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1 Semestre : 2 Année universitaire : 2019-2020 HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS XVIIe et XVIIIe siècles Professeur : Hicham BELHAJ UNIVERSITE SIDI MOHAMED BEN ABDELLAH Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dhar El Mahraz – Fès Département de langue et littérature françaises Filière d'Etudes Françaises

HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS - Sidi Mohamed Ben Abdellah

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Semestre : 2 Année universitaire : 2019-2020

HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS XVIIe et XVIIIe siècles

Professeur : Hicham BELHAJ

UNIVERSITE SIDI MOHAMED BEN ABDELLAH

Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dhar El Mahraz – Fès

Département de langue et littérature françaises

Filière d'Etudes Françaises

Page 2: HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS - Sidi Mohamed Ben Abdellah

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DESCRIPTIF DE MODULE

BIBLIOGRAPHIE

1. Adam, A., Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, collection « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », Éditions Albin Michel, 1997, 3 vol.

2. Castex, P.G., Surer, P., Becker, G., Histoire de la littérature française, Hachette, 1984.

PARTIE PREMIERE : HISTOIRE DES MENTALITES, HISTOIRE DE LA LITTERATURE ET DES ARTS AU XVII e SIECLE CHAPITRE 1 : HISTOIRE DES MENTALITES

Section 1 : Aspect politique (Avènement de la Monarchie absolue)

Section 2 : Aspect socio-économique (Montée de la bourgeoisie)

Section 3 : Aspect culturel (Morale, libertinage mondain et philosophique, rationalisme, etc.)

CHAPITRE 2 : HISTOIRE DE LA LITTERATURE

Section 4 : Le Baroque (La poésie de Malherbe, la Préciosité, le Burlesque)

Section 5 : Le Classicisme triomphant (Corneille, Pascal, les écrivains mondains, Molière, La Fontaine, Racine, Boileau)

CHAPITRE 3 : HISTOIRE DES ARTS

Section 6 : Le Baroque

Section 7 : Le Classicisme

PARTIE SECONDE : HISTOIRE DES MENTALITES, HISTOIRE DE LA LITTERATURE ET DES ARTS AU XVIII e SIECLE CHAPITRE 1 : HISTOIRE DES MENTALITES

Section 8 : Aspect politique (Ancien régime, Révolution de 1789)

Section 9 : Aspect socio-économique (Libertinage, individualisme et citoyenneté)

Section 10 : Aspect culturel (Esprit des Lumières, Encyclopédie)

CHAPITRE 2 : HISTOIRE DE LA LITTERATURE

Section 11 : Roman et théâtre : - Roman : (Marivaux, Lesage, Restif de la Bretonne, Choderlos de Laclos)

- Théâtre : (Marivaux et Beaumarchais) Section 12 : Contes philosophiques (Voltaire)

CHAPITRE 3 : HISTOIRE DES ARTS

Section 13 : Le Rococo

Section 14 : Le Néo-classicisme

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3. Collet, F., Histoire des idées de l'Antiquité à nos jours Précis de culture générale, Ellipses, 2008.

4. Ducro, Xavier, Tartayre, Bernard, XVIIe, Paris, Hachette, Coll. « Perspectives et Confrontations», 1987.

5. Ducro, Xavier, Tartayre, Bernard, XVIIIe, Paris, Hachette, Coll. « Perspectives et Confrontations», 1986.

6. Kimball, F., Le Style Louis XV ; origine et évolution du rococo, Paris, A. et J. Picard, 1949. 7. Minguet, PH. , Esthétique du rococo, Paris, J. Vrin, 1966. 8. Praz, M., Goût néoclassique, Le Promeneur, 1989. 9. Puzin, Claude, Littérature : textes et document (XVIIe siècle), Paris, Nathan, Coll. « Henri

Mitterand », Paris, 1987.

N. B. : Le cours présenté ici sera complété

opportunément par des diaporamas, vidéos,

exercices pratiques corrigés. Vous les trouverez

sur le site web du Professeur Hicham BELHAJ

accessible via ce lien :

http://ecours.ek.la

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HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS (XVIIe et XVIIIe siècles) Semestre 2

Ce cours vise deux objectifs :

- Présenter une vue d’ensemble de la littérature française, de son histoire, de ses

mouvements d’idées et de ses productions artistiques aux XVIIe et XVIIIe siècles

afin d’enrichir la culture générale de l’étudiant.

- Apporter les données fondamentales de la connaissance des contextes de

production des textes étudiés.

PARTIE PREMIERE : HISTOIRE DES MENTALITES, HISTOIRE DE

LA LITTERATURE ET DES ARTS AU XVIIE SIECLE

CHAPITRE I : HISTOIRE DES MENTALITES

Section I : Aspect politique (Avènement de la Monarchie absolue)

Le XVIIe siècle est simultanément le temps d’une certaine stagnation et

celui d’une croissance à divers égards admirable.

I- Immobilisme démographique et expansion culturelle

Crise ou stagnation : à quelques exceptions près, la population du vieux

continent est stabilisée. La conjonction de deux facteurs, une énorme moralité

et un très grand nombre de mariages tardifs, fait que la population de la

France, entre 1560 et 1715, demeure bloquée à une vingtaine de millions

d’habitants. Pour l’Allemagne, c’est encore pire, puisque la guerre de Trente

Ans fait disparaître, dans les années 1630-1650, un tiers du peuplement

germanique.

Pourtant, l’immobilisme long de la démographie a constitué d’une certaine

manière un bienfait : en effet, dans l’Europe de Louis XIV et du roi de Holland

Guillaume d’Orange, on pouvait heureusement distribuer à un peuplement

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dont les effectifs n’augmentaient pas les bienfaits culturels en pleine

croissance. L’école, les collèges, les universités, la famille, l’armée, l’Etat, la

justice, les Eglises, protestantes et catholiques, les villes, étaient à des titres

divers en situation de renforcement et d’expansion. Une forte minorité de la

population apprenait désormais à lire, à écrire, à se comporter de façon moins

criminelle et plus disciplinée ; tout cela devenait source d’avantages pour la

collectivité toute entière, dorénavant mieux administrée, plus civilisée. Est-ce

un hasard si Voltaire, non sans exagération certes, date de l’époque de Louis

XIV les commencements de la véritable civilisation en France ?

II- La monarchie des Bourbons

Il n'est pas absurde, en tout état de cause, de placer la France au centre

d'une réflexion sur cette Europe prodigieuse et malheureuse du XVIIe siècle.

La monarchie des Bourbons, en plein apogée de gloire, mais non pas de

bonheur des peuples, surplombe en effet sous Louis XIV, de sa masse

démographique et militaire et de ses prétentions insolentes, tout l'Ouest de

l'ancien continent, même si à d'autres égards l'Angleterre de John Locke ou

l'Italie du Bernin font preuve de plus d'imagination politique Ou artistique que

ce n'est le cas sur les bords de la Seine et de la Garonne.

1- Henri IV et la pacification religieuse

Aussi bien la France ouvre-t-elle le siècle avec une belle performance :

Henri IV, cousin très lointain des rois Valois qui avaient gouverné la France de

1328 à 1589, et qui descend légitimement de Saint Louis, réussit, par le jeu

normal de la généalogie, à s'imposer graduellement comme roi au cours de la

dernière décennie du XVIe siècle. Pour y parvenir, il a dû préalablement

triompher de ses ennemis, regroupés dans une ligue parisienne et

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révolutionnaire qui est à la fois ultra-catholique et plébéienne : à quatre

siècles de distance, une espèce de khomeinisme catholique ...

Henri IV apaise ce mouvement fanatique et met fin au cycle français des

guerres civiles, dites guerres de religion, qui contrastait si fortement avec la

paix féconde dont jouissait au même moment l'Angleterre élisabéthaine. Par

l'Édit de Nantes (1598), il crée pour la première fois dans une grande nation

européenne les bases de la coexistence pacifique entre culte catholique et

culte protestant. Les curés et les pasteurs apprennent à vivre les uns à côté

des autres sans s'entretuer ou du moins sans se persécuter. Hélas, la

révocation de l'Édit de Nantes, en 1685, placera le protestantisme hors la loi et

mettra fin à cette heureuse expérience de tolérance mutuelle ; elle aura quand

même duré huit décennies.

Le règne d'Henri IV voit aussi se consolider les pouvoirs d'une classe de

fonctionnaires ou bureaucrates professionnels qu'on appelle officiers ou nobles

de robe : ils sont possesseurs de beaux châteaux et surtout propriétaires de

leur fonction ou emploi dans l'Etat, de leur « charge » ou « office » :

imaginerait-on aujourd'hui un fonctionnaire achetant son poste ? Chose

bizarre, les résultats de ce système n'étaient pas si mauvais. Une caste

bureaucratique de fonctionnaires titularisés et même quasi héréditaires se

formait de la sorte : elle n'était peut-être pas très efficace, mais, relativement

compétente, elle mettait en échec l'absolutisme et le pouvoir arbitraire des

rois ; elle empêchait les excès du despotisme.

2- Louis XIII et la centralisation

Richelieu et Louis XIII, d'autre part, s'opposent aux complots des grands

aristocrates, jusques et y compris à l'intérieur de la famille royale : le propre

frère de Louis XIII (Gaston d'Orléans), sa mère (Marie de Médicis) et la femme

du Roi (Anne d'Autriche)! En brisant ces intrigues hostiles, Richelieu affirme la

vigueur monarchique d'un Etat déjà centralisé, à l'encontre des rêveries

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féodales dont se gargarisent encore les grands seigneurs et les princes ou

princesses de sang royal. Il développe un Etat de finances, à gros budget, qui

dorénavant dispose des moyens monétaires pour sa politique et pour son

armée.

L'énorme tour de vis fiscal qu'il faut envisager pour cela, ajouté aux

mauvaises récoltes de quelques années froides et humides, aux crises de

subsistances, aux pestes, provoque néanmoins de nombreuses révoltes

paysannes et urbaines, dont certaines sont contemporaines de la révolution

d'Angleterre : elles culmineront dans la grande rébellion parisienne et

nationale de la Fronde, à partir de 1648.

La Fronde parisienne et provinciale, en ces années-là, représente une

tentative pour proposer, au lieu de l'omnipotence royale en formation, un

autre type de pouvoir : dans cette hypothèse, les juges importants, autrement

dit les magistrats du Parlement de Paris, et les grands seigneurs, tels Turenne,

Condé, Gaston d'Orléans, contrôleraient le gouvernement, jusqu'alors soumis

à l'arbitraire du Roi, de la Reine, ou au despotisme intelligent du Cardinal

Mazarin, ami de cœur de la reine Anne d'Autriche. Il faut dire que les Français

étaient un peu las d'être dominés par deux couples, l'un masculin, Louis XIII

subjugué par Richelieu, l'autre masculin-féminin, Anne d'Autriche fascinée par

Mazarin. La défaite des Frondes, consommée en 1653, remet en selle Mazarin,

puis Louis XIV, en direction de ce qui va devenir une tentative innovatrice de

monarchie administrative, à tendances absolutistes.

3- Louis XIV et l’avènement de la monarchie absolue

3-1- La monarchie idéale du XVIIe siècle contre la féodalité

À partir du XVIIe siècle, on assiste à l'épanouissement de l'absolutisme. On

peut dire qu'à cette époque la notion dépasse même celle de souveraineté.

Mais à ce moment, État absolu ne veut pas dire despotisme ou tyrannie. Les

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auteurs contemporains opposent régulièrement les deux. L'État est absolu en

ce que le pouvoir politique agit sans contrôle. Les sujets ne peuvent demander

compte des actions du roi. Le roi détient une puissance parfaite et entière qu'il

ne partage avec personne. L'absolutisme est, au sens strict, pour cette

période, la négation de la féodalité.

Mais ce pouvoir absolu n'est pas despotique, car le roi reconnaît lui-même sa

position : le roi n'est pas au-dessus de l'État. À la limite, il s'assimile à lui, mais

cela signifie qu'il en est le « premier serviteur », et qu'il ne peut agir selon sa

fantaisie. Il est tenu de respecter ce que nous pourrions nommer des règles

d'action : d'un côté, il doit ordonner son pouvoir à la justice, de l'autre, il doit

user de sa souveraineté « selon la nature de celle-ci ». Formule que les

juristes du moment analyseront méticuleusement. Dans une certaine mesure,

on peut dire que l'établissement de l'absolutisme est une réalisation d'une

image de la monarchie idéale que théologiens et légistes avaient esquissée

aux XIVe et XVe siècles, en face de la féodalité et contre elle.

Mais les doctrines de l'absolutisme servent, au XVIIe siècle surtout, à expliquer

et justifier la pratique de l'État autoritaire, ou bien le besoin que l'on en

ressent, comme en Angleterre avec Hobbes.

3-2- L’absolutisme pragmatique : raison d'État de Richelieu,

« mystère divin » de Louis XIV

La pensée de Richelieu est fondée tout entière sur l'idée que la puissance

est la seule chose nécessaire à l'État. Le roi doit ne supporter aucune

opposition, et réunit entre ses mains les instruments de la puissance (armée,

finances, réputation). Le pouvoir du roi n'est pas pour autant un pouvoir

personnel : la personne du roi se confond avec l'État. Celui-ci ne pouvant être

partagé, le roi ne doit partager son pouvoir avec personne.

Pour accomplir sa mission politique, la seule importante dans la société, le

pouvoir exige d'être absolu, c'est-à-dire délivré de toute obligation et sans

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aucune limite, pas même celles que pourraient imposer les lois ou la morale.

Le roi n'a à reconnaître à sa propre action qu'un unique motif : la raison

d'État ; c'est à savoir que l'intérêt de l'État prime tous les autres. Le seul

devoir du roi est de suivre ce qui est raison pour l'État.

On a souvent caractérisé l'absolutisme par cette notion de raison d'État, ce qui

est en grande partie exact. C'est à partir de cette idée que les théoriciens

politiques ont repensé et utilisé toutes les institutions existant auparavant.

Mais Richelieu, s'il en fut le principal maître d'œuvre, n'est pas l'inventeur de

cette notion. L'idée de raison d'État semble avoir été mise au jour par un

juriste italien, Botero (Della ragione di Stato, 1589, traduit en français dès

1599).

En fait, cette raison d'État peut, à la limite, être identifiée aux décisions

arbitraires du détenteur de l'autorité, car il n'est besoin ni de preuves ni de

justifications. L'action politique se justifie d'elle-même par sa réussite : tout

renforcement du pouvoir de l'État est la manifestation d'une juste

compréhension de cette raison d'État. Richelieu reconnaît que « cela ouvre la

tyrannie aux esprits médiocres ». Mais l'abus de pouvoir ne présente que des

inconvénients relatifs, car, en ce cas, seuls des particuliers souffrent, alors que

dans le cas de faiblesse de l'État, c'est le corps social tout entier, la collectivité,

la nation qui sont en danger.

La conception de Louis XIV est tout à fait inspirée de celle de Richelieu ;

toutefois, dans l'application pratique, elle s'en distingue par une assez grande

différence : Richelieu met au point un absolutisme du ministériat, Louis XIV un

absolutisme personnel du roi. Richelieu pense que le roi, incarnation du

pouvoir absolu, ne peut pas vraiment l'exercer ; il faut une équipe de

gouvernement homogène, fermement dirigée par un principal ministre –

appréciateur de la raison d'État et que, pour cela même, le roi doit soutenir

contre tous. Le principal ministre est investi d'une puissance autonome,

laquelle ne repose sur aucun élément institutionnel ; mais, sous sa direction,

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doit s'organiser tout un ensemble bureaucratique destiné à exécuter les

décisions du pouvoir absolu.

Pour Louis XIV, au contraire, celui en qui s'incarne le pouvoir doit l'exercer

purement. Le roi est seul à connaître le Tout, et est responsable de tout. Les

hommes ne peuvent le juger d'après les critères de la morale et de la justice :

seul donc le roi peut connaître de la raison d'État, à laquelle il obéit. S'il y a

ainsi un véritable monopole du roi, cela tient aux yeux de Louis XIV à une

correspondance remarquable : la raison d'État est un « mystère divin », dit-il,

et le roi lui-même est d'une autre essence que les hommes ; il y a par

conséquent un « mystère de la monarchie ». Voilà ce qui donne compétence

au roi seul pour discerner et peser la raison d'État. Quant à la pratique

gouvernementale, dans un cas comme dans l'autre, elle est presque la même.

