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306 | La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle • Vol. XVII - n o 10 - décembre 2013 MISE AU POINT Histoire des neuropathies périphériques : première partie History of peripheral neuropathy: first part P. Bouche* * Département de neurophysiologie clinique, hôpital de la Pitié-Salpê- trière, Paris. L’ émergence, dans la littérature médicale, de l’individualisation de la névrite multiple, ou polynévrite, a été tardive par rapport à celle des affections du système nerveux central et des maladies de la moelle épinière. Pour ces dernières, le démembrement était déjà bien avancé au moment des premières publications sur les névrites dissé- minées. C’est à Duménil que l’on doit les premières observations avec vérification anatomique des névrites disséminées responsables d’une atteinte sensitive et motrice étendue aux 4 membres. Ces observations surviennent à un moment guère propice pour en tirer toutes les conséquences pour la pathologie neurologique, d’autant que Duménil n’avait pas l’aura des grands médecins de l’époque, parisiens ou provinciaux tels Charcot, Pitres, Jaccoud, Vulpian… Il est d’ailleurs assez curieux de constater que ce sont surtout les auteurs anglo-saxons qui ont accordé à Duménil la paternité de cette découverte. Le dogme selon lequel une atteinte neuromusculaire étendue était due à des lésions médullaires prévalait largement dans les milieux médicaux importants de l’époque. Revenons aux observations de Duménil. La première fut publiée dans la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie en 1864. Il s’agissait du cas d’un homme de 71 ans, admis à l’hôpital général de Rouen en juin 1860, pour des sensations de picote- ments des orteils survenues 2 semaines auparavant. Quelques jours plus tard apparaît un engourdis- sement du pied gauche et du bras droit, puis du bras gauche, sans douleur. En août, les pieds sont inertes. À l’examen, le patient présente une insensi- bilité à la piqûre dans plusieurs zones des 2 membres inférieurs. Les mains sont aussi partiellement paralysées. Finalement, en septembre, l’état du patient est particulièrement préoccupant, avec une atteinte sensitivomotrice étendue des 4 membres et une atrophie musculaire prononcée, surtout sur les muscles distaux des 4 membres. La stimu- lation faradique n’entraîne aucune réponse dans la presque totalité des muscles. Le patient meurt de pneumonie 5 mois après son entrée à l’hôpital. L’examen post-mortem montre des muscles dont le volume est diminué, mais sans infiltration adipeuse. Le cerveau, la moelle et les racines rachidiennes ne présentent aucune anomalie. Les nerfs ne paraissent pas anormaux, mais un examen au microscope révèle d’importantes modifications, notamment une atrophie de la substance médullaire des tubes nerveux périphériques. L’examen a été réalisé par le docteur Ponchet. En 1866, toujours dans la Gazette hebdomadaire, Duménil rapportait 3 nouveaux cas, dont 1 eut une vérification anatomique, celui d’une patiente de 36 ans, repasseuse, qui consulte en août 1860 pour des troubles sensitivomoteurs des 4 membres apparus 1 an auparavant. L’évolution est assez rapide, marquée par une extension des troubles à la face et des difficultés respiratoires. La patiente meurt par asphyxie 1 an plus tard. L’autopsie montre une altération importante des nerfs périphériques avec des amas de myéline fragmentée. La moelle est également altérée, ce qui conduit les commentateurs français à douter qu’il s’agisse d’une authentique névrite disséminée. Les 2 autres observations, qui n’ont pas été suivies d’une autopsie, étaient aussi des exemples de névrite disséminée, qui furent résolus après traitement par électricité, bains sulfureux et frictions stimulantes sur les parties paralysées. Qui était donc ce Duménil ? Louis Stanislas Duménil est né en 1823 à Fontaine-le-Bourg. Interne des hôpitaux de Paris, il fait ensuite carrière à Rouen, où il est d’abord médecin adjoint de l’hôtel-Dieu, pour

Histoire des neuropathies périphériques : première partie · de nombreuses affections des nerfs périphériques. Augustus Volney Waller (1816-1870) décrivit en 1850 les effets

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306 | La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle • Vol. XVII - no 10 - décembre 2013

MISE AU POINT

Histoire des neuropathies périphériques : première partieHistory of peripheral neuropathy: f irst part

P. Bouche*

* Département de neurophysiologie clinique, hôpital de la Pitié-Salpê-trière, Paris.

