire intégrale du socialisme contre la participation au ministère bourgeois, contre les blocs politiques avec les partis bourgeois, contre la participation à la maçonnerie, sont autant de phases de l’expérience historique que nous avons conquises ces dernières années, et qui nous ont permis d’éviter plus d’une fois les pièges de la démocratie, laquelle, au temps de l’entreprise coloniale libyenne, sous le ministère Giolitti, octroya le suffrage universel en essayant d’entraîner notre parti dans la collaboration de classes ; et d’éviter en mai 1915 la tentative des partis interventionnistes de nous entraîner vers la politique maçonnique de la Triple Entente. Notre expérience historique doit nous amener à tirer une conclusion, et c'est celle-ci : l'intransigeance, que nous avons toujours suivie, pouvait s'affirmer à cette époque y compris à travers une éventuelle participation aux institutions parlementaires, mais aujourd'hui l'intransigeance est incompatible avec la participation aux institutions de la démocratie bourgeoise. Aujourd'hui il ne s'agit plus - tous les textes de la Troisième Internationale vous le disent - de simplement critiquer l'organisation capitaliste de la société et de lui opposer la société socialiste comme quelque chose d'inscrit dans notre esprit et notre cœur et réalisable dans un lointain avenir. Aujourd'hui, il s'agit de faire plus : indiquer la voie précise par laquelle on passe de la société actuelle à la société future, et choisir la première cible sur laquelle porter nos premiers coups. Cette première cible, avant même celle des privilèges et des institutions politiques, dont nous nous occuperons après, c'est le système de la démocratie représentative qu'il faut détruire.

Aujourd'hui nous sommes sur le terrain de la réalisation du communisme, ou le processus révolutionnaire est imminent. Aujourd'hui la participation aux élections veut dire collaboration avec la bourgeoisie... (Bruits, très vives dénégations).

Pour être brefs, camarades, je passe rapidement de cette démonstration, disons théorique, à la démonstration pratique, et je vous dis qu'il est urgent que vous preniez conscience de ce que la prochaine lutte électorale conduira à la collaboration avec la bourgeoisie. (Bruits). Si les évènements nous démentaient nous en serions heureux. (Conversations dans la salle interrompant l'orateur). Vous savez comment se sont développés les derniers épisodes de l'activité parlementaire du Parti. Je ne veux faire de procès à personne car j'ai sur la conscience le fait d'avoir trop souvent invectivé les députés du Parti et que j'ai du parfois reconnaître une certaine logique à leur action. Ce que je veux c'est indiquer la méthode. Aujourd'hui la situation est particulièrement brûlante, aujourd'hui l'organisation bourgeoise est en état de crise et en décomposition. Si les différents partis s'affrontent, les représentants

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parlementaires socialistes ne peuvent rester indifférents au conflit entre partis bourgeois. C'est pourquoi ils ont défendus le ministère Nitti contre les fascistes. (Applaudissements).

(Un congressiste lance une phrase que l'on ne comprend pas et qui provoque un violent tumulte dans la salle).

Bordiga - Hurlez, faites tout le boucan que vous voulez, j'ai quelque chose de plus à dire : c'est que le gouvernement Nitti appuiera certainement les listes du parti lors des prochaines élections. (Bruits violents).

Une voix - A Naples ! A Naples ! (Applaudissements, bruits).

Une autre voix - Labriola ! Labriola !

Bordiga - Et je conclue. J'ai eu raison de commencer par la partie théorique. Il semble qu'on puisse la discuter bien plus tranquillement que l'on ne peut le faire de l'examen la situation à laquelle nous appellent continuellement les camarades de l'autre aile. Cependant il était nécessaire, après la conclusion de notre exposé doctrinal, de regarder autour de nous pour répondre à ceux qui disent que nous sommes en dehors de la réalité. Je l'ai fait et croit avoir regardé courageusement cette réalité. (Applaudissements, bruits). Si vous avez quelque patience j'apporterai une preuve de ce que j'ai dit, car si vous ne me laissez pas parler vous pourriez rester avec l'impression que j'ai dit de telles absurdités que je vous ai fait vous insurger contre moi. Je vous prie de m'écouter car je vais démontrer ce que j'ai affirmé. Je ne m'arrêterai pas sur la démonstration qu'a été créé, pour le seul usage des débats de couloir de Montecitorio, une situation nationale et internationale fictive qui n'existait pas : la prétendue menace de guerre ou de dictature militaire est une absurdité dans la mesure où on ne peut pas dire qu’il y ait risque de dictature militaire, celle-ci existant déjà, la bourgeoisie n'ayant pas besoin de changer de ministère pour changer de politique, une bourgeoisie démocratique et révolutionnaire n'existant pas : il n'existe qu'une classe bourgeoise qui fait la politique qui lui convient le mieux. Nitti, sauvé hier du danger de dictature militaire, nous a fait cadeau de la censure pour vos élections ! (Vifs applaudissements).

Voix - Ce cher Nitti !

Bordiga - La situation politique est donc celle-ci, quelque soit le parti bourgeois qui soit au pouvoir. Mais lorsque vous aurez envoyé vos représentants participer aux discussions de couloir et de salle de séance, dans cette ambiance de démocratie bourgeoise, ceux-ci devront agir suivant les règles parlementaires, soit en donnant leur vote au ministère si leur vote est nécessaire pour obtenir quelque chose, soit en votant contre ; de toute façon ils ne pourront pas fuir les responsabilités provenant de la situation déterminée par leurs votes, c'est pourquoi ils tomberont toujours dans la collaboration avec la bourgeoisie. Par conséquent nous soutenons,

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camarades, que la situation actuelle du prolétariat international, que la situation politique italienne actuelle sont d'une telle nature que participer aux élections et à la vie parlementaire signifie trahir la lutte de classe. C'est la conclusion que nous vous soumettons.

Je me suis appuyé, pour ce que j'ai dit sur la conduite du gouvernement, sur la presse ministérielle, sur les paroles du Président du Conseil, lequel parlait de réforme électorale comme moyen de défense de la bourgeoisie, comme garantie pour les partis bourgeois ; de même qu'il fut pour le suffrage universel lors de la guerre de Libye. L'actuel gouvernement démocratique qui a élargi la réforme électorale veut que celle-ci s'applique et que la nouvelle Chambre soit constituée de partis organisés et disciplinés, et non de représentants indépendants non liés à un parti et oscillants facilement entre majorité et opposition, nous faisant assister à la création d'un « Faisceau parlementaire » composé de nationalistes, socialistes, radicaux, etc. Pourquoi ceci intéresse t’il un ministère bourgeois ? Pour la conservation des institutions de la classe dominante il faut pouvoir compter sur le fonctionnement de l'institution parlementaire de manière à ne pas avoir de surprise, et M. Nitti préfère avoir une opposition bien définie et une majorité sûre et constante à la place de la situation de la législature précédente.

Ainsi la lutte entre les fascistes et le ministère Nitti, prise au sérieux par nos députés, n'avait pas pour objet le danger d'une dictature militaire et d'une guerre. Si l'intérêt de l'industrie se trouve lié au développement d'une nouvelle guerre, même M. Nitti la fera. (Bruits).

Zinardini - Et qui irait donc faire cette guerre ?

Bordiga - C'était un jeu, un escamotage parlementaire. C'était une lutte menée par les fascistes contre le ministère pour que le pouvoir tombe entre leurs mains afin de manipuler eux-mêmes les élections. Les fascistes peuvent en être sûrs ; aujourd'hui, grâce aux mécanismes électoraux du ministre Nitti, peu d'entre eux pourront aller à la chambre car ils n'ont pas de parti organisé pour les soutenir ; il n'y a donc aucun danger pour le gouvernement à ce qu'il laisse s'exercer le mécanisme de la réforme électorale, et il lui laissera jouer complètement le jeu du piège démocratique dans l'esprit du prolétariat, qui verra augmenter le nombre de ses représentants socialistes. L'art le plus raffiné du gouvernement de la démocratie parlementaire bourgeoise est bien celui d'avoir trouvé le moyen non seulement d'avoir une majorité mais aussi de se fabriquer une opposition.

C'est la cause de notre divergence ; c'est pourquoi nous voulons vous soustraire à cette ambiance pour vous ramener auprès de notre prolétariat faire une tenace propagande pour la méthode soviétiste, pour préparer le heurt final qui permettra au prolétariat de construire sur les ruines de l'institution pourrie de la démocratie bourgeoise le nouvel ordre social, suprême conquête de la révolution communiste. (Tempête d'applaudissements particulièrement de la part des partisans de Bordiga).

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Réponse du rapporteur de la Fraction abstentionniste

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(Du vol. cité, pp. 256-262.)

Nous avons maintenant devant nous les conclusions des diverses fractions. La Fraction maximaliste électoraliste a élaboré ses propres conclusions qui divergent en partie du programme publié dans l’ » Avanti ! », programme sur lequel les sections avaient voté précédemment. Je constate tout d’abord que les développements programmatiques contenus dans ce texte sont essentiellement les mêmes que ceux contenus dans le programme que nous avons proposé sous le nom de « Programme de la fraction communiste abstentionniste ». Je ne rentrerai pas dans l’examen de certains détails ou de certaines remarques, puisque ce n’est pas ici le propos, qui concernent les différences entre les deux programmes, et je ne m’arrête pas sur la nécessité de conclure à la hâte un programme réalisé en quelques heures, car même les paroles – comme le démontre la discussion du vieux programme de 1892 – peuvent avoir une valeur lorsque elles sont insérées dans un document d’une telle importance pour la vie et l’histoire du Parti.

Nous déclarons donc au nom des camarades de la Fraction abstentionniste que, si nous nous séparons nettement de tous au moment du vote, puisqu’il n’est pas possible de réaliser deux votes successifs dans un congrès, nous voulons que la signification politique de notre vote ne soit pas considérée comme étant en contradiction avec les conclusions contenues dans la partie programmatique de la Fraction maximaliste électoraliste. (Applaudissements.)

Le programme de la fraction maximaliste ne parle pas de tactique électorale. Il y a une motion d’accompagnement à ce programme, de même qu’au nôtre. Ce sont ces motions qui divergent. Et c’est ce qui constituera la divergence lors du vote. Les deux motions diffèrent non seulement sur la question électorale, qui vous a tant passionnée lors de ces deux journées de débat, elles divergent aussi sur une autre question essentielle : celle de l’unité du parti.

Du côté des défenseurs du vieux programme de 1892 de Gênes, on a dit qu’au fond on pouvait trouver dans celui-ci l’absence de dénonciation de la méthode révolutionnaire qui était l’objet du programme des maximalistes ; mais Treves et les autres ont reprochés aux camarades de la fraction maximaliste électoraliste le contenu exclusif de leur programme fondé justement sur la méthode de la conquête violente du pouvoir, que nous voudrions voir encore renforcé. Le programme de Gênes de 1892 pris à la lettre pourrait laisser la possibilité d’une interprétation révolutionnaire, d’une revendication de la réalisation de la dictature du prolétariat ; avec lucidité, le

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camarade Verdaro a cependant porté ce programme à la lumière de l’histoire et a démontré qu’au fond, il était imprégné du social-démocratisme dont le mouvement pour la Troisième Internationale veut sortir, et pour toujours. Le refus de tout autre position, contenu et affirmé dans le programme de Gennari, et affirmé beaucoup plus clairement dans notre motion, est à la base des conclusions tactiques adoptées par le Congrès de Moscou. Ce refus est le centre, le nœud des positions politiques et historiques de la Troisième Internationale, il veut signer la séparation définitive entre les deux méthodes : la méthode social-démocrate et la méthode communiste, et signer la condamnation définitive, dans la conscience du prolétariat, au vu de l’expérience de l’histoire, de cette théorie qui pendant tant d’années a enseigné la possibilité d’une pénétration graduelle des organismes bourgeois pour réaliser la conquête du pouvoir par le prolétariat ; et qu’à travers la majorité obtenue dans ces organismes, avec la prise de possession de ce pouvoir, pourrait s’établir les conditions nécessaires à la transformation de la société.

Nous voulons non seulement imposer la nouvelle méthode, mais exclure la vieille. Nous voulons retourner à l’interprétation marxiste originelle.

Il a été dit avec justesse que notre programme ne contenait rien de nouveau. Ceci, nous l’avons déclaré dans la première partie de notre rapport, et pour sa part le camarade Gennari l’a également formulé. Nous ne soutenons rien de neuf, nous voulons au contraire le retour au socialisme marxiste classique que d’autres ont cru transformer en méthode démocratique, légaliste et évolutionniste de l’émancipation du prolétariat. Nous voulons affirmer clairement la divergence entre ces deux voies historiques et poser au Parti Socialiste italien le problème que ce sont déjà posé et ont résolu les autres partis. Les autres partis et nous en premier devons résoudre pour l’Europe capitaliste occidentale le problème du choix entre ces deux voies, c’est-à-dire abandonner la méthode de la conquête social-démocrate et la remplacer par la lutte et la conquête révolutionnaire du pouvoir. (Applaudissements.)

Cette méthode est violente. Tous ont illustré le concept de la violence. Je me sens assez proche d’un aparté fait par Bombacci, qui, ensuite, l’a oublié lors de ses improvisations passionnées. La violence vient de tout et de tous. Et je ne parle même pas des caractères et des individus, je parle des mouvements collectifs et des foules. Tous les mouvements économiques et politiques adoptent des méthodes violentes.

Lazzari – Mais l’opposition aussi l’accepte !

Bordiga – Oui mais sous certaines conditions. Tous adoptent cette méthode, même les partisans de ce socialisme des couchers de soleil paisibles, des couchers - comme disait le camarade Graziadei – définitifs. Je n’ai pas besoin de vous faire une longue démonstration historique. Rappelez-vous les propositions virulentes d’insurrection lorsqu’il semblait que l’Italie allait intervenir dans la guerre aux côtés des Empires centraux. On ne discutait pas alors de ce qu’il aurait pu advenir. Sur les barricades jusqu’au dernier homme ! – disait-on. (Applaudissements.)

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Rappelez-vous cet hiver, lorsque l’armée ennemie menaçait la Grappa et le Piave ; on n’hésita pas à suivre cette méthode, à inciter les soldats à répondre à la violence par la violence et à se faire massacrer jusqu’au dernier homme pour la défense de la patrie bourgeoise. (Applaudissements.)

Et les champions de la méthode gradualiste, évolutionniste et pacifiste ne s’y sont-ils pas pris de la même manière en Allemagne ? Ceux-ci, c’est-à-dire les révisionnistes allemands, quand il s’est agi de défendre les institutions bourgeoises contre les avancées de la révolution, ont utilisé la violence des canailles de Noske contre laquelle nous avons lancé des imprécations à de nombreuses reprises lors de ce congrès. (Applaudissements.)

L'autre jour, lors d'événements semblables, une crise qui divisait les forces de la bourgeoisie italienne, la Chambre du travail de Milan avait proclamé l'insurrection généralisée sans discussion, jusqu'au dernier homme.

Eh bien, dans tous ces cas, on n'a pas étudié les différentes hypothèses ; on n'a pas considéré avec tant d'embarras l'éventualité d'une défaite ou d'un sacrifice inutile, on n'a pas regardé les canons et les mitrailleuses qui se dressaient devant la foule. Pourquoi ? Parce que, dans tous ces cas, les mouvements collectifs et politiques qui revendiquaient l'usage de la violence sentaient que cette violence se développait sur un terrain favorable à leurs intérêts historiques et politiques ; au contraire, l'arrivée du grand cataclysme historique qui condamne pour toujours la méthode gradualiste d'évolution et de collaboration avec la bourgeoisie fait surgir tous les doutes et les hésitations possibles sur l'usage de la violence, car le prolétariat doit œuvrer exclusivement pour lui et non pour faire prévaloir une fraction du monde bourgeois contre l'autre. Le prolétariat doit lutter pour lui et seulement pour lui et rejeter au loin tous les sophismes, qui ne servent qu'à l'éloigner de l'assaut final. (Applaudissements.)

Lazzari. - C'est juste !

Bordiga - C'est juste. Nous ne voulons pas la violence pour la violence et l'insurrection pour l'insurrection. Il faut analyser si c'est le moment ou pas de passer à l'assaut révolutionnaire. Mais il est des moments décisifs dans l'histoire où la solution à ce problème s'impose, comme elle s'impose à des mouvements ayant un contenu programmatique différent, lesquels, dans les cas que j'ai cités, résoudront en quelques heures le problème de l'emploi de la force.

Nous posons la question, et c'est de là que vient celle de l'unité du parti : qu'adviendra-t-il de la cohésion du Parti lorsque viendra le moment décisif ? Tous seront pour la violence, mais pas pour la même. C'est le problème que nous exposons au Parti socialiste italien ; parce que celui-ci s'est posé plusieurs fois à la Hongrie communiste, tombée glorieusement, ainsi qu'à d'autres mouvements qui ont

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échoué, comme le mouvement bavarois, et que différentes raisons de grande valeur politique ont été discutées, je vous rappelle que l'on a oublié le fait le plus important : les gouvernements communistes de Bavière et de Hongrie avaient dans leur sein des représentants du Parti social-démocrate. Ces éléments du gouvernement bavarois ont toujours penché vers le gouvernement majoritaire de Berlin et ont été des facteurs de faiblesse pour le destin de la révolution communiste de Bavière. Qui était véritablement d'accord avec l'Entente pour une restauration en Hongrie ? Les sociaux-démocrates qui formèrent le premier gouvernement, auquel fut substitué par la suite, malgré Versailles... (applaudissements), le gouvernement de l'archiduc. Et celui-ci fut mis en place par la force des baïonnettes roumaines que cherchèrent à arrêter la démocratique France, la démocratique Angleterre et la démocratique Amérique parce qu'il leur suffisait d'avoir substitué au régime communiste celui de la social-démocratie. Voilà la situation telle qu'elle est. Et Lénine, dans sa logique (dont on a dit ici qu'il n'en avait pas, de la même manière qu'on l'a dit de Karl Marx auparavant) a fait - dans un télégramme prémonitoire - des réserves sur la constitution du nouveau gouvernement hongrois au sein duquel on annonçait la fusion des communistes et des sociaux-démocrates.

Et malheureusement la cause principale, que le Congrès a pratiquement oubliée, est celle-ci : ne pas avoir mis à temps, en pleine lumière, la méthode qui constitue le patrimoine de la 3e Internationale, c'est-à-dire la séparation absolue entre deux tendances qui ne peuvent plus avoir aucune forme de collaboration entre elles. Lors de tels moments décisifs de son histoire, la bourgeoisie ne se défend pas à travers les partis bourgeois. Elle serait balayée. Elle se défend à travers les champions de la méthode social-démocrate dans cette dernière bataille contre l'avancée de la révolution. C'est le problème que nous posons à ce congrès. Qu'est-il advenu en Russie ? La révolution russe a été l'œuvre du prolétariat. Mais elle est arrivée lorsque le prolétariat a pu serrer les rangs grâce à une méthode précise, unique et sûre. Et ce n'était même pas la méthode d'un parti, mais celle d'une fraction qui, à travers une ligne d'une intransigeance de fer, est parvenue à rassembler un ensemble de forces et de volontés autour des points fondamentaux de son programme. C'est parce que cette fraction était dépositaire d'un programme et d'une conception des événements historiques qui coïncidaient avec la réalité, que toutes les autres forces tombèrent devant elle, que la justesse du programme des bolcheviks devint évidente et que les foules accoururent sous son drapeau. (Applaudissements.)

C'est pourquoi nous voulons l'exclusivité. C'est pourquoi notre motion contient une déclaration d'incompatibilité dictée par Lénine à Moscou, incompatibilité d'appartenance au parti socialiste et communiste (il n'est pas question de noms mais de faits) des éléments qui croient encore à l'efficacité de la méthode social-démocrate et nient la violence, non pas en théorie mais dans son application au moment historique où le prolétariat arrache des mains de la bourgeoisie le pouvoir politique. Si cette incompatibilité n'est pas établie, une situation terrible s'établira entre nous au moment de l'action. On ne peut sans doute pas anticiper cette situation : le Congrès ne la sent pas et nous-mêmes sommes suffisamment marxistes pour nous en rendre

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compte. Nous pensons néanmoins vous avoir posé le problème utilement. Selon notre conception, le seul moyen d'anticiper sur ce moment décisif, l'unique moyen de résoudre les terribles problèmes de lendemains imminents, est d'empêcher tout point de contact entre les deux méthodes, entre la méthode communiste et la méthode social-démocrate, méthodes entre lesquelles tout au contraire on a voulu jeter un pont, et je prédis que la réalité le fera sauter pour toujours pour qu'il cède la place à l'avancée des classes laborieuses. (Applaudissements.)

J'ai compris de nombreux camarades qu'ils voulaient faire une dernière expérience. Eh bien, soit. Serrati, cependant, a dit que nous étions en dehors de la réalité. Cette objection n'est pas nouvelle, camarade Serrati, mais c'est la première fois qu'elle ne se retourne pas, dans le même temps, contre toi et tes directives. En dehors de la réalité, tout le monde nous l'a toujours dit ; mais la réalité n'a jamais manqué ensuite de confirmer notre doctrine et notre méthode. Le camarade Serrati a fait ici, avec une puissante argumentation, la démonstration qu'aujourd'hui la réalité, c'est la révolution. Et si la réalité c'est la révolution, et que dans la révolution se trouve la réalité, pourquoi nous, qui ne croyons qu'en elle, sommes-nous, camarade Serrati, en dehors de la réalité ? Je pose la question. On voit où est la contradiction. Nous sommes entre les deux réalités, et Graziadei l'a dit dans sa distinction subtile entre période révolutionnaire et moment révolutionnaire. Tous reconnaissent que nous sommes dans la période révolutionnaire, mais que le moment n'est pas encore venu. Le moment n'est pas encore venu, mais c'est pour celui-ci qu'il faut travailler. Il y a des moments où la réalité se transforme et où l'on se trouve entre deux réalités, et ce moment, cher Serrati, est celui où tu as encore un pied sur l'autre rive. Il y a des moments dans l'histoire où les partis, les foules, coupent les ponts d'eux-mêmes pour lutter et vaincre sans hésitation. (Applaudissements.)

Il est possible qu'après avoir coupé ces ponts on ne juge pas venu le moment de la bataille et qu'on doive retourner sur ses pas sans plus avoir de pont. C'est ainsi que l'on défend la représentation parlementaire. Eh bien, permettez-moi un raisonnement schématique à mon tour. S'il n'existe qu'une possibilité sur mille de réaliser la conquête grâce à la méthode communiste, qu'importe-t-il de perdre l'ensemble de tous les succès sociaux-démocrates ? Le camarade Bombacci a usé d'une autre comparaison. Tu dis, si tu me le permets, camarade Bombacci, que nous irons au Parlement pour démolir une maison qui menace déjà de tomber. Je complète ta comparaison dans ce sens : la maison se démolit de deux manières : ou on change ses parties pierre après pierre sans entraîner son écroulement désastreux, et alors on peut travailler à l'intérieur ; ou on la fait sauter, et alors il s'agit de rester à l'extérieur pour ne pas rester sous les décombres après l'explosion. (Applaudissements.) Une armée, camarades, peut avoir son Pietro Micca, mais gare à l'armée qui aurait un état-major composé de Pietro Micca. Oh, ce serait autre chose qu'une auto-émasculation : ce serait le suicide !

Qu’arrivera-t-il alors – si je me permets de développer encore un peu cet exemple – lorsque nos amis et camarades seront entrés dans cette maison avec leur

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mandat de démolition ? Ils commenceront à penser qu’il est plus logique, maintenant qu’ils sont à l’intérieur, de changer une chose à la fois, ils seront peu à peu repris dans la spirale du réformisme et de la collaboration bourgeoise. (Applaudissements.)

Cette méthode était juste lorsqu’il s’agissait de faire la critique du monde bourgeois et du capitalisme. Aujourd’hui où nous leur faisons face avec comme programme celui de la dernière bataille, cette méthode ne peut plus être adoptée. Elle n’est plus que négociation et équivoque. Elle doit pourtant survivre aujourd’hui de par la volonté de ce Congrès. Il est peut-être logique et marxiste qu’elle survive mais nous, nous avons voulu la dénoncer depuis le début et, je le répète, notre travail n’a pas été inutile, camarades !

Ces deux points essentiels nous séparent donc de la fraction maximaliste électoraliste : le concept d’unité du Parti, que nous voulons briser, et la question de la participation aux élections. Le camarade Bombacci a eu des élans sentimentaux envers la fraction du Parti que nous voulons renier, et j’ai admiré combien était ardente la flamme qui brûle en lui et soutient l’ardeur de notre combat ; mais je ne partage pas son sentimentalisme. Les sentiments peuvent être erronés. Au moment de l’action, il faut passer par dessus. On peut reconnaître des fonctions utiles à des hommes et à des groupes, mais on peut aussi se dire que ces fonctions s’accomplissent en dehors des cadres de nos forces politiques. Nous ne disons pas que certaines fonctions de la société bourgeoise sont aujourd’hui terminées ; nous disons que le parti communiste existe pour accomplir un travail historique bien précis et spécifique : réaliser le communisme. Et lorsque l’heure s’approche, le Parti se prépare à atteindre les conditions qui peuvent le placer dans la meilleure position pour affronter l’épreuve suprême, il ne se préoccupe pas de la valeur intrinsèque des autres mouvements.

C’est pourquoi, camarades, nous resterons séparés des camarades de la fraction maximaliste lors du vote.

Je ne veux pas aller plus loin dans les questions pratiques, car je devrais alors prendre trop de temps pour faire l’examen pratique des conséquences des élections. D’autres camarades l’ont fait et vous pourrez entrer dans cette discussion lors du point suivant où il s’agira de discuter des modalités et des garanties de la participation aux élections.

Pour notre part, nous ne pouvons pas nous porter sur ce terrain, puisque nous dénonçons l’incohérence de cette méthode et non pas la corruptibilité plus ou moins grande des hommes, et parce que nous sommes convaincus que l’on élaborera une solution équivoque du problème de l’unité du Parti. Il y aura une minorité qui restera dans celui-ci à qui l’on niera la possibilité d’obtenir des mandats électoraux. Je ne parle pas de notre minorité mais de l’autre. (Dénégation de Serrati.) Si on renonce à ce critère, c’est autant de gagné : selon un des articles de nos statuts, il ne doit pas y avoir d’exclusivisme, car lorsque le parti se prépare à se présenter aux luttes pour les

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charges publiques, tous les membres du parti ont les mêmes droits à être désignés pour ces mandats. (Applaudissements.)

Nous voudrions au contraire que le problème soit résolu autrement. Nous voudrions que soit exclu du Parti celui qui n’accepte pas le programme de demain, celui que vous-mêmes avez imprimé et distribué au Congrès ce matin. La logique, la nécessité même veulent qu’il puisse y avoir des minorités disciplinées à une motion, à un ordre du jour décidé à un Congrès, mais elle n’admet pas que soient tolérés dans le Parti ceux qui nient le programme. Votre formulation théorique devrait suffire pour la sélection du Parti, mais elle ne suffira pas. Il est facile de prévoir qu’elle ne suffira pas, non seulement parce que vous n’avez pas voulu, mais parce qu’effectivement il n’y avait pas la possibilité que suffise cette affirmation, dans la situation actuelle, à partir du moment où vous avez décidé de vous lancer dans la campagne électorale.

La conclusion sera celle-ci : une large fraction électoraliste sortira vainqueur de ce Congrès et conduira le Parti à la bataille imminente. Mais l’heure passe, camarades, et je ne veux pas vous ennuyer. La majorité du parti veut aller à cette bataille, et celui-ci va y aller. Nous sommes fermement convaincus que cette bataille est une condition de faiblesse face aux exigences de l’action révolutionnaire, face à notre adhésion à la 3e Internationale. Nous voulons pour une fois nous faire prophètes (et nous espérons être de mauvais prophètes) en prévoyant que ces forces, unies par le ciment électoraliste, devront se séparer demain sur un autre terrain. Eh bien, lorsque cette crise adviendra, crise que nos positions doctrinales n’ont pas réussi à précipiter, nous faisons au moins un souhait : que celle-ci ne s’oppose pas au but suprême du prolétariat, ne se mette pas en travers de la voie grandiose de la révolution sociale. (Applaudissements.)

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Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I

Chapitre IVPremières tentatives de contacts

internationaux

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Comme prévu par le communiqué de la clôture du congrès, les mois suivants furent utilisés par la Fraction communiste abstentionniste pour établir une série de tentatives d'établissement de liens internationaux, et avant tout avec Moscou.

Nous avions déjà mis en évidence le fait qu'en dépit de la constitution de l'Internationale communiste lors du premier congrès des 2-19 mars 1919, les informations sur la situation en Europe occidentale, et plus particulièrement sur celle des partis socialistes, n'arrivaient que rarement à Moscou, et de manière incomplète et erronée. Mais surtout l'opinion de Lénine et des bolcheviques à l'égard du PSI, gardant en mémoire la digne attitude qu'il avait eu durant la guerre ainsi que sa participation aux conférences de Zimmerwald et Kienthal, était bien plus flatteuse que ce que son contenu véritable ne méritait. Les dirigeants italiens s'étaient empressés de donner leur adhésion à l'organisation internationale qui venait de naître, et leur promptitude avait renforcé la conviction que l'on pouvait compter sur ce parti comme sur l'une des sections « communiste » les plus sûres d'Europe. Les contacts directs faisaient défaut, ou étaient tellement faibles que les premières thèses fondamentales et les premières circulaires ne furent connues en Italie qu'avec un retard considérable, pendant que les tourments du processus de formation tout autre que linéaire des partis communistes en Europe n'était connu que de manière confuse et approximative. Les choses ne s'arrangèrent pas malgré la présence en Europe occidentale d'émissaires plus ou moins qualifiés du Comintern (les fameux « yeux de Moscou » : Degot tout d'abord, Niccolini-Lioubiarski ensuite, et enfin Chiarini-Hallier). Il n'est donc pas

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étonnant que Lénine ait salué les résultats du congrès de Bologne comme un succès important du communisme international, et qu'il ait vu dans de purs réformistes comme Turati les représentants du centre et non de la droite, et donc en Serrati, Lazzari, etc., les représentants de la gauche. Ce jugement faussé continua à peser sur le processus de formation de l'organisation mondiale du prolétariat révolutionnaire, et ce ne fut pas avant son second congrès (juillet-août 1920) que le vrai visage du maximalisme italien ne commença à apparaître en pleine lumière aux « artisans de la révolution d'Octobre ».

Il était donc d'autant plus urgent pour la Fraction communiste abstentionniste de prendre contact directement avec Moscou et de montrer aux dirigeants de l'Internationale la nature, les positions et les perspectives de développement du communisme en Italie, qui étaient l'élimination du paradoxe consistant en ce que le seul groupe véritablement communiste était contraint, de par l'adhésion du PSI à l'Internationale, de continuer à vivre dans celui-ci. Comme nous l'avons montré dans le premier volume, ainsi que dans les pages précédentes, la Fraction s'était portée dès la fin de 1917 sur les mêmes positions de principes que celles dont la révolution d'Octobre avait été la grandiose reconfirmation après la trahison de la social-démocratie en 1914 : rôle central du parti dans la révolution communiste comme dans sa préparation, dictature prolétarienne et terreur rouge comme nécessaire développement de l'acte révolutionnaire, action internationale unitaire sur la base des points théoriques et pratiques cardinaux victorieusement réaffirmés par les bolcheviques dans l'incendie de la guerre civile. On ne trouvera aucun errements de type syndicaliste, ouvriériste (ou, pour le dire à l'italienne, ordinoviste) dans les textes de la Fraction, commentant non seulement le glorieux chemin de la révolution et de la dictature bolchevique en Russie, mais aussi le cours chaotique des tentatives révolutionnaires en Europe centrale, et en tirant les mêmes conclusions que Lénine et Trotski. Si le PSI, ou plutôt sa direction soi-disant intransigeante, avait donné sa propre adhésion à l'Internationale sans en assimiler les thèses ni même les connaître véritablement ; si il avait délégué au congrès constitutif du Comintern (où il ne put arriver) la crème de la social-démocratie dans la personne de l'honnête mais confus Oddino Morgari, la Fraction communiste abstentionniste avait reconnu dans les textes qui avaient été rendus publics lors de ce semestre en Italie l'intégralité du patrimoine programmatique et tactique qui était également le sein.

Qu'avait proclamé le Ier Congrès ? Rappelons-le brièvement.

Thèses de Lénine sur la démocratie bourgeoise. La résolution développe pleinement les questions de doctrine et de principe sur la destruction de l'état bourgeois et la conquête du pouvoir prolétarien selon les formulations de L'état et la révolution et des textes fondamentaux du marxisme. Nous sommes pleinement sur le terrain des principes généraux liés à la situation historique suivant la première guerre mondiale : 

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« L'histoire enseigne qu'aucune classe opprimée n'est arrivée à dominer ni n'a pu se maintenir sans passer à travers une période de dictature durant laquelle elle s'empare du pouvoir politique et abat par la force la résistance désespérée, exaspérée, ne reculant face à aucun forfait, que les exploiteurs lui opposent [...]. Tous les socialistes, démontrant le caractère de classe de la civilisation bourgeoisie, de la démocratie bourgeoise, du parlement bourgeois, ont exprimés l'idée, déjà formulée avec la plus grande exactitude par Marx et Engels, que la république bourgeoise la plus démocratique ne peut être qu'une machine servant à opprimer la classe ouvrière pour la bourgeoisie, la masse des travailleurs pour une poignée de capitalistes [...]. Dans la situation particulière créée par la guerre impérialiste, la dictature du prolétariat n'est pas seulement légitime, en tant qu'instrument capable de renverser les exploiteurs et d'en écraser la résistance, mais aussi absolument nécessaire pour toute la masse des travailleurs en tant que seul moyen de défense contre la dictature de la bourgeoisie qui a causé la guerre et qui en prépare de nouvelles. Le point le plus important que les socialistes ne comprennent pas, et qui constitue leur myopie politique, leur faiblesse face aux préjugés bourgeois et leur trahison envers la classe ouvrière, est que dans la société capitaliste, à peine se développe la lutte de classe qui en est à la base qu'il n'existe plus aucun moyen terme entre dictature de la bourgeoisie et dictature du prolétariat. Tout rêve de solution intermédiaire n'est que pleurnicherie réactionnaire de petits bourgeois ».

Plate-forme de l'Internationale Communiste. Elle réaffirme les principes de la prise révolutionnaire du pouvoir, de la destruction de l'appareil d'état bourgeois et de sa substitution par un puissant appareil d'état prolétarien « de forme toujours plus centralisée », en tant qu'« organe de contrainte dirigé contre les adversaires de la classe ouvrière » destiné « à briser et en rendre impossible la résistance » ainsi qu'à « réaliser une centralisation croissante des moyens de production et la direction de toute la production suivant un plan unique », entreprenant le procès de dépassement graduel du mode de production capitaliste au socialiste et de la société bourgeoise divisée en classes à une société sans classe, la société de l'espèce.

Résolution sur les courants socialistes et la conférence de Berne des sociaux-traîtres. La question de la reconstruction du parti révolutionnaire est posée en strict lien avec la théorie et le jugement des deux courants de socialistes renégats, position alors classique : d'un côté les sociaux-patriotes, brigands ouverts aux ordres de la bourgeoisie, comme ceux qui assassinèrent Liebknecht et Luxembourg ; de l'autre les dangereux centristes (parmi lesquels on compte Kautsky, Adler, Turati et MacDonald) qui nient l'universalité de la dictature prolétarienne, et que Lénine appelle opportunément du nom de sociaux-pacifistes. On ne proclame pas seulement la scission irrévocable d'avec les premiers, on affirme que « la rupture organisative avec les centristes est une nécessité historique absolue ».

Thèses sur la situation internationale et la politique de l'Entente. Elles font référence au moment historique présent, mais elles ont une validité universelle. On

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rappelle la condamnation du pacifisme de la Société des Nations (et de celle du pacifisme de Moscou et de l'ONU d'aujourd'hui !).

Résolution sur la terreur blanche. L'impitoyable défense de la bourgeoisie et de ses privilèges est reliée non pas à des formes pré-bourgeoises (comme on le fera ensuite avec le fascisme italo-allemand), mais à l'impérialisme des pays démocratiques de l'Entente, et on indique comme seule réponse possible le renversement du capitalisme.

Manifeste aux prolétaires du monde entier. Se reliant à un siècle de luttes ouvrières, il termine avec le cri de guerre : 

« La critique socialiste a suffisamment fustigé l'ordre bourgeois. Le but du Parti communiste international [on notera que la nouvelle organisation fut dès alors conçue comme un parti mondial unique] est d'abattre l'ordre constitué actuel et de construire à sa place le régime socialiste [...]. Sous le drapeau des Soviet ouvriers, sous le drapeau de la IIIème Internationale, prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

Les thèmes développés par le « Soviet » depuis son premier numéro de décembre 1918 étaient les mêmes, sans parler des articles écris par la Fraction sur l'« Avanti ! » et sur l'« Avanguardia » à partir de 1917. Notre courant était aussi dès cette époque favorable à une plus grande rigueur dans les critères d'admission à l'Internationale. Non seulement (comme nous le verrons) elle donnait une acception plus large aux termes de centre et de centrisme, y incluant les maximalistes italiens et indiquant qu'il était désormais établi qu'aucun rapprochement avec ces organisations, statistiquement composées d'ouvriers mais politiquement bourgeoises, ne serait plus désormais admis, mais elle était aussi d'avis que la nouvelle organisation ne devait admettre que des partis et des groupes ayant de claires positions programmatiques communistes, et non des organisations économiques, même si elles étaient animées d'un authentique esprit révolutionnaire, et elle exprimait de sérieuses réserves sur la formulation utilisée par les bolcheviques de « bloc avec les éléments du mouvement ouvrier révolutionnaire qui, bien que n'ayant pas appartenu dans le passé aux partis socialistes, se retrouvent aujourd'hui, en tout et pour tout, sur le terrain de la dictature prolétarienne sous sa forme soviétiste, c'est à dire avec les éléments provenant du syndicalisme ». L'espérance des bolcheviques - qui n'avait rien d'absurde dans le climat de l'époque - était, d'un côté, que le développement victorieux de la révolution mondiale, retenu alors pour beaucoup plus proche qu'il ne le fut, aurait permis d'amalgamer ces éléments de saine origine prolétarienne dans le creuset d'un nouvel Octobre - dans le feu duquel, comme le dira Trotski un an plus tard en recevant les délégués au IIème Congrès dans la salle de réunion du Soviet de Moscou, les bolcheviques avaient forgé une épée indestructible et invitaient les communistes du monde entier à « la prendre en main pour la plonger dans le cœur du capital mondial » –, et de l'autre que, grâce à leur contribution, ils puissent contrebalancer, non sur le plan de la clarté théorique mais sur celui de l'élan

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révolutionnaire, l'influence des trop nombreux « communistes » de la dernière heure, convertis à la « mode » des soviets après un passé riche de compromis - pour le moins. Une longue et dure expérience de luttes dans l'aire de l'Europe occidentale avait enseigné à la gauche « italienne » que les alliances même temporaires « facilitent la résolution des problèmes d'une période sans cependant donner la possibilité d'affronter la période suivante dans laquelle cette alliance [et en particulier avec les anarcho-syndicalistes] devra forcément éclater à cause des divergences de programme », dans lesquelles ont devait reconnaître « dans toutes les périodes des conditions à mettre au passif de l'ensemble du mouvement révolutionnaire » : celui-ci devait donc « compter uniquement sur les forces qui se plaçaient sur le terrain programmatique des réalisations révolutionnaires »1. Les mois et les années qui suivirent démontrèrent aux bolcheviques - confirmant ainsi nos thèses - que rien ne pouvait accomplir le miracle d'aligner sur les positions classiques et invariantes du marxisme les IWW américains, les shop-stewards anglais ou les syndicalistes français (les peu nombreuses et douteuses exceptions individuelles confirmèrent la règle), et, sur le plan syndical, qu'il était impossible d'obtenir leur adhésion à l'Internationale syndicale rouge construite en 1921 en opposition à l'Internationale d'Amsterdam.

Nous avons déjà longuement parlé de nos dix ans de polémique avec les syndicalistes-révolutionnaires dans le premier volume de cette Histoire. Il revenait aux Industrial Workers of the World (IWW ou wobblies) le mérite d'avoir organisé au début du siècle, en opposition à l'American Federation of Labor (AFL), un réseau de syndicats d'industrie et non de métier ouvert à tous les ouvriers sans distinction de races, de nationalité ou de spécialisation, et plus particulièrement aux manœuvres et aux « émigrants » super-exploités, ainsi que d'avoir dirigé de puissantes grèves, avant et pendant la guerre, malgré les interdictions des bonzes confédéraux. Lors de l'après-guerre, ces combatifs militants furent l'objet de persécutions féroces ; ce n'est pas pour rien si ce furent les seuls à lancer, dans ce pays de cocagne de la prospérité capitaliste, le vieux cri de guerre : « La classe des ouvriers et la classe des entrepreneurs n'ont rien en commun [...]. Entre les deux classes la lutte ne peut cesser avant que les travailleurs du monde entier ne s'organisent en tant que classe, ne prennent possession de la terre et des moyens de production et abolissent le système du salariat ! ». Leur combativité ne pouvait cependant pas faire oublier que ceux-ci ne pouvaient ni ne voulaient s'élever au-delà des limites de l'association économique, comprise par ailleurs comme forme intrinsèquement révolutionnaire car organisée par industrie ; ni que, alors qu'ils levaient le drapeau de l'action directe et de la grève générale, ils rejetaient par principe la lutte politique, ne pouvant la concevoir autrement qu'en tant que lutte parlementaire, ainsi que le parti de classe, considéré comme l'expression de la substitution de « chefs » aux « masses ». Ils voyaient dans la grève générale le moyen thaumaturgique propre à opérer d'elle-même, grâce au poids de la paralysie productive, l'écroulement du système, sans donc insurrection armée ni dictature ni terreur. D'autre part ils imaginaient, comme les ordinovistes

1 De « Il Soviet » du 10. VIII. 1919, Le programme communiste et les autres tendances prolétariennes.

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italiens, qu'« en s'organisant par industrie on créait la structure de la nouvelle société au sein [« dans l’œuf » disaient-ils] de la vieille », substituant une sorte de « gradualisme révolutionnaire », excluant la prise du pouvoir, au gradualisme réformiste : les syndicats « industriels » se seraient ensuite unis en un seul syndicat, One Big Union, qui aurait assumé la direction plus ou moins centralisée et planifiée de l'économie socialiste. Il y avait là des racines à la Sorel clairement syndicalistes ; dans le même courant « politique » se trouvait le mouvement lié à Daniel De Leon, séparé de la vieille organisation en 1908, pour qui le parti était réduit à des fonctions purement éducatives et d'illumination des consciences.

Les shop stewards, qui s'étaient surtout développés en Ecosse, dans les industries métallurgiques et mécaniques ainsi que dans les chantiers navals anglais, avaient construits un réseau de « délégués d'atelier » élus directement par les ouvriers, et dans lesquels s'exprimaient la volonté de lutte et le dégoût des pratiques ultra-collaborationnistes des Trade-Unions dans de larges couches d'ouvriers ; ils considéraient le lieu de travail comme le vivier de l'instinct de classe et comme l'expression la plus authentique de la « démocratie ouvrière » ainsi que comme la base de la nouvelle société et la clef de voûte du mode de production socialiste. Aussi bien les IWW que les shop-stewards, protagonistes de batailles gigantesques, divergeaient donc de la vision marxiste propre à la IIIème Internationale sur le plan programmatique et tactique ainsi que sur celui des buts et de la théorie : ils étaient anti-parlementaristes et abstentionnistes mais par « horreur des chefs » ; ils étaient contre les syndicats traditionnels mais parce qu'ils croyaient avoir trouvé une forme économique (l'union industrielle ou le conseil d'usine) révolutionnaire en soi ; ils concevaient la société future, à l'image de Proudhon et de Bakounine, comme un réseau de « communes » autonomes ou de « syndicats » auto-suffisants. La grande flamme d'Octobre les attirait vers la IIIème Internationale (Rosmer, parmi d'autres, reconnaîtra qu'ils avaient pris L'Etat et la Révolution de Lénine pour... une révision du marxisme dans un sens anarchiste ou anarcho-syndicaliste, et les soviet pour une nouvelle édition des communautés auto-gérées de la mythologie libertaire) et Moscou tendait à leur ouvrir la porte, en considération pour le robuste instinct de classe dont ils étaient animés, malgré leur horreur de la politique et de la forme parti1. Les regroupant sous la même étiquette de syndicalisme, l'article du « Soviet » déjà cité leur reconnaissait leur vigoureuse réaction au collaborationnisme (ainsi qu'au chauvinisme en temps de guerre) face à l'AFL et aux Trade-Unions, mais précisait : 

« Les syndicalistes [...] soutiennent que la lutte révolutionnaire doit être conduite par les syndicats économiques et non par le Parti politique ; ils voient dans la révolution le passage de la direction de la société aux syndicats au lieu de l'Etat prolétarien et du gouvernement révolutionnaire ; ils voient dans la propriété

1 La longue lettre de l'Exécutif aux IWW de janvier 1920 ainsi que les thèses et les discours au IIème congrès de juillet-août sont les preuves d'un effort patient et tenace pour convaincre ces généreux prolétaires que « le parti politique et l'organisation économique doivent marcher du même pas vers le but commun : l'abolition du capitalisme par la dictature du prolétariat et des soviet, en direction de la suppression des classes et de l'état ».

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communiste non pas une propriété sociale mais une propriété syndicale. La critique de cette école montre qu'elle constitue une dégénérescence du marxisme vers les théories économiques bourgeoises. Face a celle-ci, tout en reconnaissant que ses défenseurs sont de sentiment révolutionnaire, il faut démontrer que son programme n'est pas exécutable, et que sa préparation, destinée à être mise à l'écart par les évènements, n'est pas révolutionnaire. Le programme de Moscou parle de « faire bloc » avec les syndicalistes acceptant la dictature. Mis à part l'exactitude du terme de bloc, nous observons que le concept de dictature politique est à l'opposé de la conception syndicaliste pure [...]. Il y a beaucoup à faire pour conduire les masses organisées sur le terrain économique vers la conception politique de la révolution telle qu'elle existe au sein du parti prolétarien ; sinon nous aurons des surprises douloureuses, comme en Russie et en Hongrie, sur l'attitude des syndicats ».

S'il existait alors sur ce point une dissension entre nous et Moscou, il portait sur l'opportunité d'une application plus ou moins rigide de postulats semblables, sur lesquels existait un consensus complet. On doit donc considérer comme une douloureuse fatalité historique le fait que les deux lettres envoyées par la Fraction au Comité central (en fait à l'exécutif) de l'Internationale Communiste les 10 novembre 1919 et 11 janvier 1920 ne soient jamais arrivées à Moscou : quelle que soit la personne à qui elle ait été confiée, elles finirent (confirmant la faiblesse du réseau organisatif bâti en Europe par les émissaires du Comintern) dans les archives de la police italienne. Douloureuse fatalité puisque l'absence de ces courriers empêcha les bolcheviks non seulement de connaître les véritables positions défendues par la Gauche en Italie mais également retarda de près d'un an le processus de révision progressive de leur jugement sur la Fraction majoritaire du PSI, celle des maximalistes italiens, et la reconnaissance par la suite qu'il était urgent d'appliquer des critères de sélection plus sévères.

La première lettre fut écrite alors que les thèses de la IIIème Internationale - telles que la lettre de Lénine Aux communistes italiens, français et allemands du 10 octobre 1919 et parue dans l'« Avanti ! » seulement le 31 décembre, et la circulaire signée Zinoviev sur Le Parlement et la lutte pour les Soviet datée du 1er septembre 1919 1 et parue dans « Comunismo », la revue dirigée par Serrati, du 15 février 1920 - n'étaient pas encore connues, celles-ci ne devenant publiques que lors des premiers mois de 1920, thèses auxquelles se réfère au contraire la seconde lettre. Il convient néanmoins de les considérer ensemble, sans tenir compte de l'ordre chronologique.

Toutes deux expliquent à l'Internationale la nature formaliste, sans conviction profonde, de l'adhésion du PSI, et précisent que notre désaccord d'avec la majorité électoraliste porte en premier lieu sur l'incompatibilité d'appartenance de la droite au Parti, position que nous avons soutenue et que la majorité a refusé. La seconde lettre va plus loin dans l'analyse du maximalisme de Serrati en indiquant qu'il est l'équivalent en Italie du centrisme des indépendants allemand2, et impose aux communistes abstentionnistes la nécessité de travailler à la constitution, en dehors du 1 Voir aussi l'annexe du chapitre VIII.

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PSI et dès que l'Internationale en aurait reconnu la nécessité, d'un parti « purement communiste » - un parti « fort et centralisé », non seulement ne partageant pas les marottes anti-autoritaires et anti-centralisatrices des anarchistes, mais attaqué à juste raison par ceux-ci comme le défenseur du plus rigoureux autoritarisme et centralisme.

La constitution d'un tel parti, répètent les deux lettres, est la condition préjudicielle non seulement à un aboutissement révolutionnaire de la crise sociale italienne, mais à sa préparation même (ce qui ne correspond pas simplement à s'occuper davantage de l'organisation illégale : il n'y est d'ailleurs pas fait la moindre allusion !).

C'est le but de notre abstentionnisme, lequel n'a pas ses origines dans l'horreur anarchiste de la « politique » et de l'état vu comme l'incarnation du mal ; il n'a rien d'absolu et de supra-historique car il admet qu'à certaines périodes historiques et aires géographiques - là où, comme en Russie, se pose le problème d'une « révolution double », l'implantation du mode de production capitaliste à l'échelle générale avec ses superstructures juridiques et politiques ne s'étant pas encore effectuée - le « parlementarisme révolutionnaire » conserve sa validité comme moyen de propagande subversif et d'action désagrégatrice (la participation, du reste conditionnelle et transitoire, des bolcheviks à la Douma tsariste était donc légitime). Notre abstentionnisme provient de la conviction, mûrie à travers de dures expériences, de ce que l'Occident européen, de vieux capitalisme et possédant une tradition démocratique et parlementaire centenaire, qu'il s'impose, sur des bases marxistes, dans le double but de provoquer une impitoyable sélection au sein des vieux partis empoisonnés par le démocratisme, et de rendre évident aux yeux des masses les moyens de notre voie unique vers le pouvoir, révolutionnaire, violente, dictatoriale. On ne pouvait transférer sans de graves répercussions négatives vers des pays qui avaient accomplis leur révolution démocratique-bourgeoise depuis presque un siècle des directives - par ailleurs accessoires par rapport aux positions de principe - valides pour la Russie tsariste : l'enseignement universel d'Octobre est tout autre, et la dispersion de la Constituante par la force armée en est l'expression lumineuse, justement car elle a été effectuée là où une tactique plus « douce » pouvait encore avoir un semblant de justification. Notre position n'est pas non plus celle d'une indifférence abstraite et passive face à un évènement, comme celui des élections, qui a malheureusement le pouvoir de concentrer sur lui-même l'intérêt voir la passion de couches prolétariennes, puisque nous proposions l'abstention dans la compétition électorale mais la participation aux réunions électorales afin d'apporter nos critiques et dénonciations et donc de faire une propagande active pour les thèses et les buts du communisme.

Les deux lettres enfin séparent notre courant de deux déviations dénoncées alors et ensuite par Lénine et l'Internationale : elles repoussent la prétention des ouvriéristes allemands 1, futurs créateurs du KAPD, d'assimiler parlement et syndicats, et donc de proposer la sortie de ces derniers pour fonder d'autres organisations soi-disant 1 Cf. Le chapitre VIII.

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immunisées du virus opportuniste (et par dessus tout se substituant au parti), et elles repoussent avec tout autant d'énergie les utopies de ceux qui, comme les maximalistes italiens, rêvaient de « construire des soviet » sur le papier mais restaient fidèle à une pratique gradualiste et légalitariste désormais gangrenée par des individus qui, comme les membres de l'« Ordine Nuovo », confondent les soviets, organes éminemment politiques, avec les commissions d'usine ou d'autres organisations économiques ou d'entreprises, et qui voient en elles les embryons de la nouvelle société, « îlots de socialisme » en plein régime capitaliste, éludant le problème central de la prise violente du pouvoir politique et transférant sur le plan de l'action locale et d'entreprise le gradualisme de la droite. Rien d'« infantile » dans nos positions ! La substance de la critique de Lénine envers le faux extrémisme est déjà toute ici !

Nous reproduisons les deux lettres (le texte est souligné par nous) : 

Lettre 1

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Fraction communiste abstentionniste du parti socialiste italien

Naples, Borgo S. Antonio Abate, 221

Comité central

Au Comité de Moscou de la IIIème Internationale

Notre fraction s'est constituée après le congrès de Bologne du Parti socialiste italien (6-10 octobre 1919), mais elle avait commencé auparavant sa propagande au moyen du journal « Le Soviet » de Naples, et convoqué une réunion le 6 juillet 1919 à Rome au cours de laquelle fut approuvé le programme présenté ensuite au Congrès. Nous vous envoyons une collection du journal et plusieurs copies du programme et de la motion qui furent soumis ensemble au vote du congrès.

Il est bon de noter tout d'abord que pendant toute la durée de la guerre, il y eut au sein du Parti un fort mouvement extrémiste qui s'opposait à la politique trop faible du groupe parlementaire, de la Confédération Générale du Travail - parfaitement réformistes - et de la Direction du Parti elle-même, bien qu'elle ait été révolutionnaire intransigeante au sens des décisions des congrès d'avant-guerre. La Direction a toujours été divisée en deux courants à l'égard du problème de la guerre ; le courant de droite était dirigé par Lazzari, auteur de la formule « ni adhérer ni saboter » ; le

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courant de gauche par Serrati, directeur de l'« Avanti ! ». Dans toutes les réunions tenues durant la guerre, les deux courants furent pourtant solidaires, et tout en faisant des réserves sur l'attitude du groupe parlementaire, ils ne s'opposèrent pas à lui de façon décidée. Des éléments de gauche étrangers à la direction du Parti luttaient contre cette équivoque en se donnant pour but d'éliminer les réformistes du groupe et d'adopter une action plus révolutionnaire.

Le congrès de Rome de 1918, tenu peu après l'armistice, fut incapable ne serait-ce que de rompre avec la politique conciliatrice des députés, et la Direction, bien qu'elle s'adjoignît des éléments extrémistes comme Gennari et Bombacci, ne changea pas substantiellement sa position, atténuée par la faiblesse dont elle faisait preuve envers certaines manifestations de la droite hostile à l'orientation de la majorité du Parti.

Après la guerre, en apparence, tout le Parti prit une orientation « maximaliste » en adhérant à la IIIe Internationale. L'attitude du Parti ne fut pourtant pas satisfaisante du point de vue communiste ; nous vous prions de voir dans « Le Soviet » les polémiques avec le groupe parlementaire, avec la Confédération (à propos de la « Constituante professionnelle ») et avec la Direction elle-même, plus spécialement à propos de la préparation de la grève des 20 et 21 juillet.

Avec d'autres camarades de toute l'Italie, nous nous sommes immédiatement orientés vers l'abstentionnisme électoral, que nous avons défendu au congrès de Bologne. Nous désirons qu'il soit clair qu'au congrès nous nous sommes séparés de tout le reste du Parti non seulement sur la question électorale, mais encore sur celle de la scission du Parti.

La fraction « maximaliste électoraliste », majoritaire au congrès, avait accepté elle aussi la thèse de l'impossibilité du maintien des réformistes au sein du Parti, mais elle y renonça à cause de considérations purement électorales malgré les discours anti-communistes de Turati et Treves.

Cela constitue un fort argument en faveur de l'abstentionnisme : la constitution d'un parti purement communiste ne sera pas possible si l'on ne renonce pas à l'action électorale et parlementaire.

Dans les pays occidentaux, la démocratie parlementaire prend des formes d'un caractère tel, qu'elle constitue l'arme la plus formidable pour dévier le mouvement révolutionnaire du prolétariat.

Depuis 1910-1911, la gauche de notre parti est engagée dans la polémique et la lutte contre la démocratie bourgeoise, et cette expérience conduit à conclure que dans l'actuelle période révolutionnaire à l'échelle mondiale, tout contact avec le système démocratique doit être coupé.

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La situation actuelle en Italie est la suivante : sûr de remporter un large succès électoral, le Parti mène campagne contre la guerre et les partis qui ont été favorables à l'intervention, mais comme le gouvernement actuel est formé par les partis bourgeois opposés à la guerre en 1915, cela détermine une certaine confluence entre l'action électorale du Parti et la politique du gouvernement bourgeois.

Comme tous les ex-députés réformistes sont à nouveau candidats, le gouvernement Nitti, qui entretient avec eux de bons rapports comme le prouvent les dernières vicissitudes parlementaires, fera en sorte qu'ils soient réélus. Par la suite, l'action du Parti, déjà épuisé par les grands efforts de l'actuelle campagne électorale, se perdra en polémiques contre l'attitude conciliatrice des députés. Nous aurons ensuite la préparation des élections municipales en juillet 1920 ; pendant de longs mois, le parti ne fera ni propagande ni préparation sérieusement révolutionnaires.

Il faut souhaiter que des événements imprévus ne viennent pas surprendre le parti et le balayer 1.

Nous accordons de l'importance à la question de l'action électorale et nous pensons qu'il n'est pas conforme aux principes communistes de laisser chaque parti adhérant à la IIIe Internationale prendre sa décision à ce sujet. Le Parti communiste international devrait examiner et résoudre ce problème.

Aujourd'hui, nous nous donnons pour but de travailler à la constitution d'un parti vraiment communiste, et c'est en ce sens que notre fraction travaille au sein du P.S.I. Nous souhaitons que les premiers événements parlementaires poussent vers nous beaucoup de camarades, de manière à ce que nous puissions réaliser la scission d'avec les social-démocrates.

Au congrès, 67 sections avec 3.417 voix ont voté pour nous, tandis que les maximalistes électoralistes l'emportaient avec 48.000 voix et que la droite recueillait 14.000 voix.

Nous sommes également en désaccord avec les maximalistes sur d'autres questions de principe ; pour abréger, nous joignons une copie du programme approuvé au congrès et qui est aujourd'hui le programme du Parti (malgré le changement de programme, pas un seul adhérent n'a quitté le parti), avec quelques-unes de nos observations.

Il faut noter que nous n'entretenons pas de rapports de collaboration avec des mouvements étrangers au parti comme les anarchistes et les syndicalistes, parce que ceux-ci suivent des principes non communistes et sont opposés à la dictature prolétarienne ; ils nous accusent même d'être plus autoritaires et centralisateurs que les autres maximalistes du parti. Voyez à ce sujet les polémiques dans Le Soviet.

1 C'était aussi, comme nous l'avons vu, la crainte de Lénine, dont nous ne connaissions pas pourtant la lettre.

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En Italie, un travail complexe de clarification du programme et de la tactique communistes est nécessaire, et c'est à lui que nous consacrerons toutes nos forces. Si l'on ne réussit pas à organiser un parti qui s'occupe uniquement et systématiquement de la propagande et de la préparation communiste au sein du prolétariat, la révolution pourra être vaincue.

Dans le domaine tactique et spécialement en ce qui concerne la constitution des Soviets, il nous semble que même nos amis commettent des erreurs, avec le danger de tout limiter à une modification réformiste des syndicats de métier. On travaille en fait à constituer des comités d'usine, comme à Turin, et l'on réunit ensuite tous les commissaires d'une industrie donnée (métallurgie) qui prennent la direction du syndicat professionnel en nommant son comité exécutif.

On reste ainsi en dehors des fonctions politiques des Conseils ouvriers auxquelles il faudrait préparer le prolétariat, bien que, selon nous, le problème le plus important soit d'organiser un puissant parti de classe (parti communiste) qui prépare la conquête insurrectionnelle du pouvoir.

Nous désirons vivement connaître votre opinion : 

a) Sur l'électoralisme parlementaire et municipal et l'opportunité d'une décision de l'Internationale communiste sur ce sujet ; 

b) Sur la scission du parti italien ; 

c) Sur le problème tactique de la constitution des Soviets en régime bourgeois et sur les limites de cette action.

Nous vous saluons, ainsi que le grand prolétariat russe, pionnier du communisme mondial.

Naples, le 10 novembre 1919.

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Lettre 2

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Fraction communiste abstentionniste du parti socialiste italien

Comité central Naples, Borgo

S. Antonio Abate 221

Au comité central de la IIIe Internationale communiste. Naples, le 11 janvier 1920.

Très chers camarades,

Le 11 novembre nous vous avons déjà envoyé une communication. Nous utilisons la langue italienne, sachant que votre bureau est dirigé par la camarade Balabanova, qui la connaît très bien.

Notre mouvement a été constitué par ceux qui ont voté pour la tendance abstentionniste au congrès de Bologne. Nous vous adressons de nouveau notre programme et la motion qui l'accompagne. Nous espérons que les collections de notre journal, « Le Soviet », vous sont parvenues, et nous envoyons cette fois-ci des copies des deux premiers numéros de la nouvelle série dont la publication a commencé au début de l'année.

Le but de la présente lettre est de vous soumettre quelques observations à la lettre du camarade Lénine aux communistes allemands, que l'« Avanti ! » du 31 décembre a reproduite de la « Röte Fahne » 1 du 20, de façon à bien vous préciser quelle est notre attitude politique.

Nous appelons tout d'abord votre attention sur le fait que dans le Parti socialiste italien il y a encore de ces socialistes opportunistes, du type de Kautsky et d'Adler, dont parle la première partie de la lettre de Lénine. Le parti italien n'est pas un parti communiste et pas même un parti révolutionnaire ; la majorité « maximaliste électoraliste » elle-même est plutôt sur le terrain des indépendants allemands. Au congrès, nous nous sommes opposés à elle non seulement pour la tactique électorale, mais aussi pour ce qui concerne l'exclusion du parti des réformistes dirigés par Turati.

1 Cf. Plus loin l'annexe du chapitre VIII.

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Le désaccord entre nous et ces maximalistes qui ont voté à Bologne la motion Serrati n'est pas identique à celui qui sépare les partisans de l'abstentionnisme et les partisans de la participation électorale à l'intérieur du parti communiste allemand, mais bien plutôt à celui qui sépare les communistes des indépendants.

Du point de vue programmatique, notre point de vue n'a rien a voir avec l'anarchisme et le syndicalisme. Nous sommes partisans du parti politique marxiste fort et centralisé dont parle Lénine, et nous sommes même les plus tenaces défenseurs de cette conception dans le camp des maximalistes. Nous ne préconisons pas le boycottage des syndicats économiques, mais leur conquête par les communistes, et nos directives sont celles que nous lisons dans une relation du camarade Zinoviev au congrès du Parti communiste russe publiée dans l'« Avanti ! » du 1er janvier.

Quant aux Conseils ouvriers, ils n'existent en Italie que dans quelques localités, et ils sont seulement des Conseils d'usine, composés de commissaires d'atelier et s'occupant de questions intérieures à l'entreprise. Notre intention est au contraire de prendre l'initiative de la constitution de Soviets municipaux et ruraux, élus directement par les masses réunies par entreprises ou villages, car nous pensons qu'au cours de la préparation révolutionnaire, la lutte doit avoir un caractère essentiellement politique. Nous sommes pour la participation aux élections lorsqu'il s'agit d'une représentation de la classe ouvrière, quelle qu'elle soit, et donc lorsque seuls les travailleurs y prennent part. Nous sommes au contraire ouvertement opposés à la participation des communistes aux élections législatives, municipales ou provinciales, car nous retenons qu'il est impossible de mener une œuvre révolutionnaire dans les organismes correspondants, et nous croyons que l'action et la préparation électorales font obstacle à la formation au sein des masses laborieuses de la conscience communiste et à la préparation à la dictature prolétarienne opposée à la démocratie bourgeoise.

Participer à de tels organismes tout en évitant les déviations social-démocratiques et collaborationnistes constitue une solution qui n'existe pas en réalité dans la situation historique actuelle, comme les faits le démontrent d’eux même pour l'expérience parlementaire italienne actuelle. Nous sommes parvenus à de telles conclusions à partir de l'expérience de la lutte menée par l'aile gauche de notre parti, de 1910-1911 à aujourd'hui, contre tous les mensonges du parlementarisme, dans un pays qui est dirigé depuis longtemps par un régime démocratique bourgeois : la campagne contre le ministérialisme, contre les blocs électoraux avec des partis démocratiques, dans les élections législatives ou municipales, contre le maçonnisme et l'anticléricalisme bourgeois, etc. De cette expérience, nous tirons la conclusion que le plus grand danger pour la révolution socialiste est constitué par la collaboration avec la démocratie bourgeoise sur le terrain du réformisme social ; cette expérience s'est généralisée ensuite au cours de la guerre et des événements révolutionnaires de Russie, d'Allemagne, de Hongrie, etc.

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L'intransigeance parlementaire était réalisable, avec des heurts et des difficultés continuels toutefois, dans une période non-révolutionnaire, lorsqu'on estimait impossible la conquête du pouvoir par la classe ouvrière ; et les difficultés de l'action parlementaire sont d'autant plus grandes que le régime et la composition du parlement lui-même ont davantage un caractère traditionnellement démocratique. C'est avec ces critères que nous comparerions la participation d'aujourd'hui avec celle des bolcheviks aux élections de la Douma après 1905.

La tactique suivie par les camarades russes à l'égard de la Constituante : participation aux élections, puis dissolution par la force de l'assemblée, même si elle n'a pas constitué une condition défavorable au succès dans ce cas, serait dangereuse dans des pays où la représentation parlementaire, au lieu d'être de formation récente, est une vieille et solide institution, bien ancrée dans les consciences et les habitudes du prolétariat lui-même.

Le travail nécessaire pour prédisposer les masses à l'abolition du système de représentation démocratique nous semble devoir être beaucoup plus vaste et substantiel qu'en Russie et peut-être en Allemagne, et la nécessité de donner le maximum d'intensité à cette propagande visant à abaisser l'institution parlementaire, et à éliminer sa néfaste influence contre-révolutionnaire, nous a conduit à la tactique abstentionniste. Nous opposons à l'activité électorale la conquête violente du pouvoir politique par le prolétariat pour la formation de l'État des Conseils, et notre abstentionnisme ne découle donc nullement d'une négation de la nécessité d'un gouvernement révolutionnaire centralisé. Nous sommes même opposés à la collaboration avec les anarchistes et les syndicalistes dans le mouvement révolutionnaire, parce qu'ils n'accepteront pas ces critères de propagande et d'action.

Les élections générales du 16 novembre, au cours desquelles le P.S.I. s'est pourtant présenté sur la plate-forme du maximalisme, ont prouvé une fois de plus que l'action électorale exclut et fait oublier toute autre activité, et surtout toute activité illégale. En Italie, le problème n'est pas d'unir l'action légale et l'action illégale, comme Lénine le conseille aux communistes allemands, mais de commencer à diminuer l'activité légale pour aborder l'activité illégale, qui fait complètement défaut.

Le nouveau groupe parlementaire s'est consacré à une œuvre social-démocratique et minimaliste, faisant des interpellations, préparant des projets de loi, etc.

Nous concluons cet exposé en vous déclarant que, selon toute probabilité, si nous sommes restés jusqu'ici au sein du P.S.I. et avons observé la discipline à l'égard de sa tactique, d'ici peu et peut-être avant les élections municipales qui auront lieu en juillet, notre fraction se séparera d'un parti qui veut conserver de nombreux anticommunistes, pour constituer le Parti communiste italien dont le premier acte sera de vous adresser son adhésion à l'Internationale communiste.

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Saluts révolutionnaires. »

Il est facile de comprendre qu'avec cette conception véritablement organique de la formation du parti - conception naissant sur le tronc de la tradition marxiste restaurée dans son intégralité contre les sociaux-démocrates et les centristes, et rendue encore plus dure par le bilan de luttes formidables et de défaites sanglantes, donc sans fléchir devant l'anarchisme, le fédéralisme, l'ouvriérisme - notre courant n'ait jugé la constitution de partis communistes sains en Occident bien plus difficile qu'elle n'apparaissait aux bolcheviks, et souhaiter - comme elle le fera au IInd congrès de Moscou - des méthodes de sélection extrêmement drastiques.

Au congrès constitutif de l'IC en mars 1919 n'avaient pu intervenir que des représentants de quelques groupes et partis de l'Europe occidentale : il y manquait les délégations française et italienne, et la délégation allemande, la plus importante, exprimait par la bouche d'Albert (pseudonyme d'Eberlein) de graves réserves sur l'opportunité de constituer officiellement cette Internationale. L'argument - typique des spartakistes - était que les masses n'auraient pas compris la nécessité d'une nouvelle organisation internationale, et qu'elles y auraient vu au contraire un nouveau retard dans la réalisation de l'« unité » si désirée - comme si l'objectif du parti de classe, en tant que « conscience » du prolétariat, n'était pas justement d'anticiper sur les développements que les masses ressentiraient ensuite comme inévitables, et de les orienter dès cet instant dans ce sens au lieu d'attendre la maturation spontanée d'une compréhension que la classe, vue comme simple ensemble statistique, ne peut atteindre que lors de la révolution, mais sur le socle de laquelle elle bougera de manière déterministe, agissant avant de comprendre. On sait que la résistance obstinée du délégué allemand, lié par un mandat impératif, menaça un instant d'ajourner l'acte constitutif du Comintern.

Ceci se comprend. Le KPD [Kommunistische Partei Deutschlands (Spartakusbund)] était, en mars, l'unique grand parti communiste existant en Europe, non seulement auréolé du sacrifice de ses meilleurs militants et d'un patrimoine de luttes révolutionnaires de classe héroïques, mais opérant à l'épicentre de la crise mondiale d'après-guerre : le mouvement ouvrier en Angleterre et en Amérique était hétérogène et fragmenté en nombreux courants, en Suisse, Autriche1, Scandinavie, Hollande, les groupes ou partis étaient minuscules et de consistance douteuse, en France les noyaux communistes étaient encore à l'état embryonnaire, et en Italie la situation n'était pas encore tranchée.

En dépit des hésitations allemandes, le congrès avait donc décrété la fondation du Comintern et avait fixé les grandes lignes sur lesquelles il devrait agir. Pour nous 1 Lors du congrès le délégué autrichien - ainsi que ceux des Balkans, les finlandais, les hongrois, les

suisses et les scandinaves - un des plus fermes partisans de la nécessité (que nous n'avions pas) de constituer l'Internationale immédiatement. Son appréciation hyper-optimiste de la situation générale européenne correspondait à l'immaturité théorique d'un mouvement qui, cette même année, se lancera dans des putsch hasardeux rapidement réprimés entraînant de sérieux revers pour ses jeunes militants.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 119

le problème était de savoir jusqu'à quel point se seraient constitués des partis « purement communistes » autour de la « plate-forme de l'Internationale ».

Malgré l'incertitude des nouvelles arrivant en Italie (c'est un fait à garder en mémoire car il explique pourquoi la Gauche en Italie ne put que peu à peu se faire une idée des évènements de déroulant en Europe centrale et pourquoi elle n'abandonna que peu à peu l'illusion qu'il existait, surtout dans cette zone, un courant de gauche communiste homogène) les deux lettres se détachent nettement du courant soi-disant de gauche du parti allemand qui, en octobre, au congrès de Heidelberg (20-24 octobre), en avait été exclu. À son congrès de fondation, fin décembre 1918, le KPD s'était déclaré en majorité contre la participation aux élections pour l'Assemblée nationale constituante, et avait montré dans l'ensemble un état d'esprit - compréhensible étant donné le rôle tenu par les organisations syndicales durant la guerre et juste ensuite, mais non acceptable théoriquement pour autant - hostile à l'adhésion de ses membres aux syndicats dirigés par les sociaux-démocrates et au travail de propagande active et d'agitation en leur sein 1. La première de ces positions pouvait, en apparence, sembler coïncider avec la notre et celle des bolcheviks qui admettaient expressément qu'en certaines circonstances (et celle de janvier en Allemagne semblait sans aucun doute en être une) le boycott et des urnes et du parlement ; la seconde ne s'accordait avec les position ni de l'une ni des autres ; les mois suivant démontrèrent clairement que dans de larges couches du parti allemand ces positions avaient leur origine dans la même matrice, celle - en substance - de l'immédiatisme : recherche de formes en soi reflétant l'« authentique » esprit révolutionnaire de la classe, dédain de la « politique » en tant que représentant la suprématie de la volonté des « chefs » sur celle des militants, réduction du rôle du parti (lorsqu'il n'est pas même condamné, à l'égal des syndicats, comme un obstacle à la libre « auto-détermination » et « auto-activité » des masses) à celui d'un pur organe de propagande des principes communistes, revendication de structures fédérales, d'autonomie des organisations économiques locales, et même des sections du parti. Au congrès de Heidelberg, la Centrale, par la bouche de Lévi, attaqua violemment cette opposition de fausse gauche, dont le centre se trouvait à Hambourg, avec des arguments similaires à ceux que nous utilisions face aux anarcho-syndicalistes et aux ordinovistes. Toutefois (sur cet aspect de la question, comme nous le verrons plus loin 2, nous avions sonné l'alarme) la procédure avec laquelle elle avait brutalement été confrontée à l'alternative soit de capituler soit d'abandonner le parti, et la violence de la polémique qui avait rendu irréversible la séparation - désapprouvé par Lénine dans une lettre adressée au comité central du KPD le 28.X.1919 - d'une aile qui, si elle était bien déviante, ne s'était pas consolidée autour de positions théoriques définitives, et pouvait donc être récupérée par un énergique effort d'encadrement et une saine et cohérente action de l'ensemble du parti, semblait cacher un état d'esprit inverse dans celui des sphères dirigeantes. Les « hommes de Hambourg » n'avaient pas tous les torts lorsqu'à Heidelberg ils protestèrent contre le fait que la polémique portait exclusivement sur eux pendant que les dirigeants offraient un rameau d'olivier 1 Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre VIII. 2 Voir plus loin le chapitre VIII.

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aux centristes en les invitant à commémorer ensemble... la Révolution d'Octobre mille fois couverte de boue par les Kautsky et les Hilferding - début d'une manœuvre dont nous verrons par la suite les développements, et qui conduira à rigidifier sur de fausses positions des noyaux prolétarien d'une grande générosité et bien plus combatifs, par instinct, que les « chefs » !

Nous verrons par la suite de quelle manière ces développements rendèrent vaines nos espérances que l’on puisse construire une gauche internationale homogène. Il reste pour l’instant que nous nous sommes immédiatement dissociés des futurs promoteurs du KAPD (Kommunistische Arbeiter Partei Deutschland, Parti ouvrier communiste d’Allemagne), accusé, et à juste titre dans le cas de Wolffheim et Laufenberg, de « national-bolchévisme » 1 ; et nous n’avons pas manqué en même temps de mettre en garde contre le danger d’un glissement du parti allemand vers la droite, peu importe si c’était par une juste réaction contre cet infantilisme.

En Italie la Gauche avait eu une connaissance directe de la situation française à travers une conversation avec Louise Saumoneau, représentante du Comité pour l'adhésion à la IIIème Internationale (précédemment Comité pour la reprise des relations internationales, promoteur de l'adhésion de groupes ouvriers de la minorité aux conférences de Zimmerwald et de Kienthal), auquel on devait la première tentative de formation d'un nouveau parti en opposition à la SFIO enfoncée dans la fange de l'« union sacrée » après la guerre. La composition du Comité était néanmoins hétérogène, avec la prééminence de syndicalistes tel Monatte, Monmousseau, Péricar, Rosmer, sur un faible groupe de socialistes de gauche (Loriot, Cartier) ; si on ne pouvait nier aux premiers un fort esprit révolutionnaire et de classe, il n'en est pas moins clair que ne pouvait que difficilement surgir un parti communiste (qui surgira d'ailleurs sur des bases encore plus malheureuses à la fin de 1920) solidement ancré aux principes marxistes. Nous reproduisons le commentaire du « Soviet » du 20.X.1919 sur la rencontre avec la camarade française, nouveau démenti des « reconstructions » ultérieures assimilant la Gauche en Italie aux différentes « oppositions » de type anarcho-syndicaliste.