Cet absolutisme pragmatique (dont on peut d'ailleurs rapprocher celui de

Hobbes) est certainement la forme la plus pure, la plus significative de

l'absolutisme. À côté de cela, l'absolutisme de Le Bret (De la souveraineté du

roi, 1632) est pauvre ; il ne fait que reprendre des idées assez courantes dès

le XVIe siècle. Il est intéressant, non quand il recherche le fondement

théorique de l'absolutisme, mais quand il analyse les moyens juridiques

d'action et d'expression de celui-ci.

3-3- L'absolutisme théologique de Bossuet

La pensée de Bossuet, quoique fondée théologiquement, est en même

temps d'un grand réalisme : les idées politiques sont pour lui modelées sur les

faits, et l'une des preuves que la monarchie est de droit divin, c'est la

puissance de fait du roi. En cela, il se rattache effectivement au courant

idéologique de l'absolutisme. D'ailleurs, ce n'est évidemment pas un hasard si

une théologie du pouvoir absolu se trouve formulée au moment même de

l'exercice de ce pouvoir.

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Si l'on se borne à considérer la vaste et complexe doctrine de Bossuet sous

l'aspect de l'absolutisme, on peut y trouver deux idées. Bossuet est encore

plus autoritaire qu'il n'est monarchiste : quelle que soit la forme du

gouvernement, elle est bonne, pourvu qu'elle soit absolue ; car le prince est

ministre de Dieu pour le bien. Tout gouvernement, même païen, est le reflet

de l'autorité de Dieu ; le principe de l'autorité est donc immortel, et toute

révolte une rébellion contre Dieu même.

En second lieu, dans la pratique, la monarchie semble plus apte que

n'importe quel autre gouvernement à maintenir le pouvoir absolu et la

meilleure est la monarchie « successive » : il n'y a pas, grâce à elle,

d'interruption dans le pouvoir. Le roi est intéressé personnellement au bien de

l'État. Son autorité doit être sans limite, ni juridique, ni personnelle, ni,

virtuellement, territoriale. Ses jugements sont souverains ; et s'il faut

entièrement obéir au roi, c'est que seul il connaît l'intérêt public dans la

mesure où l'intérêt du roi et l'intérêt public se confondent. Longtemps avant

Bossuet existait la doctrine du fondement divin du pouvoir, mais ce qui fait la

« monarchie de droit divin », c'est que traditionnellement on tirait de là une

subordination du roi à Dieu, des devoirs, limites et obligations du pouvoir

royal, tandis qu'est ici mise en valeur la « doctrine impériale » née au

XIVe siècle : Dieu est la garantie transcendante de l'élection du roi.

Section II : Aspect socio-économique (Montée de la bourgeoisie)

I- Le règne de Louis XIV, règne de la bourgeoisie

Saint-Simon définissait l'époque du roi Louis XIV comme « un long règne

de vile bourgeoisie ». À cet observateur sagace n'échappait pas cette vérité

que par la suite nombre d'historiens devaient perdre de vue : le XVIIe siècle

représente une période d'apogée pour la bourgeoisie française. Le

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bouleversement révolutionnaire, avec les changements radicaux qu'il apportait

dans les institutions de droit public, a masqué la permanence qu'on peut

observer aussi quant à cette prépondérance de la classe bourgeoise. Une

constatation s'impose lorsqu'on examine les noms qui comptent dans

l'entourage de Louis XIV : ce sont tous des noms de grands bourgeois, qu'il

s'agisse de la haute magistrature avec les Molé, les Séguier, les Pomponne de

Bellièvre, de la haute administration avec Colbert et son fils Seignelay, Le

Tellier et son fils Louvois. Il en est de même dans le domaine de la pensée

avec Descartes, Arnauld, Perrault, Pascal, Fontenelle ; dans le domaine des

lettres, Chapelain comme Boileau, Corneille comme Racine, Molière, La

Bruyère appartiennent à la bourgeoisie ; deux noms seulement représentent la

noblesse : La Rochefoucauld et Fénelon ; un le clergé : Bossuet ; Mme de

Sévigné elle-même descend des avocats Frémyot. Galerie éblouissante, aussi

éblouissante que le palais de Versailles construit par des architectes issus de la

bourgeoisie : un Mansart, un Le Vau, un Le Nôtre. La noblesse ne joue dans

ce règne qu'un rôle militaire avec Condé ou Turenne, ou un rôle décoratif par

la foule des courtisans qui composent la cour du Roi-Soleil. Elle n'exerce aucun

rôle actif dans les rouages de la nation. Et la noblesse rurale, demeurée sur

ses terres, ne sera que la cible des moqueries que résume au théâtre

Monsieur de Pourceaugnac. Dans l'État centralisé ne compte que ce qui peut

être objet de la faveur royale ; c'est de cette époque que date l'antagonisme

entre Paris et province.

II- La noblesse de robe

L'ambition de la bourgeoisie avait été, jusqu'alors, de se hausser par la

fortune à la noblesse. Cette ambition s'est réalisée avec la noblesse de robe :

les charges au Parlement anoblissent leurs titulaires ; or la « vénalité des

offices », objet de critiques et de contestations au siècle précédent, est

désormais admise : le traitant (financier) Paulet, en 1602, a fait accepter par

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le roi la vénalité et l'hérédité des charges d'État ; moyennant une contrepartie

fiscale, le bourgeois qui achète sa charge peut désormais la transmettre par

héritage. Ainsi se constitue dans la nation un corps de fonctionnaires jouissant

d'une certaine autonomie ; seules les charges très importantes restent à la

nomination du roi : premier président, procureur et avocat général au

Parlement.

Alors que la noblesse d'épée joue désormais un rôle purement honorifique,

la noblesse de robe exerce un pouvoir réel ; tout le haut personnel de l'État :

maison du roi, affaires étrangères, administration de la marine et de la guerre,

chancellerie, secrétairerie d'État, sera recruté parmi ses membres. La « grande

robe » est formée des conseillers d'État et titulaires des hautes charges au

Parlement ; ses membres remplissent les conseils du roi. La « moyenne

robe », importante surtout en province, comprend les conseillers des

parlements de province, les lieutenants de bailliage et de sénéchaussée. Enfin,

la « petite robe » est celle des avocats, notaires, greffiers et procureurs. Le

corps des intendants, par lequel la volonté royale s'exprime dans l'ensemble

du royaume, se recrute lui aussi parmi les membres du Parlement. Tout cela

ne s'est pas accompli sans troubles et ce Parlement aura une première fois

l'occasion de manifester sa puissance dans la première moitié du XVIIe siècle,

au cours des Frondes, en 1648 notamment. À plusieurs reprises, par la suite,

en dépit de l'accroissement du pouvoir monarchique, le Parlement manifestera

son indépendance à l'occasion de l'enregistrement des volontés royales et

c'est finalement sur l'opposition entre le roi et son Parlement que croulera

l'Ancien Régime.

Par son attachement au droit romain – dont l'étude cependant ne sera

autorisée à l'Université de Paris qu'en 1679 –, la noblesse de robe exerce une

influence considérable sur l'évolution des mœurs et des structures. Ainsi, dans

le régime de la propriété, la distinction opérée par les juristes d'Ancien Régime

entre le domaine éminent et le domaine utile a permis dès le XVIe siècle

d'attribuer au roi le domaine éminent de tout le sol du royaume et a eu un

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effet important sur l'administration des mines, par exemple, ou sur celle des

eaux et forêts. Ainsi encore, dans un tout autre domaine, les droits du père,

du propriétaire se ressentent de ceux du paterfamilias antique ; et la situation

juridique de la femme se trouve également affectée par cette évolution : celle-

ci désormais ne quitte la tutelle de son père que pour passer sous celle de son

mari. Enfin, il ne serait peut-être pas inexact d'attribuer à ces juristes d'Ancien

Régime (par exemple le Traité des ordres et simples dignités du juriste

Loyseau) le dédain du travail manuel, celui qui travaille de ses mains étant

assimilé à l'esclave antique.

III- Colbert, protecteur de la bourgeoisie marchande

Colbert est très représentatif de la bourgeoisie du commerce et des

manufactures pour laquelle l'autre fraction de la bourgeoisie – la noblesse de

robe – laisse percer quelque dédain, mais qui n'en est pas moins la partie la

plus dynamique de cette classe et, probablement aussi, de la nation. Au

service du roi, Colbert saura mettre en place tout un ensemble d'institutions

(le mercantilisme) pour promouvoir la bourgeoisie d'affaires, assurer sa

richesse et son expansion. Reprenant les conceptions d'un Louis XI, il envisage

l'économie selon un programme étatiste – la France étant considérée comme

une vaste firme commerciale et industrielle. Il institue le Conseil du commerce

(1664), dont émane une série de règlements destinés à stimuler le commerce

extérieur et à protéger par des barrières douanières le commerce intérieur. Il

crée ou favorise des compagnies commerciales dotées de monopoles :

Compagnie du Nord (1669), Compagnie du Levant (1670), Compagnies des

Indes orientales et des Indes occidentales (1664). Cette dernière a pour

principal objet la traite des noirs entre les côtes de Guinée et les Antilles pour

le travail de la canne à sucre, qui allait faire la richesse des négociants des Îles

et des ports de Nantes, La Rochelle et Bordeaux. Car le début du XVIe siècle a

vu la réapparition de l'esclavage, coïncidant avec le mouvement de retour aux

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lettres et à la pensée antiques. C'est à cette époque que commence à se

constituer le domaine colonial de la France, non seulement aux Antilles, mais à

la Louisiane (1682) et au Canada.

IV- L'organisation des métiers

Parallèlement au commerce, une vive impulsion est donnée aux

manufactures par l'intermédiaire d'un corps d'inspecteurs généraux et

régionaux. Son premier objet est de généraliser les maîtrises et jurandes, ce

qui avait été tenté plusieurs fois au cours du XVIe siècle (édits de 1581 et

1597 notamment) et se trouve réalisé en 1673. La plupart des métiers, en tout

cas les plus importants dans le royaume, sont désormais astreints aux cadres

corporatifs et les maîtres tendent à former une caste.

Au XVIIe siècle, le monde du travail comporte normalement les trois

étapes : apprenti, valet ou compagnon, maître ; mais un grand nombre

d'ouvriers ne peuvent franchir les barrières qui leur sont opposées pour

devenir maître : la confection du chef-d'œuvre se complique et les frais

d'établissement nécessaires à la maîtrise s'élèvent de plus en plus. Aussi les

compagnons s'organisent-ils en sociétés plus ou moins clandestines : ce sont

les compagnonnages, qui naissent au XVIe siècle, ou peut-être dès la fin du

XVe, et représentent un système de défense du monde du travail. Les

associations de compagnons utilisent souvent des signes de reconnaissance et

des rites renouvelés des anciennes cérémonies religieuses dans les confréries

médiévales ; leur action est parfois efficace : à Dijon, en 1677, les

compagnons menuisiers réussissent à jeter l'interdit sur la ville et à empêcher

le travail parce qu'on avait supprimé le verre de vin traditionnel à leur repas.

La généralisation des maîtrises et des jurandes permit un contrôle efficace de

l'État sur le monde du travail ; mais dès 1649 avait été introduit le livret

d'ouvrier ; les compagnons étaient tenus de se faire inscrire sur les registres

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de police ; et dès 1660 à Paris, puis dans diverses villes, on avait tenté de se

prémunir contre l'action des compagnonnages en interdisant les grèves.

V- La réglementation de la production

En même temps, la politique mercantiliste de Colbert s'étendait non

seulement à l'organisation du monde du travail, mais à la fabrication elle-

même. De 1669 date l'ordonnance générale de la draperie, complétée deux

ans plus tard par la réglementation de la teinturerie. L'une et l'autre fixaient

les normes de qualité et les dimensions des produits manufacturés. Il en était

de même dans les autres secteurs de l'industrie : ainsi l'industrie métallurgique

qui prend quelque essor à l'époque, la construction navale, le monopole des

tabacs réglementé en 1681 et qui a peu varié jusqu'à nos jours, etc. La Cour

est elle-même un client privilégié : de très nombreux artisans travaillent à

Versailles ; le chantier employait 36 000 ouvriers en 1683 et certaines activités

en reçoivent une forte impulsion, telle par exemple la fabrication des glaces,

lorsque fut réalisée la fameuse Galerie. D'autre part, un certain nombre

d'artisans privilégiés, hébergés au Louvre et pensionnés, disposent d'une

liberté d'initiative qui leur permet d'échapper aux contrôles et apporte quelque

correctif au rigoureux étatisme conçu par Colbert. L'empreinte laissée par ce

dernier sera forte : c'est à lui qu'on se réfère chaque fois que sont érigées ou

réclamées des mesures protectionnistes. La bourgeoisie industrielle et

commerçante restera très marquée de ce système qui implique le recours à

l'État, et la mentalité générale du pays se ressentira de son influence :

notamment dans la bourgeoisie par le culte du travail, source de richesse, et

dans les cadres de l'administration par le système de l'avancement à

l'ancienneté, préconisé et mis en place par Colbert.

VI- Fouquet, représentant de la bourgeoisie financière

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En tant que surintendant des Finances, Colbert avait succédé à un autre

bourgeois bien connu : Nicolas Fouquet, dont le nom est un peu le symbole de

la bourgeoisie financière au XVIIe siècle. Comme Jacques Cœur au XVe siècle,

comme Semblançay au XVIe, Fouquet fut condamné pour concussion. Son

énorme fortune, qu'atteste le somptueux château de Vaux-le-Vicomte, avait

été acquise notamment dans la ferme des impôts et des offices : les traitants

percevaient sur chaque achat d'office une commission allant parfois jusqu'au

quart de son prix ; en 1661, il y avait 45 780 titulaires d'offices dans le

royaume. Fouquet devait être le dernier en date des financiers condamnés

pour malversations ; l'opinion, qui lui était d'abord hostile, avait été

habilement retournée en sa faveur par les écrivains qu'il entretenait, La

Fontaine entre autres.

VII- La culture bourgeoise

C'est au XVIIe siècle enfin que se constituent une pensée, une philosophie,

un art, une littérature demeurés typiques de la société bourgeoise et

perpétués jusqu'à notre temps, à l'exclusion de toute autre forme de culture,

dans l'enseignement : culture à base d'humanisme gréco-romain, fondée sur

l'usage du raisonnement discursif dans la recherche de la vérité, et trouvant

dans l'adoption des canons antiques son esthétique et jusqu'à sa morale, celle

de l'« honnête homme ». L'étatisme régnant alors se manifeste en ce domaine

par la création de l'Académie française (1634) et par celle des autres corps

académiques.

Section III : Aspect culturel (Morale, libertinage mondain et philosophique,

rationalisme)

I- Création de l’Académie française

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Si la fondation de l’Académie française par Richelieu en 1635 marque une

date importante dans l’histoire de la culture française, c’est parce que, pour la

première fois, les débats d’une assemblée de lettrés ont été considérés comme

pouvant jouer un rôle éminent dans le devenir de la société et de la nation.

Ainsi, les statuts et règlements visés par le cardinal, puis l’enregistrement au

Parlement de Paris, en juillet 1637, des Lettres patentes signées par Louis

XIII, consacrèrent le caractère officiel d’une institution parisienne, dont le

Cardinal de Richelieu était nommé « le chef et le protecteur » (fonction

exercée aujourd’hui par le chef de l’État), et dont la mission revêtait un

caractère expressément national. Si l’ « une des plus glorieuses marques de la

félicité d’un État était que les sciences et les arts y fleurissent et que les lettres

y fussent en honneur aussi bien que les armes », ce serait le rôle de

l’Académie de donner à la langue française les moyens d’y parvenir.

Les statuts de l’Académie française ont donc cette particularité qu’ils lient

l’autorité de la Compagnie et de ses membres au magistère intellectuel qu’ils

leur confèrent et qui aura à s’exercer sur la langue. « La principale fonction de

l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à

donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et

capable de traiter les arts et les sciences » (article XXIV). À cet effet, « il sera

composé un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique »

(article XXVI), et seront édictées pour l’orthographe des règles qui

s’imposeront à tous (article XLIV).

