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HISTOIRE (MEXICAINE) ET FARCE THEÂTRALE DANS EL ATENTADO DE JORGE IBARGÜENGOITIA GUY THIEBAUT Université de Bourgogne El Atentado 1 , écrit en 1962 par J. Ibargüengoitia, n'a été jouée qu'en 1975. Dans « breve historia de esta obra», qui introduit la première édition de Joaqufn Mortiz en 1978, l'auteur explique cette censure par le it que les autorités considéraient que « la obra era irrespetuosa para la memoria de varias figuras de nuestra historia», preuve qu'elles avaient bien lu ! L'œuvre met en scène une période du passé mexicain relativement proche de la date d'écriture, mais plus que l'éloignement plus ou moins grand dans Je temps, un autre cteur, quoique difficilement mesurable, doit entrer dans notre analyse : le poids de la charge psychologique et traumatique de la Christiade sans doute rt encore à cette époque-là. De même, s'attaquer à la Révolution Mexicaine et souligner ses déviances posent quelques problèmes aux créateurs. On ne s'attaque pas impunément aux mythes. Sous une rme quelque peu paradoxale, je dirai que Ibargüengoitia fonde son irrespect envers !'Histoire sur un respect très grand déroulement de celle-ci, dans sa chronologie et dans l'utilisation théâtrale de faits incontestables, avérés. Cette ligne fondamentale - et ndace - de sa pièce est d'une telle évidence, en dépit du travail de théâtralisation qui s'élabore, que les censeurs de l'époque ne pouvaient pas faire une aue 1 Jorge lbargüengoitia, El Atentado, México : J. Mortiz, 1978, 80p. Les citations assorties des numéros de pages renverront à cette édition. HISP. XX - 20 - 2002 235

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HISTOIRE (MEXICAINE) ET FARCE THEÂTRALE DANS EL ATENTADO

DE JORGE IBARGÜENGOITIA

GUY THIEBAUT

Université de Bourgogne

El Atentado1

, écrit en 1962 par J. Ibargüengoitia, n'a été jouée qu'en

1975. Dans « breve historia de esta obra », qui introduit la première

édition de Joaqufn Mortiz en 1978, l'auteur explique cette censure par le

fait que les autorités considéraient que « la obra era irrespetuosa para la

memoria de varias figuras de nuestra historia», preuve qu'elles avaient

bien lu ! L'œuvre met en scène une période du passé mexicain

relativement proche de la date d'écriture, mais plus que l'éloignement plus

ou moins grand dans Je temps, un autre facteur, quoique difficilement

mesurable, doit entrer dans notre analyse : le poids de la charge

psychologique et traumatique de la Christiade sans doute fort encore à cette

époque-là. De même, s'attaquer à la Révolution Mexicaine et souligner ses

déviances posent quelques problèmes aux créateurs. On ne s'attaque pas

impunément aux mythes.

Sous une forme quelque peu paradoxale, je dirai que Ibargüengoitia

fonde son irrespect envers !'Histoire sur un respect très grand du

déroulement de celle-ci, dans sa chronologie et dans l'utilisation théâtrale

de faits incontestables, avérés. Cette ligne fondamentale - et fondatrice

- de sa pièce est d'une telle évidence, en dépit du travail de théâtralisation

qui s'élabore, que les censeurs de l'époque ne pouvaient pas faire une autre

1 Jorge lbargüengoitia, El Atentado, México : J. Mortiz, 1978, 80p. Les citations assorties des

numéros de pages renverront à cette édition.

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Guy THIEBAUT

lecture de cette pièce : en un certain sens, le pari de Ibargüengoitia était en partie gagné. Restait à faire jouer la pièce !

C'est donc sous les auspices de l'irrespect que s'est élaborée l'écriture théâtrale : la mise en scène de ce manquement à !'Histoire officielle était donc condamnable. Mais de quelle Histoire officielle, ou plutôt de quelles Histoires officielles s'agit-il ? L'auteur, en effet, ne décoche pas ses traits contre seulement l'un des protagonistes du drame historique : l'idéologie cristera, la caste cléricale, tout comme la « famille révolutionnaire » sont l'objet d'une entreprise de dynamitage, de subversion.

