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Histoirede l’Égypte moderne

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DU MÊME AUTEUR

Sécurité et coopération militaire en Europe, 1919-1955, ouvragecoordonné par Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, Cahiersd’Histoire de Saint Cyr-Coëtquidan, L’Harmattan, 2005.

L’Échec de la monarchie égyptienne, 1942-1952, Le Caire, Insti-tut français d’archéologie orientale, 2010. Prix Joseph duTeil de l’Académie des sciences morales et politiques 2011.

Les Minorités ethniques, linguistiques et/ou culturelles en situa-tions coloniale et post-coloniale (XVIIIe-XXIe siècle), ouvragedirigé par Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, Samya ElMechat et Éric Gojosso, Poitiers, LGDJ, 2015.

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Anne-Claire de Gayffier-Bonneville

Histoirede l’Égypte moderne

L’éveil d’une nation(XIXe-XXIe siècle)

Inédit

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© Flammarion, 2016ISBN : 978-2-0813-8679-2

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À mes enfants,Lorraine, Blandine,

Jean-Baptiste et Agnès

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Note sur la transcriptiondes mots et noms arabes

Pour ne pas dérouter le lecteur, nous avons choisi delaisser aux chefs d’État (Nasser, Sadate, Moubarak,Mohammed Morsi), aux personnages et aux lieux géo-graphiques les plus connus, tel Le Caire, Alexandrie,Ismaïlia, l’orthographe couramment adoptée dans lesouvrages en langue française.

Pour les mots et noms dont aucune orthographe n’estfamilière au public français, un système de translittéra-tion allégé, plus fidèle, a été préféré. Les accents circon-flexes sur les voyelles a, i et u indiquent une voyellelongue.

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AVANT-PROPOS

Il y a longtemps qu’une histoire générale de l’Égyptecontemporaine n’a été écrite en langue française. L’His-toire de l’Égypte, publiée en 2002 par Bernard Lugan,brosse un bref panorama de l’histoire égyptienne depuisles origines ; deux « Que sais-je ? », L’Égypte moderne dûà Nada Tomiche, et Histoire de l’Égypte moderne écrit parMaxime Chrétien, qui traitent spécifiquement de l’his-toire contemporaine du pays, sont parus respectivementen 1976 et 1950. Plus ambitieux, le dernier volume del’Histoire de la nation égyptienne, sous la direction deGabriel Hanotaux, remonte à 1936 et achève son étudeen 1882.

Une telle lacune est d’autant plus surprenante qu’ilexiste une tradition de curiosité et de sympathie dugrand public français à l’égard de l’Égypte. Cet intérêtreflète les liens nombreux et étroits, plus souvent ami-caux que conflictuels, que la France et l’Égypte ontnoués, malgré leur éloignement, au cours des deux der-niers siècles. C’est pourquoi notre Histoire de l’Égypteraconte également, par petites touches, une histoire fran-çaise de l’Égypte dont nous nous reconnaissons héritière.

Cette relation spéciale débute avec la campagned’Égypte à la fin du XVIIIe siècle. Tandis que les savantsfrançais commencent à exhumer des sables la civilisationde l’ancienne Égypte, les victoires de ses soldats pro-voquent un ébranlement à l’origine de la modernisation

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HISTOIRE DE L’ÉGYPTE MODERNE12

du pays. C’est au lendemain de cet épisode inauguralque nous avons choisi de commencer notre récit. Le14 juillet 1801, les Français vaincus quittent Le Cairesous les yeux du futur gouverneur d’Égypte, MéhémetAli, qui n’est encore qu’un obscur officier macédoniende l’Empire ottoman. Ce moment est un passage detémoin car Méhémet Ali n’aura de cesse, une fois par-venu au pouvoir, de moderniser et de renforcer l’Égypte,en particulier avec l’aide des Français.

Outre les préambules de l’égyptologie et l’élan demodernisation, l’expédition a déposé en terre d’Égypteune troisième semence dont ce livre raconte la germina-tion longue et difficile : les deux derniers siècles de l’his-toire égyptienne peuvent être lus comme la naissanced’une nation. L’Égypte est certes le berceau, dans cemiracle de verdure que le Nil a rendu possible entredésert Libyque et Sinaï, d’un des plus vieux peuples dumonde connus, mais elle est aussi le pays d’une jeunenation, si l’on donne à ce mot la même acception queRenan dans sa célèbre conférence de 1882, à savoir ungroupe humain uni consciemment par sa volonté devivre ensemble et de présider lui-même à son destin.

Méhémet Ali jette les fondements d’un État moderne,à l’instar des pays européens ou de l’Empire ottoman aumême moment. Il reprend le contrôle de la terre et dela fiscalité, impose un monopole sur le commerce. Il meten place un début d’administration qui s’appuie sur lapopulation locale et constitue une armée sur le principede la conscription. À cet effort de transformation desstructures de l’État, la population de la vallée du Nil setrouve ainsi associée. L’Égypte s’organise et conquiertune autonomie de plus en plus grande à l’égard de laSublime Porte. La puissance de l’Égypte est telle qu’àdeux reprises, dans la première moitié du XIXe siècle,l’armée de Méhémet Ali affronte les forces du sultan

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AVANT-PROPOS 13

ottoman et les écrase mais, respectueux du cadre impé-rial, le gouverneur d’Égypte ne réclame pas l’indépen-dance du pays. Il assure uniquement la transmission dupouvoir sur la vallée du Nil au sein de sa famille. PourErnest Renan, cette dimension dynastique est trèsimportante dans la constitution d’une nation : « Il estvrai que la plupart des nations modernes ont été faitespar une famille d’origine féodale, qui a contracté mariageavec le sol et qui a été en quelque sorte un noyau decentralisation ». Dans le cas égyptien, les descendants deMéhémet Ali conserveront le pouvoir jusqu’à la procla-mation de la République en 1953. Le roi Fârûq ayantabdiqué en juillet 1952 en faveur de son tout jeune fils.Bien qu’originaire de Kavala en Macédoine, cette dynas-tie a porté le projet de modernisation du pays et partagél’aspiration grandissante des Égyptiens à s’affranchir dela suzeraineté ottomane, puis à se libérer de la tutelleeuropéenne.

La déposition du khédive Ismâ‘îl par le sultan en 1879et, trois ans plus tard, l’intervention militaire britanniqueviennent interrompre le processus d’accession del’Égypte à la souveraineté. Toutefois, l’installation destroupes britanniques dans la vallée du Nil, le contrôledu pays par des fonctionnaires étrangers et le méprisaffiché par le consul général pour le peuple égyptienfavorisent la diffusion d’un sentiment national danstoutes les couches de la société. Célébré par MustafâKâmil mais également porté par le khédive Abbâs Hilmî,le sentiment de former une communauté, l’« âme »qu’évoque Ernest Renan pour parler de la nation,s’exprime une première fois en 1906 lors du scandalesuscité par la répression brutale des villageois de Dinch-wây. La Première Guerre mondiale, par les sacrifices –plus matériels qu’humains, il est vrai – qu’elle impose àla population, contribue à le réactiver. De 1919 à 1922,

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les Égyptiens se mobilisent derrière le Wafd pour obtenirleur indépendance. La ferveur du sentiment national etla violence de son expression obligent les Britanniques àsatisfaire les demandes de la population.

Mais l’indépendance obtenue n’est que partielle, lesBritanniques restent présents dans de nombreux secteursde l’administration et conservent une force militaireimportante dans la vallée et sur les bords du canal deSuez. Le processus de conquête d’une souverainetéentière se prolonge ainsi jusqu’au-delà de la SecondeGuerre mondiale et fortifie le sentiment national. « Avoirsouffert, joui, espéré ensemble, estimait Ernest Renan,voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes etdes frontières conformes aux idées stratégiques […] oui,la souffrance en commun unit plus que la joie. » Sansdoute, mais la fierté – qui est une sorte de joie – de leurgrandeur passée réunit également les Égyptiens lorsque,en 1922, est découvert le trésor de Toutankhamon.

L’été 1956 constitue, à n’en pas douter, un momentclé de l’histoire égyptienne. L’Égypte, tout à la fois,accède, avec le départ des derniers soldats britanniqueset la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez,à une indépendance complète et fait l’expérience, pourla première fois de son histoire moderne, d’une commu-nion étroite de la nation et du pouvoir. Nasser, à cemoment-là, incarne la nation égyptienne et son refusd’être plus longtemps humiliée, diminuée, dominée.Encore aujourd’hui, un grand nombre d’Égyptienscontinue de voir en Nasser, celui de la seconde moitiédes années 1950, un héros de l’histoire égyptienne, endépit des désillusions et des efforts de ses successeurspour le déconsidérer. Ce n’est pas sans raison que cettefigure est actuellement de nouveau invoquée par un pou-voir en quête de légitimité.

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AVANT-PROPOS 15

Les dernières années de la présidence de Nasser sontmarquées par l’échec du projet arabiste et socialiste.Sadate puis Moubarak empruntent une autre voie, sansparvenir à recréer l’adhésion populaire que Nasser avaitsuscitée : leur vision d’une Égypte arrimée à l’Amériquen’est pas celle des Égyptiens, dans leur majorité. Lasociété ne se reconnaît pas dans ses dirigeants. À lanation égyptienne, il manque un projet qui la souderait.La nation, souligne Renan, n’est pas seulement un « héri-tage de gloire et de regrets à partager », elle est toutautant « dans l’avenir, un même programme à réaliser ».L’élan est retrouvé, place Tahrîr en 2011, lorsque lesÉgyptiens descendent dans la rue pour renverser un pou-voir odieux et usé. Puis, ne sachant que faire de cette« révolution », ils se laissent convaincre par la proposi-tion de Mohammed Morsi, élu président en 2012. Maisc’est vers une Égypte trop exclusivement musulmanequ’il veut conduire le pays, ce qui soulève un vaste mou-vement de protestation.

Le nouveau président Abd al-Fattâh al-Sissî tientdepuis 2014 un discours rassembleur autour de la fiertéd’être égyptien, de la place que le pays doit retrouver surla scène internationale, de l’unité de la nation à laquellemusulmans et coptes appartiennent. Si les Égyptiensapprécient cette rhétorique, la cohésion nationale resteinaboutie en raison de la grande inégalité des conditions.L’étroite classe dirigeante proche du pouvoir, de l’arméeet des milieux d’affaires n’a pas les mêmes préoccupa-tions que la masse de la population dont les conditionsde vie sont extrêmement difficiles. La question sociales’inscrit dès lors comme une urgence pour le nouveaupouvoir.

Spécialiste de l’histoire de l’Égypte du milieu duXXe siècle, et partageant la méfiance de nos pairs pourles histoires générales, nous ne nous sommes pas engagée

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sans scrupule dans le projet d’un livre qui, en embrassantbeaucoup, risque de mal étreindre. L’histoire, même d’unseul pays, sur deux siècles rencontre, surtout lorsque lesujet est aussi frayé, beaucoup d’autres histoires et depoints de vue qu’elle doit rallier, rejeter ou traverser.

Ce travail historiographique est particulièrementimportant pour un livre de synthèse. Mais, comme lacave d’un édifice, on ne le visite pas. Le genre del’ouvrage veut qu’il reste en coulisses pour ne pas nuireà l’intérêt du récit historique. Qu’il nous suffise de direici que nous nous sommes efforcée de ne rester captived’aucune des histoires multiples de l’Égypte, malgré lesséductions que leurs mythes puissants peuvent exercersur l’imagination. Mais, bien que déterminée à résister àleurs chants, nous n’avons pas voulu priver le lecteur duplaisir de les entendre et nous nous sommes fait l’échode beaucoup de ces histoires : rivalité ottomane, mirageeuropéen, orientalisme, fierté impériale britannique,épopée nationale, pharaonisme, rêve panarabiste, socia-lisme arabe, martyrologie islamiste, etc., sans parler deshistoires minoritaires, copte et juive, ou des marges, sou-danaise ou palestinienne.