Dépositaire de la doctrine de Malherbe, composée de gens de lettres mais

aussi de représentants lettrés de différentes professions et de divers états,

l’Académie avait reçu une mission dont on mesure mieux aujourd’hui la

profonde originalité. Il s’agit de constituer avec sagesse et économie une

langue qui ne fût pas celle des spécialistes, des érudits, ni celle des

corporations, qui eût la clarté et l’élégance qu’on accorde au latin, où ne fût

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pas accentué l’écart entre langue écrite et langue parlée, qui tînt enfin sa force

de son double attachement à l’usage et à la norme.

Tel est le programme que s’était efforcée de réaliser l’Académie dans la

première édition de son Dictionnaire (1694). Sans être tout à fait le premier, il

fut le premier de cette sorte. Ni le dictionnaire de Richelet ni celui de Furetière

ne reposaient sur les principes qui furent ceux de l’Académie. Le second avait

l’ambition d’être « universel». L’Académie, ayant fait sienne l’idée qui avait

inspiré Vaugelas dans ses Remarques, voulait seulement qu’on reconnût

l’usage « pour le maistre et le souverain des langues vivantes » et qu’on admît

le partage entre le bon et le mauvais usage.

Dès cette première édition, l’Académie voulut que son Dictionnaire fût un

dictionnaire de mots plutôt qu’un dictionnaire de choses. Distinction qu’il ne

convient pas de forcer, mais qui signale au moins une tendance, et même un

choix. Le but du Dictionnaire de l’Académie était d’informer sur la nature

grammaticale des mots, leur orthographe, leurs significations et acceptions,

leurs usages syntaxiques, leurs domaines d’emploi, le niveau de langue qui en

détermine lui aussi l’emploi. Lors même que le développement des sciences et

des techniques incitait l’Académie à introduire, dans la quatrième édition

(1762), des milliers de mots appartenant à des domaines spécialisés, elle le fit

avec pondération, mais elle le fit, parce que plusieurs termes « qui n’étoient

autrefois connus que d’un petit nombre de personnes, ont passé dans la

langue commune» (Préface, 1762). Ce principe est resté le sien.

L’étymologie fut assurément ce qui guida en partie les premiers

académiciens français lorsqu’ils eurent à se déterminer en matière

d’orthographe. Les débats orthographiques n’étaient pas moins vifs au milieu

du XVIIe siècle qu’ils ne le furent par la suite. Tout en marquant son

attachement à l’orthographe ancienne, l’Académie fut bien éloignée, dans

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cette première édition, de s’abstenir de toute amélioration (distinction

graphique de i et du j, du u et du v, élimination de consonnes superflues,

etc.). Quelles que soient les critiques que l’on a pu formuler à l’égard de

l’orthographe académique de 1694, celle-ci fut le point de départ d’une

évolution que l’Académie décida, enregistra ou facilita à partir de 1740 dans

les éditions successives de son Dictionnaire.

II- Le libertinage

1- Le libertinage des mœurs

La façade dévote du siècle, la sainteté ou la ferveur religieuse de certains des

contemporains, la bigoterie de la plupart d'entre eux ne doivent pas masquer la liberté

des mœurs et des pensées, l’anticonformisme moral et religieux qui furent souvent de

mise au sein des élites, entre autres de l’aristocratie.

La licence des mœurs fut tantôt ouverte ou triomphante, tantôt clandestine et

réprimée. Le règne de Louis XIII, qui vit dans un premier temps un « libertinage

flamboyant » (René Pintard), celui d'un Théophile de Viau et de ses amis, d'un Sorel et

de son Francion, de toute une littérature gaillarde et « satyrique » finit par imposer, de

par la volonté du pieux roi et de son inflexible ministre, un véritable ordre moral. Le

dévergondage et l'immoralisme connurent un éclatant renouveau sous la seconde

régence et pendant les troubles de la Fronde. A la cour de Louis XIV, enfin, les plaisirs

régnèrent d'abord sans partage autour d'un jeune monarque voluptueux, jusqu'au

moment où un épais manteau de conformisme et d'austérité s'abattit sur le Versailles

d'un souverain passé à la dévotion avec l'âge.

A mœurs libertines, idées libertines. L'époque est caractérisée par une crise de

conscience qui se traduit par les progrès de l'impiété ou de l’incrédulité, l'essor du

scepticisme ou de la « libre-pensée ». A cela plusieurs raisons : les croyances

religieuses sont sorties amoindries des conflits du siècle précédent ; le dégoût a parfois

engendré l’indifférence ; les philosophies païennes, remises à l’honneur par les

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humanistes, ont concurrencé la vision chrétienne du monde ; les excès de la Contre-

Réforme, une restauration trop zélée de la foi ont affermi le doute ou l'hostilité. Il y eut

donc des esprits forts, « francs-gaulois » aimant à se gausser et satiriser, bourgeois

gallicans ennemis du Pape et des Jésuites ou adeptes d'un catholicisme modéré,

« politiques » soucieux de paix et d'ordre, volontiers enclins au machiavélisme,

mondains modernes ou épicuriens. L'évolution des circonstances conduisit néanmoins

ces tièdes ou ces détracteurs à la prudence, voire à l'hypocrisie ; il leur faudra patienter

jusqu’à l'explosion de liberté que déclencha la mort Louis XIV.

2- Le libertinage érudit

En fait les attaques les plus dangereuses pour l’ordre établi, politique et religieux,

les idées les plus hardies - celles qui trouveront leur aboutissement dans les «lumières»

du siècle suivant – naissaient dans ces cercles restreints et discrets qui réunissaient

nombre de savants ou d'esprits éclairés (philosophes, érudits, hommes de science,

médecins, gens du barreau, de la magistrature, de l'Église même), désireux d'échanger

librement, à l'abri de la censure et des vexations officielles, informations et réflexions.

Certes ce libertinage savant avait bien des facettes, depuis le rationalisme critique

jusqu’à l'épicurisme moral, depuis un catholicisme raisonnable jusqu'à un athéisme

matérialiste ; mais ses adeptes avaient tous en commun le goût de la réflexion

indépendante et de la tolérance, le mépris des dogmatismes et des fanatismes ; ils

étaient hommes de raison et de modération.

Certains d'entre eux s'employèrent cependant à ruiner les vérités officielles, en

entamant cette critique du christianisme, de ses preuves historiques et positives, de ses

institutions et de ses miracles, qui n'a cessé de se développer au cours du siècle sous la

plume d'un Hobbes, d'un Locke, d'un Bayle, avant d'être orchestrée par les écrivains

philosophes du règne de Louis XV. Leurs écrits se caractérisent par un prudent

conformisme d'expression - pour obtenir le permis d'imprimer - et le constant recours à

toutes sortes de ruses : sous-entendus, allusions, paraboles, citations respectables,

procès non du catholicisme mais des religions antiques, satires non de la société

française mais des sociétés disparues ou lointaines, etc.

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3- La pensée libertine

Le XVIe siècle, avec les grandes découvertes, le développement de l'astronomie,

l'essor des religions réformées, le progrès des sciences exactes, s'est achevé par une

sorte de crise de conscience : le scepticisme et le rationalisme s'affirment partout. Le

courant libertin ne s'enferme dans aucun système précis, mais s'installe dans une

défiance à l'égard des croyances, notamment religieuses, du corps social. Bien que les

contours de la philosophie libertine ne soient pas très nets, on peut dégager quatre

caractéristiques principales et deux grands courants.

3-1- Les caractéristiques

- Le culte de l'individu

Le libertin est un épicurien ; conscient de la fragilité de la vie, du tragique de

notre condition, il réagit en proposant un art de vivre qui méprise les ambitions et

les excès, qui prône l'amitié et la paix des sens.

- Le rationalisme critique

Les libertins refusent d'admettre l'irrationnel sans le discuter ; ils ne croient pas

au miracle, à la chronologie biblique, à la nécessité d'être croyant pour être

vertueux ; ils s'intéressent aux autres religions (« Saint Confucius, priez pour

nous», s'exclame La Mothe le Vayer) ; ils méprisent les crédulités ignares et tout

fanatisme.

- Le matérialisme :

Influencés par Démocrite et Épicure, les intellectuels libertins voient l'univers

comme un gigantesque animal vivant, éternel et fécond, où l'homme n'est qu'un

être comme les autres ; l'immortalité de l'âme est une chimère et l'esprit trouve son

origine dans les sens.

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- Le déisme :

Le vrai matérialiste finit par confondre Dieu avec la nature elle-même ; cette

étape ultime conduit à l'athéisme, mais il semble que la plupart des libertins s'en

soient tenus au déisme, à une vague croyance en un être suprême, le créateur.

3-2- Les deux grands courants

- Les disciples de « Padoue»

Autour de Théophile de Viau se regroupent des admirateurs de Giordano Bruno,

brûlé comme hérétique en 1600 à Rome, après avoir enseigné à Paris la loi de la

gravitation universelle. Gabriel Naudé se rend à Padoue pour y écouter les leçons de

Cesare Cremonini ou Pietro Pomponazzi, des matérialistes ; un de leurs disciples,

Giulio Vanini est à son tour condamné au bûcher, à Toulouse (1619) ; le procès de

Théophile, en 1624, interrompt - du moins officiellement - ce cercle.

- La Tétrade

À partir de 1628, la Tétrade réunit quatre amis, penseurs actifs et rapidement

rayonnants : Diodati, La Mothe le Vayer, Gassendi et Naudé. Moins dévoyés et moins

extrémistes que leurs prédécesseurs, ce sont des savants, esprits curieux de tout, libres

et supérieurs, versés en théologie, histoire, sciences exactes, etc. : avec leurs

compagnons les frères Dupuy, des bibliothécaires, ils font figure de premiers

encyclopédistes et contrecarrent les puissantes ligues d'action catholique, telle la

fameuse Compagnie du Saint-Sacrement, ou le prosélytisme religieux (jésuites,

oratoriens, saint-sulpiciens, etc.).

CHAPITRE II : HISTOIRE DE LA LITTERATURE

Section I : Le Baroque

I- La poésie

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1- Le nouvel âge d'or de la poésie

Un net déclin, que ne pouvait masquer l'éclat de quelques œuvres, avait

suivi à la fin du XVIe siècle le prodigieux essor imprimé par la Pléiade à la

poésie française : les troubles politiques et religieux, la guerre civile et

étrangère n'étaient guère de nature à faciliter l'activité poétique. Au contraire,

les premières décennies du XVII e siècle virent en la matière une seconde «

Renaissance ». Dès 1598, le retour à la paix, la restauration du pouvoir

monarchique, la nouvelle stabilité politique et sociale amènent l'aristocratie,

redevenue oisive, à réinventer une vie de loisirs mondains et à faire une place

de choix dans ses occupations et ses préoccupations à ces arts et à ces lettres

dont le siècle précédent avait révélé les charmes et assuré le prestige.

Dans la capitale, les cours royales, celles de Henri IV, de Marie de Médicis

puis de Louis XIII, les cercles de grandes dames comme Marguerite de Valois,

mais aussi en province les milieux universitaires et parlementaires, des

institutions littéraires comme les « puys », les « jeux floraux », des coteries

seigneuriales, ou encore des « académies», des confréries sont autant de

foyers de culture qui favorisent la création poétique. On assiste alors à une

étonnante floraison d'œuvres que répandent de plus en plus largement dans la

bonne société du temps les ateliers d'imprimerie et les « libraires ».

2- La « République» des poètes

Venus des élites sociales et détenant de ce fait les privilèges de la

naissance, de l'argent ou du savoir (sans parler de ceux de la sensibilité, voire

du génie), les nouveaux poètes sont des hommes cultivés. Nobles de haute

extraction, comme Honoré d'Urfé, ils considèrent l'exercice de la poésie

comme une activité distinguée de l'esprit, un élégant loisir. Gentilshommes de

souche plus modeste, comme Malherbe, ils y voient un moyen de parvenir, de

se pousser à la Cour, d'obtenir les faveurs, les charges et pensions des

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mécènes du temps ; bourgeois oisifs et aisés, ils s'adonnent avec sérieux et

ardeur aux divertissements de l'esprit ; hommes d'église, ils conçoivent la

poésie, religieuse, comme une pieuse occupation ou un mode d'apostolat.

Tous se mettent d'emblée, eux et leur plume, au service de Dieu, du roi, des

princes et de l'amour. Ils constituent une communauté que cimentent les

voyages dans la suite des Grands, les correspondances échangées d'un cercle

à l'autre, les réunions savantes ou mondaines, la diffusion accrue du livre.

3- Traditions et variations

L'inspiration personnelle ne prétend pas à une neuve et irréductible

originalité. La poésie « humaniste » de la Renaissance, la poésie de Ronsard

en particulier continuent à influencer profondément les œuvres, qui

reprennent à l'envi les thèmes et les formes éprouvés. Les grands Italiens

(Pétrarque et ses disciples, l'Arioste, le Tasse, Marino, etc.) et les Espagnols

(Cervantès, Montemayor, Gongora, etc.) ne cessent d'être lus et admirés par

l'élite française.

S'il y a évolution, diversité, c'est dans la mesure où certains modes

d'écriture sont préférés à d'autres, où les fluctuations de la sensibilité et du

goût conduisent vers tel langage poétique plutôt que vers tel autre. On peut

par exemple remarquer la durable fortune du sonnet, la vogue grandissante

des stances, la fréquence de la chanson ou du cantique, le déclin puis le

renouveau (vers 1620) de l'ode, la pratique intermittente de l'élégie, la

tentation sans cesse présente du poème épique ; notable aussi est la

préférence de plus en plus marquée du siècle pour les formes strophiques aux

vers variés, pour les genres courts, pour tout ce qui confère musicalité,

densité ou ingéniosité à l'œuvre.

4- Poésie baroque et poésie classique

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1600 est un point d'arrivée autant que de départ : les derniers poètes de la

Renaissance, comme Agrippa d'Aubigné, publient avec du retard leurs œuvres,

et leur esthétique relève du siècle précédent. Jusqu'en 1620, une première

vague de nouveaux poètes sacrifie à des styles contrastés et même opposés ;

une manière moderne se fait jour avec Malherbe et ses disciples ; mais

l'ancienne persiste. A partir de 1620, une modernité plus neuve encore

s'affirme avec des écrivains comme Théophile de Viau ; après 1630 prévaudra

la poésie « précieuse ».

Deux poésies au fond rivalisent l'une avec l'autre, sans qu'on puisse parler

de victoire décisive. La plus ancienne, encore inféodée à la tradition

humaniste, pétrarquiste, ronsardienne ou italianisante, s'abandonne aux fastes

de l'imaginaire, aux ivresses sensuelles, pieuses ou morbides, aux valeurs de

la sensibilité. Elle privilégie les images étonnantes, les métaphores « filées» les

déguisements rhétoriques, les énigmes, les arabesques, les compositions en

vagues ou en spirales. Elle relève en fait de la mentalité et de l'esthétique

baroques.

La plus moderne, qui sera surtout illustrée par Malherbe et ses disciples,

prétend rompre avec la tradition poétique, sans toutefois innover en matière

de formes, et rejette les raffinements, les outrances et peut-être les

extravagances de la première. Elle entend promouvoir une esthétique de

raison, faite de clarté, de naturel, d'équilibre. Elle s'adresse davantage à

l'intelligence, au jugement, moins au cœur ou à l'âme ; elle préfère les

méditations aux chocs sensibles. Elle aspire et parvient déjà au «

classicisme ».

Une étude sociologique rattacherait la première manière à une société

encore en mouvement ou divisée, faisant prévaloir dans un système encore

féodal les valeurs de l'affectivité, et cédant aux vertiges baroques, la seconde

à une société tendant à l'ordre et à l'équilibre, dominée par le centralisme

monarchique, et cultivant des valeurs nouvelles - de raison, de retenue, de

sérieux intellectuel, - tout à la fois mondaines et bourgeoises.

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II- La préciosité

1- Définition

C'est vers 1654 qu'on a appliqué, à Paris, le terme de « précieuses» à des

femmes de la bonne société qui voulaient imprimer une distinction éloignée du

commun à leurs personnes, à leurs sentiments, à leurs gestes et aux choses

qui les entouraient, prêtant du même coup à rire par des délicatesses outrées

et des raffinements excessifs ou affectés. Le mot de « préciosité » finira par

désigner un ensemble d'attitudes morales et de formes d'expression à la mode

dans les élites parisiennes au lendemain de la Fronde.