« En conversant avec la camarade Louise Saumoneau,

A l'occasion du congrès national, nous avons également approché la valeureuse camarade Louise Saumoneau, qui représente l'extrême gauche du mouvement socialiste français et le groupe de camarades qui a résisté à l'infatuation patriotique en France.

1 C'est-à-dire la théorie selon laquelle l'ennemi était l'Entente, et où les communistes devaient prendre l'initiative d'une résistance nationale, donc une guerre menée avec l'alliance de la Russie, offrant en conséquence la paix sociale à sa propre bourgeoisie. Le fait que Lévi se portera sur un terrain analogue est typique des débandades à répétition du KPD. Après l'avoir condamné au début de 1921 chez les « hambourgeois », tout le parti s'y plongera lors de l'occupation de la Ruhr en 1923, traînant derrière elle l'Internationale.

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Louise Saumoneau n'est pas favorable pour le moment à une scission du parti socialiste français, bien qu'il regroupe des éléments conciliateurs et anti-révolutionnaires par excellence. Ceux qui soutiennent l'adhésion à la IIIe Internationale sont peu nombreux dans le parti, et ils ne pourraient constituer un parti à eux seuls. Louise Saumoneau participe, avec des éléments anarchistes et syndicalistes de la gauche de la Confédération Générale du Travail, au Comité pour la IIIe Internationale, qui mène son activité malgré les mille restrictions policières du gouvernement démocratique de la République. La situation des communistes français est assez scabreuse, pris comme ils le sont entre le réformisme dominant dans le Parti socialiste et les courants anarcho-syndicalistes qui ne pourraient être représentés - Louise Saumoneau est de notre avis sur ce point - dans un Parti communiste adhérant à l'Internationale de Moscou.

L'impression que nous rapportons de la vive et limpide exposition faite par la camarade est que, bien qu'en France aussi les masses, tourmentées par la situation économique, tendent à acquérir un état d'esprit révolutionnaire, il est fort peu probable que puisse se former rapidement en France un fort parti fondé sur le programme de la IIIe Internationale. »

Le diagnostic sera malheureusement confirmé les années suivantes, lorsque le parti français, ayant en son sein des éléments de droite et du centre faiblement contrebalancés par une gauche non intégralement communiste, ne pourra naviguer qu'en suivant les courants, et l'Internationale sera contrainte à des interventions régulières pour le remettre sur le droit chemin, et ceci pour s'apercevoir que celui-ci était perdu dès le lendemain.

Ce sont les matériaux qu'il faut avoir constamment à l'esprit pour comprendre l'histoire de la IIIème Internationale et qui expliquent pourquoi dès 1919-1920 notre fraction se trouva, en tant que courant de gauche communiste en Europe, obstinément - et certainement pas du fait de sa volonté – seul1.

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Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I

Chapitre VLe maximalisme à la dérive

et la bataille de la gauche

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En Italie la fin de 1919 est caractérisée par l'important développement de mouvements syndicaux qui entraînent d'âpres confrontations avec les forces de l'état, et les premières apparitions des « groupes de choc fascistes » (nous en rédigeons un compte-rendu, bien trop sommaire et incomplet, pour rappeler que le martyrologe prolétarien dans les villes et les campagnes précède largement le fascisme, et qu'il est le fait de la démocratie). Pour les opportunistes d'alors et d'aujourd'hui, ce qui ressort au contraire est la forte campagne menée pour les élections politiques fixées au 16 novembre.

Le parti commence la sienne le 14 novembre avec un manifeste qui demande pudiquement aux électeurs « non pas un vote » mais « une promesse, un acte de foi », l'engagement de « réaliser une lutte directe pour la conquête de votre émancipation », et conclue en célébrant en vrac « le pouvoir du prolétariat organisé en Conseils », l'« Internationale des peuples » ( ! !) et la « République socialiste ». Plus explicitement l'« Avanti ! » sort les titres suivants : « Les phalanges prolétariennes mettront en déroute le fascisme bourgeois », « Ne désertez pas les urnes si vous ne voulez pas votre propre servage ».

Nous avons alors subi la position pleinement social-démocrate du parti ; mais nous savions - et toutes nos manifestations le dirent clairement - que la décision prise en faveur de l'action légale aurait pour conséquence la victoire du fascisme et le « servage du prolétariat », quel que soit le sort des urnes. Le parti obtint 1.834.792

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votes, avec 156 sièges contre les 51 d'avant-guerre. Le Parti populaire, père de l'actuelle Démocratie Chrétienne, apparaissant sur la scène pour la première fois, obtint 1.175.552 votes et 100 sièges 1. Les partis traditionnels, parmi lesquels le Parti républicain et les socialistes réformistes de Bissolati, obtinrent 225 sièges. Les fascistes, qui s'étaient infiltrés dans les rangs des partis bourgeois, se présentèrent en leur nom à Milan : 4795 votes et aucun élu.

Pouvions-nous, en juin 1920, céder à l'autorité de Lénine qui pensait que les élections permettaient de disposer d'un indice de l'état des rapports de force ? Nous savions dans notre chaire que ces votes sonnaient le glas de l'enterrement.

5.1 – Les grandes luttes prolétariennes

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Les luttes prolétariennes, qui reprirent en juillet, non seulement ne furent pas interrompues par la bouillonnante atmosphère électorale, mais s'étendirent rapidement, et nous allons en suivre le souffle jusqu'aux dernières semaines de mars 1920 car sur ce fond la triste alternance de hauts et de bas du parti socialiste et la vigoureuse bataille de notre courant s'éclaircissent. Ces luttes présentèrent des traits caractéristiques : elles concernaient d'entières catégories, elles avaient une durée exceptionnelle et elles avaient pour objectif essentiel la journée de 8 heures ; il n'arriva cependant jamais - sauf lors du cas de protestations pour des... problèmes parlementaires - que la CGL, forte de ses 2,15 millions de membres, ne les unifie en un seul mouvement et ne proclame la grève générale (soit au moins dit en sa défense : elle n'avait pas découvert la vertu des... « luttes articulées » au sein d'une même catégorie, région, province ou même usine !). Fidèle au « pacte d'alliance », le PSI avale sa rancœur et se tait.

La grande grève nationale de la métallurgie dura du 9 août au 27 septembre 2 : le 27 fut signé le concordat avec de notables conquêtes, cependant le 1er

octobre, Bologne était encore en grève. Le 15 septembre les travailleurs du textile de

1 La vrai force du P. P. (Parti populaire), outre l'église, se trouvait constituée par le dense réseau de coopératives et de banques rurales et par une base essentiellement paysanne de la nouvelle née Confédération italienne du travail, mère de l'actuelle CISL, et qui, sur 1,6 millions environ d'adhérents en 1920 se vantait d'avoir parmi eux 950. 000 exploitants agricoles.

2 L'« Avanti ! » du 20 août, pendant qu'il glorifie les grèves des métallos, du textile et de la typographie, publiait un communiqué de la CGL dans lequel elle disait : » aucune forme de solidarité [. . . ] ne doit être offerte pour éviter l'élargissement de la grève qui diminuerait plutôt qu'accroître [ ! ! !] la possibilité de résistance », en dehors « d'un versement immédiat d'une somme de 2 lires par semaine à chaque adhérent » !

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la région de Novarra cessaient le travail, et dans cette même province combattive les ouvriers et les journaliers agricoles préparaient une grève qui fut la plus grande survenue jusqu'alors, entraînant 160.000 travailleurs du 18 au 30 septembre, aboutissant à la conquête des 8 heures et à la signature d'un pacte entre les catégories en lutte.

Une authentique émeute populaire contre la vie chère éclate les 23-24 à Modène, avec de violents affrontements de rue et des arrestations en masse. Le 5 octobre, une grève dans l'agriculture incendie une autre province où existe un authentique prolétariat agricole : celle de Piacenza. 70 000 salariés se battent pour les huit heures jusqu'au 3 novembre, avec des morts et des blessés lors des affrontements avec les jaunes et les matraqueurs fascistes payés par les propriétaires fonciers : les masses prolétariennes répondirent par la force, et sans trembler. Pendant toute cette période, des grèves spontanées éclatèrent en Italie contre l'expédition de Fiume et en appui à la Russie, et cela sans décision du Parti ni de la CGL.

Du début du mois octobre jusqu'au 24, les ouvriers de la laine du Prato croisèrent les bras. Le quotidien socialiste, bourré de nouvelles électorales, n'en fait pratiquement pas mention et un correspondant proteste en écrivant avec amertume : « la bataille électorale fait passer au second plan la merveilleuse grève des lainiers ». On dénonça des tueries à Riesi (Caltanissetta) le 18 octobre (20 morts, 50 blessés), à Terranova en Sicile le 9, à Besenzone (Piacenza) le 9 (5 morts, une cinquantaine de blessés), à Arezzo le 27. Peu après, les premières exactions du fascisme ont commencé : à Lodi, le 12 novembre, 1 mort ; de nombreux blessés le 17 à Milan.

À Turin, le mouvement des conseils d'usine - dont nous parlerons dans le chapitre suivant dédié à l'« Ordine nuovo » - commença à la même période, et le 31 octobre se tint une assemblée de presque tous les délégués d'atelier de la Fiat et de quelques autres usines. Le programme voté suscitera de vifs débats, y compris au sein de la section socialiste, ainsi que des polémiques avec l'« Avanti ! » jusqu'à fin décembre, dont nous parlerons ultérieurement. Limitons-nous pour l'instant à dire que les délégués d'atelier étaient des ouvriers, pour la plupart socialistes de gauche et inscrits à la Fédération syndicale (FIOM, section de Turin), élus par tous leurs camarades, syndiqués ou non, dans chaque atelier d'usine, en continuité avec les commissions internes déjà existantes. L'ensemble des délégués formait le conseil d'usine, mais leur désignation se faisait atelier par atelier, au sein duquel on choisissait un seul individu (nous ne disons pas « on votait », parce qu'en pratique c'était souvent l'ouvrier le plus actif et le plus courageux qui était désigné).

La Chambre s'ouvre le 1er décembre, et le groupe parlementaire socialiste qui vient de se constituer décide, en accord - ça tombe bien - avec la direction (Bombacci en est le nouveau secrétaire depuis novembre), d'« affirmer clairement la nécessité concrète actuelle d'un changement radical des institutions qui libère la force politique du prolétariat des entraves constituées par les prérogatives des partis irresponsables,

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par le veto des assemblées privilégiées, et en général par toutes les survivances du traditionalisme monarchique, instrument toujours docile entre les mains du militarisme et du parasitisme capitaliste ; qui permette d'expliquer la nouvelle politique prolétarienne internationale, de la reprise des rapports avec la Russie révolutionnaire à l'annulation des traités de paix imposés par la violence ; qui rende possible l'ensemble des mesures économiques énergiques et radicales, indispensables pour la reprise tant attendue de l'activité productrice du pays et permette le début de réalisations socialistes [ ! ! !] » 1. À cette fin, elle indique que tous les députés, se refusant à rendre hommage au souverain, quittent la Chambre avant le discours de la Couronne - ce qu'ils firent au cri de « Vive la République socialiste » (c'est ce à quoi arriva les expériences de... parlementarisme révolutionnaire !) avec pour seul résultat d'être accueillis à la sortie de Montecitorio non pas par une manifestation de prolétaires mais par les officiers et les étudiants national-fascistes qui cognèrent sur quelques députés. Pour de nombreux mois, ce fut la seule occasion pour laquelle la CGL et la direction proclamèrent leur accord pour une grève générale : les travailleurs y répondirent en croisant les bras les 2 et 3 décembre ; on note des heurts avec les forces de l'ordre à Rome, Milan, Turin, Gênes et Naples, ainsi que des morts et des blessés, plus particulièrement à Milan, Bologne et Mantoue, où la population en colère occupe la gare et donne l'assaut aux prisons. La grève est cependant suspendue le 3 au soir.

Partout, les mouvements syndicaux se poursuivent, et presque tous avec succès. Tandis que les ouvriers de la chimie à Turin, les électriciens à Gênes, les postiers et les cheminots partout se mettent en mouvement, les ouvriers agricoles se rendent « maîtres de la ville » à Andria, dans les Pouilles, le 4 : nous nous rappelons avoir vu à plusieurs reprises ce centre agricole des Pouilles libre de tout bourgeois et de tout policier et hérissé de drapeaux rouges. Ce même mois de décembre, l'agitation des travailleurs des service publics se prépare (les postiers et les employés du téléphone restèrent en grève du 6 décembre au 12 janvier !) et leur grève se déclenche avec violence en janvier. Le mouvement est irrésistible, car il est lié à la dévaluation progressive de la lire qui suscite des luttes pour la hausse des salaires aussi bien du secteur privé que public. Le 16 décembre, nouveau massacre, cette fois à Sarteano.

Le 21 décembre, Nitti, subissant une vague opposition des socialistes, obtient de justesse le vote de confiance. Ainsi prend fin la première année d'après-guerre,

1 Comme le texte de la motion Modigliani : on ne croyait toutefois pas que le maximalisme, bien qu'ayant embrassé la position du « parlementarisme révolutionnaire », ait eu un programme moins. . . minimaliste. L'article de fond de l'« Avanti ! » du 22 novembre avance une plate-forme d'action sous l'enseigne « Il faut reconstruire l'Italie » et offre la candidature du parti au gouvernement sous l'élégant prétexte que « pour construire les bases du nouveau monde de la justice et du travail devenu la loi de tous » et que l'on doit réaliser « sous des conditions déterminées que nous sommes prêts à assurer moyennant notre engagement dans la gestion du pouvoir » - un authentique « programme de transition » qui, à travers une politique étrangère, militaire, financière, interne, sociale, de ravitaillement, toutes originales, culmine dans une « libre république, arbitre et patronne de son destin » ; celle-ci devant être réalisée par le seul Parti, sans « compromissions et rapprochements ». L'intransigeance au service de la transaction !

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celle où les masses prolétariennes se sont montré les plus combatives et où le danger pour les classes dominantes a été le plus fort. 1920 s'annonce non moins agité.

Le mouvement des ouvriers du tramway se développe en janvier à Bologne, Vérone et dans d'autres villes, ainsi que celui des ouvriers du téléphone dans tout le pays. En Ligurie ce sont les métallos, et dans les provinces de Piacenza et Lecce les salariés agricoles 1. Le 13 janvier une grève nationale est déclarée par les télégraphistes et les employés du téléphone. Celle-ci se termine le 20 après avoir obtenu l'acceptation de la discussion sur toutes les revendications par le gouvernement, l'absence de sanction pour les grévistes ainsi que le paiement des journées de grève.

Un exemple de la « compartementalisation » des grèves dans le secteur public est donné par la grève des employés des postes et téléphone, qui se termine lors de la proclamation de grève générale par les cheminots pour l'obtention de la reconnaissance du droit de grève (non accordé dans une Italie qui n'est pas encore fasciste !), la journée de 8 heures et l'augmentation des effectifs. Celle-ci dure 9 jours et se termine par un succès total. Le comité de grève, composé de socialistes de gauche et d'anarchistes, se comporte avec une grande résolution et lance de courageux communiqués qui interdisent toute négociation sans l'acceptation de toutes les revendications de classe. De fait, la grève ne se termine qu'après l'obtention d'un accord : les subventions salariales versées par l'état aux chemins de fer sont affectées, pour les heures non effectuées, au fond des cheminots pour la construction de logements économiques. Pendant cette période il y eut à diverses reprise des interventions de jaunes et l'éclatement du scandale Turati.

Bloqué à Pise, énervé, et emporté contre les grévistes - comme il ressort d'un de ses courriers adressés à Mme Kulischioff - (diable, un élu ne pouvant rejoindre le parlement !) 2 - Turati verse les 10 lires de son billet de première classe à des jaunes pour qu'un train convoyé par ceux-ci l'emmène à Rome.

L'« Avanti ! » publie le 23 la lettre de justification du leader de la droite : vous savez bien, les impératifs du travail, les lourds bagages ! Mais ce sont les principes soulevés, en totale cohérence avec la doctrine réformiste que Turati revendique avoir toujours respectée, qui sont intéressants : « Reste la question la plus importante : est-

1 Nous avons déjà souligné le phénomène, particulièrement actif dans le Sud, des occupations de terre. Pour y mettre un frein, c'est à dire pour le canaliser sur la voie de la légalité, Nitti émis deux décrets du 2. IX. 1919 et du 22. IV. 1920, qui autorisent les préfets à consentir l'occupation des terres incultes ou insuffisamment cultivées en faveur d'organismes légalement constitués et ayant démontré leur aptitude à cultiver. Tous deux restèrent, bien sûr, lettre morte.

2 « Quelle scélératesse que cette grève [. . . ]. Je trouve que celle des cheminots est un véritable travail de jaunes, non pas contre une classe ou une couche, mais contre la nation, contre le prolétariat lui-même, qui prend par un acte de brigandage la nation en otage. Si l'on ne réagit pas, nous serons les perpétuelles victimes de ces chantages toujours plus audacieux [. . . ] contre la nation et les consommateurs, donc contre le prolétariat lui-même ! » (« Carteggio », II, pp. 179-180 et 184).

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ce le devoir des socialistes - et proclamé par quel congrès – de reconnaître la légitimité inconditionnelle - et donc l'obéissance aveugle - de n'importe quelle grève proclamée par un service public dans un but purement corporatif, et particulièrement d'un service public qui ne touche pas seulement à la marche de l'état [...] mais à l'ensemble de la nation et à tous les citoyens ». Le journal, qui avait réclamé de toutes ses forces que le parti se prononce sur ce geste par lequel Turati s'était objectivement « placé en dehors de nos rangs », réagis faiblement. La question n'eut pas de suite ni ne fut discutée par le groupe parlementaire... 1.

Dans les colonnes de l'« Avanti ! » on trouve de brèves nouvelles d'une grève à caractère nettement politique se développant à Côme du 10 au 24 janvier pour protester contre le procès fait au rédacteur du journal socialiste « Il Proletario » et contre sa disparition virtuelle. Le 10 février démarre la grève générale dans la chimie, à laquelle participent 170.000 travailleurs ; pendant la même période diverses agitations locales se développent : dans la boulangerie en Ligurie, dans le textile à Turin, à Vicenza ou une grève générale se déroule en soutient à la grève menée par la Ligue des ouvriers agricoles. Le 18 débute la grève de la métallurgie en Ligurie (Ansaldo, ...) pour l'obtention d'une augmentation de salaire. Les industriels établissent le lock-out et les ouvriers répondent par un premier exemple d'occupation d’usines ainsi que des chambres consulaires ; deux jours après les industriels capitulent. Par solidarité et pour défendre les mêmes objectifs, les travailleurs de l'ILVA de Bagnolli se mettent en grève ; des heurts avec les forces de l'ordre s'effectuent à Naples et Gênes, pendant que se poursuivent les luttes de paysans, et à Minervino Murge une grève de journaliers est suivie d'un meurtre : les milices fascistes ne s'étaient pas encore développées, et c'est l'état démocratique qui en est l’auteur, comme cela arrivera fréquemment les mois suivants 2.

Le 23 et le 28 février des grèves éclatent dans la zone de Trévise et de Piave ainsi que des occupations de municipalités par les chômeurs : il s'agit de régions encore sous administration militaire ou les lenteurs administratives retardent la « reconstruction » encore plus que dans les zones sous administration civile.

A Ferarra commence le 23 février une large grève des travailleurs de la terre qui dure jusqu'au 6 mars et dont les objectifs sont les 8 heures, les conditions de fermage

1 Dans le numéro du 1. II, le « Soviet » ironise sur la clameur soulevée par un seul des gestes de Turati alors qu'aucune protestation n'était soulevée par sa « continuelle, méthodique » opposition et rébellion face au programme du parti, et prévoit qu'aucune mesure disciplinaire ne sera prise contre ce parjure : » Si Turati s'en allait de lui-même suivis de ses fidèles, alors adieu commune de Milan, adieu maximalisme victorieux ! » (d'une brève intitulée La faute).

2 Suivant un document du PC d'I (publié par R De Felice dans « Revue historique du socialisme », nr. 27 pp. 104 sq. ), le nombre des carabiniers avait été porté à 65. 000, celui des gardes frontières à 35. 000, pendant que la garde royale atteignait un total de 45. 000 et que se créaient des bataillons de nobles « situés de manière à obtenir de petits groupes de manœuvre pouvant se déplacer facilement ». Une statistique de l'« Avanti ! » fait monter le nombre des « victimes du plomb bourgeois » morts à 145 et celui des blessés à 444 pour la période d'avril 1919 à avril 1920.

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et l'emploi. Des heurts avec la police interviennent en même temps à Brescia durant une réunion socialiste.

Le 26 se tiennent des meetings de protestation du parti contre la répression et la terreur blanche en Hongrie. On y note cette étrange formulation : « Dans le but de pousser le gouvernement italien à empêcher, auprès des gouvernements de l'Entente [elle est bien bonne !], que les crimes envers la Hongrie ne continuent à s'accomplir tranquillement » ! Dans le même temps, la liste des grèves s'allonge : 

27.II. La direction exclue les cheminots salis par les jaunes durant la grève nationale. À Torre Pellice et à Pont Canavese, comme précédemment à Sestri Ponente et ensuite à Naples dans la métallurgie, les travailleurs occupent deux usines de textile.

29.II. À Milan, à l'occasion d'une réunion en faveur de la Hongrie et de la Ligue des prolétaires mutilés, les carabiniers tirent sur la foule faisant deux morts et de nombreux blessés ; une grève générale de 24 heures est proclamée, que les anarchistes arrivent à prolonger à 48 heures.

3.III. Puissante grève des travailleurs agricoles des régions de Novarra, Vercelle et Piave pour l'emploi, la garantie d'un minimum de 240 jours de travail par an, etc., qui dure jusqu'au 21 avril et enregistre de nombreux affrontements violents ainsi que des grèves de solidarité d'autres secteurs. Le 6.III. le rationnement alimentaire est réintroduit : peu après, le gouvernement annonce son intention d'abolir le prix imposé pour le pain.

18.III. Grève générale pendant plusieurs jours à Parme pour l'augmentation d'indemnité de vie chère.

23.III. On enregistre des morts et des blessés. En préparation jusqu'alors, la grève est proclamée le 31 par les travailleurs des industries d'état - celle-ci se prolongera sous des formes variées pendant les mois d'avril et de mai. La garde royale tue deux grévistes dans la campagne de Novarra. Il y a des blessés et des morts lors d'affrontements avec les carabiniers à Brescia et Naples ou ceux-ci n'arriveront à déloger les ouvriers de Miana Silvestri que grâce à des subterfuges au milieu d'effusions de sang 1. Une grève nationale est déclarée dans la papeterie.

Le 26 mars éclate à Novara et Naples la grève générale. Le même jour débute à Turin une curieuse grève ayant pour objet des divergences sur l'application de l'heure légale, dont nous reparlerons dans le chapitre VI.

1 Pour plus de détails sur cet épisode et en général sur l'intense activité syndicale de la Fraction, spécialement en Campanie, voir le Tome I de cette « Histoire ».

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Le 28.III, en relation avec ces évènements et de peur que les ouvriers n'interrompent le travail sans évacuer les usines, tous les établissements de la métallurgie établissent le lock-out.

Le 30, la police ouvre le feu sur la foule à S. Giovanni in Fiore.

Nous refermons cette liste pour l'instant car les grèves et affrontements se déroulant lors de cette période, notamment à Turin, signent le début d'un changement - encore confus et incertain - dans la vie du PSI, dont nous nous occuperons après avoir tiré le bilan politique du semestre ayant suivi le congrès.

5.2 - Offensive de la droite et retrait du centre

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Les mois suivant le congrès de Bologne, la vie du PSI peut se résumer en une formule : sous le couvert de l'unité les réformistes passent à l'offensive avec force en s'appuyant sur leur complet contrôle du groupe parlementaire et de la CGL. Parallèlement les propos batailleurs purement rhétoriques du maximalisme « victorieux » se dégonflent jusqu'à se traduire en convergence pratique et ensuite théorique avec la droite.

Outre les faits dont nous avons déjà parlé, on peut suivre la reprise du réformisme sur les pages de la « Critica Sociale ». Le numéro du 16-30 novembre commente ainsi le triomphe électoral (et, de son point de vue, on ne peut pas lui donner tort) : « On ne peut échapper à la seule définition possible de la victoire électorale du Parti socialiste : c'est une révolution ! Légale, très légale ; pacifique, très pacifique - mais c'est une révolution ».

L'« Avanti ! » maximaliste avait célébré dans cette même victoire rien moins qu'un frein posé par les électeurs à la guerre1 ; l'organe des réformistes lui fait écho en voyant dans la victoire la condamnation non seulement de la « guerre actuelle » mais de l'« idée même de guerre » (quoi que puissent vouloir dire ces paroles sibyllines) et affirme que le PSI étant devenu « le plus puissant parti national et le plus puissant parti parlementaire », il lui incombait une responsabilité à l'échelle internationale : « un leadership non pas recherché mais spontané du socialisme parlementaire est arrivé, il nous obligera à établir un trait d'union entre le socialisme parlementaire d'occident et le socialisme extra-parlementaire de Russie ». En d'autres termes, le dessein est de mettre face à face une... internationale des députés socialistes et l'Internationale de Moscou réduite au niveau d'une organisation « extraparlementaire » !

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En attendant de devenir international, ce leadership s'exerce à l'échelle nationale grâce aux nouveaux élus parmi lesquels les réformistes font la pluie et le beau temps. Le « pays » apprend de la bouche même de Treve le 3 décembre que la grève de protestation contre le scandale des affaires au Montecitorio est annulée ; la classe ouvrière, sensible au « vent contre-révolutionnaire » se lève ; « nous sommes des pacifistes : un télégramme du Parti socialiste et de la Confédération générale du travail a été envoyé pour donner notre approbation et dire notre reconnaissance pour la protestation menée par le prolétariat et sa solidarité avec nos organisations, et pour conseiller la reprise du travail » 1. Ceci n'est pas une capitulation, Dieu nous en garde ! : « Gard à qui interprète ceci comme un acte de reddition ! Au contraire, c'est une grande preuve de force ! ». (Nitti s'exclama immédiatement des bancs du gouvernement : « Quelles que soient nos bien légitimes dissensions, aucunes paroles ne pouvaient être dite plus opportunément que celles du député Treve. Ce sont des paroles de sérénité et de paix »).

Après un ultime massacre l'état démocratique s'emploie à défendre l'ordre et faire respecter une loi que les socialiste pensent être suffisamment « forts » pour ne pas avoir à la violer : les mois suivants les prolétaires constaterons avec leur sang que la promesses était bien tenue.

La direction du parti n'ayant aucune objection à faire, Treve tire la conclusion de cet épisode dans la « Critica Sociale » du 1-15 décembre : « A l'heure actuelle où la direction du Parti [...] n'existe pratiquement plus, les responsabilités sont totalement assumées par le groupe [parlementaire], et il aura du mal à les prendre en charge [...] si on laisse saboter le parlement, alors que toute autre forme plus démocratique et de classe [ ! ! !] est encore lointaine, et ne se dessine pas même encore à l'horizon ». Le but est clair : « Nous voyons clairement que la l'avènement de formes véritablement socialistes suppose de notre part l'exercice effectif de la fonction parlementaire [...]. Le groupe est l'artisan d'un travail qui doit se réaliser dans la continuité et le sérieux, et se résume en une parole : la préparation ». Le réformisme activiste à la Treve se venge : il... prépare la révolution !

Demander une réponse quelconque de la direction maximaliste « communiste » à une offensive aussi garibaldienne serait peine perdue. Et ce ne sont pas les paroles tout autre qu'énergiques de son organe théorique, « Comunismo », qui le sauveront. Dans le n° du 15-31 décembre, posant la question des Conseils d'usine dans des termes d'une justesse seulement formelle, il peut bien dire que « la dictature du prolétariat est la dictature du parti » et que donc celui-ci doit être constitué 1 Le communiqué conjoint (« Avanti ! » du 4. VII) « prend acte, et s'en réjouit, de la réussite de la

manifestation spontanée du prolétariat pour la défense de ses libertés et de protestation contre les offenses causées à ses représentants », et ordonne la cessation de la grève. Direction et CGL déclarent cependant « à titre d'avertissement que nous ne tolérerons plus jamais aucune, même la plus minime, violation du droit de représentation et de liberté de pensée, et que nous serons prompts à prendre les mesures qui - en constituant le front uni de tous les travailleurs d'Italie - seront aptes à rabaisser les velléités réactionnaires du militarisme professionnel ».

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d'« hommes forts et décidés, animés de la même foi et des mêmes directives ». Les mêmes directives ! Mais lesquelles ? Celles du groupe parlementaire qui s'est autoproclamé direction effective du parti ? Celles de la CGL qui ignore les conseils (puisqu'il n'y a que des conseils) d'une direction politique pratiquement « inexistante » ? Celles de l'aile maximaliste extrémiste impatiente et bagarreuse, contre laquelle Serrati croit pouvoir lutter grâce à la lettre de Lénine du 29 octobre, oubliant que celle-ci prévoyait que les comptes devraient être faits avec les « opportunistes cachés ou déclarés » du parlement, et qui croit pouvoir se servir de la « difficulté de l'art de l'insurrection » pour marquer du fer ceux qui pensent que « la direction du parti et la Confédération du travail [après les évènements de Montecitorio] n'ont pas su oser pousser suffisamment le mouvement jusqu'à ses conséquences extrêmes » 1 ; celle d'une aile rebelle à laquelle l'auteur [Treve] ne peut opposer qu'une discipline dont les réformistes se moquent chaque jour ? Ou, enfin, celles que les « [soi-disant] communistes électoralistes » devraient donner, ce qu'ils s'obstinent à ne pas faire ?

La suite des évènements montrera que plus la droite parlementaire et confédérale croît en assurance, plus augmente chez les maximalistes la vocation unitaire, et plus, en l'absence d'une claire ligne d'action, et d'ailleurs même d'une ligne d'action quelconque, ceux-ci se regroupent sur une seule orientation, celle de l'électoralisme-unitarisme de la droite.

Nous ne devons pas l'oublier car dans les années (et pas seulement les mois) qui suivront, ce sera la mission constante - que nous avons mille fois dénoncés, malheureusement en vain, contre les illusions de bonne foi de l'Internationale - de la variante italienne du centrisme mondial : le maximalisme.

5.3 - Un premier bilan établispar « Il Soviet »

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Après une période d'intense activité de la Fraction consacrée à son organisation et à la propagande, le « Soviet » reprend sa publication le 4 janvier 1920 (année III, n° 1), dédiant une part toujours plus importante aux questions internationales, et établit un premier bilan des deux mois parcourus depuis le numéro précédent, le n° 49 de 1919, dans un article intitulé La situation en Italie et le socialisme, qui mérite de larges citations.

1 Exactement comme Treve prétendra s'en servir pour liquider l'idée de toute insurrection !

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La première partie rend compte des symptômes objectifs de la crise du régime bourgeois en Italie et met en évidence que la condition préalable à une issue révolutionnaire est « l'existence d'un grand et authentique parti politique communiste qui concentre les meilleures énergies de la classe ouvrière » - condition à laquelle s'oppose l'opiniâtre volonté des maximalistes de maintenir l'unité du PSI à tout prix, et dont l'absence menace de priver le prolétariat italien de la « meilleure arme pour maîtriser la situation » dans une phase révolutionnaire ou le bouillonnement des faits internationaux pouvait précipiter les évènements : 

« Alors que nous reprenons notre publication après plus de deux mois d'interruption, deux faits nouveaux sont intervenus dans la vie politique italienne : les élections générales du 16 novembre avec comme résultat, ainsi que nous le savons tous aujourd'hui mais dont nous étions déjà assurés avant, un important succès du Parti populaire et du Parti socialiste

Mais quelle est véritablement la situation sociale et politique en Italie, vue non pas à travers les statistiques électorales mais du point de vue des rapports de lutte entre les classes, à travers les signes de désagrégation des vieilles institutions et le surgissement de nouvelles forces destinées à en prendre la place ?

Il n'est pas nécessaire de renouveler l'analyse des différents faits qui démontrent qu'après la guerre, et en conséquence de celle-ci, le régime bourgeois traverse en Italie une crise profonde et aiguë qui ne peut être que l'ultime. On sait aussi que les symptômes d'une phase pré-révolutionnaire sont toujours plus évidents et s'expriment à travers le mécontentement dû aux privations, la nervosité des masses ainsi que des couches moyennes.

Dans quelles mesures les conditions favorables à la révolution, qui résident dans la préparation de l'avant garde du prolétariat et dans sa conscience du processus historique se déroulant, conditions dont dépend le succès de la lutte de la classe des travailleurs contre la bourgeoisie ainsi que de la lutte - après la victoire - pour le dépassement des difficultés provenant de l'organisation d'un nouvel ordre social, existent-elles ? Et ces conditions se sont-elles améliorées ou dégradées ?

Nous ne voyons pas dans les succès électoraux et l'importance du groupe parlementaire un avantage : seuls les socialistes les plus vains et les bourgeois les plus pusillanimes peuvent le faire.

La condition essentielle pour le succès du mouvement révolutionnaire - avant encore de parler de formation des Conseils ouvriers et d'armement du prolétariat - c'est l'existence d'un véritable et grand parti communiste qui concentre et avive les meilleures énergies de la classe ouvrière.

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Ce parti se forme - comme il l'a fait ailleurs - à travers la désagrégation des partis ouvriers traditionnels et la liquidation du socialisme collaborationniste d'avant-guerre [c'est nous qui soulignons].

Le fait qu'actuellement le Parti socialiste italien, bien que dirigé et composé en majorité de « maximalistes », refuse de se séparer des réformistes anti-communistes, à seule fin de vaincre sur le terrain électoral, veut dire que nous sommes loin de la formation du parti communiste. Et que donc si le développement des évènements précipite l'irruption révolutionnaire il manquera au prolétariat italien l'arme la plus importante pour dominer la situation.

Niera-t'on le fait que nombre de membres du parti se disent ouvertement les adversaires du programme communiste ? Niera-t'on également que ceux-ci ne sont tolérés que dans un but électoral ? [...] ».

La seconde partie de l'article aborde une question d'une vitale importance théorique, et par là même entraînant des implications clairement pratiques. Le nerf de la domination de classe n'est pas le Parlement mais l'appareil d'administration et de répression étatique ; le premier est le soutien du second non parce qu'il est nécessaire « techniquement » à son fonctionnement, mais parce qu'il assure « l'impunité du capitalisme dans son exercice du pouvoir » en berçant les masses d'une « fausse sensation de liberté et de souveraineté » ; sous cet aspect, plus il comporte d'hommes des « partis progressistes », plus il est à même d'accomplir sa tâche. Le « triomphe électoral » des socialistes est donc une condition de survie et non un facteur de désagrégation du régime [c'est nous qui soulignons] : 

« La présence au sein de la Chambre italienne de cent huit députés du parti (c'est-à-dire de cent huit députés soit socialistes démocrates soit communistes : il est trop tôt pour pouvoir faire une répartition) ne constitue pas un évènement défavorable à la défense de la bourgeoisie. Elle ne sert qu'à galvaniser pour cette défense les couches les plus paresseuses de la bourgeoisie dont le pacifique étalage de tant de députés semble constituer l'anticipation d'une revue de la garde rouge.

La tactique de la bourgeoisie est déterminée par la logique des évènements bien plus que par les combinaisons parlementaires.

Le système représentatif démocratique n'est qu'une gigantesque farce. L'état bourgeois, organe de la domination politique du capitalisme, vit et fonctionne en dehors du Parlement. Le gouvernement, la bureaucratie, les services de sécurité publique, l'armée en sont les organes effectifs.

Le Parlement peut bien être fermé, les engrenages de l'état n'en fonctionnent pas moins pour autant et il peut renforcer considérablement son efficacité lorsque, comme en temps de guerre, le pouvoir parlementaire se réduit à une simple apparence.

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Aujourd'hui le but du Parlement est d'aider indirectement au fonctionnement de l'état, c'est-à-dire à l'impunité du capitalisme dans son exercice du pouvoir, en donnant aux masses une fausse sensation de liberté et de souveraineté : il sert, lorsque les rouages de cette immense machine d'oppression et d'extorsion commencent à grincer, à en éliminer les frottements grâce à l'efficace lubrifiant de l'illusion.

C'est pourquoi il n'est pas important pour la bourgeoisie, celle-ci possédant une conscience historique, de perdre les élections parlementaires, tant que ses organismes d'état fonctionnent et travaillent pour sa défense. C'est pourquoi il est important pour elle qu'il y ait au parlement de nombreux hommes des partis progressistes [...] ».

La partie finale touche un point que, bien des années plus tard, lorsque l'obscurcissement des perspectives révolutionnaires mondiales à l'étranger et la pression de forces de classe non prolétariennes à l'intérieur, obscurcirons la vue y compris aux bolcheviques, la Gauche devra rappeler à la glorieuse Internationale révolutionnaire : manière forte et manière « douce » ne sont pas deux méthodes de gouvernement opposées ; ce sont les deux faces d'une même méthode, l'une perdant son efficacité sans l'autre ; et ce peut être le parti le plus démocratique - comme le parti socialiste en Allemagne - qui utilise impitoyablement la première après que la seconde ait perdu toute emprise réelle sur les masses [c'est nous qui soulignons] : 

« L'« Avanti ! » dit que Nitti est un inconscient car il est incapable de choisir entre la manière forte et la manière douce, entre le bloc des réactionnaires et celui des radicaux-socialistes. Il nous semble plutôt au contraire que l'« Avanti ! » se trompe : il n'y a pas deux méthodes de gouvernement mais une seule, et le Nitti des 20 et 21 juillet est le même que celui du 16 novembre.

Si l'histoire contemporaine mondiale doit nous apprendre quelque chose c'est que lorsque le péril est imminent la bourgeoisie confie sa défense à la social-démocratie, au parti radical-réformiste, qui après avoir utilisé toutes les ressources du piège collaborationniste pour détourner le prolétariat du chemin de la révolution passe sans le moindre effort à la répression violente et armée.

A l'heure de l'affrontement final, lorsque les alignements de la guerre sociale se sont réalisés, la bourgeoisie jette le masque de son théâtre démocratique. Les désaccords superficiels entre démocrates et conservateurs disparaissent : y en a t'il encore entre la droite et la gauche de la Chambre italienne ? Les polémiques acérées entre cléricaux et anti-cléricaux n'apparaissent-elles pas dater de siècles ?

Les partis bourgeois ont fusionné dans le creuset de la guerre et de l'ère pré-révolutionnaire, ils ont pris de nouveaux contours. Les réactionnaires classiques n'existent plus. Ce sont tous des Noske en gestation.

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La situation italienne pourrait avoir de nombreuses analogies avec la situation allemande : le pouvoir pourrait passer aux mains d'un agrégat social réformiste formé non seulement des vestiges impuissants du parti radical et du socialisme « autonome » mais aussi du Parti populaire - nouvelle organisation démocratique à mille lieues du programme antédiluvien de restauration monarchiste - et d'une partie des forces encadrées actuellement par notre parti.

Voici l'adversaire de demain, et il est étrange qu'il soit plus facile d'en suivre la genèse que de faire confiance au mouvement du prolétariat révolutionnaire en marche vers l'épreuve suprême. Et ceci parce que la véritable orientation du Parti socialiste est encore douteuse, surtout lorsque celui-ci accueille des milliers d'éléments qui ne sont pas conquis par le programme maximaliste mais par le « sport » électoral et qui viennent renforcer la masse terne qui y vit et y travaille, n'espérant qu'en cette autre « partie de cartes » : celle des élections administratives ».

La réalisation du bloc social réformiste n'advint ni en 1920 ni en 1921-1922 malgré les aspirations d'une droite fortement tirée par la queue. Et les historiens de s'écrier : vous vous êtes trompés de diagnostic ! En dehors du fait que ce bloc se réalisa de manière répétée hors d'Italie (notre perspective était, faut-il le répéter, internationale), qu'ont donc donné les 30, 40 et 50 années suivantes (notre perspective n'était, et nos mêmes adversaires nous en donnent acte, absolument pas contingente) sinon celle que nous avons anticipé en 1920, c'est à dire un gouvernement quasi inamovible de catholiques n'ayant plus rien de « fondamentaliste », et même progressistes et... contestataires, de socialistes de tout genre et de faux communistes sous toutes les combinaisons possibles ? Et dans les années suivant 1920, le courageux prolétariat italien ne souffrira t'il pas du jeu entre sociaux-démocrates partisans de la méthode douce et bourgeois utilisant la manière forte, les uns objectivement incapables de se maintenir en surface sans les autres ? Déjà fin 1919 il était clair que les meilleures cartes n'étaient pas entre nos mains mais entre celles de la bourgeoisie italienne. Peu après la Gauche dira encore : fascistes et sociaux-démocrates ne sont que les deux facettes d'aujourd'hui de l'ennemi unique de demain ! En 1919, ainsi que les années suivantes, ceux-ci se divisèrent la tâche : d'abord les sociaux-démocrates paralysèrent les masses puis les fascistes montèrent à l'assaut. Le jeu continue et aujourd'hui c'est encore le bloc entre la bourgeoisie de gauche et les couches petites-bourgeoises qui tiennent en esclavage, aussi bien à l'échelle nationale qu'internationale, le prolétariat1.

Dans le n°2 du 11 janvier un article sur la Lutte communiste internationale salue la victoire définitive de l'armée rouge soviétique qui a dispersé la soldatesque de la contre-révolution et peste contre les forces réactionnaires de l'Amérique de Wilson, où « la police la plus féroce jouit de la plus grande impunité » et où la magistrature est la plus « asservie aux ordres du capital ». Constatant le recul en Italie, et le fait qu'on attende encore la sauvegarde de manœuvres parlementaires, on avance la thèse

1 Nous réservons à un chapitre spécial la polémique avec l'« Ordine Nuovo » (mais aussi avec les maximalistes) sur la question de soviet, qui commence avec ce même numéro.

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suivante : « La réaction capitaliste est logique lorsque la bourgeoisie se défend de toutes ses forces : à ses coups doivent lui être opposés des coups aussi puissants ».

C'était notre réponse aux menaces fascistes. L'article ajoute : « Si les forces du prolétariat italien n'arrivent pas à se porter rapidement sur ce terrain, le danger de l'endormissement dans l'attente morbide du dénouement du spectacle parlementaire doit-il être oublié pour autant ? ».

Un second article sur Le maximalisme parlementaire en action fait le bilan de l'« action révolutionnaire » que la majorité avait décidé de développer « au sein du parlement ». Cette formule avait constitué pour nous une mystérieuse énigme : en juillet, à Moscou, de solides marxistes tels que Boukharine et Lénine ne réussirent pas à nous convaincre par leur illustration du sabotage de l'institution parlementaire par les députés communistes. Fort de l'expérience européenne, « Il Soviet » regarde la question de manière concrète : 

« La solution de l'énigme est venue de l'intérieur, de la fin de la première séance. Tous s'attendaient à une espèce de fin du monde : les députés maximalistes empêchant violemment le déroulement du discours de la Couronne, le gouvernement contraint d'utiliser la force pour expulser les rebelles du parlement, et de là toute une série de catastrophes violentes. Rien de tout ceci n'eut lieu : quelques cris et une sortie massive de la salle qui perturba pour quelques instants le sérieux habituel de la cérémonie. La montagne accouchant d'une souris encouragea les voyous à la solde de la bourgeoisie ; quelques camarades députés se font égratigner ; le prolétariat intervient pour protester, et le simple fait de cette sortie, ou plutôt de cet aller et retour, du parlement, provoque des victimes prolétariennes bien inutiles et permet au gouvernement bourgeois de sauver encore une fois par la force ses institutions au moment où personne ne pensait à les mettre en danger ».

A moins de considérer comme un danger la proposition du discours-éclair final de Modigliani (« un discours sur la politique extérieure vu d'un point de vue si rigidement international qu'il recueillit l'assentiment de la majorité bourgeoise »), soit la proposition d'une république « bourgeoise pour l'heure, pourvu qu'elle devienne en son temps socialiste » ! Ce sera, en 1920 et après, le cheval de bataille de Modigliani. L'« Avanti ! » s'en faisait l'écho et « Il Soviet » commentait : 

« Le maximalisme parlementaire voudrait donc la création d'une république bourgeoise, à travers une constituante créée derrière la coulisse et surgissant au moment opportun ? »

Nous savons aujourd'hui que le moment opportun vint bien. Le fascisme donna une claque retentissante au prolétariat et le désarma pour vingt ans. Le prolétariat aurait pu répondre : la constituante ne t'as pas plu ? Tu as raison. Maintenant le sang coule. Adoptons la dictature et la terreur rouge ! A la place, après la faillite retentissante des propositions de 1919, les nouveaux traîtres à la classe ouvrière lui

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ont administré... une nouvelle période de vingt-cinq ans de constituante avariée ! Vive donc Modigliani, le maximaliste de l'intérieur !

L'article relève le dilemme dans lequel s'est placé le maximalisme, qui était électoraliste et devient même parlementaire : « Au sein du parlement, le seul travail... révolutionnaire que l'on puisse faire c'est de réussir à faire approuver les réformes les plus radicales ; mais se placer sur ce terrain signifie donner raison aux réformistes qui sont plus que jamais mis en vedette. D'autre part, les cris et les entraves portés aux travaux parlementaires grâce aux interruptions, aux questions, aux votes platoniques ne servent à rien ». Comment en sortir ? Certains pensent qu'il vaut mieux abandonner le parlement pour se jeter dans une ardente propagande parmi les masses : ceci n'eut jamais lieu, le secrétariat du groupe et le directeur de l'« Avanti ! » lui-même, « le plus acharné de tous les parlementaires », se précipitant pour dénoncer « cette erreur grossière au nom d'un ... communisme raté » ! On devait évidemment en rester là au nom de la défense des libertés prolétariennes sacrées !

La conclusion est que le maximalisme parlementariste, monstre informe, est mort avant de naître ; il ne lui reste plus, si le gouvernement tourne casaque, qu'à lui demander de l'intérieur à respecter les décisions du parlement « se transformant ainsi en défenseur des institutions qu'il aurait dû abattre » ; ou bien, et ce serait encore pire, « de faire appel aux masses... pour la défense du parlement, les appelant à des actions fragmentées, décousues et donc incapables de produire d'autre résultat que de faire de nouvelles victimes dans les rangs prolétariens et renforcer la résistance de la bourgeoisie ».

C'est ce qui advint. Lorsque l'on vit que le défense légale ne servait à rien et qu'il fallait prendre les armes pour affronter le fascisme il était trop tard ; on voulu le faire par un bloc des révolutionnaires et des légalistes et la bataille fut perdue. Lorsque des forces extérieures balayèrent le fascisme, la manœuvre de la constituante de 1919 se répéta et l'on tomba dans une union entre démocratie et révolution, ce qui signifie contre-révolution.

La portée historique de la contre-révolution due à la politique des blocs est bien plus importante que celle due au fascisme puisqu'elle a assurée jusqu'à présent la victoire de la classe capitaliste et la perte d'énergie de la classe travailleuse. C'est la peste opportuniste qui a brisé cette énergie, bien plus que la force des chemises noires ou celle, bien plus sérieuse, des forces armées de l'état de classe. Une orientation politique différente du prolétariat lors du premier après-guerre aurait fait trembler sur ses bases l'ignoble édifice de la civilisation bourgeoise qui continue à nous dominer grâce aux mêmes recettes. Même une défaite aurait été moins désastreuse que l'ignoble retraite effectuée sous le nom de libération nationale et d'appel à la démocratie, cette voie que le prolétariat parcours encore en reculant dans le déshonneur.

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5.4 – Le Conseil national de janvier

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Le malaise causé par la paralysie du parti, l'indiscipline des députés et l'inefficacité des dirigeants de la Confédération contraint la direction à convoquer un Conseil national à Florence le 11 janvier. Elle le fait en l'absence totale de préparation, dans un grand désordre d'idées, dans le but de sauver l'habile aile droite afin de se protéger d'une gauche qui gagnait du terrain et de la sympathie chez les prolétaires. Un travail fut mené de manière intelligente pour exclure tout représentant de la Fraction communiste abstentionniste (on peut voir dans le « Soviet » les protestations des sections de Naples, Castellamare, et de bien d'autres sur les manœuvres et trucages accomplis à cette fin) ; d'ailleurs même les « turinois » faisaient peur car ils ne supportaient pas, ainsi d'ailleurs que les métallurgistes locaux, la tactique d'obstruction des bonzes de la CGL et de la FIOM ; et l'on pointa sur eux plus d'une pièce d'artillerie.

Nous donnons un rapide compte-rendu de ce soi-disant Conseil en nous basant sur les articles de l'« Avanti ! ». Le premier point de l'ordre du jour était la « désignation des camarades choisis pour assurer les postes de membre de la Direction laissés vides par les camarades élus députés ». À ce propos, avant même que ne débute la réunion, le « Soviet » du 11 janvier écrit un court article intitulé Le Conseil National du Parti dans lequel il indique : « Nous observons que le Congrès national ayant établis l'incompatibilité entre les fonctions de députés et celles de membre de la Direction du Parti, le Conseil National devrait décider tout d'abord si les camarades assumant ces deux responsabilités doivent se démettre de l'une ou de l'autre. La Direction donne comme établi le fait que ceux-ci doivent rester députés et être remplacés par de nouveaux membres à la Direction. Ceci ne nous semble ni régulier ni conforme aux sens des responsabilités dont devraient faire preuve ceux à qui le Congrès a cru confier le but élevé de diriger le parti ».

Le problème fut résolu comme on pouvait facilement le prévoir : une motion fut approuvée à la majorité qui invitait les 8 membres élus sur les 12 de la Direction à rester au parlement ; ceux-ci obéirent, et le même Bombacci qui « parlant avec beaucoup de chaleur et de sincérité » avait exprimé le désir de quitter la Chambre parce que l'ambiance n'était « pas compatible avec son tempérament » opina du chef et céda le secrétariat du parti à Egidio Gennari. D'ailleurs, dans le rapport introductif, il s'était limité à dire que le travail des députés ne pouvait pas encore être jugé à cause de la brièveté du temps écoulé, et ne réaffirma que vaguement la tactique maximaliste, disant que la force parlementaire ne devait pas être « la seule force du parti ».

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Pendant toute la réunion, la majorité maximaliste est clairement sur la défensive ; pour parer aux attaques de la droite et aux critiques d'une aile rebelle existant en son sein, elle ne trouva rien de mieux que de prodiguer des certificats de bonne conduite aux réformistes parlementaires et confédéraux. Face aux critiques portant sur le comportement de la Direction du parti lors des grèves de début décembre, Serrati en revendiqua la direction ainsi que l'ordre donné aux organisations économiques et politiques de leur donner un simple caractère de protestation ; plus tard il proclama que la Confédération « a toujours été à côté du parti » et d'autres amabilités du même genre peu avant l'intervention de Bombacci. Quant au groupe parlementaire, Serrati finit par reconnaître comme « socialiste » le contenu du discours si répugnant de Modigliani ; si les députés méritent quelques critiques, elles sont à faire aux maximalistes qui ont mis un excès de zèle en présentant une avalanche d'interpellations. Prenant la balle au bond, Modigliani annonce à l'avance une action parlementaire « telle qu'elle aura un caractère véritablement révolutionnaire, et du niveau de ce que l'on a fait que prévoir jusqu'à présent » : cet habile avocat qui met ici son activisme réformiste en scène, n'hésite pas à affirmer que la période est « profondément révolutionnaire » et offre comme issue « la proclamation de la république, non pas à travers des compromis [...] mais grâce aux seules force et volonté du prolétariat ». Ce que pense faire la droite est bien clair : mobiliser les masses pour appuyer l'action... révolutionnaire au parlement. Nenni et Togliatti ne ferons rien d'autre en 1946 lorsque la république de... Modigliani sera finalement proclamée !

Dans un dernier discours, Serrati observe discrètement que les différences entre maximalistes et réformistes ne sont pas si grandes ; il met cependant en garde contre de possibles manœuvres de la bourgeoisie pour se dégager de ses responsabilités pendant la guerre afin de les faire porter sur la monarchie et préparer son sauvetage par le passage à la république : la république, que diable, doit être socialiste et pour y arriver il faut une « éducation politique et morale » adéquate (trop de « racailles » - a t'il le courage de dire - s'infiltrent dans les mouvements revendicatifs et politiques ouvriers !). Le dernier sujet consiste en une attaque contre l'erreur consistant à décentraliser le parti alors que la préparation d'une organisation révolutionnaire suppose de centraliser toutes les activités. La remarque est juste dans son principe, mais n'est portée que pour donner un bon coup de pied aux « turinois » à cause de leur manifestations récurrentes d'indiscipline sur le plan syndical, et ne peut avoir qu'une saveur ironique au cours d'une réunion ou l'action « décentralisée » du groupe parlementaire et de la CGL obtient l'aval de la direction du parti ! Finalement le travail de la Direction est approuvé à une large majorité, et Modigliani retire rapidement sa proposition de tenue d'un nouveau congrès du parti basé sur le thème de la constitution d'une république.

Le Conseil s'occupe des questions internationales après un discours de Serrati qui se déchaîne contre le nationalisme latent en Europe et la position soutenue par un socialiste de « Fiume à ses habitants ». Une prise de bec entre lui et Modigliani a un certain intérêt. Le second « exclue la possibilité d'un retour de la bourgeoisie en

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Russie mais ne croie pas que la république communiste puisse s'y établir de manière définitive » ; surtout, il nie la possibilité d'une révolution communiste en Europe et souligne les difficultés qui s'opposent à l'instauration d'une dictature prolétarienne en Italie. Le premier affirme que la prise du pouvoir par le prolétariat doit aussi s'effectuer dans notre pays mais reconnaît que les difficultés rappelées par Modigliani sont bien réelles (si l'on doit prendre à la lettre le compte-rendu de l'« Avanti ! », nous aurions dit qu'il existait des « restes de bourgeoisie » en Russie en 1917 alors qu'il n'y en avait plus !). Un ordre du jour très général conclue la discussion et s'occupe de la question qui intéresse le plus les chefs : les élections administratives et la conquête des communes. La motion finale décide que le parti se mobilisera pour hâter l'ouverture de la consultation électorale.

Le débat a occupé tant de temps qu'il n'en reste pas pour discuter de la question à la mode : les Conseils. La discussion est renvoyée au lendemain après le rapport de Bombacci et tombe dans la plus complète confusion sur la question de la différence entre conseils d'usine et soviet politique. Sur ceci on lit qu'un projet « provisoire » a été rapidement élaboré, donnant lieu à des bavardages encore plus confus. Modigliani déclare que ce qui a marché en Russie ne marchera pas en Italie (« tout système d'organisation doit s'adapter à certaines conditions mentales particulières » !) et en tire comme conclusion l’appel à la tenue d'un congrès pour décider en la matière. Serrati insiste sur le fait que les conseils étant la conséquence de la situation internationale ils doivent être constitués « sans hésitation ». Le... fructueux débat se conclue par un ordre du jour Bombacci en faveur de l'ouverture d'une « ample discussion » au sein du parti et de la convocation d'un Conseil national deux mois plus tard pour procéder à « la constitution définitive [...] des conseils ». La proposition recueille la majorité des suffrages. Ce vote ne donne aucune indication sur la force des différents courants ni sur les questions théoriques si actuelles alors.

Le Conseil national constitue donc une manifestation évidente de l'impuissance de la direction maximaliste face à la droite ainsi que du malaise évident de la grande majorité présente à Bologne. Il est significatif qu'il soit suivi par une sévère polémique entre Terracini et Serrati sur l'« Ordine nuovo » des 24-31 janvier et 21 février. De retour de Florence, Terracini critique impitoyablement la démagogie creuse de Bombacci et Serrati, souligne la légèreté avec laquelle ils ont parlé des nouvelles organisations prolétariennes, et note qu'en substance maximalistes et réformistes utilisent les mêmes expédients, ceux du gradualisme traditionnel consistant à demander cent à la classe dominante pour en obtenir dix. À son tour, Serrati à beau jeu de se moquer de Terracini qui a refusé de voter les ordres du jour sur les questions internationales et sur les élections administratives mais a accepté de faire partie de la nouvelle direction. L'accusé répond qu'il ne l'a fait que dans le but de lutter contre l'incapacité des dirigeants actuels, mais il tombe à son tour dans la confusion lorsqu'il proclame que « la révolution russe n'a pas commencé le jour où le trône du tsar est tombé dans la poussière mais celui ou fut constitué le premier Conseil d'usine ». Si il a raison de fulminer contre le projet de réalisation d'une structure juridique ne correspondant à aucune réalité de l’époque, c'est à dire contre la

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prétention de construire les soviets sur le papier en les dotant à l'avance d'un statut, il confond cependant en bon ordinoviste une organisation à caractère économique et même d'entreprise, locale, comme le conseil de fabrique, avec une organisation de nature typiquement politique comme le soviet (nous ajouterons, pour preuve du sérieux du maximalisme, que Serrati déclara à son tour n'avoir pas eu connaissance du projet de Bombacci et d'y porter le même jugement que Terracini, c'est à dire le pire de tous !)1.

Revenons au Conseil de Florence. Bien que notre fraction en ait été exclue, « Il Soviet » du 8 février publie le commentaire de Virgilio Verdaro, présent en qualité d'observateur2. Il dit : 

« ... qu'il incombait [au Conseil] de fixer pratiquement les principales actions que le Congrès national de Bologne avait fixé en théorie, au milieu de la nébuleuse maximaliste électoraliste désormais en pleine débandade.

Ces indications pratiques n'ont pas été données : il n'y a eu qu'une minime critique du passé et une vague de rancœur, faisant le jeu de Modigliani et des camarades de la droite qui eurent une position bien plus précise que celle des exposants des différents courants discordants qui s'entre-déchirent au sein de la pléthorique majorité du Congrès de Bologne.

A l'époque nous avions au moins un point d'action commun : les élections ! Plus inqualifiable encore, pour ne pas dire plus, a été la discussion sur les Soviets. Dès la première séance on s'est précipité pour en parler d'un point de vue tellement bas qu'on s'est ensuite hâté de reporter le problème... à une étude ultérieure !

Conseil d'usine, Commission interne, Conseil ouvrier, Soviet étaient, pour nos camarades d'élite rassemblés pour discuter des intérêts supérieurs du parti, des paroles n'ayant pas de différence de sens... Et ceci après deux années d'expérience de soviétisme en Russie, après les expériences d'Allemagne et d'Autriche, après un Congrès de Bologne qui a nettement affirmé le principe du soviet.

Et nous voyons Bombacci nous présenter, avec un étalage de détails, la structure de ces organisations, alors que le parti, dans sa quasi totalité, ne sait pas encore de quoi il s'agit vraiment - l'« Avanti ! » n'ayant rien fait pour en vulgariser la portée - et avant même d'entamer les discussions, ce qui je crois aurait du être réalisé en priorité, sur ce que devraient être les rapports entre cette nouvelle organisation et les mouvements économiques et politiques pré-éxistants, ceux du parti et de la confédération. Ce même Bombacci qui nous parlait des Conseils d'usine comme si nous étions en Russie, où le passage de la gestion économique au prolétariat est déjà réalisé !

L'ensemble des discussions de Florence n'ont servi qu'à confirmer notre position, celle de l'impréparation absolue des dirigeants maximalistes qui ont vu

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croître entre leurs mains un mouvement dépassant leurs capacités. L'ignorance théorico-culturelle, qui a toujours été la caractéristique de notre mouvement, est chaque jour mise plus en évidence, et il se produit donc une pause équivalente à celle ayant suivie les élections, une incapacité absolue qui, dans la période que nous traversons, peut être le fourrier d'une régression si le parti ne sait pas, avec les moyens les plus énergiques, soigner cette encéphalite, conséquence de l'absence de directives, et substituer à la passivité fataliste musulmane, ne pouvant que nous faire subir les évènements qui se développent autour de nous, une initiative qui puisse imposer « notre histoire » ».

Ce n'était qu'une prémonition. (Notons incidemment que les réformistes tirèrent du Conseil de Florence la confirmation - parfaitement exacte - qu'au sein du parti mûrissait une conception plus réaliste, c'est-à-dire gradualiste et parlementaire, du socialisme : c'est alors que Modigliani se sentit autorisé à pousser le cri de guerre de : Au pouvoir ! - naturellement, via Montecitorio). Quant à nous, nous poursuivions les buts que l'histoire nous imposait sur le front de la clarification théorique et programmatique ainsi que de l'organisation, selon cette clarification, d'une avant-garde même réduite.

5.5 - Luttes économiques et exigences du parti

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Le côté tragique est que cette encéphalite, cette léthargie du parti, privaient la classe ouvrière, engagée dans d'âpres luttes économiques, d'un guide solide : non seulement les grèves se déroulaient en une suite répétitive épuisante (rappelons que le mois de janvier 1920 est celui des puissantes - mais déliées les unes des autres - grèves des postiers, des téléphonistes et des cheminots), mais les pratiques confédérales et socialistes, insupportables aux masses et en constante opposition avec les proclamations faites lors des meetings, alimentaient des initiatives localistes et des tendances centrifuges (Turin, comme ça avait été le cas lors du Conseil national de janvier, fut placé sur le ban des accusés lors de celui d'avril) et favorisaient les obscures manœuvres des théoriciens, ou plutôt des praticiens, d'un insurrectionnelle à tout prix, sans exclure les aventuriers prêts à tourner leurs vestes et les héros d'opérette.

Les savants historiographes actuels regardent avec nostalgie la floraison de tentatives insurrectionnelles... malheureusement faillies et qui, en se greffant au puissant mouvement ouvrier, aurait pu, selon eux, prendre le caractère d'un mouvement populaire apte à prévenir, rien que ça, l'avènement encore lointain du fascisme. Pour nous marxistes - comme on peut le lire dans un article reproduit en

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annexe à ce chapitre 1 et intitulé Vieille histoire ! - c'était un des plus graves dangers de l'époque, une anticipation, en bien pire, de la future tour de Babel des Arditi del popolo. Durant la grève des cheminots, l'aventureux capitaine Giulietti, de la Fédération des travailleurs de la mer, se fit l'intermédiaire entre d'un côté les anarchistes, et notamment Malatesta - lequel écrivait ces mêmes jours la phrase apocalyptique suivante : « Si nous n'allons pas jusqu'au bout, nous devrons payer de larmes de sang la peur que nous faisons à la bourgeoisie » - et de l'autre D'Annunzio et ses légionnaires de Fiume : il proposait une action générale en faveur de la république et d'un présumé... soviétisme italien (le « chardon bolchevique » se transformant en « rose de l'amour » selon les paroles de ce Prophète). Il est vrai que ce plan fantasque - « une espèce de marche sur Rome » dira plus tard Malatesta, indice du confusionnisme régnant alors - périt avant même de prendre corps, la CGL et la direction du PSI, dont l'intervention était la condition de l'accord de D'Annunzio, refusant d'y participer. Il n'en reste pas moins que la vacuité du maximalisme suscitait continuellement des réactions désordonnées d'impatience destinées à fermenter puisqu'il n'y avait pas d'alternative politique claire et poursuivie avec énergie 2. Aujourd'hui, en pleine orgie « contestataire », c'est à qui regarde ces journées avec le plus de tendresse et s'horrifie du cri d'alarme que nous avions lancé : quel bain d'orgie populaire ça aurait été ! Quelle magnifique fête folklorique !

Mais ce n'étaient pas les seuls faits graves. Les premières occupations d'usine commencèrent en février au Piémont, en Ligurie puis en Campanie. C'est un autre des arguments chers aux historiens pour construire une énième farce sur notre dos et montrer que lors de ces évènements nous aurions montré une suffisance distante et même une condamnation intellectualiste voir fait preuve de sabotage. D'ou l'historiographie objective en déduit une convergence objective entre notre position et celle des maximalistes, toujours hostiles aux manifestations (spontanées ou provoquées) d'indiscipline à l'égard des syndicats et du parti 3. Rien de plus faux.

1 Cf. plus haut. 2 Un nouvel essais de D'annunzio, lui aussi repoussé (nous devons le dire, à l'honneur des véritables

réformistes et confédéraux, qui conservaient un sens des rapports de classe bien plus vif que leurs descendants) eut lieu en avril avec la section socialiste de Trieste. Il est curieux de remarquer que Gramsci mordra à l'hameçon d'un possible. . . révolutionnarisme de D'Annunzio une année plus tard, et encor en 1924. Quel dommage - semblent dire ses descendants politiques historiens - : une « belle occasion » de perdue !

3 Les historiens, dans leur savante ignorance, raisonnent ainsi : Serrait a toujours porté un jugement sévère et négatif sur les tendances au « localisme » des turinois, reflet également de leur surévaluation des conseils comme organes révolutionnaires en soi, donc nous serions une sorte d'aile gauche de. . . Serrati ! Mais les principes doivent être considérés à travers leur interconnexion et dans le sens où ils s'exercent : les communistes sont centralistes et donc antilocalistes, mais le centralisme ne suffit pas en soi à le définir, de même qu'il ne signifie pas la négation des actions locales mais la nécessité de les dépasser en les intégrant dans une action générale. Serrati était centraliste au sein d'un parti qui, étant parlementariste et démocratique, favorisait objectivement le localisme ; il prêchait pour la discipline des organisations économiques locales à la direction de la CGL mais approuvait l'absence de discipline de celle-ci au parti ; il se montrait féroce envers notre rébellion (ou du mouvement importun des « turinois »), mais il s'inclinait devant l'autonomie quasi-absolue du groupe parlementaire. Il

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Comme on peut le lire dans l'article Prendre les usines ou prendre le pouvoir ? Reproduit intégralement en annexe 1, nous prenions le phénomène au sérieux et le considérions non seulement comme un indice de l'usure des masses ouvrières pour les luttes purement économiques et défensives, mais de leur obscure conscience que les énergies prolétariennes devaient se diriger vers la prise de possession de l'appareil productif, donc du pouvoir : il ne s'agissait pas d'abandonner les ouvriers à eux-mêmes pour une expérience condamnable en théorie et négative dans les faits ; il s'agissait, au contraire, de leur donner un guide empêchant que le mouvement ne s'épuise en vains combats et, pire encore, ne nourrisse de dangereuses illusions - qui se réaliseront en septembre - sur la possibilité d'abattre le capital par le simple fait de s'emparer des usines. Nous étions obsédés par la préoccupation de voir le développement d'un mouvement qui ne trouvais pas son organe de direction, nous ne disons pas une direction syndicale, avec des syndicats désormais ouvertement gangrené de réformisme, mais une direction dans le parti de classe, et en tirions une nouvelle preuve de la nécessité préalable que cette organisation soit apte à se battre et nullement disposée à faire capituler la classe ouvrière italienne. L'obstacle qu'il fallait faire sauter était, plus que la droite, le maximalisme, avec sa fausse auréole de « révolutionnaire » et l'emprise qu'il avait en conséquence sur les masses. Si ceci n'était pas réalisé, le prolétariat aurait dû subir, impuissant à se défendre, une nouvelle et désastreuse expérience. Six mois plus tard les faits en donnèrent une confirmation dramatique.

Ce travail de propagande fut réalisé par les représentants de notre fraction lors des réunions de section et de fédération s'orientant vers nos positions ou commençant à se rendre compte de l'urgence d'une scission non seulement d'avec la droite mais aussi d’avec les maximalistes : à Turin, Novarre, Florence, Milan et Rome.

Le problème central de la constitution du parti communiste se liait avec celui - en perspective - de la nécessité de la conquête à son orientation politique des grandes organisations syndicales. Nous avons déjà indiqué qu'il existait en Italie un pacte d'alliance entre le PSI et la CGL qui assurait en pratique à la seconde l'indépendance par rapport au premier et contraignait l'organe politique à réaliser un accord avec l'organe syndical y compris lorsqu'il s'agissait de luttes débordant des questions économiques. Cette pratique avait débuté en Allemagne, bien que sous d'autres formes, lors du congrès de Mannheim, en 1906, dont la motion finale avait suggéré à Rosa Luxembourg de comparer les rapports entre parti et syndicats à ceux d'un paysan et de sa femme tiré d'un conte populaire ou le premier dit à la seconde : « Lorsque nous sommes d'accord c'est toi qui décide et lorsque nous ne sommes pas d'accord c'est moi ». D'autre part, l'indépendance que s'était assurée en pratique la CGL à l'égard du parti, et qui se traduisait par sa prédominance de fait, était revendiquée par principe par l'USI (Unione Sindacale Italiana) anarcho-syndicaliste. Chacune revendiquait son propre « apolitisme » : les agitations et les

sentait l'exigence de l'organe (et arme) parti ; mais il avait une vision déformée du sens dans lequel il devait se diriger. Il se trouvait aux antipodes, même en ceci, des abstentionnistes !

1 Cf. p. Prendre l’usine ou prendre le pouvoir, annexe. Chap. V .

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grèves étaient naturellement orientées pour l'une vers la vision politique gradualiste et légaliste du réformisme, et pour l'autre vers une conception plus « bagarreuse » mais tout aussi lointaine du marxisme que... Georges Sorel ou... Arturo Labriola.

La fraction communiste abstentionniste repoussait tant l'indépendance de fait que de principe des organisations syndicales, et il condamnait de même tant le légalisme des bonzes sociaux-démocrates que l'activisme barricadier des soi-disant syndicalistes révolutionnaires. Pour elle comme pour l'Internationale les syndicats ouvriers sont et doivent rester ouvert aux travailleurs appartenant ou pas à un parti, ne leur demandant que d'être des salariés ; les communistes ne proposent et ne provoquent de scission du fait que leurs directions sont aux mains des opportunistes ; ils proclament néanmoins ouvertement que les syndicats ne peuvent mener leur travail que lorsqu'ils sont dirigés par le parti de classe : toute autre influence les empêche non seulement de servir de moyens pour l'émancipation prolétarienne lorsque celle-ci est à l'ordre du jour, mais elle les rend inadaptés à la lutte pour les améliorations économiques immédiates et les transforme en instruments passif au service des intérêts patronaux.

Un court article dans « Il Soviet » du 11 janvier, intitulé Le communisme et les syndicats, clarifie dans les grandes lignes ces points de principe en répondant à une lettre d'Angelo Russo demandant quel jugement l'on portait sur les deux confédérations syndicales, si l'on devait militer plutôt dans l'une que dans l'autre, et si notre dénonciation du pacte d'alliance et notre lutte contre la revendication syndicale d'« apolitisme » n'impliquait pas que nous devions en sortir : 

« Nous répondons pour l'instant brièvement à une question posée par A. Russo... Nous ne partageons ni les méthodes de la Confédération du travail ni celles de l'Union syndicale, et nous avons expliqué pourquoi à diverses reprises.

Au lieu de nous répéter, nous invitons A. Russo à lire sur l'« Avanti ! » du jour de l'an le texte du camarade Zinoviev sur les rapports entre parti et organisations syndicales.

Notre pensée coïncide avec les définitions théoriques que Zinoviev donne des fonctions du Parti, des Syndicats et des Soviet. Nous partageons également ses conclusions du point de vue tactique : abandon du principe de l'« égalité de droits » (au parti la direction politique, au syndicat la direction économique) pour établir la suprématie du parti sur les syndicats, et la direction par le parti communiste tant des luttes politiques que syndicales du prolétariat.

Il n'y a pas à boycotter les organisations syndicales en Italie, d'autant plus qu'aucune des deux n'est ouvertement « jaune ». Il faut, comme le propose Zinoviev, conquérir les syndicats économiques en constituant dans chacun d'eux des « groupes communistes » parmi les ouvriers organisés et les inscrits au parti convaincus que celui-ci doit prévaloir sur le syndicat [...] ».

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Cette ligne, pour être suivie, présupposait la constitution d'un authentique parti de classe : ceci sera la base du développement de l'action pour la constitution du Parti communiste d'Italie après Livourne.

5.6 - Vers les élections administratives

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Le gouvernement avait laissé entrevoir, avec habileté, la proximité des élections administratives ; c'est avec autant de sagacité qu'elle les repoussa peu à peu jusqu'à fin novembre. La succession d'annonce et de report eut l'effet d'allumer et de calmer successivement les ardeurs électoralistes du PSI et de distraire l'attention des militants et des prolétaires de la gravité de la situation économique et sociale pour la porter vers un programme d'action nécessairement minimaliste. C'était bien beau de dire : se servir des élections uniquement dans le but de développer une propagande révolutionnaire ! Se proposer la conquête des communes signifiait se proposer de les administrer ; pour les administrer il fallait un programme de réformes au sein du régime capitaliste et de ses lois et institutions intouchables. Durant de longs mois le parti s'employa donc à essayer de concilier les postulats maximalistes de Bologne avec le minimalisme de plate-formes électorales qui, inévitablement, devaient tenir compte de la pression de clientèles locales et des appétits des administrateurs en puissance. Gennari se lançait dans l'élaboration de plans aptes « à avancer vers la dictature prolétarienne », comme celui - utopiste en régime capitaliste et en opposition avec la nécessité de la centralisation politique et économique en régime de dictature prolétarienne - d'une large autonomie des communes, l'inauguration d'une politique de ravitaillement qui résolve (rien de moins) le problème de la vie chère, et enfin le but donné aux municipalités d'impulser la formation de Conseils ouvriers et de donner... force de loi ( !) à leurs décisions, cette dernière proposition provoquant les railleries d'une féroce polémique dans des articles du « Soviet » des 25 janvier et 1er février 1. La section majoritairement maximaliste-électoraliste de Milan proposait

1 La géniale théorie selon laquelle les conseils municipaux devaient tout d'abord « encadrer les conseils ouvriers » avant d'en devenir « les secrétaires », suggère au « Soviet » ce commentaire final : » Sous le régime actuel, les conseils ouvriers ne pourraient être qu'une parodie, une supercherie et une fiction légale, et le vrai pouvoir serait celui des conseils municipaux, qui sont reconnus par l'état bourgeois, et qu'il appuierait en cas de conflit. La constitution des soviet est une question de substance. Les conseils ouvriers politiques constituent l'état prolétarien et sont les organes par lesquels s'exerce la dictature prolétarienne. Le fonctionnement réel des soviet, et non leur constitution formelle, présuppose la victoire de la révolution et l'effectif écroulement de l'état bourgeois. Ce n'est qu'ainsi qu'ils auront une signification réelle, comme en Russie ; à l'inverse, en Allemagne et en Autriche où le régime ne s'est pas écroulé, les conseils politiques ne sont que des fantômes et leur existence ne constitue pas une force révolutionnaire

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d'organiser des réunions afin de rédiger un manuel à l'usage des futurs administrateurs socialistes, tandis qu'à celle de Turin 1 les abstentionnistes - pour donner un os à ronger aux ordinovistes dont ils bénéficiaient de l'appuis à la direction de la section - avaient la naïveté de justifier la participation aux élections municipales dans le but de conquérir les communes - transformée en « section économique » d'un conseil ouvrier urbain basé sur les conseils d'usine - « pour se servir des locaux de réunion et de tous les moyens aux mains des municipalités pour préparer les armes de l'insurrection prolétarienne, pour organiser les fortins de la lutte ouvrière, pour appeler à la rescousse les couches les plus larges de la population travailleuse » - provoquant une sévère action de redressement de la Fraction à travers son organe national.