Pendant la présidence de Plutarco Elias Calles (1924-1928), eut lieu le déclenchement de la Christiade, cette révolte de catholiques, les Cristeros, pour défendre leur foi menacée de persécution par le décret Calles du 14 juin 1926. Or, le 17 juillet 1928, le général Alvaro Obreg6n, réélu Président de la République, tombait sous les balles de José de Le6n Tora], dans le restaurant La Bombilla, à Mexico. L'assassin fut immédiatement arrêté, clamant qu'il avait agi seul, mais ses « confidences », arrachées sous la torture, permirent au pouvoir politique « révolutionnaire » d'appréhender sa« complice», auteur intellectuel du tyrannicide, la Madre Conchita. Leur procès, savamment orchestré et médiatisé à l'extrême, eut lieu du 2 au 8 novembre 1928. Ce n'est qu'en juin 1929 que des accords non écrits entre la hiérarchie de l'Eglise et l'Etat mettent un terme au conflit, la plupart des combattants cristeros acceptant une amnistie forcée et retrouvant les lieux de cultes. Tel est, sur le plan historique, le cœur œ la pièce de lbargüengoitia. Toutefois, l'auteur n'aspire pas à écrire un drame historique. Il ne craint pas d'affirmer, dans une Note au metteur en scène, que cette œuvre est une « farsa documentai». Cette formule marque les deux pôles complémentaires de son écriture. D'un côté, le fond historique (documenta[) est parfaitement identifiable et la valeur référentielle fonctionne à plein, essentiellement en direction d'un public averti ou d'un lecteur mexicain. De l'autre, le traitement de l'Histoire est connoté (farsa) et l'aspect ludique de la mise en scène l'emporte, opérant un véritable saut qualitatif : à partir d'un choix orienté parmi les événements historiques de la période, de la fausse opacité du masque onomastique, de la caricature des personnages (qui demanderait un travail à part), du traitement spécifique du temps (condensation/dilatation) etc, prend corps la dérision grand-guignolesque qui désacralise aussi bien le panthéon « révolutionnaire » que le martyrologe cristero. Jorge Ibargüengoitia reprend donc à son compte le traditionnel « Enseiiar deleitando o deleitar enseiiando », auquel il va adjoindre la savoureuse

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Histoire (mexicaine) et farce théâtrale

tradition populaire de la farce. Pourtant, sous le rire et la dérision, s'affiche

clairement le propos de l'auteur proclamé dans une Advertencia

Si alguna semejanza hay entre esta obra y algun hecho de nuestra historia, no se trata de un accidente, sino de una vergüenza nacional. (El Atentado, p. 9)

Le sens de la lecture de la pièce est nettement affirmé, imposé. El

Atentado n'a rien d'une pièce gratuite, on est en droit d'y déceler un

« message » dénonçant une imposture : la farce politique qui caractérise

la période post-révolutionnaire, nous dit lbargüengoitia, sera dénoncée par

les outrances de la farce théâtrale. Nous verrons comment le théâtre œ

Ibargüengoitia, que l'on peut taxer de « politique », n'est pas une écriture

qui s'adresse seulement à l'intellect du spectateur ou du lecteur (ou du specta-lecteur, comme je préfère le nomrner

2), mais qu'elle met en œuvre

un langage théâtral qui le touche dans sa sensibilité, dans son émotivité,

dans sa sensorialité. Fondamentalement référentiel dans sa fable, El

Atentado est aussi - et surtout - un objet esthétique en raison du

traitement théâtral imposé par l'auteur. Sous cet angle, cette pièce fait

pleinement partie de la dramaturgie contemporaine. On peut sans doute la

rapprocher de l'écriture théâtrale de Bertolt Brecht (1898-1956), par

exemple.

La structure de la pièce est indexée sur la logique du déroulement

historique, et l'ancrage spatio-temporel est clairement annoncé : « La

acci6n se desarrolla en la ciudad de México en 1928 ». C'est pourquoi la

liste des Dramatis Personae peut surprendre. Les personnages

n'apparaissent pas avec le nom des personnages historiques, ce qui peut

ressembler à une rupture par rapport à l'ancrage spatio-temporel précis.

Ainsi apparaissent

BORGES, un presidente electo

VIDAL SÂNCHEZ, un presidente saliente

EL GENERAL SUÂREZ, jefe de la Policfa

SUAYUDANTE

UNJUEZ

2 Guy Thiébaut, « Eloge de la specta-lecture: le cas de El beso de la mujer araiia de Manuel Puig

», Dijon, Hispanfstica XX, 5, 1987, p. 257-265.