L’émergence, dans la littérature médicale, de l’individualisation de la névrite multiple, ou polynévrite, a été tardive par rapport à celle

des affections du système nerveux central et des maladies de la moelle épinière. Pour ces dernières, le démembrement était déjà bien avancé au moment des premières publications sur les névrites dissé-minées. C’est à Duménil que l’on doit les premières observations avec vérification anatomique des névrites disséminées responsables d’une atteinte sensitive et motrice étendue aux 4 membres.Ces observations surviennent à un moment guère propice pour en tirer toutes les conséquences pour la pathologie neurologique, d’autant que Duménil n’avait pas l’aura des grands médecins de l’époque, parisiens ou provinciaux tels Charcot, Pitres, Jaccoud, Vulpian… Il est d’ailleurs assez curieux de constater que ce sont surtout les auteurs anglo-saxons qui ont accordé à Duménil la paternité de cette découverte. Le dogme selon lequel une atteinte neuromusculaire étendue était due à des lésions médullaires prévalait largement dans les milieux médicaux importants de l’époque.Revenons aux observations de Duménil. La première fut publiée dans la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie en 1864. Il s’agissait du cas d’un homme de 71 ans, admis à l’hôpital général de Rouen en juin 1860, pour des sensations de picote-ments des orteils survenues 2 semaines auparavant. Quelques jours plus tard apparaît un engourdis-sement du pied gauche et du bras droit, puis du bras gauche, sans douleur. En août, les pieds sont inertes. À l’examen, le patient présente une insensi-bilité à la piqûre dans plusieurs zones des 2 membres inférieurs. Les mains sont aussi partiellement paralysées. Finalement, en septembre, l’état du patient est particulièrement préoccupant, avec une

atteinte sensitivomotrice étendue des 4 membres et une atrophie musculaire prononcée, surtout sur les muscles distaux des 4 membres. La stimu-lation faradique n’entraîne aucune réponse dans la presque totalité des muscles. Le patient meurt de pneumonie 5 mois après son entrée à l’hôpital. L’examen post-mortem montre des muscles dont le volume est diminué, mais sans infiltration adipeuse. Le cerveau, la moelle et les racines rachidiennes ne présentent aucune anomalie. Les nerfs ne paraissent pas anormaux, mais un examen au microscope révèle d’importantes modifications, notamment une atrophie de la substance médullaire des tubes nerveux périphériques. L’examen a été réalisé par le docteur Ponchet.En 1866, toujours dans la Gazette hebdomadaire, Duménil rapportait 3 nouveaux cas, dont 1 eut une vérification anatomique, celui d’une patiente de 36 ans, repasseuse, qui consulte en août 1860 pour des troubles sensitivomoteurs des 4 membres apparus 1 an auparavant. L’évolution est assez rapide, marquée par une extension des troubles à la face et des difficultés respiratoires. La patiente meurt par asphyxie 1 an plus tard. L’autopsie montre une altération importante des nerfs périphériques avec des amas de myéline fragmentée. La moelle est également altérée, ce qui conduit les commentateurs français à douter qu’il s’agisse d’une authentique névrite disséminée. Les 2 autres observations, qui n’ont pas été suivies d’une autopsie, étaient aussi des exemples de névrite disséminée, qui furent résolus après traitement par électricité, bains sulfureux et frictions stimulantes sur les parties paralysées.Qui était donc ce Duménil ? Louis Stanislas Duménil est né en 1823 à Fontaine-le-Bourg. Interne des hôpitaux de Paris, il fait ensuite carrière à Rouen, où il est d’abord médecin adjoint de l’hôtel-Dieu, pour

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Louis Stanislas Duménil.