Contre ces dévoiements, auxquels succombaient même des militants qui s'étaient distingués dans la lutte contre le maximalisme et contre le réformisme, qui créaient chez les prolétaires de fatales illusions et de tragiques désillusions, la Fraction prit position dans une délibération que le lecteur pourra utilement comparer avec les thèses de Moscou sur le parlementarisme révolutionnaire de juillet suivant (point 5), et qui parait dans le « Soviet » du 18 janvier : 

« Pour les élections communales

Le comité central de la Fraction communiste réaffirme les directives contenues dans le programme présenté par la Fraction communiste abstentionniste au Congrès de Bologne, selon lesquelles dans la situation historique actuelle la participation des communistes aux élections des organismes représentatifs bourgeois est impossible ; 

relève que la principale raison de cette incompatibilité, c'est à dire la contradiction entre la propagande dans les masses pour la dictature prolétarienne et l'invitation faite aux mêmes masses à intervenir dans les élections à parité de droit avec les bourgeois, subsiste tant pour les élections au parlement que pour celles aux communes et aux provinces ; 

active. Pour nous, comme nous le répétons depuis longtemps, la véritable force active est l'existence d'un parti communiste organique, compacte, sain, et qui ne repose pas sur la construction de châteaux de sable. Préparons-nous y donc ! Voulons nous dire en compagnie du camarade Gennari. Mais préparons la véritablement, non pas comme Gennari voudrait le faire, dans la hâte : cette hâte est une maladie, la maladie de la préparation révolutionnaire de laquelle il faudra tout d'abord guérir, en combattant sans cesse ce qui en est la cause, la maladie électorale ».

1 A Turin, comme on le lit dans le « Soviet » du 22. II, il semble qu'au sein de l'« Ordine Nuovo » une démarcation plus ou moins nette se soit opérée, suite à notre intervention, entre Gramsci et Tasca. Toutefois, comme le démontrera la suite de l'exposé, l'initiale et bien vague reconnaissance du rôle du parti et de la nature politique des soviet eut du mal à s'enraciner même chez les éléments les plus sensibles aux problèmes politiques de la révolution prolétarienne : Gramsci qui, lors de l'assemblée du 19. II à Turin, semblait se rapprocher des positions défendues par le « Soviet » en pleine cohérence avec les thèses de l'Internationale, retombera trois mois plus tard dans l'« ordinovisme de départ », cette fois en polémique avec le même Tasca qui, lui, avait au moins le sens de la tradition de parti et de l'importance de l'organisation syndicale !

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retient que la conquête du pouvoir politique par le prolétariat n'a aucune valeur si elle n'est pas comprise comme la conquête du pouvoir central qui se trouve actuellement aux mains de l'Etat capitaliste ; et que, de même que le fait de croire arriver au pouvoir à travers la majorité au parlement n'est qu'une illusion, le fait de considérer comme un résultat révolutionnaire l'obtention de la majorité au sein d'un conseil municipal en est une autre. Les fonctions de ces organismes étant subordonnées au pouvoir central de l'Etat bourgeois, tout travail d'amélioration du fonctionnement technique de ceux-ci se transforme en avantage pour la conservation du régime actuel, et toute tentative de rébellion contre les principes constitutionnels bourgeois est immédiatement paralysée par le contrôle de l'exécutif de l'Etat ; 

considérant d'autre part qu'une campagne pour l'autonomie des pouvoirs locaux de l'Etat est inopportune alors que le mouvement communiste à pour objectif la réalisation révolutionnaire de la dictature du prolétariat, qui sera fortement centralisatrice, tendant à la subordination des intérêts locaux et particuliers aux intérêts généraux de la collectivité prolétarienne ; 

affirme que les communistes doivent repousser la participation aux luttes électorales même pour les communes et les provinces, réservant tous leurs efforts à la préparation de la conquête révolutionnaire de la dictature du prolétariat, unique but historique du mouvement ouvrier ».

L'avertissement tomba dans le vide, mais il représente pour nous un autre des points fermes de cinquante ans de bataille.

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5.7 - Le maximalisme toujours plus partisan de l’unité

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Les premiers jours de février, un appel des camarades russes au secrétariat du parti socialiste italien fut publié dans le numéro de l’ » Avanti ! » du 8 sous la signature de W. Degot et Elena Sokolovskaïa, le premier membre et la seconde secrétaire de la section à l’étranger de la IIIème Internationale.

Saluant la victoire électorale du parti socialiste, l’appel donnait au prolétariat d’occident, et particulièrement à celui d’Italie, une série d’indications concernant les brûlants problèmes d’actualité. Le premier était « de repousser fermement les illusions du réformisme et du parlementarisme, car entraîner le prolétariat dans cette voie serait se transformer en laquais de la bourgeoisie ; de conduire une lutte active contre les courants opportunistes, réformistes, sociaux-patriotes, et rompre avec ces éléments qui peuvent devenir un poids inutile et même devenir des ennemis de la révolution », le second était de faire un pas supplémentaire à celui de l’adhésion à la IIIème Internationale, celui de se déclarer ouvertement parti communiste. Dans une brève note de commentaire, l’ »  Avanti ! » déclare, comme d’habitude, être… complètement d’accord :  « Il n’y a qu’un point [ ! !] de désaccord, qui n’a pour nous qu’une très faible importance : celui se référant au changement de nom de notre parti […]. Il s’agit, en fin de compte, d’une question qui est de la compétence de chacune des sections de la IIIème Internationale [une anticipation du polycentrisme !], fonction de leurs situations particulières » ; les Bulgares peuvent bien changer de nom puisqu’il s’agit de distinguer les socialistes « au sens étroit » des socialistes « au sens large », mais pourquoi le faire en Italie ou « notre nom de peut donner lieu à équivoque, et ou notre parti a une forte tradition » ?

Pour le « Soviet », qui commente l’appel dans le numéro du 15 février 1, cet accord, comme le démontrait l’ensemble de l’action du parti depuis Bologne, n’existait pas. Mais il y avait plus : pour nous, le fait que le parti ait changé de nom aurait été, au point ou les choses en étaient arrivés, un danger, et le fait que les camarades russes insistent pour que les Serrati et Cie se déclarent en sa faveur ne faisait que démontrer la méconnaissance du mouvement socialiste italien par les camarades russes et lui donner une valeur qui ne correspondait pas à la réalité. Le « Soviet » écrivit : 

1 L'Appel des russes et l'équivoque italienne, cf. plus loin.

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« Le parti ne doit pas, en Italie, changer de nom, afin que celui-ci n’accomplisse pas non un second pas mais une seconde tromperie - après celle de l’adhésion à la IIIème Internationale votée par acclamation mais voulue par bien peu en pleine conscience et de bonne foi. Vaut-il la peine de changer de nom à cet amalgame qu’est devenu le parti, qui ne peut plus donner lieu à équivoque puisqu’il est lui-même une simple équivoque ? […]. Il est nécessaire que le parti communiste naisse en Italie. Mais celui-ci doit rassembler ceux qui ont désormais dépassé tout opportunisme […], qui acceptent intégralement le programme de la IIIème Internationale, qui ont rompu tous les ponts avec la social-démocratie et veulent accomplir fermement un utile travail révolutionnaire.  »

Le maximalisme n’avait nullement l’intention de suivre les conseils de l’Internationale. Non pas, comme il l’avait mille fois répété, parce que la « glorieuse » tradition du parti lui tenait à cœur, mais parce qu’il se rendait compte que le changement de nom impliquait bien plus que cela. Serrati écrivait sur « Comunismo » des 15-19 février : « cette question – qui n’a en soi qu’une importance relative – cache une grave proposition : celle de scinder le parti socialiste sous le prétexte d’éloigner des éléments douteux et collaborationnistes » ; et les maximalistes étaient bien décidés de l’empêcher. La « scission », en fait, « compromettrait gravement le travail de propagande et d’organisation » du parti ; et surtout (un argument qui, comme on peut se le rappeler, avait déjà été avancé par les réformistes, et par Treve en particulier) elle le couperait de la Confédération générale du travail et de la Ligue nationale des coopératives dont le parti attendait – rien moins ! – « obtenir les techniciens indispensables à l’administration de la société socialiste à laquelle nous aspirons et dont nous espérons la réalisation proche ». Aucune scission donc, tout au plus une épuration au cas par cas et « tout en douceur, afin de ne pas entraîner une scission que nous ne voulons absolument pas ».

Il est certain que, bien que ne l’exprimant pas, Serrati avait les élections administratives en tête, pour l’issue desquelles l’ »  unité » du parti et l’efficace contribution de la droite, pleine d’ »  éléments techniques » formés à l’école de l’action syndicale et coopérative, était indubitablement essentielle. Mais il ne s’arrêta pas là, comme le montre cet extrait de l’article Union ou scission ?, que nous citons pour montrer de quoi était fait ce maximalisme que les historiens stipendiés cherchent périodiquement à remettre en valeur : 

« La période révolutionnaire est éminemment collaborationniste, pas dans le sens d’une collaboration de la révolution avec la réaction, mais dans celui d’une puissante levée dans le camp adverse d’éléments venant vers la révolution. On peut aussi dire qu’un des symptômes les plus caractéristique de la période révolutionnaire est le déplacement vers la gauche des éléments neutres, restés dans une position incertaine entre le vieux patronat et le nouveau, et qui, humant l’air, sentent que le changement est proche, ayant une quasi-intuition de la fin de l’ancien régime, et se précipitent vers le nouveau, agissant à leur tour non plus comme des éléments négatifs mais comme des facteurs positifs de la transformation. Et il serait bien

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étrange, et même incompréhensible, qu’alors que nous nous apprêtons à les recueillir par la force des choses, nous ayons une poussée d’opportunisme inconsciente, et que nous refusions de nous maintenir unis à ceux avec qui nous avons en commun une fondation doctrinale, qui ont vécu avec nous la vie de l’organisation ouvrière et du parti politique, et qui n’ont de dissension avec nous que sur la question – importante si l’on veut – de la tactique révolutionnaire. Il serait vraiment curieux qu’au moment ou nous nous apprêtons à accueillir comme collaborateur du nouvel état socialiste un Dupont quelconque – et il y en aura plus d’un, parmi les éléments populaires, qui viendront nécessairement à la révolution [aujourd’hui on le chercherait parmi les « catholiques de gauche »] – nous refusions de maintenir le contact avec ceux qui ont été nôtres jusqu’à présent et ont réalisé avec nous les premières batailles du mouvement prolétarien.  »

Logique parfaite : si les couches moyennes se précipitent dans les bras du « nouveau patron », prenons les hommes qui expriment le mieux leurs intérêts, et faisons notre leur programme ! Après tout, ce qui nous sépare d’eux ce n’est qu’un petit problème de tactique révolutionnaire ! S’ils deviennent révolutionnaires par opportunisme, faisons-nous, nous, opportunistes, et nous les aurons conquis !

Par ceci Serrati n’entend pas mener une offensive contre « nos principes, contre la dictature […] de notre parti » : non, il faut au contraire « l’acceptation totale, absolue, de la discipline dans l’action ». Mais ici la logique est mise de côté car juste après Serrati indique que l’ »  on peut, au sein d’un programme commun, avoir et propager des interprétations différentes de ce programme » : mais le fait de « propager des interprétations différentes du programme » fait-il partie ou non de l’action ? Et comment faisons-nous alors avec la « discipline » ? La fin de l’article parle de lui-même : « ce qui est aujourd’hui urgent c’est d’éloigner de notre camp, individuellement, tous les éléments incertains et inactifs, de rassembler tous les autres par un programme de réalisations immédiates et révolutionnaires constituant un drapeau clairement accessible aux foules et qui ne soit pas constitué d’abstractions théoriques ». La droite peut dormir sur ses deux oreilles : personne ne l’accusera d’être « incertaine » ou « inactive », elle a pour cela les idées bien trop claires, et quant à l’activisme, il n’y en a pas deux comme elle ; si l’on veut un programme de réalisations immédiates, c’est la seule qui puisse non seulement l’élaborer mais aussi la transformer, comme l’avait dit Modigliani, en programme révolutionnaire ! Les « abstractions théoriques » seront laissées aux hommes du « Soviet » ; le maximalisme se satisfera du « concret » fourni par les réformistes. Et il oubliera – au moins logique en cela – les cas d’indiscipline personnelles…

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5.8 - Notre voie directe

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L'article de Serrati en réponse à l'appel des émissaires russes de l'Internationale était bien entendu surtout dirigé contre nous qui, ces mêmes mois, dédiions une large partie du quotidien à défendre la scission au sein du PSI. Comme nous l'avons déjà indiqué, cette rupture était pour nous conditionnée par une décision de caractère international et non national. Ceci ne nous empêchait pas d'insister sur le fait que la scission était non seulement nécessaire mais était en pratique déjà advenue, et ne concernait pas seulement l'exclusion de la droite mais aussi du centre maximaliste. Bien que nous opposant à la proposition d'abandonner immédiatement le parti - proposition faite dans « Il Soviet » des 8 et 22 février, essentiellement par E. Peluso et N. Lovero - nous n'avions aucun doute sur le fait que tôt ou tard les évènements nous auraient amené à quitter en minoritaires le parti auquel rien, sinon l'observation des délibérations de l'Internationale, ne nous liait plus. Polémiquant avec Francesco Misiano, l'unique maximaliste-électoraliste se déclarant pour l'exclusion de la droite et pour ce qu'il définissait comme la « purification du parti », bien qu'opposé à la scission, notre quotidien observait le 15 février : 

« Misiano ne voit-il pas que chaque jour les maximalistes-électoralistes, loin de purifier le parti, s'abâtardissent eux-mêmes dans des pratiques totalement réformistes ? Il se fait des illusions s’il pense pouvoir rompre avec cette situation sans rompre avec les bulletins de vote. Les faits diront qui aura raison.

Nous ne pouvons pas être d'accord avec sa position indiquant que les communistes doivent conquérir le parti comme les syndicats et les autres organisations prolétariennes. On ne peut pas parler de conquête (de la majorité) du parti mais d'homogénéité programmatique, même si pour cela le parti doit être de taille réduite. C'est ce que veulent la doctrine et la tactique de la IIIème Internationale ».

Nous ajouterons, pour les historiens fantasmant sur une masse de communistes déjà convaincus qui se seraient éloignés de la Fraction à cause de notre « sectaire » position abstentionniste, que dans cette même note « Il Soviet » rappelait à Misiano que si les abstentionnistes étaient peu nombreux, les soi-disant « purificateurs » l'étaient encore moins...

La perspective d'abandonner le parti en minoritaires ne nous effrayait pas, et elle ne nous effraya pas plus à la veille du congrès de Livourne. Dans un article

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intitulé Nous voulons la scission ! du 29 février consacré à la « pudibonde » social-démocrate « Giustizia » qui, pointant son doigt sur nous, s'exclamait : Ce sont eux qui veulent la scission !, on peut lire : 

« Oui nous voulons la scission, et ce n'est pas d'hier. Depuis le congrès de Bologne nous avons été fermement contre l'unité du parti et nous avons soutenu non l'expulsion, qui nous rappelle par trop une sorte de jugement de dieu médiéval, mais la nécessité de se couper de toute la droite [...]. La majorité maximaliste ne nous a pas suivis. Aujourd'hui une majorité d'entre nous toujours plus forte dit : ou bien ils sortent, ou nous sortons !

La pauvre « Giustizia » est sur les charbons ardents car elle a peur que le parti ne se prononce en notre faveur. Qu'elle se rassure : le parti s'est déjà prononcé, et si c'est nous qui devons sortir, nous le ferons de nous-même ».

Toutefois, plus que le problème de la scission en tant que tel, il importait à la Fraction de définir avec la plus grande exactitude les fondements du programme du nouveau parti. C'est au cours du premier trimestre de 1920 que paraît dans « Il Soviet » une série d'articles sur la nature et la fonction des soviets en polémique avec l'« Ordine Nuovo » ainsi qu'une série très détaillée d'articles d'analyse critique sur le mouvement communiste en Europe et dans le monde. Les chapitres VI et VII y sont consacrés. Nous nous occuperons ici de quelques articles reproduits en annexe à ce chapitre 1 qui, bien que suggérés par l'actualité, revêtent une plus grande importance que celle de la polémique sur tous les fronts dans laquelle les communistes abstentionnistes étaient employés. Ils concernent le concept fondamental de parti, de ses rapports avec la classe, ainsi que de sa fonction avant et après la prise du pouvoir, tous points sur lesquels la plus grande confusion et la plus grande ignorance régnaient en Italie.

Un premier article daté du 11 janvier, intitulé Socialistes et anarchistes, nous intéresse non à cause de la désormais bien vieille polémique contre les partisans de Bakounine et de Proudhon, mais de la claire délimitation du processus à travers lequel le prolétariat, après la prise du pouvoir, procédera aux transformations économiques, expropriant, certes non du jour au lendemain, la classe dominante et les demi-classes qui y sont liées : processus nécessairement graduel mais présupposant la conquête, celle-ci non graduelle mais bien violente, du pouvoir. La conception, qui n'est pas propre aux anarchistes, mais est aussi partagée par exemple par l'ordinovisme, selon laquelle l'économie communiste se baserait sur la « liberté » de groupes de producteurs et de consommateurs de fabriquer et distribuer les biens socialement nécessaires, est démolie pour être opposée à une conception diamétralement opposée, l'unique acceptable pour les marxistes, qui est celle de la suppression de toute « liberté de production ». On rappelle que le rôle historique de l'état de la dictature prolétarienne - qui ne crée pas de « nouvelles » classes mais est l'instrument de l'abolition de toutes les classes - est d'être le pont permettant de passer à un mode de 1 Cf. plus loin.

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production utile et rationnel, qui harmonise le travail des hommes dans leur lutte contre les adversités de la nature.

Dans l'article La dictature prolétarienne du 15 février on développe trois positions qui constituent un fil ininterrompu dans l'histoire de la Gauche : 

- le soi-disant léninisme n'est rien d'autre que la grandiose réalisation pratique de la doctrine sortie d'un seul jet non pas du cerveau de Marx mais de l'arrivée sur la scène historique du prolétariat en tant qu'antagoniste de la classe bourgeoise dominante ; 

- le cœur de cette doctrine, comme le rappelle Lénine dans « L'état et la révolution », n'est pas le concept de luttes de classes mais celui de dictature du prolétariat, exercée par celui-ci « tout seul, avec une organisation unie, excluant les autres classes, avec une force de coercition énergique », donc sous le guide du parti et hors de toute mystification démocratique même sur le plan de la terminologie (à ce propos on doit rappeler qu'au sein de l'Internationale la Gauche s'opposa constamment à la substitution de la limpide formule de « dictature du prolétariat » par des « synonymes » soi-disant plus facilement compréhensibles par les larges masses comme celui de « gouvernement ouvrier » ou de « gouvernement ouvrier et paysan ») ; 

- la révolution communiste est un processus principalement international, ouvert par l'Octobre rouge à l'échelle internationale et ne pouvant se conclure qu'internationalement (ce qui ne signifie pas - comme l'observe l'article - la simultanéité de la conquête du pouvoir dans tous les pays !).

Le troisième article, intitulé Les buts des communistes et paru sur le numéro du 29 février, synthétise efficacement ce que sont les tâches fondamentales des militants révolutionnaires, et avant tout l'organisation et l'unification de l'avant-garde ouvrière en parti politique. Ce dernier est caractérisé par deux aspects fondamentaux, l'universalité et la finalité, desquels provient le principe, formulé par la Gauche les années suivantes, du centralisme organique, forme typique d'organisation d'un mouvement qui dépasse les particularismes d'individus et de groupes ainsi que celui des revendications partielles, sur lesquels repose tout mécanisme démocratique, et qui sont en opposition avec les bases fondamentales de la société communiste ainsi qu'avec ceux de la lutte y menant. L'article insiste sur la conception - incompréhensible pour les immédiatistes et les ouvriéristes - du fait que le but du parti est l'unification et la représentation de la classe, celle de ses intérêts et de ses buts historiques, non seulement ne disparaîtra pas après la prise du pouvoir mais assumera alors un caractère de plus forte nécessité à cause du travail de transformation économique et social, de la guerre civile et de l'extension internationale de l'assaut révolutionnaire. Enfin il oppose la vision « catastrophique » du marxisme aux multiples et trop fréquentes déviations qui consistent à disperser l'action du parti dans de soi-disant réalisations pratiques et à surévaluer les questions

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techniques et les organisations politico-économiques, considérées révolutionnaires en elles-mêmes, l'ensemble étant censé constituer une « passerelle vers le communisme » plus facile à franchir (déviations réformiste, syndicaliste, ordinoviste, coopérativiste).

Ajoutons incidemment que la toute nouvelle théorie de Serrati concernant les « classes moyennes » qui, en période révolutionnaire, se rapprocheraient du prolétariat et de son parti, et indiquent que cette même période révolutionnaire serait « éminemment collaborationniste », trouve une réponse adéquate dans deux notes polémiques des numéros du 28 mars et du 25 avril du « Soviet ». À l'opinion de Serrati selon laquelle « la période révolutionnaire se présente comme un rapprochement des classes moyennes vers la gauche et l'élargissement de la base du parti révolutionnaire », et où les diverses tendances politiques au sein du prolétariat fusionneraient, notre quotidien oppose une réfutation basée « sur l'histoire des révolutions communistes, victorieuse ou vaincue, sur les textes des communistes publiés sur notre presse, sur la raison d'être même de l'Internationale de Moscou née de la séparation au sein de la vieille Internationale entre social-patriotes et internationalistes ainsi qu'entre socialistes plus ou moins partisans de la démocratie et communistes partisans de la dictature prolétarienne.

Toute l'histoire contemporaine, sur laquelle est fondée la IIIème Internationale qui y fonde sa méthode et sa tactique, dit le contraire [de ce que soutient aujourd'hui Serrati]. À l'approche de la révolution le mouvement ouvrier et socialiste se scinde et se sélectionne toujours plus à la recherche de la solution historique du problème révolutionnaire. Le Parti Communiste a ce but : préciser toujours plus le terrain de ses méthodes d'action et repousser les falsificateurs du socialisme, certain d'avoir l'accord des masses prolétariennes à l'heure décisive ». (L'ex-maximalisme) 1.

Pour compléter cet ensemble d'articles à caractère théorique sortis pendant le premier trimestre de 1920, tous orientés vers la défense des positions fondamentales défendues par les bolcheviques, nous rappelons une note du 18 janvier intitulée Se préparer à tout, qui, rappelant la nécessité de la dictature pour abattre les innombrables obstacles s'opposant au pouvoir prolétarien, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays ou la révolution est advenue, anticipe la célèbre colère de Lénine au cours du IIème Congrès contre les Indépendants qui reculaient devant le fait de 1 Comme d'habitude, Serrati ponctue son article d'attaques personnelles et de commérages selon sa

vieille tradition de « sauveur ». Nous concernant, il croyait avoir trouvé la confirmation de ses positions indiquant que nos idées n'étaient pas encore suffisamment claires pour opérer uns « scission » comme on le voyait à travers nos divergences avec les abstentionnistes turinois sur la participation ou la non participation aux élections municipales et sur la manière de comprendre le sens des Conseils (voir « Il Soviet » du 15. II). Il est certain que les camarades turinois aspiraient à une possible utilisation des communes comme instruments de propagande politique - une fois reliées au réseau des conseils d'usine - et comme forteresses de la lutte prolétarienne et de la préparation à la prise du pouvoir. Mais ces discussions se déroulaient au sein d'une unique vision du processus révolutionnaire (comme ce sera ensuite le cas avec les bolcheviques) ; rien de comparable avec l'abysse existant entre le réformisme et le bolchevisme - si l'on veut appeler ainsi le marxisme rétablis sur ses véritables bases !

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devoir annoncer au prolétariat allemand que la révolution comporterait les plus grands sacrifices, la faim et le combat pour la vie ou la mort. Il est ici demandé aux communistes de « dire franchement et honnêtement que la période vers laquelle nous nous dirigeons est un long chemin de privations et de souffrance, de batailles et de sacrifices » : la force du parti révolutionnaire est de ne rien avoir à cacher, ni à ses militants, ni aux masses ouvrières se rangeant sous son drapeau et appelées à une très rude tâche, ni même à ses propres adversaires. Aux héroïques prolétaires russes en pleine guerre civile, Lénine osera dire, ayant en perspective les exigences de la révolution mondiale : « Beaucoup est demandé à celui qui a beaucoup donné ! ».

5.9 - Silence : le groupe parlementaire parle !

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En attendant de convoquer un nouveau Conseil national, la direction maximaliste ne faisait que jouer soit avec le nouveau projet de Gennari sur la constitution de conseils ouvriers, soit avec un programme non seulement de participation aux élections communales (ce qui n'était pas le pire) mais de véritable administration des communes, lié à de complexes exercices cérébraux sur leurs rapports avec les futurs soviets. Pendant que les maximalistes s'exerçaient à leurs difficiles élaborations, les parlementaires devaient résoudre le problème des actions à mener au sein de Montecitorio. La solution ne pouvait qu'en être donné par la droite qui dominait incontestablement le groupe et était prête à sortir tous les plans de réformes possibles.

Selon les traditions de la Gauche, les directives en matière parlementaires devaient être précises, contraignantes, et émaner de la direction qui devait ensuite les communiquer au groupe. Au lieu de cela on continuait à tolérer que le groupe discute lui-même de sa propre activité, dans un chaos frileux d'idées et de positions qui s'établissaient au travers du rapport entre les habiles réformistes et tous ces maximalistes privés de claire vision et de directives socialistes, au cours de la difficile situation de l'époque.

Ce fut donc la direction du groupe parlementaire qui invita la direction du parti à une réunion commune tenue à Rome le 27 février et qui dura jusqu'au 29, ouverte par Costantino Lazzari, héraut de la vieille « intransigeance » et qui était habitué à sévèrement réprimander les députés rebelles, qui se fit l'intermédiaire de deux programmes émanant du groupe parlementaire, l'un assez long de Turati, et l'autre plus bref de Bombacci, et, déclarant qu'« il est bon [ ! ! !] que l'on arrive à un accord avec la direction » avala la création de deux organes centraux ayant parité de droits et possibilité de se mettre ou non d'accord.

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Ces deux textes sont reproduits en intégralité dans l'« Avanti ! » du 7 mars. Dans une longue introduction le premier affirme que le groupe ne doit pas suivre la politique du gouvernement et des partis bourgeois en se limitant à des algarades, mais présenter un véritable programme (qui est au fond un programme de gouvernement) « propre à mettre à l'épreuve les capacités d'évolution de l'Etat bourgeois » : dans sa grande bonté, Turati laisse le soin au parti et à la direction de faire la propagande des résultats. Le préambule, après avoir dit qu'il menacerait le gouvernement de transformations plus radicales « que le prolétariat pourra imposer révolutionnairement dans un lointain avenir », développe une critique sarcastique de la politique bourgeoise et de ses remèdes empiriques au délabrement économique, accusant le gouvernement de développer une économie de type médiéval au lieu de s'en tenir à d'authentiques critères libéraux, déclarés eux excellents. Il condamne donc également les prétentions prolétariennes de lutte pour la hausse des salaires, soutenant que cette méthode pour résoudre les conflits économiques de classe se détruit d'elle-même car elle conduit à la hausse des prix et au désastre pour l'économie nationale. Il invite donc les masses productrices à travailler pour elles-mêmes et pour la nation et non pour la petite caste des profiteurs, entremetteurs et dilapidateurs !

A ce discours, qui pourrait être signé d'un « communiste » type 1974, suit une liste de revendications qui, à leur tour, anticipent sur les programmes contemporains de « réformes de structure » : liquidation de la paix de Versailles et de St Germain et retour aux normes habituelles de la vie internationale (aujourd'hui on dirait coexistence pacifique...), libre échange des matières premières (marché commun...), remise des dettes de guerre, démobilisation et désarmement international, reconstitution des finances et de l'économie nationale en confisquant les enrichissements de guerre et en taxant le patrimoine et les successions, lutte contre les évasions fiscales, mise en chantier de la socialisation des terres et des usines... gestion prolétarienne des usines... (un programme qui n'aborde néanmoins pas autant que celui de nos modernissimes « communistes » la protection de la petite propriété et de la petite entreprise).

S'ensuit une série de revendications économiques. Nous en citons les plus caractéristiques : bonifications en matière d'hygiène, d'hydraulique et d'agriculture ; abolition de la grande propriété foncière pour en faire de vastes domaines publiques (et non pour la diviser en petites propriétés !) ; baux collectifs et coopératives de travail sévèrement contrôlées sous peine d'expropriation des propriétaires et des gérants, afin de réaliser l'adéquation entre la production agricole et les besoins de consommation (une recette discutable mais dont l'objet n'est plus du tout abordé aujourd'hui), conseils d'usine pour le contrôle et la gestion de la production (soit une main tendue à l'ordinovisme), nationalisation des mines, résolution du problème du logement en empêchant que la hausse des coûts des constructions neuves n'entraîne la hausse des loyers et aide à la construction de logements à loyers modérés (rien de neuf ni alors ni aujourd'hui), assurance obligatoire pour tous, prévoyance, etc. (toutes choses qui seront réalisées par le

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fascisme), promotion de la culture et lutte contre l'analphabétisme (prélude à l'actuel abrutissement généralisé).

Le programme Bombacci ne dit rien de tout cela, mais affirme que le groupe doit démontrer, à travers son « programme socialiste parlementaire » que les problèmes et leurs résolutions dans un sens socialiste peuvent être discutées au Parlement. Enfin, un texte plus articulé est lu par Gennari, représentant de la direction. Celui-ci commence par s'excuser : la direction ne veut en rien se substituer à l'activité du groupe parlementaire dans « le détail technique de ses actions et dans ceux de son travail parlementaire » ; il se limite à rappeler que le travail du parti, « outre sa coordination avec l'effort des masses pour rejeter le parlementarisme bourgeois », doit être consacré à la propagande en faveur des principes communistes depuis la tribune du parlement, dans le but à la fois de démontrer l'incapacité de la bourgeoisie à gouverner, l'inanité des programmes démocratiques et réformistes, et « notre capacité de reconstruction dès la prise du pouvoir ». Sur ce terrain, le secrétaire ne peut plus que rivaliser avec Turati sur le nombre de points « concrets » à aborder à la tribune de Montecitorio, en demandant peut être plus, mais en acceptant en substance le terrain de « lutte » de la droite. En voici les perles : 

Socialisation de la propriété foncière industrielle, en commençant par les industries les plus mûres, sans se fourvoyer dans des tentatives d'expériences petites-bourgeoises (même ces formules falotes sont meilleures que celles des « communistes » de 1972), dispositions sérieuses et communistes ( ?) pour la défense des assurances sociales, pour l'abolition du privilège de l'instruction, etc., mesures contingentes mais s'attaquant sérieusement au droit de propriété, propres à atténuer les problèmes du prolétariat, spécialement en matière de coût de la vie, de manque d'habitation, etc. Sur les questions internationales, un passage explique la nécessité de lever le voile des illusions démocratiques et pacifistes, et un aparté parle de l’œuvre révolutionnaire en cours en Russie. On demande au groupe parlementaire « d'aiguiser les oppositions entre les classes, d'accroître la capacité révolutionnaire des masses, de provoquer au plus vite des crises plus intenses, préparant ainsi [  ! ! !] la révolution prolétarienne et la réalisation du communisme ». Nous ferons un rapide commentaire : si l'on ne comprenait pas alors comment il était possible de travailler pour les buts, si platoniquement décrits, grâce à l'action et à la pratique parlementaire, cinquante ans d'expérience nous font dire que le problème est résolu dans la mesure ou la « technique de l'action parlementaire » ne peut que se réduire en technique de castration et de sabotage de la force révolutionnaire du prolétariat.

Un premier compte-rendu paru dans l'« Avanti ! » des 29 II et 2-3 III nous fait voir avec quelle audace s'exprimaient les hommes de la droite. Turati déclare que le comité de direction du groupe parlementaire à un point de vue opposé à celui « critique, négatif, catastrophiste » de la direction : il pense que les masses le repoussent et demandent la solution aux problèmes immédiats ( c'était aussi l'opinion du groupe de Turin : concret équivaut à immédiat, et la Gauche marxiste a toujours condamné concrétisme et immédiatisme). Selon l'orateur, la révolution doit se faire

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d'abord dans les consciences : mais la conscience n'a jamais été quelque chose ni de concret ni d'immédiat ! Enfin Turati admet que la guerre a ouvert au prolétariat la possibilité de grandes conquêtes et indique que la plate-forme de revendications contenues dans le programme, dont nous venons de parler ci-dessus, pourra s'accroître dans un futur proche.

Modigliani est plus à gauche que Turati, et nous ajouterons que l'actuel parti communiste italien. Selon lui, le programme de Turati de 1920 est collaborationniste alors que celui de la direction est utopique. L'action des députés ne peut donc être qu'à l'opposé de cette dernière au sein de laquelle existe une contradiction entre les prémisses théoriques et les mesures contingentes qui les traduisent (constatations que l'on peut considérer comme historiquement justes). Indiquant l'absurdité de la préparation en chambre des organisations de transformation socialiste, Modigliani soutient que l'on peut rapprocher le prolétariat du socialisme à travers des expériences de socialisation ou de nationalisation, mais il se reprend de suite en indiquant qu'il ne s'agit pas d'une possible réalisation gouvernementale ni de collaboration de classe puisque ces expériences peuvent être accomplies directement par les masses.

Lazzari défend le programme de Gennari en indiquant que le travail au sein de Parlement a une « fonction négative » alors que celui développé au sein des masses a une « fonction positive ». Selon sa formule, on ne va pas au Parlement pour faire mais pour défaire. Treves reprend son attaque de la politique maximaliste en observant que plus la révolution s'éloigne, plus on retombe au niveau de l'intransigeance bien modeste d'avant-guerre. Il polémique avec Modigliani, son camarade de tendance, en déclarant clairement qu'il n'est pas nécessaire d'avoir le pouvoir pour travailler à la réalisation du programme ; au contraire, c'est le programme qui, en se déroulant, doit porter au pouvoir. Les maximalistes se défendent mal de ces attaques à travers les réponses d'un Baratono confus et d'un Graziadei bien léger. Ils indiquent que le programme de Turati serait à même de provoquer la scission du parti et donc la collaboration avec le pouvoir bourgeois (l'intelligent Graziadei n'aurait-il pas du comprendre que cela valait finalement mieux ?) et défendent le programme du Congrès de Bologne.

Turati, dans sa réponse, rejette l'accusation de collaborationnisme. Il utilise ses habituels paradoxes pour dire : que l'on est déjà au pouvoir puisque ce n'est pas seulement en étant au Parlement que l'on a le pouvoir ; et que c'est en étant au gouvernement que l'on en avait le moins. Il critique avec habilité les contradictions de la direction maximaliste, qu'il taxe avec justesse d'anarchisme d'un côté et d'immédiatisme de l'autre. D'Aragona, chef de la CGL, qui manifeste à cette époque une sympathie toute verbale pour Moscou, intervient pour indiquer que l'on ne pourrait maintenir le pouvoir socialiste qu'avec la dictature du prolétariat ; mais... gare à vous, car la bourgeoisie ne restera pas les bras croisés et adoptera des contre-mesures ! L'habile organisateur sait par ailleurs que les masses en ont assez d'être exploitées et s'exclame : « Il faut faire quelque chose tout de suite pour satisfaire

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leurs exigences et leurs besoins » : donc, le problème de la dictature écarté, pensons au concret !

Après une prise de bec sur la validation des droits de vote, deux ordres du jour sont présentés, un de Vella en faveur du programme de la direction, et un de Treves en faveur du programme de Turati. Sept membres du comité de direction votent pour Vella, et deux pour Turati, Treves et lui-même. Les membres de la direction, au lieu de contester le droit de vote des dirigeants du groupe parlementaire, et leur imposer le programme de la direction, ne votèrent pas et avalèrent cette énorme couleuvre.

Les critiques émises par l'« Avanti ! » sur le programme de la droite n'enlèvent rien à la signification de ce combat informe (sur lequel nous nous sommes attardés tant pour montrer l'énorme confusion des idées régnante que la convergence du centre maximaliste et de la droite, tous deux courant après les réformes de structure) : les deux programmes se valent, et le programme réformiste a au moins le mérite de ne pas prétendre être... révolutionnaire !

N'ayant pu sortir à cause de la longue grève des typographes napolitains (du 29 février au 20 mars), « Il Soviet » ne put commenter l'« historique » réunion et les autres divagations de l'électoralisme maximaliste que dans son numéro double des 9-10 et 28 mars, en particulier dans les articles Le parti socialiste et le programme d'actions parlementaires et Réaliser, tous deux consacrés à un concept qui reviendra à de nombreuses reprises dans l'histoire du courant de gauche.

Comment le maximalisme, comme variante de l'opportunisme, se définit-il ? Par sa manie des « réalisations » et son horreur de l'accusation d'« incapacité ». Il se met donc au travail, y compris sur le terrain électoral, pour battre la droite sur le plan des réalisations concrètes : « ce qui est nécessaire c'est non pas vivre mais réaliser, réaliser, réaliser ». C'est ainsi qu'est né un nouveau monstre : 

« le maximalisme réalisateur [nom cher aussi aux ordinovistes] est ouvert à la consommation de toute nourriture, même la plus avariée. Le premier la cultive en serre chaude, à l'abri du vent, sous la forme du conseil d'usine, la nouvelle organisation prolétarienne collée au mécanisme productif, première cellule de la future société, réalisation révolutionnaire authentiquement marxiste sans laquelle on verrait la situation paradoxale d'une transformation politique non précédée d'une transformation économique. Le second, en se remuant pour constituer les soviets, forme de l'état prolétarien qui, créé en régime bourgeois, n'aurait pas, comme le précédent, la valeur d'une véritable réalisation prolétarienne puisque le premier n'exclue pas le patron de l'usine tandis que le second n'exclue pas le bourgeois du pouvoir politique. Un troisième investit le domaine législatif en compilant des projets de loi... futuristes ; un quatrième créé des coopératives ; un cinquième s'occupe du personnel communal de la commune de X qui n'a pas reçu ses salaires et un dernier des questions de production agricole de la commune Y et ainsi de suite. L'un s'occupe des conseils municipaux, l'autre des syndicats de métier.

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Le maximalisme réalisateur, lorsqu'il réalise quelque chose, ne réalise que des réformes, n'est que pur et simple réformisme, c'est-à-dire adaptation à la situation avec abandon de la doctrine au détriment de l'orientation, quand ce n'est pas pur empirisme, incapable de réaliser ce qui n'est pas utile aujourd'hui, ce dont on ne sent pas le besoin aujourd'hui.

Il n'y a de réalité révolutionnaire, aiguë et tourmentée, que la masse des privations de la classe travailleuse, et parmi celle-ci la conscience toujours plus grande d'une plus grande partie que seule la classe des travailleurs peut résoudre la formidable crise mondiale et qu'elle ne pourra le faire qu'en assumant elle-même la gestion sociale.

L'unique travail véritablement révolutionnaire à l'heure actuelle est un travail de négation, celui contribuant à la désagrégation de la société bourgeoise et à l'entraînement de la force et de la conscience prolétarienne pour la destruction de celle-ci.

Il est faux de soutenir que l'on doive concrétiser d'abord pour préparer les organisations et les hommes à la gestion de demain ».

Le concrétisme, le « réalisationnisme », continue l'article, n'est au fond qu'une version de la doctrine, typiquement bourgeoise et contre-révolutionnaire pour le prolétariat, de l'évolution (voici une réponse aux historiens qui présentent la Gauche italienne comme un appendice du maximalisme, et à sa suite de l'évolutionnisme dont était dominée la IIème Internationale décadente). Que faire donc ?

« [...] Les camarades russes nous servent d'exemple et de modèle. Ils doivent à leur travail constant et ancien de négation - qui était d'autant plus assuré que les dirigeants étaient exilés à l'étranger - leur merveilleuse vertu créatrice qui s'affirme victorieuse et régénératrice sur tous les terrains.

L'heure des réalisations révolutionnaires n'a pas encore sonné pour nous ; ne nous faisons pas d'illusions, il n'est pas en notre pouvoir d'anticiper sur l'histoire ».

Encore une fois, le problème central, l'unique - nous le disons polémiquement - concret, est celui de la construction du parti, qui a d'une part un but de négation de la société présente et de l'autre de préparation de la société future, sans vaine recherche de supériorité de capacités techniques ou administratives et de construction d'organisations dans ce but au sein de la société capitaliste, mais dans la préparation théorique et pratique, programmatique et organisative, des militants révolutionnaires. Ce n'est pas au parti d'opposer sa propre « supériorité » de capacité de réalisation - et s’il le fait il se place automatiquement sur le plan du réformisme - à celle de la classe dominante : les plans de la conservation bourgeoise et de la subversion révolutionnaire prolétarienne ne se recoupent pas, la solution à la crise ouverte par la

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guerre mondiale ne devait pas être cherchée dans une « confrontation » entre deux modèles de fonctionnement des mécanismes économiques ni dans une lutte concurrentielle entre les offres sur le marché de la meilleure recette pour atteindre le but : 

« Que la bourgeoisie agisse selon ses plans ; qu'elle soit ou non capable de réalisations, c'est son affaire ; si elle le fait mal, tant pis pour elle-même et ses intérêts, ceci ne regarde pas le prolétariat - contre lequel ses actions sont dirigées. Le prolétariat n'a pas plus de capacités de reconstruction ; mais il reconstruit à sa manière, dans son propre intérêt et donc en opposition à la bourgeoisie. En restant sur le terrain de la capacité on tombe non pas dans le réformisme mais dans la collaboration ».

C'est ainsi que nous posions la pierre tombale sur les programmes d'action parlementaire et... extraparlementaire, de la droite comme du centre, tous deux semblables dans l'art plus ou moins raffiné de tromper les prolétaires en leur faisant croire à la possibilité de s'émanciper à travers un lent travail de réformes, de conquêtes d'avantages au sein de la société bourgeoise, de grignotage minimaliste de ce qu'on appelle aujourd'hui, dans le vocabulaire de l'ultra-réformisme, des « positions de pouvoir ».

Le « Soviet » n'avait pas attendu, inutile de le dire, que le groupe parlementaire se réunisse lors de la scandaleuse - à l'aune d'alors - réunion dont nous venons de parler, pour poser cette pierre. Parmi les nombreux articles écrits sur ce thème nous avons choisi, en le reproduisant intégralement dans l'annexe1, celui intitulé Une solution inexistante, daté de février. Anticipant une argumentation qui sera développée par la gauche lors du IInd congrès de l'Internationale et dans les suivants, on y démontre à la lumière des faits qu'au Parlement « ou l'on fait du réformisme, ou l'on ne fait rien ». On y démontre aussi que l'argument-piège selon lequel la tribune de Montecitorio pourrait être utile pour proposer des solutions dont on sait à l'avance qu'elles sont incompatibles avec la survivance du régime bourgeois, servant à essayer de pousser l'adversaire dans les cordes en en montrant... la mauvaise foi, n'a aucune validité. Et pire encore si l'on prétend, comme le fait aujourd'hui une fausse gauche, anticiper sous forme de projets de loi ce que seraient les mesures les plus importantes et radicales de la dictature prolétarienne.

Nous pouvons observer en aparté qu'un des points forts de l'action parlementaire maximaliste depuis cette époque a été le... divorce. Passent les années et, l'opportunisme ne vieillissant pas, le divorce attend toujours son acceptation par la « république née de la résistance » sous la bénédiction conjointe des laïcs et des prêtres !

1 Voir plus loin

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5.10 - Au croisement des chemins

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Face aux signes toujours plus visibles de désorientation dans le camp de Serrati, Turati pouvait bien parler de « dégringolade » de la majorité peu de mois après le « triomphe » de Bologne, et se sentir libre d'accorder au « Manchester Guardian » le scandaleux interview rappelé avec indignation par Lénine dans « L'extrémisme » (chap. III) et confirmant la justesse de nos critiques envers la direction du PSI. Au cours du moi de mars, les luttes ouvrières assumèrent, comme nous l'avons déjà vu, une particulière âpreté. Parallèlement naquit le 7, avec un discours belliqueux, la Confédération de l'Industrie : le maximalisme, qui ne trouvait pas le temps de dédier un peu d'attention à la tempête en cours, en eut en abondance pour discuter des plans d'action parlementaire d'un Ciccotti, et donner libre cours à de géniales idées comme celle - authentique - du groupe parlementaire qui proposa, sous forme de projet de loi, les mesures à réaliser... une fois la révolution advenue. Le maximalisme commençait à regarder avec scepticisme le « projet de constitution des conseils ouvriers » qui devait constituer le moment fort du désormais prochain Conseil national. Sur l'« Avanti ! » du 14 mars, Serrati se demande si cette initiative n'est pas le fruit d'une improvisation et si il ne convient pas d'y repenser ; malheureusement il ajoute mélancoliquement : « prenez garde, il s'agit d'une chose sérieuse qui mérite la plus grande pondération et étude, et il ne s'agit donc pas de dire : celui qui parle de pondération et d'étude ne peut être aujourd'hui qu'un vil réformiste, et le plus grand révolutionnaire est celui qui promet aux masses de pouvoir toucher le ciel quand elle le veulent, sans même se mettre sur la pointe des pieds » ! L'homme qui avait parlé deux mois auparavant de constituer les soviets « sans la moindre hésitation » succombe à l'état d'esprit de désillusion amère qui sera la note dominante de ses discours lors du Conseil national d'avril. Le 8 du même mois il écrit : « Notre activité présente un côté faible : celui de manquer de force. L'état bourgeois est armé et nous non » 1, pour en tirer les conclusions suivantes : retirons nous sur les positions des réformistes, soyons tous étroitement unis ! Et tonner contre la demande de « purifier » le parti de son aile d'extrême droite, effectuée par Francesco Misiano, pourtant pur électoraliste, et de quelques autres partisans de la majorité, sur les colonnes du « Soviet ».

Le problème d'une scission, pour la Fraction communiste abstentionniste, non seulement d'avec les réformistes déclarés, mais aussi d'avec les trop nombreux réformistes cachés dominant un parti qui faisait pourtant partie de la IIIème Internationale, se posait avec une urgence que les faits sociaux portaient à la lumière,

1 Treves, à son tour, dira à Nitti au parlement que « le tragique » de la crise « consiste en ce que vous ne pouvez plus imposer votre ordre et que nous ne pouvons pas encore imposer le notre ».

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même si aux yeux de Moscou et de ses délégués en Occident cette clarté n'apparaissait que difficilement.

L'article intitulé La crise du parti, que nous publions en annexe 1, met en évidence que le véritable point de divergence entre nous et l'Internationale (une divergence ne concernant pas les principes !) était notre revendication de la nécessité non pas de « rénover le parti » mais de le scinder, en ayant la ferme conviction que le lien entre réformistes et maximalistes, cimenté par la maladie de l'électoralisme, ne pourrait plus être coupé ; ni qu'il fut souhaitable en l'état des choses qu'il fut coupé artificiellement. L'Internationale prétendait, par la bouche de son délégué Niccolini, obtenir du vieux PSI une action révolutionnaire et communiste qui, en éliminant automatiquement la droite, aurait permis de rassembler les forces révolutionnaires restées « prisonnières » de la vieille organisation, alors que pour nous le problème devait être inversé, puisque sans une rigoureuse centralisation sur la base du programme - le même pour nous et les bolcheviques - aucune action et aucune conduite digne de s'appeler communiste n'aurait été possible. Sous cet aspect, celui d'une sélection irréalisable par d'autres moyens, le refus de l'utilisation des élections et du parlementarisme se présentait comme une des armes les plus efficace ; et d'une efficacité, d'après une longue expérience, certaine. L'équivoque internationale du maximalisme nous paralysait sur le plan organisatif, et en y ajoutant l'électoralisme on désorientait les masses en les privant d'une boussole efficace : il fallait faire sauter cette situation !

Au cours des jours où commençait à Turin la cruciale « grève des aiguilles » (nous disons cruciale parce qu'elle devait se conclure par une nouvelle défaite lourde de conséquences difficiles à surmonter) 2, le Comité central de la Fraction publiait sur le « Soviet » (28 mars) la motion suivante, rédigée en vue du Conseil national du PSI et de la Conférence nationale de la Fraction qui devait le suivre : 

« Sur l'orientation du Parti

Le C.C. de la Fraction Communiste du PSI, examinant la situation actuelle du parti,

Retient que celui-ci traverse une crise d'incertitude et de désorientation, dont les causes proviennent de la manière chaotique avec laquelle se développe la discussion sur les plus importants problèmes du moment, ceux de l'activité parlementaire, des élections municipales, de la constitution des Conseils d'usine et des Soviets, de l'activité syndicale du prolétariat ; 

Pense que la base pour affronter et résoudre ces graves questions et toutes les autres qui se posent au prolétariat italien est la constitution d'un parti communiste

1 Voir plus loin. 2 Voir le chapitre VII.

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fondé sur la plus grande conscience, clarté et homogénéité de doctrine et de méthode ; 

Retient que le parti tel qu'il est constitué aujourd'hui ne répond pas à ces préoccupations à cause de la présence dans celui-ci d'un courant ouvertement adverse au programme communiste, et du fait que la majorité, bien qu'ayant accepté un tel programme, n'a pas compris l'importance et la nécessité de sélectionner au sein du parti les hommes et les méthodes en abandonnant définitivement toute forme d'activité social-démocrate et minimaliste ; 

Réaffirme sa conception selon laquelle un tel résultat ne peut être atteint qu'en renonçant à la participation aux élections, celle-ci ayant constitué lors des élections législatives et menaçant de constituer lors des élections municipales un terrain de collaboration entre réformistes et communistes, ainsi qu’un terrain de compromis ou l'étiquette maximaliste cache la survivance des vieilles méthodes minimalistes ; 

Espère que la conscience des graves dangers que font courir ces déviations et l'intention d'éliminer du parti sans compromis les réformistes et le réformisme dans toutes ses manifestations, évidentes ou cachées, se manifestera avec efficacité lors des toutes prochaines réunions de la Direction du parti et du Conseil national ; 

Déclare que si la solution à ces urgents problèmes est encore repoussée et que l'on aille vers les élections communales avec la même position équivoque que lors des élections législatives, les abstentionnistes s'opposeront de toutes leurs forces à une action qui - indépendamment de la question générale de la participation des communistes aux luttes électorales - constituerait une violation ouverte des principes du communisme et des directives de la IIIème Internationale ; 

Réserve à la prochaine Conférence de la Fraction le soin d'aviser des moyens les plus adaptés pour résoudre énergiquement les problèmes d'une situation néfaste au sort de la révolution prolétarienne en Italie ».

Voici l'annonce à l'avance du : pauvre de nous, Livourne est arrivé trop tard !

Deux semaines plus tard, dans le « Soviet » du 11 avril, paraissent les « Thèses sur la constitution des conseils ouvriers proposées par le C.C. de la Fraction communiste abstentionniste du PSI », rédigées en vue du prochain Conseil national. Nous les reproduisons en annexe 1 avec celles, rédigées par Zinoviev pour l'Exécutif de la IIIème Internationale, sur les « Conditions de constitution des conseils ouvriers (soviet) », qui sont quasi contemporaines, et dont la parfaite correspondance avec les nôtres saute encore plus aux yeux si la lecture des deux textes est accompagnée de celle des thèses sur le « Rôle du parti communiste dans la révolution prolétarienne », reproduites également dans ce volume 2.1 Voir plus loin. 2 Voir le chapitre IX.

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Dans les deux thèses, les nôtres et celles de l'Internationale, on affirme que les soviets sont « les organes de l'état », les organes politiques, ceux de la « dictature du prolétariat » ; comme tels, inconciliables avec les organes du pouvoir bourgeois et caractérisés par l'exclusion de tout représentant de la classe vaincue. Pour les deux, les prémices nécessaires à leur constitution sont l'ouverture d'une phase de profonde crise révolutionnaire ainsi que la conscience historique et la tendance diffuse dans de larges couches ouvrières à assumer le pouvoir. Leur création à froid, en l'absence d'un mouvement réel de guerre entre les classes, est donc exclue, et le faux « soviétisme » des indépendants allemands et des maximalistes et ordinovistes italiens, divagants sur une constitution statutaire des soviets avant d'avoir résolu le crucial problème de guider la lutte de classe révolutionnaire par le parti, et les considérant comme une conquête à réaliser graduellement au sein de la société bourgeoise, est condamné en bloc.

Les thèses de notre parti insistent sur la fonction primordiale du parti communiste comme le font les thèses de l'Internationale sur le rôle du parti et comme c'est déjà implicite dans les douze points des thèses de Zinoviev ou l'on nie aux conseils un caractère en soi révolutionnaire. Ce n'est donc pas la constitution des soviets, mais le programme et l'action des bolcheviques en leur sein, qui caractérise la révolution d'Octobre. En l'absence du parti, les conseils se réduisent à des instruments non pas de subversion mais de conservation du régime capitaliste.

Nos thèses mettent en évidence le rôle centralisateur que les soviets développeront en tant qu'organes politiques de la dictature prolétarienne exercée par le parti, agissant en fonction des intérêts généraux et finaux de la classe et y subordonnant ceux de groupes locaux ou de métiers (conseils d'usine, syndicats) ; peu de mois après, les thèses du IIème congrès de l'Internationale reviendront sur ce pont en opposition à tout ouvriérisme, localisme d'entreprise et syndicalisme.

Enfin, les dix points des thèses rappellent le devoir des communistes de travailler à l'intérieur de toute forme d'associationnisme ouvrier, donc même et surtout les soviets (lorsque le mouvement réel de la lutte de classe les suscitent) pour en conquérir la direction - unique garantie, pour nous comme pour les bolcheviques, que ceux-ci servent aux finalités révolutionnaires du prolétariat au lieu de devenir la proie de la contre-révolution, comme en Allemagne et en Autriche.

Arrivant à la fin de ce chapitre, nous entrons déjà dans le vif du sujet de la question de l'« Ordine Nuovo », partisan d'une interprétation doublement anti-marxiste de la nature et de la fonction des Conseils, 1) parce qu'il les confond avec des organes économiques, de surcroît non seulement locaux mais d'entreprise, 2) parce qu'il croit reconnaître en eux - en les vantant comme intrinsèquement révolutionnaires - la clef vers le communisme que, de lui-même, aucune organisation intermédiaire et immédiate ne pourra jamais fournir.

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Avant d'y arriver, toutefois, nous reproduisons une brève note du « Soviet » du 28 mars : 

« Nous saluons les généreuses masses ouvrières de notre ville qui écrivent ces jours ci des pages inoubliables, ainsi que les victimes des balles de la bourgeoisie, notamment l'ouvrier milanais Candiano tombé en défense de l'entreprise occupée Miani e Silvestri. Nous sommes aussi fier de pouvoir affirmer, contre un préjugé toujours présent parmi les camarades italiens, qui ont toujours en mémoire un pseudo-socialisme napolitain liquidé à jamais, que dans la Naples prolétarienne et révolutionnaire ce journal et le centre du jeune mouvement abstentionniste sont à leur poste » 1.

Ce même préjugé continue à être présent parmi les « camarades » et les historiens plus ou moins officiels ; il a en fait cours plus que jamais comme le veut la logique de ceux qui ont fait éclater l'unité mondiale de la classe et de sa bataille historique en milliers de mouvements nationaux, régionaux, locaux...

Annexes au Chapitre V

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Socialistes et anarchistes

(« Il Soviet », année III, n° 2 du 11.I.1920).

Nous reprenons - sans hâte - une polémique avec la « Volontà » d'Ancône, qui dans son numéro du 1er novembre dédie un long article à polémiquer avec nous.

Le journaliste anarchiste commence par quelques légèreté et s'en excuse pour en revenir à sa phobie de l'état, avant d'arriver au point que nous définissons comme essentiel.

Les anarchistes - disons nous - veulent que l'expropriation économique de la bourgeoisie soit instantanée et se réalise simultanément à l'insurrection du prolétariat qui abattra le pouvoir bourgeois.

1 On notera, pour prouver notre. . . « abstractionnisme » et notre « passivité », que ce fut notre courant qui, en opposition à la passivité des organes officiels, pris l'initiative de proclamer la grève générale de solidarité et de protestation et de donner aux ouvriers de toutes les catégories les directives qu'ils hésitaient à donner.

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Sur cette supposition - qui n'est que romanesque - ils établissent l'illusion de l'inutilité de toute forme de pouvoir, d'Etat, de Gouvernement prolétarien.

Ceci va avec le manque de fondement de la conception économique anarchiste basée sur la « liberté » des groupes de producteurs et de consommateurs sur le terrain de la production et de la distribution des biens - conception qui, bien que dépassant le système bourgeois de l'entreprise privée, ou celui de l'associationnisme de type mazzinien, reste bien en deçà de la conception économique communiste : suppression de la « liberté de production ».

Ne comprenant pas les tâches gigantesques de la révolution communiste, convaincu qu'il suffira de couper les moyens à ce maudit Etat (conçu métaphysiquement comme immanent, indépendamment du capitalisme, le même quelle que soit la classe qui soit à sa tête !) puisque tout se fera de soi-même - les anarchistes pensent possible la substitution instantanée de l'économie bourgeoise par l'économie socialiste.

La forte polémique à laquelle recourt la « Volontà » face à notre manière de traiter la question nous fait dire que nous avons touché le point sensible.

Penser qu'après la révolution existeront encore des bourgeois non expropriés est, selon nos amis anarchistes, du socialisme utopique.

Engels, si il revivait, nous repousserait dans la préhistoire du socialisme !

Pauvres de nous... et pauvre Engels !

Mais c'est bien plutôt l'utopisme qui songe à la nouvelle société sans avoir conscience du processus historique qui y mène ! Et c'est bien Marx et Engels qui indiquèrent les voies d'un tel processus, fixant les critères précis dont nous ne sommes que les modestes mais tenaces défenseurs ! Que le journaliste de « Volontà » relise la constitution de la République russe et les autres documents de la IIIème Internationale que nous avons rappelé dans d'autres articles, ainsi que les deux dernières pages du chapitre « Prolétaires et Communistes » du « Manifeste des Communistes ». Il verra que l'on y parle du processus graduel d'expropriation après la prise du pouvoir politique.

C'est bien là tout le problème de la Dictature dont le journal anarchiste discute de manière chaotique. C'est pendant cette période (et certains socialistes meurent de peur si l'on n'y ajoute aussitôt transitoire) que se réalise graduellement l'expropriation des bourgeois effectuée par le prolétariat organisé en classe dominante.

Dans un autre article nous avons écrit, en polémiquant avec les anarchistes, que cette période (transitoire, il est vrai, puisqu'il n'y a pas de période qui ne soit de

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transition dans la mesure ou elle a un début et une fin) durerait au moins une génération.

Dans un travail du camarade Radek publié dans « Comunismo » sur « L'évolution du socialisme de la science à l'action » et directement inspiré du marxisme classique, on trouve ces claires propositions : 

« La dictature est la forme de domination par laquelle une classe dicte sans égards sa volonté aux autres classes ».

« La révolution socialiste est un long processus qui commence après avoir détrôné la classe capitaliste ; il ne se termine qu'avec la transformation de l'économie capitaliste en économie socialiste au sein de la république « coopérative » ouvrière. Ce processus demandera dans chaque pays au moins une génération, c'est cette période qui correspond à celle de la dictature du prolétariat, période pendant laquelle le prolétariat doit d'une main réprimer la classe capitaliste pendant que de celle qui reste libre il peut travailler à la reconstruction socialiste ».

Et « Volontà » voudrait faire peser sur notre conscience une « opposition à la fonction expropriatrice de la révolution » ! ! !

Comme si la complexité du processus révolutionnaire, comme Marx le compris et le décrivent ci-dessus les paroles du... contre-révolutionnaire Radek, était dû à notre caprice.

Le raisonnement de « Volontà » est spécieux. Au lieu de décrire dans un cadre historique et social les possibilités techniques de son expropriation-insurrection, il essaye de démontrer que si l'on confie à un Etat la gestion de la socialisation de la société la révolution échouera ; et encore plus si on laisse exister un tant soit peu les privilèges économiques.

Par ce sophisme, notre contradicteur peut redevenir un bon bourgeois, en présentant celui-ci comme une police d'assurance sur la vie au monde capitaliste !

« Volontà » appelle conservation du privilège économique la partie de notre programme qui selon nous est le processus le plus rapide d'éradication du privilège économique.

Nous en désirerions certes un plus rapide, qui puisse se développer sur la totalité de notre planète, plutôt que les chimères anarchistes.

Pour soutenir l'absurde conception d'une socialisation instantanée, on évoque un marxisme instinctif, et on nous objecte : subsiste t'il un privilège économique ? Il entraînera un privilège politique. L'état que vous voulez conserver choisira entre les

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deux classes dont vous, socialistes, voulez maintenir les privilèges, et ce sera en faveur de celle des patrons.

Ceci n'est que du marxisme fossilisé dans la métaphysique ! Selon les conceptions de la dialectique marxiste, l'état n'a ni caractère ni fonction permanentes dans l'histoire. Tout état de classe suit l'évolution de cette classe : c'est d'abord un moteur révolutionnaire puis un instrument de conservation. Ainsi l'état bourgeois brise les privilèges féodaux à travers une lutte colossale, et lutte ensuite pour la défense des privilèges bourgeois contre le prolétariat.

Mais l'arrivée au pouvoir du prolétariat (en paraphrasant ainsi la pensée de notre maître) transcende la signification de l'avenue d'une nouvelle classe dominante. Le prolétariat a - premier dans l'existence de l'humanité - la conscience des lois de l'économie et de l'histoire. « Le triomphe de sa révolution clôt la préhistoire humaine ».

L'état prolétarien coupe les mailles du système capitaliste pour y substituer un système rationnel d'explication de l'activité des hommes dans l'intérêt de l'humanité entière. L'état prolétarien reste en activité durant la période d'élimination de la classe capitaliste sans créer de nouvelle classe exploitée. Son but historique est l'élimination des classes, et par là il éliminera la nécessité même du pouvoir politique de l'état.

Ceci ne veut pas dire que la société future n'aura pas de « représentation » et particulièrement de représentation centrale.

Ceci veut seulement dire que celle-ci n'aura pas de fonction politique car elle n'aura plus à agir pour une classe d'hommes contre une autre - elle aura des fonctions économiques et techniques d'harmonisation et de rationalisation de l'action des hommes dans leur lutte contre les adversités de la nature.

Vieille histoire !

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(« Il Soviet », année III, Nr. 4 du 1.II.1920)

Une situation qui s'est déjà produite à de nombreuses reprises en Italie vient de se reproduire : une révolution manquée. La grève des postiers et celle des cheminots (qui semble se terminer au moment ou nous écrivons) se sont développées sans entraîner un plus large mouvement du prolétariat italien.

Nous entendons déjà gronder la tempête de récriminations polémiques qui éclatera bientôt contre les dirigeants des organisations politiques et syndicales qui « ont laissé s'enfuir l'occasion », comme ce fut le cas pendant la semaine rouge, après

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Caporetto, après la mise à sac de l'« Avanti ! », durant les mouvements contre la vie chère et pendant les dernières grèves générales de décembre.

Si nous nous opposons profondément tant à la direction que donne la Confédération du Travail - qui fait ouvertement un travail de réconciliation entre les classes - qu'à celle donnée par le Parti Socialiste - plongé dans d'étranges et déplorables hésitations qui l'entraînent toujours plus vers les sables mouvants du parlementarisme - nous voulons dire que nous ne nous trouvons pas sur le terrain de ces protestations plutôt puériles de révolutionnaires naïfs déçus dans leurs attentes apolitiques.

Tant les éléments anarchoïdes, qui tous répètent ces critiques avec le même ton stéréotypé de mauvaise humeur, que les dirigeants des grandes organisations prolétariennes toujours préoccupés et circonspects devant les décisions à prendre, semblent hors du terrain de la préparation révolutionnaire.

Trop nombreux sont ceux qui veulent faire la révolution en Italie. On prétend faire converger sur un programme révolutionnaire, ou plutôt sur un programme d'actions insurrectionnelles, des mouvements aussi disparates que les anarchistes, les syndicalistes, les maximalistes du parti et les réformistes confédéraux et parlementaires.

Il semble que ceux qui tiennent le plus à passer pour extrémistes, du fait qu'ils sont partisans de l'action quelle qu'elle soit, appellent à s'allier, pour satisfaire leur impatience, aux pires éléments comme les républicains et même des partisans de Giolitti et de D'Annunzio ! Ce sont des révolutions d'opérette basées sur des personnages et des gestes sensationnels, aptes à satisfaire le sens rhétorique et mélodramatique des italiens.

Nous - qui avons obstinément été considérés comme les partisans d'un immédiatisme insurrectionnel inconscient et capricieux - répétons ce que nous avons déjà dit en affirmant que les conditions du succès révolutionnaire ne résident pas dans la séduction et la confusion mais dans la délimitation et la différenciation des partis, des programmes et des méthodes tactiques.

La solution à ces crises continuelles, qui surgissent sous forme de luttes stériles et vides de sens entre des gens qui ne se sont pas encore accordés sur le fait qu'ils ne pouvaient collaborer les uns avec les autres, réside dans la formation d'une organisation politique révolutionnaire unique et homogène assumant la direction tactique de la bataille révolutionnaire à laquelle le prolétariat italien va être appelé par l'histoire qui se déroule sans tenir compte des gesticulations petites-bourgeoises des trop nombreux « révolutionnaires » que l'après-guerre a fait naître parmi nous.

L'appel des russes et l'équivoque italienne

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(« Il Soviet », année III, nr. 6 du 15.II.1920)

Nous disions, en commentant bien à raison la lettre de Lénine dans un numéro précédent, que les camarades russes connaissent peu le mouvement socialiste italien et donnent à ce mouvement une valeur différente de la réalité.

Dans l'« Avanti ! » du 7 février a été publié un appel des camarades russes au secrétariat du parti socialiste italien sous la signature de W. Degot et de Elena Sokolovskaïa, l'un membre et l'autre secrétaire de la section étrangère de la IIIème Internationale.

Dans cet appel on salue le parti socialiste pour sa splendide victoire électorale obtenue avec les mots d'ordre de lutte contre le parlementarisme et pour le pouvoir aux soviets.

Pour ceux qui, comme nous, ont dû suivre pas à pas la manière dont cette splendide victoire a été préparée et est aujourd'hui exploitée, les paroles des camarades russes, exprimées avec une entière bonne foi, sonnent d'une manière bien ironique.

Malgré ces vifs compliments, les camarades russes retiennent devoir donner des conseils sur les actions à réaliser au prolétariat d'Occident et en particulier à celui d'Italie.

De ces conseils nous tirons le n° 4 qui indique falloir « repousser radicalement les illusions du réformisme et du parlementarisme, car entraîner le prolétariat sur cette voie serait se faire les laquais de la bourgeoisie. Conduire une lutte active contre les courants opportunistes et réformistes social-patriote, et rompre avec les éléments qui peuvent devenir un poids inutile et même constituer des ennemis de la lutte révolutionnaire ».

On conseille encore au parti socialiste italien, ayant fait un premier pas par son adhésion à la IIIème Internationale, d'en faire un second en se déclarant ouvertement parti communiste et en se séparant résolument des partis socialistes qui font offense au drapeau du socialisme par leur attitude de trahison envers la Russie soviétiste.

Dans une brève note de commentaire, l'« Avanti ! » déclare être totalement d'accord avec les camarades russes.

Nous sommes complètement d'accord, c'est vite dit ; il suffit d'avoir l'effronterie de le faire.

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D'accord pour repousser les illusions du réformisme, les illusions du parlementarisme, d'accord pour combattre activement les opportunistes et les ennemis de la lutte révolutionnaire, d'accord pour se séparer des socialistes qui offensent le drapeau du socialisme ? Peuvent-ils écrire impunément être d'accord avec cette direction ceux qui n'ont rien fait pour éliminer du parti les impuretés qui l'encombraient, et qui ont au contraire tout fait pour les conserver dans le seul but de réaliser des manœuvres électorales ?

L'unique point de divergence est-il celui de changement de nom du parti ? !

Les russes demandent que le parti s'appelle communiste, et l'« Avanti ! » s'oppose au changement de nom en hommage aux grandes traditions du parti socialiste. On croit écouter Serrati invoquer en plein congrès contre nous, petite mais tenace minorité qui s'obstinait à demander le changement de nom de socialiste en communiste, le passé glorieux du parti socialiste, récoltant grâce à ce discours opportuniste l'accord de l'ensemble du congrès.

Glorieux comme le furent tous les partis socialistes qui, à l'exemple de l'allemand, se plongèrent dans le social-démocratisme en abandonnant les directives marxistes ?

Mais nous qui étions alors opposé au camarade Serrati sommes aujourd'hui pleinement d'accord avec lui. Le parti en Italie ne doit pas changer de nom pour empêcher non que celui-ci accomplisse le second pas voulu par les camarades russes mais la seconde fourberie, après celle de l'adhésion à la IIIème Internationale votée par acclamation mais voulue par seulement quelques uns de manière consciente et en toute bonne foi. Vaut-il la peine de changer l'étiquette d'un parti qui n'est qu'un amalgame et qui ne peut donner lieu qu'à l'équivoque ? Si le camarade Serrati avait soutenu le changement de nom, le nom aurait été changé et le changement aurait obtenu l'accord de tous, de même qu'il recueillit l'accord de tous pour l'adhésion à la IIIème Internationale. Lors de ces journées, tous étaient disposés à devenir maximaliste et communiste, à accepter toute dénomination, même la plus extrême, pourvu que tous restent ensemble pour réaliser la lutte électorale. La substance du parti n'en aurait pas été changée. Ce fut donc une bonne chose que la proposition de changement de nom soutenue par notre fraction échoue ; ainsi fut empêché que le drapeau du communisme ne tombe dans la farce électorale.

Le parti communiste doit naître en Italie, et il est nécessaire qu'il naisse. Il doit recueillir tous ceux qui ont dépassé les divers opportunismes, qui n'ont pas la préoccupation de la défense de la tradition du vieux parti, et qui ne se retrancheront pas, au moment de prendre des décisions, sous la formule facile du report au lendemain.

Le report n'exclue pas la décision mais ne s'y emploie pas non plus.

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C'est une méthode pour se maintenir en équilibre mais pas pour prendre des initiatives.

Le parti communiste doit recueillir tous ceux qui acceptent intégralement le programme de la IIIème Internationale, qui ont rompu les ponts avec la social-démocratie et veulent accomplir avec décision un utile travail révolutionnaire.

La dictature prolétarienne

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(« Il Soviet », année III, nr. 6 du 15.II.1920)

Dans la « Battaglia Socialista » du 24 janvier, le camarade Carlo, dans un article d'une grande clarté et précision intitulé : Du communisme de Marx au communisme de Lénine, dit des choses importantes et saines que tout communiste devrait savoir et méditer.

Que notre camarade, écrivant à notre vif plaisir sur le communisme en tant que communiste, et s'adressant non à des militants socialistes mais à des militants communistes, nous permette de dire que nous ne partageons pas la position qu'il prend sur la doctrine de Marx, puissante mais peu explicite, indiquant qu'elle s'est clairement développée et définitivement concrétisée avec la construction des soviets.

Nous n'écrivons pas pour défendre Marx - il n'y a en a pas besoin ici - mais pour établir, suivant notre manière de voir, quels sont les rapports entre la théorie de Marx et la grandiose construction de l'état prolétarien suivant la géniale conception de Lénine.

Si Marx a été le grand théoricien du communisme, Lénine en est le grand réalisateur. L'un est le découvreur des principes scientifiques, l'autre celui qui tire génialement de ceux-ci les applications pratiques.

Les brèves formules de Marx deviennent, dans la complexe activité de Lénine, un ample développement détaillé d'actions positives.

Le génie de Lénine consiste à avoir révélé l'importance, au sein de la construction politique marxiste, de la formule courte mais merveilleusement précise de dictature du prolétariat, de lui avoir donné corps, âme et substance en la faisant devenir une réalité concrète qui fonctionne.

Tout est dit dans cette brève formule : pendant que le prolétariat s'emparera du pouvoir politique, il procédera à l'élimination de la propriété capitaliste, et à sa substitution par la propriété communiste, il exercera le pouvoir de manière dictatoriale, c'est-à-dire lui-même, avec une unité d'organisation, excluant les autres

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classes, et avec une énergique force de coercition. Il manquait - en dehors du fait que le concept de dictature du prolétariat est développé dans le « Manifeste des Communistes », dans les études de Marx sur la commune de Paris, et dans d'autres passages de Marx et Engels largement cités par Lénine lui-même - les modalités pratiques, mais la formule marxiste ne pouvait être plus précise et plus claire.

Celle-ci est une démocratie bien plus vaste et vraie que celle de l'actuelle démocratie bourgeoise, puisque, en opposition à la petite minorité (la bourgeoisie) qui exerce actuellement le pouvoir, c'est une grande majorité qui exercera le pouvoir politique et aura donc un moindre besoin de constante coercition.

La formule est née et doit être conservée ainsi car le prolétariat, qui retire son immense force morale du fait qu’il constitue la grande majorité, peut et doit affirmer sa volonté de manière tranchée. Il n'a pas besoin du camouflage démocratique hypocrite et frauduleux nécessaire à la bourgeoisie pour cacher aux yeux du prolétariat son travail quotidien d'exploitation.

La social-démocratie, dont l'action constante a toujours été l'abandon continuel de la saine doctrine marxiste, bien qu'elle continue, avec la plus impudente irrévérence, à brûler de l'encens devant les icônes du Maître, avait jeté le voile de l'oubli sur la formule de dictature du prolétariat.

L'instant ou le prolétariat russe a surgi pour briser les chaînes d'un esclavage séculaire, le programme équivoque et trompeur de la social-démocratie s'est dissous, face à la réalisation de granit de la dictature prolétarienne qui, avec l'exclusion du pouvoir politique des représentants de la bourgeoisie jusqu'à ce que cette classe soit supprimée économiquement, s'est concrétisée dans la constitution des Soviets ouvriers et paysans.

Une dictature provisoire, certes, mais comme sont provisoires toutes les choses humaines.

C'est un provisoire qui correspond à une entière période historique durant laquelle plus ou moins successivement tous les prolétaires des différentes nations s'insurgeront victorieusement pour leur libération et procéderont à l'élimination de la bourgeoisie.

La révolution prolétarienne est par essence internationale. Les camarades russes ont commencé glorieusement et leur victoire a ouvert la période historique de la dictature du prolétariat. Cette période, ouverte à l'échelle internationale, ne pourra se conclure qu'internationalement, c'est-à-dire lorsque la bourgeoisie aura définitivement disparu et que la propriété capitaliste aura été remplacée par la propriété commune.

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Il est évident que cette substitution ne pourra se vérifier au même instant dans les différents groupes d'états bourgeois, ni dans les différentes régions de ceux-ci dans la mesure ou elle est en étroit rapport avec le degré de développement de la propriété capitaliste.

Cette unicité de la période historique, qui se vérifiera par l'exercice de la dictature du prolétariat, sera plus évidente lorsque, en vertu des successives insurrections libératrices de la part du prolétariat, lequel agit toujours internationalement, en tant que partie du prolétariat mondial - même lorsque, comme aujourd'hui, il agit dans les limites des différentes nations bourgeoises - l'Internationale prolétarienne, n'existant aujourd'hui qu'en puissance, sera devenu une réalité historique.

Prendre les usines ou prendre le pouvoir ?

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(« Il Soviet », année III, nr. 7 du 22.II.1920)

Les agitations des derniers jours en Ligurie ont montré un phénomène qui se répète depuis peu avec une certaine fréquence et qui mérite d'être noté en tant que symptôme d'un état d'esprit spécial des masses travailleuses.

