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HISTOIRE D'UN CONCEPT PSYCHIATRIQUE TOMBÉ DANS L'OUBLI : LA MÉCONNAISSANCE SYSTÉMATIQUE, OU LACAN SUR LA TRACE DE LA FORCLUSION DU SYMBOLIQUE Nicolas Dissez Érès | « La revue lacanienne » 2009/3 n° 5 | pages 188 à 200 ISSN 1967-2055 ISBN 9782876120808 DOI 10.3917/lrl.093.0188 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2009-3-page-188.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Érès | Téléchargé le 16/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Érès | Téléchargé le 16/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

Histoire d'un concept psychiatrique tombe dans l'oubli

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HISTOIRE D'UN CONCEPT PSYCHIATRIQUE TOMBÉ DANS L'OUBLI : LAMÉCONNAISSANCE SYSTÉMATIQUE, OU LACAN SUR LA TRACE DE LAFORCLUSION DU SYMBOLIQUE

Nicolas Dissez

Érès | « La revue lacanienne »

2009/3 n° 5 | pages 188 à 200 ISSN 1967-2055ISBN 9782876120808DOI 10.3917/lrl.093.0188

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2009-3-page-188.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Histoire d’un concept psychiatrique tombé dans l’oubli :la méconnaissance systématique,ou Lacan sur la trace de la forclusion du symbolique

Nicolas DissezPsychiatre, psychanalyste

Lorsque Jacques Lacan, dans son dialo-gue amical avec Henri Ey, tente de cerner ce qui fait le cœur de la croyance déli-rante, comme « la causalité essentielle de la folie », il fait appel à un concept psy-chiatrique auquel il paraît attribuer une valeur centrale ; ce concept : la mécon-naissance systématique, les psychiatres en ont aujourd’hui oublié jusqu’à l’exis-tence. Voici en quels termes Lacan s’exprime à ce sujet en 1946 :

« Quel est donc le phénomène de la croyance délirante ? Il est, disons-nous, méconnaissance, avec ce que ce terme contient d’antinomie essen-tielle. Car méconnaître suppose une reconnaissance, comme le manifeste la méconnaissance systématique, où il faut bien admettre que ce qui est nié soit en quelque sorte reconnu1. »

1. Jacques lacan, « Propos sur la causalité psy-chique », in Écrits, Le Seuil, 1966, p 165.

L’illusion des sosies : J. Capgras et P. Carrette

Une telle référence justifie un retour sur cette notion de méconnaissance sys-tématique, d’abord pour préciser ce que les aliénistes ont pu isoler sous cette appellation puis pour mieux saisir ce qui justifie l’intérêt de Lacan pour ce concept issu de la psychiatrie clas-sique, comme la fonction que celui-ci a pu jouer dans ses élaborations ulté-rieures.Nous devons à Joseph Capgras et à son élève P. Carrette l’introduction, en 1924, de ce concept de méconnais-sance systématique. Rappelons que l’année précédente, en 1923, Capgras, associé à J. Reboul-Lachaux, avait isolé ce qui allait devenir le syndrome d’il-lusion des sosies2. C’est au sujet d’un nouveau cas d’illusion des sosies que J. Capgras et P. Carrette vont introduire ce terme de méconnaissance systématique

2. Joseph capgras et Jean reboul-lachaux, « L’il-lusion des sosies dans un délire systématisé chro-nique », Bulletin de la Société Clinique de médecine mentale, janvier 1923.

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pour tenter de cerner le mécanisme en cause dans ce phénomène d’illusion des sosies.Rappelons la spécificité de ce syndrome d’illusion des sosies, dont Stéphane Thibierge, il y a une dizaine d’années, a déplié avec rigueur les principales arti-culations et les enjeux psychanalytiques3. Dans cette situation clinique, un patient rencontrant l’un de ses parents ou un de ses proches, n’identifie plus la personne qu’il a en face de lui. Il affirme avec conviction que la personne en question, dont il peut admettre qu’elle ressemble trait pour trait à celle qu’il connaît, n’est pas cette dernière, mais un sosie : « Le malade perçoit la ressemblance parfaite, il s’en étonne même, mais il affirme néanmoins qu’il n’y a pas identité et il en déduit logiquement l’existence de sosies4 » indiquent J. Capgras et P. Car-rette.Voici comment ces deux auteurs pro-posent donc, en 1924, de regrouper différents phénomènes, dont l’illusion des sosies, sous le registre de la mécon-naissance systématique :

« L’illusion des sosies a donc une étendue et une genèse très variables. Elle peut se généraliser et créer alors une sorte de délire métabolique. Elle peut au contraire se circonscrire à une