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Guy THIEBAUT

EL PADRE RAMIREZ

LA ABADESA

JUANVALDMA

PEPE

CAUTELA, su mujer

Tres actores comodines representaran los siguientes personajes:

BALGANON, GABALDÔN, MALAGÔN, diputados

BAZ, PAZ, RAZ, periodistas

MACARIO, NAZARIO, ROSARIO de la Secreta etc ...

On sent poindre, dès la liste des personnages, la dimension de la farce,

car le masque onomastique ne peut fonctionner que comme un faux

masque, en raison de sa transparence : en effet, lorsque Pepe, à l'Acte II, se

faisant passer pour un portraitiste, assassine, à l'aide d'un pistolet, le 17

juillet 1928, dans le restaurant La Bombilla à San Angel, le général

Borges, récemment réélu et en l'honneur duquel un banquet est donné, la

dimension parodique l'emporte et personne n'est dupe quant au référent

exact.

Les trois actes qui composent cette pièce donnent l'apparence d'une

œuvre classique : l'acte I (l'exposition) comprend le retour de Borges sur la

scène politique, un premier attentat, la découverte de l'auteur de cet

attentat, ses liens avec Pepe à qui il remet un pistolet, et la rencontre entre

Pepe et la Abadesa. L'acte II (le nœud) présente la préparation du meurtre,

la mort et l'enterrement de Borges, l'arrestation des coupables. Enfin, l'acte

fil (le dénouement) est centré sur le procès et s'achève avec la perspective

d'un règlement du conflit religieux. Notons cependant que les actes ne sont

pas découpés en scènes, comme dans le théâtre classique, mais en

séquences ou en tableaux simplement numérotés. Il est d'ailleurs

intéressant de souligner, à partir de cette structure même, une sorte œ

rétrécissement de perspective : de 7 tableaux à l'acte I, on passe à 5 dans

l'acte II, pour clore sur 2 tableaux dans le dernier. Cet « entonnoir »

conduit inéluctablement le specta-lecteur vers la métaphore visuelle œ

cette vergüenza nacional, à savoir l'accolade finale entre le Président de la

République et !'Evêque qui met un terme au conflit religieux.

Mais on ne peut pas se contenter de résumer la fable de cette pièce car

l'épaisseur de l'écriture théâtrale de J. Ibargüengoitia va bien au-delà. Il

s'engage résolument dans le sens de la scénographie contemporaine

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Histoire (mexicaine) et farce théâtrale

développée par les nouveaux dramaturges pour qui « le règne du texte littéraire est révolu, d'autant que, se souciant de théâtre plutôt que œlittérature, ils exigent que le Verbe soit intégré dans un ensemble plus vaste - constitué de bruitages et d'éclairages, d'objets et de gestes - qui forme un langage composite mais spécifiquement théâtral. ( ... ) La parole n'est plus le seul moyen d'expression dramatique, elle n'est qu'un moyen parmi d'autres. La langue s'intègre au langage de la scène, le mot se fond dans un ensemble de signes » 3. Dans le cas d'un tenant du théâtre politique comme lbargüengoitia, le regard critique que le specta-lecteur est invité à poser sur le monde qui l'entoure est totalement dépendant du langage scénique qui est développé. La pertinence du « message » repose aussi - et peut-être surtout - sur la texture même de l'écriture dramatique. Ainsi Ibargüengoitia aura-t-il soin d'utiliser diverses techniques modernes de communication et de les imposer au futur metteur en scène:

Nota para el director distrafdo: las proyecciones son fijas y de

la época; los tftulos que indican el lugar de la acci6n, o la

comentan, se dicen por el magnavoz, se muestran al publico como

letreros, o se proyectan. (El Atentado, p. 9)

On dénombrera, dans l'ensemble de la pièce, 29 projections, 11 letreros, auxquels il faut ajouter divers bruitages (applaudissements, coups de feu, cris divers ... ) et des fragments musicaux (Diana por la Sinf6nica œ México, Sobre las olas ... ) ou des passages chantés (coros de fieles,

c<inticos ... ). Ce langage paraverbal prendra tout son sens en fonction des relations qui sont tissées avec le texte lui-même et/ou le langage non verbal du lieu scénique, du décor etc ... En particulier, au niveau du temps théâtral, la combinaison de ces trois éléments du langage total permettra une perception accélérée du temps ou, au contraire, un étirement, par rapport au temps historique. La première séquence de l'acte I est une bonne illustration de cette technique, qui deviendra systématique dans le reste œla pièce : le général Borges, de retour à Mexico (projection d'un train qui entre en gare) pour recevoir la médaille du Mérite Agricole, réaffirme son intention d'abandonner pour toujours la vie politique ; un écriteau rappelle le principe de « SUFRAGIO EFECTIVO, NO REELECCIÔN ». Le plan suivant se situe à la Chambre des Députés où est proposé un