Les ouvriers, plutôt que d'abandonner le travail, se sont, pour ainsi dire, emparés des usines et ont cherché à les faire fonctionner pour leur propre compte ou mieux sans la présence des principaux dirigeants. Ceci veut avant tout dire que les ouvriers s'aperçoivent que la grève est une arme qui ne répond pas à tous les besoins, spécialement dans certaines conditions.

La grève économique, à travers les préjudices causés à l'ouvrier même, exerce une utile action défensive du travailleur à cause des dommages que la cessation du travail cause à l'industriel du fait de la diminution du produit du travail qui lui appartient.

Ceci dans les conditions normales de l'économie capitaliste, lorsque la concurrence avec sa relative baisse des prix oblige à un accroissement continuel de la production elle-même. Aujourd'hui les gros bonnets de l'industrie, spécialement ceux de la métallurgie, sortent d'une période exceptionnelle durant laquelle ils ont réalisés d'énormes gains avec le minimum d'efforts. Pendant la guerre l'état leur fournissait les matières premières et le charbon et était en même temps l'unique acheteur ; l'état lui-même, en militarisant les usines, pourvoyait à la rigoureuse discipline des masses ouvrières. Quelles conditions plus favorables rêver pour obtenir un bon bilan ? Ces gens ne sont plus disposés aujourd'hui à affronter les difficultés provenant du manque de charbon et de matières premières, de l'instabilité du marché et de l'agitation des masses ouvrières ; ils ne sont spécialement pas disposés à se contenter de gains

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modestes, dans les proportions où ils les réalisaient avant-guerre, et donc en moindre proportion.

Ils ne se préoccupent donc pas des grèves, qui ne leur déplaisent pas, même si ils protestent en parole contre l'insatisfaction excessive et les prétentions absurdes des ouvriers.

Ces derniers jours, les ouvriers ont compris, et leur action d'appropriation des usines ainsi que leur continuation du travail au lieu de la grève l'ont démontré, qu'ils ne voulaient pas arrêter le travail mais ne voulaient plus travailler comme les patrons le leur disaient. Ils ne veulent plus travailler pour le compte de ces derniers, ils ne veulent plus être exploités, ils veulent travailler pour eux-mêmes, c'est-à-dire dans le seul intérêt des ouvriers.

On doit tenir compte sérieusement de cet état d'esprit qui se développe toujours plus ; nous voudrions simplement qu'il ne se fourvoie pas dans de fausses solutions.

Il s'est dit que là où existaient des conseils d'usine ceux-ci avaient fonctionné en assumant la direction des usines et en faisant poursuivre le travail. Nous ne voudrions pas que la conviction qu'en développant l'institution des conseils d'usine il soit possible de prendre possession des fabriques, et éliminer les capitalistes, puisse s'emparer des masses. Ce serait la plus dangereuse des illusions. Les usines seront conquises par la classe des travailleurs - et non pas par les ouvriers de l'usine même, ce qui serait facile mais non communiste - seulement lorsque la classe travailleuse dans son ensemble se sera emparée du pouvoir politique. Sans cette conquête, la dissipation des illusions sera effectuée par la garde royale, les carabiniers, etc., c'est-à-dire par la machine d'oppression et de force dont dispose la bourgeoisie, son appareil politique de pouvoir.

Les continuelles et vaines tentatives de la masse travailleuse qui s'épuise quotidiennement en efforts partiels doivent être canalisées, fusionnées, organisées en un grand, unique effort qui vise directement à toucher le cœur de la bourgeoisie ennemie.

Cette fonction ne peut et ne doit être exercée que par un parti communiste, lequel ne doit avoir d'autre but, à l'heure actuelle, que celui de consacrer toute son activité à rendre toujours plus conscientes les masses travailleuses de la nécessité de cette grande action politique, qui est la seule voie par laquelle on peut directement arriver à la possession des usines, et qu'en procédant autrement on s'efforcera en vain de conquérir.

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Une solution inexistante

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(« Il Soviet », année III, nr. 7 du 22.II.1920)

L’activité parlementaire du maximalisme est un des problèmes qui, du fait de l'absence d’issue, passionne les esprits les plus subtiles, lesquels se complaisent justement dans la fébrile recherche de brillantes solutions. Le Directeur de l'« Avanti ! » s'est dédié à ce problème avec une particulière attention, et il a une grande part dans le non moindre mérite d'avoir inventé la formule géniale, devenu la question du moment, indiquant qu'il s'agit de trouver une solution : solution que les autres, et non pas lui, doivent traduire en pratique.

Cette traduction est la source de continuelles inconséquences que l'inventeur de la formule fait provenir des défauts de ses exécuteurs et que la majeure partie de ceux-ci n'osent faire rejaillir sur l'inconséquence originelle de la formule parce qu'ils l'acceptèrent à un moment ou ne pas l'accepter était dangereux. Nombre d'entre eux, probablement, ne se rendirent pas compte alors que la formule, qui semblait simple, devenait en pratique une sorte de quadrature du cercle.

Nous n'en sommes qu'aux premiers mois du maximalisme parlementaire et déjà la force des choses et des évènements démontre lumineusement qu'au parlement ou l'on fait du réformisme, ou l'on ne fait rien. On a vu clairement qu'en empêchant le fonctionnement habituel qui consiste en discussions de petits projets de loi, soit avec des discours de caractère politique général violents, soit avec la violence, on ne perturbe d'aucune sorte la marche régulière de la machine d'état bourgeoise reposant essentiellement sur le pouvoir exécutif, qui agit avec la plus grande liberté en ce qui regarde ses principales fonctions, sans l'aide du Parlement. On a aussi vu que la tribune parlementaire est moins haute qu’on le pensait et moins apte à la propagande des idées car la propagande au Parlement, si elle n'est pas faite par des bourgeois, est de toute manière faite pour les bourgeois. Des discours des socialistes ne sont publiés que de médiocres résumés, qui ne sont pas lus par tous, et même lorsqu'ils sont lus n'ont pas l'efficacité qu'ils auraient si les lecteurs pouvaient les écouter.

Il s'ensuit que la partie réformiste du groupe parlementaire, suivie par les plus intellectuels des maximalistes, tend à reprendre le vieux style parlementaire, et les parlementaires dernier-cri maximalistes ne savent à quel saint se vouer et comment sortir de l'embarras dans lequel ils se sont plongés. Ils commencent à comprendre que la masse, à laquelle ils avaient fait croire à des miracles, a perdu ses illusions, et d'autre part ils ne veulent plus continuer à lui faire croire qu'insulter le député Cappa ou donner un coup de poing dans le nez du député Mauri constituent un travail révolutionnaire.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 179

Les uns posent des questions aux séances et présentent des projets de loi mettons sur le divorce, les autres... les autres attendent la solution du problème.

Le Directeur de l'« Avanti ! » s'en tire en réprimandant, en réclamant avec tous les maximalistes un meilleur fonctionnement du groupe parlementaire, lequel, malgré un directoire et un ensemble de groupes spécialisés fonctionne mal, révélant une grave maladie qui a besoin pour sa guérison de puissants médicaments.

Une des recettes proposées pour y arriver est celle proposée par le camarade Ciccotti.

Ciccotti propose que le parti socialiste, et pour cela son groupe parlementaire, oppose aux solutions proposées par les partis bourgeois, à chaque problème d'actualité, « ses » propres solutions, conformes à ses méthodes de « classe », et les propose même lorsqu'il est convaincu que celles-ci « ne trouveront pas d'issue dans l'organisation politique actuelle, etc. ». Si le parti socialiste doit proposer ses solutions même lorsque il est convaincu qu'il n'y a pas d'issue, il admet avant tout implicitement qu'il existe des solutions socialistes, les « siennes », avec des méthodes de « classe », qui peuvent être compatibles avec l'ordre actuel. Et en quoi cette méthode se différencie t'elle de la méthode réformiste ?

A chaque problème d'actualité, les réformistes n'ont ils pas proposés leur propre solution ? La différence serait dans le fait que les maximalistes s'arrêteraient là, et après avoir proposé leurs solutions et les avoir vu refusées, ne chercheraient pas à améliorer les propositions qui auraient été approuvées. En faisant ainsi, l'académie que constitue le groupe parlementaire reste une académie, même si elle s'appelle maximaliste.

Dans sa note, l'« Avanti ! » approuve la proposition de Ciccotti, et la complète en demandant au groupe parlementaire de former un groupe technique spécialisé en législation, devant proposer sous forme de projets de lois les solutions socialistes que la révolution prolétarienne, et non le parlement, donnera aux problèmes qui aujourd'hui épuisent l'humanité.

Le camarade Serrati est indiscutablement un homme d'esprit qui a écrit cette note dans un moment de particulière bonne humeur.

Vous imaginez le groupe parlementaire se réunissant pour compiler des projets de loi sur les problèmes d'actualité pour qu'ils soient approuvés... après la révolution ? Et approuvés par qui ? Le camarade Serrati veut-il que les députés socialistes préparent un stock de projets de lois destinés à être présenté aux futurs soviets ?

N'est-ce pas du pur utopisme que de vouloir traiter, au sein de ce milieu démocratique bourgeois, et avec ses procédures, des lois du futur état prolétarien ?

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Le maximalisme électoraliste parlementaire est capable, comme on peut le voir, des actions les plus... futuristes.

Ce sont d'autres recettes que nous attendons maintenant : plus que notre critique, la réalité se chargera de porter à la complète banqueroute ces expériences de parlementarisme, profanateur des principes et du drapeau communistes.

Les buts des communistes

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(« Il Soviet », année III, nr. 8 du 29.II.1920)

La révolution sociale arrive lorsqu’un conflit intolérable entre les producteurs et les rapports de production a mûri et qu'existe une tendance à organiser ces rapports de manière différente.

Cette tendance se heurte à la force avec laquelle la classe dominante, défendant les rapports existants, empêche qu'ils soient modifiés, force représentée par la défense armée dont l'organisation et la fonction sont effectuées par les institutions politiques de l'Etat bourgeois.

Pour que la révolution puisse effectuer ses tâches économiques il est nécessaire qu'elle écrase ce système politique qui centralise les pouvoirs, et l'unique moyen dont dispose la classe opprimée pour le faire est son organisation et son unification en parti politique de classe.

La tâche historique des communistes est la formation de ce parti et la lutte pour la conquête révolutionnaire du pouvoir.

Il s'agit de libérer les forces latentes qui pourvoiront à la formation, grâce aux ressources des meilleures techniques productives, du nouveau système économique ; forces qui sont aujourd'hui comprimées par la charpente politique du monde capitaliste.

Le travail politique constituant la raison d'être du parti communiste possède deux caractéristiques substantielles : l'universalité puisqu'il comprend le plus grand nombre des prolétaires et agit au nom de la classe, non au nom des intérêts de groupes de travailleurs limités à une profession ou une localité ; et la finalité en tant qu'il cherche un résultat non immédiat et qui ne peut être atteint pas à pas.

La société bourgeoise offre certes, au cours de son évolution, des solutions à des problèmes particuliers qui ne sont pas la solution intégrale et finale que poursuit le parti communiste.

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Les revendications des prolétaires, lorsqu'elles sont limitées à des intérêts contingents et ne concernent que des groupes limités d'ouvriers, trouvent certaines satisfactions au sein du monde bourgeois.

La lutte pour ces intérêts contingents n'est pas l'affaire des communistes.

Cette tâche est spontanément assumée par les autres organisations prolétariennes telles que les syndicats, les coopératives, etc.

Le parti communiste n'intervient dans ces luttes partielles que dans le but d'attirer l'attention des masses sur le problème le plus général : « le vrai résultat de ces luttes n'est pas le succès immédiat mais l'organisation toujours plus étroite des travailleurs » - dit le « Manifeste Communiste ».

Les forces économiques productives latentes, enchaînées par le capitalisme, retrouveront leur liberté après la conquête révolutionnaire.

Mais même alors la préoccupation du Parti ne sera pas tant le travail de construction économique, auquel la germination de nouvelles organisations apportera une contribution spontanée - car il existe, précédemment à la révolution, dans le conflit entre producteurs et formes de production, une énergie constructrice et innovatrice qui sera libérée par celle-ci -, que la lutte politique contre une bourgeoisie en déroute mais qui tentera de reprendre le pouvoir, ainsi que l'unification des prolétaires au delà des intérêts égoïstes et corporatistes.

Cette dernière activité sera d'une importance primordiale pendant toute la période.

Aujourd'hui l'existence d'un ennemi commun, la bourgeoisie et son Etat, le capitaliste encore présent dans l'usine, constitue le ciment naturel de la solidarité prolétarienne qui s'oppose à la formidable solidarité organisée du patronat.

Demain, lorsque des groupes d'ouvriers d'une usine, d'une localité, d'une profession, auront été libérés grâce à la force du pouvoir prolétarien de la menace de l'exploiteur capitaliste, et avant qu’ils ne soient persuadés par leur conscience politique communiste de leur l'universalité, les intérêts locaux pourront prendre un aspect violent.

C'est ici que l'on peut rechercher les causes de certaines mesures prises par l'Etat russe des Soviets et annoncées par la presse bourgeoise, comme le dissolution des comités d'usine.

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Le problème le plus difficile de la tactique communiste a toujours été de s'en tenir à ces caractéristiques de finalité et de généralité dont nous venons de parler.

Le difficile effort consistant à s'en tenir à l'implacable dialectique marxiste du processus révolutionnaire a souvent cédé aux déviations à travers lesquelles l'action des communistes s'est dispersée en soi-disant réalisations concrètes, dans la surévaluation de certaines activités ou organisations qui auraient constitué une passerelle de passage au communisme qui ne soit pas l'épouvantable saut dans l'abîme de la révolution, le catastrophisme marxiste dont devait provenir le renouvellement de l'humanité.

Le réformisme, le syndicalisme, le mouvement coopératif n'ont pas d'autre but. Les tendances actuelles par lesquelles le maximalisme, face aux difficultés pour abattre la bourgeoisie, cherchent un terrain ou procéder aux réalisations, aux concrétisations, à la mise en scène de leurs activités, et même leurs initiatives de création anticipée des organisations de l'économie à venir, comme les comités d'usine, tombent dans les mêmes pièges.

Le maximalisme [ici, le bolchévisme] verra sa première victoire réalisée à travers la conquête de tout le pouvoir par le prolétariat. En attendant il n'a rien d'autre à réaliser que l'organisation toujours plus vaste, consciente et homogène de la classe prolétarienne sur le terrain politique.

La crise du Parti

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(« Il Soviet », année III, nr. 11 du 11.IV.1920)

De la grave crise que le parti traverse actuellement, et sur laquelle nous cherchons par tous les moyens à attirer l'attention des camarades, s'occupe, comme nous le relevons à travers des extraits d'un article de la « Riscossa » de Trieste, le camarade Niccolini, avec son habituel bon sens et sa sérénité. Il est fondamentalement d'accord avec nous sur la reconnaissance de nombre d'erreurs sur les plans théoriques et pratiques, et de même pour ce qui regarde la fondamentale question des « soviets ». Nous pouvons dire qu'il a été le seul à écrire sur ces sujets, dans l'« Avanti ! » et « Comunismo », des observations vraiment sérieuses dans le but de corriger les erreurs, de dissiper les confusions et de mettre en évidence les graves défauts des différents projets établis pour leur constitution, et en particulier leur contenu essentiellement réformiste.

Ils n'arrive pas cependant à la même conclusion que nous, c'est à dire à la nécessité d'une épuration, ou mieux, d'une scission du parti pour arriver à la formation d'un véritable parti communiste. Il n'est pas d'accord avec nous car il part d'une fausse évaluation des positions de notre tendance, laquelle n'établit pas l'opposition

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entre réformistes et communistes sur la base de l'électoralisme, comme ceci est indiqué dans ce même numéro, à travers la parution des thèses sur la constitution des soviet et dans l'article sur le parlementarisme et la IIIème Internationale [voir le chapitre VIII], dans lequel nous avons rappelé les raisons de notre anti-parlementarisme et la fonction que, selon nous, le parti communiste devrait assumer.

La question théorique générale concernant les possibilités d'action parlementaire par les communistes n'a qu'une mince valeur dans la crise que le parti traverse, et ceci de par le caractère même du parti. Le congrès de Bologne aurait eu l'importance que veut lui attribuer le camarade Niccolini si il avait mené à de sérieuses conclusions - parmi lesquelles aurait du être prise celle de se détacher des réformistes.

On a bien changé de programme pour passer du vieux, social-démocrate, au neuf, de tendance communiste, mais c'est un changement en paroles.

Les hommes n'ont pas été changés, et donc l'action non plus. Le parti qui s'est débarrassé des maçons, des partisans des blocs, etc., est resté intact après le bouleversement de tout le programme, programme auquel s'est opposé un fort groupe qui s'y est manifestement opposé par la pensée et les actes.

Le camarade Niccolini veut que l'on réalise des actions communistes pour se débarrasser des différents Turati, selon son expression.

Il ne s'aperçoit pas que ces actions ne se font pas, ne peuvent se faire et ne se feront jamais, justement parce qu'il y a de nombreux Turati sincères, claires et manifestes, et parce qu'il y en a beaucoup d'autres incertains, indécis, et même sans sincérité, encore plus réformistes que les premiers, et qui, s’ils n'ont pas leur respectabilité, ne jouent pas moins aux révolutionnaires dans les réunions, spécialement électorales, parfois par pure démagogie, et parfois, même, en pure bonne foi. Le degré de liberté consenti par la démocratie bourgeoise permet l'extrémisme verbal qui a beau jeu auprès des masses... et spécialement en période électorale.

Cette énorme masse réformiste au sein du parti, qui n'est pas susceptible de se transformer, ces morts qui tiennent les vivants, les communistes devront, en toute logique, s'en débarrasser ; les maximalistes électoraliste font au contraire tout ce qu'ils peuvent pour l'empêcher. Le camarade Niccolini saurait il dire pourquoi il fait sienne cette dernière position ?

Nous lui disons pour notre part : entre les maximalistes électoralistes, supposés communistes, et les réformistes, il existe un solide lien qui est de vouloir vaincre ensemble les... batailles électorales. Ce lien tactique, qui peut sembler secondaire et de peu d'importance, possède une telle force que ces soi-disant communistes se sentent plus liés à eux qu'à nous, de la tendance abstentionniste, avec qui ils devraient

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pourtant partager tout le programme moins cette distinction d'ordre tactique, ainsi que nous le voyons à chaque occasion. Il a suffi que le camarade Misiano avance une proposition d'exclusion des réformistes pour que s'insurge Serrati à travers une polémique explosive uniquement dans le but de ne pas perdre les votes des réformistes. Les deux courants existant dans le parti se heurtent et se paralysent mais se rapprochent dès que les préoccupations électorales arrivent. Le parti, tel qu'il est constitué aujourd'hui et tel qu'il agit, est, en dépit de son programme, un parti social-démocrate.

Le camarade Niccolini veut que l'on développe des actions communistes pour éliminer les réformistes et rassembler les forces communistes. Nous pensons que ce n'est pas l'action qui pourra créer la force, mais que c'est celle-ci qui créera l'action. Pour rassembler les forces il est avant tout indispensable d'éliminer les forces adverses qui l'empêchent. C'est un préalable. Si les forces communistes se trouvent mêlées aux réformistes et aux sociaux-démocrates, quels moyens auront nous pour les rassembler ? Il n'y en a qu'un : couper le lien, l'électoralisme, qui les unis. Pour les communistes électoralistes vraiment communistes le sacrifice consistant à perdre quelques députés en renonçant aux élections ne sera pas énorme face à la clarification et au rassemblement des forces. Forces que nous voulons unir en un seul faisceau, en un parti organique et qui ne se donne pas simplement une étiquette pour masquer ce qu’il est réellement. Ou la majorité aura la force d'accomplir cet effort à travers une courageuse amputation, ou le parti plongera dans le bourbier social-démocrate dont il ne saura sortir, et alors le parti communiste devra se créer en dehors de celui-ci.

La crise n'a pas d'autre solution. Les arrangements, les solutions intermédiaires ne peuvent plus être accepté alors que les évènements se précipitent. C'est l'heure des décisions nettes, rectilignes, sûres et audacieuses.

Thèses sur la constitution des conseils ouvriers proposées par le C.C. de la Fraction communiste abstentionniste du PSI

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(« Il Soviet », année III, nr. 11 du 11.IV.1920)

1) Les Soviets ou Conseils ouvriers et paysans (et soldats) sont les organismes par lesquels la classe travailleuse exerce le pouvoir politique après avoir abattu par la révolution le pouvoir de l'état bourgeois et supprimé ses organes représentatifs (Parlement, conseils municipaux, etc.). Ils sont les « organes d'Etat » du prolétariat.

2) Les Soviets sont élus exclusivement par les travailleurs, en excluant du droit électoral tous ceux qui tirent profit de la main d’œuvre salariée et donc exploitent le prolétariat. C'est leur caractéristique essentielle, les autres étant toutes secondaires. L'exclusion de la classe bourgeoise de toute représentation même comme minorité dans les organisations politiques de la société, c'est-à-dire la « dictature du prolétariat », constitue la condition historique pour la lutte politique contre la

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résistance contre-révolutionnaire bourgeoise, pour l'élimination de toute exploitation et pour l'organisation de l'économie communiste.

3) Ce processus doit se réaliser par l'action collective et centralisée du prolétariat, subordonnant les mesures à adopter aux intérêts généraux de la classe et à l'issue finale de tout le processus révolutionnaire. C'est pourquoi, alors que surgissent au sein des groupes de prolétaires des organisations qui reflètent les intérêts économiques particuliers à ces groupes (conseils d'usine, syndicats d'industrie, de catégorie, organisations de consommateurs), il faut subordonner l'activité de ces organisations aux directives émises par les soviets politiques qui, de par leur constitution et leur essence, représentent les intérêts généraux.

4) Les conseils ouvriers surgissent au moment de l'insurrection prolétarienne, mais ils peuvent aussi surgir à un moment historique ou le pouvoir de la bourgeoisie traverse une crise grave et ou la conscience historique et la tendance à la prise du pouvoir se diffusent au sein du prolétariat. Le problème révolutionnaire ne consiste pas en la création formelle des conseils mais dans le passage en leurs mains du pouvoir politique.

5) L'instrument de la lutte politique de classe du prolétariat est le parti de classe, le parti communiste. Il rassemble ceux qui ont une conscience historique du processus de la crise du capitalisme et de l'émancipation prolétarienne, et sont disposés à sacrifier tout intérêt de groupe et d'individu à la victoire finale du communisme. Dans la période historique actuelle c'est le Parti Communiste qui défend le mot d'ordre « tout le pouvoir aux conseils ».

Quand les conseils sont constitués, le Parti Communiste mène en son sein sa propre activité pour conquérir la majorité des mandats et des organes centraux du système des Conseils. Le Parti poursuivra ce travail après la prise du pouvoir avec l'objectif de donner une conscience politique et une unité d'intention aux actions prolétariennes en combattant les égoïsmes et les particularismes.

6) Le parti communiste pénètre et conquiert toutes les organisations économiques prolétariennes dès qu'elles surgissent sous la poussée des conditions de vie de groupes et de catégories de prolétaires dans le but de profiter de leur activité pour en élargir le champ et porter l'attention des masses sur les buts généraux et finaux du communisme.

7) Le Parti Communiste combat toute forme de collaboration et de négociation des Conseils ouvriers avec les organes du pouvoir bourgeois, défendant dans les masses la conscience de ce que les premiers ne peuvent assumer leurs tâches historiques sans la destruction violente des seconds.

8) La nécessité présente de l'action révolutionnaire en Italie ne consiste pas dans une constitution artificielle et bureaucratique des Conseils ouvriers, et moins encore

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dans un travail dédié à l'activité des syndicats et des conseils d'usine comme fin en soi, mais dans la création d'un Parti Communiste débarrassé des éléments réformistes et opportunistes. Un Parti d'une telle nature sera toujours prêt à agir ou intervenir dans les Soviets lorsque sonnera l'heure cruciale de leur constitution qui n'est pas bien éloignée.

9) De vastes tâches attendent, en attendant ce moment historique, le Parti Communiste en Italie.

Ces tâches sont : 

a) L'étude des problèmes de la révolution et des aspects du processus révolutionnaire, réalisée avec sérieux et en utilisant de larges moyens ; 

b) En établissant des liens continus et efficaces avec le mouvement communiste étranger et avec les organes de l'Internationale Communiste ; 

c) En ayant un étroit contact avec les masses et en préparant les formes d'action et d'organisation indispensables à la lutte décisive, qui exigent, outre la complète dévotion des militants à la cause, des dispositions tactiques particulières qui ont été ignorées par l'activité traditionnelle du Parti Socialiste.

10) Le Parti Communiste ne considère pas comme buts de son action les conquêtes partielles que les groupes de prolétaires peuvent réaliser au sein du régime actuel, même dans le sens de préparer ses militants aux activités techniques futures qui suivront la prise du pouvoir. Toutefois il intervient dans les agitations de cette nature dans le but de propager ses objectifs et de mettre en évidence les faits qui démontrent la nécessité d'actions d'ensemble de la classe prolétarienne, sur le chemin de la révolution, pour l'élimination du régime capitaliste.

Thèses de la IIIème Internationale sur les conditions de constitution des conseils ouvriers

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(de « Die Kommunistische Internazionale », nr. 13/1920, pp. 124-125)

1) Les Conseils des députés ouvriers (Soviets) naquirent pour la première fois en Russie en 1905 à l'apogée du mouvement révolutionnaire des travailleurs russes. Déjà en 1905 le Soviet de Petersbourg accomplissait les premiers pas inconscients sur le chemin de la prise du pouvoir. Ceux-ci n’étaient puissants que dans la mesure où ils avaient des perspectives de conquête du pouvoir politique. Dès que la contre-révolution tsariste se renforça, et que le mouvement ouvrier commença à refluer, les Soviets, après une brève période végétative, cessèrent carrément d'exister.

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2) Lorsqu'en 1916, au début d'une nouvelle vague de reprise révolutionnaire en Russie, naquit l'idée d'organiser immédiatement des Conseils de travailleurs, le parti bolchevique mit en garde les ouvriers contre une création immédiate de Soviets en leur faisant observer que celle-ci n'est opportune que si la révolution a déjà commencé et que la lutte directe pour le pouvoir est à l'ordre du jour.

3) Au début de la révolution de 1917, les Soviets de députés ouvriers se transformèrent immédiatement en Russie en Soviets des députés ouvriers et soldats, entraînant sous leur influence les plus vastes masses populaires et atteignant bien vite une extraordinaire autorité car la force réelle était de leur côté et entre leurs mains. Mais lorsque la bourgeoisie libérale se remit de la surprise des premiers coups révolutionnaires et que les social-traîtres, les social-révolutionnaires et les menchéviques aidèrent la bourgeoisie russe à prendre en main le pouvoir, l'importance des soviets commença à diminuer. Ce n'est qu'après les évènements de juillet 1917 et la faillite de la campagne contre-révolutionnaire de Kornilov, lorsque les plus vastes masses populaires se mirent en mouvement et que l'écroulement du gouvernement contre-révolutionnaire et conciliateur bourgeois s'amplifia, que les Soviets ouvriers refleurirent et atteignirent une importance décisive dans le pays.

4) L'histoire de la révolution allemande et autrichienne montre la même chose. Quand les grandes masses ouvrières s'insurgèrent, quand la marée révolutionnaire atteignit une particulière ampleur et renversa les monarchies des Hohenzollern et des Habsbourg, naquirent naturellement en Allemagne et en Autriche des Conseils d'ouvriers et de soldats. Au début la force réelle était de leur côté et les conseils commençaient à devenir une puissance réelle. Mais, lorsque par une série de circonstances historiques, le pouvoir passa à la bourgeoisie et aux contre-révolutionnaires sociaux-démocrates, les conseils commencèrent bien vite à dépérir et finalement disparurent. Lors de la faillite du putsch contre-révolutionnaire de Kapp en Allemagne, ceux-ci réapparurent pour quelques jours sur la scène, mais lorsque la lutte se termina par une nouvelle victoire de la bourgeoisie et des social-traîtres, les Conseils, qui avaient commencé à relever la tête, s'affaiblirent à nouveau.

5) Les faits indiqués ci-dessus montrent que, pour la création des Soviets, des conditions déterminées sont nécessaires. On peut et on doit organiser des Soviets ouvriers et les transformer en Soviets de députés d'ouvriers et de soldats sous trois conditions : 

a) Une poussée révolutionnaire des masses dans les plus vastes cercles d'ouvriers et d'ouvrières, des soldats et de la population travailleuse en général ; 

b) Un aiguisement de la crise économique et politique tel que le pouvoir commence à s'échapper des mains des gouvernements constitués ; 

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c) Le mûrissement dans les rangs de larges couches ouvrière et surtout du parti communiste de la ferme décision de mener une lutte décisive, systématique et planifiée pour le pouvoir ; 

6) En l'absence de telles conditions les communistes doivent propager de manière tenace et systématique l'idée des Soviets, la vulgariser parmi les masses, montrer aux plus vastes couches de la population que les Soviets sont l'unique forme étatique apte à effectuer la transition vers le plein communisme. Mais une organisation immédiate des Soviets sans les conditions précitées est impossible.

7) La tentative des social-traîtres en Allemagne d'insérer les Soviets dans le système général bourgeois-démocratique apparaît, de fait, comme une trahison de la cause ouvrière et un piège tendu consciemment aux travailleurs. En fait, les véritables Soviets ne sont possibles que sous la forme d'organisation d'un état qui dépasse la démocratie bourgeoise, la détruise et lui substitue la dictature des travailleurs.

8) La propagande de l'aile droite des Indépendants (Hilferding, Kautsky, etc.) destinée à démontrer la compatibilité du « système soviétique » avec une assemblée nationale bourgeoise représente soit une complète incompréhension des lois du développement de la révolution prolétarienne ou un piège conscient tendu à la classe ouvrière. Les Soviets signifient la dictature du prolétariat. L'Assemblée nationale signifie la dictature de la bourgeoisie. Il est impossible de concilier la dictature du prolétariat et la dictature de la bourgeoisie.

9) La propagande des représentants de l'aile gauche du Parti indépendant en Allemagne, qui s'emploie à présenter aux ouvriers un plan sur papier de création d'un « système des conseils », sans aucun rapport avec le développement réel de la guerre civile, est une pédanterie doctrinaire qui éloigne les ouvriers des devoirs quotidiens de la véritable lutte pour le pouvoir.

10) Les tentatives de groupes isolés de communistes en France, Italie, Amérique et Angleterre, de créer des Soviets qui ne regroupent pas de grandes masses de travailleurs et donc ne peuvent s'élancer vers la lutte directe pour le pouvoir ne font que porter préjudice au véritable travail de préparation de la révolution soviétique. Ces « Soviets » artificiels, ces produits de serre, se transformeront dans le meilleur des cas en petites sociétés de propagande en faveur du pouvoir soviétique ; et dans la pire ils ne pourront qu'avorter en compromettant aux yeux des plus vastes couches populaires l'idée même de pouvoir soviétique.

11) Une situation particulière s'est développée en Autriche allemande où la classe ouvrière a réussi à maintenir vivants et actifs des Conseils d'ouvriers qui embrassent de vastes masses de travailleurs. Cette situation rappelle celle de février-octobre 1917 en Russie. Les Conseils d'ouvriers en Autriche allemande représentent un facteur politique considérable et constituent les germes du nouveau pouvoir. Il est

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clair que, dans un tel état de choses, les communistes doivent participer aux Conseils ouvriers, les aider à s'insérer dans l'ensemble de la vie sociale, économique et politique du pays, créer en eux des fractions communistes, et en appuyer par tous les moyens le développement.

12) Sans révolution, les Soviets sont impossibles. Les Soviets sans révolution prolétarienne se transforment inévitablement en parodie de Soviets. Les véritables Soviets de masse apparaissent comme la forme historiquement donnée de la dictature du prolétariat. Tous les partisans sincères du pouvoir soviétique doivent méditer sérieusement sur l'idée des Soviets et la propager incessamment parmi les masses, mais ne passer à leur création que suivant les conditions ci-dessus.

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Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I

Chapitre VIGramsci, l'« Ordine Nuovo »

et « Il Soviet »1

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L'« historiographie » opportuniste a enrobé sous tant de voiles mythologiques le mouvement dit « Ordine Nuovo », que pour en donner une idée juste et expliquer ses développements, il faut d'abord retracer, au risque d'apparaître fastidieux, les étapes de l'itinéraire intellectuel de son leader incontesté, Antonio Gramsci. Dans l'ordinovisme de 1919-20 comme dans le gramscisme ultérieur, nous voyons un processus doté d'une solide continuité idéologique - illustration exemplaire de l'invariance de l'opportunisme - qui, d'un côté, s'apparente par beaucoup d'aspects à de multiples courants a-marxistes et extra-marxistes européens ou américains, et de l'autre, anticipe - ce n'est pas par hasard - sur l'aberration extrême du « parti nouveau » de Togliatti. C'est pour cela, et non pour le plaisir de dénigrer, qu'il faut étudier ce courant dans ses tenants et aboutissants.

1 Traduit dans « Programme communiste » n° 71, 72 et 74.

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6.1 – Fondements « philosophiques »

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En tant qu'idéologue, Gramsci s'inscrit dans ce vaste mouvement de réaction anti-marxiste en épistémologie et en philosophie de l'histoire qui, suivant les époques et les aires culturelles, porte le nom de néo-kantisme, empiriocriticisme, vitalisme, pragmatisme, néo-idéalisme, etc. Les principaux caractères communs à toutes ces doctrines (qui se répercutent directement sur le plan de l'économie politique ou trouvent leurs pendants dans les conceptions subjectivistes de « l'école autrichienne » de Pareto, etc.) se ramènent au refus de toute position moniste et déterministe, c'est-à-dire de tout « objectivisme » (fût-ce celui de « l'idéalisme objectif », d'où l'abandon ou la défiguration calculée de l'hégélianisme) et à la résurrection plus ou moins explicite du spiritualisme tendanciellement individualiste et agnostique, dont l'aboutissement « conséquent » est le solipsisme.

En substance, on essaie de nier la possibilité même d'une connaissance objective, c'est-à-dire d'une science, d'une prévision dialectique des événements fondée sur des lois, c'est-à-dire sur l'enchaînement objectif et contraignant des processus matériels ; quant à ces derniers, ou on nie tout simplement leur existence, ou on les déclare indéchiffrables. On commence, disait Lénine dans « Que faire ? » par

« nier la possibilité de donner une base scientifique au socialisme et de prouver du point de vue de la conception matérialiste de l'histoire sa nécessité et son inévitabilité ».

A la science se substituera ainsi avec Sorel le « mythe », avec James la « volonté de croire », avec les néo-kantiens l'« impératif catégorique » correspondant à la métaphysique des Droits et Devoirs de l'idéologie bourgeoise. L'intervention matérielle de l'homme sur le monde extérieur conditionné par le milieu naturel et productif se dissout en un monologue de la Volonté individuelle, qui, sous ses formes les plus conséquentes - celles qui osent s'affirmer solipsistes - se voit finalement obligée de « poser » face à elle un « autre fictif » pour avoir un objet auquel s'appliquer et auquel tendre.

La dialectique que le vieil idéalisme objectif-absolu de Hegel situait royalement dans le mouvement même de l'Idée (dont toute pensée individuelle et contingente n'est qu'un avatar postérieur et particulier) et qui donc subsistait objectivement en dehors du Moi individuel et même de l'activité « spirituelle » collective d'une époque

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donnée, est, dans le meilleur des cas, réduite à un jeu pur de l'« esprit » individuel, échappant à toute détermination préalable et extérieure, et surtout étrangère à un monde physique régi par des lois opérant « au jour le jour », dont l'existence est en définitive considérée comme un simple « décalque » de l'expérience personnelle, un décalque dont on ne peut tenir compte, ni avoir connaissance, sinon à des fins « conventionnelles », et sur le plan de l'« utilité » économique brute et immédiate.

Comme le soulignait Engels dans la préface à l'édition anglaise de « Socialisme utopique et socialisme scientifique » (20 avril 1892), face à l'aggravation flagrante de ses propres contradictions, la bourgeoisie répudie les instruments de connaissance grâce auxquels elle avait découvert les contradictions inhérentes à l'ancien régime et pronostiqué sa mort. Elle ne fait pas seulement la politique de l'autruche, mais tente de nier, de dévaloriser aux yeux de la classe directement intéressée les conclusions de la science nouvelle de la révolution prolétarienne. On substitue l'expérience à la matière, et on ne fait pas subir moins d'altérations à la dialectique, cette « algèbre de la révolution » suivant l'expression de Herzen, que Hegel avait déjà amputée de ses conclusions par une ultime synthèse métaphysique (l'État résolvant les contradictions de la société civile) qui consacrait l'impossibilité de dépasser le monde capitaliste. La dialectique est remplacée par « l'évolution indolore », comme dans ce que Marx appelait le « positivisme merdique » de Comte et Spencer, ou elle est abaissée, comme chez Proudhon ou dans le révisionnisme ultérieur de Bernstein au rang de « comptabilité en partie double », de partage boutiquier des « bons » et « mauvais » côtés des événements, ou encore affaiblie et châtrée comme dans le néo-idéalisme de Croce. Celui-ci (qui se vante, dans des écrits fort bien réfutés par le féroce polémiste orthodoxe qu'était alors Plekhanov, d'avoir préfiguré le révisionnisme bernsteinien) nie la dialectique de la nature et son développement à travers les contraires ou « opposés », pour postuler une dialectique des « distincts » pacifique et aseptisée.

Or c'est à Croce - et à travers lui au néo-idéalisme italien en général, imbu de subjectivisme dès sa naissance et enclin à une interprétation banalisante de la dialectique proche de celle de la « droite hégélienne » - que se réfère Gramsci ; il soutient même que le marxisme, ou plutôt (ainsi qu'il en définit non sans justesse sa propre « interprétation » et « re-création ») la « philosophie de la praxis » serait fondamentalement une variante de cet idéalisme particulièrement borné.

Contre les falsifications positivistes et néo-kantiennes des divers courants révisionnistes de la IIème Internationale, Lénine avait réaffirmé (cf. « Matérialisme et empiriocriticisme » et « Cahiers philosophiques ») dans le domaine épistémologique les fondements du matérialisme dialectique de Marx et Engels, sans craindre de remettre en relief l'énucléation du « noyau rationnel » du système hégélien. Le fait même que, pour Gramsci, le noyau rationnel (mais en réalité il s'agit pour lui de bien autre chose) doive être cherché dans le néo-idéalisme révèle, plus qu'une « étroitesse provinciale d'expériences intellectuelles », qu'il n'a jamais accepté l'idée marxiste que la philosophie s'achève avec le système hégélien, autrement dit que la philosophie comme telle (super-science) ou comme science particulière perd sa

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raison d'être face à la nécessité urgente d'une science révolutionnaire unique de la nature et de l'histoire, résultat de l'ensemble de toutes les connaissances scientifiques expérimentales et de la logique formelle et dialectique, c'est-à-dire de la nouvelle « conception du monde » unitairement matérialiste et intégralement scientifique.

Les critiques formulées par Gramsci contre le concept même de « science » ou d'« objectivité », ainsi que contre celui de « matérialisme » - auquel il voudrait substituer un historicisme absolu mâtiné de crocianisme et de relativisme pragmatiste - ne sont autres que les objections traditionnelles de l'idéalisme subjectif à une conception réaliste et objectiviste, et à plus forte raison matérialiste ; les arguments mêmes, dirait à juste titre Lénine, de l'évêque Berkeley. Ces critiques, explicitement développées dans les « Cahiers de prison », sont déjà sous-jacentes dans l'« Ordine Nuovo » et ses écrits antérieurs. Et il faut bien voir que cette position idéologique préside à l'élaboration des concepts-clés du gramscisme, qui se ramènent tous, en un sens, à la notion de bloc historique. C'est en effet à cette notion que se réduit celle même de l'hégémonie que Gramsci substitue, non par hasard ni par maladresse d'expression, à la dictature de la classe et du parti. Dans ce concept typiquement gradualiste et idéaliste de bloc historique, le volontarisme s'unit à l'éducationnisme (et au culturalisme) en une synthèse représentative des nombreuses suggestions provenant des milieux du révisionnisme international.

Parmi les facteurs matériels de la crise capitaliste, de l'avènement d'une situation révolutionnaire, l'un est la « perméabilité » du prolétariat à la propagande et à l'organisation d'un parti qui remplit sa tâche en se soumettant, dans les domaines stratégique, tactique et organisationnel, à un programme invariant parce que fondé sur le dévoilement matériel des antagonismes inhérents au mode de production en vigueur, qu'ils minent et font éclater. Or tout cela est remplacé par une illumination spirituelle qui se répand en réalisations immédiates et anticipe la nouvelle société au sein de la vieille sous forme d'un réseau de conquêtes locales. « L'école » (si on nous passe ce mot) de l'« Ordine Nuovo » se caractérise encore par un trait, que lui reconnurent aussi bien ses amis que ses ennemis : le localisme turinois. D'après lui, la formule de l'organisation ouvrière, du conseil d'usine constituait une nouveauté qui s'était imposée à Turin et n'avait gagné l'Italie et le monde que par la vertu de cette « expérience » turinoise assumée avec une ardeur de pionniers. C'était au fond une variante de l'insidieuse théorie du « modèle » qui apparut soudain ainsi et était destinée à avoir de durables et désastreux prolongements, vainement combattus : nous ferons en Europe ce qui a été commencé en Russie, nous ferons en Italie ce qui a été commencé à Turin. Voilà d'où tu partis pour faire tant de ravages, recette empoisonnée de l'émulation compétitive !

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6.2 – Faux gauchisme gradualiste

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En pleine concordance avec les classiques du communisme critique (polémiques contre Proudhon, Bakounine, Lassalle, critique des Programmes de Gotha et d'Erfurt, etc.) et avec les grands restaurateurs du marxisme (« Que faire ? », « Contre le courant », « L'État et la révolution », « Le renégat Kautsky », « Terrorisme et communisme », ...) nous avons toujours, en ré exposant les thèses programmatiques révolutionnaires, montré que l'immédiatisme est l'aspect essentiel et distinctif de l'opportunisme, qui révèle le mieux son impatience en postulant une transformation graduelle de la société et un renversement des rapports de pouvoir, ou même une conquête directe du pouvoir, grâce au développement progressif, au sein même de la société bourgeoise, d'une nouvelle forme économique étiquetée « prolétarienne ». C'est là une plate contrefaçon de la thèse marxiste suivant laquelle la société bourgeoise porte en elle sa propre négation et les agents de son propre dépassement, c'est-à-dire les conditions matérielles du socialisme (caractère social de la production opposé au caractère privé de l'appropriation), prémisses dont l'épanouissement exige la destruction du système mercantile, autrement dit l'intervention chirurgicale de la révolution.

La thèse révisionniste établit une analogie fallacieuse entre la situation de la bourgeoisie dans la société féodale, où cette classe a incontestablement obtenu un pouvoir économique croissant avec les atouts idéologico-culturels y afférents, et la « condition » du prolétariat dans la société bourgeoise (où il est par définition sans réserves, dénué de tout, déshérité). Une telle vision nie en bloc toute l'analyse scientifique du « Capital », tout le programme marxiste de la constitution du prolétariat en classe (à travers sa constitution en parti) et de son émancipation. Celle-ci ne peut être conçue comme la rupture, l'abrogation de liens juridiques consacrant un rapport de domination social dépassé, ne serait-ce que parce qu'aucun principe légal n'oblige le prolétaire à vendre sa force de travail, unique marchandise à sa disposition et qui possède le caractère particulier d'engendrer de la plus-value. Ce point a été lumineusement développé par Rosa Luxemburg dans « Réforme sociale ou révolution ? » (2ème partie, chap. 3 : « La conquête du pouvoir politique ») : 

« Bernstein, qui tonne contre la conquête du pouvoir politique et la dénonce comme théorie blanquiste de la violence, a le malheur de considérer comme une erreur blanquiste ce qui constitue depuis des siècles le pivot et la force motrice de l'histoire humaine. Depuis qu'il existe des sociétés de classe et que la lutte des classes constitue le contenu essentiel de leur histoire, la conquête du pouvoir politique a

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toujours été le but de toutes les classes ascendantes, comme le point de départ et le point d'aboutissement de toute période historique. [...] C'est qu'à toute époque la constitution légale n'est autre chose qu'un produit de la révolution. Tandis que la révolution est l'acte politiquement créateur dans l'histoire des classes, la législation n'est que la forme politique dans laquelle une société se survit. Le travail législatif pour les réformes par la loi ne contient précisément aucune force motrice propre, indépendante de la révolution ; il ne s'accomplit, dans chaque période historique, que dans la direction que lui a donnée l'impulsion de la dernière révolution et aussi longtemps que cette impulsion continue à se faire sentir, ou, pour parler plus concrètement, seulement dans le cadre de la forme sociale créée par la dernière révolution. Tel est justement le noyau de la question.

Il est tout à fait faux et contraire à l'histoire de se représenter le travail pour les réformes uniquement comme la révolution étirée en longueur, et la révolution comme une réforme condensée. Une transformation sociale et une réforme légale ne se distinguent pas par leur durée, mais par leur contenu. Tout le secret des bouleversements historiques au moyen du pouvoir politique réside précisément dans la transformation de simples modifications quantitatives en une qualité nouvelle, ou, pour parler en termes concrets, dans le passage d'une période historique, d'une forme de société donnée, à une autre.

C'est pourquoi quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l'encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas, en réalité, une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l'instauration d'une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l'ancienne société. C'est ainsi qu'on aboutit, en partant des considérations politiques du révisionnisme, à la même conclusion qu'en partant de ses théories économiques, c'est-à-dire qu'elles ne visent pas, au fond, à la réalisation de l'ordre socialiste, mais uniquement à la remise en forme de l'ordre capitaliste, non pas. à la suppression du salariat, mais au dosage en plus ou en moins de l'exploitation, en un mot à la suppression des abus du capitalisme, mais non pas du capitalisme lui-même... »

Sur cette voie opportuniste magistralement dénoncée par Rosa Luxemburg, Louis Blanc se retrouve avec Lassalle, Proudhon traîne à sa suite Bakounine et Bernstein, Sorel et Jaurès. En ce qui concerne le syndicalisme de type sorélien, on peut lire dans le premier volume de notre « Histoire de la Gauche » : 

« Ce n'était là qu'un nouveau type de gradualisme aux allures révolutionnaires, qui avait en commun avec ses farouches adversaires de l'époque (les réformistes) la volonté de rendre graduelle la seule chose qui ne peut s'accomplir graduellement, c'est-à-dire la violente rupture de continuité dans le maniement de l'État, cette arme que l'humanité, pour la jeter à la ferraille, doit d'abord empoigner par la gueule pour la tourner dans l'autre sens. La même erreur se trouve à la base du gramscisme, qui voit une série pragmatique dans le contrôle et la gestion des entreprises par les

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conseils ouvriers et leur substitution progressive à l'État capitaliste, perspective qui a fait retomber ses épigones dans la vieille erreur commune aux deux camps ennemis de 1906, et finalement sous une forme tristement inférieure à celle de la droite d'alors. »

Et dans « Nature, fonction et tactique du parti révolutionnaire de la classe ouvrière » (1945) nous disions : 

« L'école syndicaliste n'était pas moins volontariste, jusque dans son adhésion aux philosophies bourgeoises les plus récentes. En effet, elle parlait bien de conflit de classe déclaré, de destruction et d'abolition de cet appareil d'État bourgeois que les réformistes voulaient imbiber de socialisme, mais en réalité, en localisant les luttes et la transformation sociales dans les entreprises de production prises isolément, elle pensait, elle aussi, que les prolétaires pouvaient conquérir par leur lutte syndicale des positions avantageuses successives qui seraient comme autant d'îlots prolétariens dans l'océan capitaliste. Le mouvement italien de l'Ordine Nuovo dérivait de cette conception syndicaliste : avec sa théorie des conseils d'usine, il brisait l'unité internationale et historique du mouvement de classe et de la transformation sociale pour proposer, au nom d'une détermination concrète et analytique de l'action, la conquête d'une série de positions successives au sein des unités de production. » 1

Vu ces présupposés, en dépit du fait que certains représentants de ces courants ont critiqué, parfois avec véhémence, tel ou tel aspect contingent de la démocratie représentative (mais jamais, évidemment, le principe démocratique !), on comprend qu'une pareille orientation aboutisse, sous ses multiples expressions, à un décalque pur et simple des positions démo-populaires, et le bloc historique n'en est pas la moindre conséquence. Une fois le prolétariat dépossédé de son existence de classe en soi et pour soi, de sa fonction et mission historique, l'ouvriérisme sombre nécessairement dans l'interclassisme de la démocratie « nouvelle », « vraie », « directe », « pure », etc. En ce sens, l'évolution de Gramsci de l'ordinovisme à la thématique national-populaire de ses écrits plus tardifs offre une parfaite continuité logique, favorisée par la situation internationale de reflux du mouvement prolétarien et l'involution complète de la IIIème Internationale..

Gramsci affirme à maintes reprises et à juste titre qu'il s'inspire de Sorel et de De Leon. En quel sens joue l'influence du premier, nous le voyons dans une des chroniques de l'« Ordine Nuovo » (11.10.1919) où, parlant de Sorel, il écrit : 

« Dans ses meilleurs écrits, semblent ressusciter en lui un peu des qualités de ses deux maîtres : la rigoureuse logique de Marx et la plébéienne et touchante éloquence de Proudhon. Il ne s'est enfermé dans aucune formule, et aujourd'hui, conservant ce qu'il y avait de vital et de neuf dans sa propre doctrine, c'est-à-dire l'exigence pour le mouvement prolétarien de s'exprimer en des formes propres, de

1 « Nature, fonction et tactique du parti révolutionnaire de la classe ouvrière », dans « Défense de la continuité du programme communiste » (Éditions Programme Communiste), p. 157

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donner vie à ses propres institutions, aujourd'hui il peut suivre non seulement d'un oeil pénétrant mais avec compréhension la réalisation entreprise par les ouvriers et paysans russes, et peut encore appeler « camarades » les socialistes d'Italie qui veulent suivre leur exemple.

Nous sentons que Georges Sorel est vraiment resté tel que l'avait fait Proudhon : un ami désintéressé du prolétariat. C'est pourquoi sa parole ne peut laisser indifférents les ouvriers turinois, ces ouvriers qui ont si bien compris que les institutions prolétariennes doivent être élaborées bien à l'avance si on ne veut pas que la prochaine révolution ne soit qu'une duperie colossale. »

Le passage est probant : on ne saurait exprimer plus nettement le gradualisme de la vision ordinoviste et sa parenté avec le mutualisme, la combinaison économique que Proudhon opposait franchement à la révolution revendiquée par Marx, et que Sorel avait fait sienne en dépit de toute l'« esthétique » de la violence de sa doctrine - qui se fonde, et ce n'est pas par hasard, sur l'assimilation des organisations immédiates du prolétariat (syndicats) aux corporations médiévales, berceau du nouvel ordre manufacturier capitaliste.

Ces conceptions sont d'autre part inséparables de la théorisation de Daniel de Leon et de son Socialist Labor Party. Ce dernier répudiait la révolution armée et même le travail illégal (dans l'armée par exemple), avec la conviction que le développement au sein du régime bourgeois de la structure économique prolétarienne préfigurant la société future a fait des institutions bourgeoises une simple enveloppe progressivement vidée dé son contenu, qui, à un moment donné, s'effondrerait d'elle-même. C'était ignorer la théorie marxiste de l'État, et, par suite, refuser le principe de la dictature du prolétariat

« qui devient, par la logique même des choses, la dictature d'une minorité consciente et organisée de la classe, c'est-à-dire du Parti Communiste [...] [Suivant l'interprétation de la IIIème Internationale] le prolétariat doit être protégé contre lui-même par sa propre dictature, afin d'éviter que la bourgeoisie cherche dans sa masse des recrues pour ses complots contre-révolutionnaires. »

Cette critique expresse du « substitutionnisme », on la retrouve pratiquement dans les mêmes termes chez Gramsci, chez Pannekoek et dans les écrits de Lukacs applaudissant à la fusion avec les sociaux-démocrates qui avait pourtant porté un coup fatal à la révolution hongroise.

La conception en fait pacifiste et électoraliste du « socialisme révolutionnaire » de De Leon découle du postulat d'une conquête économique préalable de la société. De même, l'exaltation sorélienne de la violence se dissout dans le mythe de la grève générale (qu'on ne peut confondre avec l'insurrection) et se manifeste paisiblement dans les réalisations « concrètes » poursuivies par le corporatisme syndicaliste, destiné en tant que tel à une fonction strictement réformiste allant jusqu'au social-

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chauvinisme de l'union sacrée. Un autre aspect typiquement anarcho-syndicaliste du schéma de De Leon est le « saut » par-dessus le pouvoir politique, par-dessus l'État politique prolétarien, et le passage direct à une prétendue « administration des choses », présentée en principe comme planifiée, mais livrée en fait aux décisions d'une sorte de « parlement du travail » réunissant les représentants démocratiquement élus des ouvriers de toutes les branches d'industrie. S'il exclut le critère de la représentation territoriale, ce projet n'exclut assurément pas « l'esprit d'usine » (comme on dit : l'esprit de clocher) dont il élargit seulement, dans l'hypothèse la plus favorable, les limites étroites, reprenant ainsi en définitive le vieux schéma syndicaliste de la démocratie des syndicats d'industrie. Or celui-ci s'oppose radicalement à l'exigence proclamée d'une planification : le rôle de tels « représentants industriels » consisterait en effet nécessairement à négocier l'échange des produits et des matières premières entre les différentes branches, ce qui introduirait le critère mercantile avec son appendice monétaire, l'équivalent général, et le dépassement du système salarial évoqué par De Leon ferait long feu1. Le système encensé ici, soit comme but final, soit dans l'idée qu'il constitue « à la fois le bélier qui défonce la forteresse capitaliste et le successeur de la structure sociale capitaliste » (« Daily People » du 20.1.1913) est beaucoup plus proche de la conception gramscienne des conseils que de celle des soviets léninistes. Il n'empêche que Lénine a avec raison donné acte à De Leon. d'avoir soutenu la nécessité d'un système de gouvernement fondé sur les travailleurs seuls, et où ne soient ni représentés ni aucunement éligibles les exploiteurs ; cette position est remarquable, surtout si on pense aux variations kautskiennes sur la démocratie pure et, en général, à l'interclassisme immonde des théoriciens des Internationales 2 et 2 112. De même que Gorter et Pannekoek qui, de façon malhabile certes, opposèrent à Kautsky qui la théorie de l'extinction de l'État, qui l'internationalisme, De Leon ne proposa pas seulement comme slogan un « État des travailleurs » (État ouvrier), mais dénonça vigoureusement (même s'il ne sut en tirer toutes les conséquences, par exemple l'absurdité de la conquête pacifique du pouvoir dans les États capitalistes modernes) les « hypothèses » de Kautsky, élaborées à l'occasion du débat sur l'entrée de Millerand dans le gouvernement Waldeck-Rousseau, sur une possible neutralité de l'État bourgeois face à la lutte des classes. Comme celle de Gorter et de Pannekoek, la conception de De Leon, sans pouvoir être qualifiée de marxiste, représentait néanmoins une critique directe du kautskisme allant dans un sens marxiste. A moins de fausser la réalité historique, on ne peut toutefois considérer cet éloge de Lénine comme un brevet d'orthodoxie donné à De Leon (ou aux « tribunistes » hollandais) et, du même coup, à l'ordinovisme. Il faut confronter les termes dans lesquels Lénine rend hommage à De Leon avec les thèses du 2ème Congrès sur les soviets, de même qu'il faut comparer son appréciation objective des mérites des théoriciens hollandais durant l'avant-guerre et dans la lutte anti-chauvine avec les thèses de ce même Congrès sur le rôle du Parti. L'essentiel est en effet que ces formidables résolutions, impératives pour le mouvement révolutionnaire international, s'en prennent au cœur

1 Voir notre brochure « Les fondements du communisme révolutionnaire », (Éditions Programme Communiste) qui traite de façon générale les problèmes de l'immédiatisme, du concrétisme, du « proudhonisme renaissant et tenace ».

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mêmes des théorisations immédiatistes américaines ou hollando-germaniques, qui aboutissaient dans certains cas, comme nous le verrons, à répudier purement et simplement le parti en tant que tel.

Ces versions « extrémistes » de la conquête progressive, moléculaire du pouvoir ne sont au fond, elles aussi, que les héritières de la défiguration doctrinale et pratique du marxisme par la vision prédominante dans la IIème Internationale ; cette déformation ne laissa pas d'influencer bon nombre de ceux-mêmes qui essayaient de la combattre, et qui s'en trouvèrent imprégnés au point d'être hors d'état de fonder leur critique « de gauche » sur la revendication intégrale des thèses marxistes fondamentales. Les tendances « ouvriéristes » commirent la même erreur que le « syndicalisme révolutionnaire ». Imputant au marxisme lui-même les tares opportunistes dues à ses déformations révisionnistes, celui-ci apparut dès le départ comme une variante du révisionnisme, aux conséquences liquidationnistes prévisibles (et prévues effectivement, par exemple par les rares représentants italiens de l'orthodoxie marxiste). De même, les tendances « ouvriéristes » qui tentaient de lutter contre l'orientation social-démocrate dominante sur la base d'une prétendue alternative « libertaire », non seulement ne lui opposaient aucun programme sérieux, mais tombaient à son niveau en tant qu'opportunisme de gauche pendant de celui de droite. Du reste, ces qualificatifs ne désignent pas du tout des erreurs par excès ou défaut de radicalisme, mais la défense et l'illustration, sous des formes qui ne s'opposent qu'en apparence, d'une ligne opposée au marxisme, qui, lui, n'admet le gradualisme qu'après la prise du pouvoir. Il est significatif à cet égard que non seulement « droite » et « gauche » opportunistes aient toujours dénoncé le blanquisme et le jacobinisme du marxisme, c'est-à-dire le principe d'un leadership révolutionnaire (et donc d'un « art de l'insurrection ») et de la dictature exercée par le parti communiste, mais également qu'elles aient toujours recouru pour ce faire aux mêmes arguments purement démocratiques, dont la gamme va des nuances libérales-conservatrices aux libertaires-subversives, mais dont le contenu doctrinal et la base matérielle sont, sous ces apparences diverses, toujours identiques : il s'agit d'importer dans le mouvement prolétarien l'idéologie capitaliste dominante dans sa version petite-bourgeoise, donc à travers des couches particulières de la classe ouvrière, à moitié imbriquées dans la petite-bourgeoisie, soit parce qu'elles se sont « embourgeoisées » dans l'aristocratie ouvrière (réformisme), soit parce qu'elles proviennent de secteurs petits-bourgeois ruinés, porteurs naturels des idées anarchistes.

Cette polémique contre le blanquisme et le jacobinisme du marxisme orthodoxe, est un point fondamental. De Bernstein à Kautsky et Otto Bauer (sans oublier, malheureusement, la contribution de Trotski et de Rosa Luxemburg), des menchéviks à P. Levi, de Gramsci à Pannekoek, d'Errico Malatesta aux modernes épigones du « socialisme des conseils », elle constitue le trait distinctif de l'immédiatisme le fin mot des innombrables explications « antitotalitaires » du processus qui a fait de l'U.R.S.S. ce qu'elle est actuellement. Ce processus, nous l'identifions quant à nous comme la contre-révolution qui a détruit l'unique conquête

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socialiste d'Octobre, la dictature du parti bolchevik, et qui l'a justement fait en éliminant physiquement même les cadres du glorieux parti de Lénine. L'accusation de blanquisme est à la fois générale et particulière ; elle remet en question tout le rapport du parti à la classe et, dans ce contexte, nie le rôle dirigeant du parti non seulement dans le processus révolutionnaire global, mais dans l'organisation même de la prise du pouvoir, qui résulterait, une fois de plus, de la « décision » spontanée des masses. Rappelons le célèbre passage de la lettre de Lénine du 13-14 (26-27) septembre 1917 sur « Le marxisme et l'insurrection » : il est entendu que, contrairement au blanquisme classique, le marxisme ne croit pas pouvoir susciter ni faire, mais seulement diriger grâce au parti l'insurrection provoquée par des conditions matérielles objectives et subjectives bien définies ; il est entendu aussi que l'insurrection est le fait de larges couches de la classe travailleuse dans une situation de galvanisation des masses, de profond, bouleversement et de désarroi du pouvoir constitué. Il n'en reste pas moins que : 

« le mensonge opportuniste qui veut que le fait de préparer l'insurrection et, plus généralement, de considérer l'insurrection comme un art soit du blanquisme est une des pires et peut-être la plus répandue des déformations du marxisme dans les partis « socialistes » dominants. Le chef de l'opportunisme, Bernstein, s'était déjà acquis une triste célébrité en accusant le marxisme de blanquisme, et les opportunistes actuels qui crient au blanquisme ne rénovent et n'« enrichissent » en rien, pour parler franchement, les maigres idées de Bernstein ».

Quant au « jacobinisme », ce terme est employé péjorativement par Gramsci dans ses premiers écrits, jusqu'à l'« Ordine Nuovo », puis laudativement dans les « Cahiers », sans qu'il y ait là contradiction, car d'abord il voulait critiquer la prééminence et la dictature du parti, tandis qu'ensuite il défendait le bloc historique démocratique national-populaire (et il invoque alors l'hégémonie d'un parti national et illuministe, un « intellectuel collectif »). Il importe de rappeler ici que pour Lénine le rôle « jacobin » du parti révolutionnaire marxiste ne se limite absolument pas à un radicalisme plébéien dans la conduite de la première phase (démocratique) de la révolution double. C'est une fonction beaucoup plus importante qui incombe au parti communiste en tant que tel, en tant qu'organisation mondiale, et qui, en conséquence, lui incombe aussi - et surtout ! - dans les pays où les tâches démocratiques ne sont plus à l'ordre du jour : il joue par rapport au prolétariat le rôle dirigeant que les jacobins assumèrent à l'égard de la bourgeoisie, et cette tâche est d'autant plus importante que le prolétariat ne dispose pas des avantages que la bourgeoisie révolutionnaire possédait sous l'ancien régime. De même, l'affrontement du parti avec les girondins du prolétariat, c'est-à-dire les opportunistes, est d'autant plus nécessaire que le pouvoir prolétarien n'est pas conditionné par un rapport économique préexistant, mais par l'efficacité des interventions despotiques qui désintègrent les rapports de production existants, et seule la dictature du parti révolutionnaire, qui possède et peut appliquer un programme historique de destruction de la vieille société, permet de telles interventions1.

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Cette récusation de la tâche jacobine que le parti doit remplir à l'égard du prolétariat est, comme on voit, intimement liée à la représentation gradualiste d'une édification de places fortes prolétariennes au sein de la société bourgeoise, c'est-à-dire à l'opposé de la vision marxiste du passage du capitalisme au socialisme, qui découle des lois objectives présidant à la reproduction du capital et à ses crises. Ce qui prouve une fois de plus la cohérence, l'unité, l'harmonie organique du corps de doctrine marxiste, dont on ne peut rejeter une partie, même apparemment « secondaire » (et il s'agit ici de révisions de taille), sans être amené à nier, ou, pis, à dénaturer totalement l'ensemble.

Dans la vision gramscienne, la révolution (s'il est légitime d'employer ce mot dans un tel contexte) ne résulte pas des contradictions structurelles et insurmontables du système capitaliste, et avant tout de l'opposition entre le caractère privé de l'appropriation et le caractère social de la production ; elle découle du développement, au sein de cette forme économique, d'une structure différente, qui se heurte à un certain moment à des superstructures étouffantes et discréditées : ainsi s'ébauche une sorte de « changement de direction » en vue d'une meilleure productivité, qu'on mesure suivant les paramètres en vigueur dans l'ancienne société. Que telle est la perspective de Gramsci, d'innombrables documents, et en particulier son intervention à l'assemblée de Turin du Parti Socialiste Italien en juin 1919, le démontrent éloquemment : 

« Afin que la révolution, de simple fait physiologique et matériel, devienne un acte politique et ouvre une ère nouvelle, il faut qu'elle s'incarne dans un pouvoir déjà existant, dont l'ordre ancien, par ses institutions, entrave et comprime le développement. Ce pouvoir prolétarien doit être l'émanation directe, disciplinée et systématique des masses travailleuses ouvrières et paysannes. Il est donc nécessaire d'élaborer une forme d'organisation qui discipline en permanence les masses ouvrières. Les éléments de cette organisation, il faut les chercher dans les commissions internes des usines, conformément aux expériences des révolutions russe et hongroise et aux expériences pré-révolutionnaires des masses travailleuses anglaises et américaines, qui, par la pratique des comités d'usine, ont commencé cette éducation révolutionnaire et cette mutation psychologique qui constituent, d'après Karl Marx, le symptôme le plus prometteur de la réalisation du communisme. Le rayonnement du Parti socialiste doit servir à donner une forme révolutionnaire à cette organisation, et à en faire l'expression concrète du dynamisme révolutionnaire en marche vers les plus vastes réalisations » 1.

Ce qui frappe dans cette formulation - outre son « concrétisme », sa référence aux I.W.W. et aux Shop stewards committees, et la résonance bergsonienne et vitaliste du « dynamisme révolutionnaire » - c'est son accent éducationniste et localiste. (Marx parlait bien d'entraînement à la lutte, mais au travers d'associations de défense générale et d'actions tournées vers l'ensemble de la classe, dans laquelle se propage l'influence du programme révolutionnaire). Par ailleurs, cette vision 1 Cité par P. Spriano, « Gramsci e l'Ordine Nuovo », Rome 1965, pp. 50-51.

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illuministe correspond bien à l'analogie établie entre la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise, qui dut surtout écarter les obstacles juridiques qui gênaient le développement et le libre jeu d'une économie déjà prédominante. Cet aspect fondamental de la thèse de Gramsci n'est pas vraiment contredit par les fréquentes polémiques abstraitement anti-jacobines que contiennent ses premiers écrits, car celles-ci ne critiquent pas l'idéologie démocratico-bourgeoise du jacobinisme, mais son recours à la dictature et à la terreur, sa fonction de parti d'avant-garde, la « substitution » d'un centre dirigeant à la spontanéité des masses canalisée par l'auto-éducation gestionnaire. Outre qu'il décalque la révolution prolétarienne sur le modèle de la révolution bourgeoise - consolidation graduelle du pouvoir économique et clarification progressive des consciences - Gramsci (implicitement dans l'ensemble de son œuvre, explicitement dans ses derniers écrits) exalte et pérennise la direction jacobine parce qu'elle promeut le bloc démocratique historique et, extrapolant à la révolution prolétarienne, charge de cette mission le parti communiste : celui-ci est dès lors « jacobin » non par rapport au prolétariat, ni parce qu'il emploie les armes de la dictature et de la terreur, mais parce qu'il propose, en tous temps et en tous lieux, un programme démocratique pur constituant « l'achèvement de la révolution bourgeoise ». D'un autre côté, dans ses premiers écrits, Gramsci fait (et avec des appréciations proches de celles du « renégat Kautsky » qui opposait la « bonne » Commune de 1871 aux « mauvaises » de 1793 en France et de 1919 en Russie) une critique démocratique du jacobinisme proprement dit, dans la mesure où celui-ci se trouve forcé par les intérêts généraux de la classe bourgeoise et nonobstant la politique d'union populaire, d'intervenir contre certaines fractions de cette classe. Par là, il nie le rôle d'avant-garde du parti de classe, il nie le fait qui, pour Lénine, était d'une vérité « simple et claire », mais que l'opportunisme de droite, du centre et de gauche récuse ou défigure à l'envi : à savoir que les classes sont guidées par des partis, les partis par des « chefs », et que le parti communiste doit assumer à l'égard de la classe ouvrière et de son État le rôle assumé par les jacobins à l'égard de la classe et de l'État bourgeois. En somme, dans les Cahiers, Gramsci apporte sa pierre au socle d'un jacobinisme ad usum Delphini, présenté comme le bloc historique national-populaire, et il réduit à cet objectif la fonction du parti révolutionnaire ; tandis que dans l'« Ordine Nuovo », il apportait son eau au moulin anti-jacobin à l'aide des arguments classiques, tant sociaux-démocrates que libertaires, qui reviennent tous à opposer l'auto-direction du prolétariat à la direction centralisée et dictatoriale du parti : celle-ci, contrairement à ce qu'implique la conception marxiste de la révolution prolétarienne, serait un trait spécifique de la révolution bourgeoise. On retrouve cette polémique sous des plumes très diverses : elle fut alimentée aussi bien par le Trotski « antisubstitutionniste » de 1903-1905 que, en 1903 et 1918, par Rosa Luxemburg, qui reprenait le concept typiquement De Leoniste de « l'usurpation du pouvoir par le parti après la révolution ». Les mêmes arguments se retrouvent et s'échangent comme des balles chez Paul Levi et dans le K.A.P.D .1, à qui on doit les aphorismes sur le « parti de masses » et non « de chefs », parti, si on peut dire, « prolétarisé, soviétisé » (adhérent au tissu productif - première formule de la future « bolchévisation » chère à Gramsci 1 En ce qui concerne le K. A. P. D. , Gorter et Pannekoek, voir le chapitre VIII.

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et foncièrement anti-bolchevique !) ; œuvre d'« éducation » vouée à l'« action autonome » des « grandes masses » et qui ne doit pas négliger leur « consentement » ; « libération de l'esprit des masses » suivant l'idée spontanéiste selon laquelle leur inspiration est révolutionnairement plus « féconde » que la stratégie programmatique du parti, et par opposition à « l'importation de la conscience de classe de l'extérieur », c'est-à-dire par le parti armé d'un programme qui n'est ni local, ni épisodique, ni changeant, mais qui contient « l'éventail des possibilités tactiques » grâce auxquelles on peut poursuivre des buts que l'agitation économique est par elle-même inapte à mettre à l'ordre du jour.

Répudier le jacobinisme du parti en tant que « bourgeois » et présenter en même temps la révolution prolétarienne comme le décalque fidèle du modèle bourgeois (en lui ôtant toutefois la direction politique unifiée et la terreur dictatoriale dont la bourgeoisie dut s'armer pour abattre un adversaire pourtant infiniment plus faible que celui que représente le capitalisme pour le prolétariat) n'est contradictoire qu'en apparence. En réalité, à la place du « jacobinisme bourgeois » on propose au prolétariat une parodie économiste ; en d'autres termes, on fait les Girondins à l'égard de la classe ouvrière. La critique démocrate du démocratisme révolutionnaire bourgeois jacobin du 18ème siècle n'aboutit pas à un dépassement du démocratisme bourgeois, mais à un ultra-démocratisme libéral-libertaire qui, du désaveu réactionnaire des forces d'avant-garde de la révolution française, mène à la pure et simple négation des véritables instruments révolutionnaires de la lutte anti-capitaliste.

La Gauche italienne a toujours montré que l'ordinovisme et les variantes germano-hollandaises ou anglo-américaines du spontanéisme ouvriériste et anarcho-syndicaliste sont étroitement apparentés. On peut le voir par exemple dans notre texte « La 'maladie infantile', condamnation des futurs renégats », d'où nous extrayons ces lignes : 

« Le péril que Lénine dénonçait en 1920 sous des noms appelés à devenir classiques : infantilisme et doctrinarisme de gauche, aboutît à méconnaître que le contenu révolutionnaire doit s'incarner dans deux formes d'organisation éminemment politiques et centralisées : le Parti de classe et l'État de classe. [...] Le groupe appelé Ordine Nuovo, qu'une propagande bien orchestrée cherche à présenter comme le courant véritablement marxiste et léniniste, s'est formé, dès sa naissance au cours de la première guerre mondiale, sur des positions erronées, celles-là mêmes qui niaient ou ignoraient le rôle fondamental du Parti et de l'État. [...] Son développement à l'époque et par la suite permet de voir que ce schéma [...] représentait par sa nature immédiatiste, une position petite-bourgeoise de gauche et non pas marxiste » 1.

Il est instructif de lire l'« Ordine Nuovo » du 8/5/1920, qui contient deux interviews recueillies par Boris Souvarine, l'une auprès du Comité Central du K.P.D., l'autre auprès de l'opposition kaapédiste. Souvarine commence à exprimer l'opinion

1 « La 'maladie infantile', condamnation des futurs renégats » (Éditions Programme Communiste), pp. 94-95.

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du C.C. sur l'opposition, qui » présente un curieux mélange de proudhonisme, de marxisme et de soviétisme » 1 ; qui « considère comme périmée la tâche du parti, estimant que la révolution politique est accomplie et qu'il faut faire maintenant une révolution économique » ; qui combat la centralisation du parti en faveur d'une « fédération d'organisations locales autonomes » ; qui propose pour l'Allemagne le boycott du parlement et même des syndicats professionnels, et la formation de nouvelles organisations d'industries où entreraient (suivant la formule justement raillée par Lénine dans « La 'maladie infantile', condamnation des futurs renégats ») » les ouvriers qui sont partisans de la dictature du prolétariat et du système des conseils », parce que dans ces organismes hybrides, mi-politiques et mi-syndicaux, « les ouvriers qui sont encore des communistes inconscients deviendront conscients, et ainsi l'existence du parti deviendra superflue » ; qui, enfin, « tend à la formation de conseils d'entreprises au sein même de la société bourgeoise et croit que grâce à ces conseils il sera un jour possible de se rendre maître du système économique et d'accomplir ainsi la révolution sociale ».

Compte tenu des adoucissements vraisemblablement apportés par le « reporter », non seulement le jugement du K.P.D. sur l'opposition est exact et coïncide dans une large mesure avec le nôtre, mais il analyse et condamne une vision totalement identique à celle du conseillisme ordinoviste. Ce qui n'empêche pas Souvarine, dans la suite de son article consacrée à l'interview des représentants de l'opposition dite « de gauche », de passer allégrement sur les aspects immédiatistes. de leur doctrine, et ne gêne pas l'« Ordine Nuovo » qui, en publiant ce reportage sans réserves d'aucune sorte, même purement oratoires,. reconnaît implicitement ses étroites affinités avec le K.A.P.D..

Ces affinités internationales et les caractéristiques de ce « Communisme de gauche » ressortent bien des déclarations des kaapédistes. On se propose la « destruction » des anciens syndicats et leur remplacement par des conseils d'usines réunis en associations par branche d'industrie ; n'y entreront

« que les ouvriers qui acceptent la dictature du prolétariat et le système des soviets ; ils devront être régis par les principes soviétistes, c'est-à-dire que les initiatives et les discussions partiront de la base et non d'une organisation bureaucratique ».

Ces formes sont « absolument neuves et propres à l'Allemagne » (la nouveauté, l'originalité, la particularité nationale, etc., sont régulièrement invoquées à ce propos, alors que dans le conseil d'usine italien, comme dans le Betriebsrät allemand et le shop stewards committee écossais, on retrouve, avec des variations insignifiantes, le même phénomène (et la même confusion fallacieuse avec le soviet) ; ces formes doivent être : 

1 Il faut entendre par « soviétisme » ce qu'on désigne en France par conseillisme, en Allemagne par Rätesozialismus, etc.

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« des instruments de lutte non pour des intérêts de catégories, mais pour le socialisme », et « après la révolution, elles se changeront en soviets » ; 

mais, comme il résulte de la phrase précédente, elles auraient déjà joué le rôle de soviets durant la période de « dualité de pouvoir » et en attendant de pouvoir devenir des organes de gouvernement - ce qui revient à inverser complètement le véritable système de représentation communiste, ainsi que le remarquait « Il Soviet » du 14/9/1919. On vise à

« 1) détruire les vieux organismes, syndicaux professionnels ainsi que le mécanisme de l'État bourgeois et à créer les nouvelles formes du pouvoir prolétarien ; 

2) à créer une nouvelle psychologie chez les ouvriers ».