Les deux derniers siècles de l’histoire égyptienne, quiont donc connu bien des lectures, ont suscité aussid’innombrables travaux historiques, auxquels l’appareilde notes et les indications bibliographiques marquent,bien qu’insuffisamment, notre dette immense, tout en yrenvoyant les lecteurs les plus curieux ou les plus exi-geants. Mais cette imposante stratification n’en constituepas moins un obstacle. Non seulement par son volume,qui excède de beaucoup les capacités, même de simplelecture, d’un individu. Mais aussi parce que ces études,pour satisfaire à l’exigence de précision de la recherchehistorique, découpent en fines lamelles et minutieuxéchantillons l’histoire égyptienne. Or, une histoire

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AVANT-PROPOS 17

générale ne peut évidemment être la somme de cesmonographies, sauf à devenir d’une lecture accablante. Ilnous a semblé que, pour qu’une telle histoire prennevie, il fallait qu’elle s’affranchisse des grandes divisionsuniversitaires entre histoire sociale, politique, écono-mique, culturelle, des mentalités, etc. Si l’histoire poli-tique a constitué le fil directeur chronologique de notreHistoire de l’Égypte, nous nous sommes efforcée del’entrelacer de toutes ces histoires spéciales, dans l’espoir– non pas de faire revivre le passé – mais peut-être, parmoments, d’en créer l’illusion.

Commencé en 2011, dans le climat d’enthousiasmesuscité par la révolution égyptienne, notre travail amarché moins vite que l’Histoire et nous le présentonsau public après que la page révolutionnaire a été tournée.Sans doute pas depuis assez longtemps pour l’écrire avecle recul nécessaire, mais nous n’avons pas voulu manquerà la promesse du titre en quittant trop tôt le lecteur, nisu résister à la tentation de toucher avec lui au rivage etrejoindre brièvement le présent.

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UN CANAL ENTRE DEUX MERS,L’HISTOIRE DE L’ÉGYPTE BOULEVERSÉE

Ce matin du 17 novembre 1869, L’Aigle entreprendle premier voyage le long du canal qui lie dorénavant laMéditerranée à la mer Rouge. Sur le pont, l’impératriceEugénie, extrêmement tendue, surveille la lente progres-sion dans l’étroit chenal, redoutant quelque accrochagequi entacherait l’honneur français. Tous, à bord, ontconscience de la solennité du moment : le canal de Suez,œuvre magistrale dont Ferdinand de Lesseps a eu l’intui-tion quinze ans plus tôt, « risée du monde, avant d’êtredevenue aujourd’hui l’objet de ses plus enthousiastesadmirations », note avec fébrilité Savigny de Moncorpsdans son Journal 1, s’ouvre enfin à la navigation. L’Aigle,superbe corvette à roues de deux mille tonneaux, a prisla tête d’un convoi de quatre-vingts navires quiembarque tous les grands de ce monde, l’impératrice deFrance et l’empereur d’Autriche, le prince royal dePrusse, le prince de Galles, le prince et la princesse desPays-Bas, le khédive Ismâ‘îl, Abd el-Kader… Il s’agit demettre en scène le succès de cette entreprise française :l’idée a germé dans l’esprit des saint-simoniens dès lesannées 1820, reprenant à leur compte un antique projet.Ferdinand de Lesseps a convaincu le gouverneurd’Égypte, Muhammad Saîd pacha, tout juste arrivé aupouvoir, de s’engager dans l’aventure du percement de

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l’isthme. Les épargnants français ont cru en cette utopieet ont osé « investir dans le sable 2 ». Les entreprises fran-çaises de génie civil et les ingénieurs des Ponts-et-Chaus-sées ont mis leur savoir-faire au service de ce chantierpharaonique.

Les cent soixante-deux kilomètres du canal sont, pourl’inauguration, parcourus en trois étapes. Le khédiveIsmâ‘îl, qui a succédé à Muhammad Saîd pacha en 1863,a voulu faire de chaque halte un moment d’éblouisse-ment pour ses hôtes. Le 16 novembre, les festivitésdébutent par une cérémonie religieuse à Port-Saïd, petiteville de 8 000 habitants à cette date, fondée dix ans plustôt sur la Méditerranée, au débouché septentrional dufutur canal. Trois tribunes ont été dressées pour l’occa-sion : au centre le khédive trône, entouré des invités demarque, à gauche se tiennent le Grand Mufti et lesimams, la tribune de droite est destinée à accueillir leclergé chrétien. Après une prière musulmane, le GrandMufti prend la parole, l’évêque d’Alexandrie s’adresse àson tour à la foule réunie avant que ne s’élève un TeDeum et que Mgr Bauer ne s’arroge le temps d’un dis-cours. Cette cérémonie qui associe prières musulmaneset louanges chrétiennes vise à honorer les souverainseuropéens arrivés sur le sol égyptien mais témoigne ausside la liberté nouvelle des chrétiens et de leur participa-tion aux affaires de l’État. En des termes alambiqués,Mgr Bauer rend hommage au khédive pour ces évolu-tions récentes qui touchent les chrétiens d’Égypte : « Per-mettez […] à ma bouche sacerdotale de vous remercier[…] de cette large liberté et de ces dons vraiment royauxaccordés au christianisme, à son culte et à ses œuvres, àses institutions et ses écoles, sur cette terre des pharaons[…]. Pour la première fois depuis douze siècles, la foichrétienne peut élever, en face du croissant, à ciel ouvert,sa voix pour prier, et ses mains pour bénir 3 ». En 1855,

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la taxe qui pesait jusqu’alors sur les gens du Livre, c’est-à-dire les communautés chrétienne et juive en terred’islam, aussi appelées ahl al-dhimma ou dhimmis, a étéabolie. En 1863, le titre de pacha est attribué pour lapremière fois à un chrétien d’origine arménienne en lapersonne de Nubâr qui occupera notamment le poste deministre des Affaires étrangères avant d’être nommé àla présidence de Conseil. Avant lui, Boghos bey Yûsuf,Arménien également, a été ministre des Affaires étran-gères et du Commerce, des Finances, de l’Intérieur etde la Défense, successivement ou simultanément, sous legouvernement de Méhémet Ali, qui eut également pourconseiller financier le copte Mu‘allim Ghali.

Le 17 novembre, après une traversée dont Savigny deMoncorps a laissé un récit émerveillé – « Que c’estcurieux, note-t-il 4, cette traversée des lacs Menzaleh,avec le mirage du désert à gauche et les milliers de fla-mants roses qui dessinent sur l’eau, à droite, de longueslignes colorées ! » –, les navires atteignent à la tombéedu jour Ismaïlia, « petite ville […] improvisée en pleindésert », écrit-il sous le charme de cette bourgade, néeavec le canal, au bord du lac Timsah, au débouché ducanal d’eau douce relié au Nil sans lequel aucuneconstruction, aucun développement n’aurait pu êtreenvisagé dans la région. Le khédive Ismâ‘îl laisse librecours à la fête : ce sont fantasia de bédouins à cheval,démonstration de djerid – javelot à pointe émoussée –,courses de dromadaires… Le soir, tandis que des « der-viches hurleurs et tourneurs 5 » impressionnent ceux quis’aventurent sous leur tente, un bal est donné au palaisdu vice-roi, construit en moins de six mois pour les festi-vités. Malgré la chaleur étouffante et la foule des invités,les convives sont abasourdis par la magnificence du lieuet l’opulence du souper servi tard dans la nuit. En outre,tous peuvent profiter des largesses du khédive ce soir-là :

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des buffets de nourriture et de boissons ont été dressés àtravers toute la ville. Il faut, pour le khédive, qu’il y aitun avant et un après Suez, que l’Europe célèbre la gran-deur retrouvée de l’Égypte. « Jamais, s’exclame Savignyde Moncorps, aucune hospitalité de souverain ne pourrase comparer à la sienne 6. »

Après un mouillage dans les Lacs amers, la flottillegagne Suez le 20 novembre. Comme à Port-Saïd, le spec-tacle des équipages alignés sur les vergues, des pavoisbattant au vent et la canonnade qui signale l’arrivée desnavires laissent un souvenir impérissable à ceux qui setiennent dans le décor grandiose de la rade. Les souve-rains ne s’attardent pas à Suez et gagnent Le Caire entrain, où de nouvelles festivités les attendent. Grandioseest l’impression laissée par cette haie vivante de fellahsqui tiennent des torches allumées le long de l’avenuemenant au palais de Qasr al-Nîl ! Onirique est ce débor-dement de faste et de luxe dans les salons et les galeries !Pour la circonstance, le khédive a également commandéà Giuseppe Verdi un opéra autour de l’intrigue amou-reuse imaginée par l’archéologue français Auguste-Édouard Mariette, directeur du service des Antiquités.Mais Aïda ne put être joué comme prévu et la premièrereprésentation ne sera donnée que le 24 décembre 1871dans le tout nouvel Opéra du Caire.

Le percement du canal de Suez

Inauguré, le canal n’est cependant pas encore ouvert àune navigation normale en raison des ultimes difficultéssurgies, en octobre 1869, de la présence d’un banc degypse au milieu du tracé. Mais l’histoire du percementdu canal de Suez est en elle-même une suite presqueininterrompue d’obstacles matériels, diplomatiques,

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financiers que Ferdinand de Lesseps affronte pendantplus de quinze ans.

Le projet d’un canal dans l’isthme de Suez n’est pasune idée originale de Ferdinand de Lesseps. À l’époquepharaonique, au Moyen Empire, il semblerait que Séso-stris I ait déjà fait réaliser une voie d’eau reliant labranche orientale du Nil aux lacs Amers puis à la merRouge. Plus proche de Lesseps, l’Expédition d’Égyptes’intéresse de près à un projet de canal. Les saint-simo-niens à leur tour étudient l’affaire et fondent une sociétéd’études pour le canal de Suez en 1846. Mais c’est àFerdinand de Lesseps que la charte de concession del’isthme est octroyée par le pacha d’Égypte, MuhammadSaîd, le 30 novembre 1854, après quelques périlleusescavalcades de Lesseps dans le désert qui forcent l’admira-tion de tout le campement. « Les folies en Orient serventautant que la sagesse », résumera Renan en 1885. Ferdi-nand de Lesseps n’est toutefois pas un inconnu pour legouverneur, encore moins quelque vulgaire affairistecomme Nubâr pacha cherchera à le dépeindre dans lesMémoires qu’il écrira entre 1890 et 1894.

Né en 1805 dans une famille de diplomates, il entendparler de l’Égypte dès sa jeunesse : son père y fut envoyécomme Commissaire général par Bonaparte entre 1803et 1804. Mathieu de Lesseps développe des relationsétroites avec Méhémet Ali. À sa suite, Ferdinandembrasse la carrière diplomatique : après Lisbonne etTunis, il est nommé vice-consul à Alexandrie en 1832, àl’âge de vingt-sept ans, puis consul trois ans plus tard.Lesseps « était aimable ; il plut. C’est beaucoup en Occi-dent que de plaire ; c’est tout en Orient 7 ». Le gouver-neur d’Égypte * l’invite à prendre soin de son jeune fils,

* Le sultan nommait le gouverneur d’Égypte, appelé wâlîd’Égypte ou pacha d’Égypte. En 1867, Ismâ‘îl obtint le titre originalde « khédive » qui signifie en persan « seigneur ».

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Muhammad Saîd, en l’initiant notamment au français,au tir et à l’équitation. En 1854, lorsque, à la mort deson neveu Abbâs, Muhammad Saîd devient pachad’Égypte, Lesseps est un familier du maître du pays.

Le firman * de 1854 donne pouvoir à Ferdinand deLesseps de constituer et diriger une Compagnie univer-selle du canal de Suez pour le percement de l’isthme et« l’exploitation d’un passage propre à la grande naviga-tion ». La durée de la concession est, dès ce moment,fixée à 99 ans à partir de l’ouverture du canal, ce quisignifie que la concession aurait dû prendre fin en 1968.La nationalisation de la Compagnie du canal de Suez parNasser, le 26 juillet 1956, n’anticipe que de douze annéesle terme du contrat. Le firman de 1854 prévoit en outreque, d’une part, « le directeur de la compagnie sera tou-jours nommé par le gouvernement égyptien » et, d’autrepart, l’Égypte touchera un droit annuel de 15 % sur lesbénéfices nets de la compagnie. Le reste des bénéficessera partagé selon la règle de 10 % aux fondateurs et75 % à la Compagnie. Si l’Égypte aliène pour 99 ans sesdroits sur le canal, elle peut se croire assurée de toucherune partie des revenus de l’entreprise et de conserver uncertain contrôle sur les évolutions de la Compagnie àtravers la nomination de son directeur. Il ne s’agit doncpas, à l’origine, d’une dépossession de l’Égypte, même siL’Almanach de Gotha fera figurer la Compagnie commeune sorte de principauté, semi-indépendante, enclavéedans le royaume d’Égypte 8. Quant à l’article 9 qui serasource de tensions à la fin des années 1860, il accorde àla Compagnie aussi bien le droit d’exploiter, sans acquitterde taxes, le sol et le sous-sol concédés qu’une franchisedouanière pour les importations nécessaires à l’exploita-tion de la concession. Annexée à la fin du document, une

* Un firman est un édit.