3. Stéphane thibierge, Pathologies de l’image du corps. Étude des troubles de la reconnaissance et de la nomination en psychopathologie, PUF, 1999.4. Joseph capgras et P. carrette, « Illusion des so-sies et complexe d’Œdipe », Annales médico-psycho-logiques, Paris Masson, 1924, n° 2, p 48. (Ce texte a été publié dans le n° 4 de La Revue de l’A.L.I., juin 2009).

petite catégorie de personnes ou même à un seul individu. Au point de vue pathogénique, elle peut être rapprochée de certaines pseudo-amnésies, répudia-tions de souvenirs, oublis plus ou moins volontaires, sentiment de jamais-vu, dont l’un de nous a publié des exemples. Ce sont là, vraisemblablement, phéno-mènes de même nature, essentiellement affectifs, malgré leur apparence sen-sorielle ou mnémonique, liés soit à un sentiment d’inquiétude ou d’étrangeté, soit à un état onirique ou délirant, soit à un commencement de dépersonna-lisation. Groupés sous l’étiquette de méconnaissances systématiques, ils consti-tueraient un syndrome qui ne semble pas avoir retenu l’attention jusqu’à présent et dont il y aurait lieu de pour-suivre l’étude5. »

Le commentaire de Gaëtan Gatian de Clérambault

On pourrait discuter l’homogénéité des différents phénomènes énumérés par Capgras et Carrette sous cette étiquette de méconnaissances systématiques. Leur rassemblement apparaît en effet, dans cette première approche, plutôt hété-roclite. G. G. de Clérambault, présent lors de la présentation de ce travail à la Société médico-psychologique, saura pourtant relever la valeur de ce syn-drome pour préciser immédiatement quels phénomènes, pour sa part, il privi-légie de regrouper sous cette appellation. Voici une partie de la transcription du commentaire que G. G. de Cléram-

5. Ibid, p 50.

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bault fait de la présentation du cas de J. Capgras et P. Carrette :

« Ce processus méritait d’être isolé, dénommé et commenté.La Méconnaissance systématique peut s’observer tout d’abord chez les mélan-coliques. Elle fait alors partie d’un système général de négation dont les origines sont multiples : troubles idéa-tifs, sensitifs et affectifs.Dans la manie, des troubles affectifs, sensitifs et idéatifs peuvent provoquer eux aussi une méconnaissance systéma-tique. Celle-ci se rapproche surtout, par son allure, de celle des psychoses systématiques dont je parlerai dans un instant. Souvent, en outre, elle sera enjouée et taquine ; elle ne sera alors que partiellement sincère, et fera partie de ces comédies que le maniaque se joue fréquemment à lui-même.Dans les psychoses dites systématiques, la méconnaissance des personnes semble n’être que l’application parti-culière d’un sentiment plus général ; du moins, tout se passe comme si telle en était l’origine.Ainsi chez des mégalomanes à prédo-minance optimiste la conviction d’être d’une haute origine amène le sujet logiquement à renier ses père et mère légitimes pour ne plus voir en eux que des parents nourriciers ; chez les ambi-tieuses érotiques (fiançailles royales, etc.), le même orgueil amènera à renier l’époux.Chez les persécutés, la méconnais-sance systématique peut avoir plusieurs origines. Ce peut être l’animadver-sion issue du fond paranoïaque ou le mécontentement de voir l’incrédulité

des proches à l’égard des thèmes déli-rants6. »

L’effort de G. G. de Clérambault pour répertorier et mettre en série ces situa-tions cliniques a la valeur essentielle de situer spécifiquement les phénomènes correspondant au processus de mécon-naissance systématique dans le champ des psychoses. À la suite de cette interven-tion, l’appel de J. Capgras à poursuivre l’étude de ce syndrome va être entendu et un certain nombre de travaux vont permettre de mieux cerner la spécificité de ce processus.

La thèse du Dr Jacques Borel, la méconnaissance de la mort

L’un de ces travaux est la thèse du docteur J. Borel, élève de G. G. de Clé-rambault, parue en 1931 et intitulée : Les méconnaissances systématiques chez l’aliéné. La méconnaissance de la mort7. Son travail se propose d’étudier plus particulièrement la méconnaissance et la négation de la mort, présentant pour cela dix-neuf observations iné-dites, pour l’essentiel colligées par G. G. de Clérambault. Tout en se centrant sur la méconnaissance systématique de la mort, ce travail apporte des précisions nouvelles concernant le phénomène de méconnaissance systématique proprement dit. Ainsi, dans le passage qui inaugure sa thèse, après avoir éliminé le délire des négations mélancoliques des modalités

6. Ibid, p 65-66.7. J. borel, Les méconnaissances systématiques chez l’aliéné. La méconnaissance de la mort. Paris, Librairie Louis Arnette, 1931.

