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54 La Météorologie 8e série - n° 1 - mars 1993 HISTOIRE RESUME ABSTRACT MOTS-CLEFS NAISSANCE DE LA METEOROLOGIE : METEORES ET COSMOGONIES PRESOCRATIQUES Jean-François Staszak Université de Paris IV/Sorbonne, Institut de géographie Laboratoire Espace et Culture 191, rue Saint-Jacques - 75005 Paris Les premiers présocratiques (les Milésiens) montrent un grand souci des météores. Leur démarche d'ensemble consiste à fournir, en remplacement des explications mythologiques du monde, des explications rationnelles. Ainsi, ils posent les fondements de la science météorologique. Mais comme chacun explique le Monde par un principe qui lui est propre (il s'agit de cosmologies monistes), chacun développe ses propre théories météorologiques. Il s'agit en fait d'une préscience, davantage rationaliste qu'empirique : plus que d'un «miracle grec», il faut parler d'un passage progressif de la foi à la raison. The first pre-socratics (the Miletian) were greatly interested in meteors. Their global method deals with substituting the mythological explanations of the world by rational explanations. Doing so, they built tbe basis for meteorological science. However, as each pre-socratic explained the world by his own particular principle (their cosmologies are monistic), each had his own meteorological theory, which thus belong to a pre-science, more rationalistic than empiric. In fact, the «greek miracle» is a graduai transition form faith ro reason. Histoire de la météorologie, épistémologie de la météorologie, Présocratiques, cosmologie, Grèce ancienne. Le météorologue, à n'en pas douter, est un scientifique. La naissance de sa discipline correspond à la naissance de la scientificité. 11 y avait les mythes et les dieux qui expliquaient ce qui se passait dans les cieux, n'était-ce d'ailleurs pas leur domaine? Puis le météorologue les en a chassés : de la foudre ou de la pluie, il fait des phénomènes - avant lui, ils étaient des signes. L'explication est dorénavant à chercher dans la raison, dans la déduction, plus tard dans l'expérimentation. Cette mutation épistémologique majeure, qui fonde nos pratiques el notre savoir lui- même, a été opérée par les philosophes/physiciens présocratiques, au Vlème et au Vème siècle avant J.-C. Ce court article, qui présente les défauts de toute synthèse simplificatrice, se donne pour but de faire une brève genèse de notre discipline : il est impoilant que le météorologue sache d'où il parle. Cette déiTiarche s'iinpose d'autant plus que les présocratiques parlent beau- coup des météores. Non seulement ils montrent tous un vif intérêt pour les inétéores, mais on peut inêine dire avec l'historien de la philosophie Brehier (1991) qu'ils s'occupaient «avant tout des problèmes concernant la nature et la cause des météores ou phénomènes astronomiques, tremblements de terre, vents, pluies, éclairs, éclip- ses...». 11 en conclut que «la physique des Milésiens est donc une physique de

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54 La Météorologie 8e série - n° 1 - mars 1993

HIS

TO

IRE

RESUME

ABSTRACT

MOTS-CLEFS

NAISSANCE DE LA METEOROLOGIE : METEORES ET COSMOGONIES PRESOCRATIQUES

Jean-François Staszak Université de Paris IV/Sorbonne, Institut de géographie Laboratoire Espace et Culture 191, rue Saint-Jacques - 75005 Paris

Les premiers présocrat iques (les Milésiens) montrent un grand souci des météores . Leur démarche d'ensemble consiste à fournir, en remplacement des explications mythologiques du monde , des expl icat ions rationnelles . Ainsi, ils posent les fondements de la science météorologique . Mais c o m m e chacun expl ique le Monde par un principe qui lui est propre (il s'agit de cosmologies monistes) , chacun développe ses propre théories météorologiques . Il s'agit en fait d'une préscience, davantage rationaliste qu 'empir ique : plus que d'un «miracle grec», il faut parler d'un passage progressif de la foi à la raison.