2- Un phénomène de société

Deux noms ont fini par résumer la « préciosité de relation» (René Bray),

ceux de la marquise de Rambouillet et de Mlle de Scudéry, lesquelles en ont

incarné successivement les deux générations ou périodes.

A l'Hôtel de Rambouillet s'est retrouvée pendant des années la meilleure

société du temps, dans les beaux salons de réception - dont la fameuse

«Chambre bleue» - de la maîtresse de maison, une grande dame fine et

délicate, d'origine italienne, qui avait décidé, rebutée par les fatigues de la

Cour et la rudesse persistante d'une certaine noblesse française, de se retirer

chez elle pour y recevoir des êtres selon son cœur. On aimait les

conversations, où l'on parlait de « galanterie » et de littérature ; on s'écrivait,

on faisait des vers. Les invités Voiture, Malleville entre autres valaient pour la

délicatesse de leurs pensées et de leurs manières, les agréments de leurs

propos ou de leur culture. On raffolait de poésie et de romanesque. Le cercle

rayonna sur la capitale entre 1620 et 1648.

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De moindre naissance, Mlle de Scudéry a tenu plus tard, de 1653 à 1661

environ, un salon moins brillant, plus bourgeois d'esprit, plus sérieux et plus

intellectuel. Cette romancière célèbre mit à la mode le « jour» des femmes du

monde, et se fit, à ses samedis, l'ordonnatrice d'une préciosité plus savante,

plus littéraire, où les exercices de style l'emportaient quelque peu sur les

plaisirs mondains, les préoccupations morales et les analyses psychologiques

sur les badinages frivoles.

Dans le sillage de ces cercles illustres se multiplièrent à Paris, puis en

province, des «ruelles » ou « alcôves» où nombre des femmes de la noblesse

et de la bourgeoisie se mirent à recevoir, dans des chambres luxueusement

décorées, leurs connaissances et amis, ces « précieuses» et ces « précieux»

dont les satiriques ne tardèrent pas à se moquer.

3- Le féminisme précieux

Liée à la progressive émancipation de la femme, voire à sa prééminence, la

Préciosité n'a pas manqué de se vouloir une réflexion sur les rapports entre les

sexes. La relation amoureuse a été la grande affaire des cercles

précieux. Paradoxalement, les précieuses ont paru à leurs contemporains

tout à la fois craindre et exalter l'amour passant tantôt pour prudes, tantôt

pour coquettes. Elles refusaient en fait qu'il ne fût qu'une brutale jouissance

ou une conquête égoïste qui les ravalent au rang d'objet, et elles prétendaient,

pour sauvegarder ou conquérir leur dignité d'être humain, le spiritualiser en le

dégageant de l'instinct naturel, vulgaire ou grossier.

C'était là contester bien des réalités du temps, comme on le voit mieux

encore à propos du mariage, dont les milieux précieux dénonçaient les

servitudes, naturelles et sociales. Les solutions préconisées ne manquaient pas

d'audace ; le célibat paraissait le meilleur moyen de préserver l'indépendance

féminine ; le mariage devait être une alliance librement consentie et assurant

l'égalité des partenaires ; d'ailleurs les amants de cœur permettraient à

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l'épouse de conserver son droit à l'amour. Ce n'est pas un hasard si cette

Préciosité féministe fut surtout le fait de la seconde génération, plus

bourgeoise, plus éloignée des libertés de la haute aristocratie et plus soumise

aux vieilles contraintes.

4- Préciosité et littérature

La Préciosité ne relève pas seulement de l'histoire des mœurs, elle eut

aussi une importance capitale dans la floraison littéraire du siècle. Les cercles

précieux, en promouvant une aristocratie de la culture, en forgeant une vie

mondaine où le « bel esprit », les «lumières» venaient nécessaires pour plaire

et briller, contribuèrent à la diffusion de la littérature dans les élites

sociales.

Il y eut une littérature précieuse, qui fut la chose des mondains aussi bien

que l'affaire d'écrivains authentiques. Une fureur d'écrire s'empara des salons,

où l'on tourna des lettres, des vers, des pages de roman, où l'on rivalisa en

portraits, énigmes, rondeaux, bouts rimés, etc. Les romans d'une Mlle de

Scudéry se voulurent le miroir de la nouvelle mondanité et le véhicule des

idées modernes. En poésie - le jeu souverain, l'exercice roi - la manière

l'emporta sur la matière ; primèrent le rare, le surprenant, l'ingénieux, le

délicat, le fin ou le badin. Ce fut une esthétique de la virtuosité stylistique.

La Préciosité enfin exerça une influence profonde et durable sur la

littérature en général, sur la grande littérature même du siècle. Le souci de ne

pas choquer les pudeurs et les délicatesses engendra les fameuses

«bienséances », qui donnèrent une si hautaine élégance aux meilleures

œuvres classiques. Le langage précieux de l'amour passa chez un Corneille, un

Racine, une Mme de La Fayette. Le travail des salons sur la langue, le goût de

la perfection formelle ou encore d'une rigueur abstraite aidèrent à forger la

prose classique. Les analyses psychologiques et morales, chères aux cercles

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précieux, nourrirent toutes les peintures des passions. L'idéalisme précieux se

reconnaît dans les deux tentations du siècle : l'héroïsme et le romanesque.

III- La poésie en liberté

1- Contre-thèmes et dissonances

A côté de la poésie sérieuse, généralement conformiste dans son idéalisme

et son esthétique, s'est épanouie au cours du premier XVIIe siècle une

poésie libre, libertaire, voire libertine, anti-conformiste en un mot, et

cultivant quant à elle une thématique et un ton bien différents.

Cette poésie-là s'autorisait à vrai dire d'une tradition, comme l'autre. Les

Anciens avaient su exploiter une veine satirique et gaillarde, les écrivains du

Moyen Age aussi ; la verve rabelaisienne avait souvent été acerbe et fort crue

; il y avait eu le badinage «marotique » les « folâtries » et les satires des

poètes de la Pléiade. Mais ce qui est significatif, c'est l'importance prise à

l'époque de Henri IV et de Louis XIII par la poésie en liberté, et son succès

considérable.

Il ne faudrait cependant pas croire à une querelle des poètes et des styles

: ce sont souvent les mêmes auteurs qui ont sacrifié à l'inspiration conformiste

et à celle qui en était l'antidote ; ce sont les mêmes formes poétiques

(stances, sonnets, etc.) qui ont servi aux célébrations solennelles ou pieuses

comme aux dérisions truculentes ou licencieuses ! Tout au plus peut-on

remarquer que la poésie libre a été plus fréquemment pratiquée par les

« libertins» comme Mathurin Régnier, Théophile de Viau ou Saint-Amant. S'il

n'y a pas eu d'école parallèle à proprement parler, la résistance a été plus

ouverte, la désinvolture plus constante dans le camp de ceux qui avaient

tendance à contester l'ordre monarchique, moral, mondain et esthétique qui

se mettait alors en place.

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2- Les «grotesques »

Si l'on entend par cette expression tout ce qui se veut « bizarre et

capricieux », singulier, voire extravagant, amusant, voire ridicule, choquant,

voire monstrueux, de nombreux poèmes, surtout dans le premier tiers du

siècle, méritent cette appellation.

Déjà la poésie gaillarde ou érotique pouvait apparaître comme une

inversion sacrilège de la poésie pétrarquiste, puisqu'elle chantait les joies de la

chair au lieu des adorations platoniques. On se met à célébrer la laideur et non

pas la beauté, la noirceur et non pas la blondeur, l'inconstance et non pas la

constance ; les vieilles, les gueux, les ivrognes entrent dans les recueils de

vers, ou bien des objets dérisoires, un vieux manteau, un fromage, ...

Quand le règne du dévot Louis XIII forcera les outrances bachiques ou

libertines à se faire clandestines, quand la verve joyeuse devra s'assagir, on

mettra à explorer le terrain de la poésie familière. Le réalisme truculent ou

caricatural cèdera la place à la peinture « naïve » des choses de la

vie quotidienne ; le regard de certains poètes (un Saint-Amant, par

exemple) se fixera amoureusement sur ces réalités humbles et savoureuses

(un melon, des fruits, ...) que les peintres hollandais du temps représentent

avec une minutieuse sensibilité.

3- Les satiriques

Une autre poésie se veut plaisante toujours, mais aussi sérieuse, tout à la

fois agréable et utile. La satire - qui remonte à l'Antiquité - veut faire réfléchir,

et entend corriger les travers et les vices, censurer les mœurs, dénoncer les

tares de la société par le biais du divertissement. Une peinture humoristique

ou ironique, cruelle ou amusée, caricature les sentiments, les comportements

et les usages. La réprimande, la critique, l'invective parfois l'emportent alors

sur la bouffonnerie. Les satires, les épîtres ont poursuivi - et cela tout au long

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du siècle, jusqu'à Boileau notamment - une véritable « enquête psychologique,

morale et sociale» (R. Picard).

Mathurin Régnier, Théophile de Viau surtout ont donné ses lettres de

noblesse à la satire du temps. Le pittoresque et la crudité se rencontrent

encore dans l'œuvre du premier, mais y prévaut un amer sentiment des

désordres, folies, injustices du genre humain en général et de la société

contemporaine en particulier. Le second se replie sur les positions d'un groupe

d'esprits éclairés et d'âmes d'élite, sur un libertinage philosophique fait

d'individualisme et d'hédonisme raisonnés.

4- Vers burlesques ou héroï-comiques

Une mode a fait fureur dans le royaume de la poésie, de 1643 à 1660

environ, celle du « burlesque ». La bouffonnerie s'y faisait savante puisque le

comique reposait sur le contraste entre la grandeur du sujet, des personnages

et la «bassesse » du style ; les héros et les dieux de l'Antiquité se mettaient à

parler et à agir comme les rustres.

En France, le coup d'envoi fut donné en 1643 par Scarron avec des Vers

burlesques ; le même récidiva en 1648 avec un Virgile travesti. D'Assoucy lui

emboîta le pas en 1650 avec un Ovide en belle humeur ! Un flot de poèmes

burlesques déferla.

Rien cependant ne serait plus aventureux que d'y voir un divertissement

plébéien, une facilité de bas étage. C'était au contraire un badinage de lettrés,

à l'usage de lettrés. La parodie en effet ne pouvait être goûtée que s'il y avait

une véritable complicité culturelle entre l'écrivain et son lecteur : Virgile restait

Virgile, même travesti ! En outre le comique y était avant tout affaire de style ;

les meilleurs auteurs forgeaient de savantes disparates et se livraient à de

savoureuses recherches d'expression. Voilà pourquoi certains critiques y ont

vu une préciosité inversée ou tout au moins plaisante.

Page 33: HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS - Sidi Mohamed Ben Abdellah

33

II est significatif que l'exercice de style ait fini par prendre la forme

contraire. Avant Boileau, un poète précieux, Jean-François Sarasin, fut

l'inventeur en France, avec son Dulot vaincu ou la défaite des bouts rimés

(1654), du poème héroï-comique, de sujet vulgaire mais de style noble.

Comme le dira plus tard Perrault, il ne s'agissait plus de faire rire «en parlant

bassement des choses les plus relevées» mais «en parlant magnifiquement

des choses les plus basses».

Section II : Le Classicisme triomphant

I- Les origines de la doctrine

Les théoriciens et les écrivains du temps entreprirent d'élaborer une

doctrine esthétique cohérente et solide, d'édicter des règles, de formuler des

« arts poétiques » qui aideraient à créer les œuvres et les chefs-d'œuvre. Pour

ce faire ils se tournèrent vers des modèles étrangers. Les critiques,

humanistes encore et volontiers italianisants, du règne de Louis XIII lurent et

relurent Aristote et ses commentateurs modernes de la Renaissance

italienne : un Vida et son Art poétique de 1527, un Scaliger et sa Poétique de

1561, un Castelvetro et son Commentaire de 1570.

Au XVIIe siècle même, deux savants hollandais ajoutèrent leur pierre à

1'édifice, Heinsius avec sa Constitution de la tragédie, en 1611, Vossius avec

son Art poétique, en 1647.

En France, ce fut surtout la génération de 1630 qui célébra à son tour,

avec, Chapelain, Scudéry, La Ménardière, etc., le culte d'Aristote. Mais la

génération « classique » par excellence, celle de Molière, Racine, La Fontaine,

reprit le flambeau. Une autre source, complémentaire, joua un rôle non

négligeable, l'Art poétique du latin Horace, lequel avait repris les théories de

son prédécesseur, mais précisé en outre trois points essentiels : le caractère

Page 34: HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS - Sidi Mohamed Ben Abdellah

34

utilitaire de l'art, l'importance, par rapport au génie, du métier poétique, enfin

la distinction des genres.

II- Les fondements de la doctrine

1- L'utilité de l'art

La thèse de l'utilité, émise par Platon, reprise par Horace, Scaliger,

Ronsard, devint l'un des articles du credo classique : pour Chapelain comme

pour Molière, Racine ou La Fontaine il fallut « instruire et plaire». Mais

comment les écrivains pouvaient-ils améliorer les mœurs ? On mettait en

avant, à propos de la tragédie, la théorie aristotélicienne, aussi fameuse que

controversée, de la « catharsis », ou « purgation » des passions. Le spectacle

tragique serait une sorte de thérapeutique ou d'exorcisme, en ce qu'il

permettait aux spectateurs d'apprivoiser ou de maîtriser les passions

excessives ou dangereuses qu'on lui montre ou plutôt qu'on lui fait vivre par

procuration. En outre la « naïve peinture des vices et des vertus» (Corneille),

les dénouements châtiant les méchants et récompensant les bons, les

sentences morales étaient autant de moyens propres à amender sentiments et

comportements.

2- Le génie et les règles

Après les rapports de l'art et de la morale, ceux de l'art et du génie :

comme les Anciens et comme la Pléiade, le siècle tint le génie - ce don divin,

ce privilège mystérieux - pour la première qualité, essentielle du poète, mais

l'art, autrement dit le métier, la technique, lui parut tout aussi nécessaire,

sinon plus important. Le XVIIe siècle éprouva un impérieux besoin de règles ;

les indépendants ou les partisans de la spontanéité (un Théophile de Viau

entre autres), durent céder le terrain aux doctes champions de la régularité.

Page 35: HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS - Sidi Mohamed Ben Abdellah

35

Le goût de l'ordre, si caractéristique du siècle, la volonté de quelques

théoriciens et celle d'un État autoritaire décidé à institutionnaliser la vie

littéraire, l'air du temps en somme, mais au fond la ferme conviction qu'il n'y a

pas de beauté due au libre jaillissement, au hasard ou au désordre, pas de

chef-d'œuvre sans étude ni travail ni méthode, expliquent cette soumission

quasi générale aux règles de l'art ; aussi bien était-ce se conformer à la

raison.

3- L'imitation

Cette raison commandait à l'art d'imiter la nature, de plaire en faisant vrai :

Aristote n'avait-il pas défini l'art comme une sorte de mimétisme, la littérature

comme « l'art qui imite par le langage seul, prose ou vers », l'épopée et le

poème tragique comme des « imitations » ? Le souci du naturel ne conduisit

pas pour autant la littérature du temps au naturalisme ou au réalisme, du

moins en théorie. La doctrine préconisait non une imitation servile mais une

transposition de la réalité, de manière à en donner une image plus juste, plus

saisissante, à composer un portrait idéal plus vrai, plus achevé que l'original,

dont il ne fallait retenir, dégager et mettre en relief que les traits essentiels et

permanents. La théorie de l'imitation débouchait ainsi sur une idéalisation qui

eut nettement tendance à passer de la stylisation, laquelle n'a pour visée que

la vérité ou l'essence, à un embellissement à la fois moral et esthétique, lequel

finit, en choisissant et en sélectionnant, par déformer ou dénaturer.

4- La leçon des Anciens

Le dernier commandement général de la raison fut l'imitation des Anciens.