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de méconnaissance systématique, il apporte à la caractérisation des phénomènes des précisions essentielles :

« La méconnaissance systématique est […] une conviction délirante. Elle résulte d’un trouble de la reconnaissance en vertu duquel l’aliéné refuse d’admettre la véra-cité d’un point de fait. Assez rare dans les états aigus on la rencontre souvent au cours des psychoses chroniques. Elle peut avoir pour objet toute situation, ancienne ou nouvelle, concernant les personnes et les biens.L’identité en fournit de nombreuses occasions. Le malade nie l’identité de telle personne de son entourage, mère, femme ou mari, enfant. La méconnais-sance s’étend parfois à tous les membres de la famille, considérés comme des faux parents. Elle englobe même les parents morts. Elle est associée assez souvent à des idées de substitution, substitution d’en-fants à la naissance, de cadavres après la mort.J. Capgras a décrit sous le nom d’illu-sion des sosies, une forme particulière de méconnaissance qui représente selon sa propre expression, une agnosie d’iden-tification. Le malade nie l’identité de tel personnage qu’il ne reconnaît pas et auquel on a, croit-il, substitué un sosie. Soit comme corollaire d’une méconnais-sance de l’identité, soit à d’autres titres, la négation systématique porte souvent sur les actes de l’état civil. Le malade assure qu’il s’agit de faux mariage, de faux divorce. L’extrait de naissance, le livret de mariage, les registres officiels sont des faux.Concernant les biens, la méconnaissance et la négation surgissent surtout à l’occa-

sion d’actes judiciaires ou administratifs, expropriation, faillite, jugement, vente par voie de justice, etc.8 »On vérifie la valeur des précisions apportées par J. Borel à la première description de G. G. de Clérambault. La méconnaissance systématique, définie comme « conviction délirante », se centre, indique J. Borel, sur le refus « d’admettre la véracité d’un point de fait ». Ces points de fait ont leur systé-matisation, et la description de J. Borel va permettre de les spécifier sur un mode particulièrement précis : hormis la méconnaissance portant sur l’identité, en particulier le syndrome d’illusion des sosies, les méconnaissances portent sur les actes d’état civil, juridiques ou admi-nistratifs. Ces précisions sont essentielles en ce qu’elles font porter l’enjeu de la méconnaissance systématique sur des faits qui ont valeur de nomination. Ainsi, si la méconnaissance porte sur la question de la naissance, c’est en tant que celle-ci suppose une déclaration, c’est-à-dire une nomination. Ces actes, dont la valeur est invalidée par l’aliéné, reposent sociale-ment sur une déclaration officielle, ils sont effectivement ceux qui trouvent soit une traduction dans le livret de famille : la naissance, le mariage, le divorce, la mort, ou bien ceux qui justifient d’actes juridiques et d’états civils : un jugement, un héritage, une faillite… Mis en face des actes juridiques qui signent la pronon-ciation de ces actes l’aliéné a une réponse stéréotypée qui ne manque pas de rappe-ler celle qu’il a en face des sosies : « On voit bien, dit-il, que ce sont des faux ! ».

8. Ibid., p 11-13.

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Voilà donc cernée progressivement, à la faveur de ces travaux successifs, la cli-nique de la méconnaissance systématique. J. Borel reprend du texte célèbre de P. Sérieux et J. Capgras sur Les folies rai-sonnantes un certain nombre d’éléments cliniques tout à fait éloquents :

« Le délire d’interprétation est particu-lièrement riche en méconnaissances. On en trouve de nombreux cas dans l’ou-vrage de MM. Sérieux et Capgras, Les folies raisonnantes. […]La malade de l’observation XII prétend avoir été reçue à la préfecture par un faux chef de bureau qui a fabriqué des faux. Les gens qui l’ont arrêtée sont de faux agents. À l’asile tout est comédie. Les magistrats qui viennent la voir sont de faux magistrats. […] Dans l’obser-vation XVIII, la malade, au cours d’un délire de filiation, méconnaît l’identité de sa mère. Son acte de naissance est un faux9. »

Les phénomènes que J. Borel met en série sous l’appellation de méconnais-sance systématique trouvent ici leur cohérence : ce qui est méconnu par l’aliéné dans chacune de ces situa-tions, c’est le caractère opératoire d’une nomination, voire d’une déclaration offi-cielle, celle par laquelle notre culture vient entériner les actes essentiels de la vie sociale : naissance, mort, mariage, divorce… La clinique de la méconnais-sance systématique vient donc remettre en cause le caractère opérant, pour l’aliéné, de ces actes de nominations.