The first pre-socratics (the Miletian) were greatly interested in meteors . Their global method deals with substituting the mythological explanat ions of the wor ld by rat ional exp lanat ions . D o i n g so, they built tbe basis for meteorological science. However , as each pre-socratic explained the world by his own particular principle (their cosmologies are monist ic) , each had his own meteorological theory, which thus belong to a pre-science, more rationalistic than empir ic . In fact, the «greek miracle» is a graduai transit ion form faith ro reason.

H i s t o i r e de la m é t é o r o l o g i e , é p i s t é m o l o g i e de la m é t é o r o l o g i e , Présocrat iques , cosmologie , Grèce ancienne.

Le météorologue, à n ' e n pas douter, est un scientifique. La naissance de sa discipline correspond à la naissance de la scientificité. 11 y avait les mythes et les dieux qui expliquaient ce qui se passait dans les cieux, n 'é tai t -ce d 'a i l leurs pas leur domaine? Puis le météoro logue les en a chassés : de la foudre ou de la pluie, il fait des phénomènes - avant lui, ils étaient des signes. L 'expl icat ion est dorénavant à chercher dans la raison, dans la déduction, plus tard dans l 'expér imentat ion. Cette mutat ion épis témologique majeure, qui fonde nos pratiques el notre savoir lui-m ê m e , a été opérée par les phi losophes/physic iens présocrat iques, au V l è m e et au V è m e siècle avant J .-C. Ce court article, qui présente les défauts de toute synthèse simplificatrice, se donne pour but de faire une brève genèse de notre discipline : il est impoilant que le météorologue sache d 'où il parle.

Cette déiTiarche s ' i inpose d 'autant plus que les présocrat iques parlent beau­coup des météores . Non seulement ils montrent tous un vif intérêt pour les inétéores, mais on peut inêine dire avec l 'historien de la philosophie Brehier (1991) qu ' i l s s 'occupaient «avant tout des problèmes concernant la nature et la cause des météores ou phénomènes as t ronomiques , t remblements de terre, vents, pluies, éclairs, éclip­ses . . . » . 11 en conclut que «la physique des Milésiens est donc une physique de

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LES METEORES DANS LES

COSMOLOGIES MONISTES

Les explications mythologiques

Thaïes : l'eau

géographes et de météorologues». Dit ainsi, cela nous paraît - on verra pourquoi ~ contestable, mais on doit s 'é tonner du rôle central des météores dans les discours présocrat iques. Il est bien des façons de l 'expliquer. Cantonnons-nous pour l ' instant à la plus générale : le problème fondamental rencontré par les Milésiens est celui du changement . Ce n 'es t pas seulement un enjeu physique (le mouvemen t ) mais aussi un enjeu ontologique. Or les météores se verront peu à peu définis co mme les phénomènes passagers de notre Monde : il est compréhens ib le que les phi losophes obsédés du devenir s 'y soient intéressés.

Pour faire bref, on dressera d 'abord un tableau des premières concept ions météorologiques présocrat iques , d 'après l 'édit ion des textes présocrat iques de Dumont (1988) , mais en soulignant les différences importantes qui séparent les penseurs. Sur cette base, on pourra faire un bilan interprétatif de la naissance de la météorologie , dans une opt ique épis témologique et historique.

Avant de commencer , il faut soulever deux difficultés. La première tient au caractère très hétérogène des différentes théories météorologiques que nous ont laissées les préaristotéliciens. On peut cependant regrouper les discours en trois grands ensembles : les iriétéorologies des monis tes , qui attribuent le Monde à un seul principe, et appart iennent pour la plupart à l 'école de Milct: les météorologies des pluralistes, qui conçoivent le Monde c o m m e composé de plusieurs élérnents; enfin la cosmogonie platonicieruie, héritière des Pythagoriciens, et qui ne se soucie guère de météores et nous intéresse moins . On peut considérer que ces trois écoles se succèdent . Ensuite. Arislote (384-322 av J,-C.) prend la parole, il invente les météores et fait naître la météorologie en même temps qu ' i l en achève la gestation (Staszak, 1991). On ne parlera ici que des monis tes , d 'une part parce que leurs concept ions sont très différentes de celles des pluralistes, d 'autre part parce que ce sont eux qui assurent le passage (progressif, on le verra) du inythc à la science.