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RésuméL’histoire des neuropathies périphériques débute au milieu du xixe siècle. C’est à Louis Stanislas Duménil (de Rouen) que revient le mérite d’avoir le premier apporté la preuve histopathologique de la responsabilité d’une lésion nerveuse périphérique dans un tableau d’atteinte diffuse neuromusculaire. Par la suite, d’autres auteurs, notamment de langue allemande, ont pu confirmer l’origine périphérique de la névrite multiple.

Mots-clésNeuropathies périphériquesNévrite multipleDuménilLandry

SummaryThe story of peripheral nerve disorders begins at the mid-nineteenth century. Louis Sta nis las Duméni l , f rom Rouen, was the first physician to establish a strong relation-ship between a generalized neuromuscular disorder and histopathological lesions of the peripheral nerves. Later on, others authors, generally of German language, confirmed the peripheral nerve origin of the multiple neuritis.

KeywordsPeripheral nerve disorders

Multiple neuritis

Duménil

Landry

ensuite gravir les échelons, chef du service de chirurgie jusqu’en 1883, et enfin professeur de clinique externe jusqu’à sa mort en 1890.

Il était contemporain de Gustave Flaubert, dont le père, Achille-

Cléophas, était chirurgien chef de l’hôtel-Dieu, où il résidait et où Gustave est né en 1821. Si Duménil est bien le premier à apporter

la preuve anatomique d’une lésion étendue des nerfs responsable de la névrite disséminée, d’autres avant lui avaient soupçonné que des maladies neuromus culaires pouvaient être dues à une atteinte nerveuse périphérique.Robert J. Graves, physicien anglais né à Dublin, professeur à l’institut de médecine au collège irlandais des physiciens à Dublin, a délivré ses “clinical lectures” à partir de 1843. Il fut sans doute le premier à incriminer une lésion nerveuse périphé-rique dans les cas de névrite multiple, terme qui n’était pas encore utilisé à cette époque. Mais ses intuitions venaient d’observations de patients vus à Paris, en collaboration avec le Français Auguste François Chomel au moment d’une “épidémie” de névrites survenue en 1828. Le symptôme principal de cette épidémie était l’existence de douleurs des pieds et des mains. Une origine toxique fut suspectée. La plupart des patients récupéraient. Deux cas mortels furent autopsiés sans que l’on puisse trouver la cause de la maladie. Les nerfs et la moelle furent pourtant examinés, mais les résultats furent négatifs. Malgré cela, Chomel considérait que la pathologie devait résider dans la moelle ou dans les nerfs périphé-riques. Graves, dans ses lectures de 1843, devant la négativité des résultats autopsiques sur la moelle, conclut que la maladie résidait probablement dans les nerfs périphériques. Pour l’anecdote, Graves est l’inventeur de l’aiguille des secondes sur les montres. Ce qui montre que beaucoup de médecins de cette époque avaient des capacités qui dépassaient le simple cadre de la médecine…La preuve de l’origine périphérique de ces névrites ne devait arriver que 20 ans plus tard, avec Duménil. Mais qu’en était-il des connaissances sur le système nerveux périphérique à cette époque ?