Ainsi, même cette dernière fonction d'éducateur ne revient pas au parti, qui s'occupe « des attributions qui lui sont propres : directives politiques, propagande, etc. ». Cette formule vague. recouvre la conception centriste du parti, qui se borne à diffuser des « idées », mais n'introduit pas dans le prolétariat la conscience de classe en formant et en préparant l'avant-garde ouvrière, et donc en l'organisant dans un but subversif. Une fois de plus, la conscience de classe est conçue comme une donnée immédiate et non subordonnée à l'appropriation de la doctrine transmise par le parti, auquel échoit en fin de compte un rôle accessoire sinon purement décoratif, et de toute façon provisoire. Ce parti « réduit à sa plus simple expression » doit d'ailleurs s'organiser « sur des bases soviétistes », c'est-à-dire pratiquer le suivisme à l'égard du mouvement immédiat.

Les « gauches » rejettent enfin « toute participation au parlement, mais uniquement en Allemagne [...] l'époque actuelle étant révolutionnaire ». Leur abstentionnisme ne découle donc pas plus d'une critique du principe démocratique que d'une appréciation du rôle historique de la démocratie dans les aires de capitalisme déjà ou même très développé ; c'est un moyen de fortune, qui sent le bricolage maximaliste.

Deux semaines après la publication de l'interview du K.A.P.D., « Il Soviet » écrivait dans un article sur « Les tendances dans la IIIème Internationale » que l'opposition allemande

« s'écarte en réalité des saines conceptions marxistes et adopte une méthode utopiste et petite-bourgeoise.

L'opposition dit que le parti politique n'a pas une importance prépondérante dans la lutte révolutionnaire. Celle-ci doit se dérouler sur le terrain économique, sans être dirigée centralement. Pour contrer les vieux syndicats économiques tombés aux mains des opportunistes, il faut faire surgir des organisations nouvelles, fondées sur

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les conseils d'usines. Il suffira que les ouvriers agissent dans ce nouveau type d'organisations pour que leur action soit communiste et révolutionnaire. Si cette tendance préconise l'abstentionnisme électoral, c'est parce qu'elle nie l'importance de l'action politique et du parti en général, parce qu'elle nie que le parti politique soit le principal instrument de la lutte révolutionnaire et de la dictature prolétarienne. Un tel abstentionnisme s'apparente à la critique syndicaliste pour qui l'action devrait se concentrer sur le terrain économique et à la critique libertaire - qui aboutit à la caractéristique horreur des « chefs ». Nous ne répéterons pas ici les critiques que nous avons formulées contre ces conceptions, qui sont un peu celles de « l'Ordine Nuovo » de Turin » 1.

L'éducationnisme est commun au K.A.P.D. et à l'ordinovisme. On subordonne la révolution à la prise de conscience de classe des grandes masses ouvrières, qui s'accomplit au niveau des organisations immédiates (réseau de conseils) et coïncide avec l'apparition de la trame économique « communiste ». C'est réduire pratiquement à zéro la fonction du parti, dissous dans une classe qui aurait, par définition, accédé toute entière à une existence « en soi et pour soi » grâce à l'auto-gouvernement pré-révolutionnaire. La dictature du parti n'aurait plus aucun sens, puisque la révolution ne peut être réalisée que par un acte conscient de la totalité de la classe : sinon, pour Pannekoek comme pour Gramsci, elle serait d'avance un fiasco. Le parti doit donc se borner à faire de la propagande pour les conseils, les unions, etc. Enfin, si les théoriciens du K.A.P.D. affectent de tenir compte de l'emprise de l'idéologie bourgeoise sur le prolétariat, ils postulent néanmoins qu'il lui suffît, pour s'en libérer, d'entrer dans des organisations immédiates telles les Unions, dont les membres sont par définition « partisans de la dictature du prolétariat ». Ainsi illuminisme kaapédiste et éducationnisme ordinoviste se donnent la main pour s'enfoncer dans les sables du spontanéisme et de l'économisme.

1 « Le tendenze nella III Internazionale », « Il Soviet », 25 mai 1920. Traduction française dans « Programme Communiste » n° 58.

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6.3 - Signification globale de notre critique

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Il est à peine nécessaire de souligner l'importance des critiques que la Gauche a constamment adressées à l'anarchisme et à l'anarcho-syndicalisme sous toutes leurs formes, ainsi que de la position qu'elle a prise face à la tactique de la IIIème Internationales, qui appelait les groupes de cette nature - fussent-ils ouvertement « non politiques » - à s'associer en tant que tels (et non leurs militants, lesquels étaient souvent des éléments valables, combatifs et même « récupérables » à condition de pratiquer une politique de salutaire intransigeance) à la constitution du mouvement communiste mondial. Mais la Gauche sut également reconnaître à temps le travestissement « marxiste » (K.A.P.D., « Ordine Nuovo »...) des positions libertaires et immédiatistes, et cela, non certes grâce à une « intuition » divinatoire ni même au « flair » politique de ses représentants, mais tout bonnement parce qu'elle se reportait aux bases mêmes du marxisme, qui avaient été encore réaffirmées au sein de la IIème Internationale par cette aile « radicale orthodoxe » destinée à présider à la formation du Komintern. Zinoviev écrivait dans un article d'octobre 1916 : 

« La tâche des révolutionnaires marxistes consiste à montrer que durant les vingt-cinq années d'existence de la Ilème Internationale, deux tendances essentielles se sont affrontées en elle avec alternance de succès et de revers : le marxisme et l'opportunisme. Nous ne voulons pas effacer toute l'histoire de la Ilème Internationale. Nous ne renions pas ce qu'il y avait en elle de marxiste.

Un certain nombre de théoriciens et de dirigeants ont renoncé au marxisme révolutionnaire ; les kautskistes de tous les pays se sont détournés du marxisme révolutionnaire. Dans les dernières années d'existence de la IIème Internationale, les opportunistes et le centre ont remporté la majorité sur les marxistes. Néanmoins la tendance révolutionnaire a toujours survécu dans la IIème Internationale. Nous ne songeons pas un seul instant à renoncer à son héritage.

Durant la guerre de 1914-1916 ont fait faillite l'opportunisme d'une part, l'anarchisme et le syndicalisme de l'autre. La guerre a porté un coup terrible au socialisme, mais elle représente aussi un aspect positif pour le mouvement ouvrier dans la mesure où elle aidera à enterrer les deux déviations petites-bourgeoises du socialisme.

Notre lutte contre l'anarchisme et le syndicalisme ne doit pas être moins dure que celle que nous menons contre l'opportunisme. Notre travail de propagande ne

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consiste pas actuellement à chercher le « grain de vérité », le « noyau sain » que peut renfermer le syndicalisme, mais au contraire à montrer que le syndicalisme officiel en est arrivé, comme l'opportunisme, à trahir la classe ouvrière, à servir également la bourgeoisie. Bien plus : la faute du syndicalisme et de l'anarchisme est beaucoup plus grave. L'opportunisme conséquent est au moins resté fidèle à lui-même : beaucoup d'opportunistes disaient déjà bien avant la guerre ce qu'ils disent aujourd'hui. Mais les syndicalistes et les anarchistes ont scindé le mouvement ouvrier en France et en Italie - sous prétexte de lutter de façon intransigeante contre la bourgeoisie, le militarisme, la guerre - pour se comporter maintenant avec une félonie digne des pires opportunistes ; les anarchistes et les, syndicalistes ont fait tout ce qu'il était humainement possible de faire dans le domaine de la phrase révolutionnaire, et ainsi ils ont seulement compromis davantage aux yeux des ouvriers les mots d'ordre, les directives révolutionnaires.

Contre l'opportunisme et contre l'anarchisme ! Et contre les « marxistes du centre » en première ligne ! Le « centre » a toujours, secondé l'opportunisme de la IIème Internationale. Le kautskisme joue un rôle réactionnaire : on le voit nettement aujourd'hui avec l'action du « longuettisme », cette tendance kautskiste en terre française, qui vient en réalité en aide aux pires chauvins.

Retournons en arrière, à Marx ! Et pour cela, fondons la IIIème Internationale ! » 1.

Il s'agit donc de remonter à la source, de restaurer le vieux marxisme sans aucune préoccupation de « voies nouvelles », de se rattacher à une tradition révolutionnaire : c'est, globalement, la position de la Gauche italienne, et il fallait être foncièrement étranger à la lignée marxiste pour l'attribuer, de façon bergsonienne, à « l'intuition » géniale, ou, mieux encore (suivant Sorel et... Nietszche) à la « volonté de puissance » de Vladimir Illitch Oulianov. Au chapitre V (significativement intitulé « Lutte contre les deux camps anti-bolcheviques : le réformisme et l'anarchisme ») de « La « maladie infantile », condamnation des futurs renégats », nous écrivions : 

« Nous affirmons qu'aucun mouvement ne fut aussi étroitement lié à Lénine que la Gauche marxiste italienne dans la lutte contre ces insanités [démocratico-libertaires]. Cependant, en 1920, cette maladie se propageait dans presque tous les partis de gauche, en Europe et en Amérique ; il est vrai, en un sens, qu'un doctrinarisme « de gauche » aussi tapageur est plus dévastateur que le doctrinarisme de droite, et Lénine eut raison de le pourfendre sans pitié en cette heure décisive, même s'il fait constamment la différence entre les deux périls. Il disait qu'avant comme après la conquête du pouvoir, l'esprit petit-bourgeois est plus dur à vaincre que la puissance de la grande bourgeoisie. Sa perspicacité à été confirmée par notre amère expérience : c'est le premier qui a assassiné la révolution et plongé le

1 G. Zinoviev, « La IIème Internationale et le problème de la guerre - Renonçons-nous à notre héritage ? », dans N. Lénine, G. Zinoviev, « Contre le courant », Paris, 1918.

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prolétariat dans la léthargie. La bourgeoisie n'a pas vaincu grâce à la droite (par le fascisme) mais en s'appuyant sur la gauche (et la corruption de la classe ouvrière par le démocratisme et le libertarisme) ».

On peut consulter d'autre part les deux lettres envoyées par la Fraction communiste abstentionniste à l'Exécutif de la IIIème Internationale en novembre 1919 et janvier 1920 1 pour voir entre autres les divergences de principe qui séparaient le programme (et la tactique correspondante) de cette fraction de toute position libertaire et spontanéiste. En conséquence de quoi, aux réunions préparatoires au 2ème Congrès de l'Internationale, les abstentionnistes italiens affirmèrent qu'il ne fallait pas accorder de voix délibérative à des organismes sans caractère politique défini tels que la C.N.T. espagnole, l'extrême-gauche de la C.G.T. française, les Shop stewards commitees anglo-écossais, etc., à l'égard desquels les textes du IIème Congrès mondial du Komintern conservaient une attitude plutôt « possibiliste ».

Toutefois, c'est sous sa forme centriste-maximaliste (et c'est pourquoi le « diagnostic précoce » formulé par « Il Soviet » au sujet des indépendants allemands a tant d'importance) que l'immédiatisme se montre le plus dangereux - comme Lénine n'avait cessé de le répéter. Effectivement, il s'implante solidement dans l'Internationale Communiste, y important, pour ainsi dire, l'héritage de la majorité droitière de la IIIème Internationale (qui n'était pas vraiment un parti communiste mondial, mais une fédération de partis nationaux où prévalaient les courants opportunistes, et où la tradition révolutionnaire était quantitativement aussi frêle et minoritaire qu'elle était qualitativement élevée), ainsi que du « centrisme plus ignoble encore, qui, nous diffamant comme il diffamait le bolchevisme, le léninisme et la dictature soviétique russe, faisait tous ses efforts pour jeter de nouveau un pont - pour nous c'était un guet-apens - entre le prolétariat en marche et les criminelles illusions démocratiques » 2.

La position centriste de Gramsci à l'époque de la prétendue « bolchévisation » n'est donc qu'un développement de son immédiatisme antérieur teinté d'« extrémisme » anarcho-syndicaliste, tout comme, plus tard, sa position national-réformiste - ouvertement exprimée dans les « Cahiers » où il consacre le Panthéon des gloires nationales - explique l'aboutissement ultérieur et inévitable de l'immédiatisme.

On peut véritablement dire que Gramsci a synthétisé et formulé avec le plus grand relief, à des moments successifs, les aspects respectivement gauchiste, centriste et droitier de l'opportunisme (immédiatisme), aspects qui néanmoins s'impliquent réciproquement et donc coexistent en puissance. On comprend facilement que les

1 Traduction française dans « Programme Communiste » n° 58, pp. 137 s. 2 Cf. dans notre brochure « Défense de la continuité du programme communiste » les « Thèses sur

la tâche historique, l'action et la structure du Parti communiste mondial ». Cette brochure contient aussi notre « Projet de thèses pour le IIIème Congrès du Parti communiste » (« Thèses de Lyon », Lyon, janvier 1926) où on trouvera une analyse précise du sens à donner à « l'investiture » accordée au gramscisme par la IIIème Internationale dégénérée.

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« historiographes » se soient tant disputé le « vrai Gramsci » (revendiqué aussi bien par les staliniens que les déstalinisateurs, par les trotskistes, les anarchistes, les sociaux-démocrates, les libéraux-socialistes, les radicaux...) réussissant chaque fois à présenter l'image d'un Gramsci « différent » par le ton, l'accentuation, les propositions particulières, mais toujours et nécessairement caractérisé, dans toutes ces interprétations, par le démocratisme et le concrétisme pragmatiste et volontariste. Le fait est que tous les avatars de Gramsci, réels ou inventés par l'idéologie des historiographes, recouvrent exactement la gamme des positions opportunistes, et elle seule. En même temps que l'intérêt qu'il présente en tant que synthétiseur de positions extra, pré et anti-marxistes apparemment contradictoires, ceci explique son succès en tant qu'inspirateur (par tel ou tel aspect de sa théorisation et de sa philosophie) des courants idéologico-politiques apparemment les plus disparates, et comme patron des innombrables incarnations actuelles du révisionnisme.

La critique que la Gauche a faite si tôt des aspects fondamentaux - ceux qui semblaient les plus « révolutionnaires » - de l'ordinovisme acquiert donc valeur de principe et revêt une importance évidente sur le plan historique. Elle s'adresse en effet à un courant beaucoup plus « raffiné », sous son déguisement extrémiste, que le maximalisme traditionnel, et intimement apparenté aux tendances tant « extrémistes » anarchoïdes que « centristes » du Komintern en formation, qui recelaient toutes le bacille opportuniste qui allait infecter puis détruire le parti mondial de la révolution. Il ne s'agit donc pas pour nous de critiquer Gramsci ou Tasca en tant que « penseurs » manifestement étrangers à la ligne et au terrain du communisme scientifique, et moins encore de prendre un plaisir mesquin à « démythifier » celui qu'on nomme « le plus grand marxiste italien » en rassemblant ses « perles », mais de mettre à jour tout un pseudo-communisme (Lénine aurait dit un « opportunisme communiste ») qui, par ses effets catastrophiques, favorisa d'abord le stalinisme, puis s'en fit l'instrument efficace.

6.4 - Le pré-ordinovisme fait ses preuves(1914 - 1918)

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L'attitude prise par Gramsci durant la guerre impérialiste - une attitude que, défiant le grotesque, ses épigones ont prétendue « léniniste » - reproduit objectivement et subjectivement les positions de l'interventionnisme démocratique en faveur de l'Entente sur lesquelles s'était aligné Mussolini dont, en l'occurrence, elle justifiait la trahison. Bien plus, elle s'appropriait tout l'empirisme des positions mussoliniennes (l'attachement au contingent, à la situation, au « concret », qui

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reviendra par la suite chez Gramsci comme un leitmotiv obsédant) - et cet aspect, qui n'est pas épisodique, représentera le pivot, d'abord de la « stratégie » des conseils, puis du « bloc historique ».

Dans le premier tome de cette « Histoire de la Gauche Communiste » on rappelle la réaction violente de la Gauche au fameux article de Mussolini « De la neutralité absolue à la neutralité active et agissante ». Gramsci, au contraire, publie dans « Il Grido del Popolo » du 31-10-1914 un article intitulé de manière significative « Neutralité active et agissante », qui est guidé par un concrétisme localiste et nationaliste dans lequel on voit bien que Gramsci songe avant tout à l'action du parti prolétarien et de la classe ouvrière en tant que force nationale : 

« Quelle doit être la fonction du Parti socialiste italien [remarquez bien, pas du prolétariat ou du socialisme en général !] dans le moment présent de la vie italienne ?... Cette tâche immédiate, toujours actuelle, lui confère des caractères spéciaux, nationaux, qui l'obligent à assumer dans la vie italienne une fonction spécifique, une responsabilité propre. »

Suit un passage où l'État prolétarien est présenté comme se développant déjà, par une « dialectique interne », au sein de l'État bourgeois, de façon à « se créer des organes pour le dépasser et l'absorber ». La maturation de l'État prolétarien est vue ici sur un plan national : il est

« autonome, indépendant de l'Internationale, sauf par le but suprême à atteindre et par le fait que cette lutte doit toujours présenter un caractère de lutte de classe ».

Selon Gramsci, la formule de neutralité absolue avait la valeur d'une réaction de défense ; en tant que telle elle avait été

« extrêmement utile au premier moment de la crise, quand les événements nous ont frappés à l'improviste et trouvés relativement peu préparés à leur énormité, parce que seule une affirmation dogmatiquement intransigeante, tranchante, nous permettait d'opposer un rempart compact, inexpugnable, au premier débordement des passions, des intérêts particuliers ».

Désormais, par contre, elle condamnerait le prolétariat à l'inaction. Exactement comme Mussolini, Gramsci fausse le sens que la Gauche attribuait à la revendication de la neutralité de l'État bourgeois, qui n'avait rien à voir avec une neutralité du prolétariat face au conflit impérialiste, ni avec l'indifférence correspondant au schéma du « ni adhérer, ni saboter ».

Dans le premier tome de cette « Histoire », on a montré de quelle façon la Gauche avait dénoncé l'insuffisance de la formule de la neutralité en affirmant la nécessité du défaitisme révolutionnaire, du recours aux moyens d'intervention de classe tels que la grève générale dans une première phase, puis des instruments

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d'offensive révolutionnaire plus efficaces ; bref, qu'elle se plaçait dans la ligne de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et de la fondation de la IIIème Internationale. En même temps que la baudruche d'un « léninisme » gramscien, ce fait dégonfle la légende, plus subtile mais non moins fantaisiste, selon laquelle les positions bolchéviques n'auraient pas eu de correspondant en Italie, où la Gauche se serait alignée sur... le maximalisme centriste de la majorité zimmerwaldienne. Cette thèse, reprise par bon nombre de « spécialistes de l'histoire du mouvement ouvrier », vise entre autres à réduire la portée et la responsabilité politique de ce qu'on a voulu appeler la « crise interventionniste » de Gramsci ; ainsi, on soutient contre toute évidence que son « refus du sabotage de la guerre » ne signifiait rien d'autre qu'une « renonciation à l'affrontement immédiat » analogue à celle exprimée (en paroles) par la direction du Parti Socialiste Italien et prétendument partagée aussi par la Gauche. Celle-ci, au contraire, soutenait le sabotage de la guerre avec toutes ses conséquences, c'est-à-dire le défaitisme révolutionnaire. La direction restait accrochée à la position équivoque et capitularde du « ni adhérer, ni saboter ». Quant à Gramsci, il se plaçait sur les positions mêmes de Mussolini, dont il adoptait la formule visant à : 

« redonner à la vie de la nation son caractère pur et franc de lutte de classe, dans la mesure où la classe travailleuse, obligeant la classe détentrice du pouvoir à assumer ses responsabilités, l'obligeant à pousser jusqu'à l'absolu les prémisses dont elle tire sa raison d'être, à montrer la valeur de la préparation par laquelle elle a cherché à arriver aux fins qu'elle disait lui être propres, l'oblige (dans notre cas, en Italie) à reconnaître qu'elle a complètement failli à sa tâche, puisqu'elle conduit la nation, dont elle se proclamait l'unique représentant, dans un cul-de-sac dont elle ne pourra sortir qu'en abandonnant à leur sort toutes les institutions qui sont directement responsables de son triste état actuel ».

A travers les brumes idéologiques de ce texte, on distingue sans peine les thèmes chéris de l'interventionnisme démocratique et de cette optique nationale dans laquelle (Mussolini le dira en 1919 à Dalmine, précédant de loin la fameuse déclaration de Staline) la classe ouvrière doit ramasser les drapeaux bourgeois et défier la bourgeoisie sur son propre terrain et pour ses propres objectifs - défi qui aboutit à l'honnête gestion des affaires bourgeoises par le socialisme national.

Pour éviter qu'on l'accuse de soutenir l'union sacrée, Gramsci recourt aussi à un argument turatien classique, pêché dans l'arsenal révisionniste et que Rosa Luxemburg avait déjà brillamment réfuté, l'affirmation de « l'immaturité du prolétariat » : 

« Ce n'est donc pas une embrassade générale que veut Mussolini, ni une fusion de tous les partis dans une unanimité nationale ; si telle était sa position, elle serait antisocialiste. Il voudrait que le prolétariat, ayant acquis une claire conscience de sa force de classe et de sa potentialité révolutionnaire, et reconnaissant pour le moment sa propre immaturité à être au gouvernail de l'État, à faire la... [Ici, il manque une

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ligne dans le texte, mais le sens est clair : il s'agit de « l'immaturité à faire la révolution » ; il s'ensuit que l'auteur souhaiterait que les socialistes laissent la bourgeoisie instaurer pour son effort de guerre]... une discipline idéale, et permettent qu'on laisse agir dans l'histoire ces forces que le prolétariat, les considérant comme plus fortes, ne se sent pas en mesure de remplacer. Et le fait de saboter une machine (car la neutralité absolue revient à un véritable sabotage, sabotage d'ailleurs accepté avec enthousiasme par la classe dirigeante) ne signifie certes par que cette machine ne soit pas parfaite et ne serve pas à quelque chose ».

On retrouve ici le raisonnement typiquement mussolinien selon lequel l'interventionnisme prolétarien « déplairait » à la bourgeoisie sous prétexte qu'il donnerait un ton « révolutionnaire » à la guerre. Les staliniens reprendront ce sophisme opportuniste au cours de la seconde guerre mondiale dans leur tactique « à double face », justifiant à l'usage du parti leur politique d'unité nationale par une prétendue potentialité révolutionnaire du mouvement des partisans. Pour Gramsci, la position mussolinienne n'impliquait pas : 

« que le prolétariat renonce à son attitude antagoniste » et n'excluait pas « qu'il puisse, après une faillite ou une démonstration d'impuissance de la classe dirigeante, se débarrasser de celle-ci et se rendre maître de la chose publique ».

Il présente l'hypothèse « révolutionnaire » comme conditionnée par l'activité d'élites, conçues dans une vision proprement « mussolinienne » et avec des relents soréliens, c'est-à-dire en tant qu'expression d'une volonté de puissance « héroïque ». Il est significatif que cette fonction des élites soit retenue comme spécialement nécessaire en Italie, pays qui : 

« n'est dans son ensemble ni prolétarien ni bourgeois, étant donné le peu d'intérêt que la grande masse du peuple a toujours montré pour la lutte politique, et qui est donc d'autant plus facile à conquérir pour celui qui saurait manifester son énergie et une vision claire de son propre destin ».

Le fond théorique, si on peut dire, de cette perspective ornée de brillantes couleurs à la D'Annunzio est synthétisé dans la vision de l'histoire comme : 

« création de son propre esprit, réalisée par une série ininterrompue de secousses agissant sur les autres forces actives et passives de la société qui préparent les conditions les plus favorables pour la secousse définitive (la révolution) ».

Cette conception restera la base de l'édifice théorique de l'« Ordine Nuovo », qui : 

« se propose de susciter dans les masses des ouvriers et des paysans une élite révolutionnaire capable de créer l'État des conseils d'ouvriers et paysans et d'établir les conditions de l'avènement et de la stabilisation de la Société communiste ».

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Même dans les formulations moins ouvertement immédiatistes, l'élite n'est pas conçue comme le parti d'avant-garde qui suit un programme invariant et impersonnel traduisant le sens et les modalités du mouvement prolétarien imposés par les forces matérielles. Elle est vue de façon idéaliste, comme un noyau illuminé et illuminant dont la volonté préfigure au sein de la société capitaliste la société nouvelle, ou un idéal auquel les masses sont ralliées par la persuasion ; une société nouvelle qui (dans une espèce de « coexistence compétitive » avant la lettre) se substitue au vieux régime désormais épuisé, par la force de sa supériorité intrinsèque. Même si l'on fait abstraction des résonances soréliennes (qui se retrouvent aussi dans les oeuvres d'auteurs ultra-bourgeois comme Mosca et Pareto), on a affaire ici à une conception de l'élite non comme guide et dirigeant du processus révolutionnaire, mais comme « libérateur de l'esprit des masses », tout à fait analogue à celle des tribunistes et du K.A.P.D.1.

En avril-juillet 1917, Gramsci donne une appréciation du menchévisme et du régime Kérensky qui, d'une part, rejoint le jugement favorable des sociaux-démocrates, et d'autre part concorde avec celui - non moins favorable en substance - des libertaires2. De son appréciation, il ressort à l'évidence non seulement qu'il est totalement étranger aux positions révolutionnaires des bolcheviks, mais aussi, et par là-même, que sa conception est purement démocratico-libertaire : elle s'exprime dans des formulations analogues à celles qui deviendront courantes dans les textes de « l'extrémisme infantile » européen. Ce qui le frappe dans la révolution de Février, c'est l'absence du « phénomène purement bourgeois qu'est le jacobinisme » qui remplace un régime autoritaire par un autre non moins autoritaire ; au lieu d'instituer un autoritarisme, le régime des cadets et des social-chauvins (asservis l'impérialisme de l'Entente !) est censé avoir apporté selon lui « le suffrage universel [...] la liberté [...] la libre voix de la conscience universelle [...]. Les révolutionnaires russes ne sont pas des jacobin ils n'ont donc pas remplacé la dictature d'un seul par la dictature d'une minorité audacieuse et prête à tout pour faire triompher son programme ».

Ce qui est condamné ici sous le nom de « jacobinisme bourgeois », c'est évidemment la dictature du prolétariat dirigée par le parti. Gramsci exprime d'ailleurs aussi nettement une conception « luxembourgiste » de la révolution par consentement général ou majoritaire, lorsqu'il affirme que les « révolutionnaires russes » (c'est-à-dire Kerensky et Cie) sont certains que

1 Il est intéressant de confronter cette vision, anti-matérialiste par excellence, à l'affirmation de Trotsky dans l'article « Les problèmes psychologiques de la guerre » (11 sept. 1915) : 

« La psychologie humaine est la force la plus conservatrice qui soit. Loin que les grands événements jaillissent de la conscience, ce sont les événements, leurs nouveaux rapports, leurs connexions, les entrelacs des grandes forces historiques, qui obligent notre psychologie passive et paresseuse à s'adapter péniblement et maladroitement à eux ».

Trotsky reprend ici la thèse classique selon laquelle l'existence précède la conscience ou encore, pour employer une expression qui revient souvent dans nos textes, la tête est le dernier organe humain mis en mouvement par les forces sociales objectives et matérielles.

2 Voir ses Scritti giovanili, Turin, 1958

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« lorsque tout le prolétariat russe aura été interrogé par eux, la réponse ne peut faire de doute : elle se trouve dans la conscience de tous et se transformera en décision irrévocable dès qu'elle pourra s'exprimer dans une ambiance de liberté spirituelle absolue » ; 

car « ordre nouveau » signifie essentiellement « libération des esprits » et « instauration d'une nouvelle conscience morale » (on voit que sa terminologie elle-même rejoint celle de Gorter et Pannekoek). Il faut aussi remarquer le passage où il déclare que

« le prolétariat industriel est déjà préparé, y compris culturellement, à la transformation ; le prolétariat agricole, qui connaît les formes traditionnelles du communisme communal, est lui aussi préparé au passage à une nouvelle forme de société ».

Il confirme ainsi que l'immédiatisme ouvriériste et l'immédiatiste populiste sont étroitement liés !

Lors qu'un peu plus tard la répression kerenskienne fera rage contre le prolétariat révolutionnaire, que le parti bolchevique sera contraint de rentrer dans la clandestinité, que Lénine en particulier devra se cacher pour ne pas subir le martyre inutile que la social-démocratie allemande réservera à Luxemburg, Liebknecht, Jogiches et Leviné ; lorsque donc la nature contre-révolutionnaire du gouvernement « non-jacobin » se révélera à travers les fusillades des manifestants par les junkers et la mise à prix des têtes des communistes « agents du kaiser », le 28 juillet, Gramsci publie un article dont l'orientation ne peut évidemment pas être expliquée par un simple « manque d'informations ». On y lit que les bolcheviks ont la fonction... socratique de « taon de l'État », c'est-à-dire « d'aiguillon » du « devenir révolutionnaire » ; et que, s'ils peuvent l'accomplir, c'est précisément grâce à cette « chance » que représente pour la Russie l'absence de « jacobinisme », le fait que : 

« le groupe des socialistes modérés, qui a eu le pouvoir en main, n'a pas détruit ni cherché à étouffer l'avant-garde dans le sang » ; ainsi Lénine « n'a pas connu le sort de Babeuf [...] et a pu transformer sa pensée en force agissant dans l'histoire ».

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici que si Lénine et tout son parti n'ont pas succombé sous les coups de la démocratie des cadets, des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, et si Lénine a pu ensuite (contre la majorité de son propre comité central, mais aidé par l'« exécution » parfaite des cadres essentiels et une stricte discipline générale) mettre en application le programme marxiste qui était à la base de l'existence même du mouvement bolchevique, c'est essentiellement grâce à ce que Gramsci qualifiait avec les autres démo-libertaires de « jacobinisme » : c'est-à-dire grâce à une centralisation du parti qui s'est révélée réellement « organique » par-delà les oscillations des individus et même de la majorité des dirigeants.

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Par ailleurs, il faut noter que cet article contient déjà clairement le concept de la « volonté créatrice » des bolcheviks. Cette vision culminera dans l'article de Gramsci après Octobre « La révolution contre 'Le Capital' », et la Gauche répondra entre autres à son interprétation : 

« qui prétend que la révolution russe est une défaite de la méthode du matérialisme historique et, inversement, l'affirmation de valeurs idéalistes »

dans l'article intitulé « Les enseignements de la nouvelle histoire » 1. Dans l'article de Gramsci, on trouve explicitée l'affirmation qui court comme un fil conducteur à travers toute son élaboration théorique, et selon laquelle : 

« la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais […] est la continuation de la pensée idéaliste italienne et allemande qui, chez Marx, s'était contaminée d'incrustations positivistes et naturalistes ».

Par la suite, Gramsci (et il n'est pas le seul !) rejettera plus ou moins ouvertement la responsabilité de cette contamination sur Engels, et fera de Marx le seul et vrai « continuateur » de la pensée idéaliste italienne (subjectiviste !) et allemande - objectiviste chez Hegel, subjectiviste chez tous les autres ! Ce que Gramsci répudie dans le positivisme et le naturalisme, c'est le déterminisme, l'objectivisme, le matérialisme. L'ordre même des épithètes de l'idéalisme - « italien et allemand » - trahit son attachement indéfectible à Croce, qui rend ses positions encore plus explicitement anti-marxistes que celles, par exemple, d'un Lukacs, ou d'un Korsch première manière, qui affectent de se référer à Hegel.

Lorsqu'il s'agit ensuite d'apprécier la dissolution de la Constituante et le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux Soviets », le démocratisme de Gramsci devient patent 2. Il considère les soviets comme « un premier modèle de représentation directe des producteurs ». Dans cette formule, on trouve : 

a) la théorie du modèle ; b) le principe de la démocratie directe ; c) le critère de la représentation des producteurs (et non des prolétaires comme

tels, et donc aussi des soldats).

Avec la négation du rôle du parti, ce seront là les axes de la vision ordinoviste. De plus, le sens élémentaire de la dictature du prolétariat est totalement défiguré par l'affirmation que : 

1 Ces deux articles, reproduits dans le tome I de la « Storia della Sinistra Comunista », seront publiés avec la suite de cette étude dans le prochain numéro de « Programme Communiste ».

2 Voir « Costituente e Soviet » in « Scritti giovanili », pp. 160-161.

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« une minorité qui est sûre de devenir la majorité absolue, sinon la totalité même des citoyens, ne peut pas être jacobine, ne peut pas avoir pour programme la dictature perpétuelle » : 

loin de constituer la forme politique et la condition première de la période des transformations qui ne peuvent être complètes qu'à l'échelle mondiale, la dictature bolchevique ne serait donc qu'une mesure passagère prise pour permettre à la « majorité effective de s'organiser » ! ! !

Une certaine tendance à rectifier (en partie au moins) le tir se manifeste dans les écrits ultérieurs de Gramsci, mais en fait, qu'il s'agisse par exemple du problème de Brest-Litovsk ou de celui de l'internationalisme, il s'en tient à des considérations générales ou banales. Ainsi, il affirme que le marxisme consiste dans la reconnaissance d'un antagonisme croissant entre les classes, mais tait le point véritablement distinctif du communisme scientifique, c'est-à-dire sa solution pour mettre fin à cet antagonisme. On y trouve des formules vaguement « historicistes » au sens de Croce : 

« La culture des bolcheviks est faite de philosophie historiciste ; ils conçoivent l'action politique et l'histoire non comme un libre arbitre contractuel, mais comme un développement ; non comme un mythe définitif et cristallisé dans une formule extérieure, mais comme un processus infini de perfectionnement. »

Ou encore : « La vie politique russe est orientée de telle sorte qu'elle tend à coïncider avec la vie morale [sic !], avec l'esprit universel de l'humanité russe ».

A côté de ces expressions, on en trouve d'autres plus imprégnées d'une tonalité volontariste et rationaliste : 

« Lénine est celui qui étudie froidement la réalité historique, qui tend organiquement à construire une société nouvelle sur des bases solides et permanentes, selon les préceptes de la doctrine marxiste : c'est le révolutionnaire qui construit sans illusions frénétiques, en obéissant à la raison et à la sagesse » 1 ; 

des passages où on retrouve les thèmes du concrétisme, de la « construction » d'un « modèle du socialisme » en Russie, presque du « prototype » d'une structure à « greffer » par une série de « réalisations pratiques » dans l'économie capitaliste, de façon à l'absorber et à la dépasser (sur son propre terrain productiviste) : bref, les éléments caractéristiques de l'ordinovisme que Gramsci développera dans ses théorisations ultérieures, mais qui font partie des aphorismes invariants de l'opportunisme immédiatiste international. Un article comme celui sur « L'organisation économique et le socialisme » (« Il Grido del Popolo », 9-2-1918) montrera qu'il comprend ce « modèle » à peu près comme un Rosmer, naïvement

1 « Scritti giovanili », respectivement pp. 263, 286, 307.

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convaincu que « L'État et la Révolution » a été écrit pour « concilier » Marx et Bakounine. Dans cet article on affirme que le socialisme révolutionnaire : 

« reconduit l'activité sociale à son unité et s'efforce de faire de la politique et de l'économie sans adjectifs, c'est-à-dire aide les énergies prolétariennes et capitalistes spontanées, libres, historiquement nécessaires, à se développer et à prendre conscience d'elles-mêmes, pour qu'à travers leur antagonisme s'affirment des synthèses provisoires toujours plus complètes et parfaites, qui devront culminer dans l'acte et dans le fait ultime qui les contient toutes, sans résidus de privilèges ni d'exploitation. L'activité sociale antagonique n'aboutira ni à un État Professionnel, comme celui dont rêvent les syndicalistes, ni à un État monopolisant la production et la distribution comme le préconisent les réformistes. Mais à une organisation de la liberté de tous et pour tous, qui n'aura aucun caractère stable et définitif, mais sera une recherche continue de formes nouvelles, de rapports nouveaux, qui s'adaptent toujours aux besoins des hommes et des groupes, pour que toutes les initiatives soient respectées pourvu qu'elles soient utiles, que toutes les libertés soient soutenues pourvu qu'elles n'entraînent pas de privilège. Ces considérations sont expérimentées de façon vivante et palpitante dans la révolution russe qui, jusqu'à présent, a consisté surtout en un effort titanesque pour qu'aucune des conceptions statiques du socialisme ne se consolide définitivement en mettant fin à la révolution et en la ramenant fatalement à un régime bourgeois qui, s'il était libéral et respectait les libertés, donnerait plus de garanties d'historicité qu'un régime professionnel ou qu'un régime centralisateur et étatiste ».

Ce passage, où se mêlent un libéral-socialisme avant la lettre et un historicisme néo-idéaliste à la Croce (y compris la « religion de la liberté »), manifeste une flagrante et totale incompréhension, non seulement de la signification d'Octobre sur le plan russe et international, mais de toute la construction doctrinale marxiste. On y retrouve d'ailleurs des thèmes déjà exposés auparavant par Gramsci qui, en 1916, écrivait dans le même « Grido del Popolo » : 

« L'homme est surtout esprit, c'est-à-dire création historique, et non pas nature. Autrement on ne comprendrait pas pourquoi, puisque de tout temps il y a eu des exploités et des exploiteurs, des créateurs de richesses et des consommateurs égoïstes de celles-ci, le socialisme ne s'est pas encore réalisé. C'est que l'humanité n'a acquis la conscience de sa propre valeur que degré par degré, palier par palier Et cette conscience ne s'est pas formée sous l'aiguillon de la nécessité physiologique, mais grâce à la réflexion intelligente, de quelques-uns d'abord et de toute une classe ensuite, sur les raisons de certains faits et sur les meilleurs moyens de les transformer d'occasions de soumission en drapeaux de révolte et de reconstruction sociale. Cela signifie que toute révolution a été précédée d'un intense travail de critique, de pénétration culturelle ».

En 1917, encore, dans le numéro unique de « La città futura », il présente Croce comme : 

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« le plus grand penseur de l'Europe en ce moment », et proclame que « les socialistes doivent remplacer l'ordre par l'ordre : ils doivent restaurer l'ordre en soi ».

Cette expression n'est pas en contradiction avec le titre ultérieur de « L'Ordre Nouveau », dans lequel « l'ordre » signifie le « Quart état », la classe déclassée en « catégorie des producteurs », qui, comme le Tiers-état auparavant, devrait construire ses assises au sein même de l'ancien régime. Ce que Gramsci nie, par contre, c'est que le socialisme constitue un ordre de production-distribution qui est l'inverse du capitalisme, et que la dictature du prolétariat constitue l'opposé dialectique de la dictature bourgeoise. Pour lui il s'agit là de schémas « fermés » et « jacobins » alors que son idéologie « ouverte » préconise, comme le proudhonisme, l'utilisation des « bons côtés » du capitalisme, libéré des tares d'un étatisme protectionniste. Loin de reconnaître dans cet « étatisme » l'impérialisme, stade suprême du capitalisme, il y voit un résidu pré-capitaliste ou en tout cas une entrave pour le capitalisme, ce qui déterminera largement sa « compréhension » du fascisme. Précisément c'est sur cet écueil du « totalitarisme » que viennent échouer toutes les variantes de l'immédiatisme et de l'opportunisme !

On voit ce que vaut l'historicisme (à la Croce) de Gramsci, puisqu'il s'agit d'une période où les vrais porte-parole du socialisme révolutionnaire - de Lénine à Boukharine et à la Gauche « italienne » - identifiaient justement le totalitarisme étatiste, centraliste et militariste, comme l'expression inéluctable de l'impérialisme et, contrairement aux déformations d'un Kautsky qui présentait l'impérialisme comme un « super-capitalisme » ou comme une « politique », y reconnaissaient le stade suprême du capitalisme. D'ailleurs, pour revendiquer le parlementarisme et accuser implicitement l'abstentionnisme de « faiblesse petite-bourgeoise », Gramsci n'hésitera pas à se référer au même Kautsky.

Outre que la théorie du « modèle », de « l'édification » expérimentale du socialisme dans la Russie précapitaliste comme une « proposition » à imiter in partibus infidelium est fondamentalement aberrante, il faut noter que Gramsci ignore ou repousse au contraire ce que Lénine définit précisément dans « La 'maladie infantile' » comme les caractères internationaux de la révolution russe. Si ces caractères se sont manifestés même dans une révolution « double », dont la première phase (jusqu'à la victoire de la dictature prolétarienne dans une série au moins de pays avancés) ne pouvait être, dans le domaine économique et social, que démocratique-bourgeoise « radicale », ils doivent se manifester avec d'autant plus de force dans une aire historique de révolutions « purement » prolétariennes, « simples » et non plus « doubles ». Ecoutons Lénine : 

« A coup sûr, presque tout le monde voit maintenant que les bolcheviks n'auraient pu se maintenir au pouvoir non pas deux ans et demi, mais deux mois et demi, sans la discipline vraiment inflexible, sans la discipline de fer de notre Parti, et sans l'aide apportée à ce Parti, avec une entière abnégation, par toute la masse de la

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classe ouvrière, c'est-à-dire par tout ce qu'elle possède de conscient, d'honnête, de dévoué, d'influent, d'apte à conduire ou à entraîner les couches arriérées. [...] Je le répète, l'expérience de la dictature du prolétariat victorieux en Russie a fait clairement ressortir aux yeux de tous ceux qui ne savent pas penser, ou qui n'ont pas eu l'occasion d'y réfléchir, qu'une centralisation absolue et la plus stricte des disciplines sont pour le prolétariat une des conditions fondamentales de la victoire sur la bourgeoisie ».

Ce point, qui constituait la grande leçon de la révolution d'Octobre et de la dictature du prolétariat en Russie, formait en même temps le noyau de l'opposition entre marxisme révolutionnaire et immédiatisme, alias opportunisme. Il serait vain de penser que Gramsci, plongé dans des positions qui évoquent la « révolution libérale » de Gobetti et le « libéral-socialisme », n'a pas vu cette opposition. En fait, il était solidaire de l'immédiatisme de tout acabit et son éclectisme « principiel » l'amenait simplement à se poser en conciliateur des multiples tendances opportunistes.

Ce qui constitue, en définitive, la leçon d'Octobre et du bolchevisme en général, de sa formation jusqu'à sa victoire, c'est justement le jacobinisme prolétarien, opposé au jacobinisme national-populaire (dont Gramsci se fera ensuite le zélateur). Pour Gramsci, au contraire (même après l'article « La révolution contre 'Le Capital' ») le problème essentiel est celui de : 

« l'élan vital [on croit entendre Bergson !] de la nouvelle histoire russe [...]. La révolution russe est dominée par la liberté : l'organisation se forme spontanément, et non par la décision arbitraire d'un « héros » qui s'imposerait par la violence. C'est une évolution humaine continue et systématique, qui suit une hiérarchie et se crée au fur et à mesure les organes nécessaires à la nouvelle vie sociale [...]. Car le socialisme ne s'instaure pas à date fixe, mais est un devenir continu, un développement infini dans un régime de liberté organisée et contrôlée par la majorité des citoyens, ou par le prolétariat » 1.

Car « la dictature est l'institution fondamentale qui garantit la liberté, qui empêche les coups de main des minorités factieuses. Elle est garantie de liberté parce qu'elle n'est pas une méthode à perpétuer, mais permet de créer et de solidifier les organismes permanents dans lesquels elle se dissoudra après avoir accompli sa mission ».

Par conséquent, la dictature ne restera pas en vigueur jusqu'à l'extinction totale de l'État ; par conséquent (exactement à l'inverse de l'affirmation de principe d'Engels dans sa lettre à Bebel du 18-28 mars 1875 : 

« tant que le prolétariat a encore besoin de l'État, il en a besoin non dans l'intérêt de la liberté, mais pour soumettre ses adversaires, et quand il devient possible de parler de liberté, alors l'État en tant que tel a cessé d'exister »,1 « Utopia », in « Avanti ! » du 25 juillet 1918.

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l'État est employé par les prolétaires « dans l'intérêt de la liberté », ou, mieux encore, il se dissout dans l'autogestion ouvriériste et en même temps populiste.

Pour Gramsci, une « liberté » est donc possible, et ceci grâce à des organismes non dictatoriaux. Comme il est évident que les « organismes permanents » dont il parle n'ont rien à voir avec l'administration des choses, qui de toute façon ne peut être que centralisée au maximum jusqu'au « plan mondial unique », toute la conception marxiste de l'État est ici renversée : le contexte montre clairement que ces organismes démocratiques sont la base de ce régime de « liberté organisée et contrôlée par la majorité des citoyens » auquel est censé s'identifier le socialisme ; en d'autres termes, la dictature n'est admise qu'en tant que prélude de l'« État populaire libre » !

Les thèmes du style I.W.W. (parlement unioniste, etc.) se marient ici au refrain social-démocrate sur la « démocratie pure » et on est une fois de plus obligé de souligner que la pieuse légende du « léninisme » de Gramsci n'est qu'une falsification monstrueuse, vraiment digne de l'école stalinienne qui l'a répandue. Ceci d'autant plus qu'à l'époque, les positions de Marx, Engels, Lénine, n'étaient ignorées de personne, comme le démontrent toutes les publications et toute l'activité de la Gauche. Il ne s'agissait évidemment pas de savoir si on avait lu ou non « L'État et la révolution », mais bien de savoir si on revendiquait ou non les sources classiques, accessibles à tous et dont Lénine lui-même avait tiré son « rappel » synoptique.

Bien entendu, le phénomène ne se limitait pas au seul gramscisme ; c'est avec d'autres mouvements d'orientation analogue qu'il s'est trouvé aligné, objectivement et explicitement, sur des positions relatives à certaines questions cruciales et ouvertement défendues par le centre et la droite de la social-démocratie, sinon par la bourgeoisie grande et petite. Il en va ainsi pour le wilsonisme, dont la condamnation pouvait cependant apparaître comme une sorte de dénominateur commun d'une « gauche internationale » d'origines et de motivations hétérogènes 1. Gramsci adopte face au pacifisme bourgeois une attitude ouvertement conciliatrice, avec des expressions que pourrait revendiquer un quelconque Longuet 2, mais pas un Rosmer, par exemple, de formation pourtant a-marxiste et même anti-marxiste : 

« Le programme de Wilson, la paix entre les nations, ne se réalisera que par le sacrifice de la Russie, par le martyre de la Russie. Entre les idéologies moyennes de la bourgeoisie italienne, française, anglaise, allemande, et le maximalisme russe, il y avait un abîme ; on a raccourci la distance en se rapprochant de l'anneau logique bourgeois le plus avancé, le programme du président Wilson. Le président américain sera le triomphateur de la paix ; mais pour son triomphe, le martyre de la Russie a été

1 « Lénine et Wilson sont les antipodes apocalyptiques de notre temps »,2 Voir l'article de Trotsky : » Jean Longuet : déchéance du parlementarisme » (1919), reproduit dans

notre brochure « La question parlementaire dans l'Internationale Communiste ».

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nécessaire : Wilson l'a senti, et il a rendu hommage à ceux qui sont pourtant aussi ses adversaires » 1.

Ici, la nature intrinsèquement opportuniste de l'immédiatisme saute... immédiatement aux yeux, dans l'apologie de la paix impérialiste et le rameau d'olivier ouvertement tendu aux « pacifistes » du centre et de la droite du P.S.I. Ce qui confirme que l'unitarisme à tout prix (« de Bordiga à Turati »), exprimé avant et après le Congrès de Bologne, ne traduit que l'absence totale d'orientation du penseur « concret » par définition. Il traduit son incapacité à faire la « distinction » (même la plus superficielle) entre les forces de la révolution et les forces de la conservation, et à saisir l'antithèse entre les « antipodes apocalyptiques » Lénine et Wilson. Divers regroupements de « compagnons de route » ont pourtant perçu cette antithèse, même s'ils n'ont pu en tirer les conséquences nécessaires ni l'encadrer dans une perspective et une doctrine solides, et même s'ils étaient condamnés à subir l'inévitable évolution de l'immédiatisme vers des conclusions plus ou moins ouvertement réactionnaires et défaitistes. Ainsi le gramscisme n'était pas seulement congénitalement incapable d'adhérer à la restauration du marxisme par Lénine ; au niveau même de la convergence formelle ou de l'alignement « tactique » il restait étranger aux aspects les plus communs, aux thèmes les plus largement distinctifs de la propagande bolchevique.

On peut revenir à l'aspect « culturaliste » de l'immédiatisme avec un commentaire à un article de A. Leonetti, commentaire qui repose cette question bien après les discussions des « jeunes » de 1912-13 et bien avant l'« Ordine Nuovo » : 

« Le mouvement socialiste se développe, regroupe des multitudes, dont les membres individuels sont préparés à des degrés divers à l'action consciente, préparés à des degrés divers à la vie sociale en commun dans le régime futur. Cette préparation est d'autant plus faible chez nous, que l'Italie n'est pas passée par l'expérience libérale, a connu peu de libertés, et que l'analphabétisme est encore plus répandu que ne le disent les statistiques » 2.

L'idée que la révolution libérale (démocratico-bourgeoise) a manqué à l'Italie sera un leitmotiv, tant du gramscisme ultérieur (« Cahiers ») que du « togliattisme ». Contentons-nous ici de noter l'apparition de ce thème caractéristique de cette vision, qui attribue le fait que le parlement perd le contrôle du gouvernement non au développement du régime bourgeois, mais à sa prétendue « immaturité » locale. Pour la Gauche au contraire, il était clair que le parlement n'a pas pour tâche - et moins que jamais dans la phase impérialiste - de diriger la « société civile » bourgeoise ; qu'il n'a même plus, à l'époque impérialiste, celle de représenter les « forces vives » du système, comme il a pu le faire jadis dans une mesure plus ou moins grande ; mais que sa fonction principale est maintenant de faire diversion et d'exorciser la lutte de classe.1 « Il Grido del Popolo », 2 mars 1918. 2 ) « Il Grido del Popolo », 31 août 1918.

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Cet autre passage n'est pas moins significatif : 

« Pour le prolétariat organisé, le devoir de s'éduquer est encore plus grand, le devoir de dégager de son regroupement le prestige nécessaire pour assumer la gestion sociale sans avoir à craindre des révoltes vendéennes qui détruisent les conquêtes du parti d'action [sic !] ».

Gramsci reviendra lourdement sur cet aspect dans l'« Ordine Nuovo » du 20-3-1920, en polémiquant contre un camarade de Bologne. Celui-ci : 

« a été sérieusement scandalisé en lisant que l'« Ordine Nuovo » avait publié l'opinion suivante : « si un moine, un curé, une religieuse, effectuent un travail quelconque d'utilité sociale, et donc sont des travailleurs, ils ont le droit d'être traités comme les autres travailleurs » et croit qu'il y a lieu de demander aux camarades de l'« Ordine Nuovo » si, en écrivant comme ils le font, ils ne donnent pas des raisons de soupçonner qu'il s'agit... de l'ordre nouveau des curés, des moines et des religieuses socialistes ».

Gramsci lui demande : 

« Quelle action pense-t-il que le pouvoir des soviets italiens devrait développer par rapport à Bergame, si la classe ouvrière de Bergame choisit comme représentants des curés, des moines, des religieuses ? Faudra-t-il mettre Bergame à feu et à sang ? Faudra-t-il extirper du sol italien la race des ouvriers et paysans qui suivent politiquement le drapeau du Parti Populaire à travers son aile gauche ? Les ouvriers communistes, non contents de devoir lutter contre la ruine économique que le capitalisme laissera en héritage à l'État ouvrier, non contents de devoir lutter contre la réaction bourgeoise, devront-ils aussi susciter en Italie une guerre de religion à côté de la guerre civile ? Et cela, même si une partie des catholiques, des curés, des moines, des religieuses, accepte le pouvoir des soviets, en demandant seulement la liberté du culte ? »

On se tromperait en pensant que Gramsci veut seulement dire que la religion ne peut (malheureusement !) être extirpée par les armes : il a une attitude conciliante par rapport à l'Eglise elle-même, cette puissance capitalistico-financière, cette organisation contre-révolutionnaire s'il en fut. Ici, il n'annonce pas seulement les accords futurs avec les « gauches populaires » mais il souhaite explicitement un Concordat « socialiste » : 

« La question est très importante et mériterait d'être traitée largement et à fond. En tant que parti majoritaire de la classe ouvrière, en tant que parti de gouvernement du futur État ouvrier italien, le parti socialiste doit avoir une « opinion » en la matière, et devrait la diffuser parmi les masses prolétariennes qui, politiquement, suivent les cléricaux. En Italie, à Rome, il y a le Vatican, il y a le Pape : l'État libéral a dû

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trouver un système d'équilibre avec la puissance spirituelle [sic !] de l'Eglise : l'État prolétarien devra lui aussi trouver un système d'équilibre ».

Insistons encore une fois sur le fait que des déclarations de ce genre ne s'expliquent pas par le « provincialisme », mais que le diagnostic correct est : « anti-jacobinisme ». Effectivement, nous retrouvons des expressions tout à fait analogues chez des auteurs aussi peu suspects de sympathie... pro-catholique que Pannekoek et Lukacs, mais étroitement apparentés à Gramsci par l'immédiatisme spontanéiste. Tous ces gens font découler la révolution, et l'acte de l'insurrection lui-même, non pas de la mobilisation matérielle des masses par une crise du régime constitué et l'action de propagande et d'organisation du parti, mais d'une « prise de conscience » (semblable à celle d'une mayonnaise) des masses elles-mêmes, et sans ce consentement universel ils déclarent la révolution perdue 1.

La vérité est que les immédiatistes de droite comme ceux de gauche voudraient, par leurs capitulations suivistes, éviter une « lutte fratricide » entre « prolétaires » ou entre « opprimés » en général : le résultat, c'est qu'ils renvoient la révolution aux calendes grecques du consensus général, plus utopique encore que le piège de « l'acceptation consciente générale » dans lequel sont tombés même les spartakistes. Lénine affirme que la résistance de la bourgeoisie est inévitable ; le phénomène des Vendées l'est tout autant, qu'elles soient d'origine petite-bourgeoise, qu'elles proviennent de l'aristocratie ouvrière ou de secteurs ouvriers arriérés. Dans « Terrorisme et communisme » Trotski rappelle que même dans la révolution double en Russie, et même dans sa première phase démocratique, populaire, le bloc avec les socialistes-révolutionnaires « de gauche » n'a pas tenu : il y a eu la révolte des S.R. de gauche, l'insurrection des bandes de Makhno, Kronstadt, etc. Au 3ème Congrès du P.O.S.D.R. déjà, tenu à Londres en 1905, Lénine avait annoncé : 

« Même pour nous emparer de Petersbourg et envoyer Nicolas II à la guillotine, nous nous trouverons devant un certain nombre de Vendées » ; 

et c'est bien ce qui s'est produit. En Occident la prise du pouvoir aurait été (et sera) plus difficile, à cause de l'« attachement de la classe ouvrière au régime bourgeois » dénoncé par Trotsky 2 et - c'est dire la même chose autrement - les 1 Cf. en particulier, de Pannekoek : » Der neue Blanquismus » dans « Der Kommunist » de Brème,

n° 27, 1920 ; de Lukacs : » Opportunismus und Putschismus » dans « Kommunismus », Vienne, 1/32, 1920.

2 « Le prolétariat russe est pauvre en histoire et en traditions. Ce fait a sans aucun doute facilité sa préparation révolutionnaire pour la révolution d'Octobre. Mais il a rendu en même temps plus difficile sa tâche constructive après Octobre. A part leur couche supérieure, nos ouvriers sont dépourvus des connaissances et acquis culturels les plus élémentaires (propreté, maîtrise de la lecture et de l'écriture, ponctualité, etc. ). L'ouvrier européen a lentement acquis ces habitudes au cours d'une longue période de domination bourgeoise ; c'est d'ailleurs pourquoi il est si étroitement lié - par sa couche supérieure - à l'ordre bourgeois, avec sa démocratie, sa presse capitaliste libre, et autres bienfaits. Notre ordre bourgeois très tardif n'a pu offrir au prolétariat de Russie presque aucun de ces bienfaits : c'est pourquoi le prolétariat de Russie a pu rompre plus facilement avec le système social bourgeois, et le renverser. Mais pour la même raison la grande majorité de notre

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résistances à l'instauration de la dictature révolutionnaire auraient été (et seront) bien plus grandes qu'en Russie, même de la part des « opprimés ». Ces, résistances, on ne peut y remédier par l'éducation et la propagande, et encore moins par des astuces pour obtenir la « majorité » arithmétique de la classe ouvrière comme celles qui s'imposeront, hélas, dans l'Internationale décadente.

Notons encore le retour insistant de certaines préoccupations : dans « Il Grido del Popolo » du 7-9-1918, Gramsci écrit que : 

« la démocratie italienne est encore une « démagogie », puisqu'elle ne s'est pas constituée en une organisation hiérarchique, puisqu'elle n'obéit pas à une discipline idéale provenant d'un programme auquel on adhère librement » ; 

et le 14-9 il affirme que le Congrès du P.S.I. à Rome : 

« a réaffirmé, au sein de l'organisation politique des travailleurs, le triomphe de la fraction intransigeante révolutionnaire, a réaffirmé au sein du Parti Socialiste italien le triomphe du socialisme [...]. Les socialistes ont montré qu'ils sont au sein de la nation italienne la force sociale la plus sensible aux appels de la raison et de l'histoire, qu'ils sont une aristocratie qui mérite d'assumer la gestion de la responsabilité sociale ».

Les deux leitmotivs de l'ultérieure élaboration de Gramsci apparaissent donc clairement ici : prétendue absence d'une maturité démocratique en Italie - qui imposerait au prolétariat la tâche d'accomplir, dans cette aire géo-historique aussi, la révolution démocratique bourgeoise - et concept du parti comme force nationale et populaire.

Quant à la parenté entre l'immédiatisme « de droite » et « de gauche », on la voit par exemple dans cette déclaration : 

« L'État socialiste, et donc l'organisation de la collectivité après l'abolition de la propriété privée, ne continue pas l'État bourgeois, n'est pas une évolution de l'État capitaliste constitué des trois pouvoirs, exécutif, parlementaire et judiciaire, mais prolonge et développe systématiquement les organisations professionnelles et les unions locales que le prolétariat a déjà su susciter spontanément dans le régime individualiste [...]. L'agencement que l'État capitaliste a adopté en Angleterre est beaucoup plus proche du régime des soviets que ne veulent l'admettre nos bourgeois qui parlent d' « utopie léniniste »... »

prolétariat est obligée de recueillir et de s'approprier aujourd'hui seulement, c'est-à-dire déjà sur la base de l'État ouvrier socialiste, les acquis culturels rudimentaires. L'histoire ne donne rien gratis : lorsqu'elle consent un rabais dans le domaine politique, elle majore le prix dans le domaine culturel ». (Trotsky, « Problèmes de la vie quotidienne », 1924, chapitre « On ne vit pas seulement de politique » ; traduit d'après le texte allemand. )

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Il n'y a pas loin du « corporatisme » spontanéiste au « labourisme » le plus vulgaire ; il n'y a pas loin non plus du « socialisme » anarchisant à la De Paepe à l'anti-marxisme à la De Man. Ce n'est pas un hasard si la Gauche communiste s'est forgée dans la lutte contre l'immédiatisme de tout acabit, de même que ses prédécesseurs et maîtres bolcheviks s'étaient affirmés en combattant résolument toutes les variétés de l'économisme.

La grande leçon du bolchevisme, c'est la primauté du parti. Même dans la Russie autocratique, où la lutte la plus élémentaire, une grève par exemple, prenait nécessairement le caractère d'un heurt direct avec les forces de l'État, Lénine a reconnu que le mouvement revendicatif ne pouvait dépasser les limites trade-unionistes et donc politiquement bourgeoises. À plus forte raison en était-il ainsi dans des pays comme l'Angleterre ou même l'Italie de Giolitti, châtrée par des décennies de « socialisme évangélique ». En Occident, où de vieilles traditions parlementaristes et labouristes pèsent sur le mouvement revendicatif, la primauté du parti est donc encore plus impérative, et la Gauche le répètera avec insistance par la suite.

En montrant que le bolchevisme est une plante de tous les climats, la Gauche affirmera que, s'il a dû se débarrasser de tout résidu populiste sur le terrain par excellence des mouvements populaires qu'est une révolution bourgeoise encore à faire ; si, même là, il a dû repousser toute espèce de coalition avec les partis dits apparentés ; s'il a dû prendre seul le pouvoir en main pour accomplir sur le plan économique les tâches purement démocratiques et pour défendre physiquement la révolution, l'intransigeance révolutionnaire 1 aurait été (et sera) d'autant plus nécessaire en Occident que s'y heurtent plus directement révolution communiste et conservation capitaliste et que, comme le disait Lénine, le pouvoir y est plus difficile à prendre.

1 A propos de la légende qui présente Lénine comme un « grand opportuniste », voir le discours commémoratif de A. Bordiga, « Lénine sur le chemin de la révolution » (Rome, 1924) publié dans le n° 12 de cette revue, et notre brochure sur la « maladie infantile » (« La 'maladie infantile', condamnation des futurs renégats »). Citons aussi ce passage de Trotsky (dans sa « Critique des thèses fondamentales du projet de programme de l'I. C.  », de juin 1928), passage qui est cependant loin d'encadrer de façon complète le problème des rapports entre stratégie et tactique : 

« Ce n'est pas la souplesse qui fut la caractéristique fondamentale du bolchévisme (pas plus qu'elle ne doit l'être à présent), mais sa fermeté d'airain. C'est précisément cette qualité - dont il fut légitimement fier - que ses ennemis et adversaires lui reprochaient. Non pas « optimisme » béat, mais intransigeance, vigilance, défiance révolutionnaire, lutte pour chaque pouce de son indépendance : voilà les traits essentiels du bolchévisme. C'est par là que doivent commencer les partis communistes d'Occident et d'Orient ».

Inutile de dire que, en Orient comme en Occident, les partis communistes auraient dû se placer sur cette voie - celle du 1903 bolchévik - bien avant 1928. Mais seule tenta de le faire la direction « de gauche » du P. C. d'Italie, mise en place « trop tard » et éliminée « trop tôt ». C'est pourquoi son éviction a entraîné l'étouffement de la seule étincelle de bolchévisme authentique, d'un communisme européen qui ne soit pas une farce.

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Cette intransigeance révolutionnaire ne se traduit pas par une atténuation des leçons d'Octobre, mais par leur accentuation et l'insistance sur le caractère indispensable du parti, cet instrument programmatique, stratégique, tactique et organisatif, sans la préparation duquel tout désir « révolutionnaire » n'est qu'une déclamation maximaliste creuse.

6.5 – « Ordine Nuovo »et idéologie conseilliste

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Les premières manifestations de la revue « Ordine Nuovo » portent les stigmates d'une élaboration due essentiellement à Tasca. ce jugement, avancé d'abord pour souligner la différence du conseillisme gramscien avec le néo-syndicalisme de Tasca, fut repris plus tard par les centristes lorsqu'ils se préoccupèrent de « dégager leur responsabilité » des actes d'Angelo Tasca, passé sur des positions nettement droitières, voire au social-démocratisme le plus provocant. Toutefois, le « désaveu rétroactif » (et conditionné) de Tasca par le groupe de Gramsci n'implique en aucune façon une rupture avec le gradualisme dont ledit Tasca s'était fait le porte-drapeau. Pour s'en convaincre, il suffit de voir comment Gramsci explique le désaccord qui a éclaté dans ce « coup d'État rédactionnel » que fut la publication le 21 juin 1919 de l'article « Démocratie ouvrière », rédigé en collaboration avec Togliatti. Il le commente dans l'article « Le Programme de l'« Ordine Nuovo » » (14-28/8/1920) : 

« ... Qu'était donc l'« Ordine Nuovo » des premiers numéros ? Une anthologie, rien d'autre qu'une anthologie ; [...) c'était un non-organisme, le produit d'un intellectualisme médiocre, qui cherchait à tâtons un point d'appui idéal et une voie pour l'action. Voilà ce qu'était l'« Ordine Nuovo » quand il fut lancé à la suite des réunions que nous avons tenues en avril 1919 [...] et au cours desquelles le camarade Tasca repoussa comme non conforme à la bonne tradition de la petite famille socialiste italienne gentille et bien élevée, la proposition de consacrer nos énergies à « découvrir » une tradition soviétiste dans la classe ouvrière italienne, à creuser le filon du véritable esprit révolutionnaire italien [...]. Existe-t-il en Italie, comme institution de la classe ouvrière, quelque chose qui puisse être comparé au soviet, qui participe de sa nature ? Quelque chose qui nous permet d'affirmer : le soviet est une forme universelle, et non une institution russe, et seulement russe ; le soviet est la forme sous laquelle, partout où existent des prolétaires luttant pour conquérir l'autonomie industrielle, la classe ouvrière manifeste cette volonté de s'émanciper ; le soviet est la forme d'auto-gouvernement des masses ouvrières ; existe-t-il un germe, une velléité, une timidité [sic] de gouvernement des soviets en Italie, à Turin ? [...]

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Oui, il y a en Italie, à Turin, un germe de gouvernement ouvrier, un germe de soviet ; c'est la commission interne [voilà qui réduit le « socialisme des conseils » à son expression la plus minable : même la commission interne est finalement considérée comme un germe de gouvernement ouvrier, de soviet, et ceci grâce à une théorie du « contrôle ouvrier » mal compris - NdR] ; étudions cette institution ouvrière, faisons une enquête, étudions même l'usine capitaliste, mais non en tant qu'organisation de la production matérielle, car il faudrait pour cela une culture spécialisée que nous n'avons pas ; étudions l'usine capitaliste comme forme nécessaire de la classe ouvrière, comme organisme politique [ ?], comme « territoire national d'auto-gouvernement ouvrier » [voilà donc l'esprit d'usine et l'autogestion tels que les défendent de nos jours les « théoriciens » yougoslaves ultra-droitiers - NdR]. Cette idée était nouvelle, elle fut repoussée par le camarade Tasca Il ne voulait pas qu'on engage une propagande directe parmi les masses ouvrières, il voulait un accord avec les secrétaires des fédérations et des syndicats, il voulait qu'on organise une rencontre avec ces secrétaires et qu'on établisse un plan pour une action officielle... ».

Ce passage récapitule en quelque sorte la polémique ouverte qui avait eu lieu, et montre bien quelle est la pomme de discorde entre Gramsci et Tasca : para-unionisme (para-syndicalisme) du côté de Tasca, « socialisme des conseils » du côté de Gramsci (même si celui-ci envisage pour les conseils des substituts genre « commission d'usine », qui accentuent leur localisme et réduisent encore leur portée). De toute façon, même si on s'en tient à cette déclaration, on ne peut imputer l'orientation immédiatiste de l'« Ordine Nuovo » à une vision spécifique de Tasca. Elle permet de comprendre l'opposition de Gramsci et de ses collaborateurs non tant aux positions de Tasca, qu'ils critiquent sur son propre terrain en poussant jusqu'à l'extrême les positions immédiatistes qu'il défend lui-même sans équivoque, qu'aux positions de la Gauche. En fait, pour résumer les conceptions gramsciennes et les déchiffrer à la lumière du processus ultérieur, on peut se référer à une déclaration de Togliatti : 

« La direction socialiste comprenait-elle que la véritable tâche consistait à parvenir à donner une direction nouvelle à des masses déterminées du peuple, y compris les couches moyennes ? Qu'elle consistait à se mettre à la tête d'un mouvement vraiment national, qui recèlerait la capacité de réorganiser toute la société italienne sur de nouvelles bases ? [...] Voilà quel fut le véritable thème de l'Ordine Nuovo. Les points de départ étaient, d'un côté, l'expérience révolutionnaire de la classe ouvrière turinoise, de l'autre, les luttes toujours plus âpres du moment... » 1.

Le but manifestement apologétique de ces « conversations » togliattiennes, l'infect dénigrement des artisans d'Octobre qu'elles contiennent n'enlèvent rien à l'objectivité des lignes ci-dessus : elles sont une paraphrase ou, mieux, un florilège des expressions employées par Gramsci dans l'« Ordine Nuovo » ou dans les écrits antérieurs. Tel était, effectivement, le véritable thème du mouvement ordinoviste ; en revanche, il rangeait la « construction d'un véritable parti communiste » parmi les « hallucinations particularistes » ! Ce qui montre, une fois de plus, en quoi consistait 1 M. et M. Ferrara, « Conversando con Togliatti », Roma 1953, p. 42. C'est nous qui soulignons.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 229

le léninisme de Gramsci, dont ne peuvent se revendiquer que ceux qui confondent le léninisme avec la « tactique élastique » et qui, comme disait Trotski, font passer « la flexibilité de leur échine pour de la souplesse bolchevique ».

En saluant le 15/6/1919 la parution de l'« Ordine Nuovo », dont le premier numéro est du 1er mai, l'organe de la Gauche « Il Soviet » pose la question en ses termes réels : 

« On ne peut considérer la mise en pratique du programme socialiste sans garder toujours présente à l'esprit la barrière qui nous en sépare nettement dans le temps : la réalisation d'une condition préalable, à savoir la conquête de tout le pouvoir politique par la classe travailleuse ; ce problème précède l'autre, et le processus de sa résolution est encore loin d'être précisé et défini. L'étude concrète [le terme n'est évidemment par utilisé par hasard] de réalisations socialistes vitales pourrait bien entraîner certains à les envisager en dehors de l'atmosphère de la dictature prolétarienne qui les nourrit, à les croire compatibles avec les institutions actuelles, et à glisser ainsi vers le réformisme. Le maximalisme [c'est-à-dire ici : le communisme] envisage de façon parfaitement réaliste le cours complexe de la transformation de l'économie capitaliste en économie communiste, qu'il fait reposer sur une base elle aussi réelle et concrète : la révolution politique. Jusqu'à son triomphe il refuse d'avoir toute autre tâche concrète que d'y préparer les masses prolétariennes ».

Il existe assurément une Realpolitik révolutionnaire. C'est la politique - et donc la stratégie et la tactique - fondée sur la connaissance scientifique des lois objectives inhérentes au mode de production capitaliste, fondamentalement contradictoire. Mais cette « politique réaliste » repousse la manie volontariste de « mordre sur le réel », de « violer la réalité », que ce soit par une érosion lente et la conquête graduelle de positions de force, ou par « l'offensive exemplaire », la « propagande du geste ». Elle sait qu'en un certain sens la nouvelle société est contenue dans l'ancienne, mais que, pour s'affirmer, elle doit bouleverser totalement les mécanismes de celle-ci ; que la nouvelle société ne peut croître dans l'ancienne ni coexister avec elle, parce qu'elle est une société sans classes. La violence est son accoucheuse, accessoirement en ce sens qu'elle déblaie les scories de la vieille société, mais essentiellement parce que l'instauration de nouveaux rapports non-mercantiles et non-salariaux suppose la destruction de tout l'édifice capitaliste, qui repose sur la généralisation et l'universalisation du mercantilisme ; en son sein ne peut apparaître un « anti-État », un « contre-État » ou un « anti-pouvoir » ne reposant pas sur des bases mercantiles. Le « double pouvoir » est donc exclusivement politique, et caractérise une situation immédiatement pré-révolutionnaire : il conduit nécessairement à l'affrontement à mort qui, ou bien amène la défaite de la cause prolétarienne et la consolidation du pouvoir capitaliste, ou bien assure la victoire de la dictature du prolétariat.

En réponse presque directe à ces affirmations, Gramsci et Togliatti publient dans l'« Ordine Nuovo » du 21/6/1919 l'article déjà mentionné, « Démocratie ouvrière », qui constitue un véritable « programme » immédiatiste : 

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 230

« L'État socialiste existe déjà potentiellement dans les institutions de la vie sociale caractéristiques de la classe travailleuse exploitée. Relier ces institutions entre elles, les coordonner et les subordonner à une hiérarchie de compétence et de pouvoir, cela signifie créer dès à présent une véritable démocratie ouvrière, en opposition efficace et active à l'État bourgeois, préparée dès à présent à remplacer l'État bourgeois dans toutes ses fonctions essentielles de gestion et d'administration du patrimoine national [...]. Le Parti socialiste et les syndicats de métier ne peuvent absorber toute la classe laborieuse qu'à travers un travail qui dure des années et des dizaines d'années [...]. Mais la vie sociale de la classe laborieuse est riche en institutions, elle s'articule dans des activités multiples. Ce sont précisément ces organes et ces activités qu'il faut développer, organiser dans leur ensemble, relier dans un vaste système aux articulations souples qui absorbe et discipline toute la classe travailleuse. L'usine avec ses commissions internes, les cercles socialistes, les communautés paysannes, sont des centres de vie prolétarienne dans lesquels il faut travailler directement [...]. Dès à présent les ouvriers devraient procéder… à. l'élection de vastes assemblées de délégués, choisis parmi les camarades les meilleurs et les plus conscients, sur le mot d'ordre « Tout le pouvoir dans l'usine aux comités d'usine » coordonné au mot d'ordre « Tout le pouvoir d'État aux Conseils ouvriers et paysans ». Un vaste champ de propagande révolutionnaire concrète s'ouvrirait aux communistes organisés dans le Parti et dans les cercles de quartier [...]. Un tel système de démocratie ouvrière (complété par des organisations équivalentes de paysans) donnerait une forme et une discipline permanentes aux masses, serait une magnifique école d'expérience politique et administrative... » (souligné par nous).

Et, le 12/7, Gramsci répétera dans « La conquête de l'État » : 

« Il est nécessaire [...] de créer dès à présent un réseau d'institutions prolétariennes, enracinées dans la conscience des grandes masses, assurées de la discipline et de la fidélité permanentes des grandes masses... ».

On reconnaît la formule de Pannekoek : il faut des organisations immédiates pour « garantir le consentement permanent » des grandes masses. On espère donc que celles-ci s'éduqueront justement dans cette sphère des rapport économiques, dans ce cadre de l'usine à l'intérieur duquel ne peut se développer qu'une conscience trade-unioniste ! L'idée, absolument anti-marxiste, se précise dans le passage suivant : 

« En somme, la création de l'État prolétarien n'est pas un acte miraculeux : elle aussi est un processus, un développement qui se produit lui-même. Elle présuppose un travail préparatoire de systématisation et de propagande. Il faut donner un plus grand développement et des pouvoirs plus étendus aux institutions prolétariennes d'usine qui existaient déjà 1, en faire surgir d'analogues dans les villages, faire en sorte que les hommes qui les composent soient des communistes conscients de la mission

1 On reconnaît ici le germe de l'actuel slogan opportuniste « Davantage de pouvoir dans l'usine » - comme si dans l'usine le prolétariat pouvait avoir un quelconque pouvoir.

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révolutionnaire qui incombe à l'institution », [de façon à éviter que les Noske et Scheidemann italiens viennent au gouvernement] « et que des sacrifices nouveaux et plus épouvantables soient rendus nécessaires pour l'avènement de l'État des prolétaires ».

Le spontanéisme de Gramsci est tel que - anticipant sur la polémique ultérieure avec Tasca - il va jusqu'à soutenir que : 

« l'erreur du syndicalisme consiste en ceci : il admet comme fait permanent, comme forme éternelle de l'associationnisme le syndicat de métier dans la forme et avec les fonctions actuelles, qui sont imposées et non proposées [plus libertaire que les libertaires ! - NdR] et ne peuvent donc [ ?] avoir une ligne constante et prévisible de développement. Le syndicalisme, qui se présente comme l'initiateur d'une tradition de liberté [il faut lire plutôt « libertaire » - NdR] « spontanéiste » a été en réalité un des nombreux camouflages de l'esprit jacobin et abstrait ».