La seconde difficulté tient au tcrine «inétéore» ; il ne signifierait pas pour nos présocrat iques la m ê m e chose que pour nous (ni la m ê m e chose que pour Aristole). Parler de météorologie présocrat ique n 'est q u ' u n e facilité de p l u m e . . . ou un anachronisme. Il s 'agit en fait de bien plus que les phénomènes a tmosphér iques , pour la simple raison que l 'a t inosphère est un concept ignoré par les Grecs . Nous évoquerons ce qui était appelé météores .

L 'école de Milet. dans l 'acception la plus large du terme, regroupe les physiologoi qui ont une vision monis te du Monde : la diversité du monde phénomé­nal est réductible à un éléinent ou à un principe fondateur. Tout est un. C 'es t dans ce cadre que sont pensés les météores . Mais chacun identifie co mme fondement un élément différent, et développe donc une théorie des météores spécifique.

Si la naissance de la science grecque consiste dans le rejet des explications mythiques , il nous faut dire un mot de celles-ci. Il ne s 'agit pas de se livrer à un recensement des occurrences météorologiques dans la mythologie , mais de voir commen t celle-ci assume sa fonction explicat ive. Nous le ferons à travers le seul exemple du mythe d 'Océanos . Personnage important du Panthéon, cause matériel le (source) de toutes les eaux, il est aussi le f leuve-océan qui ceinture les terres. De sa sœur Thétys (la iner), il a pour fils les fleuves et pour filles les sources. Quand Hésiode ( V l l l c m e - V l l c m c siècle av. J . - C ) . écrit : «une vapeur fécondante s 'épand [...|. Elle a puisé du cours éternel des fleuves, et soulevée par un vent de bourrasque, tantôt elle finit par re tomber en pluie ii l ' approche du soir, tantôt elle se met à souffler en tempête», il fait allusion au mythe océanien («le cours éternel des fleuves») en m ê m e temps qu ' i l développe une vague préfiguration du cycle hydrologique. Il serait naïf en effet de réduire la météorologie mythique à des explicat ions du type «Zeus en colère frappe de sa foudre»: la inythologie est un projet sérieux et efficace, qui peut concurrencer les explicat ions qui se donnent pour rationnelles. La tâche des Milésiens se résumera en fait à évacuer les dieux des théogonies : sérieuse révolution méthodologique certes, mais le schémaexpl ica t i l ' n ' e s t pas nécessaircinent remis en catisc.

Thaïes (625-5.50) fut le maître de l 'école de Milet. Sa cosmogonie se fondait sur l 'eau, substrat et origine des choses. N'es t -e l le pas en effet le seul élément qu ' on connaisse sous trois formes (solide, liquide et aérienne)? Thaïes explique que la chaleur solaire, en produisant des exhalaisons i.|ui sortent de la mer, t ransforme l 'eau

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Anaximandre : l'apeiron

Anaximène : l'air

Quelques dates de l'histoire de la Grèce ancienne

Epoque géométrique 900-750 (av. J.-C.) Homère IXème

Premiers Jeux Olympiques 776 Hésiode VIIIème-VIIème

Epoque archaïque 750-500 (av. J . -C.) Thalès 625-550 Pythagore VIème Xénophane 570-480 Héraclite 540-470

Epoque classique 5 0 0 - 3 0 0 (av. J.-C.) Guerres Médiques 500-450 Bataille de Marathon 490 Socrate 470-399

Guerre du Péloponnèse 431-404 Platon 428-348 Aristote 384-322 Règne d ' A l e x a n d r e le Grand 336-323