Moritz Heinrich Romberg (1795-1873), professeur de pathologie à Berlin, dans ses ouvrages sur le système nerveux parus entre 1840 et 1846, décrivit de nombreuses affections des nerfs périphériques. Augustus Volney Waller (1816-1870) décrivit en 1850 les effets de la section des nerfs glosso pharyngien et hypoglosse chez la grenouille. Il observait la dégéné-rescence de la partie distale du nerf, alors que la partie proximale demeurait intacte. Le terme de dégénérescence wallérienne perdurera pour désigner les conséquences sur le bout distal de la section ou de la compression d’un tronc nerveux. L’autre date importante est 1859, année où paraît l’article de Jean Baptiste Octave Landry (1826-1865) dans la Gazette hebdomadaire : “Note sur la paralysie ascendante aiguë”. Landry rapporte 10 cas de paralysie ascendante aiguë, dont un personnel avec autopsie. Dans 8 cas, la maladie s’est terminée par la guérison. Dans le cas autopsié, la moelle épinière et les muscles paralysés paraissaient intacts. Le tableau clinique était assez stéréotypé, caractérisé par une extension rapide des paralysies centripètes aiguës. Les troubles sensitifs étaient soit absents soit modérés. Beaucoup crurent que cette affection n’était qu’une des formes de la myélite, qui commençait seulement à être étudiée de façon rigoureuse. Landry, originaire de Limoges, est reçu à l’internat de Paris en 1849, et s’installe dans la capitale, où il exerce auprès d’une clientèle très huppée. Il se spécialise dans les maladies nerveuses. Malheureusement, il meurt du choléra en 1865, tandis qu’il soignait les patients atteints. Dans les Archives générales de médecine, Pellegrino Levi rapporta, en 1865, un cas typique avec extension foudroyante des paralysies qui aboutit à la mort en 7 jours. L’autopsie faite avec soin par le Dr Cornil ne montra aucune lésion de la moelle épinière. Levi relate aussi la mort de l’illustre Cuvier dans les mêmes circonstances, en 1832. Dans ce dernier cas également, on pensait qu’il devait y avoir une lésion organique ou une compression de la moelle, mais l’autopsie ne révéla aucune lésion médullaire. Ollivier d’Angers rapporte lui aussi, dans son Traité des maladies de la moelle épinière (1827), des observations semblables à celles de Landry. Il faudra encore beaucoup de temps avant que la physiopathologie de cette affection ne soit élucidée, comme nous le verrons plus loin.

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Octave Landry.

Silas Weir Mitchell.

Étienne Lancereaux.

Jean Martin Charcot.

L’infirmerie générale, service de Charcot, aujourd’hui détruite.

Duchenne de Boulogne, stimulation des zygomatiques

sur un patient.

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Histoire des neuropathies périphériques : première partieMISE AU POINT

Guillaume Benjamin Armand Duchenne de Boulogne (1806-1875), dans son traité de l’électrisation localisée, en 1855, rattachait à une altération médul-

laire ces paralysies ascendantes à marche rapide ou lente, d’où le terme de paralysie spinale générale aiguë et subaiguë.Ainsi, comme on peut le constater, les cas de paralysies généralisées aiguës ou subaiguës, pour l’ensemble du corps médical de cette époque, relevaient d’altérations de la moelle, même si

celle-ci se révélait normale à l’autopsie. Il est vrai que, dans la plupart des cas rapportés, les troubles sensitifs étaient absents ou discrets.On connaissait bien les paralysies du béribéri, et de sa forme endémique japonaise, le kakke, ou encore le rôle de l’alcool dans les paralysies des membres (Magnus Huss, 1852). Mais il existait quelques cas où l’origine nerveuse périphérique avait été démontrée. Les névrites traumatiques avaient été parfaitement décrites par Silas Weir Mitchell (1829-1914), le plus célèbre neurologue de son temps aux États-Unis. C’est en quelque sorte grâce à la guerre de Sécession (1861-1865) que cette pathologie put être étudiée de façon approfondie. Mitchell en tirera son célèbre livre sur les blessures des nerfs en 1872. Il montrait, comme l’avait fait expérimentalement Waller, qu’une lésion nerveuse

pouvait entraîner une atrophie des muscles correspondants, ainsi que des troubles sensitifs et trophiques. Il créera à cette occasion le terme de causalgie. Étienne Lancereaux (1829-1910), remarquable médecin, surnommé le Sanglier des Ardennes, décrivit l’origine pancréatique du