3 Emmanuel Jacquart, Le théâtre de la dérision, Paris : Gallimard, 1998, p. 60.

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Guy THIEBAUT

amendement à l'article 83 de la Constitution, permettant la réélection pour

une seule fois ; retour de Borges à Mexico où la campagne électorale

(expéditive) s'ouvre:

Proyecci6n: Simultâneamente tres fotos; Gâmez, Borges y

G6mez, diciendo acalorados discursos.

Ruidos. Dos descargas cerradas.

Proyecci6n: Las fotograffas de Gâmez y G6mez son

reemplazadas por las de dos sepelios. La de Borges continua. (El

Atentado, p. 14)

Le télescopage de ces divers moyens techniques permet une

condensation temporelle brutale qui influe directement sur les sens du

specta-lecteur, mieux qu'un long discours, afin qu'il tire la leçon de cette

trahison historique, de cette farce historique. Cette rhétorique non verbale

affecte la structuration du sens ; sa fonction est d'attirer l'attention sur le

message et de contrôler la manière dont il est reçu. lbargüengoitia s'inscrit

résolument dans ce que les critiques appellent la « rhétorique de la sensorialisation et de la connotation »

4. Dans le cas de El Atentado, cette

rhétorique est d'autant plus opérante qu'elle oblige le specta-lecteur à un

va-et-vient constant entre l'image du réel et le réel historique. Un exemple

intéressant de la fidélité de la pièce au déroulement historique se situe dans

la mention des divers attentats contre le général Obreg6n. Or, pour

illustrer les attentats qui ont émaillé la présidence de Borges dans la pièce,

lbargüengoitia opère un tri. La première séquence de l'acte I se termine par

le bruit d'une explosion ; la séquence suivante fait état de l'attentat : le

spectateur peut légitimement se demander s'il s'agit de celui qui donne son

titre à la pièce. Sans doute intervient-il trop tôt, mais l'espace textuel

considérable qui lui est consacré (9 pages, auxquelles nous renvoyons) lui

accorde une importance démesurée par rapport à la réalité historique ... où

seul un urinoir a été détruit ! L'absurde au théâtre a d'autant plus de force

qu'il est tiré de la réalité, permettant à l'auteur de s'attarder sur des détails

qui frisent la scatologie. Par contraste, la relation du véritable attentat qui

coûte la vie à Borges peut être considérée comme une hardiesse

scénographique de lbargüengoitia. En effet, la 3ème séquence de l'acte II (p.

51-54) est presque entièrement constituée d'une alternance de didascalies,

de projections et de textes de pancartes (letreros), tout dialogue en est

' Ibid., p. 244.

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Histoire (mexicaine) et farce théâtrale

exclus. L'assassinat lui-même est entièrement sous forme de didascalies

(p. 54), ce qui contraste singulièrement avec la scène de l'explosion de la

bombe dans les toilettes de la Chambre des Députés. La montée en

puissance de l'action dramatique tient à la condensation temporelle, à la

succession rapide des divers lieux, au rythme ponctué par les heures qui

passent et la tension entre les deux actants que tout sépare mais qui,

comme le chasseur et sa proie, inévitablement, par destinée historique,

devront entrer en contact pour que le crime soit commis et que l'action

rebondisse. Ce défilé d'images et de sons transpose sur la scène du théâtre

la technique cinématographique, du film (presque) muet, si l'on veut. Ce

procédé est une tentative pour visualiser une image du processus

historique, semblable à celle que tout mexicain peut avoir de cet épisode

historique. Outre l'impact de l'image, plus fort que celui des mots, sur

l'imagination et la sensibilité du specta-lecteur, on notera le traitement

spécifique de l'attentat - le seul digne de ce nom - traité uniquement en

didascalies, sans effet de langage ou de mise en scène drôlatique. La mort

de Borges/Obreg6n est donnée dans la brutalité des faits, où les actes sont

mimés. Cette mise à distance, cette vision apparemment neutre, en réalité

réactive plus fortement le fonds culturel de la conscience du specta­

lecteur : il vit - en direct - ce meurtre, sans la médiation du langage

des acteurs. La plus grande place est donc donnée au « faire», sans le

détour du «dire».