9. Ibid., p. 14-15.

Ainsi, dans la méconnaissance systématique de la mort sur laquelle porte la thèse de J. Borel, c’est la valeur de l’acte par lequel la mort est prononcée, justifiant pour cela d’un certain nombre de rites tous organi-sés autour de la fonction de la parole que le patient ne peut pas prendre en compte, et sur lequel se recentre la description cli-nique. Son travail l’illustre en différents passages :

« Méconnaissance systématique de la mort de son mari. Elle a bien assisté à la mort de son mari, a même payé 400 francs pour son enterrement. Mais ce n’était qu’un simulacre d’enterrement ; il était en léthargie, sous l’influence d’un narco-tique. À l’amphithéâtre, son corps était tiède. Au bureau, elle a vu un geste entre deux employés. Au cimetière, on n’a pas recouvert sa fosse de terre, comme on doit le faire immédiatement, et le corbillard est resté dans l’allée. Puis les gens ont fait des réflexions sur son deuil ; on lui a conseillé de ne pas vendre les effets du mort. […]Les interprétations n’ont pas entraîné d’abord la conviction. Mais elles sont ulté-rieurement utilisées par l’état affectif lié au souvenir de son mari. Ainsi s’établit l’idée de substitution du cadavre et de simulacre d’enterrement. Soutenue par la tendance paranoïaque, la méconnaissance systématique devient le thème délirant essentiel.Elle se développe grâce au déficit intel-lectuel. La perte des formes pratiques du jugement fait méconnaître en particulier la valeur des actes de l’état civil et des for-malités administratives10. »

10. Ibid, p 61-62.

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Carence de la nomination, équivocité de la reconnaissance

Ainsi s’éclaire le défaut de reconnais-sance caractéristique du syndrome d’illusion des sosies. Ce qui rend l’aliéné dans l’impossibilité de reconnaître celui qui se présente devant lui, c’est la carence de cette opération qui fait que chacun de nous est identifié par un nom. C’est parce que celui qui se présente ne tombe plus sous le coup d’une nomina-tion que le patient atteint du syndrome d’illusion des sosies ne peut plus l’iden-tifier, signant ainsi le défaut opératoire de cette opération de nomination. Si l’autre en cette circonstance n’est pas reconnu, c’est d’abord au sens où un père recon-naît ses enfants par un acte symbolique qui, dans notre culture, est entériné par une déclaration administrative. L’équi-voque existant entre reconnaître son enfant en mairie et reconnaître un ami dans la rue est ici essentielle à prendre en compte pour souligner la distinction entre ces deux registres.Cette distinction éclaire la formulation de Lacan par laquelle nous débutions ce travail et selon laquelle, dans la méconnaissance systématique, « il faut bien admettre que ce qui est nié soit en quelque sorte reconnu ». Ce que l’aliéné, en effet, ne peut reconnaître c’est que la personne qui lui fait face tombe sous le coup de tel nom propre, ce qui signe le défaut de reconnaissance symbo-lique, même si ce patient reconnaît bien chacun des traits de cette personne, ce qui caractérise la reconnaissance imagi-naire.Dans ce syndrome, celui que l’aliéné ne peut désigner sous son nom ne porte

jamais aucun autre nom que celui de sosie, signant ainsi la carence fondamen-tale de cette opération de nomination. Dans le délire de filiation, le délirant qui affirme l’absence de lien filial enté-rine l’échec de l’opération par laquelle un enfant peut être reconnu symboli-quement. Quand l’aliéné vient remettre en cause les liens du mariage, c’est l’inefficace de l’opération par laquelle un mariage est avant tout un acte de parole qu’il vient souligner. Dans les cas de méconnaissance systématique de la mort, c’est l’acte par lequel la mort est prononcée, et qui trouve sa concrétisa-tion dans la rédaction du certificat de décès, auquel le délirant ne peut accor-der sa valeur opératoire. Enfin, dans les éléments pris au texte de P. Sérieux et J. Capgras (« La malade prétend avoir été reçue à la préfecture par un faux chef de bureau qui a fabriqué des faux. Les gens qui l’ont arrêtée sont de faux agents. À l’asile tout est comédie. Les magistrats qui viennent la voir sont de faux magistrats ») ce qui ne permet pas la reconnaissance de ces fonctions, c’est l’inefficace de l’acte par lequel chacun peut être nommé symboliquement à une fonction. La méconnaissance systématique apparaît ainsi comme la modalité selon laquelle les aliénistes ont su isoler les manifes-tations de la carence de cette opération de nomination, dans le champ des psy-choses.On peut faire l’hypothèse que l’évolu-tion de ce concept de méconnaissance systématique, son resserrage autour du défaut de la fonction de nomination dans le champ des psychoses, n’avait pas échappé à Lacan, dans une période