Héraclite : le feu

liquide en air. Cet air/eau peut se précipiter en pluie. L ' eau de pluie peut devenir de la terre, c o m m e la terre peut devenir de l 'eau (la rosée). Les astres eux -mêmes sont de la terre enlHammée.. . dont l 'eau est le combust ib le : leur nature est comparable à celle de la neige ou la pluie, ce sont des météores . Les t remblements de terre, imputables à des mouvemen t s de l 'eau sur laquelle flotte le disque terrestre, sont aussi des météores . En fait, ils ne diffèrent des phénomènes p récédemment cités que par le fait qu ' i l s ont lieu en bas au lieu d ' en haut. Les météores renvoient en fait à toutes les mutat ions de ce très général cycle hydrologique qui régit le Monde . On note que Thaïes est encore très proche du mythe océanien.

Anaximandre (610-54.5), élève de Thaïes , fonde sa cosmogonie sur l ' a p e i r o n , principe illimité et indéterminé qui «est le principe des choses qui sont». Cela se prête moins à une théorie des météores . L ' appor t d 'Anax imandre se situe dans le fait qu ' i l assimile le vent à un courant d 'air . Le tonnerre et la foudre sont liés à un déchirement des nuages , d 'où un souffle d 'a ir est expulsé. La pluie «vient de la suée que le soleil fait sourdre de la Terre». Les processus qui produisent les météores sont les m ê m e s que ceux qui président à la formation du Monde . La cosmologie d 'Anax imandre est une cosmogonie : une fois que l 'eau est séparée de la terre, une vapeur s 'é lève de l 'eau sous l 'act ion de la chaleur solaire et forme 1'«atmosphère». Celle-ci se sépare en deux; une partie est lumineuse et .sèche, l 'autre humide et sombre . La première forme les vents, la seconde les nuages .

Cette théorie se fonde sur une expérience première assez grossière à la général isat ion expédi t ive : quand on souffle de l 'air la bouche grande ouverte , celui-ci est chaud; quand on souffle en serrant les lèvres, on a l ' impress ion que l 'air expiré est plus froid. Donc la condensat ion refroidit, la raréfaction réchauffe. Il reste que pour la première fois, non seulement on envisage des t ransmutat ions entre é léments , mais de plus on dit commen t elles s 'effectuent.

Ceci permet de rendre compte des phénomènes météo­rologiques. Ainsi «la grêle se forme quand l 'eau qui tombe des nuages est gelée; la neige quand les parties qui se condensent sont plus humides . L 'écla i r se produit lorsque les nuages sont déchirés par la force des vents», l 'arc-en-ciel «lorsque les rayons du soleil tombent sur de l 'a ir condensé» . II semble q u ' A n a x i m è n e attribue, pour la première fois, une nature substantielle à r«a tmosphère» .

C o m m e dans les cas p r é c é d e n t s , la d i c h o t o m i e a r i s t o t é l i c i e n n e l u n a i r e / s u b l u n a i r e es t a b s e n t e . A i n s i Anax imène disait que «c 'es t sous la poussée de l 'air condensé et résistant que les astres effectuent leurs révolut ions». Les

astres eux-mêmes ne sont que des masses terreuses que leur mouvemen t enf lamme. La voûte céleste est de l 'air froid et cristallisé. Ast ronomie et météorologie communiquent .

Heracli te (540-470) connaissait les doctrines milésiennes et partageait avec ses membres l 'obsess ion du devenir. Sa cosmogonie , c o m m e les précédentes , s 'axe sur un fondement ; du feu «nai[ssent] les existants par condensat ion et raréfaction I. . .] en tant qu ' i l est l 'unique nature servant de substrat». L 'ex is tence d 'un principe des choses , son altération par condensat ion et raréfaction rappellent les concept ions d 'Anax imène .