On a toujours reproché au jacobinisme de Robespierre, et à celui de... Lénine, de voir partout des adversaires, à droite, à gauche, etc. Mais les plus farouches anti-jacobins pratiquent tout autant le « qui n'est pas avec nous est contre nous » : Gramsci en arrive à déceler du jacobinisme jusque dans l'anarcho-syndicalisme ! C'est que, alors que les jacobins ont été les jusqu'au-boutistes de la démocratie révolutionnaire petite-bourgeoise - et que les bolcheviks ont été les défenseurs intransigeants de la ligne de la révolution prolétarienne et du parti de classe - Gramsci développe de façon conséquente et à fond le spontanéisme économiste et ouvriériste. Celui-ci se distingue de l'anarchisme par sa définition du sujet de l'histoire : à la place de l'individu il pose le « producteur », c'est-à-dire l'ouvrier considéré comme possesseur d'un métier, d'une technique... bref, de ce qu'en fait il ne peut pas avoir, précisément parce qu'il est ouvrier, salarié, sans réserve, et non artisan petit-bourgeois. Et c'est ce « producteur », supposé maîtriser consciemment la sphère de la production, qui devrait en tant que tel en tirer aussi une conscience politique !

A propos de la manifestation de solidarité avec les Républiques soviétiques de Russie et de Hongrie des 20 et 21 juillet 1919, Gramsci avance une affirmation bizarre : 

« Adhérer à l'Internationale communiste signifie [...] engrener ses propres institutions avec les États prolétariens de Russie et de Hongrie [...], cela signifie l'adhésion de toute la masse prolétarienne consciente de sa mission comme totalité, et organisée de façon à pouvoir la réaliser » (« Pour l'Internationale communiste », 26/7/1919).

Une telle assertion identifie les forces communistes avec le mouvement immédiat de type conseilliste, sans tenir compte du fait qu'à la tête des mouvements politiques se trouvent les pires opportunistes et en sautant allègrement par-dessus ces chefs. On en arrive ainsi à perdre complètement de vue... l'Internationale

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communiste, justement. En effet, on admet que les forces communistes ainsi définies, qui pullulent : 

« à la base, au cœur de la vie industrielle, aux sources capillaires du profit capitaliste » suffisent pour défendre « dans un premier temps » les Républiques soviétiques, et pour réaliser « dans les moments ultérieurs du processus général de conscience et de puissance révolutionnaire l'Internationale des Républiques communistes » !

Pour voir à quel utopisme conduit le concrétisme lorsqu'on le développe avec une certaine cohérence, on peut se reporter à un article du 13/9/1919 qui présente des « thèses » que nous résumerons : 

1) « la dictature du prolétariat [...] est le moment de la vie la plus intense de l'organisation de classe des travailleurs, ouvriers et paysans » ; 

2) l'organisation syndicale, instrument « né pour organiser la concurrence dans la vente de la marchandise-travail [sic], n'est pas apte, par suite de sa nature essentiellement concurrentielle, à administrer de manière communiste la production et à incarner la dictature du prolétariat » ; elle continuera cependant à accomplir une fonction de « défense des travailleurs durant la dictature du prolétariat et dans la société communiste en fonctionnant comme organisme technique qui concilie les intérêts divergents des catégories du travail et unifie nationalement et internationalement les valeurs moyennes des rétributions communistes », c'est-à-dire du... salaire socialiste ; 

3) « l'organisation des travailleurs, qui exercera le pouvoir social communiste et dans laquelle s'incarnera la dictature prolétarienne, ne peut être qu'un système de Conseils élus sur les lieux de travail, articulés avec souplesse [ !] de façon à adhérer au processus de la production industrielle et agricole, coordonnés et échelonnés localement et nationalement de façon à réaliser l'unité de la classe travailleuse par dessus les catégories déterminées par la division du travail [c'est, tel quel, le « parlement industriel » de De Leon - NdR]. Cette unification se réalise aujourd'hui aussi, dans les Bourses du Travail et dans la Confédération Générale du Travail, mais sans cohésion efficace des masses, puisqu'il s'agit simplement d'un contact irrégulier et non-organique des bureaux centraux et des individualités dirigeantes [les habituels « chefs » détestés]. Sur les lieux de travail cette unification sera par contre effective et permanente [mais ne s'agissait-il pas de l'unification au niveau national des Conseils élus sur les lieux du travail ?] parce qu'elle découlera du système articulé et harmonieux du processus industriel dans sa vivante immédiateté, parce qu'elle reposera sur l'activité créatrice qui rapproche les volontés et unit les intérêts et les sentiments des producteurs » ; 

4) « c'est seulement grâce à ce type d'organisation qu'on parviendra à rendre les unités de travail conscientes de leur capacité de produire et d'exercer la souveraineté

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[qui serait donc une fonction de la production !], sans qu'il soit besoin du capitaliste ni d'une délégation indéterminée du pouvoir politique ». Cette conception aboutit à l'autogestion, y compris dans le domaine politique, où le pouvoir ne serait pas exercé par le parti révolutionnaire à travers l'État, mais par les « unités de production », les « noyaux de producteurs » » ; 

5) « ... Le remplacement des propriétaires individuels par des communautés productives, reliées et tressées en un réseau étroit de rapport réciproques [comment ces rapports ne seraient-ils pas mercantiles, si l'économie repose sur l'échange entre des unités de production qui seraient des entreprises autonomes ? Et comment se passer alors d'un équivalent général, c'est-à-dire de l'argent ?] tendant à régenter tous les droits et intérêts [sic] surgissant du travail, déterminera la suppression de la concurrence et de la fausse liberté, jetant ainsi les bases de l'organisation de la liberté et de la civilisation communiste ».

Avec ça, on a envoyé paître tout le marxisme. Rappelons ce que dit à ce propos notre texte « Les fondements du communisme révolutionnaire » : 

« L'entreprise locale autonome est la plus petite des unités sociales imaginables. Elle réunit les deux limitations respectivement propres è la catégorie professionnelle et à la circonscription locale. À supposer qu'elle ait éliminé en son sein le privilège et l'exploitation en distribuant l'insaisissable valeur totale du travail, à peine est-on sorti de ses étroites limites que l'on tombe sur la pieuvre du marché et de l'échange et, dans la pire forme, sur l'anarchie économique capitaliste qui engloutit tout. Dans ce système des Conseils dont parti et État sont absents, qui donc, avant que l'élimination des classes soit un fait accompli, réglera les fonctions non strictement de technique productive et, pour se limiter à un point, qui entretiendra ceux qui ne feront pas partie d'une entreprise, ceux qui seront sans travail ? L'accumulation aura beaucoup plus de chances de recommencer (à supposer qu'elle se soit jamais arrêtée) comme accumulation d'argent, de stocks formidables de matières premières et de produits déjà ouvrés, que dans un système alvéolaire de communes ou de syndicats. Dans ce système hypothétique existera le maximum de conditions pour transformer une épargne lente et dissimulée en capital dominateur.

L'ennemi, c'est l'entreprise autonome, non le fait qu'elle ait un patron. Comment écrira-t-on les équations économiques entre entreprises, surtout quand les grandes étoufferont les petites, quand il y aura des entreprises à basse productivité alors que d'autres auront accaparé des dispositifs permettant d'augmenter la leur, quand les unes utiliseront des instruments de production conventionnels et d'autres l'énergie atomique ? Né comme tous les autres d'un fétichisme de l'égalité et de la justice entre individus et de l'horreur ridicule du privilège, de l'exploitation et de l'oppression, ce système leur permettrait de fleurir plus encore que dans la société civile courante, si faire se peut ».

Les trois dernières thèses de Gramsci sont, elles aussi, importantes : 

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6) « Intimement amalgamés dans les communautés de production, les travailleurs sont automatiquement conduits à exprimer leur désir du pouvoir d'une manière qui correspond à des principes étroitement inhérents aux rapports de production et d'échange [c'est le nec plus ultra de l'économisme spontanéiste !]. Toutes les idéologies mystifiantes, utopistes, religieuses, petites-bourgeoises s'élimineront rapidement de la psychologie moyenne des prolétaires ; la psychologie communiste, levain permanent d'enthousiasme révolutionnaire, de persévérance tenace dans la discipline de fer du travail et dans la résistance contre tout assaut ouvert ou camouflé du passé, se consolidera rapidement » ; 

7) « les partis pseudo-révolutionnaires [parmi lesquels Gramsci range jusqu'aux socialistes chrétiens !] n'auront plus aucune emprise sur les individus travailleurs si ceux-ci doivent exprimer leur volonté sociale non plus dans le tumulte et la confusion de la foire parlementaire, mais dans la communauté de travail, devant la machine dont ils sont aujourd'hui esclaves et qui devra devenir leur esclave » ; 

8) « la révolution n'est pas un acte magique, c'est un processus de développement historique. Chaque Conseil d'ouvriers industriels ou agricoles qui naît autour d'une unité de travail est un point de départ de ce processus, est une réalisation communiste. Promouvoir le surgissement et la multiplication de Conseils ouvriers et paysans, travailler à leur liaison et à leur systématisation organique jusqu'à ce qu'ils réalisent l'unité nationale dans un congrès général, voilà la tâche actuelle des communistes. La poussée de cette nouvelle floraison de pouvoirs, qui monte irrésistiblement des grandes masses travailleuses, déterminera [sic] le heurt violent des deux classes et la consolidation de la dictature prolétarienne. Si on ne situe pas les bases du processus révolutionnaire dans l'intimité de la vie productive, la révolution restera un appel stérile à la volonté, un mythe nébuleux, un mirage : et le chaos, le désordre, le chômage, la faim écraseront les meilleures et les plus vigoureuses énergies prolétariennes ».

Tous ces concepts réapparaîtront le 13 septembre dans l'adresse « Aux Commissaires d'ateliers des Usines Fiat Centre et Brevets », où on lit entre autre que : 

« La masse ouvrière doit se préparer effectivement à acquérir la complète maîtrise d'elle-même, et le premier pas dans cette voie consiste à se discipliner le plus fermement dans l'usine, de façon autonome, spontanée et libre. On ne peut nier que la discipline qui s'instaurera avec le nouveau système conduira à une amélioration de la production, mais ce n'est rien d'autre que la réalisation d'une des thèses du socialisme [thèse que Staline illustrera par la suite...]. À ceux qui objectent alors qu'on en vient ainsi à collaborer avec nos adversaires, avec les propriétaires de l'entreprise, nous répondrons que c'est au contraire le seul moyen de leur faire sentir que la fin de leur domination est proche, puisque la classe ouvrière envisage désormais la possibilité de faire par elle-même et de faire bien... ».

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La réplique de « Il Soviet » est catégorique : il dénonce le gradualisme conseilliste, l'identification du conseil d'usine avec le soviet, et le fait d'attribuer au soviet un caractère « intrinsèquement révolutionnaire ». Comme Trotski l'écrira quelques mois plus tard dans « Terrorisme et Communisme » : 

« On peut affirmer sans conteste que la dictature des soviets n'est possible que grâce à la dictature du parti : grâce à la clarté de sa vision théorique et à son organisation solide, le parti donne aux soviets la possibilité de se transformer d'informes parlements ouvriers en appareil ouvrier de domination ».

S'il en est ainsi, c'est parce que l'originalité même des soviets ne découle que de leur caractère d'organes du pouvoir dictatorial du prolétariat, c'est-à-dire de l'État-Commune, et non de leur structure et fonction avant la prise du pouvoir. Apparus dans une révolution démocratique-bourgeoise (1905 en Russie), ils copient en fin de compte des formes associatives caractéristiques de la participation active des masses laborieuses, sans-culottes et bras-nus, aux grandes révolutions bourgeoises vraiment populaires. Cela est si vrai que si les ouvriéristes prétendent attribuer au parti en tant que tel un caractère bourgeois, en le faisant dériver des clubs des Jacobins, des Cordeliers, de Feuillants, etc., certains d'entre eux découvrent des « embryons de soviets » justement dans ces organismes dits de « démocratie directe »1. Mais ce qu'aucune forme du type Commune de 1793 ne pouvait être - même compte tenu de la différence de phase historique - le soviet le fut dans la mesure où le parti le transforma en « appareil ouvrier de domination », grâce donc à un contenu et à une orientation révolutionnaires imprimés de l'extérieur.

Dans la dictature prolétarienne, contrairement au peuple en armes et à la milice de la révolution démocratique, tout le monde ne sera pas armé : seuls les travailleurs le seront, et encore pas tous indistinctement, mais seulement ceux qui se placeront sur les positions de classe. De même, la participation et la représentation aux soviets seront interdites aux non-travailleurs et aux ouvriers qu'ils influencent, et ce trait spécifique du soviet au cours de la dictature révolutionnaire le distingue totalement de sa fonction avant la prise du pouvoir, où il s'agit de préparation, de propagande révolutionnaire, de lutte pour la prise du pouvoir - tâches qu'il ne peut non plus accomplir de façon autonome mais seulement si le parti y prédomine - mais jamais d'une fonction de contrôle ou d'exercice d'un pouvoir économique ou politique. Ce qui est nouveau, par conséquent, c'est l'État-Commune de la dictature prolétarienne, dont les soviets sont les organes ; non pas cette forme d'association ou d'organisation des masses, qui peut avoir et a eu dans l'histoire les contenus les plus divers, mais son contenu, qui dépend, lui, du parti, du programme (stratégie, tactique, etc.) et de l'organisation correspondant aux nécessités de la lutte révolutionnaire.

1 Voir, par exemple, D. Guérin « La lutte des classes sous la Première République », Paris 1946, 1, p. 399. Ou, en ce qui concerne l'armée de Cromwell et les « soviets » de ses soldats, H. N. Brailsford, « I Livellatori », Milan, 1962.

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Et le parti révolutionnaire du prolétariat est beaucoup plus différent des partis révolutionnaires du passé que le soviet d'avant la prise du pouvoir ne l'est des formes communales et analogues des révolutions bourgeoises. Car le rôle du parti communiste est infiniment plus important que celui de tous les autres, des partis d'avant-garde des révolutions bourgeoises : il est le parti le plus nécessaire de l'histoire. Comme l'écrit Trotski dans « Les leçons d'Octobre » (1924) : 

« Il s'est avéré qu'en l'absence d'un parti capable de la diriger, la révolution prolétarienne devenait impossible [...]. Une classe possédante est capable de s'emparer du pouvoir enlevé à une autre classe possédante en s'appuyant sur ses richesses, sur sa « culture », sur ses innombrables liaisons avec l'ancien appareil étatique. Mais pour le prolétariat, rien ne peut remplacer le parti [...]. Seul le parti du prolétariat peut, dans la révolution prolétarienne, jouer le rôle que jouaient dans la révolution bourgeoise la puissance de la bourgeoisie, son instruction, ses municipalités et universités. Son rôle est d'autant plus grand que la conscience de classe de son ennemi s'est formidablement accrue. Au cours des siècles de sa domination, la bourgeoisie a élaboré une école politique incomparablement supérieure à celle de l'ancienne monarchie bureaucratique. Si le parlementarisme a été pour le prolétariat jusqu'à un certain point une école de préparation à la révolution, il a été encore davantage pour la bourgeoisie une école de stratégie contre-révolutionnaire. Il suffit, pour le montrer, d'indiquer que c'est par le parlementarisme que la bourgeoisie a éduqué la social-démocratie [...]. La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le parti, à l'encontre du parti ou par un succédané de parti. C'est là le principal enseignement des dix dernières années ».

Ces notions fondamentales, Trotski les résumera en ces termes : 

« Sans le parti, en dehors du parti, en contournant le parti, avec un substitut du parti, la révolution prolétarienne ne peut pas vaincre » ; et « L'époque de la révolution sociale en Europe sera une époque de luttes non seulement intenses et impitoyables mais aussi méditées et calculées, comme l'ont démontré ses premiers pas : et elles le seront à un niveau beaucoup plus élevé que chez nous [en Russie] en 1917 ».

Un article de « Il Soviet » du 14/9/1919 intitulé « La tâche actuelle de notre parti » anticipe sur ces formulations, en opposant la vision stratégique, tactique, organisative qui découle du programme marxiste aussi bien au passivisme déclamatoire des maximalistes qu'au suivisme éducationniste de l'« Ordine Nuovo » : 

« Comparée à celles qui l'ont précédée, la révolution prolétarienne doit avoir et a une caractéristique particulière : la conscience de sa propre action. Elle ne peut être décidée par un ordre du jour et entreprise à volonté, mais cela ne veut pas dire qu'elle ne doive pas être convenablement préparée pour pouvoir réussir. Quelle est la préparation actuelle ? Nulle. Si demain se trouvaient réunies les conditions favorables à une action décisive contre le pouvoir politique bourgeois, ni les hommes,

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ni les moyens, ni les organisations ne seraient prêts et si on continue à ne penser qu'aux élections, ils ne le seront jamais.

Le parti doit être à la fois un animateur et un calculateur précis. Avec une préparation convenable de la masse travailleuse [...] en même temps que du parti il est possible d'envisager la formation des conseils d'ouvriers, paysans et soldats, au moment où cette réalisation prend toute la signification révolutionnaire qu'elle doit avoir. Préparer maintenant formellement la constitution de ces organes, sans que ceux qui doivent participer à leur constitution sachent clairement quelle fonction révolutionnaire ils sont appelés à remplir, c'est faire oeuvre vaine. Etant donné l'impréparation psychologique, cela pourrait même conduire à déprécier leur importance ».

Dans le même numéro paraît l'article déjà cité « Le système de la représentation communiste », qui constitue une première mise au point importante parce qu'il se réfère directement à la Constitution russe que les « faiseurs de modèles » de Turin n'avaient jamais prise sérieusement en considération. Les arguments de ces articles seront repris dans « Faut-il former les soviets » (21/9/1919), en polémique contre l'« Ordine Nuovo » : 

« S'il s'agit des Conseils d'usine, ils se répandent déjà sous la forme des commissions internes, du système anglais des Shop stewards ; et comme ce sont des organismes qui représentent les intérêts du personnel, il est possible qu'ils se forment alors que l'usine appartient encore au capital privé, et il sera même utile d'encourager la constitution de ces conseils d'usine, sans toutefois se faire des illusions excessives sur leur capacité révolutionnaire intrinsèque ».

Quant au soviet politique, son caractère spécifique est d'être un organisme de l'État révolutionnaire dirigé par le parti communiste : 

« Le soviet politique représente les intérêts collectifs de la classe travailleuse, dans la mesure où elle ne partage pas le pouvoir avec la classe bourgeoise, mais est parvenu à la renverser et à l'exclure du pouvoir. Toute la valeur et la force du soviet réside donc, non pas dans une structure spéciale, mais dans le fait qu'il est l'organe d'une classe qui accapare la direction de la gestion sociale. Chaque membre du soviet est un prolétaire, conscient d'exercer la dictature avec sa classe.

Si même, la classe bourgeoise étant encore au pouvoir, on avait la possibilité de convoquer les électeurs prolétaires pour qu'ils élisent leurs délégués (puisqu'il n'y a lieu de passer ni par les commissions internes ni par les syndicats existants), on ne réaliserait qu'une imitation formelle d'une institution future, à laquelle manquerait son caractère révolutionnaire fondamental. Ceux qui peuvent aujourd'hui représenter le prolétariat qui assumera le pouvoir demain, ce sont les ouvriers conscients de cette perspective historique, c'est-à-dire les ouvriers membres du Parti communiste. Le

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prolétariat qui lutte contre le pouvoir bourgeois est représenté par son parti de classe, même si celui-ci ne constitue qu'une audacieuse minorité.

Les soviets de demain devront avoir leur origine dans les sections locales du Parti communiste. Celles-ci recèleront les éléments préparés qui, tout de suite après la victoire révolutionnaire, seront proposés au vote de la masse des électeurs prolétariens pour constituer les Conseils des délégués ouvriers locaux ».

Ce passage est éloquemment éclairé par la thèse n° 8 du IIème Congrès de l'Internationale communiste sur le rôle du Parti communiste1, ainsi que par ces paroles de Trotsky dans « Les leçons d'Octobre » : 

« Il ne faut pas oublier que, chez nous, les soviets avaient déjà surgi à l'étape « démocratique » de la révolution, qu'ils avaient été alors légalisés en quelque sorte, que nous en avions ensuite hérité et que nous les avions utilisés. Il n'en sera pas de même dans les révolutions prolétariennes d'Occident. Là, dans la majorité des cas, les soviets se créeront sur l'appel des communistes et seront par suite des organes directs de l'insurrection prolétarienne. Il n'est pas impossible, évidemment, que la désorganisation de l'appareil étatique bourgeois devienne très forte avant que le prolétariat puisse s'emparer du pouvoir, ce qui permettrait de créer des soviets comme organes déclarés de la préparation de l'insurrection. Mais il y a bien peu de chances pour que cela soit la règle générale. Dans le cas le plus fréquent, on ne parviendra à créer les soviets qu'aux derniers jours, comme organes directs de la masse prête à s'insurger. Enfin, il est très possible également que les soviets surgissent après le moment critique de l'insurrection et même après sa victoire, comme organes du nouveau pouvoir. Il faut avoir constamment devant les yeux toutes ces éventualités pour ne pas tomber dans le fétichisme d'organisation et ne pas transformer les soviets, de forme souple et vivante de la lutte, en un « principe » d'organisation, introduit de l'extérieur dans le mouvement et entravant son développement régulier ».

Les thèses du IIème Congrès de l'Internationale affirment que le Parti doit exercer une influence décisive sur les soviets, qu'il doit les diriger, et non s'adapter à eux. L'immédiatisme prétend à l'inverse que les soviets doivent diriger le parti et le mouvement révolutionnaire, c'est-à-dire les deux facteurs qui, pourvu que leur hiérarchie soit respectée et que le parti guide le mouvement de masse au lieu de traîner à sa queue, sont les éléments indispensable et suffisants de la révolution.

Nous avons parlé dans le chapitre précédent 2 de l'assemblée quasi-générale (dans les limites de Turin et de la Fiat) des Commissaires d'atelier tenue le 31 octobre 1919 ; cette assemblée vota un Programme publié dans l'« Ordine Nuovo » du 8 novembre. Manifestement rédigé par Gramsci, ce programme se compose d'un

1 Ces thèses sont reproduites dans notre brochure « Parti et Classe » (Éditions Programme Communiste).

2 Voir notre « Storia della Sinistra Comunista » (« Histoire de la Gauche communiste »), Tome II, partie I, chapitre V.

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préambule, d'une première partie en sept points et d'une seconde partie analytique ou Règlement général 1.

Le préambule reflète un aspect caractéristique de la pensée. de Gramsci ; il dit que ce programme n'est qu'une première ébauche, que le temps modèlera suivant la « réalité » : le programme « ne doit et ne devra jamais être définitif ». On évoque ensuite la distinction entre le syndicat traditionnel et le conseil d'usine, formé par les commissaires d'atelier, et on aborde une question délicate : les non-syndiqués votent pour l'élection du commissaire, mais celui-ci doit être un membre du syndicat ; ce point donnera lieu à une polémique interminable.

L'assemblée votre un ordre du jour qui décide de tenir des congrès régionaux et nationaux des conseils d'usine et « d'étudier leur extension aux diverses industries » pour sortir du cadre d'origine, la Fiat.

La déclaration de principe contient des points remarquables : « Les commissaires d'usine sont les seuls et vrais représentants (économiques et

politiques) de la classe prolétarienne, parce qu'ils sont élus au suffrage universel [puisque les inorganisés votent aussi] par tous les travailleurs sur le poste même de travail ».

Relevons en passant cette touchante idolâtrie du poste de travail qui, dans le salariat, est le poste d'exploitation !

On admet ensuite avec des restrictions la fonction « commerciale » des syndicats dans les tractations avec le patronat. En revanche ce sont les conseils qui : 

« incarnent le pouvoir de la classe travailleuse organisée par usine, opposée à l'autorité patronale qui se manifeste dans l'usine même ; socialement ils incarnent l'action du prolétariat tout entier, solidaire dans la lutte pour la conquête du pouvoir public, pour la suppression de la propriété privée ».

Il est tout à fait conforme à la pensée de Gramsci de ne pas mentionner le parti ni l'État, ces organes unitaires pour tout le pays...

En conclusion, l'assemblée des commissaires de Turin affirme qu'elle représente « la première affirmation concrète de la Révolution Communiste en Italie ».

Nous ne suivrons pas en détail la longue partie analytique. En effet, elle est terriblement concrète, mais la réalité ultérieure n'a pas consenti à passer par là. Certains passages peuvent cependant prouver que le système des conseils est tout à fait perméable au minimalisme comme nous le craignions d'emblée et l'avons

1 On trouvera une ample critique de ce programme dans le troisième article de la série «  Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie » dans « Il Soviet » du 1/9/1920 ; cette série sera publiée en appendice, avec la dernière partie de ce chapitre, dans le prochain numéro de « Programme Communiste ».

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d'ailleurs démontré très tôt. Le conseil d'usine représente des intérêts ouvriers encore plus localisés et étroits que la catégorie et l'industrie qui forment la base du syndicat. Or plus un cercle est petit, plus des intérêts communs peuvent dans certaines situations y prendre le pas sur les antagonismes ; et si l'histoire du mouvement turinois est riches en luttes violentes, elle présente aussi des cas d'alliances étranges1. Mentionnons seulement quelques lignes concernant les tâches du commissaire d'atelier. Il doit évidemment contrôler si les ouvriers ne sont pas mal traités, mais aussi se préoccuper : 

« [...] d) de connaître de façon précise 1) la valeur du capital engagé dans son atelier ; 2) le rendement de son atelier compte tenu des frais connus ; 3) l'augmentation de rendement qu'il serait possible d'obtenir » ; 

et enfin e) d'empêcher toute aliénation par les capitalistes du capital investi dans les installations de l'usine ! Mais il y a mieux : il doit : 

« étudier les innovations techniques internes proposées par la Direction et ne se prononcer qu'après en avoir discuté avec ses camarades ; il doit inviter ceux-ci à les accepter si, même lorsqu'elles entraînent temporairement des dommages pour les ouvriers, elles comportent aussi des sacrifices de la part de l'industriel et s'affirment utiles au processus de la production ».

Voici donc apparaître la nouvelle idole, la production, devant qui maîtres et esclaves doivent s'incliner ! C'est au nom de ce bien suprême que le réformisme et la collaboration de classe triomphent aujourd'hui.

Cette orientation et cette méthode nouvelles (en apparence du moins) suscitèrent un enthousiasme totalement injustifié. On en vint rapidement à discuter des rapports avec les formes d'associations traditionnelles, et, dans le cadre de Turin, il sembla facile de l'emporter au sein de la section du parti et dans celle du syndicat de la métallurgie, la FIOM.

Sous le titre « Les Conseils des ouvriers approuvés par les métallurgistes turinois », l'« Avanti ! » du 3/11/1919 publie un compte rendu abrégé d'une importante assemblée de la section turinoise de la FIOM tenue le 1er novembre. L'objet des débats était la transformation des organisations syndicales, appelée par l'institution des commissaires d'atelier et des conseils d'usine qui s'était étendue au cours des mois écoulés à beaucoup d'usines turinoises. Par la suite ils apparaîtront aussi ailleurs, en Ligurie, par exemple, mais sans jamais atteindre la vitalité et l'extension de leurs homologues allemands, les Betriebsrâte, ni le caractère de masse des Shop stewards committees écossais.

1 Citons, par exemple, les campagnes pour la victoire des voitures Fiat dans les courses européennes, avec des primes allant aux dirigeants et aux ouvriers de l'usine, etc.

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A cette assemblée, Uberti présenta au nom du conseil directeur le rapport introductif, dont les points essentiels peuvent se résumer ainsi : 

1) Il est nécessaire d'étudier à fond les nouveaux principes sur lesquels on veut fonder l'organisation syndicale ; 

2) Les commissaires d'atelier sont apparus pour aider les commissions internes à accomplir leur tâche ; 

3) La Fédération n'est pas opposée par principe à leur institution, de même qu'elle n'est pas opposée à ce que les commissions internes deviennent le véritable comité exécutif des ouvriers de l'usine ; 

4) Mais le mouvement des commissaires a pris un caractère plus ambitieux ; dans une assemblée des conseils d'usine on a proposé que le comité directeur des sections syndicales soit une émanation des conseils des commissaires ; 

5) Ce fait oblige l'organisation syndicale à discipliner les nouvelles institutions ; 

6) Les conseils d'usine ont été formés à Turin avec l'idée, qu'il faut repousser, que le droit de vote peut être étendu aux inorganisés ; 

7) L'acceptation de cette idée impliquerait la négation de la raison d'être des Fédérations et des Bourses du Travail ; 

8) L'actuel conseil directeur accepte le principe des commissaires d'atelier, mais veut faire en sorte qu'ils agissent dans l'orbite syndicale ; 

9) Il propose donc qu'on refuse le droit de vote aux inorganisés, et que les commissaires élisent parmi eux-mêmes les commissions internes ; 

10) Quant aux organes dirigeants de la section, il propose l'élection d'un conseil général par l'ensemble des membres ; 

11) Cette ligne ne peut être acceptée que par des socialistes, et non par des libertaires comme ceux qui ont avancé les propositions de transformation radicale de l'organisation.

Il y eut ensuite trois séries d'interventions, représentant trois tendances différentes.

a) La première - orateurs Scaroni et Castagno - soutenait la ligne du conseil directeur ; 

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b) la seconde, dite extrémiste, qui reflétait le comité exécutif des conseils d'usine déjà élus, avait pour porte-parole Garino et Boero. Sa position peut se synthétiser ainsi : 

1) Une nouvelle histoire des organisations ouvrières de classe a commencé ; le mouvement des conseils n'est pas particulier à l'industrie métallurgique ; il doit s'étendre à toutes les usines ; 

2) Les propositions du conseil directeur se réduisent à une modification superficielle et par le haut des organismes fédéraux. Le mouvement révolutionnaire doit favoriser le jaillissement de la volonté rénovatrice au sein des masses ; 

3) Les conseils constituent les organes de la dictature du prolétariat comme dictature de toute la classe ; 

4) Sous cet angle on ne peut faire aucune distinction entre organisés et inorganisés, entre cotisants et non-cotisants ; 

5) L'organisation par usine est la seule qui permette de créer et de maintenir solidement l'unité de toute la classe ; 

6) Les conseils sont les organes du pouvoir ouvrier, et reposent donc sur tous les ouvriers.

Comme conclusion à l'intervention Boero, on présenta la motion suivante, déjà approuvée par le comité directeur des conseils en exercice : 

« Les ouvriers turinois de la FIOM, réunis en assemblée générale le 1er novembre 1919, convaincus que l'organe syndical doit être l'expression directe de la volonté des syndiqués ; que cette volonté peut seulement s'exprimer de façon organique à travers des institutions qui surgissent sur les lieux de travail ; que les conseils d'usine, tels qu'ils sont apparus à Turin dans les entreprises métallurgiques, sont la forme embryonnaire de ces nouvelles institutions ; décident d'élargir et d'intensifier l'action pour la création des conseils, qui, aussitôt en place, seront convoqués spécialement pour fixer les rapports à établir entre l'organisation syndicale et les conseils d'usine ; décident en outre que, sur la base des directives arrêtées par la section de la FIOM, on désigne provisoirement, et jusqu'à l'achèvement des travaux des conseils ouvriers, onze membres, dont cinq pour la minorité, qui formeront le comité exécutif provisoire ».

c) Le troisième courant, dit « centriste », était représenté par Caretto et Chiavazza. Tout en admettant la constitution des conseils, il préconise le refus du droit de vote aux inorganisés. Il se prononce pour une transformation partielle de l'organisation syndicale, englobant le neuf sans détruire l'ancien.

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La longue discussion ne permit pas au rapporteur de répondre. On passa au vote. La majorité décida de voter d'abord la motion de gauche, qui fut adoptée à la majorité absolue.

La thèse Uberti était celle de la centrale de la FIOM et de la Confédération du Travail, d'orientation ouvertement réformiste. Boero défendait celle des communistes abstentionnistes turinois et du groupe Ordine Nuovo. Nous ne pouvons garantir l'exactitude du compte rendu de l'« Avanti ! », mais il paraît incontestable que les interventions ont sombré dans la confusion entre conseils d'usine et soviets ouvriers organes du pouvoir, confusion bien des fois dénoncée par « Il Soviet ». La motion Boero, votée à une forte majorité, nous semble par contre exempte d'erreur de principe, et n'entrave pas une clarification salutaire des méthodes organisatives. Le courant centriste reflète les idées de la direction du parti et de l'« Avanti ! », et se maintient dans l'indétermination habituelle.

En décembre, la discussion sur les conseils d'usine passe de l'assemblée syndicale de Turin à la section du parti socialiste. Mais avant de citer les textes de cette discussion, il est bon de rappeler en quels termes la Gauche avait posé la question préalablement à toute étude du programme des Conseils, en prenant sur le fameux mot d'ordre de l'unité prolétarienne puis sur celui du front unique révolutionnaire une position rigoureusement fondée sur les principes marxistes 1. Ces mots d'ordre devaient connaître alors comme toujours un grands succès démagogique, et un des mérites de la Gauche italienne fut de dénoncer le danger qu'ils recelaient, de mettre en garde, longtemps avant son apparition, contre la nouvelle poussée opportuniste qui risquait de se greffer sur ces erreurs, et qui s'élèvera à des sommets d'ignominie dignes du front national des partis et des classes en 1914.

Nous avons vu que Gramsci et son groupe présentaient la nouvelle forme - le conseil d'usine - comme réalisant presque automatiquement et miraculeusement l'unité de tous les prolétaires, divisés par les syndicats et les partis. Même si on reconnaissait dans cette « élégante utopie » un rêve noble et généreux, on devait répondre d'emblée qu'il cachait une erreur catastrophique. Certes, Marx a dit « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » mot d'ordre de l'internationalisme intégral qui, en 1914, fut trahi presque partout. Toutefois il a enseigné, pour qui l'a compris, qu'au cours de la lutte révolutionnaire, une partie (et pas toujours la moindre) des travailleurs de chaque région géographique peut subir l'influence persistante de la classe dominante et en arriver à se battre sous un autre drapeau que celui de la révolution. L'ordinovisme n'était, à sa naissance, qu'un nouvel utopisme, effectivement infantile, et à la fin de son évolution il a bien fait d'appeler son journal : l'« Unità ».

« Il Soviet » du 1/6/1919 avait publié un article intitulé « L'erreur de l'unité prolétarienne. Polémique sur plusieurs fronts », qui mène la lutte dans deux directions, en combattant l'unité avec la direction des syndicats réformistes aussi bien 1 A propos du Front unique voir par exemple la série d'articles des n° 219 à 224 du « Prolétaire ».

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qu'avec celle des syndicats anarchisants. Un second article du 15/6, « Le 'Front unique révolutionnaire' ? », s'oppose à la fusion et même au « bloc » avec ces deux tendances ou écoles politiques, et énonce comme principe que les marxistes révolutionnaires devront, par nécessité historique, lutter seuls, précisément pour que ce soit eux qui parviennent à dirige l'émancipation prolétarienne.

Le premier de ces articles assimile la proposition de fusion syndicale à celle d'un bloc purement politique, naguère préconisé par certains : 

« Un regroupement des forces syndicales du prolétariat par dessus les dissensions politiques serait dépourvu de toute efficacité révolutionnaire, parce que la dynamique de la révolution sociale déborde les limites du syndicat professionnel. Les crises de développement de la société, qu'elles se présentent sous forme évolutive ou révolutionnaire, ont pour acteurs les partis politiques dans lesquels se reflètent les classes sociales. Dans les organismes syndicaux, par contre, ne se reflètent que les catégories professionnelles. L'homme participe à la vie sociale dans des limites bien plus larges que celles de son activité professionnelle, et même ses rapports strictement économiques ne se bornent pas à sa position de producteur, mais s'étendent à ses activités de consommateur, directement intéressé par toutes les autres branches de la production et de l'administration sociales. Dans les moments de convulsion sociale en particulier, l'homme fait valoir ses intérêts par l'action politique, en tant que membre d'une classe sociale et non d'une catégorie de producteurs.

La classe ne doit pas être considérée comme un simple agrégat de catégories productrices, mais comme un ensemble homogène d'êtres humains dont les conditions de vie économiques présentent des analogies fondamentales. Le prolétaire n'est pas le producteur qui exerce tel ou tel métier, mais l'individu caractérisé par le fait qu'il ne possède aucun moyen de production et a besoin de vendre son activité pour vivre. Il se peut qu'un ouvrier, normalement organisé dans sa catégorie, soit en même temps un petit propriétaire agraire ou capitaliste ; celui-là ne serait plus un membre de la classe prolétarienne. Ce cas est plus fréquent qu'on ne le croit ».

L'article souligne ensuite que dans les révolutions prolétariennes en cours, c'est le parti politique révolutionnaire qui, en battant tous les autres, même « ouvriers », a formé le gouvernement de la révolution et l'a consolidé ensuite par une nouvelle forme de représentation des masses travailleuses.

« Les documents sur les constitutions des républiques socialistes montrent que cette représentation ne repose pas sur le syndicat, la catégorie professionnelle, l'usine, comme nombre de gens s'obstinent à le rabâcher, mais bien sur les circonscriptions territoriales, qui élisent leurs délégués indépendamment de la profession des électeurs et des élus. Dans la nouvelle disposition économique, la propriété et l'administration de l'économie passent à la collectivité, et non aux catégories productrices ».

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On mentionne que les syndicats disposent moins librement de leurs usines que les coopératives de producteurs en régime capitaliste, et on signale qu'en principe celles-ci aussi sont socialisées en Russie : 

« La caractéristique du régime, des soviets n'est donc pas d'être un gouvernement des catégories ouvrières [comme on le croyait couramment à l'époque - NdR], mais un gouvernement de la classe ouvrière, dont les membres ont l'exclusivité des droits politiques refusés par contre aux bourgeois. L'ouvrier qui est en même temps un petit propriétaire ou un petit rentier ne serait pas électeur. Ce concept du gouvernement de classe, de la dictature du prolétariat, est la clé de voûte de toute la vision marxiste du processus révolutionnaire ».

L'article conclut en rappelant qu'une unité syndicale prolétarienne signifierait un bloc entre tendances politiques divergentes, et aurait donc un caractère négatif : 

« C'est précisément dans la période révolutionnaire que les différences de programme ne peuvent et ne doivent pas être dépassées par des coïncidences momentanées dans certains mots d'ordre ».

Dans l'article du 15 juin 1919, la formule du front unique révolutionnaire, contre laquelle la Gauche luttera tout au long des années suivantes, est saluée avec toute la méfiance qu'elle mérite : 

« Nous ne croyons pas que ce nouveau « front unique » ait davantage de raisons d'être ni davantage de succès que celui des... alliés [de la Première Guerre mondiale] qui n'a pas rapproché d'une heure la défaite de l'Allemagne et l'a peut-être retardée, et n'a pas empêché au lendemain de la victoire l'éclatement de conflits entre les vainqueurs [...].L'idée de s'associer dans l'action en faisant abstraction de la différence de programme est un lieu commun qui jouit d'une grande faveur, surtout s'il est combiné avec les déclamations habituelles contre les théoriciens, mais c'est en fait un thème démagogique de la pire espèce, susceptible d'apporter dans l'action une plus grande confusion mais non une plus grande efficacité [...]. Ce qui importe pour le triomphe de la classe travailleuse, pour éliminer au mieux tous les éléments négatifs qui pourraient l'entraver, c'est la centralisation des forces prolétariennes en un parti politique dont le programme et l'orientation tactique ne présentent pas de contradictions avec le développement historique effectif de la lutte ».

L'article développe ensuite la critique des méthodes réformistes et anarcho-syndicalistes, qu'il ramène à des utopies anti-marxistes, et conclut : 

« La solution du problème : comment donner la plus grande efficacité à l'action du prolétariat (c'est-à-dire hâter la chute de la bourgeoisie et aussi rendre impossible l'échec du nouveau régime), nous ne la voyons pas dans la création d'un bloc de courants qui se prétendent révolutionnaires, mais dans la formation d'un mouvement homogène qui avance un programme précis, concret et réalisable dans toutes ses

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phases successives - car nous ne sommes disposés à reconnaître comme révolutionnaire qu'un programme qui répond à cette exigence ».

Nous aussi, nous utilisons - ici comme en d'autres occasions - l'adjectif dont on a tant abusé : concret ; une phrase précédant cette citation explique dans quel sens il faut l'entendre : 

« Il s'agit d'un problème théorique, c'est-à-dire d'un très important problème pratique de demain ».

Ces rappels permettent de comprendre les débats dans la section turinoise du parti socialiste. Les militants appartenant au courant de « Il Soviet » participaient en nombre à ces débats, mais ils étaient eux aussi un peu obnubilés par la mirobolante recette des conseils d'usine, d'autant plus que, dans la grève de protestation des 2 et 3

décembre contre les événements de Montecitorio 1 ces conseils s'étaient montrés relativement influents, surtout à Turin. On peut lire maintenant le compte rendu publié par l'« Avanti ! » du 14/12/1919 : 

« L'assemblée de la section socialiste de Turin a voté sur la question des conseils d'usine des « thèses » qui visent à démontrer que : 

1) Comparé au syndicat, le conseil d'usine est un organisme original, parce que dans ce conseil l'ouvrier se considère lui-même comme un producteur, nécessairement inséré dans le processus technique du travail et dans l'ensemble des fonctions productives qui, en un certain sens, sont indépendants du mode d'appropriation privé de la richesse produite - alors que dans le syndicat l'ouvrier est constamment conduit à se considérer seulement comme un salarié, et à voir dans son travail non un moment de la production au une source de souveraineté et de pouvoir, mais simplement un moyen de gagner sa vie.

2) Par conséquent on peut considérer le conseil d'usine comme la cellule de la société communiste, fondée sur la souveraineté du travail et organisée non selon des délimitations territoriales, linguistiques, militaires ou religieuses, mais suivant les distinctions de la productivité et du cadre de travail ; on peut le considérer comme l'instrument idoine pour transformer la psychologie et les habitudes des masses populaires et rapprocher ainsi l'avènement du communisme intégral.

1 A la rentrée parlementaire du 1er décembre 1919, les députés du PSI quittèrent la salle de séance durant le discours de la couronne, pour ne pas « rendre hommage au Roi ». A la sortie du Palais Montecitorio, ils furent agressés et frappés par des officiers et étudiants nationalistes. Fait très rare durant une longue période, la CGL et la direction du PSI appelèrent ensemble à une grève de protestation. Les 2 et 3 décembre, la grève donna lieu à des heurts violents (il y eut des morts et des blessés) avec les forces de l'ordre dans beaucoup de villes d'Italie ; elle fut suspendue le 3.

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3) Le Conseil d'usine tel qu'il est apparu à Turin représente la réalisation historique des institutions prolétariennes pré-révolutionnaires souhaitées par le congrès socialiste de Bologne ».

Dans l'« Ordine Nuovo » du 20/12/1919 on trouve un texte différent : 

« Motion approuvée à l'unanimité par la section turinoise sur proposition de la commission exécutive : 

La masse des travailleurs manuels et intellectuels qui votent pour le parti socialiste a manifesté sa volonté de voir s'instaurer le pouvoir des travailleurs, de voir créer l'État des ouvriers et paysans. Ce pouvoir ne peut pas être une émanation du Parlement, il ne peut émaner que d'un appareil étatique fondé - dans tous ses ordres : législatif, judiciaire, exécutif (bureaucratique) - sur un système de conseils des travailleurs manuels et intellectuels surgissant sur les lieux mêmes de la production, et donc à même de contrôler 1) le processus de la production et d'échange ; 2) les instruments de production et d'échange ; 3) la discipline du travail et le gouvernement industriel. Un pouvoir socialiste qui serait purement politique et ne s'enracinerait pas fortement dans un contrôle énergique et un pouvoir économique de fer, exercé directement par la classe ouvrière et paysanne avec ses moyens et à travers ses organisations sur les lieux mêmes de la production industrielle et agricole, se transformerait à brève échéance en une farce tragique, au cours de laquelle la puissance de la classe laborieuse et du parti socialiste serait écrasée par la puissance économique de la classe des exploiteurs capitalistes.

Ceci étant, la section socialiste turinoise propose à ses adhérents de discuter et de définir ces problèmes, extrêmement actuels : 

1) Quelles sont les meilleures modalités et formes pour encadrer - en totalité - les masses travailleuses dans un système de conseils d'usine, d'entreprise agricole, de village, de mine, de laboratoire, de bureau, de chantier adhérant au processus de travail et de production, de telle sorte que de la masse émerge une hiérarchie de fonctions qui reproduise la forme de la hiérarchie industrielle capitaliste jusqu'à son sommet, l'État et le gouvernement, pour remplacer celui-ci et réaliser organiquement le gouvernement économique-politique des producteurs.

2) Comment obtenir que dans cet appareil de représentation directe des travailleurs les charges soient confiées aux travailleurs socialistes, adeptes ou sympathisants de la tactique et des buts de la IIIème Internationale.

3) Comment peut-on obtenir que les syndicats ouvriers deviennent des syndicats d'industrie, c'est-à-dire qu'ils englobent tous les travailleurs (manuels, techniques et intellectuels) d'une branche d'industrie donnée, et puissent devenir les centres organisatifs du contrôle que les travailleurs exercent directement sur les lieux de production ».

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Il est impossible de reconstituer la discussion dont sont sortis ces deux textes. S'agissait-il seulement d'un accord entre la gauche abstentionniste et le groupe Gramsci, ou bien comme l'unanimité le donne à penser, les réformistes s'y associèrent-ils aussi ? Ces deux textes traduisent en tout cas une grande confusion d'idées. Elle tient à un ouvriérisme et un économisme excessifs, mais aussi à l'importante influence que le groupe des intellectuels petit-bourgeois de la revue exerçait sur la masse des militants, et à laquelle contribuait certainement l'activité énergique et la bonne culture générale (malheureusement peu classiste et encore moins marxiste) des rédacteurs, coiffés par un trio dans lequel des dissensions éclateront bientôt Gramsci, Terracini et Tasca.

Nous nous limiterons à quelques remarques. L'erreur fondamentale est de croire que l'ouvrir pris sur le lieu de travail au lieu de la Bourse du Travail ou de la section du parti se considère comme un producteur et non comme un salarié ou un simple citoyen. Il est bien évident que dans les syndicats dominés par les réformistes, comme dans le parti dominé par eux et les maximalistes, qui sont encore plus confus, le militant n'était pas amené à se sentir un révolutionnaire, mais seulement à tendre à améliorer sa situation de salarié, par quelques sous supplémentaires, et de citoyen, par quelques réformettes bourgeoises. Il fallait une longue lutte pour sortir de cette dégénérescence jaune du syndicat et du parti, une lutte qui avait commencé depuis des décennies avec l'arme théorique de la critique, et qui devait se conclure par la critique sanglante des armes. Mais jouer la comédie dégoûtante de la concrétomanie, prétendre escamoter ce douloureux processus grâce au mot creux de producteur, c'était tomber dans l'abstraction la plus lamentable. Certes, les marxistes révolutionnaires ont détruit l'illusion bourgeoise selon laquelle l'esclave économique est émancipé dès lors qu'il est citoyen et électeur, et la justice sauve dès lors que le serf est devenu salarié. Avant le capitalisme, certaines catégories qui disposaient en partie de leurs moyens de production et de leurs produits (les artisans, les paysans propriétaires) pouvaient figurer le producteur idéal. Mais comment des socialistes pourraient-ils ériger le producteur en idéal ? Comment y aurait-il un producteur qui ne soit pas un salarié et un citoyen de l'État bourgeois tant que celui-ci ne sera pas tombé sous les coups de la lutte armée, et que l'économie ne se sera pas dépouillée des formes mercantiles, monétaires, d'entreprise ?

En quel sens l'ouvrier d'usine (de bagne, dit Marx) est-il un producteur, lui qui participe à un processus qui aboutit à un produit tout entier détenu par le capital (serait-ce d'État) et qui sera échangé par le non-producteur contre de l'argent, dont le travailleur recevra une petite partie ? Ce dernier est, en tant que producteur, un esclave non émancipé, parce qu'il produit des marchandises. Quand il n'en produira plus, tout le réseau du processus de production, c'est-à-dire des entreprises autonomes, sera depuis longtemps anéanti, et il ne restera plus trace de la classification des lieux de production telle qu'elle se présente aujourd'hui. Le salarié ne cédera pas la place au producteur cher à Proudhon, mais à l'homme !

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Cette évolution historique demandera beaucoup de temps, et l'acte révolutionnaire en jettera seulement la base. Celle-ci n'est pas économique, mais politique ; non pas locale, mais centrale ; elle ne naît pas d'une nouvelle forme adhérant à l'infâme forme capitaliste, mais d'une force armée qui a vaincu la force bourgeoise dans la guerre civile. Voilà ce qui passe avant tout, voilà ce qui est urgent, voilà la nouveauté à réaliser, le seul problème pratique et concret. Quant au système ordinoviste, sa nouveauté n'était que le vieux travaillisme et la vision immédiatiste, banale et tronquée, de la lutte de classe.

Abandonnons à leur sort les thèmes fameux et malheureux de « gouvernement industriel » et de « pouvoir économique ». Quelques mois plus tard Togliatti se mettra à écrire dans la brillante revue. Dans chacun de ses articles, les adjectifs nouveau et concret (signifiant respectivement révisionniste et immédiatiste) reviennent des dizaines de fois, tout comme dans les écrits « classiques » du « chef bien-aimé » du PCI. À ses yeux, même la double définition du conseil d'usine, comme économique et politique, est une concession. Il faut, selon lui, éviter : 

« de rappeler continuellement Ic caractère politique des nouveaux organismes, de dire que leur but devrait être de préparer la révolution en élaborant des projets et mesures « révolutionnaires » tendant à culminer dans l'action révolutionnaire directe : l'insurrection ». Pour Togliatti, « ce qui, sans qu'il le considère comme tel, est révolutionnaire, c'est l'acte de l'ouvrier qui élit un chef et lui obéit volontairement, ce qui est révolutionnaire c'est l'organisation qui surgit sur le lieu de travail, au contact des organes de l'économie patronale ».

Donnons acte à Togliatti qu'il tiendra dans le second après-guerre ses promesses de 1919. Cependant les nouveautés qu'il découvrait alors à chaque pas était déjà des vieilleries. L'erreur de base de l'ordinovisme, Marx l'avait indiqué d'avance en 1847, lorsque, dans « Misère de la Philosophie », il a enterré avec Proudhon tous ses épigones à venir. La dernière page, enflammée, annonce le « Manifeste » et en éclaire la formule fondamentale : constitution du prolétariat en classe, donc en parti politique.

Dans sa préface de 1884 à « Misère de la Philosophie », Engels montre que Marx y avait déjà réglé son compte au père du réactionnaire socialisme d'État prussien, Rodbertus. Mais à combien d'autres immédiatistes aussi qui, depuis cent vingt-cinq ans, rabâchent imperturbablement les mêmes nouveautés ! Parlant des organisations économiques, il montre qu'à un certain moment elles prennent un caractère politique : 

« Les conditions économiques avaient d'abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n'avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts

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qu'elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique ».

Que le lecteur lise cette page jusqu'au bout, jusqu'à sa conclusion bien connue : Le combat ou la mort ! Il trouvera aisément le fin mot de l'ordinovisme turinois : une grande poussée, effectivement spontanée, fut déviée en direction du mouvement des conseils. Avec quel résultat ?

Conformément à la doctrine de Togliatti, les ouvriers turinois, dans leurs luttes glorieuses et héroïques, n'ont pas été organisés pour eux-mêmes, mais pour le capital. Le parti révolutionnaire de classe a fait une fin misérable : organisant les travailleurs de Turin en adhérence étroite avec le processus productif, Togliatti ne pouvait les constituer en classe pour eux-mêmes et pour la révolution italienne et mondiale. Cette nouveauté datait de 1847. Il les a constitués en classe pour la Fiat.

Voyons maintenant quelques autres aspects des informations publiées par l'édition turinoise de « l'Avanti ! ». La discussion dans la section turinoise du Parti socialiste avait eu lieu le 11 décembre 1919.

Dans son numéro du 12, le journal en fit un commentaire assez juste, affirmant que le désaccord qui était apparu sur les conceptions et les méthodes ne traduisait pas un conflit entre des ailes divergentes du prolétariat, mais entre les masses travailleuses et les fonctionnaires réformistes des syndicats et de la Bourse du Travail. Passant outre aux inquiétudes de la droite qui craignait pour son autorité, l'assemblée avait approuvé la motion de Tasca et Togliatti, qui disait : 

« La section socialiste de Turin, ayant pris connaissance de la motion de la commission exécutive, considère qu'il est urgent que toutes les formes d'activité socialiste et prolétarienne concourent à préparer la conquête du pouvoir ; considère que dans le domaine économique cette conquête se prépare en organisant tous les producteurs dans une forme qui adhère au processus de production, de façon à rendre possible l'organisation communiste du travail ; donne mandat au Comité, d'étude de s'inspirer de ces principes, de se préoccuper surtout de préciser et de régler les rapports qui doivent s'établir entre les Conseils d'usine et les Organisations de résistance pour éviter les conflits de compétence et pour que l'organisation actuelle loin de s'affaiblir, augmente son prestige aux yeux des masses ».

La section se contenta d'approuver la liste des membres du Comité d'étude. Le texte montre que la formulation et les principes avancés par le groupe des intellectuels déforme la position généreuse et juste des camarades ouvriers. On oubliait tout simplement que la conquête du pouvoir est un fait politique qui se déroule sur le terrain politique ; que les mesures économiques seront imposées par l'intervention de la nouvelle puissance étatique, celle que le prolétariat instaurera par sa dictature ; qu'il est tout à fait illusoire de s'y préparer dans une forme qui adhère au processus de

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production actuel, parce qu'il s'agit là d'une adhérence à la machine de production capitaliste, qui ne prépare donc pas à la lutte, mais à la collaboration de classe

Le 14 décembre 1919 se tient le congrès de la Bourse du Travail de Turin 1. Nous citons d'après l'édition turinoise de « l'Avanti ! » quelques passages intéressants du discours qu'y a prononcé Umberto Terracini au nom de la section du parti : 

« Terracini déclare que la motion [Tasca-Togliatti] approuvée la section socialiste laisse chaque individu libre d'agir suivant ses idées, mais oblige la commission exécutive à travailler dans le sens de la création des Conseils [...]. Le Conseil n'a pas une fonction syndicale [...]. La question, aujourd'hui, c'est la réalisation de Conseils qui embrassent tous les producteurs [...]. On a dit que les Conseils veulent mettre en vigueur le système Taylor. C'est vrai en un certain sens. Les Conseils n'ont pas tort de propager l'idée qu'il faut produire davantage et améliorer la production, étant donné qu'ils veulent préparer l'avènement de la société communiste. Etre révolutionnaire ne veut pas dire être contre la production. La révolution doit avoir lieu sur le lieu de la production. Cela ne peut être accompli que par les Conseils d'usine, et non par les syndicats, qui sont et vivent loin de l'usine. En conclusion, de même qu'il existe des organes de lutte économique et politique, les Conseils des ouvriers, paysans, employés, ont été désignés par Lénine au Congrès de Bologne, et plus modestement par la section de Turin, comme étant ces organes du pouvoir ».

Il est significatif que, d'après le même compte rendu, Boero, après avoir affirmé très justement qu'il faut être « pour la révolution accomplie par tout le prolétariat », cède ensuite à la mode dominante en déclarant que « le mouvement des Conseils est voulu par l'histoire ».

L'erreur fondamentale consistait, comme d'habitude, à confondre l'appareil de pouvoir invoqué par Lénine et constitué en Russie par les soviets, avec le réseau des conseils d'usine. Gramsci et les autres Turinois, ainsi malheureusement que beaucoup de bons ouvriers de la fraction abstentionniste, commettaient une double erreur. En réalité, dans la Russie révolutionnaire le réseau du pouvoir n'était pas fondé sur les comités d'usine ; mais c'était une erreur de principe, bien plus grave, de penser que ce réseau (même généralisé à toute l'Italie, comme le demandaient Boero et d'autres) pouvait avoir un effet miraculeux alors que la bourgeoisie, son État militarisé comme son parlement démocratique, était encore au pouvoir.

Un point délicat évoqué par Terracini mérite d'être développé. On peut effectivement se demander si dans l'économie communiste la production sera plus

1 Ce congrès approuva par plus le 38 000 voix contre 26 000 (opposées au vote des inorganisés) une motion favorable à la constitution des conseils comme organisations de la « masse de tous les producteurs », et, tendanciellement, de tout le peuple en « armée disciplinée ». Etant donné leur fonction, il était évident pour nous aussi que les conseils devaient inclure les inorganisés et leur accorder le droit de vote.

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intense que dans l'économie actuelle. La réponse marxiste ne fait pas de doute : l'augmentation de la productivité du travail social dans une production rationnellement développée ira de pair avec une diminution énorme de la peine, de l'effort et de la durée du travail. Mais c'est tout autre chose de dire que des communistes révolutionnaires, qui conduisent la lutte de classe pour abattre l'État bourgeois, doivent dès à présent revendiquer une augmentation de la production. Marx a établi que tant que l'économie n'aura pas atteint une forme non-mercantile et non-monétaire, ce qui nécessitera des décennies après l'instauration de la dictature prolétarienne, la production ne peut augmenter que si l'exploitation du travail augmente. Avant la prise du pouvoir, il n'y a qu'une possibilité : la lutte de classe révolutionnaire aura pour effet de saboter la production - et de mettre en pièces le rêve productiviste des bourgeois et de toutes les crapules petites-bourgeoises. L'histoire a montré que, partant de la géniale idée turinoise de se mêler de la gestion de Fiat pour qu'elle produise davantage de voitures et que les ouvriers aient quelques misérables centimes de plus, on aboutit à l'infecte situation actuelle, où les « représentants » du prolétariat prônent sans vergogne l'accroissement de la production nationale annuelle et en arrivent à être complices d'une augmentation du chômage et d'une baisse du salaire réel.

Une autre erreur de perspective commune à tous les dirigeants turinois de l'époque était de fermer les yeux sur la nécessité d'exclure du parti la droite réformiste et contre-révolutionnaire, et de croire que Lénine avait recommandé au parti socialiste du Congrès de Bologne de constituer des conseils d'usine. Ceci, alors que cette droite dominait non seulement le groupe parlementaire, mais aussi la Confédération du Travail qui, par ses porte-parole turinois, s'alarmait même devant l'inoffensif mouvement des Conseils ; et que cette droite trouvait son appui le plus solide dans l'opportunisme centriste des Serrati et Cie, qui la revalorisaient même sous prétexte de réagir contre les velléités anarchisantes et décentralisatrices du noyau « conseilliste » 1.

La vision conseilliste, qui présente les formes de la nouvelle société comme adhérant immédiatement au réseau productif caractéristique du capitalisme, Gramsci l'a incontestablement défendue des ongles et du bec, posant ainsi l'identité : socialisme = société de libres producteurs, de même que les « socialistes des conseils » hollandais d'obédience proudhonienne opposeront au « socialisme 1 Dans un article intitulé « Pour qu'on ne s'y trompe pas » (« Avanti ! » du 4/11/1919), Serrati avait

en particulier protesté contre la participation des inorganisés à l'élection des commissaires d'atelier, en la présentant comme une « mise en question de tout un long travail de parti », et en se plaçant sur les mêmes positions que les dirigeants réformistes de CGL. Pour lui comme pour Gramsci, « les conseils d'usine doivent être les atomes du monde nouveau » ; aujourd'hui, cependant, ils représentent « plutôt une ébauche mentale qu'un fait concret », et admettre qu'ils surgissent du vote même des inorganisés comme organes du pouvoir prolétarien est « faire preuve d'un penchant à la facilité extrêmement dangereux pour l'avenir du prolétariat », « une preuve évidente de désintérêt pour la vieille forme et d'un engouement excessif pour la nouvelle ».

Seuls les « historiens » qui veulent présenter « l'abstentionnisme » comme une aile avancée - ou déviante - du maximalisme, voient une affinité entre l'hostilité serratienne et notre critique de principe de l'idéologie conseilliste !

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d'État » l'« association des producteurs - et... consommateurs - libres et égaux ». On le voit particulièrement bien dans ses articles sur les syndicats d'octobre et novembre 1919. Dans le premier, « Syndicats et conseils » (11/10/1919), on lit : 

« La dictature prolétarienne ne peut s'incarner que dans un type d'organisation spécifique de l'activité propre des producteurs et non des salariés, esclaves du capital. Le Conseil d'usine est la cellule primaire de cette organisation. Puisque dans le Conseil toutes les branches du travail sont représentées, proportionnellement [ !] à la contribution de chaque métier et de chaque branche à l'élaboration de l'objet que l'usine produit pour la collectivité [comme si le système capitaliste ne produisait des objets dotés d'une valeur d'usage uniquement parce qu'ils portent une valeur d'échange !], il est une institution de classe, une institution sociale [ ?]. Sa raison d'être réside dans le travail, dans la production industrielle, c'est-à-dire dans un fait permanent [identique dans toutes les sociétés ?], et non dans le salariat, dans la division en classes, c'est-à-dire dans un fait transitoire qu'il s'agit précisément de dépasser [...]. Le Conseil d'usine est le modèle de l'État prolétarien [...]. Même le plus ignorant et le plus arriéré des ouvriers [comme si c'était la même chose : un analphabète peut être, d'instinct, politiquement avancé et révolutionnaire, tandis qu'un ouvrier arriéré reste porteur de l'idéologie bourgeoise même s'il est hautement qualifié !], même le plus vaniteux et le plus « cultivé » des ingénieurs 1 finit par se convaincre de cette vérité par les expériences d'organisation de l'usine : tous finissent par acquérir une conscience communiste 2, par comprendre quel grand pas en avant l'économie communiste représente par rapport à l'économie capitaliste [...]. La solidarité ouvrière, qui dans le syndicat se développe dans la lutte contre le capitalisme, à travers les souffrances et les sacrifices, est positive dans le Conseil, permanente et présente dans le plus infime élément de la production industrielle ; elle est contenue dans la conscience joyeuse [« la révolution est une fête » diront les situationnistes de mai 68, qui prétendaient eux aussi éviter la « souffrance » et les « sacrifices » !] d'être un tout organique, un système homogène et compact qui travaille utilement, produit de façon désintéressée la richesse sociale [en plein mercantilisme !], affirme sa souveraineté, réalise son pouvoir et sa liberté créatrice d'histoire [expression typiquement inspirée de Croce] ».

Dans l'article « Les syndicats et la dictature » (25/10/1919), il explique l'effondrement sanglant de la République hongroise des Conseils avant tout par le fait, que : 

« dans le Soviet hongrois, les syndicats se sont abstenus de tout travail créateur [...] parce que la fonction pour laquelle le syndicat s'était développé jusqu'à la 1 Cette « sympathie » pour les. . . ingénieurs, Gramsci la perdra au sein du Parti communiste

d'Italie, et pour cause, vu la profession du principal dirigeant de la Centrale de Gauche jusqu'en 23, de l'opposition de gauche ensuite. Dans les « Cahiers », il cherchera même à expliquer le schématisme, le mécanisme, bref le déterminisme de la Gauche par la prédominance des dits « ingénieurs » à la direction du jeune P. C. d'Italie.

2 Pour apprécier cette perle du « léninisme » gramscien, il suffit de penser que « Que faire ? » de Lénine avait été publié. . . dix-sept ans plus tôt !

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dictature était inhérente à la domination de la classe bourgeoise, et que les fonctionnaires n'avaient pas une capacité technique industrielle [mais] une psychologie de corps absolument opposée à la psychologie des ouvriers, et ont fini par prendre, face à la masse ouvrière, la même position que la bureaucratie gouvernementale par rapport à l'État parlementaire : c'est la bureaucratie qui règne et qui gouverne ».

Il en est ainsi, nous répète l'article « Syndicalisme et Conseils » du 8/11, parce que : 

« Le syndicalisme organise les ouvriers non comme producteurs, mais comme salariés » alors que « l'ouvrier ne peut se saisir lui-même comme producteur que s'il se saisit lui-même comme partie indissociable de tout le système de travail qui se condense dans l'objet fabriqué, s'il vit l'unité du processus industriel, qui demande la collaboration du manœuvre, de l'ouvrier qualifié, de l'employé d'administration, de l'ingénieur, du directeur technique [...]. Alors l'ouvrier est producteur, parce qu'il a acquis la conscience de sa fonction dans le processus productif à tous ses stades, de l'usine à la nation, au monde ; alors il perçoit sa classe, et devient communiste, parce que la propriété privée n'est pas fonction de la production [alors que le socialisme l'est, bien sûr !], et devient révolutionnaire parce qu'il voit le capitaliste, le propriétaire privé [et s'il s'agit d'une société anonyme nationalisée ?] comme un poids mort, une charge qu'il faut éliminer. Alors il conçoit « l'État », il conçoit l'organisation complexe de la société, parce qu'elle n'est que la forme du gigantesque appareil de production qui reflète [...] la vie de l'usine, qui représente l'ensemble complexe, harmonisé et hiérarchisé, des conditions nécessaires pour que son industrie, son usine, sa personnalité de producteur vivent et se développent ».

A quel point cette conception est foncièrement opposée au marxisme, quelques passages des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 suffiront à le montrer : 

« L'ouvrier s'aliène dans son objet, et cette aliénation s'exprime selon les lois de l'économie politique : plus l'ouvrier produit, moins il a à consommer ; plus il crée de valeurs, plus il perd en valeur et en dignité ; plus son produit a de forme, plus l'ouvrier est difforme ; plus son objet est civilisé, plus l'ouvrier est barbare ; plus le travail est puissant, plus l'ouvrier est impuissant ; plus le travail est devenu intelligent, plus l'ouvrier est devenu inintelligent et esclave de la nature [...] Or, l'aliénation n'apparaît pas seulement dans le résultat, mais aussi dans l'acte de la production, à l'intérieur de l'activité productrice elle-même. [...] L'aliénation de l'objet du travail n'est que le résumé de l'aliénation, de la dépossession, dans l'activité du travail elle-même. [...] Le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son être ; que, dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie ; qu'il ne s'y sent pas satisfait, mais malheureux ; qu'il n'y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C'est pourquoi l'ouvrier n'a le sentiment d'être à soi qu'en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n'est pas lui, [il]

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n'a de spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l'habitat, la parure, etc. ; et [... 1, dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus qu'animalité : ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal. Sans doute, manger, boire, procréer, etc., sont aussi des fonctions authentiquement humaines. Toutefois, séparées de l'ensemble des activités humaines, érigées en fins dernières et exclusives, ce ne sont plus que des fonctions animales [...]. L'activité libre, consciente est le caractère générique de l'homme. La vie elle-même apparaît comme simple moyen de vivre » (Marx, Œuvres, t. 2, pp. 59-63, « Pléiade »).

Certes, le travail est aussi une école « rude mais qui trempe » (« La Sainte Famille »), dans la mesure où il. dépouille le prolétariat de tout reste d'autonomie individuelle, des satisfactions micro-productives, et lui indique « son but et son action historiques » - dans la mesure où le prolétariat parvient à se poser en « parti destructeur », grâce (précisera Marx dans mille passages) à son, organisation politique préalable, conditionnée par la lutte de classe,,et en même temps condition pour que cette lutte s'affirme pleinement comme telle, pour qu'elle prenne tout son sens politique d'affrontement entre la tendance conservatrice et la tendance révolutionnaire, engendrées toutes deux par le capitalisme indépendamment des volontés individuelles ou collectives. C'est en ce sens que Lénine, le plus tenace adversaire de la « prise de conscience » du prolétariat « dans l'usine », souligne aussi dans « Que Faire ? » que l'organisation industrielle du travail a un rôle formateur et contribue à la discipline révolutionnaire - à condition que de l'extérieur de l'usine et du rapport économique entre bourgeoisie et prolétariat, de l'extérieur de la lutte revendicative, la conscience communiste soit importée par le parti, dépositaire du programme, dans l'avant-garde ouvrière. En puissant dialecticien Lénine dénonce ainsi la double faute de l'opportunisme immédiatiste commise par les mencheviks et les conciliateurs : ouvriérisme anarchisant, réformisme éducationniste et intellectualiste.

Un « esprit de parti » superficiel et mystificateur (et le « parti » était alors un vrai cirque) qui cache mal un démocratisme vulgaire se manifeste dans l'article « Le problème du pouvoir » (29/11/1919) : 

« Le problème concret immédiat [concrétisme plus immédiatisme !] du Parti socialiste [...], c'est le problème du pouvoir, le problème des modalités et des formes qui permettent d'organiser toute la masse des travailleurs italiens en une hiérarchie qui culmine organiquement dans le Parti ; c'est le problème de la construction d'un appareil étatique qui, à l'intérieur, fonctionne démocratiquement, c'est-à-dire garantisse à toutes les tendances anti-capitalistes la liberté et la possibilité de devenir des partis du gouvernement prolétarien [mais que devient alors la « hiérarchie qui culmine organiquement dans le Parti » ?], et qui, à l'extérieur, soit une machine implacable écrasant les organes du pouvoir industriel et politique du capitalisme. Il y a la grande masse du peuple travailleur italien [brillante découverte, ô combien « concrète » !]. Aujourd'hui, il se divise politiquement en deux tendances

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dominantes : les socialistes marxistes et les socialistes catholiques [mais oui, le « dialogue avec les catholiques » est lui aussi un legs ordinoviste ; et nous avons vu plus haut les tendresses gramsciennes pour les Vendées et les religieuses... socialistes !] ; ensuite, en un grand nombre de tendances secondaires : les anarcho-syndicalistes, les anciens combattants démocrates-sociaux, et les divers regroupements locaux [par exemple, le Parti d'action sarde] à tendance révolutionnaire. Cette masse représente plus de vingt-cinq millions de personnes, c'est-à-dire une base stable et sûre [ !] de l'appareil prolétarien [...]. Pour les révolutionnaires, le plus grand problème concret du moment présent est le suivant : 

1) fixer la grande masse du peuple travailleur dans une configuration sociale qui adhère au processus de la production industrielle et agricole (constitution de Conseils d'usine et de village avec droit de vote pour tous les travailleurs) ; 

2) obtenir que dans les Conseils la majorité soit représentée par les camarades du Parti ou des organisations ouvrières, et par des camarades sympathisants, mais sans exclure que, dans les premiers moments d'incertitude et d'immaturité, elle puisse tomber passagèrement aux mains de « populaires », de syndicalistes anarchistes, de réformistes, pourvu qu'ils soient des travailleurs élus sur leur lieu de travail et qu'ils adhèrent à l'État ouvrier ».

Un article du 27 décembre, « Le parti et la révolution », montre que l'ordinovisme repousse la dictature du parti même sous la forme émasculée et creuse revendiquée par les maximalistes ou par un champion du réformisme et du social-chauvinisme comme Léon Blum. Il dénonce en effet : 

« le mythe révolutionnaire, dans lequel l'instauration du pouvoir prolétarien est conçue comme une dictature du système des sections du Parti socialiste »,

ce qu'il identifie avec la méthode... de la social-démocratie allemande et de Noske, et à quoi il oppose une conception selon laquelle : 

« Le Parti exerce la plus efficace des dictatures, celle qui naît du prestige, de l'acceptation consciente et spontanée d'une autorité reconnue indispensable à la réussite de l'œuvre entreprise. Malheur, si par suite d'une conception sectaire du rôle du Parti dans la révolution, on prétend matérialiser cette hiérarchie [mais une hiérarchie non matérialisée est purement imaginaire !], on prétend figer dans des formes mécaniques de pouvoir immédiat [ ?] l'appareil de gouvernement des masses en mouvement, on prétend enserrer le processus révolutionnaire dans la forme du Parti ; on réussira ainsi à dévier [ ? !] une parties des hommes, on réussira à « dominer » l'histoire, mais le processus révolutionnaire réel échappera au contrôle et à l'influence du Parti, devenue inconsciemment un organisme conservateur ».

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Dans un « Message aux travailleurs occidentaux » remis le 10 juin 1920 à Miss Bonfield, déléguée du Labour Party, l'anarcho-chauvin Kropotkine dira en singeant Kautsky : 

« La révolution russe - continuatrice des deux grandes révolutions anglaise et française - s'efforce de progresser au-delà du point où la France s'est arrêtée lorsqu'elle a buté sur la notion de l'égalité de fait, c'est-à-dire de l'égalité économique. Malheureusement, cette tentative a été entreprise en Russie sous la dictature fortement centralisée d'un parti, celui des bolcheviks. La même tentative avait été faite par Babeuf et ses partisans, tentative centraliste et jacobine. Je dois avouer franchement qu'à mon avis, cette tentative d'édifier une république communiste sur des bases étatistes fortement centralisées, sous la loi d'airain de la dictature d'un parti, doit mener à un formidable fiasco. La Russie nous montre comment il ne faut pas imposer le communisme, même à une population lasse de l'ancien régime et impuissante à opposer une résistance active aux expériences des nouveaux gouvernants.

L'idée des soviets ou conseils ouvriers et paysans, déjà avancée pendant la tentative révolutionnaire de 1905 et spontanément réalisée en 1917, fut une idée merveilleuse. Le fait même que ces Conseils doivent contrôler la vie politique et économique du pays implique qu'ils doivent être composés de tous ceux qui participent personnellement à la production de la richesse nationale. Mais tant qu'un pays est soumis à la dictature d'un parti, les Conseils des ouvriers et paysans perdent évidemment toute signification. [Trotski démontre à l'inverse que c'est seulement alors que les soviets acquièrent leur signification d'organes du pouvoir prolétarien]. Leur fonction se réduit au rôle passif joué dans le passé par les États Généraux ou les Parlements, convoqués par le monarque et obligés d'affronter un Conseil de la Couronne tout puissant [...]. L'immense travail de reconstruction exigé par une révolution sociale ne peut être accompli par un gouvernement central, même si, pour guider ce travail, il disposait de quelque chose de plus substantiel que quelques brochures socialistes [c'est ainsi que Kropotkine définit le programme communiste, du Manifeste au Capital !] ou anarchistes. Il demande la connaissance, la compréhension et la collaboration volontaire d'une masse de forces locales et spécialisées, qui peuvent vaincre les difficultés que présentent sous leurs aspects locaux les divers problèmes économiques. Repousser cette collaboration et s'en remettre au génie des dictateurs du parti équivaut à détruire tous les noyaux indépendants, tels les syndicats [...] ou les coopératives de consommation locales, et les transformer en organes bureaucratiques du parti, comme cela se produit actuellement. C'est là le moyen, non d'accomplir la révolution, mais de rendre sa réalisation impossible ».

De la part d'un anarchiste, tout ceci est naturel. Mais on ne peut à la fois défendre des thèses identiques à cette position anarchiste typiquement petite-bourgeoise, qui est toujours, en tant que telle, plus ou moins ouvertement libérale et réformisme (par souci, comme on le voit chez Kropotkine, de « concrétisme » et de

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« réalisme constructif », bien entendu !) et se proclamer en même temps communiste en jouant même au « léniniste » (par exemple, au congrès de Lyon).

La défiguration du système des soviets par l'ordinovisme imposait une mise au point de plus en plus rigoureuse, surtout qu'elle reflétait, d'une part, l'interprétation « conseilliste » diffuse - et aberrante ! - de l'apport de la révolution d'octobre, et que, d'autre part, elle s'ajoutait à des falsifications analogues d'origine maximaliste, c'est-à-dire centriste. Il ne faut pas oublier que la prétention de la social-démocratie allemande de « socialiser » progressivement la richesse sociale par la nationalisation de quelques industries et mines constituait une référence même pour beaucoup de ceux qui, en paroles, s'opposaient aux majoritaires allemands, promoteurs de la terreur blanche. Elle se retrouve, par exemple, dans les « plans d'expropriation » avancés par les maximalistes, plans qui se rattachent aussi au concept anarcho-syndicaliste de la « grève expropriatrice ». Le travail de ré-exposition correcte du problème, effectué par « Il Soviet » dans un ensemble d'articles, était donc particulièrement important. Ces articles - « Pour la constitution de Conseils ouvriers en Italie » (4/1, 11/1, 1/2, 8/2 et 22/2 1920) et « La constitution des Soviets et la préparation révolutionnaire » (29/2/1920) - seront donnés en appendice 1. Citons ici l'affirmation caractéristique qui se trouve dans le premier : 

« Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c'est le parti de classe communiste. Sous la domination bourgeoise, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution » 2.