diabète. Il publia, en 1863, dans les Comptes-rendus des séances et mémoires de la Société de biologie, un cas de paralysie saturnine avec altération des cordons nerveux et des muscles paralysés.Charcot et Vulpian ont pu montrer, en 1863, dans les Comptes-rendus des séances et mémoires de la Société de biologie, que, dans un cas d’angine diphtérique, les nerfs du voile du palais étaient très altérés. Il s’agissait bien là d’une véritable névrite. Malgré ces découvertes, Charcot et Vulpian n’en étaient pas moins convaincus qu’il n’existait pas de maladie neuromusculaire généralisée qui puisse être due à la seule lésion des nerfs périphériques. Ces

2 médecins étaient sans doute les plus éminents de leur époque, tout du moins à Paris.Jean Martin Charcot (1825-1893) choisit l’hospice de la Salpêtrière pour sa dernière année d’internat,

en 1852. Il est nommé agrégé en 1860 et médecin de la Salpêtrière en 1862. Il commence ainsi son travail de recensement des maladies neurologiques avec son

confrère Félix Alfred Vulpian (1826-1887), qui quittera cet hôpital en 1869. À leur arrivée, l’hospice héberge environ 4 000 pension-naires, dont 1 400 aliénés. Il existe 2 grands services de médecine, que se partagent Charcot et Vulpian. Le service de Charcot comprend 200 lits occupés par des patients présentant des maladies chroniques, des incurables et des invalides de toutes sortes. Aidé de son ami Duchenne de Boulogne, il parcourt les immenses salles de l’hospice pour étudier tous les cas et, notamment, les pathologies neuromuscu-

laires. Duchenne utilise des appareils “électriques”, et Charcot, la nouvelle méthode anatomo clinique promue par Laennec (1781-1826). Dès 1866, il donne ses premières leçons sur les maladies des nerfs. Les moyens diagnostiques étaient à cette époque assez limités. L’étude clinique prenait alors toute son importance. Duchenne de Boulogne utilise son appareil pour étudier la réaction des muscles aux courants galvaniques et faradiques, ce qui est d’une aide très relative pour distinguer une pathologie spinale d’une pathologie nerveuse périphérique. Les études histopathologiques étaient par contre assez satisfaisantes. L’examen des nerfs périphériques bénéficiait de techniques qui sont peu différentes de celles utilisées de nos jours. C’est donc grâce à ces techniques que Duménil put démontrer l’existence

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Appareil de Duchenne de Boulogne.

Jules Dejerine en 1880.

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MISE AU POINT

de véritables névrites disséminées. Son message fut-il entendu ? Dans l’immédiat, non. Il faut peut-être rappeler, comme l’a fait Fulgence Raymond dans ses leçons (1895), que, jusque vers les années 1880, le travail de rénovation qui venait de s’accomplir d’abord dans le domaine de la pathologie de la moelle, puis dans celui de l’encéphale et dans celui des affections dynamiques, avait jusqu’à un certain point détourné l’attention des médecins de l’étude des maladies du système nerveux périphérique.Alix Joffroy et J. Gros, en 1879, et von Leyden, en 1880, vont définitivement confirmer la place des névrites disséminées dans la pathologie neuro-logique. La possibilité de voir une simple névrite périphérique engendrer une paralysie amyotrophique est alors formellement établie. Pourtant, Charcot fut hostile à cette idée : “Je crois, disait-il, dans une de ses leçons du mardi, qu’il faut faire attention à cette tendance moderne de mettre toujours en avant les névrites périphériques ; il y en a beaucoup trop, elles ne peuvent pas servir aussi à expliquer les symptômes de toutes les affections où on les trouve. Il est impossible que des affections de formes si différentes soient toutes commandées par une lésion organique toujours la même : rhumatisme articulaire aigu, goutte, paralysie ascendante aiguë ; trop de névrites périphériques.”Que s’était-il passé entre les publications de Duménil, entre 1864-1866 et 1879-1880 ? En fait, de nombreuses observations furent publiées, avec vérifi-cation anatomique, emportant l’adhésion générale. C’est d’abord la confirmation des lésions nerveuses périphériques dans le saturnisme par Albert Gombault en 1873 et dans la diphtérie par Dejerine en 1878.C’est encore Lancereaux qui, dans son Atlas d’ana-tomie pathologique, en 1871, relate le cas d’un homme de 26 ans qui, à la suite d’une grande frayeur occasionnée par un violent coup de tonnerre, développa une paralysie des membres, d’abord