Un autre exemple intéressant pour analyser les mécanismes œ

l'écriture et de la création chez Ibargüengoitia est à puiser dans le

traitement théâtral du procès à l'acte III. Historiquement, le procès de Le6n

Toral et de la Madre Conchita eut un retentisement énorme et sa

médiatisation est un fait intéressant à noter pour l'époque : les quotidiens

de la capitale rapportaient les déclarations des accusés et les minutes furent rapidement publiées

5. Savamment orchestré par le pouvoir

révolutionnaire, ce procès, règlé d'avance, offre l'image d'une parodie œ

procès, ce qui en fait assez naturellement un bon sujet de mise en scène

théâtrale. C'est cet angle d'attaque qu'a choisi Ibargüengoitia. Sa

transcription donnera lieu à une pantomime, et la farce, dans son aspect le

plus traditionnel et populaire, sera respectée. En effet, après les échanges

verbaux de la plaidoirie et du réquisitoire

'El Jurado de Tora! y la Madre Conchita (Lo que se diijo y lo que no se dijo en el sensacional

juicio ), México, ( 1928), 2 tomos.

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Guy THIEBAUT

Se abofetean el Acusador y el Defensor. Suenan los golpes del martillo.

Silencio. (El Atentado, p. 74)

Un procès, dans une salle d'audiences, est déjà le lieu d'une théâtralisation : tous les ingrédients scéniques sont rassemblés pour que l'assimilation avec une pièce de théâtre jouée devant un public soit possible. Jorge Ibargüengoitia ne perd pas l'occasion d'inclure ce théâtre dans son théâtre, ce qui donne une transposition où les deux termes farsa

et documentai sont mis à profit. La stylisation de la salle d'audiences est poussée à l'extrême :

Al fondo, mirando al publico, hay tres escritorios: el del centro esta ocupado por el Juez Oyauguren; encima hay un letrero que dice: JUEZ; el de la izquierda dice: DEFENSA; el de la derecha: ACUSACIÔN. A la derecha, en primer término, estan los dos acusados: Pepe y la Abadesa con dos de la Policfa Montada. Al levantarse el tel6n uno de los actores comodines ocupa el lugar de la Defensa y otro el de la Acusaci6n. (El Atentado, p 61)

Une première remarque : par rapport au caractère purement icônique des pancartes, la mention du nom du juge, Oyauguren, personnalise la fonction, créant un pseudo-effet de réel. De fait, le juge historique s'appelait Alonso Aznar Mendoza. La deuxième remarque complète la première : la Défense et !'Accusation sont, quant à elles, représentées par des acteurs « comodines », dont la caractéristique est qu'ils peuvent, à loisir, jouer tous les rôles, indistinctement. On peut voir là un effet d'ironie, que lbargüengoitia amplifiera au cours des tirades, en présentant un Défenseur qui pourrait parfaitement être !'Accusateur et réciproquement. La nature même du procès - moment grave où justice doit être rendue -est subvertie par l'aspect ludique des rôles.

Mais la farce repose également sur une assise « documentaire » précise qu'il est utile de mettre en évidence. En effet, sous la pancarte LA RECAPITULACIÔN (p. 75), la Défense et !'Accusation sont amenées à prononcer la plaidoirie et le réquisitoire. Dans deux monologues très compacts, l'auteur condense les arguments principaux entendus lors du procès historique. En nous reportant aux minutes, qui sont à la source œ l'écriture théâtrale dans cet acte III de El Atentado, nous comprenons mieux les mécanismes mis en œuvre par l'auteur. En effet, chaque tirade

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Histoire (mexicaine) et farce théâtrale

commence textuellement par les mots prononcés par chaque avocat lors du

procès historique et les envolées lyriques et grandiloquentes de l'une et

l'autre partie, jugées comme telles dans la pièce (p. 75 et 76), se fondent

en fait sur une reprise, quasiment terme à terme, des envolées lyriques

« historiques » que l'auteur ne fait que pousser à leur paroxysme. Par un

extrait du début de l'intervention du Procureur Général, Lie. Ezequiel

Padilla, on pourra juger de l'apport du document historique des minutes du

procès à l'écriture théâtrale

Yo no puedo, seîiores Jurados, esconder en estos momentos el tumulto que se alza en mi coraz6n y en mis pensamientos. (El orador esta visiblemente conmovido). Mi voz se ahoga, como se ahoga en el coraz6n del pueblo, porque lejos de ser lo que la defensa esta afirmando en esa barra, que los acusadores sostienen que es un crimen vulgar, el Ministerio Ptiblico cree que nunca ha conmovido, que nunca ha temblado el alma de la Naci6n con un crimen mas fuerte y mas terrible ( ... )