Les phénomènes célestes (as t ronomiques et météorologiques) sont pour Heracli te le fait d 'exhala isons . Les unes , humides et obscures , sont issues de la mer. Les autres, claires et pures, viennent de la terre. Elles s 'é lèvent vers la voûte céleste, où elles s ' accumulent dans des bassins, sortes de cavités qui déforment la voûte, et s 'y enflamment . La concavi té des bassins est tournée vers nous : les lumières astrales que nous percevons sont celles des feux qui y brûlent. Le soleil est le plus chaud, le

Anax imène (580-530) , disciple d 'Anax imandre , choisit l 'air c o m m e élément fondateur. Ainsi le feu est de l 'air raréfié, le vent de l 'air plus dense , le nuage de l 'air plus compressé , l ' eau de l 'a ir encore plus condensé , c o m m e l ' i l lustre le schéma suivant, où chaque flèche indique une densification et un refroidissement si elle est orientée vers la droite, une raréfaction et un réchauffement si c 'es t vers la gauche:

feu a i r —»• nuage —»- eau —»• terre — • pierre

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Xénophane : la terre

UNE PRESCIENCE MIRACULEUSE ?

Une préscience

plus proche et le plus grand de ces bassins où se consume l 'exhalaison claire. Dans la journée , celle-ci est cons tamment renouvelée et a l imente la combust ion en continu: le soleil lu i -même est donc toujours renouvelé . Il ne luit plus la nuit, car à ce moment , c 'es t l 'exhalaison sombre qui s ' accumule dans la cavité. De m ê m e , l 'é té correspond à une dominat ion de l 'exhalaison lumineuse, l 'h iver à celle de l 'exhala i ­son humide . Les éclipses du soleil et de la lune (ainsi que les phases de celle-ci) correspondent à un re tournement des bassins, qui orientent leur concavi té vers le haut et nous en dissimulent le feu. Mais l ' exis tence de deux exhalaisons dans la théorie héracl i téenne est fort contestée, et serait une relecture abusive de celle-ci à la lumière d 'Aris tote .

On remarque qu ' a s t ronomie et météorologie sont pour Heracli te la m ê m e chose , ou plus exactement ce sont des catégories vides de sens. Les exhalaisons responsables de l 'exis tence des astres formeraient aussi les météores stricto sensu, que leur nature ne différencie donc pas des phénomènes purement sidéraux.

Les météores s 'expl iquent en fonction de deux mouvemen t s , qui sont les d i recdons fondamentales du changement : «la route vers le haut» et «la route vers le bas». Dans le mouvemen t descendant , le feu s 'épaissit et produit la mer, qui elle-m ê m e , en «mourant» , produit la terre. Dans le mouvemen t ascendant , les vapeurs issues de l 'eau forment les nuages . C 'es t en s 'enffammant que ceux-ci retournent au feu premier, qui peut redescendre et se transformer en eau, pour boucler ce curieux cycle hydrologique. Les t rombes sortent d 'un nuage embrasé qui vient de s 'é teindre, l ' en f lammement lu i -même se matérial ise en éclair.

Xénophane (570-480) , peut-être élève d 'Anax imandre , déve loppe des théo­ries physiques qui ne sont guère éloignées de celles de Milésiens. Mais sa cosmogonie se démarque par le rôle primordial q u ' y joue , cette fois, l ' é lément terrestre : «de la terre tout vient, et tout redevient terre». Sans doute Xénophane , persuadé du caractère immuable du Dieu et du non-devenir de son Univers , préfère-t-il aux é léments changeants , chers aux Milésiens phi losophes du devenir (eau, feu, air, apeiron), un fondement plus stable et moins mal léable .

Pourtant sa météorologie semble surtout s ' appuyer sur les nuages , car ceux-ci peuvent s 'enf lammer. «Le soleil est formé de nuages embrasés» (qui en assurent la formation tous les mat ins : le soleil est chaque jour renouvelé) , tout c o m m e les astres, comètes , étoiles filantes et autres météores . Il en va de m ê m e pour les éclairs: ils «proviennent de ce que le mouvemen t des nuages les fait briller». Notons que si le soleil est formé par l ' assemblage du feu venant des nuages, les nuages eux -même ont le soleil pour cause . X é n o p h a n e semble concevoi r c la i rement le cycle hydrologique: «c 'es t par l'effet de la chaleur solaire qui joue le rôle de cause déterminante , que surviennent les phénomènes météorologiques . Car lorsque l 'hu­mide s 'é lève de la mer, le doux [constituant de l 'eau douce] .se dissocie à cause de sa légèreté et se transforme par évaporat ion en nuages qui, en se dissipant, font tomber les pluies et s 'éparpil lent en souffles de vent».