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où il se montrait attentif aux travaux psychiatriques de l’époque. L’utilisation récurrente du terme de méconnaissance systématique dans plusieurs de ses écrits consacrés à la psychose, jusqu’en 1955, en atteste. Notons que Lacan peut avoir recours à cette notion pour cerner le noyau du phénomène psychotique, comme il l’écrit dans Propos sur la causalité psy-chique (citation par laquelle nous avons initié ce travail), ou pour affirmer la nature psychotique des troubles qu’il étudie. Ainsi, en publiant dans la revue Le Minotaure son texte consacré au crime des sœurs Papin, intitulé « Motifs du crime paranoïaque », et soucieux d’affirmer la nature délirante d’un acte auquel toute une époque s’acharne à redonner du sens, il souligne :

« Dans la prison, plusieurs thèmes délirants s’expriment chez Christine. Nous qualifions ainsi non seulement des symptômes typiques du délire, tel que celui de la méconnaissance systéma-tique de la réalité (Christine demande comment se portent ses deux victimes et déclare qu’elle les croit revenues dans un autre corps), mais aussi les croyances les plus ambiguës qui se traduisent dans des propos comme celui-ci : “ Je crois bien que dans une autre vie je devais être le mari de ma sœur.” On peut en effet reconnaître en ces propos des contenus très typiques de délires classés11. »

11. Jacques lacan, « Motifs du crime paranoïaque. Le crime des sœurs Papin », Le Minotaure n° ¾, 1933-1934, p. 27.

Notons que, cherchant à affirmer le caractère psychotique des troubles pré-sentés par Christine Papin, et s’appuyant sur un phénomène de méconnaissance systématique de la mort, Lacan retrouve la démarche de Freud qui, en 1924, dis-tinguait les mécanismes différentiels à l’origine de la névrose et de la psychose :

« Je vais revenir, pour prendre un exemple, sur un cas analysé il y a quelques années : une jeune fille amou-reuse de son beau-frère est ébranlée, devant le lit de mort de sa sœur, par l’idée suivante : maintenant il est libre, il peut t’épouser. Cette scène est aussitôt oubliée, et du même coup est introduit le processus de régression qui conduit aux douleurs hystériques. Mais ici il est justement instructif de voir sur quelle voie la névrose tente de régler le conflit. Elle dévalorise la modification réelle en refoulant la revendication pulsionnelle dont il est question, à savoir l’amour pour le beau-frère. La réaction psycho-tique aurait été de dénier le fait de la mort de la sœur12. »

« Ne rien vouloir en savoir même au sens du refoulement »

On sait que dans la suite de son ensei-gnement, Lacan utilisa ce terme de méconnaissance pour l’appliquer à des conjonctures différentes, en particulier pour caractériser la fonction du moi.

12. Sigmund Freud, La perte de la réalité dans la né-vrose et dans la psychose, Névrose psychose et perver-sion, PUF, p. 300.

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Cependant, même lorsque, par extension du concept, il se soutient du mécanisme de méconnaissance systématique pour l’appliquer à des contextes différents, comme ici à la clinique des groupes, la référence à la psychose reste centrale :

« Les termes dont nous posons ici le problème de l’intervention psychana-lytique font, pensons-nous, assez sentir que l’éthique n’en est pas individualiste. Mais sa pratique dans la sphère améri-caine s’est ravalée si sommairement à un moyen d’obtenir le success et à un mode d’exigence de la happiness qu’il convient de préciser que c’est la le reniement de la psychanalyse, celui qui résulte chez trop de ses tenants du fait pur et radical qu’ils n’ont jamais rien voulu savoir de la découverte freudienne et qu’ils n’en sauront jamais rien, même au sens du refoulement : car il s’agit en cet effet du mécanisme de la méconnaissance systéma-tique en ce qu’il simule le délire, même dans ses formes de groupe13. »

La méconnaissance systématique est ici spécifiée par la formule « n’en rien vouloir savoir, même au sens du refou-lement » ; c’est dans le texte de Freud sur l’homme au loup et plus spécifique-ment dans l’épisode de l’hallucination du doigt coupé, que Lacan isole en 1955 cette formule pour définir la Verwerfung comme mécanisme à l’origine de la structure des psychoses. Rappelons les termes qu’il utilise alors :