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mention complémentaire – bien compréhensible auregard du statut de l’Égypte dans l’Empire ottoman, pro-vince quelque peu émancipée mais restant rattachée àConstantinople – sera source de multiples complications.Elle dit : « Quant aux travaux relatifs au creusement ducanal de Suez, ils ne seront commencés qu’après l’autori-sation de la Sublime Porte. » Les Britanniques, opposésà ce projet, vont faire pression sur le sultan et le grandvizir pour en empêcher et tout au moins en freiner la réa-lisation.

À peine en possession du précieux document, Ferdi-nand de Lesseps organise un voyage de reconnaissancede l’isthme afin d’établir le tracé du canal. L’ancien offi-cier de marine français, Adolphe Linant de Bellefonds,entré au service de Méhémet Ali en 1831 et devenudirecteur des Travaux publics du gouvernement égyptienet son adjoint, le Français Eugène Mougel, ingénieurspécialiste des travaux hydrauliques, l’accompagnent.L’originalité du projet de Lesseps, mais qui va lui valoirde nombreuses critiques, notamment de la part des saint-simoniens, tient au fait que la voie d’eau doit relier endirect la Méditerranée, depuis le golfe de Peluse, à la merRouge sans être raccordée au Nil. À l’issue de ce périple,80 000 hectares de terrain sont concédés à Lesseps.

En janvier 1856, un second firman vient compléterles premières dispositions : il souligne notamment laneutralité du canal, comme si déjà le pacha d’Égyptepressentait ce que Renan n’hésitera pas à énoncer sansdétour, en 1885, lors du discours de réception de Ferdi-nand de Lesseps à l’Académie : « L’isthme coupé devientun détroit, c’est-à-dire un champ de bataille. Un seulBosphore avait suffi jusqu’ici aux embarras du monde ;vous en avez créé un second, bien plus important quel’autre. […] Vous aurez ainsi marqué la place des grandesbatailles de l’avenir. » L’édit renforce également les droits

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de l’Égypte au sein de la Compagnie par la présence d’undélégué égyptien au siège de l’entreprise. Il exige enfinque les quatre cinquièmes des ouvriers qui serontemployés sur les chantiers soient égyptiens.

La Compagnie universelle du canal maritime de Suezest fondée en 1858. Le capital a été fixé à 200 millionsde francs divisés en 400 000 actions de 500 francs. Lasouscription est ouverte en novembre 1858. Plus de21 000 épargnants français achètent environ207 000 actions, tandis que les banquiers boudent l’opé-ration : seules 369 actions sont acquises par des établisse-ments financiers. L’Europe entière, alertée par lordPalmerston qui dénonce « l’une des plus remarquablestentatives de tromperie qui aient été mises en pratiquedans les temps modernes 9 », n’accorde aucun crédit à ceprojet. Aucun Anglais, Autrichien, Russe, pas même unAméricain ne participe à la souscription et l’Empire otto-man n’acquiert que quelque 46 000 actions. Il reste85 000 actions sans preneur, que le gouverneur d’Égyptedécide d’acheter, en plus de celles déjà réservées, pourque le projet puisse être lancé, augmentant d’autant lapart de l’Égypte dans la Compagnie. La Compagnie estainsi constituée de capitaux français et égyptiens à partpresque égale. Au moment de la constitution de la Com-pagnie du canal, l’Égypte est loin d’être dépouillée desrevenus qu’engendrera le trafic sur la voie d’eau : il doitlui revenir, à la fois comme autorité concédante, en vertudu firman de 1854, et en sa qualité d’actionnaire, envi-ron 49 % des bénéfices nets de la Compagnie. De plus,le siège social étant fixé à Alexandrie, la Compagnie pos-sède la nationalité égyptienne et relève de la juridictionde ce pays. Pourtant, la prédominance du capital français(56 %) et la localisation à Paris, place Vendôme, du siègeadministratif et de la réalité du pouvoir décisionnel fontregarder la Compagnie de Suez comme une « sorte de

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colonisation française 10 », tant par les Égyptiens que parles Britanniques, même lorsque ces derniers aurontacquis 44 % des actions.

Dès 1854, Lesseps doit affronter l’opposition anglaise.Londres vilipende un attrape-nigaud et met en cause lafaisabilité du projet. Mais surtout, Londres redoutel’implantation des Français, via l’entreprise du canal,dans l’espace ottoman : « l’action de la Compagnie »,explique lord Carnavon, secrétaire d’État aux Affairesétrangères, « pourrait fort bien devenir l’action du gou-vernement français 11 ». C’est alors l’époque de l’expan-sion coloniale et si Français et Anglais font parfois frontcommun face à une tierce puissance, comme en 1855 àl’occasion de la guerre de Crimée, ils se surveillent detrès près et défendent par tous les moyens leurs intérêts.Or, l’intérêt majeur des Britanniques se situe dans lesous-continent indien. Londres constate qu’« au moyende ce canal, les Français pourr[ont] envoyer une flottedans les mers d’Orient en cinq semaines, tandis que nousne pourr[ons] le faire en moins de dix 12 » puisque lesnavires anglais doivent emprunter la route du cap deBonne-Espérance. Les Français peuvent ainsi acquérir unavantage stratégique considérable. Les Britanniquesredoutent aussi que la route des Indes ne passe par Suezsi le canal est ouvert, alors qu’ils ne contrôlent pas cetespace. Lord Palmerston, Premier ministre anglais, esttrès clair sur ce point : « Il n’est pas dans notre intérêtqu’il y ait entre la Méditerranée et l’océan Indien unpassage maritime au pouvoir des autres puissances et pasau nôtre 13. » Bien plus, le démantèlement de l’Empireottoman – que le tsar Nicolas Ier n’hésite d’ailleurs pas àqualifier d’« homme malade » en 1853 – risque de se faireen Égypte au bénéfice des Français, même si le Royaume-Uni a essayé, à travers la construction du chemin de ferentre Le Caire et Suez ou le développement d’une ligne

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télégraphique en Égypte qui facilite les communicationsentre Londres et les Indes, de s’implanter dans la valléedu Nil. Les Britanniques voient enfin dans les initiativesdu gouverneur d’Égypte une manœuvre d’émancipation,soutenue par la France, alors qu’eux-mêmes se font lesfervents défenseurs du maintien de l’intégrité del’Empire ottoman. Napoléon III ne s’intéresse pourtantque de loin à cette affaire de canal, bien que Ferdinandde Lesseps soit l’oncle de l’impératrice Eugénie 14, etn’assure, laconiquement, Lesseps de son appui qu’en1859. En définitive, l’accusation de « collusion » de laCompagnie avec « l’impérialisme politique et mili-taire 15 », ici français, constituera un leitmotiv dans l’his-toire de la Compagnie : le thème de la restitution ducanal, intégré au discours nationaliste égyptien dès 1909-1910, conduira à 1956.

Résolument opposés au canal, les Britanniques, par letruchement de leur ambassadeur à Constantinople,pèsent de toute leur influence sur le grand vizir et leGrand Conseil pour empêcher sa réalisation. Quelleironie quand on songe que, dès 1870, ils sont les princi-paux utilisateurs de la voie d’eau ! En mars 1855, legrand vizir met en garde le pacha Muhammad Saîdcontre ce projet trop français : « Je vois avec la plus vivepeine Votre Altesse se jeter dans les bras de la France augouvernement peu fiable en raison de l’instabilité poli-tique de ce pays. La France ne peut rien ni pour nicontre vous, alors que l’Angleterre peut vous faire beau-coup de mal… 16 » La Sublime Porte envisage égalementd’un mauvais œil ce canal qui pourrait aisément êtreconsidéré comme une sorte de frontière naturelle entrel’Égypte et le reste de l’Empire. Le canal peut, en outre,constituer un véritable obstacle à la marche des arméesdu sultan sur la vallée du Nil si le besoin s’en fait sentir.Or, dans un contexte de remise en cause de l’autorité de

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Constantinople, très perceptible dans la partie euro-péenne de l’Empire, il importe non seulement de réaf-firmer les liens de dépendance de l’Égypte à l’égard dusultan mais également d’éviter l’émergence de symbolespropres à être interprétés dans un sens d’autonomie,voire d’indépendance.

Ainsi, en dépit de ses visites renouvelées à la cour dusultan, en 1855, 1856, 1858, Lesseps, toujours empreintd’une extrême courtoisie, ne peut obtenir l’autorisationde lancer les travaux. Sachant que le verrou se trouve àLondres, il multiplie également les séjours en Grande-Bretagne, tentant de convaincre les commerçants et lesindustriels de l’intérêt capital du canal pour qu’à leurtour ils fassent pression sur leur gouvernement. En vain,si bien qu’au bout de trois ans Lesseps décide de se passerde l’accord de la Sublime Porte. Les travaux commencentle 25 avril 1859. Mougel bey en est le directeur général.

Londres et Constantinople s’efforcent de multiplier lesdifficultés et embûches. Un plan est ainsi élaboré quiconsiste à demander au pacha d’Égypte de se rendre àBeyrouth pour y rencontrer le sultan. Là, MuhammadSaîd y aurait été fait prisonnier tandis qu’une escadreanglaise serait allée bloquer le port d’Alexandrie. Mais lavictoire de la France à Solferino en juin 1859 sert lesintérêts du gouverneur, de Lesseps et de la Compagnie.Le 23 juillet, une escadre anglaise mouille bien devantAlexandrie mais n’est accompagnée d’aucune pressiondiplomatique.

Les Britanniques et le grand vizir s’efforcent égale-ment, à plusieurs reprises, de paralyser le chantier ducanal. Une première fois, en 1859, le pacha d’Égyptetente d’apaiser la Porte en convenant avec la Compagnieque les ouvriers égyptiens ne travailleront plus sur lechantier, au moins en principe, et charge cette dernièrede trouver une main-d’œuvre étrangère. Les ouvriers

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viennent de Syrie, du Piémont, de Grèce, d’Espagne, duMaroc et d’Algérie mais ils sont difficiles à fidéliser.Toutefois, en 1862, Muhammad Saîd, constatant la lenteprogression des travaux, décide de mettre les contingentsde fellahs astreints à la corvée au service du creusementdu canal. Le système n’est en réalité pas très efficace : lesfellahs sont réquisitionnés pendant un mois mais, du faitnotamment de la distance entre la vallée du Nil etl’isthme de Suez, ils ne sont guère présents plus dequinze jours sur le chantier. En outre, beaucoupdésertent.

Par ailleurs, leur façon de travailler est parfaitementarchaïque : ils ne savent user ni de la pelle ni de la piocheet se passent de main en main la motte extraite du sol. Aumoment de la nationalisation de la Compagnie du canalde Suez, Nasser justifie son geste par le prix du sang, « centvingt mille Égyptiens […] ont trouvé la mort durant l’exé-cution des travaux 17 ». Le chiffre est exagérément gonflé :les fellahs souffrent sans doute de l’éloignement de leur vil-lage et trouvent dans l’isthme des conditions d’existencerudes mais ils sont payés et nourris. Il y a certes des acci-dents du travail, des maladies, comme le typhus ou lavariole, voire une épidémie de choléra en 1865 mais, dansl’ensemble, les conditions de travail des ouvriers du canalsont très supérieures à celles des entreprises de l’Étatégyptien.