Il peut sembler paradoxal q u ' o n parle c o m m e d 'un tout de théories qui sont, on l 'a vu, très différentes. En fait, ce caractère hétérogène du di.scours lui donne une cer taine unité. C 'es t la seule fois q u ' o n rencontre dans l 'histoire de l amétéoro log ie un discours aussi éclaté entre des concept ions variées. Ce foisonnement théorique, cette mult i tude d 'expl icat ions inachevées doivent être interprétés c o m m e une sorte de bégaiement épis témologique : c 'es t un des critères qui permet , selon Kuhn (1983) l ' identification d 'une préscience.

Aucun discours cohérent , paradigmat ique ne s ' impose : à chacun son projet, à chacun sa théorie. C 'es t le stade premier de la pensée, quand la réflexion est t rop nouvel le pour qu 'elle soit organisée. Ces météorologies ne sont pas de vrais discours const i tués, ils sont c o m m e des appendices aux cosmogonies . Chacun est figé dans une abstraction première , grande explication du Monde , plaquée sur un M o n d e phénoménal q u ' o n connaît bien mal . «Chaque école p u i s | e | son autorité dans ses rapports avec une métaphys ique part iculière» (Kuhn, 1983) : il n ' e s t que de voir c o m m e chacun expl ique l e s météores en fonction de l ' é lément qui fonde sa cosmogonie ( l 'eau pour Thaïes , l 'air pour Anax imène) .

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Une curiosité spéculative

Gutlirie (1962) souligne par exemple que «le but d"Héraclite n 'es t pas d 'expl iquer tous les phénomènes naturels possibles , mais seulement de s 'en servir c o m m e support d 'une doctrine du changement réciproque universel».

Ces «météorologies» sont const i tuées d 'hypothèse ad hoc, non d ' une recher­che systématique fondée sur un objet. Ce dernier est d 'a i l leurs fort mal défini : en fait, il ne l 'est pas. C 'es t à la luinière rétrospective du traité aristotélicien que nous identifions un discours météorologique. Rien de tel n 'exis te : il ne s 'agit que de concept ions des météores qui parsèment des discours cosmogoniques . Ainsi , les inétéores évoqués diffèrent selon les auteurs en fonction de leur cosmogonie : «chacun ins is t | e | sur le groupe particulier de phénomènes que sa théorie p | e u t | expliquer avec le plus grand succès»; Thaïes , par exemple , insiste sur le cycle hydrologique alors que sa cosmogonie est fondée sur l 'eau.

Encore les inétéores dont il est question préscnlcnt-i ls des caractères particu­liers. Il est d ' abord frappant de voir à quel point le discours se focalise sur certains phénomènes : on discute abondamment des éclairs, des orages , des t remblements de terre et dans une moindre mesure de la grêle. Les vents, la pluie suscitent beaucoup moins d ' intérêt . «Il est clair que les Milésiens ont consacré une bonne part de leur attention à des phénomènes peu ordinaires ou frappants», écrit Lloyd, (1990). 11 l 'expl ique par «leur désir de fournir des explicat ions naturalistes pour des phéno­mènes qui étaient ordinairement considérés c o m m e du ressort des dieux. Zeus était responsable de la foudre, Poséidon des t remblements de terre».