Le siècle héritait de l'admiration éprouvée par les gens de la Renaissance

devant les grandes œuvres, redécouvertes, de l'Antiquité, et la culture

classique restait imprégnée de la pensée et de la littérature gréco-romaines

Page 36: HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS - Sidi Mohamed Ben Abdellah

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pieusement étudiées dans les collèges du temps. Jouait en outre l'argument

du consentement universel : on devait imiter les Anciens parce que vingt

siècles étaient convenus de leur supériorité, et l'admiration qu'on ne cessait de

leur porter venait de ce qu'ils avaient réussi à copier la nature, à en donner

des représentations exemplaires, où se manifestait dans tout son éclat la

vérité idéale.

La raison vint cependant éclairer le culte : on imita ce que le jugement du

siècle trouvait bon ; choisissait parmi les modèles, plutôt les latins que les

grecs, Virgile qu'Homère, Sénèque que les tragiques athéniens, Térence que

Plaute. De plus en plus délicat ou « honnête », le goût se détournait de la

simplicité homérique, des gaillardises romaines, des cruautés de la tragédie

grecque ; les auteurs empruntaient et adaptaient, autrement dit idéalisaient

ou poliçaient en fonction des mœurs et des préjugés modernes.

III- La dramaturgie classique : les règles dramatiques

1- Un théâtre régulier

Il est un domaine privilégié pour étudier la dramaturgie classique, c’est

celui de la tragédie. Celle-ci, en effet, qui passait pour le genre noble et

sérieux par excellence, retint toute l'attention des théoriciens, qui lui

consacrèrent, à la suite d'Aristote et de ses commentateurs italiens,

d'innombrables ouvrages - dont les plus importants furent le Discours sur la

tragédie, de Sarasin (1639), la Poétique, de La Ménardière (1640) et la

Pratique du théâtre, de L'abbé d'Aubignac (1657) -, sans compter les préfaces

et examens des auteurs, et notamment Les trois Discours de Corneille sur l'art

dramatique (1660).

Ainsi encensée et codifiée, la tragédie devint à ce point la pièce maîtresse

du théâtre régulier que son succès contraignit les formes dramatiques plus

libres, et sur lesquelles le poids des traditions et des théories n'était pas aussi

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lourd, à se conformer peu à peu, comme la tragi-comédie et même la

comédie, aux fameuses règles : les unités, la vraisemblance et les

bienséances, lesquelles eurent pour objectif essentiel et commun de créer au

mieux l’illusion théâtrale ou scénique.

Ceci dit, une relative indépendance à l'égard de la doctrine, encore en

gestation, caractérise le premier XVIIe siècle, et l'une des clés du théâtre

cornélien – qui contribua néanmoins à l'élaboration du code dramatique - est

son goût de la liberté, de l'expérimentation, des recherches audacieuses et

originales. En revanche, le second XVIIe siècle vit le triomphe incontesté de la

doctrine, et l'une des clés du théâtre racinien est sa stricte observance, sa

parfaite assimilation ou plutôt son utilisation géniale de la dramaturgie

classique.

2- La règle des trois unités

L'unité de temps

« L'imitation d'une action » ne pouvait être complète que si le temps de

l'action coïncidait le plus possible avec celui de la représentation elle-même,

ou du moins n'excédait pas une durée relativement brève. A cela tendait

l'unité de temps, dite aussi de « jour ». Peu à peu prévalut la règle des

vingt-quatre heures malgré les résistances conjuguées des auteurs et des

spectateurs qui se plaisaient à mettre ou à voir sur la scène des péripéties, des

accidents ou des rebondissements aussi nombreux que palpitants.

En reléguant dans les entractes le trop-plein de temps exigé par toutes

sortes d'événements, en enchaînant les scènes à l'intérieur de chaque acte les

unes aux autres pour assurer une parfaite continuité temporelle (règle de la «

liaison des scènes »), en abordant le plus près possible de sa fin le fameux

« jour » tragique, en ne retenant que les gestes ou les sentiments d'une

Page 38: HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS - Sidi Mohamed Ben Abdellah

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portée décisive ou fatale, les dramaturges firent de tragédie classique une

crise violente et rapide, surtout psychologique, toujours exemplaire.

L'unité de lieu

Elle s'imposa tout naturellement dans le sillage de la précédente. Puisque

l'action se déroulait en une seule journée, il fallait limiter les déplacements des

personnages à un périmètre raisonnable pour éviter des invraisemblances

criantes. Sous Louis XIII la limitation se fit au cadre d'une ville et de ses

abords ; le décor simultané, hérité des mystères médiévaux, permettait de

montrer les acteurs dans des lieux différents mais proches. A partir de 1640

environ, on s'efforça à plus de vraisemblance encore en imitant non plus ce

que pouvait faire un personnage se déplaçant dans un temps limité mais ce

que pouvait voir un spectateur qui ne se déplaçait pas ; il n'y eut désormais

qu'un décor unique sur la scène, une salle de palais pour la tragédie, une rue

souvent pour la comédie. La scène devenait un lieu terrible, un piège pour des

héros contraints de s'entre-déchirer sans échappatoire possible dans leur

prison dorée.

L'unité d'action

De l'exposition au dénouement, une pièce bien construite devait former un

tout cohérent où les divers « fils » s'entrelaceraient de sorte que chaque geste

ou chaque parole de l'un ou l'autre des personnages, les principaux comme les

secondaires, eût un retentissement nécessaire et vraisemblable sur le

déroulement de l'action ou l'accomplissement des destins. Chaque détail était

subordonné à l'ensemble : pas d'intrigues parallèles ni de hasards purs ni

d'actes sans conséquences ; rien d'inutile ni de gratuit ! Au fond le dramaturge

devait veiller, à ne raconter ou plutôt à ne mettre en scène qu'une seule

histoire.

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3- Vraisemblance et bienséances

La « fable » comme on disait alors, autrement dit le sujet ou l'histoire,

devait paraître vraie, puisque le théâtre se voulait une imitation de la vie réelle

; il fallait donc écarter l'impossible, l'invraisemblable et même le possible

invraisemblable.

Certains, cependant, estimèrent que le poète tragique n'avait à respecter

la vraisemblance que s'il inventait un sujet, et que s'il l'empruntait à l'histoire,

celle-ci lui servait de caution suffisante pour faire admettre l'invraisemblable,

puisque après tout le passé regorgeait d'événements et d'êtres hors du

commun et qu'à côté de la vraisemblance ordinaire il y en avait une

proprement extraordinaire. C'était bien l'opinion de Corneille, lequel pensait

que seules les natures et les vies d'exception faisaient les belles tragédies.

Néanmoins la génération classique fit sienne l'exigence de vraisemblance ;

on prit l'habitude d'exercer un contrôle permanent sur les puissances du rêve

et de l'imagination, de corriger même la réalité (celle de l'histoire comme celle

de la légende) pour l'adapter à l'idée qu'on s'en faisait (pas d'Andromaque

remariée, ni d'Iphigénie sacrifiée, ni d'Hippolyte insensible à l'amour, etc.).

Une autre notion, liée à la précédente et tout aussi complexe - car relevant

à la fois de l'esthétique et de la morale - finit par s'imposer au cours du siècle

: celle des bienséances.

En vertu de la « bienséance interne », les mœurs avaient à être

« bonnes » c'est-à-dire saines et nobles (vertueux sans être parfait, et amené

à commettre une faute, le héros aurait la séduction et l'exemplarité

nécessaires) ; « convenables », à savoir en conformité avec les situations, les

conditions, l'âge et le sexe (un Romain devait rester romain, un Grec rappeler

l'Antiquité mythique, un guerrier ne pas être lâche, etc.).

La « bienséance externe » exigeait que la pièce fût convenable, qu'elle ne

choquât pas le public. Le théâtre hardi et fort libre du début du siècle dut

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laisser la place à un théâtre pudique et réservé. Cette purification était due

aux progrès de la civilisation classique, aux délicatesses mondaines ou

précieuses, au poids aussi des normes chrétiennes, aux efforts de

moralisation, d'idéalisation et de rationalisation des théoriciens de l'art, mais

plus encore à une exigence de beauté, de grandeur et de noblesse, éliminant

les laideurs ou les bassesses physiques et morales. Interne ou externe, la

bienséance ne visait pas tant à la vraisemblance qu'à l'harmonie.

4- Les artisans de la doctrine classique

Chapelain (1595-1674) : cet érudit mondain, hôte assidu de l'Hôtel de

Rambouillet, fut la vedette de l'Académie et par ses avis et sa

correspondance le meilleur agent de propagande des principes

classiques.

La Ménardière (1610-1663) : ce médecin et lecteur de la chambre du

roi fut le vulgarisateur de la doctrine ; sa Poétique le classa au rang des

critiques les plus en vue.

Scudéry (1601-1667) : poète, dramaturge et romancier, cet écrivain se

rendit célèbre non seulement par ses propres œuvres mais aussi par son

intervention dans la Querelle du Cid qui lui permit de se poser en

défenseur des règles.

D'Aubignac (1604-1676) : ce savant abbé fut une sommité en matière

de critique théâtrale ; sa Pratique du théâtre, dont les contemporains

firent grand cas, est le meilleur exposé des règles de la dramaturgie

classique.

Balzac (1597-1654) : le grand épistolier du règne de Louis XIII

contribua grandement par ses Lettres, qui étaient souvent de véritables

articles de critique, à l'élaboration de la doctrine classique.

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Ménage (1613-1692) : cet autre érudit mondain, poète précieux à ses

heures, se fit une belle réputation de savant critique ; ses opinions

comptèrent dans le mouvement littéraire de l'époque.

Corneille (1606-1684) fit figure assez tard de théoricien avec ses

Discours et Examens où il interprétait avec l'œil du praticien et souvent

de façon originale la doctrine aristotélicienne.

Boileau (1636-1711) n'est pas l'inventeur de la doctrine classique ; son

Art poétique, paru en 1674, n'est qu'un résumé des principes établis par

les doctes avant 1660 ; il eut du moins le mérite de leur donner une

formulation claire et énergique.

IV- La littérature classique

1- La Comédie

Au XVIIe siècle, la comédie connaît une très nette évolution dans le

paysage littéraire français. Son plus illustre représentant, Molière renouvelle le

genre en profondeur, en l’inscrivant à la fois dans la société de son temps et

en proposant un discours sur l’Homme en général. Les genres comiques au

théâtre existent depuis l’Antiquité et de nombreuses pièces sont adaptées à

partir de ces chefs-d’œuvre anciens. Mais la comédie se nourrit aussi de la

farce, venue tout droit du Moyen Âge. C’est un genre varié, qui s’inspire aussi

du théâtre italien et de la commedia dell’arte. On peut donc partir de l’idée

selon laquelle la comédie est un creuset où se trouvent des influences

anciennes et des préoccupations nouvelles.

La première fonction de la comédie est de faire rire, ou du moins de faire

sourire les spectateurs. Mais ses pouvoirs dépassent le simple divertissement.

Au XVIIe siècle, la comédie devient une arme pour dénoncer les travers

et les abus. Molière peint ainsi les ridicules dans des comédies satiriques

pour critiquer certains éléments inhérents à la société de son temps, et qui

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sont encore d’actualité : les mariages forcés, les abus d’autorité, l’avarice,

l’hypocrisie, etc. C’est pourquoi l’un des buts avoués de la comédie consiste à

« châtier les mœurs par le rire » (« castigat ridendo mores »), c’est-à-dire

faire prendre conscience au public de certains comportements humains et

sociaux en les distrayant. Telle est l’une des stratégies de la comédie au XVIIe

siècle. Avant Molière, Corneille a, lui aussi, écrit des comédies qui stigmatisent

certains traits de caractère (Le Menteur, 1643).

Il faut donc retenir, avant de comprendre le fonctionnement de la comédie

classique qu’au-delà du plaisir qu’engendre le rire, la comédie apparaît

comme un genre subversif qui permet de montrer les défauts des hommes

et les abus de la société. Certaines comédies de Molière présentent cependant

peu de scènes franchement comiques. Certaines de ses comédies de mœurs

ou de caractère traitent de sujets graves, voire sérieux. Leur dénouement

n’est pas nécessairement heureux. La comédie aborde des sujets qui peuvent

se heurter à la censure : la religion, la liberté de pensée, l’émancipation des

femmes. Ainsi, l’on considère que la comédie est le genre qui provoque le plus

de contestation et de secousses dans le paysage littéraire de la seconde moitié

du XVIIe siècle.

2- La tragédie

La tragédie naît dans l’Antiquité, à Athènes au VIe siècle av. J.-C. Les

dialogues des acteurs alternent avec le chant du chœur, et les malheurs

survenus à de grands personnages sont mis en scène. Aristote, dans La

Poétique, détermine les six parties qui composent la tragédie : « la fable, les

caractères, l’élocution, la pensée, le spectacle et le chant » (chap. 6). Il

montre que la tragédie a pour but de susciter la terreur et la pitié afin d’opérer

une purgation des passions qu’il nomme catharsis. C’est au Ve siècle av. J.-C.

que la tragédie antique connaît son apogée avec Eschyle, Sophocle et

Euripide.

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Au début du XVIIe siècle, un genre nouveau apparaît : la tragi-comédie a

pour particularité de présenter un dénouement heureux (Le Cid de Corneille,

1636). Le XVIIe, siècle du classicisme, voit l’apogée d’un genre tragique qui

devient extrêmement codifié. La tragédie est en vers, comprend cinq actes,

doit présenter des personnages de haut rang et s’inspirer de sujets antiques

(Cinna, Rodogune de Corneille), mythologiques (Phèdre, Andromaque,

Bérénice de Racine), bibliques (Esther, Athalie de Racine). Le sujet tragique

par excellence est le conflit de la passion avec la raison. L.Goldmann définit

ainsi l’homme tragique dans Le Dieu caché (Gallimard, 1 76) : L’homme est

un être contradictoire, union de force et de faiblesse, de grandeur et de

misère ; l’homme et le monde dans lequel il vit sont faits d’oppositions

radicales, de forces antagonistes qui s’opposent sans pouvoir s’exclure ou

s’unir, d’éléments complémentaires qui ne forment jamais un tout. La

grandeur de l’homme tragique, c’est de les voir et de les connaître dans leur

vérité la plus rigoureuse et de ne jamais les accepter.

La tragédie est régie par la règle des trois unités ainsi que par celles de la

bienséance et de la vraisemblance.

3- Les caractéristiques de la tragédie

Elle se distingue par :

Le choix d’un sujet noble.

Une action simple et grande. Racine écrit dans sa préface de Bérénice

(1670) :

Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une

tragédie : il suffit que l’action, que les acteurs en soient héroïques, que les

passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse

majestueuse qui fait le plaisir de la tragédie. Elle doit s’achever dans le

chagrin et le deuil.

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Une structure classique : l’exposition, le nœud accompagné de

quiproquos, de péripéties, et le dénouement qui voit souvent la mort

d’un personnage.

Des thèmes récurrents : l’amour, la haine, la jalousie, le sens de

l’honneur et la fatalité contre laquelle l’homme tragique ne peut rien.

Le dynamisme du héros : le héros tragique est héroïque.

Des procédés rhétoriques particuliers : l’alexandrin reste le vers tragique

par excellence. On trouve de nombreux procédés d’amplification qui

visent à rendre les personnages héroïques. Le monologue rend compte

des conflits internes des personnages, et le récit tragique a pour

fonction de faire l’éloge d’un héros ou d’une action héroïque impossible

à représenter sur scène. L’hypotypose permet de faire vivre sous les

yeux du spectateur une action qui n’a pas pu se dérouler sur la scène.

4- Figures maîtresses de la tragédie classique : Corneille et

Racine

3-1- Pierre Corneille

Corneille, à travers ses pièces (Le Cid (1636), Horace (1640), Cinna

(1641), Polyeucte (1643)...) a nourri une abondante réflexion sur la tragédie

classique et a défini les caractères qui lui semblent devoir être les siens :

l'action doit être complexe, illustre (le sujet en est le plus souvent un

épisode célèbre emprunté à l'histoire ou la légende), extraordinaire (au

risque d'être jugée peu vraisemblable), et sérieuse. Corneille donne sa

préférence aux tragédies politiques et aux passions nobles. L'amour ne

tient, dans son œuvre, qu'une place secondaire.

le héros est un être fier, guidé par la recherche de la gloire, qui est une

forme passionnée de l'honneur. Le héros cornélien a une haute idée de

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ce qu'il est et de ce qu'il se doit. Il aspire à la plus complète réalisation

de lui-même

le conflit qui déchire le héros cornélien traduit les obstacles qu'il

rencontre sur le chemin de la grandeur. Il ne pourra se heurter qu'en

surmontant la crise morale qui l'accable. C'est, le plus souvent, à

l'amour que se heurte l'honneur, et le dénouement voit généralement la

sublimation de la passion amoureuse dans le renoncement. L'honneur

est ainsi préservé.