13. Jacques Lacan, « La chose freudienne », in Écrits, Le Seuil, 1966, p. 416..

« À propos de la Verwerfung, Freud dit que le sujet ne voulait rien savoir de la castration, même au sens du refoule-ment. Je donne à cette phrase saisissante son sens, c’est-à-dire que, au sens du refoulement, on sait encore quelque chose de ce quelque chose même dont on ne veut, d’une certaine façon, rien savoir, mais que justement c’est toute l’analyse de nous avoir montré qu’on le sait fort bien, mais que puisqu’il y a des choses dont le patient peut ne vouloir comme il dit, rien savoir, même au sens du refoulement, ceci suppose peut-être un autre mécanisme encore qui peut entrer en jeu, et comme le mot Verwerfung apparaît deux fois, la première fois quelques pages aupara-vant et l’autre fois en connexion directe avec cette phrase, je m’empare de cette Verwerfung14. »

La forclusion de l’opération de nomination

Ici se manifeste le lien direct entre ce mécanisme de la méconnaissance systéma-tique et celui de la Verwerfung, que Lacan choisira de traduire par le terme de for-clusion pour caractériser le mécanisme spécifique des psychoses. Lacan définit en effet la méconnaissance systématique comme la forclusion par le fait de « n’en rien vouloir savoir, même au sens du refoulement », c’est-à-dire au sens où le refoulement, lui, constitue bien un savoir. Il est ainsi possible de mieux cerner la

14. Jacques Lacan, Les structures freudiennes des psychoses, Leçon du 15 février 1956, publication de l’A.L.I., p. 275..

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place occupée par cette méconnaissance systématique dans l’élaboration progres-sive par Lacan du concept de forclusion. On peut en effet envisager que, partant de cette notion de méconnaissance sys-tématique, Lacan, à partir de 1955 et de son séminaire consacré aux structures freudiennes des psychoses, a privilégié le terme de forclusion à celui de méconnais-sance pour caractériser ce mécanisme. Notons, dans ce cadre, que la valeur du terme systématique qui vient caractériser cette méconnaissance peut être rap-proché de celui de symbolique, au sens où cette clinique de la méconnaissance tire sa systématisation de se centrer sur des phénomènes de nomination, c’est-à-dire sur une propriété du symbolique lui-même. Le concept de forclusion du symbolique introduit par Lacan viendrait ainsi se proposer comme une traduction terme à terme de la notion de méconnais-sance systématique isolée par la psychiatrie française du début du siècle. Ces quelques repères ont moins la valeur de reconstituer des étapes possibles de la mise en place d’un concept dans l’éla-boration théorique de Lacan que de permettre de situer la clinique sur laquelle il a pu s’appuyer pour forger cette notion. Ce repérage clinique permet en particu-lier de revenir sur la notion de forclusion et de réexaminer, à sa lumière, un certain nombre de principes qui auraient pu sembler acquis. Il est ainsi courant de lire sous la plume d’élèves de Lacan, repre-nant la formule selon laquelle « ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel », qu’il n’y a pas de trace clinique de la forclusion du symbolique, mais seule-ment des manifestations de son retour dans le réel, l’hallucination auditive

constituant ici le paradigme de ce retour dans le réel. La clinique de la méconnais-sance systématique vient contredire ce qui est ici régulièrement avancé comme un postulat. Elle met en effet en évidence les manifestations directes de la forclusion de cette opération de nomination.

Ses manifestations cliniques

Dans ce registre, notons que si le syn-drome d’illusion des sosies traduit la manifestation directe de la forclusion de l’opération de nomination par laquelle un sujet tombe sous le coup du nom propre, la clinique du syndrome de Frégoli permet plutôt d’isoler le retour dans le réel de ce nom propre forclos. Comme a su le montrer Stéphane Thi-bierge au cours de ses travaux, dans la symptomatologie du syndrome de Frégoli c’est bien ce nom propre qui fait retour sans dialectisation possible dans le discours de l’aliéné pour désigner toujours par le même nom, différentes personnes qui se présentent devant lui.Au cours des années suivantes, diffé-rents travaux vont poursuivre la thèse de J. Borel et en affiner les conclusions. Les conséquences de la carence de l’opéra-tion de symbolisation dans le champ des psychoses vont être plus particulière-ment isolées et décrites dans la thèse de M. Derombies parue en 1935 et intitulée : « L’illusion des sosies, forme particulière de la méconnaissance systématique15. » Ce travail reprend, lui aussi, dès son

15. Madeleine derombies, L’illusion des sosies, forme particulière de la méconnaissance systématique, Cahors, Imprimerie A. Coueslant, 1935..