« Dire qu'ils sont les organes de la libération du prolétariat, sans parler de la fonction du parti, comme le fait le programme de Bologne, nous semble erroné. Soutenir, comme les camarades de l'« Ordine Nuovo » de Turin, que dès avant la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes, non seulement de lutte politique, mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, n'est qu'un pur et simple retour au gradualisme des socialistes. Qu'il s'appelle réformisme ou syndicalisme, celui-ci se caractérise en effet par l'idée fausse que le prolétariat peut s'émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques, alors que le capitalisme détient encore, avec l'État, le pouvoir politique ».

En liaison avec la critique de l'adhérence de la représentation prolétarienne aux structures de la production industrielle, la Gauche développe celle du contrôle ouvrier, sur laquelle nous reviendrons plus loin, et dont l'intérêt est évident si on se souvient que presque vingt ans plus tard (1938), le « Programme de transition » de

1 Ils seront publiés avec la dernière partie de ce chapitre dans le prochain numéro de « Programme Communiste ».

2 Cette image à la fois frappante et scientifiquement exacte est aussi utilisée et expliquée par Trotsky dans la préface de son « Histoire de la révolution russe » (14/11/1930) : 

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Trotski sera axé sur ce mot d'ordre. Citons encore ce passage de « Il Soviet » du 1er février 1920 : 

« C'est une grave erreur de croire qu'en introduisant dans le milieu prolétarien actuel, parmi les salariés du capitalisme, des structures formelles dont on pense qu'elles pourront se constituer pour la gestion de la production communiste, on développe des forces intrinsèquement et par elles-mêmes révolutionnaires. Ç'a été l'erreur des syndicalistes, et c'est aussi l'erreur des zélateurs trop enthousiastes des conseils d'usine ».

C'est ainsi qu'il faut comprendre la juste formule du KPD « la révolution n'est pas une question de forme d'organisation », et non dans le sens que la forme d'organisation du parti n'aurait pas d'importance. En effet, suivant les Thèses du 2ème congrès de l'Internationale, la Gauche luttait pour un parti de type bolchevique, contre ceux qui prônaient un parti du genre IIème Internationale, Internationale 2 et demie ou... IVème Internationale style KAPD. On le voit nettement, entre autres, dans les « Thèses de la fraction communiste abstentionniste » de 1920 (thèse 11, IIème partie) 1, comme dans les « Thèses sur la constitution des Conseils ouvriers », ou le discours du représentant de la Gauche sur les soviets au Conseil national d'avril.

C'est dans ce cadre que se place notre polémique avec Tasca qui, à la manière de Gramsci et des... « historiographes » actuels, mettait dans le même sac la Gauche et le maximalisme, apparentés, d'après lui, par la prépondérance accordée au parti sur les soviets. Nous lui avons répliqué par cette formule limpide : « Les soviets sont la forme, non la cause de la révolution », en renvoyant aux immédiatistes « expérimentateurs » l'accusation de formalisme qu'ils ont si souvent adressée à la Gauche. En fait, eux sont vraiment des formalistes, des fétichistes entichés d'une forme vide en l'absence de l'hégémonie du parti, incapables qu'ils sont de voir l'urgence dramatique de la formation des cadres révolutionnaires, de la préparation des formes organisatives d'un parti apte à mener une lutte aussi « intense et impitoyable » que « réfléchie et calculée » contre la bourgeoisie et ses agents.

Notre analyse du projet Bombacci (article du 22 février 1920), repousse clairement l'idée de provoquer une situation de dualité de pouvoir en l'absence d'un parti communiste et grâce à des soviets, surtout construits « à froid » et mal délimités par rapport aux conseils d'usine. Elle dénonce tout autant l'ordinovisme qui, comme le maximalisme, conçoit la préparation révolutionnaire en termes non seulement économistes, mais démocratico-populistes, en proposant des, initiatives largement frontistes. « Le Soviet n'est pas [...] par essence un organe révolutionnaire », avons-nous affirmé sans équivoque.

L'article du 29 février, « La constitution des Soviets et la préparation révolutionnaire », rappelle enfin cette vérité, mille fois soulignée, par Lénine et

1 Ces thèses sont publiées dans notre brochure « Défense de la continuité du programme communiste » (Éditions Programme Communiste).

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Trotski, que la rupture du prolétariat occidental avec sa bourgeoisie et avec toute la tradition démocratique, représentera bien autre chose que la rupture avec la rachitique bourgeoisie russe qui végétait à l'ombre de l'absolutisme décrépit ; que la révolution aura en Occident un caractère encore moins populiste qu'en Russie, et « ne pourra être effectuée [...] que par une minorité de la classe ouvrière » sous la direction du parti communiste. Il précise aussi le véritable sens du déterminisme marxiste et de la formule « la violence est l'accoucheuse de la nouvelle société » : elle ne signifie pas que cette dernière se développe au sein de la société capitaliste, mais que le germe qui provoque l'explosion des contradictions au niveau politique et l'assaut au pouvoir - impossible sans la direction du parti - réside dans l'opposition entre le caractère social de la production et le caractère privé de l'appropriation.

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6.6 - Parti et « préparation révolutionnaire vus par l’ordinovisme

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Dans la série d’articles publiés en appendice, le lecteur attentif trouvera une critique développée des théorisations confuses des « conseils » faites par les ordinovistes comme par les maximalistes, et, surtout dans la conclusion du dernier article, une synthèse de la position marxiste sur ce problème, qui converge totalement avec les thèses ultérieures de la IIIème Internationale.

Nous avons déjà mentionné dans le chapitre V de cette « Histoire de la Gauche communiste » les manifestations les plus caractéristiques du groupe ordinoviste au cours de la période janvier-mars 1920 ; celles de la période avril-juin seront évoquées au chapitre VII. Il faut nous arrêter ici sur la tentative de Tasca, qui voulut « revoir » les positions ordinovistes en les rapprochant du maximalisme et même du réformisme déclaré, en accentuant leur côté « syndicalo-unioniste » et en atténuant - ne fût-ce que pour se défendre contre la critique marxiste de la Gauche - l’aspect par trop anarchiste de leurs formulations. L’entreprise, menée avec un éclectisme des plus désinvoltes, n’apporta en fait aucune vision cohérente ni fondamentalement différente de celle des Turinois. Cependant, soucieux des conséquences platement réformistes (à savoir la collaboration avec l’extrême droite de la CGIL) de ses propres positions « productivistes » poussées jusqu’au bout, soucieux aussi de ne pas prêter le flanc aux critiques de la Gauche par des formulations ouvertement maximalistes, Gramsci a accentué dans sa polémique avec Tasca ces aspects « libéralo-libertaires » contre lesquels celui-ci s’élevait en paroles, mais que, faute de leur opposer des affirmations précises, il reprenait également. La discussion - d’un « niveau théorique » très bas, ne serait-ce qu’à cause de l’inconséquence des interlocuteurs - ressemble à certains débats de la « gauche » allemande, où des groupes reprochèrent au KAPD lui-même d’être un « parti de chefs ».

Dans l’article Gradualisme et révolutionnarisme dans les conseils d’usine de l’ » Ordine Nuovo » du 17-1-1920, Tasca avait écrit : 

« Les syndicats et les fédérations [...] conduisent directement l’ouvrier au communisme, à travers la lutte de résistance et pour des améliorations ; les Conseils d’usine se proposent de conduire également les ouvriers au communisme, à travers la lutte pour le contrôle de la production [...]. Il est vrai que la dictature du prolétariat sera « la dictature consciente du Parti socialiste » (c’est là une tirade caractéristique

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du maximalisme, qui rejoint celle de Léon Blum disant au Congrès de Tours « dictature d’un parti comme le nôtre », c’est-à-dire style IIème Internationale, organisé pour la démocratie parlementaire, « et non comme le vôtre », c’est-à-dire bolchevique, véritablement communiste) ; mais cette dictature ne doit pas s’exercer du dehors, en imposant un réseau de clubs de nouveaux jacobins déclamant et légiférant (si on pense que c’est Tasca qui parle et non Gramsci, on voit que la différence entre eux, en admettant quelle existe, est difficile à trouver !), mais du dedans, faisant en sorte que toutes les formes de la vie prolétarienne : Conseils d’usine, Conseils agricoles, syndicats, coopératives, coopératives de production, etc., soient dans les mains des communistes. Il n’y a pas lieu de discuter ici du mode d’élection des soviets ; nous considérons que leur noyau peut surgir dès à présent et être ainsi constitué par les Conseils économiques dans lesquels le parti, les organisations syndicales, les Conseils de producteurs industriels et agricoles, les coopératives, enverraient leurs représentants pour discuter des problèmes de la vie ouvrière, vidant ainsi dès aujourd’hui les institutions de la démocratie bourgeoise de tout contenu. [...] Même si les ouvriers ne le demandaient pas et si les organisations y étaient opposées, les communistes qui veulent que toute la vie prolétarienne s’oriente vers le communisme devraient créer des Conseils de producteurs, et s’en servir pour former la conscience politique des ouvriers et des paysans. À Turin, ces Conseils se sont révélés des instruments précieux pour la formation d’une psychologie révolutionnaire des masses, pour accroître leurs capacités de lutte, pour établir une discipline d’idées efficace ».

Au Congrès de la Bourse du Travail de Turin, fin mai, Tasca affirme qu’ » aucune conquête ne peut être faite avec la prétention d’arracher des « bribes » de pouvoir au capitaliste » ; ce qui ne l’empêche pas de déclarer que « le conseil est l’organe de pouvoir ( !) prolétarien sur le lieu de travail et tend à donner au salarié une conscience de producteur (quelle différence avec Gramsci ?) et donc à porter la lutte de classe du plan de la résistance à celui de la conquête ». Il présente par conséquent le « terrain de la révolution » comme « celui du pouvoir prolétarien communiste qui veut se substituer au pouvoir anarchique de la bourgeoisie ».

L’ » Ordine Nuovo » du 5-6-1920 publie deux textes de Gramsci : l’éditorial Le Conseil d’usine et Le rapport Tasca et le congrès de Turin des Bourses du Travail, ainsi qu’un texte de Tasca, qui affirme que si Gramsci revendique bien la théorie de l’impérialisme (défini par Tasca comme « un vice contracté durant la guerre »), il en déduit à tort l’identité Conseil d’usine = Soviet. Tasca, lui, en propose une autre Syndicat = Conseil d’usine ; il s’agirait « d’un organisme unique, puisque le conseil n’est que l’expression de l’activité syndicale sur le lieu de travail, et le syndicat, l’organe d’ensemble qui regroupe les conseils par branche de production en coordonnant et disciplinant leur action ». Le 15-6, critiquant l’éditorial de Gramsci du numéro précédent, Tasca affirme (non sans raison) : « Cet article développe un concept proudhonien, celui de « l’atelier qui se substitue au gouvernement », et la conception de l’Etat qui y est exposée est anarchiste et syndicaliste, non marxiste... L’Etat communiste est formé par les Soviets, les Conseils ouvriers et paysans, qui

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sont des organismes de type « volontaire » et qui seuls, de par leur nature volontaire, peuvent se donner un Etat. Le Conseil d’usine n’est que l’antithèse du pouvoir capitaliste tel qu’il se trouve organisé sur le lieu de travail, il est son négatif et, en tant que tel, incapable de le dépasser ».

Il est cependant tout à fait évident que, pour Tasca, la synthèse qui confère à la classe l’existence de classe pour soi est le Soviet et non le Parti ; il fait ainsi rentrer par la fenêtre l’immédiatisme qu’il chasse par la porte. De même, tout en niant que l’Etat ouvrier représente un retour à l’économie libérale, il définit le prolétariat (dans un texte du 19-6) comme « la seule classe capable aujourd’hui de ramener le capital à la production, de former le monde de l’économie suivant les rapports de production... de modeler les rapports de propriété en fonction des rapports de production ». Et il observe : 

« La conception abstraite et anti-historique que - selon moi - le camarade Gramsci se fait des Conseils d’usine, dérive [...] du fait qu’il les considère essentiellement comme l’amorce de l’Etat ouvrier, dont Parti et Syndicats doivent s’efforcer d’assurer le développement [...]. Gramsci a refait l’erreur des syndicalistes, en l’aggravant, parce que les Syndicats d’industrie sont plus aptes que les Conseils d’usine à gérer directement la production (De Léon !) selon ses exigences propres, telle que nous l’héritons de la bourgeoisie et telle que nous la voyons se développer (et non, par conséquent, selon les besoins de l’espèce, ni suivant le plan qui les exprime !), et parce que le programme syndicaliste avait sa méthode propre, ce qu’on appelle « l’action directe », méthode qui manque totalement dans le « programme » du camarade Gramsci »(Jusqu’à la grève qui y manque - sans même parler de la grève générale !)

Malgré sa nature contradictoire et fallacieuse, la critique de Tasca dénonce des aberrations ordinovistes réelles. Il est remarquable qu’à la même époque où en réponse directe aux articles de Tasca, Gramsci accentue l’orientation fondamentalement immédiatiste de sa pensée, et ceci juste au moment où se prépare le IIème Congrès de l’Internationale et où mûrit en Italie la question du parti. Les citations qui suivent montrent à l’évidence que l’ordinovisme ou, si on préfère, le gramscisme, est étranger au courant marxiste. Dans Parti de gouvernement et Classe de gouvernement (28-2, 6-3) on lit : 

« Il ne peut exister de gouvernement ouvrier si la classe ouvrière n’est pas en mesure de devenir, dans sa totalité (dans ses moments de grâce l’ouvriérisme peut parfois comprendre des phénomènes comme Makhno, mais jamais un Kronstadt !) le pouvoir exécutif de l’Etat ouvrier. Les lois de l’Etat ouvrier doivent être exécutées par les ouvriers eux-mêmes : c’est seulement ainsi que l’Etat ouvrier ne court pas le risque de tomber entre les mains d’aventuriers et de politiciens, ne court pas le risque de devenir une imitation de l’Etat bourgeois. C’est pourquoi la classe ouvrière doit s’habituer (sic) à la gestion sociale, doit acquérir la culture et la psychologie d’une

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classe dominante1, les acquérir avec ses moyens et ses systèmes, à travers les meetings, les congrès, les discussions et l’éducation mutuelle. Les Conseils d’usine ont été une des premières formes de cette expérience historique de la classe ouvrière italienne qui tend à l’auto-gouvernement (sic) dans l’Etat ouvrier. Un second pas, et des plus importants, sera le premier Congrès des Conseils d’usine : toutes les usines italiennes y seront conviées : ce sera un congrès de toute la classe prolétarienne italienne, représentée par ses délégués expressément élus et non par des fonctionnaires syndicaux ».

En somme, un « informe parlement ouvrier », comme dira Trotski. Même chose dans Le Conseil d’usine (5-6-1920) : 

« Le processus réel de la révolution prolétarienne ne peut être identifié au développement et à l’action des organisations de type volontaire et contractuel que sont le parti politique et les syndicats de métier [...] ; toute la classe ouvrière est devenue révolutionnaire [...] ; la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend de toutes ses forces, de toute sa volonté, à fonder son Etat. Voilà pourquoi nous disons que la naissance des Conseils ouvriers d’usine représente un événement historique grandiose, représente le début d’une nouvelle ère de l’histoire de l’espèce humaine : elle fait venir au jour le processus révolutionnaire, elle le fait entrer dans la phase où il peut être contrôlé et informé [...]. La classe ouvrière affirme ainsi que le pouvoir industriel, que la source du pouvoir industriel doit retourner à l’usine ; elle pose à nouveau l’usine, du point de vue ouvrier ( ?), comme la forme sous laquelle la classe ouvrière se constitue en corps organique déterminé, comme cellule d’un nouvel Etat (Tasca avait beau jeu de dénoncer l’inspiration « proudhonienne »), comme base d’un nouveau système représentatif, le système des Conseils. Puisqu’il naît suivant une configuration productive, l’Etat ouvrier crée d’emblée les conditions de son développement, de sa dissolution en tant qu’Etat (mais, pour le marxisme, cette « extinction » de l’Etat est subordonnée à la destruction des classes), de son incorporation organique dans un système mondial, l’Internationale communiste ».

Dans la polémique Le rapport Tasca et le Congrès de Turin des Bourses du Travail (même numéro) on peut relever quelques déformations grossières du « modèle » russe. À commencer par une référence totalement incorrecte au Programme des communistes de Boukharine, qui parle bien de « contrôle », mais après la prise du pouvoir, dans le cadre des « interventions despotiques » dans l’économie. Ou encore une interprétation inepte de la « militarisation du travail » ; selon Gramsci, elle découlerait de l’introduction dans la production industrielle de « masses paysannes arriérées », pour qui le Conseil n’aurait pas de « signification [...] dans le domaine industriel » et pour qui « l’unique forme adéquate

1 Avant même la prise du pouvoir ! A cette fin l’ » Ordine Nuovo » du 12-7-1919 proposait la constitution de « Soviets de culture prolétarienne » comme « foyers de propagande communiste concrète et réalisatrice ». Et dans un article du 6-3-1920, le rôle du parti est réduit, exactement comme par le KAPD ou Pannekoek, à un travail de « culture et éclaircissement ».

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de discipline collective est la discipline de l’armée révolutionnaire, avec sa phraséologie et son enthousiasme guerriers ». Si Tasca se fait une idée carrément erronée de l’impérialisme, Gramsci en déduit, lui, une « ligne » (absolument imaginaire) de la IIIème Internationale, ligne correspondant à la doctrine d’un seul des « théoriciens » qu’il cite, Anton Pannekoek, puisqu’elle implique le fait de « reconnaître dans le Conseil et le système des Conseils la forme, spécifique dans toute l’Internationale, de l’Etat prolétarien, qui surgit spontanément (sic) de la situation économique et politique faite au prolétariat par la phase de développement du capitalisme à l’époque actuelle ». On voit affleurer ici, avec la confusion entre Soviet et Conseil d’usine, ce spontanéisme que toutes les thèses du Komintern combattaient alors de front et taillaient en pièces.

L’analogie profonde avec les conceptions du « socialisme des conseils » se retrouve dans Syndicats et Conseils (12-6), qui oppose spontanéité à bureaucratie, action de masse à domination de chefs : 

« De par sa personnalité révolutionnaire, le Conseil tend à déchaîner à tout moment la guerre des classes ; de par sa forme bureaucratique, le syndicat tend à ce que la guerre de classe ne soit jamais déchaînée [...]. La force du Conseil réside dans le fait qu’il adhère à la conscience de la masse ouvrière, qu’il est la conscience même de la masse ouvrière qui veut s’émanciper de façon autonome, qui veut affirmer sa liberté d’initiative dans la création de l’histoire : toute la masse participe à la vie du Conseil et, de par cette activité, se sent quelque chose ».

Peu de temps avant le IIème congrès de l’Internationale, le 3-7-1920, paraît un article très important, Deux révolutions, dirigé surtout contre la Gauche. Il débute en assimilant la révolution communiste à la révolution bourgeoise, le pouvoir prolétarien au pouvoir capitaliste, c’est-à-dire à l’ » appareil juridique d’un pouvoir économique réel ». Par conséquent, « 1) la révolution n’est pas nécessairement prolétarienne et communiste parce qu’elle se propose et obtient le renversement du gouvernement politique de l’Etat bourgeois ; 2) elle n’est pas non plus prolétarienne ni communiste parce qu’elle se propose et obtient l’anéantissement des institutions représentatives et de la machine administrative à travers laquelle le gouvernement central exerce le pouvoir politique de la bourgeoisie ; 3) elle n’est pas prolétarienne ni communiste même si la vague de l’insurrection populaire (sic !) met le pouvoir aux mains d’hommes qui se disent (et sont sincèrement) communistes » ; elle est prolétarienne et communiste seulement dans la mesure où les conditions suivantes sont réalisées : « existence de forces productives tendant au développement et à l’expansion, mouvement conscient (sic) des masses prolétariennes visant à soutenir le pouvoir politique par le pouvoir économique (comme s’il pouvait exister une « économie prolétarienne » !), volonté des masses prolétariennes d’introduire l’ordre prolétarien dans l’usine, de faire de l’usine la cellule du nouvel Etat, de construire le nouvel Etat comme reflet du rapport industriel du système des fabriques ». On ne saurait exposer plus clairement la mystique de l’usine, censée incarner à la fois le « pouvoir économique prolétarien » et un « ordre nouveau » qui rend impossible

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« l’existence de la société divisée en classes », qui conduit à l’extinction de l’Etat par la dissolution du prolétariat en tant que classe pour « devenir l’humanité » - tout cela dans une économie qui reste fondée sur l’échange ! 1

« Voilà pourquoi nous avons toujours considéré que le devoir des noyaux communistes existant dans le Parti était de ne pas tomber dans les hallucinations particularistes (problème de l’abstentionnisme électoral, problème de la constitution d’un parti « vraiment » communiste), mais de travailler à créer les conditions de masses dans lesquelles il soit possible de résoudre tous les problèmes particuliers comme problèmes du développement organique de la révolution communiste. Peut-il, en effet, exister un Parti communiste (qui soit un parti d’action et non une académie de purs doctrinaires et politiciens qui pensent « bien » et s’expriment « bien » en matière de communisme) s’il n’existe pas au sein des masses un esprit (et voilà « l’esprit des masses » cher au KAPD !) d’initiative historique et une aspiration à l’autonomie industrielle qui doivent trouver leur reflet et leur synthèse dans le Parti communiste ? [...] La tâche principale des forces communistes [...] est précisément de donner une conscience et une organisation aux forces productives, essentiellement communistes ( ? !), qui devront se développer et, en s’élargissant, créer la base sûre et permanente du pouvoir politique dans les mains du prolétariat ».

En même temps qu’il revendique la fonction national-populaire du parti communiste 2, qui « devient le parti de confiance « démocratique »de toutes les classes opprimées », Gramsci ajoute : 

« Pour les communistes qui ne se contentent pas de remâcher de façon monotone les rudiments du communisme et du matérialisme historique, mais qui

1 D’ailleurs, dans l’ » Ordine Nuovo » du 27-6-1919, Gramsci identifie « le développement de l’Etat communiste » à « une démocratie dans laquelle s’absorbe la dictature du prolétariat », définition tout à fait semblable à celle de Kautsky.

2 Deux autres citations suffiront à montrer que nous ne nous livrons pas à posteriori à une interprétation abusive. Dans l’ » Ordine Nuovo » du 4-10-1919, Gramsci écrit : » Aujourd’hui, la classe « nationale » c’est le prolétariat, c’est la multitude des ouvriers et des paysans, des travailleurs italiens qui ne peuvent permettre la désagrégation de la nation, parce que l’unité de l’Etat est la forme de l’organisme de production et d’échange construit par le travail italien, est le patrimoine de richesses sociales que les prolétaires veulent apporter dans l’internationale communiste : seul l’Etat prolétarien, la dictature prolétarienne, peut aujourd’hui arrêter le processus de dissolution de l’unité nationale, parce qu’il est le seul pouvoir réel qui puisse contraindre les bourgeois factieux à ne pas troubler l’ordre public, en leur imposant de travailler s’ils veulent manger ».

L’autre texte, du 19-7-1919, montre que la parenté avec le « socialisme des conseils » impliquait aussi un certain « national-bolchévisme » : » Dans l’internationale socialiste, les Italiens sont à la tête d’un mouvement de rébellion contre la tyrannie des nations qui possèdent le capital international et l’utilisent dans un but de domination politique et d’exploitation économique ; ils entraînent les masses de France et d’Angleterre à combattre pour la libération du monde ; ils sont les seuls à penser à un avenir où l’Italie ne sera plus la Chine de l’Europe, mais aura la possibilité d’un développement plein et libre ». Rappelons aussi que dans l’ » Avanti ! » piémontais du 13-10-1919, Gramsci définissait « la classe ouvrière qui s’identifie, dans sa respiration, avec le monde » comme la « jeunesse de la société italienne ». Sans commentaire !

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vivent dans la réalité de la lutte et comprennent la réalité, telle qu’elle est, du point de vue du matérialisme historique et du communisme, la révolution en tant que conquête du pouvoir social par le prolétariat ne peut être comprise que comme un processus dialectique dans lequel le pouvoir politique rend possible le pouvoir industriel et le pouvoir industriel rend possible le pouvoir politique ».

Dans cette formule aussi fausse que « suggestive », on en revient à l’hypothèse de la simultanéité de la prise du pouvoir politique et économique, en supposant toutefois que certaines formes au moins de pouvoir économique doivent entamer le processus. On sait que Gramsci fait tout de même une distinction entre soviet et conseil d’usine. Mais s’il a cru voir le soviet réalisé (ne fût-ce que temporairement) en Allemagne, en Autriche, en Bavière ou en Hongrie, il le voyait comme une organisation politique incapable de « toucher aux rapports économiques » ; pour lui, ce n’est donc pas le soviet qui caractérise la révolution communiste : c’est le réseau des conseils d’usine qui « réussit à supprimer la concurrence capitaliste » (et la concurrence entre les entreprises ? et les catégories capitalistes, parmi lesquelles l’entreprise, justement ? !) et « crée les conditions où la société divisée en classes est supprimée et toute nouvelle division en classes rendue impossible ».

On oppose ainsi une révolution « politique », faite par le parti et le soviet, à la révolution « sociale » qui s’exprime à travers la construction des conseils. Loin que la révolution politique y précède la révolution sociale (économique), cette vision n’admet qu’une révolution : la sociale-conseilliste. Position qui constitue le fond de la critique non seulement ouvriériste, mais anarchiste 1 du marxisme. Ainsi, Gramsci soutient (c’est nous qui soulignons) : 

« Il est nécessaire de promouvoir la constitution organique d’un parti communiste qui ne soit pas un ramassis de doctrinaires ou de petits Machiavels, mais un parti d’action communiste révolutionnaire, un parti qui ait une conscience exacte de la mission historique du prolétariat et sache guider le prolétariat dans l’accomplissement de sa mission, qui soit donc le parti des masses qui veulent se libérer par leurs propres moyens, de façon autonome, et non un parti qui se sert des masses pour s’essayer à des imitations héroïques des jacobins français ».

On ne saurait être plus explicitement antibolchevik - à la veille du IIème Congrès de l’I.C. ! - et Gramsci, polémiquant courtoisement avec les anarchistes courtisés, aura beau écrire le 29-8 dans l’ » Avanti ! » piémontais que : « l’Etat ouvrier est le Comité de salut public de la révolution prolétarienne », cette hirondelle ne fera pas le printemps ! Quant à la solidité historique des « arguments concrets » de notre Realpolitiker improvisé, elle est attestée par le fait que pour lui, les « conditions externes » ( ?) de la révolution, c’est-à-dire « le Parti communiste, la

1 « L’idée libertaire, écrit Gramsci dans l’ » Ordine Nuovo » des 28-6 et 5-7-1919, aura encore pendant un moment une tâche à accomplir : elle continuera la tradition libérale dans le sens où celle-ci a imposé et réalisé des conquêtes humaines qui ne doivent pas mourir avec le capitalisme ».

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destruction de l’Etat bourgeois, de fortes organisations syndicales, l’armement du prolétariat » existaient alors « en Allemagne, en Autriche, en Bavière, en Ukraine, en Hongrie », où cependant « la révolution comme acte destructif n’a pas été suivie par la révolution comme processus de reconstruction dans le sens communiste » parce que manquait « la volonté [...] de faire de l’usine la cellule du nouvel Etat ». Et voilà pourquoi ce furent des révolutions au sens jacobin !

L’article du 17-7 sur Les groupes communistes n’est pas moins important ; il contient une série de thèses proprement KAPDistes : « Dans la période historique dominée par la classe bourgeoise, toutes les formes d’association (même celles que la classe ouvrière a constituées pour soutenir ses luttes), étant donné qu’elles naissent et se développent sur le terrain de la démocratie libérale, ne peuvent qu’être inhérentes au système bourgeois et à la structure capitaliste ». Cela vaut donc pour le parti et le syndicat, tandis que le conseil (qui est pourtant, par définition, sinon « inhérent » du moins « adhérent » à la structure capitaliste d’entreprise !) « représente l’effort de libération constant que la classe ouvrière accomplit par elle-même, avec ses propres moyens et systèmes, pour des fins qui ne peuvent être que les siennes propres, sans intermédiaires, sans délégation de pouvoir à des fonctionnaires ni à des politiciens de carrière ». N’est-ce pas l’écho de l’ouvriérisme et du conseillisme allemand ? On va voir où conduit la distinction entre soviet et conseil. Les soviets sont des assemblées territoriales, comme les sections du parti ; de ce fait Gramsci tire d’abord une critique métaphysique du soviet, considéré comme une sorte de « sous-produit » du parlement bourgeois, ensuite une préfiguration de l’organisation par cellules d’usine, qui sera le noyau de la pseudo-bolchevisation de l’Internationale en 1925 (ce n’est pas par hasard que celle-ci trouvera ses plus ardents zélateurs parmi les ex-ordinovistes de la nouvelle direction centriste du P.C. d’Italie.). Même abstraction faite de leur ton, ces passages, qui invoquent une « noblesse des producteurs » à la Sorel, sont à faire dresser les cheveux sur la tête : 

« L’assemblée est la forme d’association politique qui correspond à l’Etat basé sur la circonscription territoriale. Elle prolonge l’organisation des populations barbares qui exprimaient leur souveraineté en frappant le sol de leurs lances et en hululant. La psychologie des assemblées qui expriment la souveraineté en régime démocratique est la « psychologie des foules », c’est-à-dire la prédominance des instincts animaux et de l’irresponsabilité anonyme sur la rationalité et la spiritualité ; elle produit les lynchages quand les sentiments les moins élevés dominent, et dans les moments d’exaltation lyrique, elle pousse à se substituer aux chevaux pour tirer en triomphe le char de la danseuse à la mode. C’est pourquoi le député le plus intelligent et le plus avisé de l’assemblée nationale italienne a déclaré que le Parlement est au Soviet ce que la Cité est à la horde barbare.

Puisque l’Etat ouvrier est un moment du processus de développement de la société humaine qui tend à identifier ses rapports de convivialité politique avec les rapports techniques de la production industrielle, l’Etat ouvrier ne repose pas sur des circonscriptions territoriales, mais sur les structures organiques de la production : les

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usines, les chantiers, les arsenaux, les mines, les manufactures. Dans la mesure où le Parti socialiste s’organise sur les lieux de travail, il s’affirme comme parti de gouvernement de la classe ouvrière dans les nouvelles institutions que la classe ouvrière est en train d’élaborer pour réaliser son autonomie historique, pour devenir classe dominante. La substance historique de l’association politique prolétarienne n’est plus uniquement la volonté de conquérir la majorité dans les assemblées populaires de l’Etat bourgeois ; c’est aussi la volonté d’aider concrètement la classe ouvrière dans son pénible travail d’élaboration. Il devient possible de prévoir une transformation radicale de la forme d’organisation du Parti : l’assemblée des adhérents, atomes individuels, responsables seulement devant leur conscience troublée et engourdie par le vacarme, par les improvisations démagogiques et la peur de ne pas être à la hauteur des assises politiques du prolétariat, sera remplacée par des assemblées de délégués à mandat impératif, qui voudront remplacer les discussions générales et confuses par des discussions sur des problèmes concrets qui intéressent le personnel des usines ; qui, poussés par les besoins de la propagande et de la lutte dans les usines, voudront que les assemblées de parti deviennent finalement une préparation à la conquête réelle du pouvoir économique et politique par les masses prolétariennes. Il devient possible de prévoir la transformation du Parti socialiste, d’association qui est née et s’est développée sur le terrain de la démocratie libérale, en un type nouveau d’organisation qui n’appartient qu’à la civilisation prolétarienne ».

Le pouvoir politique de la classe ouvrière, écrivait Marx dans « La guerre civile en France », ne peut coexister avec la perpétuation de son asservissement social. Cela signifie « seulement » que le pouvoir prolétarien doit tendre à briser les rapports de production capitalistes par une série d’interventions despotiques, tout en maintenant et en élargissant le travail associé. Si dans un premier temps « tous deviennent ouvriers », dans le communisme personne n’est ouvrier, parce que le communisme résulte de l’auto-suppression du prolétariat, qui implique la suppression de toute classe, de la séparation entre ville et campagne et de la division du travail en général. Manifestement, Gramsci renverse cette vision-prévision marxiste, et il la remplace par une perspective analogue à celle de l’anarchisme, en voulant que le Parti préfigure ce qu’il croit devoir être la « cité future » (pour employer cette expression « utopiste » qu’il chérit). Il retombe ainsi au niveau de l’ » Internationale de Sonvilliers », qu’Engels, en plein accord avec Marx, a ridiculisée et assimilée à l’Eglise-Cité de Dieu du christianisme primitif.

Pour le marxisme, « le parti est à la fois un facteur et un produit du développement historique des situations et, à moins de retomber dans un nouvel utopisme plus lamentable encore que le précédent, on ne pourra jamais le considérer comme un élément extérieur et abstrait, capable de dominer le milieu ambiant. Que dans le parti on puisse tendre à créer un milieu farouchement antibourgeois, qui annonce dans une large mesure les caractères de la société communiste, cela a été affirmé depuis longtemps, par exemple par les jeunes communistes italiens dès 1912. Mais cette juste aspiration ne peut nous amener à considérer le parti idéal comme un

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phalanstère entouré de murs infranchissables »1 et donc imperméables à l’influence idéologique et aux agents de la classe dominante. Et que signifie donc « ambiance férocement antibourgeoise », sinon ambiance militante opposée au révolutionnarisme de salon, illuministe et culturaliste, cherchant à former de « bons producteurs » ou des « ouvriers autodidactes » ; une ambiance dans laquelle la discipline de fer, « de type militaire », résulte non d’une contrainte extérieure comme à la caserne ou d’un carriérisme servile, mais de l’engagement volontaire et de l’esprit de sacrifice. Le fait que tous les membres du parti déclarent adhérer à son programme ne suffit pourtant pas à en faire un mystique « Ordre du Saint Graal » ; et si on le fait coller à l’appareil productif (en oubliant, simple « détail », que la société communiste ne peut être calquée sur la structure industrielle, sur les entreprises), on obtiendra le résultat inverse. En effet, même le parti le plus « véritablement communiste » doit exercer en son sein une vigilance révolutionnaire permanente, et la structuration par usine est celle qui la rend le plus difficile : elle donne au parti une configuration labouriste, et réserve la préparation et l’élaboration politiques à des cadres fonctionnaires, seul lien entre centre et base.

Marx dans sa polémique contre les proudhoniens français, et Lénine dans sa polémique contre les mencheviks, ont montré que le parti communiste n’est pas un parti formé « d’ouvriers » mais de militants, de « révolutionnaires professionnels ». La prétendue bolchevisation de l’Internationale rejetait l’ABC du marxisme et la leçon de 1902-1904 : elle imposait une formule organisative étrangère à la fonction du parti révolutionnaire, une des méthodes organisationnelles à éliminer de l’éventail des solutions possibles, déterminables dans le domaine de l’organisation comme dans celui de la tactique. Un mouvement communiste peut, dans sa phase embryonnaire, être réduit à un cercle de propagande ; un parti peut, selon les circonstances, être entièrement ou partiellement clandestin, etc. ; mais, de même qu’il ne peut pas tolérer la « liberté de critique » en son sein, le parti ne peut pas être construit sur des groupes d’usine, préoccupés essentiellement de problèmes d’usine, particuliers et locaux.

Une note du 17-7 sur la constitution de « groupes d’amis de l’ » Ordine Nuovo » précise la conception gramscienne de la « préfiguration », en anticipant les Cahiers et en confirmant la vocation culturaliste de l’ordinovisme : 

« Nous n’imposons aucun programme : le mot « culture » a une signification suffisamment large, propre à justifier toute liberté d’esprit, mais il a par ailleurs un contenu précis, dans lequel on ne peut faire entrer qu’une activité ayant en elle-même la capacité de se donner une discipline. Nous ne nous sommes jamais éloignés de la poursuite de ce but, la culture, mais elle nous a conduit à développer un programme précis. Pour nous, culture signifie sérieux des attitudes mentales et de la vie, et nos « amis » trouveront sûrement dans ces quelques concepts une base convenable pour la constitution de noyaux homogènes. Ils contiennent quelque chose de moins, mais infiniment plus qu’un programme. Et ainsi nos groupes, trop différents d’une 1 Cf. Thèses de Naples (1965) dans « Défense de la continuité du Programme Communiste ».

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association politique, recèleront en eux une capacité plus modeste mais neuve, celle d’être, à un moment où tous les liens désintéressés semblent se défaire et disparaître, de petits centres autour desquels se regroupent des jeunes, des gens qui savent encore être désintéressés, qui accordent encore une valeur à ce qui ne rapporte rien, ni argent, ni situation. Qui donc a dit que la rénovation prolétarienne du monde ne doive pas coïncider avec un retour à des vertus individuelles, qui ne se préparent et ne s’affirment que dans le contact immédiat, permanent, fraternel, de ceux qui ont foi en un principe et trouvent en lui ce qui peut les guider aussi pour s’améliorer eux-mêmes ? ».

La dernière phrase est très intéressante parce qu’elle donne la clé de la conception gramscienne de la... préparation révolutionnaire : tout se ramène finalement à l’affinage de vertus individuelles. À la place du « révolutionnaire professionnel » on met le « bon producteur » et même le « bon lecteur » ; on en arrive ainsi à prêcher l’élévation des individus prolétaires, à l’instar du « socialisme évangélique » de Prampolino, que Gramsci dénonce dans « Les gardes blancs de Reggio Emilia », à juste titre, mais avec des arguments méridionalistes et non communistes. Cela explique aussi l’amour de Gramsci pour les pacifistes, les néo-tolstoiens, les « grands noms » du pseudo-communisme français, Romain Rolland, Barbusse, etc.

De son côté, celui qui deviendra le Meilleur (Il Migliore, surnom donné par ses courtisans), le chef bien aimé, le maître, le dirigeant éclairé, synthèse de... Mazzini, Cavour et Garibaldi - nous avons nommé Togliatti - avait formulé très clairement cette orientation éducationniste, qui condensait les traditions culturalistes du groupe, les suggestions littéraires surtout françaises et les inspirations libertaires de marque spartaco-tribuniste. Dans l’éditorial de l’ » Ordine Nuovo » du 13-3-1920, Nouvelle tactique, il soutient que les communistes doivent être des « éducateurs qui se proposent de mettre les masses en mesure d’agir par elles-mêmes ». Gramsci développera cette formule dans les « Cahiers », définissant le parti comme nouveau Prince, mais aussi comme intellectuel (organique) collectif. Dans les termes mêmes il ne reste donc rien de la conception réaffirmée et précisée par Lénine, et c’est à bon droit que ledit Togliatti pourra, dans le second après-guerre, parler de parti « d’un type nouveau ».

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6.7 - Conclusion

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Ce parti « d’un type nouveau » était bien « préfiguré » par l’ » Ordine Nuovo », dont l’immédiatisme paré de couleurs plus ou moins gauchisantes représentait un développement organique dans une direction ouvertement démo-labouriste. L’hypothèse de Giorgio Amendola selon laquelle il deviendrait un « parti du travail », n’avait rien d’absurde. Les stalino-déstalinisateurs du national-communisme italien s’affirment donc à bon droit les successeurs légitimes du « parti de Gramsci et Togliatti » ; on ne peut leur dénier cet atavisme. Mais, évidemment, le « parti de Gramsci et Togliatti » n’est pas le « parti de Livourne ». Il faut plutôt l’identifier comme ce groupe qui, à la veille du IIème congrès de l’I.C., tenait encore le langage que nous avons lu, en dépit de la déclaration (diamétralement opposée !) sur la « Rénovation du Parti socialiste » (cf. chapitre VII), signée et peut-être rédigée par Gramsci, mais très éloignée de la réalité concrète du groupe et du « programme » ordinoviste.

Nous avons utilisé le mot « programme », parce que même le refus de programme, le problémisme et le pragmatisme du groupe constituent une orientation programmatique. Même le situationnisme, le contingentisme, etc., forment un programme, dans la mesure où des forces et des regroupements privés d’une vaste perspective historique, et donc enfermés dans le cercle des rapports et des catégories existants, parviennent à s’en donner un. La constance dans l’inconstance est (qu’on nous passe le jeu de mots) une constante de la petite bourgeoisie bien plus que de la grande, plus conséquemment conservatrice. Alors que le fascisme, avec toute sa démagogie populiste et sa prétention à être un antiparti, fut toujours le parti unique et centralisateur de la grande bourgeoisie impérialiste, industrielle et financière - même lorsque, pour racoler les petits bourgeois exaspérés, il agitait le mythe d’un « socialisme national » - des courants authentiquement petits-bourgeois comme l’ordinovisme peuvent au contraire suivre, dans certains moments, l’avant-garde prolétarienne et se soumettre à elle. Mais cette confluence et cette subordination sont historiquement transitoires : dès que la vague reflue, ces courants abandonnent la cause du prolétariat, lui nuisant d’autant plus qu’ils ont assumé de plus hautes « responsabilités », et, se ralliant à la bourgeoisie stabilisée, ils lui apportent alors le soutien de secteurs plus ou moins importants du prolétariat. De là la tragédie de la IIIème Internationale, la puissance d’expansion de la contre-révolution stalinienne, la garantie de la conservation du capitalisme.

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Sans vouloir effacer ou nier les erreurs du Komintern, on peut les expliquer et les justifier en se rappelant que même la Gauche, qui avait été la première à les prédire et à les dénoncer, a dû accepter les ordinovistes dans le PC. d’Italie en train de se former (« trop tard » objectivement, et subjectivement « trop tôt » !) alors que ce groupe, bien que poussé en avant par les convulsions sociales, était comme on l’a vu, à la veille même de la scission du P.S.I., très loin encore des bases du marxisme révolutionnaire. L’approfondissement des luttes de classe à l’échelle internationale aurait permis une sélection ultérieure ; leur repli l’a empêchée. Bien plus : il a conduit à une situation où ce furent justement ces groupes, que la formation bolchevique des partis occidentaux aurait dû éliminer des rangs de l’Internationale, qui menèrent les « sélections » et les « exclusions ».

La Gauche ne se faisait aucune illusion sur la capacité intrinsèque de l’ » Ordine Nuovo » à se fondre organiquement dans un parti communiste orthodoxe. C’est le cours des événements qui a rendu impossible l’épuration organique du parti, tout comme il a rendu vaine la lutte engagée à l’époque par Moscou contre le centrisme au sein même de l’Internationale 1. La récession objective du mouvement ouvrier révolutionnaire s’est traduite par un renforcement des tendances opportunistes ; celles-ci, à leur tour, ont d’abord paralysé et ensuite inversé le processus de sélection, qu’on aurait pu réaliser même en battant en retraite. Le dévoiement de la direction internationale transforma ensuite la retraite en honteuse débandade, en fuite éperdue au cours de laquelle furent abandonnés armes et bagages théorico-pratiques.

Il est évident - mais il faut le rappeler face aux « découvertes »stratégiques rétrospectives de certains extrémistes actuels, pires qu’infantiles - que la Gauche n’aurait pu contrer la prédominance des idéologies et des méthodes ordinovistes due au stalinisme en soutenant... les immédiatistes, ceux qui en étaient restés à l’ordinovisme « première manière » ou « première phase », ceux de « l’Internationale communiste ouvrière » ou autres regroupements du même genre, plus éloignés encore du marxisme révolutionnaire que l’Opposition internationale qu’inspira par la suite un Trotski qui n’était plus le « Carnot prolétarien » auteur de « Terrorisme et Communisme ».

Cet exposé des principaux thèmes ordinovistes, qui ne se prétend ni complet ni exhaustif, cette esquisse de chronique des polémiques les plus significatives tendent aussi, et peut-être surtout, à montrer la complète concordance entre la Gauche et le bolchevisme dans la revendication et la restauration intégrales de la doctrine marxiste, et en même temps leur complet isolement à l’échelle internationale. C’est pourquoi nous avons insisté sur les liens multiples et complexes qui rattachent l’ordinovisme au « marxisme européen ». Et ce rappel montre que la reconstitution de l’Internationale communiste - infiniment plus difficile aujourd’hui, où, après la contre-révolution stalinienne, les noyaux marxistes sont infiniment plus réduits qu’à l’époque de la révolution d’Octobre - ne peut se réaliser que sur la ligne qui va « de Marx à Lénine, 1 Voir, à ce propos, les chapitres VIII et IX, « Programme Communiste » Nr. 58, 59 et 60.

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à Livourne 1921, à la lutte de la Gauche contre la dégénérescence de Moscou, au refus des blocs partisans », et qui implique « le dur travail de restauration de la doctrine et de l’organe révolutionnaires, en liaison avec la classe ouvrière, en dehors de la politique personnelle et électoraliste ».

Toute critique de l’ordinovisme qui ne se fonde pas sur ces principes est équivoque ou, dans le meilleur des cas, inconséquente. Car l’ordinovisme, comme toutes les variétés du marxisme créatif, consistait justement à fuir cette ligne, à la refuser, à la combattre. Le conflit qui oppose Marx à Proudhon, Lénine aux économistes, la Gauche à l’ordinovisme est fondamentalement le même : c’est « la locomotive de l’histoire » contre le sabotage du petit-bourgeois rêvant de « la charrette paysanne » et du « figuier » chéri de Proudhon ; c’est « la défense, au sein du présent, de l’avenir de la classe » contre « l’adaptation à l’atmosphère du moment, l’incapacité de lutter contre la mode du jour, la myopie politique et le manque de caractère », lesquels constituent selon Lénine (octobre 1906) « le trait typique et caractéristique de l’opportunisme ». Tout en étant invariant, l’opportunisme se distingue par « le manque de précision et de clarté, il est insaisissable » (« Un pas en avant, deux pas en arrière », 1904). Aussi « il est difficile de prendre un opportuniste au piège d’une formule quelconque : il souscrit facilement à n’importe quelle formule, et la reniera avec autant de facilité, car l’opportunisme, c’est précisément le manque de principes définis et solides » (« Que faire ? » 1902) qui conduit à adopter les principes libéraux bourgeois.

Le programme de Livourne figurait une des innombrables formules auxquelles l’opportunisme est prêt à souscrire : il y souscrivit, et il le renia, naturellement. Contingentisme, situationnisme, présentation multiforme de positions petites-bourgeoises, adoption superficielle et momentanée de mots d’ordre révolutionnaires aussitôt rejetés ou interprétés tendancieusement, tout cela, on le retrouve dans l’ordinovisme comme dans toutes les formes d’opportunisme. Car, comme écrivait Lénine dans « Marxisme et révisionnisme » (avril 1908), « de l’essence même de cette politique il résulte clairement qu’elle peut prendre une infinité de formes, et que n’importe quel problème plus ou moins « nouveau », n’importe quel changement plus ou moins inattendu et imprévu - même s’ils affectent dans une mesure infime et pour un laps de temps très bref le cours principal des événements - doivent toujours et inévitablement engendrer telle ou telle variété de révisionnisme [...]. Même ce « révisionnisme de gauche » qui est apparu aujourd’hui dans les pays latins sous la forme de « syndicalisme révolutionnaire » s’adapte lui aussi au marxisme en le « corrigeant » : Labriola en Italie, Lagardelle en France font continuellement appel d’un Marx qui aurait été mal compris, à un Marx bien compris [...]. Le socialisme pré-marxiste a été battu. Il continue la lutte, non plus sur son propre terrain, mais sur le terrain général du marxisme, en tant que révisionnisme ». Révisionnisme de droite ou de gauche, ajouterons-nous, et éventuellement « mille fois plus à gauche » comme Gramsci, comme la majeure partie de l’ouvriérisme actuel, qui, même lorsqu’il snobe le père spirituel du PC italien, ne fait que répéter sa vieille rengaine proudhonienne.

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Annexes au Chapitre VI

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La révolution contre « Le Capital » (A. Gramsci)

(article non présent dans le texte italien, ajouté dans la traduction française parue dans « programme communiste »)

La révolution des bolcheviks s'est définitivement greffée sur la révolution générale du peuple russe. Les maximalistes 1, qui ont été jusqu'à il y a deux mois le ferment nécessaire pour empêcher les événements de stagner, pour que la marche vers l'avenir ne s'arrête pas en donnant naissance à un arrangement sous une forme définitive — qui aurait été un arrangement bourgeois — se sont emparés du pouvoir, ont établi leur dictature, et sont en train d'élaborer les formes socialistes dans lesquelles la révolution devra finalement s'installer pour continuer à se développer harmonieusement, sans de trop grandes secousses, à partir des grandes conquêtes désormais réalisées.

La révolution des bolcheviks est faite d'idéologie plus que de faits. (C'est pourquoi il nous importe peu, au fond, d'en savoir plus que ce que nous en savons.) C'est la révolution contre « Le Capital » de Karl Marx. En Russie, « Le Capital » de Marx était le livre des bourgeois plus que des prolétaires. C'était la démonstration critique de la nécessité inéluctable qu'une bourgeoisie se forme en Russie, qu'une ère capitaliste y commence, qu'une civilisation de type occidental s'y instaure, avant que le prolétariat puisse ne serait-ce que songer à son propre soulèvement, à ses revendications de classe, à sa révolution. Les faits ont dépassé les idéologies. Les faits ont fait éclater les schémas critiques à l'intérieur desquels, selon les canons du matérialisme historique, l'histoire de la Russie aurait dû se dérouler. En reniant Karl Marx, les bolcheviks prouvent par l'action qu'ils ont menée, par les conquêtes qu'ils ont réalisées, que les canons du matérialisme historique ne sont pas aussi rigides qu'on pouvait le croire et qu'on l'a cru.

Il y a cependant une nécessité même dans ces événements, et si les bolcheviks nient certaines affirmations du « Capital », ils ne renient pas la pensée qu'il contient et qui l'anime. Ils ne sont pas « marxistes », voilà tout ; ils n'ont pas cherché dans les œuvres du Maître une doctrine extérieure, des affirmations dogmatiques et indiscutables. Ils vivent la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais, qui est la continuation de la pensée idéaliste italienne et allemande, et qui, chez Marx, s'était

1 Dans ce texte, maximaliste est synonyme de communiste.

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entachée d'incrustations positivistes et naturalistes. Cette pensée considère toujours comme facteur essentiel de l'histoire non les faits économiques, bruts, mais l'homme, la société des hommes, des hommes qui sont en contact les uns avec les autres, qui se comprennent, qui développent à travers ces contacts (civilisation) une volonté sociale, collective ; qui comprennent et jugent les faits économiques et les adaptent à leur volonté, jusqu'à ce que celle-ci devienne le moteur de l'économie, la force façonnant la réalité objective qui vit, et bouge, et devient comme de la matière tellurique en ébullition — pouvant être canalisée où il plaît à la volonté, comme il plaît à la volonté.

Marx a prévu ce qui était prévisible. Il ne pouvait pas prévoir la guerre européenne, ou plutôt, il ne pouvait prévoir que cette guerre aurait la durée et les effets qu'elle a eus. Il ne pouvait prévoir que cette guerre, par trois années de souffrances indicibles, de misères indicibles, susciterait en Russie la volonté populaire collective qu'elle a suscité. Normalement, une telle volonté a besoin pour se former d'un long processus d'infiltrations capillaires, d'une série d'expériences de classe. Les hommes sont paresseux ; pour s'organiser, d'abord extérieurement en corporations, ligues, puis intérieurement dans la pensée, dans les volontés, ils ont besoin de stimulations extérieures incessantes, continues et multiples. Voilà pourquoi, normalement, les canons de la critique marxiste de l'histoire collent à la réalité, la saisissent, la rendent évidente et nette. Normalement, c'est à travers la lutte de classe toujours plus intense que les deux classes du monde capitaliste créent l'histoire. Le prolétariat sent sa misère présente, il est continuellement dans un état de gêne, il exerce une pression sur la bourgeoisie pour améliorer ses conditions. Il lutte, il oblige la bourgeoisie à améliorer la technique de la production, à rendre la production plus utile afin de rendre possible la satisfaction de ses besoins les plus pressants. C'est une course haletante vers le mieux-être, qui accélère le rythme de la production, qui fait croître constamment la quantité de biens qui serviront à la collectivité. Dans cette course il y en a beaucoup qui tombent et rendent plus pressantes les aspirations de ceux qui restent ; et la masse est toujours en effervescence, et de peuple-chaos devient toujours plus ordre dans la pensée, devient toujours plus consciente de sa propre puissance, de sa propre capacité à assumer la responsabilité de la société, à devenir l'arbitre de son propre destin.

Tout ceci, normalement. Quand les événements se déroulent à un certain rythme. Quand l'histoire se développe par une succession de moments toujours plus complexes et riches de signification et de valeur, mais de même qualité. Mais en Russie, la guerre a servi à secouer les volontés. Celles-ci, à travers les souffrances accumulées en trois années, se sont trouvées très rapidement à l'unisson. La famine était imminente, la faim, la mort par inanition pouvait frapper tout le monde, massacrer d'un coup des dizaines de milliers d'hommes. Les volontés se sont mises à l'unisson, mécaniquement d'abord, puis activement, spirituellement, après la première révolution.

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La prédication socialiste a mis le peuple russe en contact avec les expériences des autres prolétariats. La prédication socialiste fait vivre dramatiquement en un instant l'histoire du prolétariat, ses luttes contre le capitalisme, la longue série des efforts qu'il doit faire pour s'émanciper idéalement des liens de la servilité qui le rendent abject, pour devenir une conscience neuve, témoignant aujourd'hui d'un monde à venir. La prédication socialiste a créé la volonté sociale du peuple russe. Pourquoi devrait-il attendre que l'histoire de l'Angleterre se répète en Russie, qu'une bourgeoisie se forme en Russie, que la lutte des classes y soit suscitée, pour que naisse la conscience de classe et qu'on arrive finalement à la catastrophe du monde capitaliste ? Le peuple russe est passé par ces expériences en pensée, même si c'est seulement la pensée d'une minorité. Il a dépassé ces expériences. Il s'en sert pour s'affirmer maintenant, comme il se servira des expériences capitalistes occidentales pour se mettre en un court laps de temps au niveau de la production du monde occidental. Le capitalisme est plus avancé en Amérique du Nord qu'en Angleterre, parce qu’en Amérique du Nord les Anglo-saxons sont partis d'emblée du niveau que l'Angleterre avait atteint après une longue évolution. Le prolétariat russe, ayant reçu une éducation socialiste, commencera son histoire à partir du niveau le plus élevé de production atteint par l'Angleterre aujourd'hui ; car, devant commencer au début, il partira de ce qui a déjà été perfectionné ailleurs, et cette base perfectionnée lui donnera l'impulsion pour atteindre cette maturité économique qui est selon Marx la condition nécessaire du collectivisme. Les révolutionnaires créeront ainsi eux-mêmes les conditions nécessaires pour la réalisation complète et entière de leur idéal. Ils les créeront en moins de temps qu'il n'en a fallu au capitalisme.

Les critiques que les socialistes ont adressé au système bourgeois, mettant en évidence son gaspillage de richesses, ses imperfections, serviront aux révolutionnaires pour faire mieux, pour éviter ces gaspillages, ne pas tomber dans ces défauts.

Ce sera au début le collectivisme de la misère, de la souffrance. Mais un régime bourgeois hériterait des mêmes conditions de misère et de souffrance. En Russie, le capitalisme ne pourrait immédiatement faire plus que le collectivisme. Aujourd'hui il ferait beaucoup moins, parce qu'il aurait immédiatement contre lui un prolétariat mécontent, agité, incapable désormais de supporter d'autres années encore les douleurs et les amertumes que provoqueraient les restrictions économiques.

Même d'un point de vue absolu, humain, le socialisme immédiat est justifié en Russie. Les souffrances qui viendront avec la paix ne pourront être supportées que si les prolétaires sentent qu'il dépend de leur volonté, de leur acharnement au travail, de les supprimer le plus rapidement possible.

On a l'impression que les maximalistes ont été en ce moment l'expression spontanée, biologiquement nécessaire pour que l'humanité russe ne tombe pas dans la ruine la plus horrible, pour que l'humanité russe, se consacrant au travail gigantesque, autonome, de sa propre régénération, sente moins les impulsions de loup

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affamé, et que la Russie ne devienne pas un énorme charnier de fauves se dévorant l'un l'autre.

Les leçons de l'histoire récente

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(article non présent dans le texte italien, ajouté dans la traduction française parue dans « programme communiste »)

Cet article, écrit par un camarade de la Gauche alors mobilisé, a paru dans « l'Avanti ! » du 16-2-1918 dans une version littéralement charcutée par la censure. Fort heureusement, le camarade chargé de le transmettre à « l'Avanti ! » avait conservé l'original, et l'article complet a pu paraître dans « Stato Operaio », organe du PC d'Italie, le 3-4 -1924.

La première partie de l'article traite surtout de la question de la guerre, de la rupture du front impérialiste par la révolution d'Octobre, de la signification de la paix de Brest-Litovsk. Ici, c'est la deuxième partie qui nous intéresse plus particulièrement.

[...] Il a semblé à certains que la consolidation de la révolution socialiste précisément dans le pays d'Europe où l'évolution des conditions sociales était la plus arriérée constituait un grave démenti aux prévisions et aux schémas du marxisme. Cela a donné l'occasion à A.G. (Antonio Gramsci) d'écrire [...] un article qui présente la révolution russe comme une défaite de la méthode du matérialisme historique et, par contre, une affirmation de valeurs « idéalistes ». La « Critica Sociale », de son côté, s'en est pris aux révolutionnaires qui applaudissent Lénine et les siens, les accusant les uns et les autres de « volontarisme », et... ordonnant à la révolution russe de s'arrêter ; ainsi l'exigerait cette caricature du déterminisme économique qu'est le réformisme, évolutionniste et bourgeois jusqu'à la moelle. Rappelons les opportunes réfutations de ces thèses respectivement par le camarade Belloni dans « l'Avanti ! » des 2 et 16 janvier, et par Enrico Leone dans « Guerra di classe », bien que pour ce dernier nous ferons plus loin quelques réserves. De notre côté, ajoutons quelques remarques polémiques.

Même si on voulait limiter tout le « communisme critique », doctrine de l'émancipation du prolétariat que le prolétariat lui-même élabore continuellement et « représente » dans l'histoire, aux résultats atteints par Marx et Engels à l'époque du « Manifeste », nous pourrions rappeler qu'ils considéraient la révolution communiste comme possible dans l'Allemagne de 1847, socialement et politiquement quasi-féodale et attendant encore une révolution bourgeoise. Les conditions techniques de l'économie socialiste, représentées par un certain degré de développement des moyens de production, existaient donc d'après le marxisme classique dans l'Europe de 1848 ; ce qui manquait, c'était le développement politique des énergies de classe du

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prolétariat que, selon les schémas bien connus, l'évolution du capitalisme devait provoquer toujours plus. Pourquoi donc dénier à la Russie de 1917 les conditions technico-économiques de l'Allemagne de 1848, et pourquoi discutailler sur les conditions politiques de la conquête du pouvoir par le prolétariat, alors que le succès a montré à l'évidence leur maturité ?

Le « Manifeste » affirme de la façon la plus claire — et le passage est aussi élémentaire que décisif : 

« Les communistes tournent leur attention principale vers l'Allemagne, parce qu'elle est à la veille d'une révolution bourgeoise et qu'elle accomplit cette révolution dans des conditions plus avancées de la civilisation européenne en général, et avec un prolétariat bien plus développé que l'Angleterre au XVIIème et la France au XVIIIème siècles ; la révolution bourgeoise en Allemagne ne peut donc être que le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne.

En un mot, les communistes soutiennent partout tout mouvement révolutionnaire contre l'ordre social et politique établi. Dans tous ces mouvements, ils mettent en évidence comme le problème fondamental du mouvement, la question de la propriété, quel que soit le degré de développement qu'elle ait pu atteindre ».

Ce qui, pour des raisons complexes, ne s'est pas produit en Allemagne en 1848, s'est par contre produit en Russie en 1917. On n'a donc pas le droit de déclarer anti-marxiste le fait que la révolution socialiste commence précisément dans le pays où la révolution bourgeoise n'avait pas encore été accomplie.

• • •

Mais le système du communisme critique doit naturellement être compris comme intégrant l'expérience historique postérieure au Manifeste et à Marx, et parfois même en un sens opposé à certaines attitudes tactiques de Marx et Engels qui se sont montrées erronées.

Primitivement, le schéma de l'œuvre colossale de Marx, restée malheureusement inachevée, était le suivant : Capital ; propriété foncière ; salaire ; Etat ; commerce extérieur ; marché mondial.

Les derniers stades de cette étude et du développement de la critique historique mènent au seuil de la grande conflagration de 1914. La catastrophe de la bourgeoisie, dont Marx voyait l'imminence dans la répétition des crises commerciales, a été retardée par la politique consciente des Etats bourgeois et par l'extension des marchés. De là est né l'impérialisme militaire, voie fatale dans laquelle la bourgeoisie s'est précipitée pour échapper à la catastrophe de la production capitaliste. Le socialisme international d'aujourd'hui, qui a assisté à l'énorme tragédie de la guerre, doit analyser collectivement ce formidable développement historique.

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Cependant, la solution préparée par la guerre n'est pas moins catastrophique que celle entrevue par Marx, et tout aussi opposée aux aberrations optimistes, progressistes, évolutionnistes, du réformisme socialiste, cette doctrine avancée par la classe bourgeoise à la veille de sa mort, cette falsification éhontée du communisme critique, qui a culminé dans le national-socialisme1.

Il y a quelqu'un qui au début de la guerre a senti que les faits confirmaient la thèse selon laquelle, même dans le domaine de l'histoire, la nature procède « par bonds » ; mais il a perdu ensuite la boussole de la dialectique marxiste et s'est mis à dérailler : la guerre me donne raison, donc je m'associe à la bourgeoisie qui fait la guerre. Alors que le marxisme conduit à une solution toute différente, celle appelée « défaitisme ». La guerre, c'est la « crise », puisqu'elle condense tragiquement tout le processus d'exploitation et de misère des classes laborieuses, et elle est l'occasion pour que celles-ci s'insurgent contre celui qui mène la guerre ; et le succès d'un tel soulèvement est d'autant plus probable que l'opposition du mouvement socialiste à la politique de guerre de la bourgeoisie a été plus intransigeante.

Les réformistes ont le droit de condamner le « volontarisme » du guignol évoqué plus haut, mais la « Critica Sociale » ne devrait pas confondre le mouvement d'idées et la tendance dont dérive l'attitude actuelle de notre parti avec les lubies d'un imbécile et vendu. La thèse d'un développement graduel, sans heurts ni secousses, de la société bourgeoise vers le collectivisme est désormais si bien liquidée par les faits, qu'il est dérisoire de s'y référer pour diffamer, sur la foi de documents qu'un enfant reconnaîtrait pour apocryphes, l'avancée révolutionnaire du socialisme russe.

• • •

Un autre point particulièrement intéressant, et sur lequel nous n'avons que des renseignements incomplets et peu nombreux, est la dissolution de l'Assemblée constituante par le gouvernement des Commissaires du peuple. Les réformistes protestent au nom de la démocratie violée, et soutiennent que la révolution sociale doit être un processus électif et majoritaire ; le plus curieux c'est que même les anarchistes (voir un article de Quand-même dans « l'Avvenire » du 25 janvier) s'inquiètent de la dictature « léniniste » en assimilant le socialisme à un principe de liberté... C'est énorme, mais les uns et les autres ont tendance à voir dans la révolution maximaliste non pas une consciente affirmation de classe du prolétariat russe, mais la révolte informe d'une soldatesque fatiguée de la guerre, la domination d'une espèce de dictature militaire.

1 A l'époque, le NSDAP (Nazional Sozialistische Deutsche Arbeiter Partei) n'existait pas encore. En parlant de « national-socialisme », l'auteur fustige les partis socialistes tombés dans le nationalisme. C'est de la même façon que nous qualifions aujourd'hui les PC de national-communistes.

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Du point de vue du marxisme intransigeant par contre, les choses apparaissent très claires et limpides. Les Commissaires du peuple détiennent le pouvoir par délégation du Congrès des Soviets, représentant les classes prolétariennes russes, qui les désigne, suit et contrôle toute leur action. Au cours de neuf mois de propagande politique assidue les Soviets ont été gagnés aux directives maximalistes, et ont réussi à conquérir le pouvoir politique dans la révolution de novembre. Ce pouvoir est passé dans les mains de la classe prolétarienne socialiste, qui l'utilise pour procéder à la réalisation du programme communiste, donc à la suppression de la propriété privée des moyens de production et d'échange. Ce processus ne pouvait pas ne pas être autoritaire — d'où les critiques libertaires.

La conquête du pouvoir politique peut être obtenue rapidement par une guerre de classe — qui aujourd'hui n'est pas encore terminée en Russie — mais la transformation effective des institutions sociales exige une longue période d'exercice d'une véritable dictature de classe, qui supprime par la violence les obstacles contre-révolutionnaires, de même que c'est par la violence qu'elle a abattu les défenses de l'ancien pouvoir. La transformation de l'économie bourgeoise en économie communiste conduit — c'est là le couronnement du grandiose édifice marxiste — à la suppression des antagonismes de classe, à la véritable égalité, à la complète liberté sociale de l'individu. Du point de vue du résultat final, la révolution socialiste est donc faite par une classe qui est la majorité de l'humanité, dans l'intérêt de l'humanité entière. Mais le processus de la conquête révolutionnaire du pouvoir, et l'expropriation de la bourgeoisie qui s'ensuit, se déroulent à travers une opposition permanente des classes possédantes, et aussi de la partie du prolétariat qui n'adhère pas encore à la politique de classe.

En Russie, la classe ouvrière avait déjà réussi à conquérir et à exercer le pouvoir, alors que dans l'Assemblée constituante, convoquée avant la révolution maximaliste, risquaient de prévaloir des courants plus ou moins consciemment contre-révolutionnaires. Au nom de la démocratie, les réformistes auraient voulu que les Soviets renoncent au pouvoir conquis par le prolétariat au prix de son sang, et le remettent aux manœuvres de couloir d'une caricature du parlementarisme occidental.

Il est indéniable que Marx et Engels, tout en démolissant toute l'idéologie démocratique bourgeoise, attribuaient encore une importance excessive à la démocratie, et croyaient le suffrage universel riche de potentialités non encore discréditées.

Mais le « Manifeste » parle clairement de « prolétariat organisé en classe dominante », d'« interventions despotiques dans le droit de propriété et dans les rapports de production bourgeois », et décrit ensuite de façon lapidaire comment la domination du prolétariat conduira « au cours de l'évolution » à l'abolition de tout pouvoir politique, jusqu'à la nouvelle association sociale dans laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

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Le déroulement de la révolution en Russie balaye l'illusion d'une pacifique révolution démocratique, et dément en même temps de la façon la plus criante les schémas utopistes de la révolution, l'illusion des syndicalistes et des anarchistes qui croient qu'il suffirait d'abattre l'Etat pour que la nouvelle économie, basée sur une libre et automatique « association des producteurs », apparaisse par enchantement, et que cesse la nécessité de tout « pouvoir » et de toute violence.

Dire comme Quand-même que le socialisme est un problème de liberté, pour en tirer une condamnation indignée des fusillades et arrestations de Petrograd, c'est donner dans la métaphysique de l'utopisme ; alors que le socialisme, qui ignore les impératifs moraux, est un problème historique de forces réelles la dynamique de l'action prolétarienne de classe, qui ne connaît ni préjugés ni fétiches mais tend par tous les moyens à la victoire de classe, à la conquête du pouvoir politique, et qui est animée par la conscience historique de préparer l'avènement, fût-ce après quelques générations, de la société des hommes libres et égaux.

• • •

Enrico Leone veut voir dans la révolution russe et dans les organes qu'elle a créé un principe syndicaliste ; nous ne partageons pas cette opinion. Les Soviets ont bien peu de choses à voir avec le syndicalisme — ce sont des organismes politiques et non syndicaux ; les ouvriers y sont représentés selon un critère numérique et indépendant de leur profession. Les soldats, ouvriers retirés de la vie de salariés, y sont représentés aussi. Il est par ailleurs certain que les syndicats de métiers continuent à exister indépendamment et à agir dans leur domaine spécifique, en s'occupant des rapports de travail avec les capitalistes non encore expropriés mais déjà soumis au contrôle du pouvoir politique ouvrier. Les schémas syndicalistes de l'émancipation du prolétariat et de l'organisation de la nouvelle société sont donc très loin de se refléter dans la réalité de la situation russe.

[...] Les nouvelles qui — malgré tout — nous arrivent de Russie, sont comme des rayons de lumière éblouissante au milieu des profondes ténèbres. Les socialistes de tous les coins du monde qui n'ont ni désespéré ni abjuré, mais qui ont tenu tête à la tempête sans remettre en doute la force grandiose de la critique et de la prévision socialiste, voient maintenant avec une joie indicible monter à l'Est les lueurs de cette radieuse aurore.

Les philistins, ceux qui se croyaient les fossoyeurs du socialisme, ceux qui font profession de défendre l'ordre constitué, sentent la terre trembler sous leurs pieds, car de la libre Russie les avant-gardes victorieuses du prolétariat proclament : La Révolution Sociale Internationale est à l'ordre du jour de l'Histoire.

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Le système de représentation communiste

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(« Il Soviet », IIème année, Nr. 38, 13-11-1919)

Lorsque nous avons lancé notre programme communiste, qui contenait les réponses à de nombreux problèmes vitaux concernant le mouvement révolutionnaire du prolétariat, nous nous attendions à ce que d’amples discussions soient soulevées sur tous ses points.

Au lieu de cela, nous n’avons que des discussions acharnées concernant l’incompatibilité de ce programme avec la participation aux élections. Les maximalistes électoralistes, bien qu’indiquant que pour eux la participation aux élections est une question secondaire, ont écrit une avalanche d’articles contre les quelques lignes de notre programme s’opposant à la participation aux élections.. De notre côté, en dehors du long article que nous avons consacré pour expliquer les raisons de notre abstentionnisme, nous n’avons fait que commencer à répondre, sur l’ » Avanti ! », au déluge des objections électoralistes.

Nous sommes donc heureux de constater que « l'Ordine Nuovo » de Turin demande des explications à propos du point du programme communiste qui déclare « les élections des Conseils locaux des ouvriers sont organisées indépendamment des catégories professionnelles auxquelles ils appartiennent, suivant des circonscriptions délimitées par villes et provinces ».

L'auteur de l'article [A.Viglongo, Verso nuove istituzioni, Nr. 16 du 30-8-1919 de « l'Ordine Nuovo »], le camarade Andrea Viglongo se demande si on a voulu ainsi nier que le pouvoir des Soviets doit provenir de la masse consultée et votant sur les lieux mêmes du travail : dans les usines, les ateliers, les mines, les villages.

Voici quelle était l'idée des rédacteurs du programme. Le système des Soviets est une représentation politique de la classe ouvrière, dont la caractéristique fondamentale est l'exclusion du droit de vote de tous ceux qui n'appartiennent pas au prolétariat.

On a cru que le Soviet était la même chose que le syndicat économique : rien de plus faux. Il a pu arriver que, dans les premiers moments de la révolution, les organismes soviétiques aient été constitués dans divers pays à partir d'une représentation des organisations de métiers, mais ceci ne fut qu'un repli momentané.

Alors que le syndicat économique a pour objectif la défense des intérêts de catégorie du travailleur en tant que membre d'une profession ou d'une industrie donnée, dans le Soviet le prolétaire figure comme membre d'une classe sociale qui

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conquiert et exerce le pouvoir politique et la direction de la société, dans la mesure où il défend des intérêts communs a tous les travailleurs de tous les métiers. Dans le Soviet central, nous avons une représentation politique de la classe ouvrière par les députés des circonscriptions locales. Il n'y figure absolument pas de représentants nationaux des diverses catégories professionnelles ; ceci rejette aussi bien les interprétations dans le sens syndicaliste, que la parodie réformiste qui présente d'hypothétiques regroupements professionnels comme des institutions ayant quelque chose de soviétiste.

Comment, dans les soviets locaux, de villes ou de villages ruraux, doit se constituer le mécanisme de représentation ?

Nous nous référrons au système russe, exposé dans les chapitres XI, XII, XIII et XIV de la constitution de la République des Soviets pour en conclure qu’il doit y avoir un délégué pour 1000 habitant dans les villes et un pour 100 dans les campagnes, et que les élections doivent avoir lieu (art. 66) suivant les habitudes des soviets locaux.

Il n’y a donc pas de liens entre le nombre de délégués à élire et le nombre des usines ou unités de travail, et nous ne savons pas si les élections sont faites en réunissant les électeurs pour chaque poste de représentant, et selon quel critère.

Mais si nous nous référons aux programmes des communistes d’autres pays il nous semble pouvoir conclure que la nature de l’unité électorale de base, bien que liée à de nombreuses considérations, n’est pas le problème fondamental de l’organisation soviétiste.

Le mécanisme des Soviets a indubitablement une double nature : politique, révolutionnaire, d'une part ; et économique, constructive, de l'autre.

Dans les premiers moments c'est la première fonction qui est prédominante, et avec le développement de l'expropriation de la bourgeoisie elle cèdera progressivement la place à la seconde.

Les organismes techniquement adaptés à cette deuxième tâche se préciseront progressivement à l'école de la nécessité, et dans ce domaine surgiront et s'entrecroiseront des formes de délégation des catégories de syndiqués et des unités de production, en particulier en ce qui concerne la technique et la discipline du travail.

Mais la fonction fondamentale, politique, du réseau des Conseils découle du concept historique de la dictature : ce qui doit avoir libre jeu, ce sont les intérêts prolétariens qui concernent toute la classe par-delà les catégories, et tout le développement historique de son mouvement d'émancipation.

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Les conditions qui le permettent sont en substance l'exclusion des bourgeois de toute participation à l'activité politique, et la répartition convenable des électeurs dans les circonscriptions locales dont partent les délégations au Congrès des Soviets, qui nomme le Comité Exécutif Central et a pour tâche de promulguer les décisions de socialisation progressive des diverses branches de l'économie.

Il nous semble que, face à cette définition historique du système représentatif communiste, l’ » Ordine Nuovo » insiste un peu trop sur la définition formelle du mécanisme de cette représentation.

Savoir où et dans quels regroupements auront lieu les votes n'est pas un problème fondamental : il pourra trouver des solutions nationales et régionales diverses.

C'est seulement jusqu'à un certain point qu'on peut reconnaître des germes de Soviets dans les commissions internes d'usine : plus exactement, nous pensons que ces dernières sont destinées à engendrer les Conseils d'usine, chargés d'attributions techniques et disciplinaires pendant et après la socialisation de l'usine ; et il reste entendu que le Soviet politique local pourra être élu là où ce sera le plus commode, et probablement sur la base de divisions pas tellement différentes des actuelles circonscriptions électorales.

Les listes électorales elles-mêmes devront être différentes de celles des Conseils d'usine. Viglongo se demande si ce sont tous les ouvriers ou seulement les organisés qui voteront dans les usines. Nous lui rappelons que tout ouvrier, même organisé, pourra être exclu des listes électorales du Soviet politique de la ville si, en plus de travailler dans l’usine, il vit des revenus d’un petit capital financier ou foncier. Ce cas n’est pas rare chez nous, et c’est la Constitution russe qui le prévoit dans l’article 65. Les chômeurs et ceux qui sont inaptes au travail devront voter eux aussi.