Entre 1862 et 1864, de 12 000 à 22 000 hommessont en permanence présents sur le chantier du canal 18.Celui-ci avance : en février 1862, le canal d’eau doucedérivé du Nil, qui va permettre d’alimenter en eau larégion et de poursuivre les travaux, atteint le lac Timsah,tandis qu’un commencement de canal de quinze mètresde large et deux de profondeur relie déjà Port-Saïd aulac Timsah. Le 18 novembre 1862, à l’ouverture desvannes de la digue, les eaux de la Méditerranée pénètrent

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dans le lac. Mais ces progrès irritent les Britanniques qui,en avril 1863, obtiennent de la Sublime Porte l’envoid’un ultimatum : les travaux doivent être suspendus etne pourront reprendre qu’après l’abolition de la corvée,la reconnaissance de la neutralité du canal et la rétroces-sion des terrains concédés à la Compagnie. Les Britan-niques ont laissé entendre que les ouvriers égyptiens,bien encadrés, rassemblés à l’est du territoire égyptien,peuvent constituer une sorte de réserve de l’armée égyp-tienne que le pacha d’Égypte pourrait, à l’occasion,envoyer conquérir l’espace syrien comme l’avait fait,quelque trente ans plus tôt, Ibrâhîm pacha, fils de Méhé-met Ali. En 1841, sous la pression des puissances euro-péennes, Méhémet Ali avait renoncé à ses possessionssyriennes mais le projet pouvait à nouveau tenter les gou-verneurs d’Égypte. Lesseps doit chercher le soutien etl’arbitrage de Napoléon III et surtout renoncer à la main-d’œuvre de la corvée. C’est peut-être une chance pourle chantier qui s’appuie désormais essentiellement sur lapuissance des machines à vapeur, dragues, grues, excava-teurs et locomotives.

Aux tracas causés par les Britanniques, il faut ajouterles difficultés financières de la Compagnie qui, en 1868,se voit dans l’obligation de lancer un emprunt de100 millions de francs pour poursuivre les travaux. Audébut de l’année 1869, il faut encore trouver 30 millions,ce qui se fait par un arrangement entre le khédiveIsmâ‘îl * et Ferdinand de Lesseps. Entre 1864 et 1869,l’Égypte doit ainsi prendre à sa charge quelque 122 mil-lions de plus, mais, chaque fois, les demandes de Lessepscréent des tensions entre le gouvernement égyptien et laCompagnie. Muhammad Saîd meurt en janvier 1863 etson neveu Ismâ‘îl, qui lui a succédé à la tête de l’Égypte,

* Ismâ‘îl succède à Muhammad Saîd en 1863.

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n’entretient pas les mêmes rapports d’amitié avecLesseps. En outre, ses propres intérêts, habilementdéfendus par Nubâr pacha, le portent à ménager laSublime Porte. La Compagnie a été fondée avec un capi-tal de 200 millions de francs mais le canal aura, au total,coûté 433 millions.

Lesseps affronte également, après la mort de Muham-mad Saîd, l’opposition souterraine de Nubâr pacha,plutôt anglophile, ministre des Affaires étrangèresd’Ismâ‘îl pacha. Ce dernier n’est pas étranger à la machi-nation anglo-turque de 1863 qui débouche sur l’ultima-tum du 6 avril. À nouveau en 1866 puis en 1868, latension monte entre la Compagnie du canal et le gouver-nement égyptien. C’est à partir de ces différends de lafin des années 1860 que l’idée selon laquelle la Compa-gnie du canal de Suez constitue un État dans l’État, dansla mesure où elle refuse de se soumettre à la loi communeet exige un traitement exceptionnel, commence à serépandre. Quatre-vingt-dix ans plus tard, Nasser reprendl’argument pour justifier son coup de force.

Les évolutions de la politique internationale, notam-ment les succès de la France sur le théâtre italien, et lamort en 1865 de lord Palmerston, si hostile au projet decanal, finissent par lever les oppositions de la SublimePorte au percement de la voie d’eau. Constantinopledonne le 19 mars 1866 son « autorisation souveraine àl’exécution du canal ».

Une ultime crise surgit cependant au printemps 1869.Il ne s’agit pas tant du canal que de l’attitude quelque peudésinvolte du khédive d’Égypte, à quelques mois de l’inau-guration de la voie d’eau. Ismâ‘îl pacha est parti à traversl’Europe inviter les puissants de ce monde pour les festivi-tés à venir, et le sultan Abdül-Azîz, bien que cousin ger-main d’Ismâ‘îl, a pris ombrage de cette initiative : lekhédive tend un peu trop à se comporter comme un

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souverain indépendant. En juillet 1869, la situation devassal du khédive d’Égypte à l’égard du sultan est ferme-ment rappelée, et ses prérogatives sont restreintes : Ismâ‘îldoit à l’avenir communiquer chaque année à Constanti-nople le budget de l’Égypte et solliciter une autorisationpour contracter un nouvel emprunt, il ne pourra corres-pondre avec des souverains étrangers que par l’intermé-diaire des représentants de la Porte, son armée sera réduiteà 30 000 hommes, ses commandes militaires de frégates etfusils doivent être annulées. Le mécontentement du sultanse manifeste par son absence – remarquée – aux célébra-tions de l’inauguration du canal. C’est un coup rude pourle khédive Ismâ‘îl qui, en digne continuateur de l’œuvrede Méhémet Ali, s’efforce de « mettre l’Égypte sur un piedde large indépendance 19 ».

Le projet de percement du canal de Suez a été portéenvers et contre tous par Ferdinand de Lesseps auquelest rendu un vibrant hommage posthume en 1899 avecl’érection d’une colossale statue en bronze le représentantdebout, le regard au large, le bras droit largement ouvertpour présenter, avec fierté mais sans ostentation, sonœuvre aux générations futures. Si l’entreprise a bénéficiéde la vigueur du capitalisme français et de l’esprit inven-tif des ingénieurs français, elle témoigne également de lapréoccupation quasi constante des gouverneurs d’Égypte,depuis Méhémet Ali, d’inscrire le pays dans une dyna-mique de modernisation. « Il voulait que l’Égypte “fîtpartie de l’Europe” 20 », écrira le khédive Abbâs Hilmîde son prédécesseur Ismâ‘îl, résumant ainsi la penséemaîtresse de la dynastie. Mais l’ouverture du canalmarque bien plus qu’un pas supplémentaire sur lechemin du progrès pour l’Égypte car, à compter de cejour, les Britanniques ne vont avoir de cesse qu’ilsn’acquièrent le contrôle de cette nouvelle route desIndes.

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I

L’ASCENSION DE MÉHÉMET ALI

Méhémet Ali 1 débarque en Égypte en 1801 avec lecorps expéditionnaire ottoman venu combattre les Fran-çais que l’Expédition d’Égypte, conduite par Bonaparte,a établis sur les bords du Nil en 1798. Âgé probablementd’une trentaine d’années, il est le commandant en secondd’un contingent albanais. Après le départ des Français,la situation politique dans la vallée du Nil reste trèsincertaine : les Ottomans veulent profiter de l’occasionofferte par l’Expédition d’Égypte et l’envoi de soldatsdans la région pour reprendre le contrôle de la provinceet imposer le wâlî * de leur choix, tandis que l’anciennecaste dirigeante locale, organisée autour des beys etmamelouks **, souhaite reconquérir ses prérogatives etsurtout recouvrer l’autonomie qu’elle s’est acquise parrapport au pouvoir central d’Istanbul depuis le milieudu XVIIIe siècle. Méhémet Ali va jouer très habilementde cette compétition politique en s’appuyant sur les oulé-mas, c’est-à-dire des docteurs de la loi coranique, et lesnotables du Caire. Comme son principal concurrent,Alfî bey, bénéficie du soutien britannique, il est conscient

* Gouverneur de province.** Le « mameloukat » est un système de recrutement de l’élite diri-

geante par l’achat d’esclaves caucasiens, éduqués et convertis à l’islam,affranchis puis cooptés par leurs maîtres mais dont l’autorité ne setransmettait pour ainsi dire jamais de père en fils.

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qu’il peut compter sur la bienveillance de la France.Dans ce contexte, Méhémet Ali joue, d’un côté, la cartedu légalisme en soutenant le gouverneur envoyé par laSublime Porte, Khourchid pacha, se faisant de la sorteremarquer et apprécier des autorités de Constantinople,et de l’autre côté, il se présente auprès de la populationcomme un homme intègre et préoccupé de justice, cher-chant à agir dans la concertation plutôt que d’imposerses décisions. « Méhémet Ali était soutenu par le peuplequi l’avait vu faisant lui-même la police au Caire, sou-vent arrêter et punir quelquefois de sa main les soldatsqui se livraient au pillage », raconte Clot bey, remplid’admiration pour le pacha qui lui a donné l’occasion derévéler ses talents de médecin et d’organisateur du Ser-vice de santé égyptien 2. « Plein de déférence envers lescheikhs, il leur faisait part des difficultés de la situationet les forçait ainsi à lui procurer des moyens d’y parer. »Méhémet Ali s’efforce, en somme, d’incarner le chefidéal. Il excelle, en outre, à manipuler les gens, ce quilui permet, le 12 juillet 1805, d’être porté au pouvoir« par la volonté du peuple 3 », exaspéré par les excès deKhourchid pacha, et d’obtenir la confirmation officiellede cette désignation populaire par la Sublime Portequelques semaines plus tard. Cette accession au pouvoirtout à fait exceptionnelle dans l’Empire ottoman, où legouverneur est, de façon générale, préalablement désignépar Constantinople puis imposé au pays par le suzerain,lui vaut, après sa nomination, une autorité particulière.Khourchid pacha, à son départ d’Égypte en octobre1805, prédit qu’il laisse derrière lui « un homme quideviendra le plus formidable rebelle de l’Empire. [Les]sultans n’ont jamais eu de politique aussi retors,d’homme aussi énergique 4 ».

Le firman qui confère le titre de wâlî d’Égypte àMéhémet Ali ne lui assure toutefois pas la jouissance

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tranquille de cette charge. Des adversaires subsistent : lesbeys mamelouks qui n’ont pas renoncé à leur projet etrestent relativement puissants en Haute-Égypte, mêmeaprès la mort du redoutable Alfî bey au début de l’année1807, et les Britanniques qui, obsédés par l’idée d’unretour possible des Français en Égypte et froissés par lessentiments d’amitié empreints d’admiration de MéhémetAli pour la France, ont pris le parti des mamelouks. Sou-cieux d’imposer son autorité sur l’ensemble du territoireégyptien, Méhémet Ali part guerroyer contre ses ennemisdans le sud du pays. Les Anglais débarquent alors destroupes sous le commandement du général Mackenzie-Fraser à Alexandrie, le 17 mars 1807. La ville est rapide-ment soumise et une brigade envoyée sur Rosette.Alexandrie est alors une cité endormie, coupée du payspar le lac Mariout, souffrant du manque d’eau, où moinsde 10 000 habitants végètent repliés sur l’espace péninsu-laire : l’intérêt stratégique est faible. Rosette, enrevanche, où la fameuse pierre qui livra le secret deshiéroglyphes a été découverte par un soldat français en1799, est le principal port du pays depuis la conquêteottomane, fort de 35 000 habitants. Sa situation excep-tionnelle à l’embouchure du bras occidental du Nil enfait le point de contact du trafic fluvial venant du Caireet du trafic maritime de Méditerranée orientale.

À peine informé de l’arrivée des Anglais, Méhémet Aliélabore une ingénieuse combinaison pour romprel’alliance des mamelouks et des Anglais, qui menace dele prendre en tenaille, tout en organisant la résistance surle littoral méditerranéen. D’un côté, il ouvre des négocia-tions avec les mamelouks et obtient qu’ils renoncent,moyennant des concessions territoriales, à l’aide que leuroffrent des chrétiens impies ; de l’autre, il confie à UmarMakram le soin d’organiser la défense de Rosette en fai-sant parvenir des armes et des vivres aux habitants. Le

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stratagème consiste à laisser les Anglais pénétrer dans laville sans rencontrer de résistance et, une fois à l’inté-rieur, à faire pleuvoir sur eux un feu particulièrementnourri. Le plan fonctionne à la perfection : les Égyptiensfont ce jour-là près de 200 morts dans les rangs anglaiset 120 prisonniers. Le général Mackenzie-Fraser décidede réagir et envoie vers Damanhûr un second bataillonqui rencontre les troupes de Méhémet Ali à El-Hammadle 21 avril 1807. Totalement défaites après plus de troisheures de combat, les forces anglaises, réduites des deuxtiers, regagnent Alexandrie puis, après de longues tracta-tions, rembarquent en septembre. Le danger britanniqueest écarté mais Méhémet Ali gardera de cet épisode unesuspicion à l’égard de la Grande-Bretagne. Il lui fait enoutre prendre conscience de l’importance de posséderune flotte assez importante pour assurer la défense descôtes égyptiennes et empêcher un embargo.