asymétrique, évoluant sur 6 mois. L’atrophie muscu-laire était manifeste, les pieds en varus équin. Le patient décède dans un tableau fébrile, cachectique, et sans doute de pneumonie. L’autopsie montre une altération marquée des nerfs, dont la myéline était transformée en fines granulations grisâtres. La moelle épinière est parfaitement intacte. Lancereaux conclut que la pathogénie de cette atrophie muscu-laire paraît exiger de nouvelles recherches. Dejerine rapporte 2 cas de paralysie ascendante aiguë (en 1876 puis 1878), caractérisés par une paralysie avec amyotrophie d’évolution très rapide, où les réflexes tendineux achilléens (étudiés par Wilhelm Erb) et rotuliens (étudiés par Carl Westphal) étaient abolis. L’autopsie ne montre pas de lésion médullaire, mais des lésions des racines antérieures des nerfs. La pathogénie de cette affection demeurait encore obscure, et, selon Dejerine, une lésion médullaire inapparente pouvait quand même en être respon-sable. Dans son mémoire de 1879 sur les lésions du système nerveux dans la paralysie ascendante aiguë, Dejerine concluait ainsi : “Il existe dans certains cas de paralysie ascendante une altération des racines antérieures […] analogue à celle que l’on observe dans le bout périphérique d’un nerf sectionné, [qui] est de nature probablement inflammatoire (névrite parenchymateuse). Nous ne croyons pas que cette altération soit primitive, qu’elle constitue à elle seule la lésion de la paralysie ascendante ; nous croyons plutôt qu’elle est consécutive à une altération de la substance grise de la moelle épinière, altération qui est encore inaccessible à nos moyen actuels d’inves-tigation […].”Joseph Jules Dejerine est né à Genève en 1849. Il décide d’étudier la médecine à Paris, où il arrive le 21 mars 1871, à la veille de la proclamation de la Commune. Il est nommé agrégé en 1886 et exerce d’abord à Bicêtre avant de rejoindre la Salpêtrière en 1895. Il épouse Augusta Klumpke, qui est la première femme interne des hôpitaux et qui rédige en 1889 sa thèse sur les polynévrites. L’œuvre de Dejerine est abondante, notamment sur le système nerveux périphérique ; nous aurons l’occasion d’en reparler.Comme on peut le constater, les 2 plus grands neurologues français de cette fin de xixe siècle ne croyaient pas encore à l’existence autonome de la névrite disséminée. Charcot ne disait-il pas en 1874 : “Quoi qu’il en soit, je ne sache pas qu’il existe, quant à présent, en dehors du saturnisme, un exemple bien avéré d’amyotrophie généralisée, relevant d’une altération des nerfs périphériques ; je n’ignore pas que, sous le nom d’atrophie nerveuse progressive,

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Alix Joffroy.

Hermann Ludwig Eichhorst.

Histopathologie du cas d’Eichhorst.