3-3- Jean Racine

Quoique globalement comparable au système cornélien, le système

racinien s'en distingue par des points de détail :

l'action est empruntée à la légende ou à l'histoire. Racine prône une

grande fidélité aux sources et un grand respect de la vraisemblance.

L'action racinienne se veut « simple et chargée de peu de matière ».

Elle se signale par ses qualités d'unités et de netteté

le héros racinien est tout en sentiments et en passions. Son analyse

psychologique est très fouillée. L'intérêt est porté sur ses incertitudes et

sur la progression de ses sentiments. Pour Racine, l'amour est la

passion tragique par excellence, un amour irrésistible, égoïste et,

surtout, impossible

le conflit vient de l'impossibilité de cet amour qui donne naissance à la

jalousie et, parfois, se transforme en haine. Il conduit à la perte des

amants comme des aimés : la haine triomphe dans le crime, l'amour

dans le suicide.

D'où une atmosphère parfois pesante où se mêlent tendresse et cruauté.

Pièces de Racine : Andromaque (1667), Iphigénie (1674), Phèdre (1677),

Britannicus (1669), Bérénice (1670), Mithridate (1673), Esther (1689), Athalie

(1691) …

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4- Le roman

La préciosité favorise l'épanouissement et la vogue du genre romanesque.

Les romans précieux, qui développent des intrigues galantes complexes dans

des milieux tantôt aristocratiques, tantôt pastoraux, sont écrits dans une

langue d'un raffinement extrême, et proposent de véritables codes de

conduite et de conversation. L'un des plus célèbres exemples de cette

codification des relations amoureuses est la carte du Tendre qui apparaît dans

le roman Clélie, histoire romaine (1654-1660) de Madeleine de Scudéry,

également auteur de Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653). Mme de La

Fayette perpétuera plus tard cette inspiration aristocratique et mondaine avec

la Princesse de Clèves (1678). Dans le genre romanesque, Honoré d'Urfé,

auteur d'un volumineux roman pastoral, l'Astrée (1607-1627), sert de

référence et de modèle à de nombreux autres romanciers. Dans ce genre, il

faut citer encore Guez de Balzac.

Chapitre III : HISTOIRE DES ARTS

Section I : Le Baroque

Baroque et classicisme sont les dénominations des deux courants

artistiques qui ont dominé le monde occidental au XVIIe et XVIIIe siècles. La

critique contemporaine aime à opposer ces deux monuments, mais le débat

reste ouvert, dans un domaine que les chercheurs continuent à explorer.

I- Définition

Le mot baroque, qui apparaît pour la première fois au XVIIIe siècle dans le

Dictionnaire de l’Académie, où il est donné comme synonyme

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47

d’ « irrégularité », définit, en fait, le style particulier qui s'est développé à

Rome au XVIIIe siècle, autour des créateurs originaux que sont Borromini, le

Bernin et Pierre de Cortone. L'ordre des Jésuites, grand défenseur de la

Contre-Réforme, adopte rapidement l'art baroque et le diffuse à travers

l'Europe : en Flandre, en Autriche, en Bohême, en Bavière, en Espagne enfin,

et, de là, en Amérique du Sud. Ce mouvement se propagea avec une certaine

discontinuité dans le temps, jusqu'au milieu du siècle suivant.

II- Causes historiques

Au XVIème siècle, l'Eglise catholique était devenue immensément riche. Le

luxe qui régnait à la cour papale, alors que le peuple vivait dans la pauvreté,

indignait les réformistes protestants. La riche société romaine, elle, vivait dans

une fête continuelle. Afin de rendre la foi catholique plus attrayante que la

pratique austère des disciples de Luther, le Saint-Siège utilisa sa richesse à la

construction d'églises de monuments et de fontaines dans un style caractérisé

par la liberté des formes et la profusion des ornements. Les architectes qui

illustrèrent ce nouveau style avec le plus d'éclat furent Le Bernin et Francesco

Borromini. Pour les peintres (Annibale Carrache, Le Caravage…), l'image a

pour fonction d'enseigner la foi aux chrétiens, de se substituer à l'écriture pour

les analphabètes, de refléter la puissance divine pour tous.

Le Concile de Trente et la Contre-Réforme permettent une nouvelle

assurance, excessive peut-être dans la foi chrétienne. Cette euphorie est

provoquée par la victoire de Lépante sur les Turcs en 1571, et par l'abjuration

d'Henri IV. Le baroque se répand dans toute l'Europe sous l'influence de deux

livres marquant. Le premier est L'Iconologia de Cesare Ripa écrit en 1593,

traduit en français en 1644, en allemand en 1669, et en anglais en 1709. Le

second est La perspective dans la peinture et l'architecture d'Andrea Pozzo en

1693. Hors d'Italie, les principaux peintres baroques sont le Flamand Rubens

qui vint à Rome en 1600 alors âgé de vingt ans, son élève Van Dyck (1599-

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1641) qui devint peintre de la cour anglaise en 1632, l'Espagnol Diego

Velasquez (1599-1660) et les Français Poussin, Le Lorrain et Philippe de

Champaigne.

Le mouvement baroque finira au XVIIIe, dégénérant vers le Rococo, le

Kitsch Bavarois de Louis II, la préciosité. La découverte de Pompeï incite à

comprendre l'homme dans son accord avec la nature. Le siècle des Lumières,

adepte de la raison, critiquera vivement les guerres de religions et ses excès.

Le goût commun de La Fontaine, Boileau (Art poétique, 1674), Bossuet,

Racine et Molière (1673), oriente l'art vers le classicisme.

III- Causes artistiques

Sans nier l'importance des phénomènes historiques, Wölfflin dans Les

Principes fondamentaux de l'art fait du baroque le grand mouvement artistique

du XVIIe. Les peintres de ce siècle vont en effet tous éprouver le même

bouleversement du sentiment décoratif (ce qui mérite d'être peint) et du

sentiment imitatif (comment le peindre).

Le sentiment décoratif est bien entendu extrêmement différent entre les

peintres de la Contre-Réforme qui se feront les tenants de la gloire terrestre et

céleste de Dieu et ceux des terres réformées contraints à ne peindre que la

nature ou des portraits.

Néanmoins, et c'est ce qui picturalement importe le plus, tous ces peintres

vont entretenir les mutations du sentiment imitatif apparues au cours du XVIIe

que Wölfflin regroupe en cinq catégories. Le baroque, par rapport au

classique, privilégie : le pictural sur le linéaire ; la profondeur sur la

superposition des plans ; la forme ouverte sur la forme fermée ; la multiplicité

sur l'unité, l'obscurité sur la clarté. Ces caractéristiques se retrouvent aussi

bien chez les peintres de la Contre-Réforme qu'en Hollande chez l'exubérant

Van Hals, le chatoyant Rembrandt ou le méditatif Vermeer.

Page 49: HISTOIRE DES IDEES ET DES ARTS - Sidi Mohamed Ben Abdellah

49

Dans son Histoire de l'art, Gombrich souligne que le mot baroque n'a été

employé que tardivement par des auteurs qui voulaient lutter contre les

tendances du XVIIe siècle et désiraient les tourner en ridicule. Baroque (qui

vient du portugais barroco qui désigne une pierre irrégulière) signifie en effet

absurde ou grotesque et a été employé d'abord par des gens qui estimaient

que les éléments de la construction antique n'auraient jamais dû être

employés ou combinés autrement que ne l'avaient fait les Grecs et les

romains. Ainsi de l'église du Gésu à Rome en 1575, qui combine des éléments

classiques et quelques éléments décoratifs nouveaux (pilastres, volutes de

séparation pour les deux étages) pour un effet d'ensemble radicalement

nouveau, l'architecture baroque trouvera son point d'aboutissement dans

l'église romaine de Sainte Agnès, achevée en 1653 selon les plans de

Francesco Borromini.

L'évolution de la peinture est dans une certaine mesure comparable à celle

de l'architecture. Sortant de l'impasse où la conduisaient les maîtres du

maniérisme, elle accéda à un style beaucoup plus riche de possibilités. Dans

les chefs-d'œuvre du Tintoret ou du Greco, l'accent était déjà mis sur le rôle

de la lumière et de la couleur, l'abandon d'une stricte symétrie dans la

composition au profit d'agencements plus complexes. En dépit de ces

éléments de continuité, la peinture du XVIIe siècle n'est pas le prolongement

du maniérisme. Tel était du moins le sentiment des contemporains. Ils

parlaient surtout de deux peintres venus à Rome de l'Italie du nord et dont les

principes étaient considérés comme diamétralement opposés. L'un était

Annibale Carrache (1560-1609), originaire de Bologne, l'autre Michel-Ange de

Caravage (1565 ?-1610) originaire d'un petit bourg voisin de Milan. Tous deux

étaient las du maniérisme et voulaient s'affranchir de ses préciosités. Mais

c'était là leur seul point commun. Annibale Carrache était issu d'une famille de

peintres influencée par l'art vénitien et par le Corrège. Arrivé à Rome, il tomba

sous l'emprise du génie de Raphaël. Il rêva de retrouver quelque chose de la

beauté et de la simplicité de ce peintre, loin de vouloir s'y opposer comme

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l'avaient fait les maniéristes (…) Caravage et ses adeptes n'appréciaient guère

l'art de Carrache. Pour Caravage, reculer devant la laideur n'était que faiblesse

méprisable. Il voulait avant tout la vérité, la vérité telle qu'il la voyait.

Section II : Le Classicisme

I- Préambule

Pour les théoriciens anglo-saxons, tout le XVIIe siècle est baroque. Lorsque

Heinrich Wölfflin intitule son ouvrage de 1912 : L'Art classique, c'est pour

mieux le sous-titrer Initiation au génie de La Renaissance italienne, réservant

ainsi l'art classique aux XVe et XVIe siècles. Il développera sa thèse dans

Principes fondamentaux de l'histoire de l'art où il prouvera de manière

définitive que tous les peintres du XVIIe ont bien éprouvé le même

bouleversement du sentiment décoratif (ce qui mérite d'être peint) et du

sentiment imitatif (comment le peindre).

Le classique français du XVIIe répond lui aussi, sauf peut-être pour le

premier point, aux principes baroques évoqués par Wölfflin. Ernst Gombrich

admet toutefois dans son Histoire de l'art, une diversité dans la vision au

XVIIe siècle avec, d'un côté ceux qui réagissent au maniérisme par une

pensée ordonnée comme Anibal Carrache et Guido Reni et ceux qui inventent

le baroque à la suite du Caravage.

Sans aller jusqu'à replacer Anibal Carrache et Guido Reni au sein d'une vision

classique qui s'opposerait à celle du Caravage, nous suivrons les historiens

d'art français et nos encyclopédies nationales pour cerner un mouvement

classique au sens historiquement restreint du terme.

II- L'art classique français

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L'art classique français repose ainsi, comme à la Renaissance, sur une

admiration et une inspiration des modèles de l'Antiquité. Il concerne la période

de l'art français qui dans la seconde moitié du XVIIe, sous le règne de Louis

XIV, se rapprocha le plus des modèles grecs et romains conçus comme des

références idéales.

Quoique l'architecture s'appuyât sur des traités, elle ne possédait guère de

doctrine avant que Fréart de Chambray fit paraître en 1650, son Parallèle de

l'architecture antique avec la moderne, qui proposait comme modèle

l'Antiquité. Deux ans plus tôt, la création de l'Académie royale de peinture et

de sculpture apparaît comme la première tentative de rassemblement, dans

ces deux disciplines, d'artistes épris d'un même idéal d'ordre et de raison, qui

se matérialise dans la formation d'une école académique. Sous la direction de

Le Brun, celle-ci se fera, à partir de 1663, le défenseur de la doctrine

classique. Elle sera complétée par la fondation en 1670, de l'Académie

d'architecture dirigée par François Blondel.

Cette doctrine ne vise pas seulement à régir contre les abus et les tumultes

du baroque mais à susciter un état d'esprit, à élaborer un style esthétique

répondant à la grandeur du siècle de Louis XIV. Le roi, s'appuyant sur des

serviteurs aussi zélés que Le Brun, Colbert, surintendant des bâtiments et

Jules Hardouin-Mansart, architecte de Versailles, donna à son style son sens le

plus ample et le plus grandiose, propre à exalter la personne royale et, à

travers elle, la monarchie française à son zénith.

L'Antiquité et son expression moderne, la Renaissance, sont donc la base

du mouvement qui commence vers 1650. Annoncée par les courants qui se

sont dessinés dès la première moitié du siècle, dans les provinces françaises

où l'influence italienne (maniérisme et caravagisme) et flamande (survivance

du baroque) se sont progressivement fondues dans une prise de conscience

de plus en plus profonde d'un réalisme spiritualiste vivifié par le goût de la

mesure, de la sobriété et de l'harmonie (Georges de La Tour, les frères Le

Nain). Soutenue par le pouvoir, animée par les académies et leurs écoles, la

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renaissance classique aura trouvé en Nicolas Poussin, dont la majeure partie

de l'existence se déroula pourtant à Rome et pour une bonne part avant 1650,

une pensée vivante.

Quand, en 1642, Nicolas Poussin écrit : « Mon naturel me contraint à

chercher et aimer les choses bien ordonnées, la confusion m'est contraire et

ennemie », il semble qu'il donne son évangile à cette satisfaction de

l'intelligence, de la raison, de l'ordre et du goût qu'exprimera, dans une

communication étroite avec les anciens, l'art classique français. Celle-ci

d'ailleurs se retrouvera dans la littérature, la poésie, le théâtre et l'histoire.

La personnalité de Le Brun s'imposa à tous ceux qui travaillèrent pour la

gloire de la monarchie à cette naturalisation de la grande décoration bolono-

romaine qui caractérise le classicisme pictural de Versailles. Pour la peinture

religieuse et les genres considérés comme mineurs (portraits, paysages,

scènes de genre) dont la clientèle privée se satisfait pleinement se retrouvent

mais plus sensibles et plus harmonieuses les qualités d'ordre d'harmonie

d'équilibre et de mesure du gout royal. Une spiritualité, un sens de

l'observation réaliste du quotidien des retrouvent aussi chez Philippe de

Champaigne, Le Sueur, Sébastien Bourdon, Largillière ou Valentin.

Les malheurs de la monarchie, le déclin de l'autoritarisme royal et la

disgrâce puis la mort, en 1690, de Le Brun ne permirent pas à l'art classique

de se montrer ferme vis-à-vis du Rococo, cette résurgence du baroque. Le

classicisme survivra à ce baroque sans frénésie et sans outrances et pour

renaitre avec le néo-classicisme.

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PARTIE SECONDE : HISTOIRE DES MENTALITES, HISTOIRE DE

LA LITTERATURE ET DES ARTS AU XVIIIE SIECLE

CHAPITRE I : HISTOIRE DES MENTALITES

Section I : Aspect politique (Ancien régime, Révolution de 1789)

Une nouvelle philosophie, née au XVIIe siècle, et qui avait prospéré durant

tout le siècle suivant, faisait du rationalisme et de l’empirisme des certitudes

qui effaçaient l'image médiévale de la société. La tradition et les coutumes

devaient céder la place à la raison et à un certain individualisme dans la

pensée et l'action, qui s'opposaient aux doctrines politiques et religieuses en

usage jusqu'alors. Voltaire fut, avec J.-J. Rousseau, Montesquieu et les

encyclopédistes, l'un des hommes qui illustrèrent le mieux ce « siècle des

lumières», le XVIIIe siècle.

Ces idées nouvelles allaient trouver une application politique à l'issue de la

lutte pour leur indépendance des colonies britanniques d'Amérique.

1- Difficultés de Louis XVI

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En prenant le parti des colons américains contre la Grande-Bretagne,

Vergennes (ministre des Affaires étrangères de Louis XVI) voulut, en 1778,

venger Choiseul et effacer l'opprobre qui s'attachait au traité de Paris de 1763.