Méhémet Ali ne trouve le moyen d’éliminer la menacemamelouke que plusieurs années plus tard, après avoirfait valider par la Sublime Porte que le retour au gouver-nement des mamelouks n’était plus envisageable. Ilconvie les principaux beys mamelouks à la Citadelle, lieude résidence des pachas ottomans, à un banquet donnéen l’honneur de son fils Tûsûn qui s’apprête à partircombattre les wahhabites dans la péninsule Arabique. Lefestin doit sceller la réconciliation des ennemis. Vingt-quatre beys se rendent à l’invitation, en grand apparat,accompagnés de 400 mamelouks. La cérémonie doit seprolonger par un cortège qui, descendant de la Citadelle,franchira Bab al-Azab puis parcourra la ville jusqu’aucamp. « On donn[e] le signal du départ. » Le cheminqu’il s’agit d’emprunter à partir de Bab al-Wastanî est« taillé dans le roc, […], étroit, difficile et escarpé, desangles saillants empêchent deux cavaliers de passer defront dans certains endroits ». C’est en somme le lieu

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idéal pour une embuscade : « Salah Koch [le chef destroupes albanaises], fit fermer la porte et communiqual’ordre du vice-roi d’exterminer tous les mamelouks. »Ce fut un véritable massacre. Les soldats turcs et albanaisouvrent le feu sur les hôtes du wâlî qui « succomb[ent]le sabre à la main maudissant leurs assassins ». Dans lemême temps, Méhémet Ali donne ordre de pourchasserles mamelouks qui ne vivent pas au Caire. Leur sort esttout aussi tragique : ceux qui ne sont pas tués sur placesont envoyés captifs au wâlî. Alors « on les fit mourir àla lueur des flambeaux, leurs têtes exposées et leurs corpsjetés dans le Nil 5 ». Ce 1er mars 1811, Méhémet Ali n’aplus d’adversaire à redouter sur le sol égyptien.

Un personnage complexe

Méhémet Ali est un personnage complexe, parfoisextrêmement dur et dissimulé, comme en témoignel’épisode mamelouk, d’autres fois d’une aménité pleinede charme, notamment pour l’étranger qu’il reçoit. Leprince Hermann von Pückler-Muskau relève ce doubletrait de caractère en 1837 : « En dépit de ses manièresextrêmement affables et de l’expression de bienveillancequi se dégage de ses traits et vous donne l’impression devous trouver devant le plus obligeant, le plus doux detous les monarques, il n’en demeure pas moins que, parmoments, lorsqu’il ne se sait pas observé, son visage laissetransparaître une profonde méfiance 6. » Méhémet Ali al’esprit vif, inventif, très curieux, ce qui séduit les visi-teurs, et pourtant il reste analphabète jusqu’à l’âge dequarante-cinq ans, ce qui fait écrire à l’égyptologue Prissed’Avennes qu’il « mêle les traits d’une ignorance naïveaux observations d’un esprit fin et pénétrant et se montredégagé de tous préjugés 7 ». Son intérêt, toujours en

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éveil, pour ce qui se fait hors d’Égypte en matière écono-mique, militaire ou administrative et ses connaissancesconcrètes dans plusieurs domaines, notamment le com-merce qu’il a pratiqué pendant plusieurs années à Kavala,en Macédoine, comme négociant en tabac avant dedébarquer en Égypte, l’apparentent à un Pierre le Grand,dont il sera l’équivalent égyptien par l’ampleur de sesréformes et l’ambition modernisatrice.

Plutôt bien fait, de stature moyenne, les traits régu-liers, il porte une barbe fournie et soyeuse, d’un blondroux dans sa jeunesse, puis d’une intense blancheur quisouligne la majesté du personnage. Il a les mains fines etsurtout des yeux noisette qui fascinent les visiteurs parleur extraordinaire vivacité. Il est toujours impeccable-ment mis mais sans ostentation. Raymond de VerninacSaint-Maur, commandant du navire chargé de ramenerà Paris l’obélisque de Louxor offert par Méhémet Ali àLouis-Philippe, note « l’élégante simplicité de son cos-tume 8 », en toile bleue, ceinturé d’une étoffe colorée encachemire 9. Il arbore un large turban blanc qu’il troquedans les années 1840 contre un couvre-chef de feutrerouge, ancêtre du tarbouche qui sera porté plus haut surle sommet de la tête. Il adopte également, dans les der-nières années de sa vie, un vêtement plus occidental,longue tunique à brandebourgs, serrée à la taille par uneceinture, portée sur un pantalon droit. Mais il reste atta-ché toute sa vie, même au faîte de sa gloire, à une tenuesobre, sans bijou et sans ornement autre que son sabrecourbe à son côté. Ses demeures ne font pas non plusétalage d’un luxe ostentatoire. S’il acquiert des servicesen porcelaine de Sèvres, de la cristallerie et de l’argente-rie, c’est bien plus pour honorer ses hôtes que par goûtpersonnel. Il a en revanche une passion qui peut sur-prendre chez cet homme au « tempérament sanguin-nerveux 10 », celle du jardinage. Le jardin du palais de

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Qasr al-Nuzha à Chûbra, petite bourgade alors àquelques kilomètres au nord du Caire, sans doute l’undes plus beaux d’Orient, est l’objet des soins attentifs duwâlî qui y acclimate le mandarinier, apporté de Malte,et le dahlia.

Au service du sultan

Élevé au rang de pacha d’Égypte, Méhémet Ali n’endemeure pas moins soumis à l’autorité du sultan, quipeut le destituer ou le muter où bon lui semble. Dès1806 d’ailleurs, Istanbul, pressé par les Anglais, lenomme à Salonique. Méhémet Ali négocie son maintienen Égypte contre une forte somme d’argent, mais n’étantpas en mesure de la verser immédiatement, il envoie sonfils aîné, Ibrâhîm, en gage auprès du sultan. Il y demeureprès d’une année, le temps nécessaire pour rassembler lemontant dû. La tâche de Méhémet Ali est d’autantmoins aisée que la Sublime Porte s’est également attribuéles revenus de Damiette, Rosette et Alexandrie, les prin-cipaux ports de commerce de l’Égypte.

En 1807, le sultan met à nouveau à l’épreuve sonvassal en lui enjoignant d’aller combattre les wahhabitesen Arabie. Le mouvement wahhabite est né de la prédi-cation de Muhammad ibn Abd al-Wahhâb dans lapéninsule Arabique au cours de la seconde moitié duXVIIIe siècle. Il invite les musulmans à revenir à un islamdépouillé de toutes les innovations illégitimes, des super-stitions et des survivances des religions préislamiques. Ilprône le retour à la religion pure des premières généra-tions de croyants, le strict respect du Coran et des cinqpiliers, enfin une morale très rigoureuse. La conversionde Muhammad ibn Sa‘ûd, émir de Dir’iyya, au nord del’actuel Riyâd dans le Najd, à cette lecture de la religion

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musulmane et le pacte qu’il conclut avec le réformateurAbd al-Wahhâb en 1774 donne naissance au premierÉtat saoudien, lequel n’admet d’autre loi que la charî‘a.Les wahhabites étendent progressivement leur influenceen Arabie, d’abord en direction de l’est, pour atteindre,en 1802, le Bas-Irak où le mausolée de l’imam Husaynà Karbala est mis à sac, puis en direction du Hedjaz quiborde la mer Rouge. La Mecque et Médine tombentsuccessivement aux mains des wahhabites en 1803et 1804, remettant en cause la domination ottomane surles lieux saints de l’islam. En outre, Muhammad ibnSa‘ûd fait prononcer la khutba, c’est-à-dire le prêche duvendredi, en son nom, récusant la prétention des Otto-mans à être les protecteurs de l’islam authentique 11.

Méhémet Ali ne souhaite pas s’engager trop tôt àl’extérieur de l’Égypte, fût-ce à la demande du sultan, etne répond à l’appel de Constantinople qu’en 1811. Il apris le temps d’assurer son pouvoir dans la vallée du Nilet de mesurer le bénéfice commercial que la conquête del’Arabie peut procurer à l’Égypte. La domination wahha-bite du littoral de la mer Rouge a bouleversé les routescommerciales et de pèlerinage et l’Égypte commence àen pâtir. Il n’a pas non plus échappé à Méhémet Ali quel’organisation de l’expédition fournit à l’Égypte l’occa-sion de commencer à constituer une flotte : l’arsenal deBûlaq, créé dix ans plus tôt par les Français sur les bordsdu Nil près du Caire, dont il est aujourd’hui un quartier,est remis en activité. En une dizaine de mois, les piècesd’une première flottille de dix-huit bâtiments sortent desateliers et sont envoyées à dos de dromadaire pour êtreassemblées à Suez. En octobre 1811, 8 000 hommes sontprêts à s’embarquer, placés sous le commandement dusecond fils de Méhémet Ali, Tûsûn pacha, tout juste âgéde dix-huit ans.

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La première campagne s’achève en 1813 avec la reprisedes villes saintes et le rétablissement de l’autorité otto-mane sur le littoral de la mer Rouge. En 1815, la guerrecontre les wahhabites reprend : il s’agit de progresser versl’est pour frapper au cœur le pouvoir wahhabite, déstabi-lisé par la mort de Muhammad ibn Sa‘ûd. Cette fois,Méhémet Ali, venu rejoindre son fils en septembre 1813,prend la tête du corps expéditionnaire renforcé de3000 hommes et marche sur Kulakh. Le 10 jan-vier 1815, les soldats de Méhémet Ali, habilementmanœuvrés, écrasent les troupes d’‘Abd Allâh, successeurde Muhammad ibn Sa‘ûd, numériquement supérieuresmais auxquelles fait défaut toute forme d’artillerie. Àcette date, les forces de Méhémet Ali ont déjà acquis uneréputation formidable, pourtant elles n’ont pas encorebénéficié de toute l’attention du wâlî d’Égypte et desprofondes réformes qui vont en faire, quelques annéesplus tard, la première armée du bassin oriental de laMéditerranée.

Ibrâhîm pacha, le fils aîné de Méhémet Ali, achève deréduire les wahhabites, son frère cadet ayant succombé,probablement à la peste, en juillet 1816. Ibrâhîm, auquelavaient été confiées jusqu’alors des tâches essentiellementadministratives et politiques, révèle au cours de cettecampagne, et de celles qui suivent, ses éminentes qualitésde stratège et de général. Il progresse méthodiquement àtravers la péninsule, ne négligeant aucun détail, qu’il sou-doie les chefs de tribus, règle avec soin, malgré son ava-rice légendaire, les fournitures nécessaires à ses quelque6 000 hommes ou veille à l’organisation d’un servicesanitaire pour prévenir les épidémies. Ibrâhîm n’en laissepas moins à plusieurs de ses contemporains le souvenird’un être irascible et violent. Même son secrétaire privé,Nubâr pacha, évoque dans ses Mémoires « ce caractèrede férocité qui lui était propre », mais que l’absorption

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d’alcool, dont Ibrâhîm est coutumier, apaise temporaire-ment, à moins qu’au contraire, si l’on s’en tient autémoignage de Pierre-Nicolas Hamont, administrateurde l’école vétérinaire du Caire, « dans l’ivresse il [soit] àcraindre ». Force de la nature au caractère bien trempé,Ibrâhîm parvient, au printemps 1818, devant Dir’iyyaet, après un siège de cinq mois, obtient la capitulationd’‘Abd Allah, qui est mis à mort à Istanbul en dépit dessuppliques de Méhémet Ali pour obtenir sa grâce. Lesultan récompense Ibrâhîm de ses efforts et de sa loyautéen lui décernant le titre de « pacha de La Mecque », cequi en fait le premier pacha de l’Empire dans l’ordreprotocolaire, et en le nommant gouverneur de Djedda,fonction qu’il conserve jusqu’à la crise de 1839-1840,qui oppose Méhémet Ali à la Sublime Porte.

Quatre ans après la destruction de Dir’iyya, Constanti-nople fait à nouveau appel à Méhémet Ali pour rétablirl’ordre dans l’Empire ottoman. Les Grecs, derrière lepatriarche de Patras, réclament leur indépendance etsecouent le joug ottoman dans les îles Égéennes et lePéloponnèse, autrement appelé Morée depuis le XIIe siècle.En décembre 1821, une assemblée de notables se réunit àÉpidaure et vote une Constitution qui confie l’exécutifà cinq de ses membres. Le 13 janvier 1822, le premier gou-vernement grec proclame, à Missolonghi, l’indépendancede la Grèce.