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Histoire des neuropathies périphériques : première partieMISE AU POINT

on a tracé la description d’une affection que carac-tériserait une amyotrophie à évolution progressive, provenant d’une lésion de nerfs sans participation de la moelle épinière ; je ne vois aucun motif qui permette de nier à priori l’existence d’une telle affection. Mais je dois avouer que, pour le moment, ce chapitre de nosographie me fait un peu l’effet d’un cadre sans tableau.”C’est donc Joffroy, comme nous l’avons dit plus haut, qui, en 1879, dans un long mémoire sur la névrite parenchymateuse spontanée, généra-lisée ou partielle va définitivement entériner le concept de névrite disséminée. Il reprend le cas que Sigismond Jaccoud avait relaté lors de ses leçons cliniques à la Charité en 1866 : il s’agissait d’un homme décédé à la suite d’un épisode de paralysie ascendante. L’autopsie montra qu’il y avait bien une névrite généralisée, mais, selon lui, qu’elle était secondaire et produite par la compression sur les racines nerveuses de plaques arachnoïdiennes. Gros réfutera, en 1879, cette affirmation en rappelant qu’il n’y avait jamais eu de cas de névrite généra-lisée due à une compression méningée. Joffroy rapporte une de ses observations personnelles, en 1871, à l’hôpital Lariboisière dans le service du Dr E. Desnos. Il s’agit encore de paralysie ascen-dante, sans trouble sensitif. L’autopsie avait montré la présence d’une importante altération des nerfs périphériques caractérisée par une segmentation plus ou moins avancée de la myéline et la présence

de granulations graisseuses plus ou moins nombreuses. La moelle était parfaitement normale. Joffroy rapporte ensuite l’observation de Lancereaux que nous avons citée plus haut. Enfin, il rapporte l’observation de E. Desnos et A.A. Pierret, que Gros rapporte aussi dans sa thèse. Cette fois-ci, la paralysie s’accom-pagnait de troubles sensitifs et de douleurs.

Le décès est survenu par asphyxie 1 mois après le début des troubles. L’autopsie a montré une névrite

interstitielle et parenchymateuse ; la moelle était saine.Alix Joffroy (1844-1908), professeur agrégé en 1880, a fait une grande partie de ses études à l’hôpital de la Salpêtrière avec Charcot. En 1869, ils décrivent ensemble l’atrophie des cornes antérieures de la moelle épinière dans la poliomyélite. Gros, en 1879, dans une thèse intitulée “Contribution à l’histoire des névrites”, rapporte les mêmes observations que Joffroy. Il en ajoute d’autres, dont une assez curieuse (Dr Tripier) dans laquelle le patient présentait une névrite très douloureuse, asymé-trique. Un prélèvement du nerf musculocutané par névrotomie fut réalisé, pour soulager les douleurs intenses ressenties par le patient. Le nerf était le siège d’une importante atrophie et d’une sclérose du tissu conjonctif. I l s’agissait peut-être du premier cas de biopsie nerveuse faite du vivant du malade. Gros rapporte aussi les cas de Duménil et celui d’Eichhorst. Il s’agit là d’un cas important par la qualité de la description clinique de l’affection et de l’histopathologie des nerfs périphériques.Hermann Ludwig Eichhorst (1849-1921), élève de von Leyden, a étudié la médecine à Berlin et devient professeur à Iena puis directeur de la clinique médicale de Zurich. Il rapporte, dans les Virchows Archives de 1877, une observation remarquable sous le nom de neuritis acuta progressiva. Il s’agissait du cas d’une femme de 66 ans qui a présenté une atteinte sensitive et motrice asymétrique rapidement évolutive des membres inférieurs. Les réflexes tendineux et la contraction électrique avaient disparu. Dix jours plus tard, les membres supérieurs étaient également atteints. Puis est apparue une cécité qui a précédé de 48 heures le décès dû à une asphyxie par atteinte probable des nerfs bulbaires. L’examen du cerveau et de la moelle a montré l’inté-grité totale de ces organes. Les cellules des cornes antérieures de la moelle étaient parfaitement normales. Eichhorst, qui s’intéressait plus particuliè-rement aux nerfs périphériques, profita de l’occasion pour examiner un certain nombre de ceux-ci, qui paraissaient à première vue sans grande anomalie, mais qui au microscope ont montré d’importantes altérations parenchymateuses et interstitielles, avec accumulation de cellules lymphoïdes autour des vaisseaux. Les fibres nerveuses étaient en état

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Ernst von Leyden.