Celui de Versailles (1783), qui ratifiait la victoire américaine, souleva un

enthousiasme extraordinaire en France ; les armes françaises étaient

réhabilitées, et l'adversaire britannique, à son tour, vaincu et humilié.

Cet effort militaire en faveur de la république d'outre-Atlantique avait coûté

fort cher au Trésor royal, qui connaissait déjà certaines difficultés. Le ministre

Necker avait tenté d'équilibrer le budget de l'État au moyen d'emprunts à

l'étranger. Entre 1778 et 1781, la dette française s'accrut dans des proportions

inquiétantes, et Necker dut se démettre. Ces dépenses militaires

représentaient près de 25 p. 100 du budget, sans autre contrepartie ou

avantage que de savoir la Grande-Bretagne chassée du territoire des «treize

colonies». On parla alors d'un plan audacieux, destiné à établir la règle de

l'égalité devant l'impôt.

De mauvaises récoltes de blé, un stockage excessif des denrées de

première nécessité par certains spéculateurs ajoutèrent encore au malaise né

des problèmes financiers. Cette disette, qui n'était pas le fait du seul hasard,

allait servir de catalyseur aux événements qui se produiraient à partir de mai

1789, période pour laquelle le roi avait convoqué les Etats généraux.

2- 1789 : le sujet devient un citoyen

Le 4 mai, à Versailles, les Etats généraux se rendirent en cortège solennel

à l'église Saint-Louis. La foule acclama le roi et le tiers état, tandis que la

reine, la noblesse et le clergé ne recevaient aucune marque de sympathie

populaire. Dès l'ouverture de l'Assemblée, le Tiers prit immédiatement

l'offensive, sous la conduite de l'abbé Sieyès ; il exigea qu'au vote par état fût

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substitué le vote par tête, ce qui transforma les Etats généraux en Assemblée,

et le Tiers en majorité parlementaire.

Louis XVI opposa son veto à la transformation des États généraux en

Assemblée, d'où la célèbre phrase de Mirabeau, dite au Jeu de paume, le 23

juin 1789 : «Allez dire au roi que nous sommes ici par la volonté du peuple et

que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes.» Le conflit entre le

roi et l'Assemblée s'ouvrait. Louis XVI, manquant de fermeté, s'inclina et retira

son veto peu après.

La révolution s'étendait partout en France. Le 14 juillet à Paris, la foule

s'attaqua à la

Bastille, forteresse et prison royales, pratiquement vide de prisonniers ; elle

était le symbole de la tyrannie. Le massacre de la garnison (qui n'opposa pas

de résistance réelle) et l'exécution du gouverneur de Launay (dont la tête fut

hissée au bout d'une pique et montrée dans toute la ville) révélèrent la

détermination extrême de certains révolutionnaires de ne point reculer devant

les solutions radicales. Des milices civiles s'organisèrent. Le commandement, à

Paris, de la garde nationale fut confié au marquis de La Fayette.

La disette et la crainte de voir l'armée royale marcher sur la capitale

provoquèrent la «Grande Peur » de 1789. Le 5 octobre, une foule où

dominaient les femmes se rendit à Versailles, pour y chercher le roi et le

contraindre à lever son veto contre la loi votée durant la nuit du 4 août,

relative à l'abolition des privilèges du clergé et de la noblesse. Le « boulanger,

la boulangère et le petit mitron » furent ramenés et escortés, par cette foule

et par La Fayette, à Paris ; ils étaient désormais les prisonniers de l'Assemblée

et du peuple.

Ainsi, en moins de sept mois, la France était passée du régime absolutiste

à une monarchie constitutionnelle. Des hommes nouveaux espéraient aller

plus loin encore. Le sujet était devenu citoyen.

3- 1790-1791 : la Révolution s'installe

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L'année 1790 fut l'année calme de la Révolution. Fait important : après

avoir voté la Constitution civile du clergé, l'Assemblée entama les longs

travaux qui aboutiront, en septembre 1791, à doter la France d'une

Constitution. Établie selon les principes contenus dans la Déclaration des droits

de l'homme et du citoyen (eux-mêmes imprégnés de l'esprit qui avait dicté la

Déclaration américaine d'indépendance), cette Constitution fera de la nation le

siège du pouvoir et du roi son exécutant. La France fut réorganisée

administrativement en départements, et les villes, bourgs et villages furent

dotés de municipalités élues.

Le 14 juillet 1790, près de 300000 personnes coururent au Champ-de-Mars

où on célébrait la fête de la Fédération. Talleyrand et La Fayette présidaient

cette fête, alliant dans leurs personnes l'ancien et le nouvel ordre des choses.

Autour d'eux, J.-P. Marat, un médecin qui dirigeait un journal, l'Ami du peuple,

Danton, chef du club des Cordeliers, C. Desmoulins, l'homme qui avait prôné

la révolution dans les jardins du Palais-Royal, assistaient aux festivités. Les

Jacobins, alors modérés, ne faisaient pas encore peur. Cependant, un grand

nombre d'aristocrates, dont le comte d'Artois, frère du roi, avaient émigré,

dans le dessein de combattre la Révolution de l'extérieur, ce qui sera un échec

militaire et psychologique, car ils seront assimilés à des déserteurs.

4- Varennes

Ni le roi ni la reine n'avaient accepté de gaîté de cœur d'être consignés aux

Tuileries contre leur gré. Dès 1790, ils songèrent à quitter Paris et à gagner un

territoire non contrôlé par l'Assemblée, d'où il leur fût plus aisé de rétablir leur

autorité. Deux hommes tentèrent, mus par des mobiles diamétralement

opposés, d'aider le couple royal.

Tout d'abord, Mirabeau, qui avait pu être reçu secrètement aux Tuileries et

qui tenta de faire entrer Louis XVI dans son jeu. Brillant orateur, homme

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intelligent, mais dont la mentalité et les mœurs étaient fort douteuses, il fut

près de réussir, en dominant l'Assemblée et en multi- pliant les avis et les

contacts avec le roi. Il mourut trop tôt, en avril 1791, et son influence sur

Louis XVI devint lettre morte.

Le comte de Fersen, maréchal de Suède, était, quant à lui, reçu

amicalement. Il organisa la fuite des souverains (juin 1791). Le couple fut

rejoint à Varennes. Cette équipée n'eut d'autre résultat que d'accélérer le

processus de déchéance de la monarchie en France.

La figure de Louis XVI, débonnaire jusque-là, devint celle d'un ennemi, aux

yeux du peuple. Clubs et sections prirent l'offensive afin d'instaurer une

république. Ce fut en cette occasion que Maximilien de Robespierre prononça

son premier discours ; il attaqua non seulement Louis XVI, mais aussi les

modérés comme La Fayette ; il reçut d'emblée l'appui fervent de Danton et de

C. Desmoulins.

En juillet 1791, l'Assemblée décida, toute- fois, que le roi conserverait son

trône, ce qui parut surprenant après la fuite à Varennes. En septembre, Louis

XVI entérina la nouvelle Constitution et, le 1er octobre, les députés de

l'Assemblée, devenue « législative », tinrent leur séance inaugurale.

5- 1792 : La patrie en danger

L'année 1792 débuta sur les accords d'un nouveau chant de guerre, celui

des volontaires marseillais pour l'armée du Rhin la « Marseillaise», qui

deviendra l'hymne officiel de la République française.

En mars, le nouveau gouvernement fut formé principalement par des

Girondins (aile radicale de l'Assemblée), dont les visées étaient

particulièrement belliqueuses. L'Autriche, ennemie traditionnelle des rois,

devenait pour Danton, Dumouriez, Mme Roland, Vergniaud et Brissot,

l'ennemie idéologique qu'il fallait abattre. Louis XVI, en avril, lut, avec une

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apparente froideur, un texte de déclaration de guerre qui, en fait, s'adressait à

ses beaux-parents.

La Fayette, battu aux Pays-Bas par les Austro-Prussiens en juin, les

Girondins démissionnèrent le 16, en prétextant que le roi ne voulait pas que

Paris fût doté d'une garnison ; le 20, la foule envahit les Tuileries, et Louis XVI

dut coiffer le bonnet rouge afin de l'apaiser. Le 11 juillet, l'Assemblée

proclama la patrie en danger, bien que les alliés ne dussent pénétrer en

France que le 11 août ; le 25 juillet, le duc de Brunswick publia un manifeste

violent contre la Révolution : il y menaçait ouvertement les ennemis intérieurs

du roi de France.

Pour la seconde fois, des émeutiers envahirent les Tuileries, le 10 août, et

Danton, de l'Hôtel de Ville, annonça que la Commune de Paris serait l'exemple

permanent du nouveau gouvernement. En coulisse, Robespierre travaillait

pour lui-même, en tâchant de mettre sur pied une Convention, élue au

suffrage universel. Cette «seconde révolution » eut comme conséquences

directes l'incarcération du roi et de sa famille à la prison du Temple, et

l'accession au pouvoir de Danton, devenu ministre de la Justice.

Les troupes austro-prussiennes prirent Verdun (fin août) ; La Fayette se vit

destitué et remplacé par Dumouriez à la tête de l'armée du Nord ; en

septembre, à Valmy, les Français arrêtèrent l'ennemi. Cette première victoire

des troupes révolutionnaires fut suivie d'une offensive qui les mena jusqu'à

Bruxelles.

Parallèlement à ces victoires, la crainte suscitée par la présence des

coalisés à 200 km de Paris fit que l'on commença à emprisonner un grand

nombre d'aristocrates et de prêtres non jureurs (loi sur les suspects). Le 2

septembre, près de 2000 détenus «suspects" furent massacrés dans les

prisons par ceux qui reçurent le nom, peu glorieux, de «septembriseurs ». On

prit prétexte, pour ce massacre, de la présence de l'ennemi autour de Verdun.

Le 21 septembre, la Convention nationale proclama la république. En

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décembre, Louis XVI, devenu «Louis Capet », comparut devant cette

assemblée afin d'être jugé.

6- 1793 : Le roi de France est mort

Le 17 janvier, la Convention rendit son verdict : la mort fut votée à une

voix de majorité (361 pour - 360 contre). Le roi fut guillotiné le 21 janvier

1793, au matin.

Les dissensions entre Girondins et Jacobins se firent de plus en plus

fréquentes et prolongées. Le 1 er février, la guerre fut déclarée à la Grande-

Bretagne. Le 18 mars, le général (girondin) Dumouriez fut écrasé à

Neerwinden, par les Autrichiens. Il eut alors une réaction surprenante : il

voulut marcher sur Paris avec ses troupes, afin d'y abattre la Convention. Ses

soldats l'ayant désavoué, il passa aussitôt à l'ennemi. Ces événements

n'étaient point faits pour détendre l'atmosphère entre Jacobins et Girondins.

La Vendée, fidèle au souvenir du roi, se souleva au printemps, ce qui ajoutait

aux périls extérieurs la menace d'un très grave danger intérieur.

William Pitt, le «Second Pitt », avait longtemps tergiversé, face à la

perspective d'une guerre contre la Révolution française. L'exécution de Louis

XVI provoqua un retournement complet de l'opinion publique anglaise, jusque-

là plus sceptique qu'irritée par les excès sanglants qui avaient lieu en France.

Pitt comprit que ses compatriotes ne lui pardonneraient jamais de ne point

agir, alors que le roi de France avait été assassiné. Et, de fait, le ton montait

contre le Premier ministre, quand, le 1er février, la Convention déclara la

guerre à Londres, ce qui permit à Pitt de se muer aussitôt en adversaire

acharné du régime qui dominait la France.

Les Jacobins créèrent en avril le « Comité de salut public », terrible

appareil de police, destiné à surveiller la machine gouvernementale, et les «

tièdes" en particulier. En juin, le 2, ils firent arrêter Vergniaud et Brissot,

considérés comme les théoriciens des Girondins. La rupture était consommée.

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Les Girondins seront implacablement pourchassés et guillotinés à partir

d'octobre. Sur l'échafaud, Vergniaud eut ce mot «La Révolution est comme

Saturne : elle dévore successivement ses enfants.» Danton, cependant,

toujours fidèle à Robespierre, mena de main de maître le Comité de salut

public, jusqu'à la fin de juin. Mais, non réélu, il se retira ensuite en province.

Ce Comité, où Robespierre entrera plus tard, était animé par Saint-Just,

Couthon et Carnot. Ce dernier fit appliquer un plan qui consistait à regrouper

toutes les forces républicaines et à mettre le pays en état de siège, pour

mieux en surveiller les habitants. Cette sorte de dictature fut la première

dictature «populaire » de l'Histoire. Deux succès militaires renforcèrent cette

nouvelle politique : à Hondschoote, contre les Anglais, en septembre, et à

Wattignies, contre les Autrichiens, en octobre.

7- La Vendée

Contre les vendéens, Carnot, qui fut surnommé «l'Organisateur de la

Victoire », mena une lutte sans merci, dévastant le pays, guillotinant en masse

indistinctement population, prisonniers et suspects. De mars 1793 à

l'automne, les chouans furent, sinon battus complètement, du moins

gravement désorganisés. Ceux de leurs officiers (des nobles locaux, pour la

plupart) qui survivaient durent se résoudre à l'exil. Henri de La

Rochejaquelein, chef de l'armée vendéenne, fut battu à Cholet, et inscrivit là,

par l'héroïsme de ses troupes, une page d'anthologie à la gloire de la cause

royaliste.

8- La Terreur

Le journaliste exalté, Marat, rédacteur de l'Ami du peuple, fut assassiné

par une jeune Normande, Charlotte Corday (13 juillet 1793). La Terreur

débuta à l'automne, déchaînant, à travers tout le pays, des passions et un

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fanatisme meurtriers. Cette période marqua le triomphe des Jacobins, groupés

autour de Robespierre, tandis que l'ennemi de l'extérieur se pressait de

nouveau aux frontières. Dans chaque ville de France, des charrettes défilaient

en direction des guillotines. Les condamnés n'étaient plus des aristocrates ou

des prêtres, mais des gens du commun, partisans depuis 1789 de la

Révolution.

Le parti jacobin entendait que les notions de patrie et de république

fussent synonymes, dussent-elles être imposées par de sanglantes

démonstrations. Telle fut l'erreur des Jacobins, qui les contraignit, en vertu de

l'implacable logique de la violence, à durcir toujours davantage leurs méthodes

de gouvernement et de répression, alors que la crainte s'emparait du peuple.

Désormais, nul n'était à l'abri d'une dénonciation et de la comparution devant

un tribunal expéditif, qui ne connaissait que deux sortes de verdicts

l'acquittement ou la mort.

Danton lui-même prit peur. Il rentra en novembre à Paris. Surmontant ses

craintes, il voulait faire face à Robespierre et Hébert. Ce dernier passait pour

le plus extrémiste de tous les hommes en place.

Ni Danton ni Robespierre n'aimaient les partisans d'Hébert. Desmoulins se

rangea aux côtés de Danton pour l'ultime combat entre révolutionnaires.

L'année 1794 s'annonçait cruciale et décisive. On attendait l'affrontement

entre les deux clans opposés.

9- 1794 : Thermidor.

L'affaire fut promptement réglée. Le 24 mars 1794, les hébertistes

montèrent à l'échafaud. Le 30, Danton, qui avait été encore reçu par

Robespierre quelques jours auparavant, fut arrêté. Saint-Just le dénonça à la

Convention, et présenta Danton et Desmoulins comme des défaitistes, des

ennemis du peuple. Saint-Just, qui se faisait appeler « l'Ange de la

Révolution », joua là le rôle d'inquisiteur de la Terreur, auquel il se préparait

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depuis longtemps. Le 5 avril, l'ancien chef du club des Cordeliers, l'ancien

ministre de la Justice, celui qui avait dit que « l'on n'emporte pas sa patrie à la

semelle de ses souliers », Danton, fut exécuté. Il aurait déclaré au bourreau :

« N'oublie pas de montrer ma tête au peuple, elle en vaut la peine ! »

Dès lors, Robespierre était seul. L'élimination de tous ses adversaires et la

crainte qu'il inspirait à ses propres partisans auraient pu lui permettre de

mettre un frein à la Terreur. Mais, pris dans cette sorte d'engrenage fatal

qu'est une révolution, et dont la guillotine et le poteau d'exécution constituent

l'inévitable aboutissement, Maximilien de Robespierre assumait son destin.