Este Ministerio Ptiblico sostiene, repito, que no es un crimen vulgar en que cay6 el hombre que no era solo un hombre; era una montaîia de generaciones (aplausos) era una montaîia de generaciones humildes, de labradores, de campesinos, de masas holladas sobre Jas cuales sf pasea su blanca figura el Cristo Nazareno y no en esas celdas infames, en que no podfa presidir Jestis, sino la figura de Cafn. (Aplausos). (El Jurado ... , t. 2, p . 309)

Par cette analyse rapide, on voit comment lbargüengoitia condense la

charge de théâtralité « naturelle » et la soumet, sur la scène de son

théâtre, à un grossissement qui accentue encore l'écart entre l'importance

(historique) de l'enjeu d'un tel procès (dramatique) et le cornique de la

verbalisation de cet enjeu, écart d'autant plus significatif qu'il puise sa

légitimité dans le réel, en mêlant les voix. Le specta-lecteur ne peut que

renvoyer dos à dos ses deux monologues qui, de fait, peuvent être placés,

indifféremment, dans la bouche de tel ou tel acteur « comodfn », bouche­

trou.

Ce type de théâtre permet sans doute de poser à nouveau la question du

personnage : cet actant, ou cet « être de papier», n'est conçu - et n'est

concevable - qu'à l'intérieur du discours sur le monde, de l'image œ

l'image du monde que nous livre le dramaturge. C'est-à-dire qu'il n'a

d'existence qu'à l'intérieur des limites de ce cadre, qu'il vit avec le début œ

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Guy THIEBAUT

la pièce et qu'il meurt lorsque le rideau tombe. C'est d'ailleurs ce statut particulier qui permet ce que Anne Ubersfeld appelle « la dénégation ». Lorsque, dit-elle, le personnage de Jules César entre en scène, il est Jules César et dans le même temps, il n'est pas Jules César

... le réel présent sur scène est déchu de sa valeur de vérité,

renvoyé à une négativité ; c'est là, mais ce n'est pas vrai6

Si nous appliquons cette notion fondamentale à la pièce œ

Ibargüengoitia, il apparaît qu'elle a des prolongements intéressants. Je dirai que ses effets s'inversent dans l'esprit du specta-lecteur. En effet, dans ce genre de théâtre, d'orientation nettement politique, fermement ancré dans un réel historique connu (même dans ses grandes lignes) de tous (surtout du public mexicain), le recours au faux masque onomastique dont le but n'était pas de leurrer les censeurs - répond à une intention signifiante. Il est le lieu même de la théâtralité, au même titre que les letreros, par exemple, mais il va au-delà. Prenons le cas du personnage du général Borges en lui appliquant le principe de dénégation : dans le réel présent sur scène, c'est Borges, mais ce n'est pas vrai, puisque, dans l'esprit du spectateur, ce ne peut être que Obreg6n ! Ce retournement (ou détournement) de la dénégation participe alors pleinement du langage théâtral dont l'auteur tire bénéfice en termes d'adhésion « spontanée » et en même temps « orientée » du public. La démonstration s'applique à tous les personnages de El Atentado qui ont un référent unique et identifiable dans le réel historique. Comme, par exemple, dans le cas œJosé Pereira, assassin dans la pièce du général Borges, simplement appelé par son diminutif Pepe, en tant que personnage, comme José de Le6n Toral, assassin d'Obreg6n, appelé familièrement Pepe dans le camp catholique. A contrario, si Alvaro Obreg6n apparaissait en tant que tel, sans doute la dénégation risquerait-elle d'aller à l'encontre de ce que l'on pourrait appeler, au sens large, le « message » de la pièce.