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introduction, la distinction entre deux types de reconnaissance : « L’illusion des sosies est donc une méconnaissance systématique de l’identité des personnes, une sorte d’idée de négation. Le malade méconnaît l’identité là où il a cependant reconnu la ressemblance16. » Les effets de cette carence de la fonction symbolique de nomination sont d’abord repérés dans ce travail, par leurs consé-quences sur ceux que l’aliéné ne peut plus identifier au moyen de leur nom propre. Lesdits sosies se caractérisent en effet par une perte complète de stabilité : « Les sosies peuvent aussi se multiplier à l’infini. Chaque fois qu’elle revoit sa fille, Mme Rio B. croit à l’existence d’un nouveau sosie. » (obs. 2). Elle en arrive à voir deux mille sosies de sa fille. Tous ces sosies, reproduction plus ou moins par-faite du modèle unique, n’ont entre eux de communs que d’être les différentes imitations, les différents sosies du seul vrai personnage17. » Au-delà de cette instabilité desdits sosies, c’est l’ensemble de l’environ-nement de cet aliéné pour lequel la nomination perd progressivement son efficace, qui prend une tonalité de fac-ticité spécifique : « Ils expriment ce sentiment de transformation du monde extérieur comme une comédie, une mys-tification, “ ça ne me paraît plus être un hôpital ” dit la malade B. (obs. 2), cependant ses perceptions sont exactes. Une autre (obs. 2 Bouvier) a découvert un monde nouveau : « Tout lui paraît apprêté, artificiel, illusoire. » Une autre

16 Ibid., p. 13..17. Ibid., p. 26.

(obs. 4 Bouvier) « ne voit plus rien sous l’angle habituel, tout lui paraît étrange, elle vit dans un milieu factice18 ». On trouve ici la confirmation clinique de ce que Lacan soulignera tout au long de son enseignement : que notre appréhension du monde est sous la dépendance d’une intervention du registre symbolique qui en assure la stabilité comme l’authenticité. Le seul registre de l’image, de la représenta-tion, ne permet pas d’assurer la tenue du monde tel que nous l’habitons, cette tenue repose sur un certain nombre de fonctions symboliques. À défaut de certaines nominations, le monde envi-ronnant perd toute stabilité et prend l’allure d’une caricature grimaçante, d’une comédie. Ainsi, « pour Adèle, c’est du théâtre, du tape-à-l’œil, les fleurs sont comme dans un café-concert, des décors en carton peint, c’est de la mauvaise imi-tation faite à la machine19 ».

Un malade du Dr Lacan

Notons que la thèse de M. Derom-bies nous fournit l’occasion de vérifier l’intérêt direct de J. Lacan pour ce syn-drome de méconnaissance systématique. Déclinant un certain nombre d’obser-vations cliniques, ce travail indique en effet que l’observation 9 de M. A., 64 ans, qui présente un « délire mélanco-lique d’involution – idées de négation, d’immortalité, de persécution – illusion de sosie », est une « observation due à l’obligeance du Dr Lacan et prise dans le

18 Ibid., p. 29.19 Ibid., p. 31.

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service du Pr. Claude ».La présentation abrégée de cette observation peut être ici l’occasion de souligner combien la théorie de J. Lacan concernant la fonction de la forclu-sion du symbolique comme mécanisme central de la psychose peut trouver, dans de tels tableaux cliniques, une illustra-tion qui ne manque pas d’introduire au registre de l’objet :

« Il s’agit d’un malade que nous voyons huit ans après le début des troubles mentaux. Ceux-ci ont commencé à l’âge de 56 ans.Jusqu’alors, le malade, particulièrement honnête et vertueux, bon mari, bon père de famille (deux filles Adrienne et Hélène), travaillait régulièrement comme boulanger.Le début semble avoir été marqué par un épisode mélancolique, il dormait mal, était anxieux, se croyait menacé ; peu à peu des idées délirantes se sont fait jour, idées d’auto-accusation d’abord : il se reprochait de n’avoir pas été honnête et d’avoir mal géré les biens qui devaient revenir à ses filles.Puis au bout d’un an, le délire tel que nous allons l’exposer, semble avoir été constitué et s’être fixé dans la forme même qu’il nous présente.Entre-temps, le malade fit plusieurs tentatives de suicide qui l’amenèrent à l’asile.La présentation du malade est celle d’un déprimé, attitude de lassitude et de dégoût.Spontanément il nous livre les principaux thèmes délirants qui le pré-occupent. Les idées d’indignité dominent le tableau. Il les répartit également sur