Ce qui caractérise le système communiste est donc la définition du droit à être électeur, qui ne dépend pas de l'appartenance à une catégorie professionnelle, mais de savoir si un individu est de par l'ensemble de ses rapports sociaux intéressé à la réalisation rapide du communisme, ou un non-prolétaire lié d'une façon ou d'une autre à la conservation des rapports économiques de la propriété privée.

Ces simples conditions garantissent le fonctionnement politique de la représentation soviétiste. À son côté se multiplieront de nouvelles organisations technico-économiques toujours subordonnées à celle-ci. Elle seule établira les grandes lignes des réalisations à effectuer car seule la pure représentation politique, tant que l’abolition des classes n’aura pas été totalement réalisée, pourra assumer celle des intérêts collectifs du prolétariat.

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Nous nous occuperons ultérieurement du problème de la possibilité de construction des Soviets politiques avant la bataille révolutionnaire pour la conquête du pouvoir.

Formons les « soviets » ?

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(« Il Soviet », IIème année, Nr. 39 du 21-9-1919)

Nous concluons deux de nos articles parus dans le numéro précédent, l’un dédié à l’analyse du système de représentation communiste, l’autre à l’eposé des buts actuels de notre parti, en posant la question de la possib ilité et de l’intérêt de constituer les conseils ouvriers et paysabns alors que le pouvoir de la bourgeoisie est toujours sur pied.

Le camarade Ettore Croce, dans un article de l’ » Avanti ! », en discutant de nos positions abstentionnistes, demande à ce qu’avant de se débarasser de l’arme vieillissante de l’activité parlementaire on en trouve rapidement une nouvelle, et souhaite la formation des Soviets.

Dans le précédent numéro nous avons éclairci la distinction entre les tâches technico-économiques et la tâche politique de la représentation soviétique, en montrant que les véritables organes de la dictature prolétarienne sont les Soviets politiques locaux et centraux dans lesquels les ouvriers ne figurent pas d'après des divisions en catégories professionnelles.

À côté de ces organes, dont l’autorité suprême est le comité central exécutif, qui nomme les Commissaires du peuple, se place tout l'entrelacs des organes économiques fondés sur les conseils d'usine et les syndicats professionnels, qui nomment les membres du Conseil Central de l’Economie.

En Russie, répétons-le, alors qu'il n'y a pas de représentants des professions au CCE et au Soviet Suprême, mais seulement ceux des districts territoriaux, les fédérations de métiers et les conseils économiques locaux figurent au Conseil de l'Economie nationale qui applique techniquement les décisions de socialisation adoptées par l'assemblée politique.

L’ » Ordine Nuovo » du 16 août comprenait un article intéressant sur le mécanisme soviétiste de socialisation.

Il était exposé dans cet article que dans une première phase, définie comme anarcho-syndicaliste, les conseils d’usine prendraient en main la gestion de la production, mais que, dans la phase de centralisation suivante, ils auraient perdu de

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leur importance jusqu’à devenir une simple représentation des intérêts du travail, de société d’assistance mutuelle et d’éducation des ouvriers d’une même usine.

Si nous nous tournons vers le mouvement communiste allemand, nous voyons que dans le programme de la Ligue Spartacus les COS (Conseils d'ouvriers et soldats), organes qui se substituent aux parlements et conseils communaux bourgeois, sont quelque chose de tout à fait différent des conseils d'usine qui (article 7 du chapitre III) d'accord avec les Conseils ouvriers règlent les conditions de travail et contrôlent la production pour assumer finalement la direction de l'entreprise.

Dans la pratique russe, la direction des usines a été ensuite constituée seulement pour un tiers par les représentants du conseil d'usine, un tiers revenant à la représentation du Conseil de l'Economie nationale et un tiers à la Fédération centrale d'industrie (intérêts du personnel — intérêts généraux de la société — intérêts de la technique industrielle de la branche).

En Allemagne, les élections des COS se font suivant ce mécanisme : un membre du conseil est élu pour 1000 ouvriers de petites entreprises et de chômeurs – les grandes entreprises de plus de 1000 ouvriers ayant leur propre corps électoral – et le vote est réalisé selon les modalités des commissions électorales en accord avec les différentes organisations professionnelles.

Il nous semble que cela suffit pour revendiquer un système de représentation nettement séparé en deux réseaux économique et politique.

Pour les fonctions économiques, chaque usine aura son conseil d'usine élu par les ouvriers et qui, selon des critères convenables, interviendra dans la socialisation et ensuite dans la gestion de l'entreprise.

Pour la fonction politique, c'est-à-dire pour la formation des organes locaux et centraux du pouvoir, les élections des Conseils prolétariens seront faites à partir de listes où — les bourgeois, c'est-à-dire ceux qui d'une façon ou d'une autre vivent du travail d'autrui, étant rigoureusement exclus — tous les prolétaires figurent au même titre, quelle que soit leur profession, et même si, pour des raisons valables, ils sont chômeurs ou inaptes au travail.

Ceci bien établi, peut-on, doit-on former les Soviets ?

En ce qui concerne les conseils d'usine, ils sont déjà en train de se répandre sous la forme de commissions internes, du système anglais des Shop Stewards ; et, puisque ce sont des organismes qui représentent les intérêts du personnel, ils peuvent se former alors même que l'usine appartient encore au capital privé ; il sera même certainement utile d'encourager la constitution de ces conseils d'usine, sans cependant se faire des illusions excessives sur leur capacité révolutionnaire intrinsèque.

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Venons-en alors au problème plus important : celui des Soviets politiques.

Le Soviet politique représente les intérêts collectifs de la classe travailleuse, dans la mesure où elle ne partage pas le pouvoir avec la classe bourgeoise mais a réussi à la renverser et à l'éliminer du pouvoir.

Toute la valeur et la force du Soviet ne résident donc pas dans une structure spéciale, mais dans le fait qu'il est l'organe d'une classe qui s'adjuge entièrement la direction de l'administration de la société. Chaque membre du Soviet est un prolétaire conscient d'exercer la dictature ensemble avec sa classe.

Même si, la classe bourgeoise étant encore au pouvoir, on avait la possibilité de convoquer les électeurs prolétariens pour qu'ils élisent leurs délégués (puisqu'il n'y a lieu de passer ni par les syndicats ni par les commissions internes existantes), on ne réaliserait qu'une imitation formelle d'une institution future, à qui manquerait son caractère révolutionnaire fondamental.

Ceux qui peuvent aujourd'hui représenter le prolétariat qui assumera le pouvoir demain, ce sont les ouvriers conscients de cette perspective historique, c'est-à-dire les ouvriers membres du Parti Communiste.

Le prolétariat qui lutte contre le pouvoir bourgeois est représenté par son parti de classe, même si celui-ci n'en constitue qu'une minorité audacieuse.

Les Soviets de demain doivent avoir leur source dans les Sections locales du Parti Communiste. Celles-ci auront préparé les éléments qui, dès la victoire révolutionnaire, seront proposés au vote de la masse des électeurs prolétariens pour constituer les Conseils locaux des délégués ouvriers.

Pour pouvoir assumer ces fonctions le Parti communiste doit abandonner sa participation aux élections des organes de la démocratie bourgeoise. Les raisons en sont évidentes.

Le Parti ne doit être composé que d’individus prêts à affronter les dangers de la lutte et à prendre leurs responsabilités pendant l’insurrection et ensuite pendant celle de réorganisation sociale. Conclure que nous n’abandonnerons le terrain des élections que lorsque nous serons prêts à constituer les soviets n’est pas juste. Un examen plus précis de cette question nous conduit au contraire à cette conclusion : tant qu’existe le pouvoir bourgeois, l’organe de la révolution est le parti de classe ; après sa destruction, c’est le réseau des conseils ouvriers.

Le parti de classe ne peut être lui-même ni se mettre en état de donner l’assaut au pouvoir bourgeois pour substituer au système de la démocratie parlementaire celui du système soviétiste sans renoncer à l’envoi de représentants dans les organismes bourgeois.

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Cette renonciation, formellement négative, est la condition première pour mobiliser les forces du prolétariat communiste.

Ne pas vouloir cette renonciation veut dire considérer qu’il est inutile de se mettre en état de profiter de la première occasion pour déclarer la guerre de classe.

Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie

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I

(« Il Soviet », IIIème année, Nr. 1 du 4-1-1920)

A propos des propositions et des initiatives prises pour la constitution des Soviets en Italie, nous avons recueilli du matériel que nous voulons exposer dans l’ordre. Pour l’instant nous ferons quelques considérations d’ordre général, considérations que nous avons déjà exposé dans les numéros précédents.

Le système de représentation prolétarien, qui a été introduit pour la première fois en Russie, exerce des fonctions de deux ordres politique et économique.

Les fonctions politiques consistent dans la lutte contre la bourgeoisie jusqu'à son élimination totale. Les fonctions économiques consistent dans la création de tout le nouveau mécanisme de la production communiste.

Avec le développement de la révolution, avec l'élimination graduelle des classes parasitaires, les fonctions politiques deviennent toujours moins importantes par rapport aux fonctions économiques mais dans un premier temps, et surtout lorsqu'il s'agit encore de lutter contre le pouvoir bourgeois, l'activité politique est au premier plan.

Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c'est le parti de classe communiste.

Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu'ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur. Soutenir, comme le font les camarades de « l'Ordine Nuovo » de Turin, qu'avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu'il s'appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l'idée fausse que le

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prolétariat peut s'émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l'Etat, le pouvoir politique.

Nous développerons la critique des deux conceptions que nous avons indiquées.

• • •

Le système prolétarien de représentation doit adhérer à tout le processus technique de production.

Ce critère est exact, mais correspond au stade où le prolétariat, déjà au pouvoir, organise la nouvelle économie. Transposez-le tout bonnement en régime bourgeois, et vous n'aurez rien fait de révolutionnaire.

Même dans la période dans laquelle se trouve la Russie, la représentation politique soviétique — c'est-à-dire l'échafaudage qui culmine dans le gouvernement des commissaires du peuple — ne prend pas son départ dans les équipes de travail ou les ateliers des usines, mais dans le Soviet administratif local, élu directement par les travailleurs (regroupés, si possible, par communautés de travail).

Pour fixer les idées, le Soviet de Moscou est élu par les prolétaires de Moscou, à raison de un délégué pour 1.000 ouvriers. Entre ceux-ci et le délégué il n'y a aucun organe intermédiaire. De cette première désignation partent les suivantes, jusqu'au Congrès des Soviets, au Comité Exécutif, au Gouvernement des Commissaires.

Le conseil d'usine prend place dans un engrenage bien différent : celui du contrôle ouvrier de la production.

Par conséquent, le conseil d'usine, formé d'un représentant par atelier, ne désigne pas de représentant de l'usine au Soviet communal, politico-administratif ce représentant est élu directement et indépendamment.

En Russie, les conseils d'usine sont le point de départ d'un autre système de représentation, toujours subordonné au réseau politique des Soviets : celui du contrôle ouvrier de l'économie populaire. La fonction de contrôle dans l'usine n'a une valeur révolutionnaire et expropriatrice qu'une fois le pouvoir central passé dans les mains du prolétariat. Quand la protection étatique bourgeoise est encore debout, le conseil d'usine ne contrôle rien ; les rares fonctions qu'il accomplit sont le résultat de la pratique traditionnelle a) du réformisme parlementaire, b) de l'action syndicale de résistance, qui reste un gradualisme réformiste.

En conclusion nous ne nous opposons pas à la constitution des conseils internes d'usine si leur personnel ou ses organisations le demandent. Mais nous affirmons que l'activité du Parti Communiste doit s'orienter suivant un axe différent la lutte pour la conquête du pouvoir politique.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 291

Cette lutte peut trouver un terrain favorable dans la création d'une représentation ouvrière : mais celle-ci doit consister dans les conseils ouvriers de ville ou de district rural, directement élus par les masses pour être prêts à remplacer les conseils municipaux et les organes locaux du pouvoir étatique au moment de la chute des forces bourgeoises. [...]

II

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(« Il Soviet », IIIème année, Nr. 2 du 11-1-1920)

Avant de commencer çà discuter du problème pratique de la constitution des Conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats, et après les considérations générales de l’article du numéro précédent, nous voulons examiner les lignes programmatiques du système des Soviets telles qu'elles ressortent des documents de la révolution russe, et des déclarations de principe de quelques courants maximalistes italiens, comme le programme approuvé au Congrès de Bologne, la motion présentée à ce Congrès par Leone et d'autres camarades, les publications de « l'Ordine Nuovo » au sujet du mouvement turinois des Conseils d'usine.

Les conseils et le programme bolchevique

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Dans les documents de la IIIème Internationale et du Parti Communiste Russe, dans les exposés magistraux de ces formidables théoriciens que sont les chefs du mouvement révolutionnaire russe, Lénine, Zinoviev, Radek, Boukharine, on retrouve l'idée que la révolution n'a pas inventé des formes nouvelles et imprévues, mais a confirmé les prévisions du processus révolutionnaire par la théorie marxiste.

Ce qui est essentiel dans le grandiose développement de la révolution russe, c'est la conquête du pouvoir politique par les masses ouvrières à travers une véritable guerre de classe, et l'instauration de leur dictature.

Les Soviets — faut-il rappeler que le mot soviet signifie simplement conseil, et peut être utilisé pour désigner n'importe quel corps représentatif — sont, c'est là leur signification historique, le système de représentation de classe du prolétariat parvenu à la possession du pouvoir.

Ce sont les organes qui remplacent le parlement et les assemblées administratives bourgeoises, et se substituent progressivement à tous les autres engrenages de l'Etat.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 292

Pour employer les termes du dernier congrès communiste russe, cités par le camarade Zinoviev, les Soviets sont les organisations d'Etat de la classe ouvrière et des paysans pauvres, qui réalisent la dictature du prolétariat durant la phase dans laquelle s'éteignent toutes les vieilles formes d'Etat.

Le système de ces organisations d'Etat tend à donner la représentation à tous les producteurs en tant que membres de la classe ouvrière, mais non en tant que participants à une branche d'industrie ou une catégorie professionnelle : selon le récent manifeste de la IIIème Internationale, les Soviets sont un nouveau type d'organisation vaste, qui embrasse toutes les masses ouvrières indépendamment de leur métier et du degré de leur culture politique. Le réseau administratif des Soviets a comme organismes de base les conseils de ville ou de district rural, et culmine dans le gouvernement des commissaires.

Il est certes vrai que d'autres organes surgissent à côté de ce système dans la phase de la transformation économique, tel le système du contrôle ouvrier de l'économie populaire ; il est vrai aussi, nous l'avons souvent répété, que ce système tendra à absorber le système politique quand l'expropriation de la bourgeoisie sera complète et que cessera la nécessité d'un pouvoir étatique.

Mais dans la période révolutionnaire, comme il résulte de tous les documents des Russes, le problème essentiel est de subordonner dans l'espace et dans le temps, les exigences et les intérêts locaux et de catégorie à l'intérêt général du mouvement révolutionnaire.

Quand la fusion des deux organismes sera advenue, alors le réseau de la production sera complètement communiste et alors le critère — dont on exagère, nous semble-t-il, l'importance — d'une parfaite articulation de la représentation avec tous les mécanismes du système productif se réalisera.

Mais auparavant, quand la bourgeoisie résiste encore, et surtout quand elle est encore au pouvoir, le problème est d'avoir une représentation dans laquelle prévale le critère de l'intérêt général ; et quand l'économie est encore celle de l'individualisme et de la concurrence la seule forme dans laquelle l'intérêt collectif supérieur peut se manifester est une forme de représentation politique dans laquelle agit le parti politique communiste.

En reparlant de cette question nous montrerons que trop vouloir concrétiser et techniciser la représentation soviétique, surtout là où la bourgeoisie est encore au pouvoir, revient à mettre la charrue avant les bœufs et à retomber dans les vieilles erreurs du syndicalisme et du réformisme.

Pour l'instant, citons les paroles sans équivoque de Zinoviev : Le parti communiste regroupe cette avant-garde du prolétariat qui lutte en connaissance de cause pour la réalisation pratique du programme communiste. Il s'efforce en

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 293

particulier d'introduire son programme dans les organisations d'Etat, les Soviets, et d'y obtenir une complète domination.

En conclusion, la république soviétique russe est dirigée par les Soviets qui regroupent en leur sein dix millions de travailleurs, sur quelque quatre-vingt millions d'habitants. Mais, substantiellement, les désignations pour les comités exécutifs des Soviets locaux et centraux se font dans les sections et dans les congrès du grand parti communiste qui domine dans les Soviets. Ceci correspond à la vibrante défense des fonctions révolutionnaires des minorités, faite par Radek. Il sera bon de ne pas créer un fétichisme ouvriériste-majoritaire, qui serait tout à l'avantage du réformisme et de la bourgeoisie.

Le parti est, dans la révolution, en première ligne, puisqu’il est potentiellement constitué d’hommes qui pensent et agissent comme membres de la future humanité travailleuse dans laquelle tous seront des producteurs harmonieusement insérés dans un engrenage de fonctions et de représentations.

Le Programme de Bologne et les Conseils

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Il est regrettable que dans le programme actuel du parti [voir chap. III point 6] on ne reprenne pas l'affirmation marxiste selon laquelle le parti de classe est l'instrument de l'émancipation prolétarienne. Et qu’il n’y ait que l’anodin codicille : « décide (qui ? Même la grammaire n’a pas été sauvée dans la hâte de délibérer en faveur... des élections) d’informer l’organisation du Parti Socialiste italien à ses principes ».

Mais nous sommes encore plus en désaccord avec le programme quand il dit que les nouveaux organes prolétariens fonctionneront d'abord, sous la domination bourgeoise, comme instruments de la lutte violente de libération, et deviendront ensuite des organismes de transformation sociale et économique, puisqu'on inclut parmi ces organes non seulement les conseils de paysans travailleurs et de soldats, mais jusqu'aux conseils de l'économie publique, organes inconcevables en régime bourgeois.

Les conseils politiques ouvriers eux-mêmes doivent être considérés plutôt comme des institutions au sein desquelles se développe l'action des communistes pour la libération du prolétariat.

Mais récemment encore, le camarade Serrati a déprécié, à la barbe de Marx et de Lénine, le rôle du parti de classe dans la révolution.

« Avec les masses ouvrières – dit Lénine – le parti politique, marxiste, centralisé, avant-garde du prolétariat, guidera le peuple sur la juste voie, pour la

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victoire de la dictature du prolétariat, pour la démocratie prolétarienne à la place de la démocratie bourgeoise, pour le pouvoir des conseils, pour l’ordre socialiste. »

L'actuel programme du parti se ressent de scrupules libertaires et d'impréparation doctrinale.

Les Conseils et la motion Leone

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[voir chap. III point 6]

Cette motion se résume en quatre points, exposés dans le style suggestif de son auteur.

Le premier de ces points est admirablement inspiré par la constatation que la lutte de classe est le moteur réel de l'histoire, et qu'elle a brisé les unions social-nationales.

Mais ensuite, la motion exalte dans les Soviets les organes de la synthèse révolutionnaire, qu'ils auraient la vertu de faire naître presque par le mécanisme même de leur constitution, et affirme que seuls les Soviets peuvent faire triompher les grandes initiatives historiques, par-delà les écoles, les partis, les corporations.

Cette conception de Leone, et des nombreux camarades qui ont signé sa motion, est très différente de la nôtre, déduite du marxisme et des directives de la révolution russe. On surestime ici une forme au lieu d'une force, tout comme les syndicalistes le font pour le syndicat, en attribuant à sa pratique minimaliste la vertu miraculeuse de se fondre dans la révolution sociale.

De même que le syndicalisme a été démoli d'abord par la critique des marxistes véritables, puis par l'expérience des mouvements syndicaux qui, partout, ont collaboré avec le monde bourgeois et lui ont fourni des instruments de conservation, la conception de Leone s'écroule face à l'expérience des conseils ouvriers sociaux-démocrates contre-révolutionnaires, qui sont précisément ceux dans lesquels il n'y a pas eu une pénétration victorieuse du programme politique communiste.

Seul le parti peut condenser en son sein les énergies dynamiques révolutionnaires de la classe. Inutile d'objecter que les partis socialistes ont, eux aussi, transigé, car nous n'exaltons pas la vertu de la forme parti, mais celle du contenu dynamique qui réside dans le seul parti communiste.

Chaque parti est défini par son programme, et ses fonctions n'ont pas de dénominateur commun avec celles des autres partis ; tandis que leurs fonctions

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 295

rapprochent nécessairement tous les syndicats et, dans le sens technique, tous les conseils ouvriers aussi.

Le malheur des partis social-réformistes ne fut pas d'être des partis, mais de ne pas être communistes et révolutionnaires.

Ces partis ont dirigé la contre-révolution, tandis que les partis communistes, en les combattant, dirigent et nourrissent l'action révolutionnaire.

Il n'existe donc pas d'organismes qui seraient révolutionnaires grâce à leur forme ; seules existent des forces sociales qui sont révolutionnaires de par la direction dans laquelle elles agissent, et ces forces s'ordonnent dans un parti qui lutte avec un programme.

Les Conseils et l'initiative de l'« Ordine Nuovo » de Turin

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D'après nous, les camarades de « l'Ordine Nuovo » vont encore plus loin. Même la formulation du programme du parti ne les satisfait pas, parce qu'ils prétendent que les Soviets, y compris ceux de nature technico-économique (les conseils d'usine) non seulement existent et sont dans le régime bourgeois les organes de la lutte de libération prolétarienne, mais qu'ils sont déjà les organes de la reconstruction de l'économie communiste.

Ils citent en effet un passage du programme du parti en omettant certains mots, de façon à tirer le sens vers leur point de vue : 

« Il faut leur opposer de nouveaux organes prolétariens (conseils d'ouvriers, paysans et soldats, conseils de l'économie publique, etc.)… organismes de transformation sociale et économique et de reconstruction du nouvel ordre communiste ».

Mais l’article est déjà long et nous renvoyons au prochain numéro l'exposé de notre profond désaccord avec ce critère, qui à notre avis présente le danger de se résoudre en une simple expérience réformiste par la modification de certaines fonctions des syndicats et peut-être la promulgation d'une loi bourgeoise instituant les conseils ouvriers.

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III

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(« Il Soviet », IIIème année, Nr. 4 du 1-2-1920)

En conclusion du second article sur la Constitution des Soviets en Italie, nous avons évoqué le mouvement turinois pour la constitution des conseils d'usine.

Nous ne partageons pas le point de vue qui inspire les camarades de « l'Ordine Nuovo » et, tout en appréciant leur travail tenace pour une meilleure conscience des points fondamentaux du communisme, nous pensons qu'ils sont tombés dans des erreurs de principe et de tactique qui n'ont rien de bénin.

Selon eux, le fait essentiel de la révolution réside précisément dans la constitution des nouveaux organes prolétariens de représentation, destinés à la gestion directe de la production, et dont le caractère fondamental réside dans l'adhésion étroite au processus productif.

Nous avons déjà dit qu'à notre avis on insiste trop sur cette idée de la coïncidence formelle entre les représentations de la classe ouvrière et les divers agrégats du système technico-économique de production. Cette coïncidence tendra à se réaliser à un stade très avancé de la révolution communiste, lorsque la production sera socialisée et que toutes les activités particulières qu'elle comprend seront harmonieusement subordonnées aux intérêts généraux et collectifs, et inspirées par eux.

Auparavant, et pendant la période de transition de l'économie capitaliste à l'économie communiste, les regroupements de producteurs traversent une période de transformation permanente, et leurs intérêts peuvent heurter les intérêts généraux collectifs du mouvement révolutionnaire du prolétariat.

Celui-ci trouvera son véritable instrument dans une représentation de la classe ouvrière dans laquelle chacun entre en tant que membre de cette classe, intéressé à un changement radical des rapports sociaux, et non en tant que composante d'une catégorie professionnelle, d'une usine ou d'un quelconque groupe local.

Tant que le pouvoir politique se trouve encore dans les mains de la classe capitaliste, on ne peut obtenir une représentation des intérêts généraux révolutionnaires du prolétariat que sur le terrain politique, dans un parti de classe auquel adhèrent individuellement ceux qui, pour se vouer à la cause de la révolution, ont dépassé la vision étroite de leur intérêt égoïste, de leur intérêt de catégorie, et parfois même de leur intérêt de classe, ce qui signifie que le parti admet aussi dans ses

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 297

rangs les déserteurs de la classe bourgeoise qui revendiquent le programme communiste.

C'est une grave erreur de croire qu'en transplantant dans l'ambiance prolétarienne actuelle, parmi les salariés du capital, les structures formelles dont on pense qu'elles pourront se former pour la gestion de la production communiste, on crée des forces révolutionnaires par elles-mêmes et par vertu intrinsèque.

Ce fut l'erreur des syndicalistes, et c'est aussi l'erreur des zélateurs trop ardents des conseils d'usine.

Le camarade C. Niccolini a fort opportunément rappelé dans un article de « Comunismo »1 qu'en Russie, même après le passage du pouvoir au prolétariat, les conseils d'usine ont souvent fait obstacle aux mesures révolutionnaires, opposant encore davantage que les syndicats la pression d'intérêts limités au développement du processus communiste.

Les conseils d'usine ne sont même pas les gérants principaux de la production dans le système de l'économie communiste.

Parmi les organes qui participent à cette tâche (Conseils de l'économie populaire) la représentation des conseils d'usine a moins de poids que celle des syndicats professionnels et que celle, prédominante, du pouvoir étatique prolétarien qui, avec son organisation politique centralisée, est l'instrument et l'agent principal de la révolution, non seulement en ce qui concerne la lutte contre la résistance politique de la classe bourgeoise, mais aussi en ce qui concerne le processus de socialisation de la richesse.

Au stade où nous en sommes, c'est-à-dire quand l'Etat du prolétariat est encore une aspiration programmatique, le problème fondamental est celui de la conquête du pouvoir par le prolétariat ou mieux encore, par le prolétariat communiste, c'est-à-dire par les travailleurs organisés en parti politique de classe et décidés à réaliser la forme historique du pouvoir révolutionnaire, la dictature du prolétariat.

• • •

Le camarade A. Tasca lui-même expose clairement son désaccord avec le programme de la majorité maximaliste du Congrès de Bologne, et plus encore avec nous, abstentionnistes, dans le numéro 22 de « l'Ordine Nuovo », dont le passage suivant vaut la peine d'être reproduit : 

« Un autre point du nouveau programme du parti mérite d'être examiné : les nouveaux organes prolétariens (conseils d'ouvriers, paysans et soldats, conseils de

1 « Les comités d'usine », dans « Comunismo », Ire année, Nr. 6 du 15/31-12-1919, en particulier pages 402-403.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 298

l'économie publique, etc.) fonctionnant d'abord (sous la domination bourgeoise) comme instruments de la lutte violente de libération, deviennent ensuite des organes de transformation sociale et économique, de reconstruction du nouvel ordre communiste. Nous avions insisté en commission sur l'erreur d'une telle formulation, qui confie aux nouveaux organes des fonctions différentes suivant un d'abord et un ensuite, séparés par la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. Gennari avait promis de corriger en « d'abord essentiellement comme instruments... », mais on voit qu'ensuite il y a renoncé ; et comme, pour des raisons de force majeure, j'ai été absent à la séance finale, je n'ai pas pu le lui faire remettre.

Il y a pourtant dans cette formulation un véritable point de divergence qui, s'il rapproche Gennari, Bombacci, etc., des abstentionnistes, les éloigne de ceux qui croient que les nouveaux organes prolétariens ne peuvent être « instruments de la lutte violente de libération » que dans la mesure où ils sont tout de suite (en non ensuite) des « organes de transformation sociale et économique ». La libération du prolétariat se réalise précisément à travers le développement de sa capacité à gérer de façon autonome et originale les fonctions de la société créée par lui et pour lui : la libération réside dans la création d'organes tels que, s'ils vivent et fonctionnent, ils provoquent par là même la transformation sociale et économique qui constitue leur but. Il ne s'agit pas là d'une question de forme, mais d'une question essentielle de contenu. Dans la formulation actuelle, redisons-le, les rédacteurs en arrivent à adhérer à la conception de Bordiga, qui donne plus d'importance à la conquête du pouvoir qu'à la formation des Soviets, auxquels il reconnaît pour l'instant une fonction davantage « politique » stricto sensu, plutôt qu'une fonction organique de « transformation économique et sociale ». De même que Bordiga considère que le Soviet intégral ne sera créé que durant la période de la dictature du prolétariat, Gennari, Bombacci, etc., considèrent que seule la conquête du pouvoir (qui prend donc un caractère politique, ce qui nous ramène aux « pouvoirs publics », déjà dépassés) peut donner aux Soviets leur fonction véritable et entière. Selon nous c'est précisément là le point central qui devra conduire, tôt ou tard, à une nouvelle révision du programme voté récemment ».

Selon Tasca, la classe ouvrière peut donc construire les étapes de sa libération avant même d'arracher le pouvoir politique à la bourgeoisie.

Plus loin, Tasca laisse entendre que cette conquête pourra même avoir lieu sans violence, quand le prolétariat aura développé cette œuvre de préparation technique et d'éducation sociale qu'est censée représenter précisément la méthode révolutionnaire concrète préconisée par les camarades de « l'Ordine Nuovo ».

Nous ne nous étendrons pas sur la démonstration du fait que cette conception tend vers celle du réformisme, et s'éloigne des points fondamentaux du marxisme révolutionnaire pour qui la révolution n'est pas déterminée par l'éducation, la culture, la capacité technique du prolétariat, mais par les crises inhérentes au système capitaliste de production.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 299

Tout comme Enrico Leone, Tasca et ses amis surestiment l'apparition dans la révolution russe d'une nouvelle représentation sociale, le Soviet, censé constituer, par la vertu même de sa formation, une solution historique originale de la lutte de classe prolétarienne contre le capital.

Mais les Soviets — fort bien définis par le camarade Zinoviev comme les organisations d'Etat de la classe ouvrière — ne sont rien d'autre que les organes du pouvoir prolétarien qui exercent la dictature révolutionnaire de la classe ouvrière, pivot du système marxiste, dont la première expérience positive fut la Commune de Paris de 1871.

Les Soviets sont la forme, non la cause de la révolution.

• • •

En dehors de cette divergence, un autre point nous sépare des camarades turinois.

Les Soviets, organes d'Etat du prolétariat victorieux, sont bien autre chose que les conseils d'usine, et ces derniers ne constituent pas le premier échelon du système politique soviétique. En réalité, cette équivoque se retrouve dans la déclaration de principe votée à la première assemblée des Commissaires d'atelier des usines turinoises, qui commence ainsi : 

« Les commissaires d'usine sont les seuls et véritables représentants sociaux (économiques et politiques) de toute la classe prolétarienne, parce que élus au suffrage universel par tous les travailleurs sur le lieu même du travail.

Aux divers échelons de leurs constitution, les commissaires représentent l'union de tous les travailleurs telle qu'elle se réalise dans les organismes de production (équipe - atelier - usine - union des usines d'une industrie donnée - union des entreprises de production de l'industrie mécanique et agricole d'un district, d'une province, d'une nation, du monde) dont les conseils et le système des conseils représentent le pouvoir et la direction sociale ».

Cette déclaration est inacceptable, puisque le pouvoir prolétarien se forme directement dans les Soviets municipaux des villes et des campagnes, sans passer par l'intermédiaire des conseils et comités d'usine, ainsi que nous l'avons dit à plusieurs reprises, et comme cela ressort de la claire présentation du système soviétique russe publiée par « l'Ordine Nuovo » lui-même.

Les Conseils d’usine sont des organismes destinés à représenter les intérêts de groupes d’ouvriers pendant la période de la transformation révolutionnaire de la production, et ils représentent non seulement l’aspiration de tel ou tel groupe à se libérer du capitaliste privé par la socialisation de la production, mais également la

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 300

préoccupation sur la manière dont les intérêts de ce groupe se feront valoir lors du processus de socialisation, discipliné par la volonté organisée de toute la collectivité des travailleurs.

Les intérêts des travailleurs, pendant la période où le système capitaliste est stable et ou il ne s’agit que de pousser à des améliorations salariales, ont été représentés par les syndicats de métiers. Ils continuent à exister pendant la période révolutionnaire, et il est naturel qu’ils se confrontent aux conseils d’usine qui surgissent lorsque se rapproche l’abolition du capitalisme privé, comme c’est advenu à Turin.

Ce n’est donc pas une question de principes révolutionnaires que de savoir si les ouvriers non organisés doivent ou non participer aux élections.

Si il est logique que ceux ci y participent, étant donné la nature même des conseils d’usine, il ne sous parait pas logique de mélanger, comme on l’a fait à Turin, les organisations et fonctions des syndicats et des conseils, en imposant aux sections de Turin de la Fédération de la métallurgie d’élire leur propre conseil de direction des assemblées des commissaires d’ateliers.

De toute manière, les rapports entre conseils et syndicats, qui sont les représentants d’intérêts particuliers de groupes d’ouvriers, continueront à être complexes. Nous ne pourrons les harmoniser qu’à une étape très avancée de l’économie communiste, lorsque la possibilité d’opposition entre les intérêts d’un groupe de producteurs et l’intérêt général de la marche de la production sera fortement réduite.

• • •

Ce qu'il nous importe d'établir, c'est que la révolution communiste est conduite et dirigée par une représentation politique de la classe ouvrière, qui, avant le renversement du pouvoir bourgeois, est un parti politique ; ensuite, c'est le réseau du système des Soviets politiques, élus directement par les masses auxquelles on propose de désigner des représentants ayant un programme politique général bien défini, au lieu d'exprimer les intérêts limités d'une catégorie ou d'une usine.

Le système russe est arrangé de façon à former le Soviet municipal d'une ville avec un délégué pour chaque regroupement de prolétaires qui votent pour un seul nom. Mais ces délégués sont proposés aux électeurs par le parti politique, et il en va de même pour les représentants du deuxième et troisième échelon dans les organismes supérieurs du système étatique.

C'est donc toujours un parti politique — le parti communiste — qui sollicite et obtient des électeurs le mandat d'administrer le pouvoir.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 301

Nous ne disons certes pas que les schémas russes doivent être adoptés tels quels partout, mais nous pensons qu il faut tendre à se rapprocher, plus même qu'en Russie, du principe directeur de la représentation révolutionnaire : le dépassement des intérêts égoïstes et particuliers dans l'intérêt collectif.

Peut-il être opportun pour la lutte révolutionnaire de constituer dès à présent les rouages d’une représentation politique de la classe ouvrière ? C’est le problème que nous aborderons dans le prochain article, en discutant du projet élaboré par la direction du parti à ce propos, restant bien clair qu’ainsi qu’on le reconnaît partiellement dans ce projet, cette représentation serait bien autre chose que le système des conseils et comités d’entreprises qui ont commencé à se former à Turin.

IV

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(« Il Soviet », IIIème année, Nr. 5 du 8-2-1920)

Nous croyons avoir suffisamment insisté sur la différence entre Conseils d’usine et Conseils politico-administratifs des ouvriers et paysans. Le Conseil d’usine est la représentation des intérêts des ouvriers limités au cercle restreint d’une entreprise. En régime communiste, c’est le point de départ du système du « contrôle ouvrier » qui représente une partie du système des « Conseils de l’économie » destinés à la direction technique et économique de la production.

Mais les Conseils d’usine n’ont aucune influence sur le système des Soviets politiques, dépositaires du pouvoir prolétarien.

En régime bourgeois, on ne peut donc voir dans le conseil d'usine — pas plus qu'on ne peut le voir dans le syndicat professionnel — un organe pour la conquête du pouvoir politique.

Si on veut y voir un organe tendant à émanciper le prolétariat par une autre voie que celle de la conquête révolutionnaire du pouvoir, on retombe dans l'erreur syndicaliste — et les camarades de « l'Ordine Nuovo » n'ont guère de raisons pour soutenir, dans leur polémique avec « Guerra di Classe », que le mouvement des Conseils d'usine tel qu'ils le théorisent n'est pas en un certain sens du syndicalisme.

Le marxisme se caractérise par la répartition anticipée de la lutte d'émancipation du prolétariat en grandes phases historiques, dans lesquelles les activités politique et économique ont respectivement des poids extrêmement différents lutte pour le pouvoir - exercice du pouvoir (dictature du prolétariat) dans la transformation de l'économie - société sans classes et sans Etat politique.

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Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome II, partie I « 1919 – 1920 ». 302

Vouloir faire coïncider dans la fonction des organes de libération du prolétariat les moments du processus politique avec ceux du processus économique, c'est ajouter foi à cette caricature petite-bourgeoise du marxisme qu'on peut appeler économisme, et qui relève du réformisme et du syndicalisme — et la surestimation du Conseil d'usine n'est qu'une autre incarnation de cette vieille erreur qui rattache le petit-bourgeois Proudhon aux nombreux révisionnistes qui ont cru dépasser Marx.

En régime bourgeois, le Conseil d'usine est donc un représentant des intérêts des ouvriers d'une entreprise, tout comme il le sera en régime communiste. Il surgit lorsque les circonstances l'exigent, à travers les modifications de l'organisation économique prolétarienne. Mais, peut-être encore plus que le syndicat, il prête le flanc aux diversions du réformisme.

La vieille tendance minimaliste à l'arbitrage obligatoire, à l'intéressement des ouvriers aux profits du capital, et donc à leur intervention dans la direction et l'administration de l'usine, pourrait trouver dans les Conseils d'usine une base pour l'élaboration d'une législation sociale anti-révolutionnaire.

C'est ce qui se produit actuellement en Allemagne malgré l'opposition des Indépendants, qui ne contestent cependant pas le principe mais seulement des modalités de cette loi — à l'inverse des communistes, pour qui le régime démocratique ne peut donner vie à un quelconque contrôle du prolétariat sur les fonctions capitalistes.

Il reste donc clair qu'il est insensé de parler de contrôle ouvrier tant que le pouvoir politique n'est pas dans les mains de l'Etat prolétarien, au nom et par la force duquel un tel contrôle pourra être exercé, comme prélude à la socialisation des entreprises et à leur administration par les organes adéquats de la collectivité.

• • •

Les Conseils de travailleurs – ouvriers, paysans et, lorsque c’est le cas, soldats – sont, c’est bien clair, les organes politiques du prolétariat, les bases de l’Etat prolétarien.

Les Conseils locaux de ville et de campagne prennent la place des conseils municipaux du régime bourgeois. Les Soviets provinciaux et régionaux prennent la place des conseils régionaux actuels, à la différence que les premiers sont désignés par des élections de second degré des Soviets locaux. Le Congrès des Soviets d’un Etat et le Comité Exécutif Central se substituent au parlement bourgeois mais sont élus par des élections de troisième et quatrième degré, et non directement.

Il n’est pas question d’insister ici sur les autres différences, dont une des principales est le droit de révocation des délégués par les électeurs à tout moment.

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La nécessité d’avoir un mécanisme facile pour ces révocations fait que les élections ne sont pas des élections de liste mais l’élection d’un délégué par un groupe d’électeurs vivant, si possible, réunis par leurs conditions de travail.

Mais la caractéristique fondamentale de tout le système ne réside pas dans cette modalité, qui n’a pas de vertu miraculeuse, mais dans le critère établissant le droit électoral, actif et passif, aux seuls travailleurs, et le niant aux bourgeois.

En ce qui concerne la formation des Soviets municipaux, on tombe souvent dans deux erreurs.

L'une, c'est de penser que les délégués à ces Soviets doivent être élus par les conseils d'usine ou les comités d'usine (commissions exécutives des commissaires d'ateliers) alors qu'au contraire (c'est volontairement que nous répétons certains points) ces délégués sont élus directement par la masse des électeurs. Cette erreur se retrouve dans le projet de Bombacci pour la constitution des Soviets en Italie au paragraphe 6.

L'autre erreur, c'est de penser que le Soviet est un organisme constitué avec des représentants désignés tout simplement par le Parti socialiste, par les syndicats et les conseils d'entreprise. Les propositions du camarade Ambrosini, par exemple, tombent dans cette erreur.

Une telle méthode peut à la rigueur servir à former rapidement et provisoirement les Soviets, si c'est nécessaire, mais ne correspond pas à leur structure définitive.

En Russie, un petit pourcentage de délégués aux Soviets vient ainsi s’ajouter à ceux élus directement par les prolétaires électeurs.

Mais en réalité, le Parti Communiste et d’autres partis obtiennent leurs représentants en proposant aux électeurs des membres éprouvés de leurs organisations et en agitant face aux électeurs leur programme.

Un Soviet, selon nous, n’est révolutionnaire que lorsque la majorité de ses membres est inscrite au Parti Communiste.

Tout ceci, bien entendu, se réfère à la période de la dictature prolétarienne. Et surgit donc la question : quelle utilité, quelles fonctions, quels caractéristiques doivent avoir les conseils ouvriers, alors qu’existe encore la dictature de la bourgeoisie ?

• • •

En Europe centrale, les Conseils ouvriers coexistent actuellement avec l'Etat démocratique bourgeois, d'autant plus contre-révolutionnaire qu'il est républicain et social-démocrate. Quelle valeur a cette représentation du prolétariat, quand elle n'est

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pas le dépositaire du pouvoir et la base de l'Etat ? Agit-elle au moins comme un organe de lutte efficace pour la réalisation de la dictature prolétarienne ?

Un article du camarade autrichien Otto Maschl 1 dans « Nouvelle Internationale » de Genève répond à cette question.

Il affirme qu'en Autriche les Conseils se sont paralysés eux-mêmes, qu'ils ont abdiqué et remis le pouvoir dans les mains de l'assemblée nationale bourgeoise.

En Allemagne, au contraire, après que, selon Maschl, les majoritaires et les indépendants en soient sortis, ceux-ci devinrent de véritables centres de bataille pour l’émancipation prolétarienne, et Noske dut les écraser pour que la social-démocratie puisse gouverner.

En Autriche, toujours selon Maschl, l’existence des Conseils au milieu de la démocratie, ou plutôt l’existence de la démocratie malgré les conseils, prouve que ces Conseils ouvriers sont loin d’être ce qui, en Russie, s’appelle Soviet. Et il émet des doutes sur la possibilité de surgissement, au moment de la révolution, de Soviets véritablement révolutionnaires, qui deviennent les dépositaires du pouvoir prolétarien, à la place des conseils actuels domestiqués.

• • •

Le programme du Parti approuvé à Bologne déclare que les Soviets doivent être constitués en Italie comme organes de la lutte révo1utionnaire. Le projet Bombacci tend à développer cette proposition de formation des Soviets de façon concrète.

Avant de nous occuper des aspects particuliers, nous discuterons les concepts généraux dont le camarade Bombacci s'est inspiré.

Tout d'abord, nous demandons — et qu'on ne nous traite pas de pédants — un éclaircissement. Dans la phrase : « c'est seulement une institution nationale plus large des Soviets qui pourra canaliser la période actuelle vers la lutte révolutionnaire finale contre le régime bourgeois et sa fausse illusion démocratique : le parlementarisme », faut-il comprendre que le parlementarisme est cette institution plus large, ou cette illusion démocratique ?

Nous craignons que la première interprétation soit à retenir, car elle correspond au chapitre traitant du programme d'action des Soviets, qui est un étrange mélange des fonctions de ceux-ci avec l'activité parlementaire du Parti.

Si c'est sur ce terrain équivoque que les Conseils à constituer doivent agir, il vaut certainement mieux ne rien constituer du tout.

1 « La coexistence des soviets avec le pouvoir étatique bourgeois », reproduit ensuite dans « Il Soviet » du 28-3-1920.

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Que les Soviets servent à élaborer des projets de législation socialiste et révolutionnaire que les députés socialistes proposeront à l'Etat bourgeois, voilà en effet une proposition qui fait la paire avec celle relative au soviétisme communalo-électoraliste de notre D.L. 1.

Pour l'instant, nous nous bornons à rappeler à nos camarades, auteurs de tels projets, une des conclusions de Lénine qui figure dans la déclaration approuvée au Congrès de Moscou : « Il faut rompre avec ceux qui trompent le prolétariat en proclamant qu'il peut réaliser ses conquêtes dans le cadre bourgeois, ou en proposant une combinaison ou une collaboration entre les instruments de domination de la bourgeoisie et les nouveaux organes prolétariens ».

Si les premiers visés sont les sociaux-démocrates — qui ont encore droit de cité dans notre parti — ne faut-il pas reconnaître dans les seconds les maximalistes électoralistes, préoccupés de justifier l'activité parlementaire et municipale par de monstrueux projets pseudo-soviétistes ?

Nos camarades de la fraction qui l'a emporté à Bologne ne voient-ils pas qu'ils sont bien en dehors même de cet électoralisme communiste qu'on pourrait opposer — avec les arguments de Lénine et de certains communistes allemands — à notre irréductible abstentionnisme de principe ?

V

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(Il Soviet, IIIème année, Nr. 7 du 22-2-1920)

Avec cet article nous voulons conclure notre exposé, quitte à reprendre la discussion lors de polémiques avec les camarades qui, sur d’autres journaux, ont effectué des observations sur notre point de vue.

La discussion s’est désormais généralisée à toute la presse socialiste. Ce que nous avons lu de meilleur sont les articles de C. Niccolini sur l’ » Avanti ! », écrits avec une grande clarté et pourvus d’une véritable conception communiste, et avec lesquels nous sommes parfaitement d’accord.

1 A l'occasion des élections municipales, annoncées pour l'automne 1919 puis repoussées astucieusement, la direction maximaliste du PSI s'est livrée à des acrobaties incroyables pour concilier son « évolutionnarisme » avec. . , une campagne électorale municipale. Entre autres perles, Gennari attribue aux conseils municipaux la tâche d'impulser la constitution des Conseils ouvriers et. . . de donner force de loi ( !) à leurs décisions. « Il Soviet » du 18-1, du 25-1 et du 1-2-1920 combat vigoureusement ce déchaînement de crétinisme électoraliste dont on retrouve l'écho chez certains « gauchistes » actuels.

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Les Soviets, les conseils d'ouvriers, paysans (et soldats), sont la forme que prend la représentation du prolétariat dans l'exercice du pouvoir après le renversement de l'Etat capitaliste.

Avant la conquête du pouvoir, quand la bourgeoisie domine encore politiquement, il peut arriver que certaines conditions historiques, qui correspondent probablement à de sérieuses convulsions de l'organisation institutionnelle de l'Etat bourgeois et de la société, provoquent l'apparition des Soviets, et il peut être tout à fait opportun que les communistes poussent et aident à la naissance de ces nouveaux organes du prolétariat.

Il doit cependant rester bien clair que leur formation ne peut pas résulter d'un procédé artificiel ou de l'application d'une recette — et que de toute façon, le fait que les conseils ouvriers, qui seront la forme de la révolution prolétarienne, se soient constitués ne signifie pas que le problème de la révolution ait été résolu, ni même que les conditions infaillibles de la révolution aient été réalisées. Elle peut faillir — nous en donnerons des exemples — même là où les conseils existent, s'ils ne sont pas imprégnés de la conscience politique et historique communiste, condensés, dirais-je, dans le parti politique communiste.

Le problème fondamental de la révolution est donc celui de la tendance du prolétariat à abattre l’Etat bourgeois et à prendre en main le pouvoir. Cette tendance existe dans les vastes masses de la classe ouvrière en tant que résultat direct des rapports économiques d’exploitation par le capital qui détermine, pour le prolétariat, une situation intolérable, et le poussent à dépasser les formes sociales existantes.

Mais le but des communistes est de diriger cette violente réaction des foules et de lui donner une meilleure efficacité. Les communistes – comme le disait déjà le « Manifeste » - connaissent mieux que le reste du prolétariat les conditions de la lutte des classes et de l’émancipation du prolétariat ; la critique qu’ils font de l’histoire et de la constitution de la société leur donnent la possibilité de prévoir avec une assez grande exactitude le développement du processus révolutionnaire. C’est pourquoi les communistes construisent le parti politique de classe qui se propose l’unification des forces prolétariennes, l’organisation du prolétariat en classe dominante à travers la conquête révolutionnaire du pouvoir.

Quand la révolution est proche et que dans la réalité de la vie sociale ses conditions sont mûres, il faut qu'existe un fort parti communiste, qui doit avoir une conscience extrêmement précise des événements qui se préparent.

Les organes révolutionnaires qui, après la chute de la bourgeoisie, exercent le pouvoir prolétarien et représentent les bases de l'Etat révolutionnaire, sont ce qu'ils doivent être dans la mesure où ils sont dirigés par les travailleurs conscients de la nécessité de la dictature de leur classe — c'est-à-dire par les travailleurs communistes.

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Là où cela ne serait pas le cas, ces organes cèderaient le pouvoir conquis et la contre-révolution triompherait.

Voilà pourquoi, si ces organes doivent surgir et si les communistes doivent à un moment donné s'occuper de leur formation, il ne faut pas croire qu'ils constituent un moyen de contourner les positions de la bourgeoisie et de venir à bout facilement, presque automatiquement, de sa résistance et de sa défense du pouvoir.

Les soviets, organes d'Etat du prolétariat victorieux, peuvent-ils être des organes de la lutte révolutionnaire du prolétariat lorsque le capitalisme domine encore dans l'Etat ? Oui, mais au sens qu'ils peuvent constituer, à un certain stade, un terrain adéquat pour la lutte révolutionnaire que mène le parti. Et à ce stade, le parti tend à se constituer ce terrain, ce regroupement de forces.

En sommes-nous, aujourd'hui en Italie, à ce stade de la lutte ?

Nous pensons que nous en sommes très proches, mais qu'il y a un stade préalable qu'il faut dépasser d'abord.

Le parti communiste, qui devrait agir dans les Soviets, n'existe pas encore, Nous ne disons pas que les Soviets l'attendront pour surgir : il pourra se faire que les événements se présentent autrement. Mais alors, un grave danger se dessinera : l'immaturité du parti fera tomber ces organismes dans les mains des réformistes, des complices de la bourgeoisie, des saboteurs ou des falsificateurs de la révolution.

Et alors nous pensons que le problème de constituer en Italie un véritable parti communiste est beaucoup plus urgent que celui de créer les Soviets.

On peut également accepter d'étudier ensemble ces deux problèmes, et poser les conditions pour les affronter ensemble sans retard, mais sans fixer une date schématique pour une inauguration quasi officielle des Soviets en Italie.

Déterminer la formation d'un parti véritablement communiste signifie sélectionner les communistes, les séparer des réformistes et sociaux-démocrates. Certains camarades pensent que la proposition même de former les Soviets peut offrir le terrain de cette sélection. Nous ne le croyons pas — précisément parce que le Soviet n'est pas, d'après nous, un organe révolutionnaire par essence.

De toute façon, si la naissance des soviets doit être une source de clarification politique, nous ne voyons pas comment on pourrait y arriver sur la base d'une entente — comme dans le projet Bombacci — entre réformistes, maximalistes, syndicalistes et anarchistes

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Par contre, le fait de mettre au premier plan de nouveaux organismes anticipant sur les formes futures, tels les conseils d'usine, ou les Soviets, ne pourra jamais créer un mouvement révolutionnaire sain et efficace en Italie ; c'est une tentative aussi illusoire que celle de soustraire l'esprit révolutionnaire au réformisme en le transportant dans les syndicats, considérés comme noyaux de la société future.

Cette sélection, nous ne la réaliserons pas grâce à une nouvelle recette, qui ne fait peur à personne, mais bien par l'abandon des vieilles « recettes », des méthodes pernicieuses et fatales. Pour les raisons bien connues, nous pensons que cette méthode à abandonner, en faisant en sorte qu'avec elle les non-communistes soient éliminés de nos rangs, c'est la méthode électorale — nous ne voyons pas d'autre voie pour la naissance d'un parti communiste digne d'adhérer à Moscou.

Travaillons dans ce sens — en commençant, comme dit très justement Niccolini, par élaborer une conscience, une culture politique parmi les chefs, à travers une étude sérieuse des problèmes de la révolution, non entravée par la bâtarde activité électorale, parlementaire, minimaliste.

Travaillons dans ce sens-là — faisons davantage de propagande pour la conquête du pouvoir, pour la conscience de ce que sera la révolution, de ce que seront ses organes, de l'action véritable des Soviets — et nous aurons véritablement travaillé pour constituer les conseils du prolétariat et conquérir en eux la direction révolutionnaire qui ouvrira les voies lumineuses du communisme.

Thèses sur la constitution des conseils ouvriers proposées par le CC de la fraction communiste abstentionniste du PSI

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(article non présent dans le texte italien, ajouté dans la traduction française parue dans « programme communiste »)

Ces thèses ont été publiées dans « Il Soviet », IIIème année, Nr. 11, du 11-4-1920. Pour voir la complète convergence entre les positions qu'elles expriment et celles des bolcheviks, il suffit de les comparer aux thèses qui seront adoptées quelques mois plus tard par le IIème Congrès de l'IC.

1) Les Soviets ou Conseils d'ouvriers et paysans (et soldats) sont les organes par lesquels la classe ouvrière exerce le pouvoir politique après avoir abattu par la révolution le pouvoir de l'Etat bourgeois et supprimé ses organes représentatifs (parlements, conseils municipaux, etc.). Ils sont les « organes d'Etat » du prolétariat.

2) Les Soviets sont élus exclusivement par les travailleurs, en excluant du droit d'électeur tous ceux qui profitent d'une main-d'œuvre salariée et exploitent les prolétaires d'une façon quelconque. C'est là leur caractéristique essentielle, toutes les

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autres modalités de leur constitution étant tout à fait secondaires. L'exclusion de la classe bourgeoise de toute représentation, même en tant que minorité, dans les organes politiques de la société, c'est-à-dire la « dictature du prolétariat », constitue la condition historique de la lutte politique contre la résistance contre-révolutionnaire bourgeoise, de l'élimination de toute exploitation et de l'organisation de l'économie communiste.

3) Ce processus doit être réalisé par une action collective et centrale du prolétariat, en subordonnant toutes les mesures à adopter à l'intérêt général de la classe et aux destinées finales de tout le processus révolutionnaire. C'est pourquoi, tandis que parmi les groupes particuliers de prolétaires surgissent des organes qui reflètent les intérêts économiques particuliers communs à ces groupes (conseil d'usine, syndicat d'industrie, organisations de consommateurs), toute l'activité de ces organes doit être subordonnée aux directives tracées par le système des Soviets politiques qui, par leur essence et leur constitution, représentent les intérêts généraux.

4) Les Conseils ouvriers surgissent au moment de l'insurrection prolétarienne, mais peuvent aussi surgir dans une situation historique où le pouvoir de la bourgeoisie traverse une crise grave, et où la conscience historique et la tendance à monter à l'assaut du pouvoir se répand dans le prolétariat. Le problème de la révolution ne consiste pas dans la création formelle des Conseils, mais bien dans le passage du pouvoir politique entre leurs mains.

5) L'instrument de la lutte politique de classe du prolétariat est le parti de classe, le parti communiste. Il regroupe ceux qui ont une conscience historique du processus de la crise du capitalisme et de l'émancipation prolétarienne, et sont disposés à sacrifier tout intérêt de groupe ou d'individu à la victoire finale du communisme. Dans la phase historique actuelle, c'est le Parti Communiste qui défend le mot d'ordre « tout le pouvoir aux Conseils ».

Quand les Conseils sont constitués, le Parti Communiste développe son action sur ce terrain, pour conquérir la majorité de leurs mandats et les organes centraux du système des Conseils. Le Parti persévère dans cette action après la conquête du pouvoir, ayant toujours pour objectif de donner une conscience politique et une unité d'intention à l'action prolétarienne, en combattant les égoïsmes et les particularismes.

6) Le Parti Communiste pénètre et conquiert aussi tous les organes économiques prolétariens, dès qu'ils naissent sous la poussée des conditions de vie de groupes et catégories du prolétariat, dans le but de profiter de leurs actions pour élargir leur champ et attirer l'attention des masses sur les objectifs généraux et finaux du communisme.

7) Le Parti Communiste combat toute forme de collaboration et de combinaison des Conseils ouvriers avec les organes du pouvoir bourgeois, en diffusant dans les

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masses la conscience du fait que les premiers ne peuvent prendre leur valeur historique qu'après le renversement violent des seconds.

8) Les nécessités présentes de l'action révolutionnaire en Italie ne consistent pas dans la formation artificielle et bureaucratique des Conseils ouvriers, et encore moins dans un travail voué à l'activité des syndicats et conseils d'usine comme une fin en soi, mais bien dans la constitution d'un Parti Communiste débarrassé des éléments réformistes et opportunistes. Un Parti de cette nature sera toujours prêt à agir ou à intervenir dans les Soviets quand sonnera l'heure vitale, qui n'est plus très éloignée, de leur formation.

9) Avant ce moment historique, une très vaste tâche attend le Parti Communiste en Italie.

Cette tâche consiste dans : 

a) l'étude des problèmes de la révolution et des aspects du processus révolutionnaire, entreprise avec un esprit sérieux et des moyens importants, et la plus large propagande orale et écrite, parmi les masses, des principes et des méthodes qui en découlent ; 

b) le maintien de relations continues et efficaces avec le mouvement communiste dans les autres pays et avec les organes de l'Internationale Communiste ; 

c) l'établissement de contacts assurés avec les masses, et la préparation aux formes d'action et d'organisation indispensables pour la lutte décisive et qui, en plus du dévouement complet des militants à la cause, exigent une préparation tactique spéciale, inconnue dans la vie traditionnelle du Parti Socialiste.

10) Le Parti Communiste ne considère pas comme buts de son action les conquêtes partielles que des groupes prolétariens peuvent réaliser dans le cadre du régime actuel, même pas dans le sens d'une préparation de ses hommes à l'accomplissement futur de tâches techniques après la conquête du pouvoir. Il intervient toutefois dans les agitations de cette nature dans le but de faire la propagande de ses finalités ultimes, et de mettre en évidence les rapports objectifs qui démontrent la nécessité de l'action politique d'ensemble de toute la classe prolétarienne, sur la voie de la révolution, pour l'élimination du régime capitaliste.

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Histoire de la gauche communiste, Tome II, partie I

Notes de bas de page

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J’ai placé ici les notes de bas de page particulièrement longues. Il n’y a qu’à cliquer sur l’appel de note de bas de page pour retourner à l’endroit approprié dans le texte

(p. 72)

1 En vue de la longue polémique que la Fraction communiste soutiendra en janvier-février suivant contre les divers courants maximalistes, on observera que, comme d'habitude, les maximalistes voient, d'un côté (avec raison), dans les Conseils, des organes de lutte politique avant la prise du pouvoir, et d'un autre côté comme des « Conseils économiques » dès à présent, c'est à dire des organisations de transformation économique qui supposeraient la conquête du pouvoir déjà réalisée. Quand aux ordinovistes, on trouve une déclaration significative de Tasca qui avait proposé la version suivante (qui fut acceptée mais non exposée par Gennari) : » [...] lesquels fonctionnent généralement, à l'avance (sous la domination bourgeoise),comme instruments de la violente lutte de libération, etc. », exprimant l'opinion que ces nouvelles organisations ne pourraient être les instruments de cette lutte « si ils ne sont pas précédemment (et non ensuite) des organisations de transformation sociale et économique » (« Ordine Nuovo », 18 octobre), claire formulation de la conception ordinoviste suivant laquelle le prolétariat opère, à travers les conseils, une transformation graduelle de l'ordre économique et social capitaliste avant de s'être assuré du pouvoir.

2 L'adhésion à la Troisième Internationale fut votée lors du Congrès par acclamation, contre notre avis mais aussi, pour des raisons opposées, contre celle de la droite. Une décision d'une telle importance n'aurait pas dû être soumise aux sentiments de l'instant mais être l'objet d'une claire conscience de ce que voulait dire « adhérer ». Mais tout se paie, même pour les maximalistes, et non seulement la droite refusera toute discipline envers les délibérations de l'Internationale, mais la majorité même du Congrès de Bologne reculera, effrayée par les lourdes conséquences de cette décision théâtrale.

(p. 79)

1 Le congrès de la Fédération de la jeunesse italienne se tint par la suite, du 26 au 28 octobre, et ne mérite qu'un bref aparté tant il fût astucieusement orchestré par la majorité électoraliste. La fraction abstentionniste jouissait d'une audience large mais non homogène, et le « Soviet » avait dû

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intervenir non seulement pour s'opposer à l'impatience légitime des jeunes abstentionnistes bolognais, mais encore plus aux tendances anarcho-syndicalistes infiltrées dans les rangs des jeunes de la région des Pouilles. Au Congrès, les responsables maximalistes prirent des positions par trop prévisibles : une célébration démagogique de la Russie et de Lénine à seule fin de ne pas provoquer de réactions des jeunes ouvriers face à la bataille électorale, et une démagogie tout aussi grande dans la proclamation du droit d'appartenance au parti à toutes les fractions ainsi que dans la déclaration d'un abstentionnisme de principe mais d'une défense de l'unité... dans les faits. L'ordre du jour prévoyait : 1) l'expulsion des réformistes du parti (faisant partie de l'extrémisme en parole mise en scène par les dirigeants maximalistes et dont on n'entendra plus parler) ; 2) constitution du Parti communiste d'Italie (dont on ne parla pas non plus ; toutes questions qui auraient fait prendre des risques électoraux !) ; 3) la question du déplacement, expression idiote désignant la tendance voulant éloigner l'« Avanguardia » de Rome (illusion à laquelle adhérèrent les jeunes et solides révolutionnaires de Turin, lesquels, se faisant jouer, renoncèrent au déplacement et laissèrent tout en l'état). Le résultat du Congrès, sur lequel portèrent deux articles de Giuseppe Berti (alors appartenant à la gauche) dans le « Soviet » des 4 et 11 janvier, fut que les jeunes de la tendance révolutionnaires se laissèrent séduire par une déclaration de principe hypocritement unitaire. Le Congrès se termina par un ordre du jour de Terracini sur les Conseils ouvriers et sur l'adhésion à l'Internationale qui, confirmant la confusion générale, recueillit la quasi totalité des votes, paralysant les naïfs turinois partisans du « déplacement » et les abstentionnistes. L'ordre du jour était ainsi formulé : » Le congrès [...] convaincu que l'adhésion à la Troisième Internationale sera effective lorsque le programme maximaliste se réalisera ; retenant qu'à la période de la critique doit s'ensuivre celle de la création ; reconnaissant dans les Conseils d'ouvriers, de paysans et de soldats la forme du pouvoir prolétarien qui doit se substituer au parlementarisme bourgeois ; engage le nouveau C.C. à diriger son activité, spécialement dans son organe fédéral l'« Avanguardia », à la diffusion des moyens pratiques de leur constitution et de leur fonctionnement car la culture révolutionnaire s'acquiert, plus que dans les livres, dans la participation, avec la conscience des buts et des moyens, à ces organismes destinés à réaliser les droits du prolétariat ».

Cet ordre du jour touche un point que nous affronterons dans la suite du volume en indiquant que dès cet instant les directives de notre fraction furent en opposition avec celles des « ordinovistes » turinois. Il est caractéristique d'une pensée qui ne sera pleinement développée que par la suite par Gramsci : croire qu'on doit substituer à la critique et à la théorie une praxis d'« encadrement » organisatif qui, par une vertu quasi magique, ajoutant les ouvriers un par un, les transformera en révolutionnaires, sans besoin de la doctrine du parti mais sans le parti lui-même et sans l'insurrection pour la conquête du pouvoir central. C'est le vieux sophisme syndicaliste-réformiste auquel la gauche marxiste avec Lénine répond depuis ces années que la révolution n'est pas une question de forme d'organisation mais de force politique armée, et ceci en dehors du fait que l'on faisait une confusion totale entre le soviet politique et le conseil d'usine, dernière en date des formes stériles du corporatisme économique. Comme l'écrivit avec justesse Berti  : » Le conseil d'usine fut le bourreau choisis pour étrangler le programme communiste ».

Deux autres points doivent être soulignés. L'organe de notre fraction répondit à la majorité « unitaire » qui prétendait que l'on devait s'occuper « des questions de programme et non de méthodes » que discuter de méthode signifiait justement discuter de la meilleure, de la plus efficace et consciente méthode d'appliquer le programme : prétendre que les jeunes s'occupent exclusivement de l'éducation et de la propagande socialiste en se désintéressant des moyens utilisés par le Parti dans l'action veut dire trancher le lien indispensable entre théorie et praxis.

L'hebdomadaire répond aux jeunes abstentionnistes des Pouilles qui voulaient rompre immédiatement avec le parti pour s'allier aux jeunes anarchistes et anarcho-syndicalistes que : » la révolution ce n'est pas seulement les barricades mais surtout la préparation du nouvel état de chose qui devra succéder aux barricades » ce qui nous sépare nettement des anarchistes et des anarcho-syndicalistes et fait que nous ne pourrons pas ne pas nous retrouver sur des positions opposées.

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Le « Soviet » confirma cependant sa ferme intention de « développer un travail continu de propagande parmi les jeunes socialistes pour défendre toujours plus nos directives ». Alors que les manœuvres lors du congrès et la faiblesse des forces des jeunes de la tendance révolutionnaire permirent à Luigi Polano de représenter au second congrès de Moscou une Fédération de la jeunesse électoraliste, les mois suivant démontrèrent que le courant communiste abstentionniste avait dans la pratique conquis la vivante Fédération de la jeunesse dont la contribution à la scission de Livourne eut un poids déterminant.

(p. 109)

2 Il est vrai que les indépendants jouaient et jouèrent en Allemagne un jeu bien plus infâme, se détachant de la social-démocratie majoritaire durant la guerre à cause de leur froide volonté (parfaitement illustrée par les lettres de Kautsky à Adler) d'empêcher les masses se radicalisant de manière préoccupante de se précipiter dans les bras de ces « sales gosses de Karl et Rosa » ; allant au gouvernement avec ces mêmes réformistes à la chute du régime du Kaiser pour en faciliter le transfert sans douleur vers la république ; s'en séparant de nouveau pour jouer le jeu du « révolutionnarisme » en concurrence avec les spartakistes, quitte à les poignarder dans le dos durant les journées d'« action commune » en janvier et en mars à Berlin puis en avril à Munich. Mais - indépendamment de ce qu'ils feront ensuite - les maximalistes italiens avaient exactement le même bagage idéologique et « phraséologique » que celui des indépendants allemands, et ils saluèrent avec enthousiasme les motions de leurs congrès de mars et de novembre-décembre, tous soutenant - comme nous le verrons plus loin - la même combinaison infecte de verbalisme révolutionnaire et de pratique parlementariste et réformiste.

(p. 121)

1 La question sera approfondie plus loin, au chapitre VIII. Notons simplement ici que, reproduisant un article de Sylvia Pankhurst, représentante de la Socialist Worker's Federation (un des nombreux groupes extrémistes existant en Angleterre), et se félicitant de la concordance de vue sur l'abstentionnisme, « Il Soviet » du 20.X.1919 observait que la classe ouvrière anglaise avait des difficultés à faire sienne la conception - qui était la nôtre comme celle de tous les marxistes - « d'une activité politique qui ne soit pas la politique parlementaire mais le développement d'une activité de classe, ce qui est bien une action typiquement politique ».La suite démontrera que les idées de Sylvia Pankhurst se rapprochaient bien plus de celles de l'« Ordine Nuovo ».

Sylvia Pankhurst, comme Louise Simoneau (toutes les deux quitteront le mouvement communiste en 1920), avaient assisté au congrès de Bologne et participé ensuite à la réunion internationale tenue à Imola le 10 octobre sous l'égide des maximalistes avec également la participation de délégués suisses et autrichiens. Cette platonique réunion, à laquelle était présente la fine fleur de la social-démocratie comme Paul Faure, avait exprimé sa totale adhésion aux principes... qu'ils ne connaissaient pas de la IIIème Internationale, avait chargé le PSI de convoquer une conférence internationale dont aurait du surgir « un comité de coordination de préparation à la dictature [...] qui réalise dans la pratique le sabotage et le boycott des moyens bellicistes mis à disposition par l'Entente aux ennemis de la République des soviet de Russie », et avait également décidé de lancer un manifeste aux travailleurs de tous les pays pour confirmer la rupture avec ceux qui pendant la guerre avaient renié les principes de l'internationalisme et inviter les camarades des différentes nations à travailler pour le détachement de leurs partis respectifs de la IIème Internationale et leur adhésion à la IIIème. Inutile de dire que ni la conférence ni le manifeste ne virent jamais le jour...

(p. 129)

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1 Il avait ajouté que ceci aurait été le signal du démarrage du travail de construction de la nouvelle société : » les travailleurs doivent maintenant réaliser le nouvel ordre social en procédant à l'élection directe, renouvelée régulièrement, des représentants de chaque groupement économique, coordonnés par degré depuis le Conseil de zone jusqu'au Conseil général national des producteurs ». On peut comparer cette position au commentaire de l'« Ordine Nuovo » du 29 novembre, dans lequel on déduit de la victoire électorale que « le processus révolutionnaire est arrivé à une phase décisive » et qu'il est temps , sur l'élan du triomphe... électoral, que les Conseils ouvriers et paysans « deviennent de chair et de sang », c'est à dire « de nouveaux organes du pouvoir ». Quelle interprétation était donnée à ce « pouvoir », nous laissons le lecteur en juger : » Le problème immédiat du Parti socialiste est [...] le problème de la construction d'un appareil d'état qui fonctionne démocratiquement de l'intérieur, c'est à dire garantisse à toutes les tendances anticapitalistes la liberté et la possibilité de devenir des partis de gouvernement prolétarien, et qu'il constitue pour l'extérieur une machine implacable qui broie les organisations du pouvoir industriel et politique du capitalisme ». Les ineffables historien du dernier modèle, type Lepre-Levrero, citent avec un légitime orgueil cette déclaration ou le gradualisme réformiste s'allie au kautskisme qui était étrillé pendant ces mêmes jours par Lénine et Trotsky : on a ici en gestation la doctrine du « gouvernement ouvrier » multiparti à instituer après avoir « conquis » pour moitié le pouvoir, rongeant peu à peu, au sein d'un « appareil d'état » personne ne sait construit comment, les « organes du pouvoir industriel et politique du capitalisme » avec lequel il coexiste « de l'extérieur ». Une telle conception convient parfaitement aux thèses de Moscou de 1972 (ou 1952), mais place au défi de les concilier avec celles de 1920 quiconque n'est pas un historien « objectif » ! Et l'on dit pourtant que dans l'immense tour de Babel idéologique d'alors, nous étions trop... tatillons !

(p. 141)

1 Il est significatif que le 7 février, donc peu après le Conseil national, l'« Ordine Nuovo » procède à la définition des positions générales du groupe turinois sue les Conseils, aux antipodes de la conception léniniste. Nous en reproduisons les points essentiels : 

« 1) La révolution est un mouvement de masse ou n'est pas. La minorité révolutionnaire faillit à son but si elle ne réussit pas à créer un système d'organisations dans lesquels les hommes entrent de manière naturelle [ c'est nous qui soulignons ; il est notoire que pour Gramsci la manière dont l'homme se trouve placé matériellement dans les conflits du travail par la domination du travail mort, c'est à dire du capital, sur le travail vivant, est naturelle !], devenant ainsi une des cellules constitutives de la société nouvelle ; 

2) Le processus révolutionnaire, pour être véritablement un processus de transformation et de création, doit partir de l'intérieur de la vie productive au sein de laquelle doivent naître les organisations de la société communiste ; 

3) Les soviet doivent être des formations de masse reliées étroitement aux organisations structurant la nouvelle libre économie communiste. Ce n'est qu'en se rapprochant de l'économie qu'ils deviendront des organismes vivants et cesseront de n'être que de simples petites communautés politiques ; 

4) Tout mouvement qui tend à éduquer les producteurs à leur propre gouvernement, sur le lieu de travail, et qui se concrétise en une forme permanente, fournit une base réelle et efficace que ne donnent ni les syndicats ni les sections du parti ; 

5) La constitution de Conseils d'usine est donc la première affirmation concrète du mouvement communiste en Italie ».

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Les historiens qui s'escriment à démontrer la similitude de l'ordinovisme et du soi-disant léninisme sont priés de confronter ces cinq thèses non seulement avec les formules du IIème Congrès sur le rôle du parti mais aussi avec le « Que faire ? » de Lénine sur la lutte contre l'économisme. On peut aussi observer qu'à l'utopisme constitutionnaliste des constructeurs de soviet en chambre justement critiqué, l'ordinovisme ne peut opposer que le concrétisme de l'« édification d'une nouvelle société » réalisée sur le moule de la société capitaliste, selon ses unités de production, usine par usine et sans parti politique, par une sorte de génération spontanée. Comme Togliatti l'écrit alors, « est révolutionnaire, sans avoir besoin de se définir comme telle [...] l'organisation qui, surgissant sur le lieu de travail, en contact avec les organes de l'économie patronale, se trouve être naturellement antagoniste au patron et exercer un contrôle sur sa manière d'agir... Il n'y a qu'à laisser la nouvelle organisation se développe... Celle-ci comporte ses propres lois et sera demain la rivale de l'Etat bourgeois ». Si le maximalisme officiel était confusionniste, le groupe de l'« Ordine Nuovo » qui continuait à en faire partie ne brillait pas d'une plus grande clarté et était, si c'est possible, encor plus éloigné du marxisme.

2 L'article est intitulé Le conseil National du Parti.

(p. 200)

1 Il ne s'agit pas là d'une déduction arbitraire, ou d'une déformation de la thèse de Lénine tendant à l'adapter à notre propre courant, qui, en matière de parti « pousse le bolchévisme jusqu'à la caricature » (comme nous l'avons lu avec plaisir sous la plume de certains immédiatistes). On pourra s'en assurer en se reportant aux déclarations très nettes de Lénine, avant tout dans « Que faire ? », mais aussi dans Un pas en avant, deux pas en arrière, où il affirme au paragraphe q) : 

« Les « paroles terribles » de jacobinisme, etc., n'expriment absolument rien, si ce n'est de l'opportunisme. Le Jacobin lié indissolublement à l'organisation du prolétariat conscient désormais de ses intérêts de classe, c'est justement le social-démocrate révolutionnaire. Le Girondin qui soupire après les professeurs et les collégiens, qui redoute la dictature du prolétariat, qui rêve à la valeur absolue des exigences démocratiques, c'est justement l'opportuniste. Seuls les opportunistes peuvent encore, à notre époque, voir un danger dans les organisations conspiratrices, quand l'idée de ramener la lutte politique aux proportions d'un complot a été mille fois réfutée dans les écrits, réfutée et éliminée depuis longtemps par la vie, quand l'importance cardinale de l'agitation politique de masse a été expliquée et rabâchée jusqu'à l'écœurement. Le vrai motif de cette peur de la conspiration, du blanquisme, n'est pas tel ou tel trait du mouvement pratique (comme Bernstein et Cie cherchent depuis longtemps - mais en vain - à le faire croire), mais la timidité girondine de l'intellectuel bourgeois, dont la mentalité perce si souvent chez les actuels sociaux-démocrates ».

Et ce passage de Terrorisme et Communisme où Trotsky répond à Kautsky, qui avait rapproché les bolchéviks, ces « utopistes », des proudhoniens, est aussi lumineux : 

« Kautsky aurait pu nous comparer avec bien plus de raison aux blanquistes adversaires des proudhoniens, aux blanquistes qui saisissaient bien l'importance du pouvoir révolutionnaire et se gardaient bien, en posant la question de sa conquête, de tenir religieusement compte des aspects formels de la démocratie. Mais pour justifier la comparaison des communistes et des blanquistes, il faut ajouter que nous disposons d'une organisation révolutionnaire telle que n'en rêvèrent jamais les blanquistes : les soviets des députés ouvriers et soldats ; que nous avons en notre parti une incomparable organisation politique directrice pourvue d'un programme complet de révolution sociale ; et, enfin, que nos syndicats, marchant avec ensemble sous le drapeau communiste et soutenant sans réserves le gouvernement des Soviets, constituent un puissant appareil de transformation économique ».