Certes. Mais nous croyons cette explication un peu optimiste dans l 'accent qu 'e l le porte implici tement sur le progrès à la base de la démarche milésienne. On pourrait aussi bien souligner que l 'at tention est monopol isée p a r c e qui est étrange. Les inétéores rares cl effrayants posent seuls des quest ions. Là encore , c 'es t un indice du fait q u ' o n est en présence d ' une préscience. Bachelard (1980), lui, parle de l 'état concret de l ' âme puérile, paralysée dans une curiosité na'ive et amusée devant les premières images des phénomènes . On repère ici l 'obstacle de l 'observation première ou obstacle empir ique ; l ' é tonnement est à la base du discours . L ' H o m m e est fasciné par les phénomènes , trop mervei l leux pour qu ' i l arrive à s 'en dégager, tant ils paraissent inexplicables : c 'es t l 'é lève que le mercure ébahit . Les phénomènes quotidiens ne méritent pas l 'at tention, ils ne sont même pas repérables, car la stupeur (ou l 'hypnose) est le mode normal de la perception.

Bien sûr, les conséquences méthodologiques sont lourdes. On comprend que les observat ions qu ' on peut faire sur des phénomènes aux occurrences rares et bouleversantes sont fort l imitées. De m ê m e il serait plus que difficile de confronter la théorie à l 'observat ion, d 'autant plus que les phénomènes rares dont il est question ont le bon goût d 'ê t re célestes ou souterrains.

Ainsi , la philosophie ionienne «s 'est peu appuyée sur le inonde sensible; elle n ' a pas beaucoup emprunté à l 'observat ion des phénomènes . | . . . | . La nature représente le domaine de l 'à-peu-près , auquel ne s 'appl iquent ni mesure exacte , ni ra isonnement r igoureux. La raison f... ] est immanente au langage» (Vernant . 198.5. pp. 123-124). La réflexion, dans r imposs ib i l i t é qu 'e l le est de s ' appuyer sur une démarche empir ique, se cantonne à l 'é lucubrat ion abstraite et gratuite ; la vérité est a trouver dans le langage, par la réflexion spéculat ive, il n 'est pas question d 'a l ler la chercher dans le Monde . Le résultat de ces cogitat ions, du coup, n 'es t bien sûr pas falsifiable ; les néo-posit ivistes aussi lui refusent le statut de science. En effet, si toute vérification est impossible, il n 'es t pas davantage envisageable de démonter une théorie en la confrontant à l 'obsevation - ne parlons pas de l 'expér ience. Ces théories n ' interdisent rien, el du coup ne disent rien, ne permettent aucune prédiction. Les théories «ne pouvaient être testées par appel aux phénomènes . Elles ne pouvaient être acceptées ou rejetées qu ' en étant mises en relation, de manière spéculat ive, avec des théories de la Nature plus générales» (Erisinger. 1971). c 'est-à-dire des cosmogonies . Crit iquer telle cosmogonie ou telle théorie, ce n 'es t pas la renvoyer à un réel contradictoire par la pratique du test, mais la confronter par la rhétorique à une auti'c cosmogonie .

La démarche n'est donc que déduct ive ; on part d 'une cosmogonie (dont le fondement lu i -même est plus myst ique qu'einpiri(. |ue), on utilise ses règles el ses principes pour expl iquer les rares phénomènes (c 'es t -à-dire les phénomènes rares) qui se donnent à l 'analyse. Cela ne signifie pas que les résultats auxquels on parvient sont fantaisistes el inintéressants. On peut m ê m e s 'é tonner de certains succès : le cycle hydrologiquc est compris , la base de la théorie des exhalaisons, qui connaîtra

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Météores et «Miracle grec»

le succès q u ' o n sait avec Aristote, est posée. Aristote est d 'ai l leurs loin d 'ê t re en rupture totale avec les présocrat iques, il les cite et les utilise abondamment : il est de nombreux points sur lesquels ses concept ions sont directement empruntées aux présocrat iques, ou tout du moins sont largement inspirées de leurs théories. Si l 'on excepte la révolution qu ' i l opère dans les méthodes et dans la définition du projet scientifique, dont on parlera plus tard, on note toutefois une distinction maieure .