Devant l’évolution rapide de la situation, le sultanMahmûd II sollicite l’intervention armée du wâlîd’Égypte en Crète. Méhémet Ali dépêche son fils etbrillant chef de guerre, Ibrâhîm pacha, qui débarque surl’île en décembre 1822. En récompense de ses servicesefficaces, quoique terriblement meurtriers, Méhémet Aliobtient l’inclusion de la Crète dans son pachalik. La puis-sance de Méhémet Ali est mise au service de l’Empiremais le sultan commence à redouter qu’elle ne se

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retourne un jour contre lui. Aussi retarde-t-il tant qu’ilpeut le moment d’appeler une nouvelle fois à l’aide legouverneur d’Égypte. Mais, en 1824, les troupes otto-manes ne parviennent pas à prendre le pas sur les insur-gés de Morée et il leur faut du renfort. Le sultan faitmiroiter aux yeux de Méhémet Ali le pachalik de Moréeen sus de celui d’Égypte, de Djedda et de La Canée déjàentre ses mains ou de celles de son fils. Néanmoins, pouraffirmer au moins symboliquement la primauté deConstantinople, il exige qu’Ibrâhîm, qui doit à nouveaucommander les 30 000 soldats égyptiens de ce corpsexpéditionnaire, soit placé sous les ordres des officierssupérieurs ottomans. Rapidement Ibrâhîm s’impose : enquelques mois il contrôle la Morée puis il marche surMissolonghi. L’Europe entière s’est enflammée pour cettepetite bourgade de quelques milliers d’habitants situéesur la rive nord du golfe de Patras, que les Ottomans,désemparés face à tant de résistance, ont déjà assiégée envain à trois reprises. La ville symbole de la lutte des Grecspour leur indépendance ne peut, cette fois, résister auxbombardements auxquels elle est bientôt soumise et aublocus total que lui impose la flotte d’Ibrâhîm. Enavril 1826, Missolonghi tombe, ouvrant la porte de laGrèce centrale et de l’Attique aux forces turco-égyp-tiennes. La révolte des Grecs semble perdue tandis quela renommée d’Ibrâhîm pacha brille d’un tel éclat que lesultan lui confie le commandement de toutes les forcesde la répression à l’automne 1827.

L’élite européenne s’est passionnée pour la révoltegrecque. Lord Byron lui a donné un éclat romantique etune audience internationale, en venant mourir à Misso-longhi en 1824. À sa suite, Chateaubriand, Hugo,Rossini, Delacroix et bien d’autres artistes ont peint ouchanté dans des œuvres remarquables les malheurs de laGrèce. La cause grecque reçoit d’autant plus de soutiens

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qu’étant à la fois celle des chrétiens persécutés et de laLiberté opprimée, elle fédère les opinions les plus variées.Lorsque Dorothea von Benckendorff, la « Sybille diplo-matique de l’Europe », accuse Ibrâhîm pacha de projeterla « “barbarisation” de la Morée », c’est-à-dire la réduc-tion en esclavage de la population grecque et sa déporta-tion vers la vallée du Nil, l’émotion est à son combledans les cénacles et les salons des capitales européennes.Les chancelleries, pour leur part, s’inquiètent de la puis-sance montante tout en rivalisant d’influence auprès despopulations grecques en marche vers l’indépendance. Unmois après la chute d’Athènes, l’Angleterre, la Russie etla France signent, le 6 juillet 1827, le traité de Londresqui prévoit une médiation tripartite pour faire cesser leshostilités, la création d’un État grec autonome dans lecadre de l’Empire ottoman et, dans une clause secrète, lapossibilité d’une intervention en faveur des Grecs en casd’échec. Les amiraux des escadres française, russe et bri-tannique de Méditerranée orientale sont avertis de« prendre les mesures les plus efficaces et les plus expédi-tives pour mettre fin aux hostilités et aux effusions desang » et autorisés à « utiliser tous les moyens […] pourobtenir un armistice immédiat 12 ».

En septembre 1827, la flotte franco-anglo-russe devingt-huit bâtiments, placée sous le commandement del’amiral britannique Edward Codrington, établit unblocus devant la rade de Navarin, à l’extrémité de la côtesud-ouest du Péloponnèse, où la flotte turco-égyptienne,forte de cent douze navires 13, s’est rassemblée avant delancer une attaque contre Hydra, l’une des dernièresplaces fortes contrôlées par les nationalistes grecs. Le20 octobre, les trois amiraux font pénétrer successive-ment leurs vaisseaux dans le chenal qui donne accès àla rade. La flotte turco-égyptienne a été soigneusementdisposée dans les jours précédents en forme de fer à

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cheval en appui sur l’îlot de Khélonaki. Plus nombreuseque celle de ses adversaires, elle comprend cependantmoins de vaisseaux de ligne et ses marins sont moinsaguerris. Une manœuvre mal interprétée en débutd’après-midi, dans une atmosphère très tendue, pro-voque l’embrasement général. La bataille de Navarin,dernière grande bataille de la marine à voile, se déroulequatre heures durant sans répit, avec des canonnades pra-tiquement à bout portant, le vacarme et la fumée desarmes transformant la baie en un véritable enfer. Le« fâcheux malentendu », évoqué par le roi George IVd’Angleterre, envoie par le fonds une soixantaine denavires turco-égyptiens et fait quelque 8 000 mortsparmi les forces ottomano-égyptiennes. Ibrâhîm pacha,qui se trouve en Morée, ne peut que constater le désastrele lendemain.

Bien que privé de renforts, il s’attarde encore quelquetemps dans la péninsule. Le sultan est, peu après, distraitdes affaires grecques par la guerre que les Russes luidéclarent le 28 avril 1828. Les Français et les Anglaiss’efforcent, de leur côté, de trouver un accord avecMéhémet Ali afin qu’il fasse revenir ses troupes de Grèce.Les négociations, qui aboutissent à l’accord du 9 août1828, se déroulent alors directement, sans l’entremise dela Sublime Porte. C’est en définitive, de la part des puis-sances européennes, reconnaître à Méhémet Ali la qualitéde souverain indépendant, bien qu’il ne le soit pas. Cetteattitude consacre le spectaculaire développement quel’Égypte connaît depuis une dizaine d’années sous sonimpulsion. Elle s’est notamment dotée d’une armée effi-cace et d’une marine réputée, jusqu’à la bataille deNavarin, comme la plus puissante de Méditerranéeorientale. Son anéantissement n’est d’ailleurs pas pourdéplaire aux Anglais, même si les Tories déclarèrentpubliquement que c’était une erreur d’avoir détruit la

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flotte d’un État contre lequel la Grande-Bretagne n’étaitpas en guerre.

Cette forme d’admission de l’Égypte au rang de puis-sance moyenne n’est pas sans conséquence : MéhémetAli estime que les pertes humaines – 30 000 morts autotal –, matérielles – la destruction de sa flotte – etfinancières – 20 millions de riyals – supportées parl’Égypte dans cette campagne contre les Grecs méritentune compensation. Puisqu’il faut, sous la pression inter-nationale, quitter la Morée promise au wâlî en 1824,Méhémet Ali demande le pachalik de Damas ou celui deSaint-Jean-d’Acre. Le refus net du sultan irrite profondé-ment Méhémet Ali et Ibrâhîm pacha. L’un et l’autrecependant n’envisagent pas ce camouflet de la mêmefaçon. Pour Ibrâhîm pacha, jeune, plein d’allant, auxqualités militaires indéniables, l’avenir s’inscrit hors ducadre de l’Empire ottoman, dans un nouvel ensemble àla tête duquel se tiendront l’Égypte et sa famille : « Jeporterai mes pas et mon oriflamme partout où j’enten-drai parler l’arabe », indique-t-il, tandis que son pèrereste attaché à l’Empire, conscient de l’urgence desréformes à y mener. Il espère sans doute secrètement quela tâche de les conduire lui sera confiée. Nubâr pachasoupçonnait « qu’il ait eu l’idée d’entrer à Constanti-nople […] et de gouverner l’empire comme maître dupalais ou grand vizir sous un des fils de Mahmoud qu’ilaurait fait proclamer sultan », mais « sa pensée n’alla pasplus loin 14 », précisait Nubâr, récusant le projetd’« empire arabe » que les orientalistes du XIXe sièclen’hésitaient pas à prêter au gouverneur de l’Égypte.

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II

MÉHÉMET ALIET LE GRAND PROJET

DE MODERNISATION DE L’ÉGYPTE

Si Méhémet Ali a pu nourrir de très hautes ambitions,y compris celle d’être grand vizir, c’est au regard des réus-sites de sa politique en Égypte depuis les années 1810.Méhémet Ali « fut un grand réformateur. La transforma-tion de l’Égypte date véritablement de son règne » 1,défend Nubâr pacha, déniant aux Français de l’Expédi-tion d’Égypte ou, plus tard, aux Britanniques installésdans la vallée du Nil toute contribution au développe-ment du pays.

La première préoccupation de Méhémet Ali estd’accroître ses ressources financières. Il a conscience qu’ilne pourra se maintenir dans ses fonctions en pressurantle peuple, les notables et les commerçants étrangerscomme l’ont fait, dans les années précédant sa prise depouvoir, les gouverneurs d’Égypte. La construction d’unÉtat moderne, car telle est son ambition, passe par unefiscalité entièrement refondue, capable de dégager desfonds sans cesse croissants qui permettront de soutenirtoutes les autres réformes envisagées. Le génie de Méhé-met Ali a sans doute été d’envisager, sans prévention, desstructures financières, économiques, militaires, adminis-tratives… en rupture totale avec ce qui existait aupara-vant. Il fait confiance à des étrangers, surtout des

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Français, pour initier et conduire les réformes mais ilprend également lui-même un certain nombre d’initia-tives, notamment dans le domaine financier.

La réforme fiscale de Méhémet Ali passe par unemodification du rapport à la terre. Sous les mame-louks *, la plupart des terres agricoles ont été transfor-mées en waqf **, c’est-à-dire en biens inaliénables dontles revenus sont affectés soit à une fondation pieuse, soità l’entretien des descendants du donataire 2. Les waqf ontcette particularité d’être exempts de tout impôt. Il existepar ailleurs des terres privilégiées, qui, elles aussi, bénéfi-cient d’avantages fiscaux. Il s’agit pour Méhémet Ali debriser ce système pour pouvoir à nouveau percevoir destaxes sur les terres cultivées. En 1808 et 1810, il sup-prime les exemptions fiscales sur les terres qui en bénéfi-cient et confisque les waqf. En 1812, il abolit l’affermagefiscal et fait percevoir l’impôt directement par ses agents.Pour être en mesure de taxer l’ensemble des terres etd’établir un impôt foncier relativement juste, un arpen-tage général des terres cultivées est entrepris en 1813 etmené à bien en huit ans. Dans la même perspective,les premiers recensements sont organisés au milieu desannées 1840.

Comme l’impôt est essentiellement payé en naturedans les campagnes, le Trésor se retrouve donc à la têtede quantités considérables de produits agricoles, maissans numéraire pour payer, notamment, les soldats.Méhémet Ali a l’idée de vendre les surplus agricoles horsd’Égypte. Les Anglais sont les premiers acquéreurs dublé égyptien dans les années 1807-1813 pour assurer la

* La période des sultans mamelouks court de 1254 à 1517, datede la conquête de l’Égypte par les Ottomans.

** Le pluriel de waqf est awqaf mais nous maintiendrons le termede waqf, y compris au pluriel.

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subsistance de leurs troupes engagées contre Napoléonen Espagne. Méhémet Ali entre dans une logique depolitique commerciale spéculative, qui, au début de sonrègne, est particulièrement lucrative étant donné lecontexte international, qu’il s’agisse du blocus continen-tal ou de la guerre russo-turque. Pour garder à l’État lebénéfice exclusif de ces exportations, Méhémet Ali établitprogressivement des monopoles, d’abord sur les grains,en 1812, puis sur tous les produits destinés à l’exporta-tion, riz, fèves, lentilles, oignons… Méhémet Ali vendmême des chevaux pour les officiers britanniques quicombattent en Espagne. Son expérience antérieure dunégoce lui est évidemment fort utile : afin d’éviter leretour à vide des bateaux qui livrent des céréales à Malte,il les fait charger de produits manufacturés qui sontensuite vendus en Égypte avec un bénéfice.