toute son existence : “ Je ne compte pour rien, je suis venu au monde bien taré, fils de dégénéré.” […]M. A. effectuant sur ce thème d’indi-gnité toutes les variations possibles que lui suggèrent les évènements de sa vie, interprète rétrospectivement. Parallèle-ment se développe un système de négation : négation portant sur son état civil :“ Je crois avoir 65 ans, jamais mon père n’a voulu me donner mon état civil ; on me disait que j’étais le second, mais je n’en saurai jamais rien, c’est un faux dont on s’est servi lorsqu’il a fallu rédiger une feuille de recensement que l’on deman-dait à mon père. C’est moi-même qui ai fait mon état civil. ” Cependant précise la date possible de sa naissance, ce serait le 2 avril 1869.De même l’acte de son mariage (“ cette femme qui vit avec moi depuis 25 ans ”, dit-il en parlant de sa femme), pas plus que l’acte de mariage de sa fille ne sont valables, sa fille n’a pas signé à la mairie quand il le fallait, ce n’était qu’un simu-lacre de mariage, le prétendu gendre devait être “ un qui était de la police ”.En même temps qu’il nous parle de ses filles, il nie sa paternité. Il y a deux filles qui se croient miennes, mes deux enfants ne sont pas de moi, je suis inca-pable de féconder une femme. Il en donne la preuve : “ J’ai été à Meaux vider des réservoirs pendant une année (donc vivant alors séparé de sa femme), au bout de neuf mois l’enfant est pourtant venu. ”Négation de la mort : “ Dans ce monde on ne meurt pas. Si j’avais su qu’on ne meurt pas, j’aurais mis fin à mes jours. J’ai bien vu mon père sur son lit de mort, j’ai vu ma mère aussi, elle était

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toute noire. Cependant on ne meurt pas. Docteur, vous qui savez les choses, donnez moi une idée de la vie. Il y en a cent dans ma commune qui ont disparu, que sont-ils devenus ? Il y a un endroit qu’on appelle le cimetière, qu’y porte-t-on ? ”. Cependant il y a certains moyens de mourir. Si on lui coupe la tête ? Presque sûrement, mais avant tout c’est le suicide l’unique moyen de mort qu’il regrette de ne pas avoir mieux réussi dans son exécution. […]Idées d’immortalité, d’énormité : Mais sa propre immortalité est due essen-tiellement à l’indignité éternelle qui l’accablera, aux châtiments et à l’op-probre qui en seront la punition éternelle. C’est son indignité et le châ-timent qui en résulte qui sont conçus comme énormes et éternels, “ c’est moi qui ai ruiné la France, la France va être dépouillée de tout. Stavisky, ça n’existe pas, c’est un palliatif de la justice, c’est moi qui suis Stavisky. ”Aussi on le trainera dans Paris, il sera la risée du monde et de l’univers, et cela ne finira jamais. “ On me traînera comme une bête curieuse, et dans cent mille mil-liards d’années ce sera la même chose ” ; et il ajoute assez tranquillement : “ C’est malheureux que ce soit comme cela.”Ses filles qu’il aime tant sont emportées dans le même destin : “ Ces deux créa-tures qui se croient miennes et qui ne sont pas miennes seront attelées avec moi, ce sera le Golgotha.” […] Illusion de Sosie à l’égard de ses filles : Et cependant ses filles dont il ne veut pas accepter la paternité, par un courant d’idées ana-logue sans doute à celui qui le fait nier la mort et en admettre à la fois la possi-bilité par suicide, il les revendique à sa

façon, une tout au moins, Adrienne, qui semble être la préférée.On aurait substitué à sa vraie Adrienne une personne toute semblable, mais différente. “ Je ne voyais pas de diffé-rence, je l’aimais comme la vraie, je l’ai invitée à déjeuner pendant un an (celui qui précéda son internement) sans me douter de la substitution. Maintenant il y en a une, c’est la vraie dont la des-tinée parallèle à la sienne veut qu’elle soit enfermée à Sainte-Anne (montre la direction). ” On l’a enlevée le soir de ses noces pour la mettre à St-Mandé (maison de santé dans laquelle lui-même fut soigné), maintenant elle est là. La fausse se promène au-dehors, c’est une femme de mauvaise vie, c’est elle qui vient me voir, je ne sais pourquoi. Et à toutes les visites qu’Adrienne lui fait, il refuse énergiquement de la voir, ainsi que sa femme et son autre fille. Mais ces deux dernières sont niées purement et simplement, ce ne sont ni sa femme ni sa fille. Cette femme qui a vécu 25 ans avec lui a fait une comédie, de connivence avec la police, afin de le perdre. Quand on lui demande comment il a su que sa fille Adrienne était enfermée : “ Je le sais positivement20”. »

De tels éléments permettent de souligner la spécificité de ce registre de mécon-naissance, qui, loin de se limiter à une ignorance fautive, se révèle organiser un registre structural en tant que tel. S’il y a bien, comme en atteste la clinique de la méconnaissance systématique, des objets qui ne peuvent être connus que sur le

20. Ibid., p. 95-98.

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mode de la méconnaissance, alors cette clinique, anticipant sur la découverte de la fonction de l’objet a par Jacques Lacan, indique comment c’est bien un défaut de nomination qui conduit, dans la vie de l’aliéné, au déploiement sans limites des manifestations de cet objet.

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