Albert Gombault.

Histopathologie du cas de Gombault.

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MISE AU POINT

de dégénérescence avancée. S’agissait-il d’une multi-névrite par vascularite ? Les éléments cliniques et histopathologiques pourraient bien plaider dans ce sens. Carl Eisenlohr, de Hambourg, rapporte aussi, en 1879, dans Centralblatt für Nervenheilkunde und Psychiatrie, un cas de névrite disséminée idio pathique

subaiguë chez un jeune musicien de 25 ans dont l’autopsie montra des lésions nerveuses périphé-riques notables.Ernst Viktor von Leyden (1832-1910), éminent neurologue allemand, professeur à Berlin, publie, en 1880, 2 articles de grande importance dans Zeits-chrift für klinische Medizin. Le premier traitait de la poliomyélite, et le second, de la névrite multiple (dégénérative) aiguë et subaiguë. Il faisait une revue de la littérature et rapportait 2 cas avec vérification post-mortem. Le premier était celui d’un homme de 28 ans qui fut pris brutalement de fièvre et de douleurs des 4 extrémités, suivies d’une atrophie musculaire, frappant surtout les extenseurs des bras. Le malade mourut 1 an plus tard d’insuffisance rénale. L’autopsie ne montra que des lésions de névrite généralisée. Le deuxième cas présentait une paralysie des 4 extrémités. Les nerfs présentaient une intense dégénérescence visible au microscope.L’apport théorique de von Leyden fut important. Il publia un peu plus tard, en 1888, un traité sur les maladies du système nerveux périphérique (polyneu-ritis, neuritis multiplex). Nous en reparlerons.À partir des années 1880, de nombreuses observa-tions vont venir enrichir le corpus des névrites dissé-

minées ou multiples, ou encore polynévrites, selon l’appellation de von Leyden. Ce sont les cas de Strumpell (1883), de Muller (1883), de Vierordt (1883) chez les Allemands. Le premier cas britannique est celui de Thomas Grainger Stewart, “Paralysis of hands and feet from disease of nerves”, en 1881.Avant de terminer ce chapitre, nous voudrions rappeler les travaux de Gombault sur la névrite parenchymateuse subaiguë ou chronique, névrite segmentaire périaxile, publiés dans les archives de neurologie en 1880 et 1881. Il s’agit d’une étude expérimentale d’empoi-sonnement lent par le plomb chez le cochon d’Inde. Les lésions paraissaient être des exemples de démyélinisation segmentaire. Albert Gombault (1844-1904), arrivé dans le service de Charcot en 1872, soutiendra en 1877 sa thèse intitulée “Étude de la sclérose latérale amyotrophique”.Gowers, dans son traité sur les maladies du système nerveux (1886), consacrait un chapitre aux névrites multiples. Il classait celles-ci en 5 catégories principales : les névrites diphtériques, les névrites observées chez les tabétiques, les névrites lépreuses, les névrites endémiques comme le béribéri, ou kakke au Japon, et les autres névrites multiples rencontrées sous nos climats, groupe qui sera ultérieurement subdivisé en sous-catégories.Ainsi, à la fin des années 1880, Leyden (1888) puis Ross et Bury (1893) vont pouvoir écrire les traités et livres attendus et poser le premier jalon de la nosologie des neuropathies périphé-riques ; nous le verrons dans le chapitre suivant, qui aura trait aux nouvelles avancées dans le domaine des névrites et, notamment, des maladies familiales héréditaires. ■

À toutes et à tous… merci en toutes lettresThibault Moreau, rédacteur en chef, remercie tous les auteurs des articles parus en 2013

dans La Lettre du Neurologue, ainsi que les lecteurs de ces articles,

dont les critiques et les suggestions contribuent aussi à la qualité de la revue.

Parmi eux, I. Benatru, B. Carlander, Xavier Ducrocq, R. Gospodaru, E. Poulet, M. Sarazin, L. Taillandier...