Les revenus dont l’Égypte dispose désormais doiventservir à constituer une armée moderne. Il ne peut y avoird’autonomie pour l’Égypte sans une réelle puissancemilitaire. Le sultan Selîm III s’était engagé à la fin duXVIIIe siècle dans cette voie en créant un nouveau corpsd’infanterie, le nizâm – i djedid, encadré par des officierseuropéens. En 1795, il avait fondé une École du géniemilitaire et tenté de moderniser l’École navale mais lesoppositions intérieures avaient eu raison de ses efforts 3.Méhémet Ali suit son exemple en réformant son arméequi sera instruite, entraînée et encadrée par des officiers,notamment français.

Joseph Sève débarque précisément en Égypte à cemoment-là avec une lettre de recommandation du comtede Ségur. Né en 1788 à Lyon, il a vécu les grandes heuresdes conquêtes napoléoniennes. En octobre 1805, ilprend part à la bataille de Trafalgar, en 1812, il est enRussie, en 1815 à Waterloo. Sa carrière militaire prend finen France avec la Restauration. Il est alors probablement

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lieutenant de cavalerie. S’étant sans succès essayé auxaffaires, désœuvré, il a vent des offres que fait le shah dePerse aux officiers européens en vue de moderniser, luiaussi, son armée, mais c’est vers l’Égypte finalement queson mentor, le comte de Ségur, l’oriente. Méhémet Ali lecharge d’abord d’une mission quasi impossible en Haute-Égypte. Ayant ainsi testé l’homme, il l’engage, à l’instard’autres officiers français, comme instructeur avec legrade de colonel. Joseph Sève est sans doute le plusconnu de ces officiers français qui se mirent au service dupacha d’Égypte. Cela tient-il à la durée particulièrementlongue de son séjour dans la vallée du Nil, de 1820 à samort en 1860, à son rayonnement personnel qui luipermit d’« apprivoiser une jeunesse fort ombrageuse 4 »,à son sens aigu de la stratégie, voire à son audace notam-ment au moment de la bataille de Nizip en 1839 contreles forces ottomanes ou bien à sa conversion en 1824 ?Il passe à la postérité sous le nom de Soliman pacha,trisaïeul de la reine Nazlî, épouse du roi Fu’âd, mère duroi Fârûq.

La première École militaire d’infanterie est créée en1820 au Caire, rapidement déplacée en Haute-Égyptepour cesser d’être l’objet des quolibets et critiques entout genre. Quelques milliers de jeunes mamelouks de lamaison du pacha y sont rompus, par Joseph Sève assistéde Mari, Daumergue, Cadeau, Caisson, à la stricte disci-pline militaire. Pour constituer la troupe de sa nouvellearmée, Méhémet Ali songe un moment à utiliser desSoudanais réduits en esclavage. Mais c’est reproduire là,à terme, le système du mameloukat, avec tous sesdéfauts. En outre, les effectifs de Soudanais sont insuffi-sants. Méhémet Ali veut une armée bien plus étoffée. En1823, la décision est prise d’enrôler les fellahs égyptiens,de constituer en quelque sorte une « armée nationale »au sens d’une armée d’autochtones. C’est une vraie

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révolution puisque, depuis des siècles, les Égyptiensn’ont pour ainsi dire jamais été associés à la vie adminis-trative, politique ou militaire du pays. Ils ont été gouver-nés, contrôlés, défendus par des gens extérieurs à la valléedu Nil. Cette rupture fondamentale dans le domainemilitaire se retrouve également dans l’administration quin’emploie plus exclusivement des personnels étrangers,mais intègre aussi des Égyptiens, à l’exception des chré-tiens, exclus des services civil et militaire 5. Bien queMéhémet Ali ait été originaire de Macédoine et qu’il soitturcophone, il s’amorce sous son règne un processus trèslent de réappropriation, par les Égyptiens, des structuresd’autorité de leur pays. L’arrivée au pouvoir pour la pre-mière fois en 1956 d’un chef d’État égyptien, non seule-ment par la langue mais également par les origines, ensera l’aboutissement.

Le système de la conscription permet de constituerrapidement une armée fort importante : de 8 000 fantas-sins en 1823, l’infanterie passe à 30 000 hommes en1825 et au faîte de sa puissance, en 1830, à plus de76 000. À cette date, les forces égyptiennes comptentjusqu’à 100 000 hommes dans les troupes régulières etautant dans les troupes irrégulières, pour un pays de3 millions et demi d’habitants 6. Méhémet Ali peut seféliciter de son choix, le fellah égyptien se révèle par-ticulièrement docile, endurant et courageux. Laconscription est cependant très mal vécue par les paysansqui lui résistent par tous les moyens, souvent la fuite,parfois l’insurrection, ou encore par l’automutilation,qu’il s’agisse de se crever un œil pour ne plus pouvoirviser, de se couper l’index de la main droite pour êtredans l’incapacité d’utiliser un fusil ou de s’arracher lesincisives, ce qui rend incapable de déchirer l’enveloppedes cartouches. Du point de vue du soldat, l’armée estune prison 7 dont on ne sort pas. On y entre d’ailleurs

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les mains liées, emmenés en longs cortèges étroitementsurveillés jusqu’à la caserne. La situation évolue cepen-dant quelque peu : en 1835, la durée du service militaireest limitée à quinze ans.

Méhémet Ali a besoin d’encadrer tous ces soldats etde les former : les Français sont sollicités pour cettedouble tâche. En 1824, Charles X laisse la mission Boyerpartir pour l’Égypte. Elle dispense la formation de baseà plusieurs régiments et s’attache, également, à compléterle système d’écoles militaires calqué sur le modèle fran-çais. Outre l’école d’infanterie, une première école prépa-ratoire a été instituée en 1821, dispensant unenseignement initial à des adolescents destinés à la car-rière militaire. En 1829, l’école d’artillerie vient étofferle réseau d’écoles d’application qu’il s’agit d’établir(infanterie, artillerie, cavalerie, génie et même musiquemilitaire pendant une quinzaine d’années). L’édifice estcouronné dès 1825 par une école d’état-major, chargéede former les aides de camp du haut commandement.Le baron de Boislecomte, diplomate français en missionau Proche-Orient, juge en ces termes, en 1833, l’ensei-gnement dispensé dans ces institutions : « L’instructionque l’on y donne est généralement très superficielle. Detout ce que l’on accumule dans ces esprits légers et peuréfléchis, je doute qu’il reste beaucoup de choses, mais lepeu qui restera sera déjà un grand avantage […] 8. »

La mission Boyer est par ailleurs chargée de la réorga-nisation de l’arsenal et du développement des manufac-tures d’armes. Il n’est pas concevable que l’Égypte restedépendante de l’extérieur pour la fabrication de sonarmement et la confection de son équipement. Les résul-tats sont, dans ce domaine, tout à fait exceptionnels :la fonderie produit canons, mortiers et obusiers et lesmanufactures d’armes sont capables, vers 1830, demonter 650 fusils par mois.

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Méhémet Ali a été très tôt sensibilisé à la question dela marine. À la fin de l’année 1824, le général de Livron,membre de la mission Boyer, se voit confier la tâched’aller commander en France les premiers navires deguerre dignes de ce nom de la future marine égyptienneet de recruter « quelques officiers de la Marine royaleayant les connaissances nécessaires pour former enÉgypte une école théorique et pratique 9 ». Le désastrede Navarin n’entame pas l’élan du gouverneur. Bien aucontraire, il envisage non seulement de relever sa flottemais de faire fabriquer, en Égypte même, les nouveauxbâtiments. Il sollicite le sous-ingénieur à la direction desconstructions navales de Toulon, Lefébure de Cérisy, quiavait surveillé en 1825-1826 la construction des deuxfrégates, L’Armide et le Scipion, commandées par Livron,pour développer à Alexandrie un arsenal de marine : « Jeveux que vous me peupliez ce port de vaisseaux.Construisez-moi un arsenal qui rivalise avec vos beauxarsenaux de France, d’Italie et d’Angleterre, enjointMéhémet Ali à Lefébure de Cérisy. L’argent ne manquerapas, les hommes non plus et je vous donne un pouvoirabsolu et illimité d’agir et de commander 10. » Le Fran-çais fait bon usage de cette autorité : il trace les plansdes nouveaux chantiers navals d’Alexandrie, surveille lestravaux et assure durant les sept années de son séjour enÉgypte la construction de treize navires importants.

L’Égypte tout entière est transformée avec MéhémetAli en un vaste chantier. La physionomie d’Alexandrieest modifiée par la création de l’arsenal de marine, etaussi dès 1810, par la levée de l’interdit qui défendaitl’entrée du Vieux Port aux navires chrétiens, provoquantune arrivée massive de commerçants méditerranéens,Grecs, Maltais, Italiens, Français, chrétiens du Levant…Surtout, la création du canal Mahmûdiyya, entre 1817et 1820, en arrière de la ville parallèlement au lac

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Mariout, est déterminante dans l’éveil de la « citéengourdie 11 ». Ce chantier colossal qui emploie400 000 hommes est aussi terriblement meurtrierpuisque, outre une épidémie de peste, il faut déplorerprès de 7 000 morts durant l’hiver 1818-1819. Lancépour désenclaver Alexandrie et permettre le rattachementde la ville au reste de l’Égypte, il doit en outre assurerl’approvisionnement en eau potable sans lequel aucundéveloppement n’est possible. Une troisième raison, laplus importante peut-être, a dicté la décision de creuserle canal : il s’agit d’accroître la superficie cultivable del’Égypte le long de la voie d’eau navigable. Cent millefeddan * sont ainsi gagnés à la culture tandis que la villed’Alexandrie s’épanouit pour devenir, à partir des années1820, la « seconde capitale » d’Égypte, préférée au Cairedurant les mois d’été « à cause de ses brises de mer quirègnent sans interruption 12 ».

Clot bey, médecin personnel de Méhémet Ali, estimeà 60 000 habitants la population totale d’Alexandrie à lafin des années 1830, dont un tiers constitué des marinset des ouvriers de l’Arsenal 13. À la mort de MéhémetAli, la cité doit avoisiner les 100 000 habitants 14. Unefièvre bâtisseuse s’en est emparée : sur la presqu’île dePharos, non loin du phare, Méhémet Ali fait construirele palais de Ras al-Tin « sur le plan du sérail de Constan-tinople 15 », tandis que la petite communauté euro-péenne, qui ne représente encore que 4 % de lapopulation totale d’Alexandrie en 1848, commence àélever, autour de la place des Consuls, le quartier d’al-Manchiyya « avec ses rues larges, droites, très solidementpavées en partie, bordées de maisons en pierres […] par-fois élégantes 16 », ce qui faisait dire au baron de Boisle-comte en 1833 que « si l’on trouve à cette ville un

* Un feddan est une unité de mesure qui vaut 4 200 m².

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caractère oriental, lorsque pour la première fois l’onarrive en Égypte, elle a entièrement l’air d’une villed’Europe pour quiconque arrive du Caire 17 ». La colonieeuropéenne continuera à croître dans la seconde moitiédu XIXe siècle, l’Égypte devenant l’un des champs privilé-giés des investissements européens après la suppressiondu système des monopoles imposée par la Sublime Portesous la pression britannique et l’autorisation accordéeaux commerçants étrangers d’opérer à l’intérieur mêmedu pays 18.