Par ce biais, la nature, la définition même du personnage théâtral est reposée, ou en tout cas me semble devoir être élargie. Dans ce type œ pièce, où commence et où finit l'existence du personnage œ Borges/Obreg6n ? Cet être fictif, « de papier», ne préexiste-t-il pas et ne survit-il pas au texte ? Ne peut-on considérer que déjà il palpite dans la conscience historique commune, dans la pensée mythique, antérieure à

6 Anne Ubersfield, Lire le théâtre Il - L'école du spectateur, Paris: Belin, 1996, p. 259.

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Histoire (mexicaine) et farce théâtrale

l'écriture de la pièce et à sa mise en scène ? Ne serait-il pas l'exemple

même du personnage virtuel, pour faire le lien avec notre dernier

colloque ? Et le discours sur Borges, qui est et n'est pas Borges, mais en

fait est Obreg6n, perdure, après la représentation, dans la conscience et la

mémoire du spectateur multiple, qui forme le lien avec le réel historique.

Je ne veux pas nier la nature fictive et non mimétique des personnages œ

théâtre. Masques, marionnettes, images de ... , ils sont et demeurent. Mais

lorsque la mise en relation de la fable avec un réel et la convocation

scénique d'une réalité socio-historique sont si patentes, si prégnantes, sans

nier que le théâtre soit avant tout un discours sur le réel et non un renvoi

au réel, je pense qu'il faut laisser libre le specta-lecteur dans son travail

(actif) de destinataire du discours. Pour citer à nouveau A. Ubersfeld,

« L'effet de réel dans la référentialisation théâtrale correspond toujours à

un fonctionnement idéologique : la scène dit toujours, non pas comment

est le monde, mais comment est le monde qu'elle montre. Au spectateur de construire la relation avec le réel de son expérience à I u i »

7. La

construction de la relation au réel se poursuit donc dans l'instant post­

scénique, illimité. Lien entre le discours sur le réel et le réel, Je specta­

lecteur est aussi le lieu de l'élaboration du sens : la pièce signifie aussi en

tant qu'elle donne un sens - un sens nouveau ou conforté - au discours

personnel que le spectateur pouvait élaborer sur le réel historique dont la

pièce - en l'occurrence ici El Atentado - est la matérialisation

discursive. Sans doute, pour ce genre de personnages, y-a-t-il une vie après

le théâtre!

Le théâtre de Jorge Ibargüengoitia, illustré par cette pièce, prend place,

sans conteste, dans le « théâtre politique». Tout comme B. Brecht, il

conçoit le théâtre comme un lieu de désaliénation du spectateur ; c'est

pourquoi, même si El Atentado présente une structure extérieure de type

classique, il s'écarte complètement de la notion aristotélicienne

«d'imitation», préjudiciable à l'exercice de l'esprit critique car elle

favorise trop l'identification au héros. Il rejoint en cela la notion forte œ

« distanciation » de Brecht, qui « ne craint jamais de faire des activités présentées sur scène l'icône des activités d'un réel socio-historique »

8.

Cette phrase, nous l'appliquerons entièrement à Ibargüengoitia. Les

techniques audiovisuelles et les progrès de la scénographie lui permettent

l'insertion du narratif dans l'action, champ traditionnel du théâtre ; cet

7 Ibid., p. 214.

8 Ibid., p. 262.

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Page 12: HISTOIRE (MEXICAINE) ET FARCE THEÂTRALE … › descarga › articulo › 3653215.pdfjuillet 1928, dans le restaurant La Bombilla à San Angel, le général Borges, récemment réélu

Guy THIEBAUT

ensemble, associe au texte, au Verbe, compose le langage théâtral œ

Ibargüengoitia. Dans El Atentado, le message part des derniers mots œ

l'auteur en tant que tel, « vergüenza nacional », pour se concrétiser dans

la dernière image finale où Vidal Sanchez, le président sortant, donne

l'accolade à !'Evêque, en même temps qu'est projeté le letrero : AMAOS

LOS UNOS A LOS OTROS, DUO CRISTO (El Atentado, p. 80). Le

peuple mexicain a été trompé dans sa foi révolutionnaire et dans sa foi

religieuse. Le tragique s'associe au cornique de dérision. L'accent est mis

sur un grossissement des effets corniques, souvent tirés du « réel ». La

farce creuse l'écart avec le côté tragique de la vie même, ce qui crée une

mise à distance, une distanciation, un recul critique, que le discours sur le

réel permet d'appliquer à la relation avec le réel de l'expérience du specta­

lecteur. Voir )'Histoire en farce permet (sans doute) de mieux voir

!'Histoire en face !

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