La fête de l'Être suprême, le 8 juin, montra un Robespierre triomphant, en

train de rendre un hommage fervent à la déesse Raison ... Le disciple de

Rousseau s'accordait en lui avec l'ancien élève des institutions catholiques,

pour créer, de toutes pièces, une religion nouvelle, digne de «l'Incorruptible"

qu'il pensait être. Avec lui, la Révolution, qui avait supprimé toute forme de

religion, rétablissait un culte, dans lequel l'athéisme tentait de suppléer à un

manque certain de spiritualité. Rendus au dernier stade de la Révolution, les

révolutionnaires entrevoyaient qu'il est difficile, sinon impossible, de priver les

hommes de spirituel.

Cette fête du Champ-de-Mars fut pour Robespierre sa dernière action

d'éclat. Paradoxalement, sa chute se produisit au moment où elle était le

moins attendue. En lançant une nouvelle attaque contre certains membres de

la Convention, qui avaient conspiré contre la patrie, c'est-à-dire contre lui-

même, Robespierre imaginait qu'une fois de plus ses ennemis ploieraient sous

l'accusation.

Or, cette fois, les conspirateurs contre-attaquèrent, entraînant avec eux

tous les hésitants qui se taisaient depuis longtemps. À son attaque du 9

thermidor (juillet 1794) an Il, ils crièrent «Mort au tyran ! » Ce slogan fut

repris par l'opposition, ouverte ou occulte, et bientôt Robespierre, Saint-Just et

leurs amis furent arrêtés. Et la guillotine, qu'ils avaient tant fait fonctionner, fit

son office, une fois de plus.

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La «seconde révolution » s'achevait comme elle avait débuté : à l'ombre du

bourreau.

Conclusion

La Révolution française était inscrite dans le temps depuis le milieu du

XVIIIe siècle environ. Événement majeur qui provoqua la scission définitive

entre l'Ancien Régime et ceux qui suivirent, la Révolution de 1789 aurait pu

être envisagée et conduite dans des proportions normales, raisonnables,

devenir Évolution, des mœurs et des institutions. La monarchie, affaiblie par

sa concentration même, à Versailles en particulier, où, depuis Louis XIV, les

grands du royaume et les nobles d'extraction plus modeste devenaient des

courtisans, avait perdu le contact avec les réalités du siècle.

De plus, loin de pressentir qu'ils creusaient leur propre tombeau et celui de

gens plus innocents qu'eux, lesdits courtisans ne voyaient pas dans les « idées

nouvelles » un danger, mais plutôt une façon moderne de fronder le pouvoir.

À quelques exceptions près, qui étaient le fait d'esprits moins frivoles et plus

lucides, ils furent les élèves consentants des philosophes et des

encyclopédistes.

La Révolution dépassa les buts que ses promoteurs s'étaient fixés. La

France de juillet 1790 parut à beaucoup parvenue à un stade idéal d'évolution,

que ces gens fussent acquis aux idées nouvelles ou royalistes.

Mais l'Histoire devait continuer et vider de toute substance les idéaux de

1789. Les erreurs nombreuses du pouvoir et du roi, les revendications sans

cesse plus abusives des ultras, le fanatisme et le sectarisme d'agitateurs

ambitieux ou exaltés firent que ce stade d'équilibre et de transformations

positives devait rapidement –et irrémédiablement - être dépassé.

Section II : Aspect socio-économique (Libertinage, Individualisme et

Citoyenneté)

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64

I- Les transformations de la vie sociale

Au début du XVIIIe siècle, la diffusion des idées nouvelles est favorisée par

les transformations de la vie sociale. Tandis qu'à Paris et même en province la

vie de société se développe grâce à la prospérité économique, le prestige de

Versailles décline. Les hommes de lettres désertent de plus en plus la Cour et,

désormais affranchis de toute sujétion, aspirent à vivre de leur plume ; ils

travaillent dans l'agitation du monde et pénètrent partout où l'on peut

discuter. Au Club de l'Entresol et dans les cafés à la mode, comme le Café

Procope, ils discutent librement les problèmes du jour. L'idéal nouveau

commence à pénétrer dans les salons : si l'on ne songe guère qu'à se divertir

chez la duchesse du Maine, chez Mme de Lambert on prend parti, en

littérature, pour l'esprit moderne ; chez Mme de Tencin, on intrigue et on

prépare la lutte philosophique.

1- L'évolution des mœurs

Le goût du plaisir et le goût du luxe caractérisent essentiellement les

mœurs de la société française sous la Régence et dans la première moitié du

règne de Louis XV.

1-1- Le goût du plaisir

Par réaction contre la solennité morose des dernières années du règne de

Louis XIV, la Régence marque les débuts d'une ère de frivolité et de plaisir.

Les philosophes empiristes de l'école anglaise contribuent à répandre une

morale facile, qui incite à la joie de vivre :

Voici le temps de l'aimable Régence,

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Temps fortuné marqué par la licence.

s'écrie Voltaire. Les hommes au pouvoir donnent eux-mêmes l'exemple de

mœurs dissolues : le Régent, « fanfaron de vices », festoie dans sa résidence

du Palais-Royal avec les « roués », ses compagnons de plaisir.

La passion du jeu et surtout la passion du théâtre se développent dans des

milieux de plus en plus étendus. Toute la France « cabotine» : on joue la

comédie chez la duchesse du Maine, à Sceaux ; chez la marquise de

Pompadour, à Versailles ; on interprète des opéras-comiques sur de petits

théâtres de marionnettes ; acteurs professionnels et gens du monde

collaborent à ces divertissements, qui sont suivis de soupers fins ; l'habitude

de donner la comédie fait considérer la vie comme une pièce de théâtre, où

chacun tient son rôle sans rien prendre au sérieux.

La transformation des mœurs exerce une action sur les arts et la

littérature, les gracieuses fantaisies de Watteau et de Lancret, peintres des «

fêtes galantes » ; les Lettres persanes et Le Temple de Gnide de Montesquieu,

Le Mondain de Voltaire, reflètent les goûts d'une époque élégante, mais

frivole, et assez cyniquement épicurienne.

1-2- Le goût du luxe

Au goût du plaisir est intimement associé le goût du luxe. La réalisation de

fortunes colossales au temps de Law, et surtout la prospérité économique

sous le ministère Fleury, permettent à beaucoup de gens de mener un train de

vie fastueux.

« Aujourd'hui, écrit l'historien Duclos, évoquant le temps de la Régence,

personne ne met de bornes à ses désirs.» On raffine à l'égard de la table, de

l'habillement et des équipages ; on recherche l'élégance et le confort dans la

décoration intérieure des appartements ; certains arts mineurs, comme

l'ébénisterie, l'orfèvrerie, la reliure et la gravure, jouissent d'une vogue

inconnue jusqu'alors.

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Les économistes et même quelques hommes de lettres démontrent que la

richesse d'un pays est en rapport avec l'intensité de sa circulation monétaire.

Montesquieu va jusqu'à poser en principe que le luxe est une nécessité dans

une monarchie :

« Pour que l'état monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant, du

laboureur à l'artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands

seigneurs, aux traitants principaux, aux princes ; sans quoi tout serait perdu.»

2- La condition des écrivains

A l'aisance bourgeoise, les écrivains ne participent guère. Leur condition

matérielle, souvent médiocre et parfois menacée, n'est pas en rapport avec le

rôle essentiel qu'ils jouent dans la vie sociale.

2-1- La médiocrité matérielle

Beaucoup d'écrivains vivent de leur plume ; mais le travail intellectuel est

mal rétribué. Jusqu'en 1777, aucune législation ne fixe le droit de propriété

littéraire. Les auteurs peu connus végètent misérablement ; ils « compilent

pour avoir du pain ». Les auteurs célèbres ne sont guère plus favorisés :

Montesquieu ne tire aucun profit matériel de son œuvre maîtresse, L'Esprit des

Lois, éditée pourtant vingt-deux fois en moins de deux ans et traduite dans

toutes les langues. Seul Voltaire fit fortune, mais son cas est spécial : ses

revenus provenaient surtout de ses spéculations financières et des propriétés

qu'il avait pu acquérir grâce à elles ; lui-même reconnaît que le métier

d'écrivain est «assez ingrat », et il donne en exemple l'Angleterre, où l'on a un

tel respect pour les talents « qu'un homme de mérite y fait toujours fortune ».

2-2- L'insécurité

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La censure et les persécutions entravent encore la liberté d'expression. La

hardiesse croissante des ouvrages suscite des répressions sévères. Un arrêt du

Conseil du Roi ou du Parlement peut supprimer un ouvrage par le feu ou par

le pilon ; une simple lettre de cachet suffit pour envoyer son auteur à la

Bastille ou à Vincennes. Ainsi Voltaire fut emprisonné en 1717 pour avoir laissé

circuler une satire politique écrite de sa main ; Diderot, en 1749, pour avoir

publié la Lettre sur les Aveugles, où perçait son irréligion. Encore après 1750,

maigre l'affaiblissement du pouvoir central, la surveillance continue à s'exercer

: la publication de l'Encyclopédie fut suspendue à plusieurs reprises, et un

arrêt du Parlement obligea Rousseau à fuir en Suisse, après la publication de

l'Émile.

2-3- Le prestige social

Les hommes de lettres, cependant, acquièrent, avec l'indépendance, le

droit à la considération. Protégés par le roi ou par les grands, les auteurs du

XVIIe siècle ne pouvaient s'exprimer en toute liberté. Au XVIIIe siècle, la cour

cesse d'être le point de mire des écrivains ; et comme le pouvoir ne les

patronne plus, ils échappent à sa tutelle et s'affranchissent. Du même coup,

leur condition est universellement respectée : les grands seigneurs et même

les souverains étrangers leur prodiguent les hommages les plus flatteurs et se

disputent l'honneur de les recevoir. Partout l'aristocratie de l'esprit jouit d'un

prestige incontesté.

Enfin, les hommes de lettres deviennent les maîtres de l'opinion. L'homme

de cabinet du XVIIe siècle se transforme en homme d'action. Il prend

conscience de la force qu'il représente ; il veut être à la fois l'interprète et le

guide de l'opinion publique. La République des Lettres, formée par l'union des

écrivains, prétend jouer un rôle de premier plan dans la politique et elle

dresse, en face du pouvoir, les droits de la pensée.

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3- Les foyers de la vie intellectuelle

Les écrivains se réunissent dans les endroits à la mode clubs, cafés, salons.

3-1- Le club de l'entresol

La compagnie privée la plus célèbre est celle que fonda, vers 1720, l'abbé

Alary à l'entresol de l'hôtel du président Hénault, place Vendôme.

Elle comprenait une vingtaine de membres. L'un d'eux, le marquis

d'Argenson, la définit comme « une espèce de club à l'anglaise ou de société

politique parfaitement libre, composée de gens qui aimaient à raisonner sur ce

qui se passait... et dire leur avis sans crainte d'être compromis », On se

réunissait à l'Entresol le samedi ; l'été, on se promenait aux Tuileries sur les

terrasses. On commentait les nouvelles du jour et on lisait des mémoires.

Montesquieu, admis dans cette société après le succès des Lettres persanes,

présenta en 1722 son Dialogue de Sylla et d'Eucrate. La hardiesse de ces

conférences finit par inquiéter le pouvoir ; et les réunions furent pratiquement

suspendues après 1731.

L'animateur de ce club était un personnage étrange, l'abbé de Saint-Pierre,

aumônier de Madame et (, philosophe » renommé. Il avait composé

notamment un Projet de Paix perpétuelle (1713-1717), qui contenait des vues

hardies sur le désarmement et sur la nécessité d'un arbitrage international.

C'était un esprit ingénieux et toujours en mouvement. Selon d'Argenson, il

fournissait « à lui tout seul pour les lectures plus que tous les autres membres

de l'Entresol ».

3-2- Les cafés publics et privés

La première maison de café s'était ouverte en 1667 ; ce genre

d'établissement connut bientôt une vogue extraordinaire ; en 1715, on en

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compte trois cents à Paris. Les cafés les plus connus furent le café Procope,

ouvert en 1695 par un Sicilien, et où se réunissaient Fontenelle, Piron,

Voltaire, Diderot, Marmontel ; le café Gradot, fréquenté par La Motte ; le café

Laurent, où, selon Montesquieu, « on apprête le café de telle manière qu'il

donne de l'esprit à ceux qui en prennent » (Lettres persanes, XXXVI). Tout en

consommant le moka brûlant ou la limonade glacée, gens de lettres et beaux

esprits se communiquaient en cachette les libelles interdits, faisaient assaut de

verve et entretenaient par leurs polémiques une atmosphère chargée d'orage ;

le public, intrigué, faisait cercle autour des « nouvellistes » qui répandaient

avec conviction des rumeurs parfois extravagantes, ou des poètes qui

débitaient des chansons satiriques contre le gouvernement.

Le succès de ces cafés publics fut tel que la mode se répandit dans le beau

monde de transformer certains jours les salons en cafés. On disposait dans

une salle de petites tables avec des jeux et des boissons ; la maîtresse du lieu,

vêtue à l'anglaise, s'installait derrière une table en forme de comptoir, tandis

que les valets, qu'on appelait déjà « garçons », circulaient en vestes et en

bonnets blancs.

Le salon de la duchesse du Maine (1699-1753)

La duchesse du Maine, petite-fille de Condé, voulut restaurer la splendeur

des grandes années du règne de Louis XIV et faire de son domaine, à Sceaux,

un Versailles en miniature. La « cour de Sceaux» accueillit des hommes de

lettres comme Fontenelle et La Motte, des poètes galants comme Chaulieu et

La Fare ; M. de Malézieu, mathématicien, poète et précepteur du jeune duc,

était le grand ordonnateur des réjouissances. Les conversations brillantes, les

jeux littéraires, alternaient avec les fêtes champêtres et les « grandes nuits »,

qui déployaient leurs fastes dans le parc, à la lueur des flambeaux. En 1718,

cependant, fut découverte la conspiration contre le Régent ourdie par

Cellamare, ambassadeur d'Espagne : la duchesse était complice et fut

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embastillée. Les réceptions, un moment suspendues, reprirent bientôt, sans

connaître le même éclat.

Le salon de la marquise de Lambert (1710-1733)

La marquise de Lambert voulut réagir contre les mœurs de la Régence et

faire revivre, sous une forme plus noble et plus sincère, l'idéal précieux de

l'Hôtel de Rambouillet. Son salon, ouvert rue de Richelieu, accueillit une

assistance choisie ; le mardi était réservé aux gens de lettres, le mercredi aux

gens de qualité. Parmi les familiers se retrouvaient Fontenelle, La Motte, l'abbé

de Saint-Pierre, Montesquieu, Marivaux, le président Hénault, le marquis

d'Argenson ; et aussi Mme de Caylus, Mme d'Aulnoy. On causait, on lisait, on

discutait avec passion sur des thèmes littéraires (les bergers d'une idylle

peuvent-ils avoir les manières polies des gens du monde ?) ; on manifestait de

la sympathie pour les doctrines des « Modernes » ; parfois aussi Fontenelle

satisfaisait les curiosités des mondains en mêlant la science à la galanterie.

Le salon de madame de Tencin (1726-1749)

Mme de Tencin, après une jeunesse tumultueuse, au cours de laquelle elle

se signala par la passion de l'agiotage et par des aventures scandaleuses,

accueillit, rue Saint-Honoré, une société nombreuse, où des financiers, des

courtisans, des magistrats, des militaires, des abbés, se mêlaient aux hommes

de lettres. Duclos, l'abbé Prévost, Marmontel, Piron, Mably, Helvétius et les

anciens habitués des mardis chez la marquise de Lambert constituaient le

noyau littéraire de l'assemblée ; des étrangers de marque, comme Lord

Bolingbroke, Lord Chesterfield, paraissaient aux réceptions, lorsqu'ils étaient

de passage à Paris. Mme de Tencin encourageait les propos brillants ou

piquants ; mais un perpétuel besoin d'intrigue lui faisait préférer aux

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entretiens littéraires la discussion des idées nouvelles : elle mit à la mode,

dans les cercles mondains, les «conversations de philosophie».

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