Au Caire également, Méhémet Ali lance de grandschantiers, qui ne modifient pas sensiblement l’aspect dela ville à la différence de ceux entrepris par le khédiveIsmâ‘îl quelques années plus tard, mais qui préparent lacroissance future de la capitale : il fait niveler les collinesde décombres qui entourent la ville au nord et au sud età l’inverse fait procéder à des travaux de remblaiementdes dépressions. Il assèche les étangs à l’ouest, ce qui rendpossible l’aménagement du jardin de l’Azbakiyya, en bor-dure duquel seront construits l’Opéra, en 1869, et vingtans plus tôt, les premiers hôtels dont le célébrissime hôtelShepheard, lieu de séjour de Théophile Gautier notam-ment, source d’inspiration pour Agatha Christie, détruitfinalement par les flammes lors de l’incendie du Caire le26 janvier 1952, à la veille du coup d’État des Officierslibres. C’est surtout à la Citadelle, imposante forteresseédifiée par Saladin, lieu de pouvoir par excellence depuisles sultans mamelouks, que se rencontre l’empreintearchitecturale de Méhémet Ali. Il ne se contente pas defaire détruire les constructions mameloukes, qui lui rap-pellent sans doute de mauvais souvenirs, et de les rempla-cer par un harem, des locaux militaires et un majestueuxpalais à l’ordonnance versaillaise 19, précédé d’une largeesplanade et offrant encore aujourd’hui un des meilleurspoints de vue sur Le Caire. À cet endroit, Chateaubriand

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s’enchantait déjà du « vaste tableau que présentaient auloin le Nil, les campagnes, le désert et les pyramides.Nous avions l’air de toucher à ces dernières, quoiquenous fussions éloignés de quatre lieues 20 ». Bien plus,Méhémet Ali laisse dans le paysage du Caire une marqueincontournable : la grande mosquée de style ottoman,inspirée de la mosquée bleue d’Istanbul, qui domine lavieille ville. Elle est surmontée d’une large coupole,flanquée de quatre demi-coupoles et de deux minarets« sveltes, hardis comme des mâts 21 ». La petite tourcarrée qui surmonte la galerie nord-ouest de la courtémoigne encore des bonnes relations qu’entretenaientMéhémet Ali et les souverains français : l’horloge, quijamais ne marcha, est un présent de Louis-Philippe aupacha d’Égypte, après le don de l’obélisque qui trônedepuis l’automne 1835 place de la Concorde à Paris.L’architecte français Pascal Coste avait proposé un bâti-ment de style néo-mamelouk pour abriter la dépouillede Méhémet Ali mais le projet n’avait pas convaincu. Sicertains déplorent encore aujourd’hui cette constructionsi éloignée du style dominant en Égypte, « cette énormeturquerie, si lourde, si nulle auprès des ravissantes créa-tions de l’ancienne architecture arabe 22 », elle n’en estpas moins emblématique du Caire, voire de l’Égypte,gravée jusque sur les pièces de monnaie et imprimée surles billets de vingt livres.

Hors des villes, les travaux sont plus gigantesquesencore : il s’agit de répandre, de manière cohérente aucœur des campagnes égyptiennes, l’eau bienfaitrice duNil, qui connaît encore à cette époque une période decrue annuelle, et de gagner à la culture des terres jus-qu’alors désertiques. Le service des irrigations, créé àcette intention, est chargé de réguler le fleuve par l’endi-guement de ses berges, mais surtout d’élaborer un sys-tème performant de digues, de canaux et de bassins dont

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le remplissage doit se faire de manière rationnelle, duplus éloigné au plus proche de la prise et d’aval en amontde la vallée, afin de tirer le meilleur parti possible de lamontée des eaux. Le maillage actuel de canaux et debassins dans la vallée du Nil date de la première moitiédu XIXe siècle 23. Sa création permit en vingt ans de dou-bler la surface cultivée.

Si l’on fait appel, dans ce domaine également, à desFrançais pour encadrer les travaux, il est nécessaire de dis-poser en Égypte même d’un personnel qualifié, capable degérer la complexe mécanique en train de s’élaborer. Desécoles spécialisées sont créées pour former des ingénieurs,des techniciens, des gestionnaires. Il leur faut des élèvesmais également des enseignants spécialistes des différentesmatières. Le cursus que propose l’institution religieuse etéducative d’Al-Azhar ne peut plus suffire. Méhémet Alienvoie des missions de jeunes Égyptiens se former enEurope. La première part en Italie en 1809, Paris enaccueille d’autres, chaperonnées par Edme-FrançoisJomard, géographe qui a participé à l’Expéditiond’Égypte. La plus célèbre est assurément celle dont Rifâ‘aal-Tahtâwî, imam, c’est-à-dire guide spirituel, du petitgroupe de quarante-trois jeunes Égyptiens arrivés à Parispour cinq ans le 15 mai 1826, laissa une relation devoyage, L’Or de Paris, première description d’un payseuropéen et « longtemps la seule du genre à la disposi-tion des lecteurs arabes 24 ». « Le fruit de ce voyage sera– si Dieu le Très Haut [le] veut – la diffusion de cessciences et de ces arts 25 », confie Tahtâwî en introduc-tion de son récit, avant de conclure : « Nous n’avonsvoulu, en effet, qu’exhorter nos compatriotes à importerde quoi acquérir force, puissance et qualifications, leurpermettant de dicter leurs volontés à ces peuples [d’Occi-dent] 26 ». De retour en Égypte, Tahtâwî crée l’École detraduction du Caire. Avec l’imprimerie installée à Bûlaq

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dès 1822, l’idée maîtresse est de permettre la diffusiondes connaissances scientifiques européennes auprès desÉgyptiens. Si des efforts sont indéniablement déployéspour former une petite minorité d’Égyptiens, car il nes’agit point alors de mettre en place un système publicd’enseignement général, il n’en demeure pas moins quecet enseignement reste très dépendant des étrangers quiviennent séjourner en Égypte et de la qualité des traduc-tions assurées par les interprètes.

Méhémet Ali tente aussi d’implanter des industriesmodernes pour répondre aux besoins de l’armée, notam-ment dans le secteur textile en produisant des uniformes,des couvertures, des toiles de tentes… Mais le secteurmanufacturier ne parvient à atteindre qu’un niveaumodeste, employant environ 4 % de la population dansles années 1838-1840, avant de s’effondrer dans les der-nières années de la vie de Méhémet Ali. Pourtantl’Égypte vient d’acclimater sur son sol une plante, lecoton à longues fibres lisses, qui aurait pu faire la richessed’une industrie textile locale, mais qui, en définitive,assura la fortune des manufacturiers de Manchester, aux-quels l’Égypte sera, à terme, réduite à fournir la matièrepremière. La découverte de cette variété de coton que lesÉgyptiens doivent à Louis-Alexis Jumel serait l’heureuxfruit du hasard : « Vers 1820, explique Nubâr pacha, underviche de retour du Soudan laissa à Maho-bey, un descompagnons de Mohammed Aly, en souvenir de l’hospi-talité qu’il en avait reçue, quelques graines qu’il avaitrapportées de ses voyages. Maho-bey, en vrai Turc ama-teur de jardinage, les planta dans son jardin […] ; ellesgermèrent et, cinq ou six mois après, donnèrent une fibreque Jumel, un Français au service de Mohammed Aly,reconnut pour du coton de qualité supérieure 27. »

Au panthéon des grandes découvertes faites en Égyptedans la première moitié du XIXe siècle, il ne faudrait

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surtout pas oublier le déchiffrage des hiéroglyphes,même s’il ne doit rien au pacha d’Égypte. L’écriture del’ancienne Égypte, dont Jean-François Champollionretrouve la clef perdue le 14 septembre 1822, est,explique-t-il plus tard, « une écriture tout à la fois figu-rative, symbolique et phonétique dans un même texte,une même phrase, je dirais presque dans le mêmemot 28 ». Six ans après sa découverte, Champolliondébarque en Égypte, on peut imaginer avec quel enthou-siasme. Pourtant, de son voyage en Haute-Égypte, ilrevient alarmé par les dégradations que les Égyptiensaussi bien que les Européens font subir aux monumentspharaoniques. Il presse le pacha d’agir pour préserver cesrichesses de l’humanité : « L’Europe entière sera recon-naissante des mesures actives que Son Altesse voudrabien prendre pour assurer la conservation des temples,des palais, des tombeaux et de tous les genres de monu-ments qui attestent encore de la puissance et de la gran-deur de l’Égypte ancienne, et sont en même temps lesplus beaux ornements de l’Égypte moderne 29. » Néan-moins Champollion, à l’instar de ses contemporains, seratenté par la perspective de voir quelques pièces remar-quables transportées en France : c’est lui qui a l’idée dutransfert à Paris de l’obélisque de Ramsès II du templede Louxor, même s’il ne vécut pas assez pour en voirl’érection sur la place de la Concorde. En 1829, il écritde Haute-Égypte au consul français : « Si l’on doit voirun obélisque à Paris que ce soit un des deux deLouxor 30. » Il faut attendre quelques années encoreavant que le souhait de préservation des monumentspharaoniques formulé par le père de l’égyptologie soitexaucé. En 1858, Muhammad Saîd pacha nommel’égyptologue Auguste-Édouard Mariette, qui s’est renducélèbre en 1850 par la découverte du Sérapéum de Mem-phis, premier directeur du service de conservation des

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Antiquités. L’archéologue, qui n’a pas toujours été aussiscrupuleux, devient alors le plus fervent défenseur dupatrimoine égyptien, réglementant les fouilles, s’oppo-sant au départ des objets anciens, créant, pour les préser-ver mais aussi pour les montrer et les expliquer, le muséedu Caire qu’il installe à Bûlaq.

Expédition vers le sud : la création du Soudan

Méhémet Ali s’est efforcé de transformer l’Égypte enprofondeur pour la faire entrer dans la modernité etl’imposer comme une puissance en Méditerranée orien-tale. Mais son ambition regardait également vers le sud,vers l’Afrique.

À peine la campagne d’Arabie achevée, Méhémet Alilance son armée en direction du sud, agissant cette foisde sa propre initiative. Il s’agit de conquérir le territoirequi allait former le Soudan pour supprimer, d’abord, lamenace que les mamelouks rescapés du massacre de1811, et qui ont trouvé refuge auprès du monarque deSennâr, peuvent encore représenter. Il espère égalementmettre la main sur les richesses du sous-sol soudanais,qu’on imagine alors regorgeant d’or, de diamants, d’éme-raudes et de charbon. Le troisième motif de MéhémetAli est la recherche d’esclaves pour former la troupe deson armée, les Soudanais ayant la réputation d’être valeu-reux. Mais les hommes s’enfuient à l’approche des Égyp-tiens et les difficultés que rencontrent ses fils poursoumettre des esclaves lui font renoncer à son projetd’une armée noire. Enfin, l’Égypte espère mettre la mainsur Sennâr, situé sur le Nil bleu, grande place commer-çante à la croisée des routes de la Méditerranée à l’Abyssi-nie et de l’Afrique vers l’Inde. S’y échangent de l’or, des

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chevaux, de l’ivoire, de l’ébène, des cornes de rhinocéros etdes plumes d’autruche, de la gomme et de l’encens…

L’expédition est emmenée par Ismâ‘îl pacha, le troi-sième fils de Méhémet Ali âgé de 25 ans qui jouit, par ata-visme familial, d’une humeur impérieuse et dont lesdispositions sanguinaires n’ont rien à envier à son frèreaîné. Il périra d’ailleurs brûlé vif en 1822 dans la hutte oùil passait la nuit, sur la route qui le ramène au Caire, vic-time de la vengeance du roi Naïm Nimr de Chendy qu’ilavait outragé. Ismâ‘îl pacha mène sa troupe avec fermetéet progresse rapidement dans la partie est du futur Soudan.Frédéric Cailliaud, passionné d’antiquités et spécialiste deminéralogie, est autorisé à l’accompagner dans son péripleméridional. Le Français se montre fort impressionné : àson avis, « il fallait qu’[Ismâ‘îl] fût doué de beaucoup decourage, de persévérance et même de génie pour avoir,avec un faible corps d’armée de 4 000 hommes mal payés,mal nourris, parcouru en tous sens des contrées barbareset sauvages, envahi, en moins de deux ans, 450 lieues depays, conquis douze provinces et un royaume, et lutté sanscesse contre une foule de peuplades belliqueuses 31 ». Maisl’admiration cède à la consternation devant le déchaîne-ment de violences qui accompagne la progression del’armée et la barbarie dont font preuve les soldats. Devantl’incendie d’un village, Cailliaud rapporte avec une ironieamère : le « pacha […] laissa libres [les Soudanais] decontempler l’horrible spectacle qu’un peuple plus policéqu’eux était venu leur donner 32 ».

Au printemps 1821, Sennâr se soumet et l’ancienroyaume Funj, qui date du XVIe siècle, disparaît. Ibrâhîmpacha vient retrouver son frère mais, contrairement auplan initialement conçu d’une expédition conjointe,Ismâ‘îl reprend seul sa progression vers le sud endécembre 1821. Il marche vers la rivière Sobat puis, obli-quant vers l’est, retrouve le Nil bleu qu’il remonte jusqu’à

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N° d’édition : L.01EHQN000902.N001Dépôt légal : mai 2016

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