Les présocrat iques ne font guère de différence entre as t ronomie et météoro­logie, les deux domaines communiquent . Leurs théories n ' intègrent pas la dichotomie pythagoricienne entre les deux mondes , céleste et sublunaire : les astres peuvent tout à fait être présentés c o m m e des météores . Pour Thaïes , Anax imène et Anaxagore , les astres sont de la terre enflainmée; pour Anax imandre , de l 'air et du feu; pour Heraclite, des exhalaisons enf lammées; pour Xénophane . ils proviennent des nuages. Leurs mouvements s 'expliquent par la poussée de l'air condensé (Anaximèae) ou par sa résistance (Anaxagore) . Ainsi , la rupture aristotélicienne se marque d 'abord dans une nouvelle ca tégor isadon, qui s 'appuie sur la dichotomie à la base de sa cosmogonie .

On ne saurait «saluer dans l 'aurore de la philosophie grecque le lever du soleil de l 'Espri t» (Vernant , 198,5, pp. 97). On est un peu revenu de l ' idée du «miracle grec» d 'une brutale naissance de la Raison, et l 'on souligne, retour sans doute un peu vif du balancier, davantage les continuités que les ruptures. Il est vrai, les concep­tions milésiennes ne sont pas tolaleinenl dégagées du mythe , quelle qu 'a i t été par ailleurs la volonté de l ' évacuer ; leurs cosmologies ont un air de famille avec les cosmogonies mythiques . Si l 'on se cantonne au cas de Thaïes , on note d 'abord que son explication des t remblements de terre (par les mouvemen t s de l 'eau sur laquelle la Terre repose) a une préfiguration inythique ; les Grecs attribuait à Poséidon, dieu de la mer. la responsabili té des t remblements de terre. De même , le cycle de l 'eau décrit par Thaïes renvoie explici tement i i Océanos .

Nous avons cité celte théorie du cycle hydrologique c o m m e un succès, et c 'est vrai qu ' on ne peut manquer de s 'é tonner de la voir assez claireinent énoncée , de manière très précoce, à un moment de l 'histoire des sciences à nos yeux largement archaïque. D 'autant que cette question a une place centrale dans la pensée : «le phénomène fondamental dans celte physique milésienne est bien l 'évaporal ion de

l 'eau de mer sous l ' influence de la chaleur « (Brehier. 1991. p. 40) . L 'expl ica t ion, à la lumière de ce qui vient d 'ê t re dit, en est évidente. Le mythe d 'Océanos , allié à la valorisation des mouvemen t s circulaires dans la pensée grecque, appelait la notion de cycle hydrologique. Celle-ci était en accord avec r «idéologie dominante» d 'a lors ; celle des théogonies mythologiques . La naissance de la science n 'es t pas un fulgurant passage des ténèbres aux lumières, le vieux mage veillait cà l ' accouchement .

r3crrière les é léments se cachent les divinités. «La physique» ionienne n ' a rien de commun avec ce que nous appelons science; elle ignore tout de l ' expér imen­tation; elle n 'est pas non plus le produit de l ' intel l igence observant la nature. Elle t ranspose, dans une forme laïcisée et sur le plan d 'une pensée plus abstraite, le système de représentat ion que la religion a élaboré» (Vernant , 1985. p. 97 . résu-mant les théories de Comford) , elle pose le m ê m e type de quest ions, use du m ê m e matériel conceptuel . Entre la physique ionienne et les représentations mythologiques , on repère la permanence des modèles cosmogoniques s implement t ransposés.

Mais la mutation est tout de mêtne sensible. La Nature est assez démythi l iéc pour qu 'e l le puisse, d 'objet de culte et de foi, devenir objet de discours et de raison. Le but de telle cosmogonie mythologique n 'étai t pas de fournir une explication mcil leure ou plus vraie; les cosmologies nouvelles , quant à elles, sont en cotnpétil ion les unes avec les autres ; elles doivent convaincre et mieux rendre compte du réel que leurs concurrentes . Cela expl ique d ' une part le grand nombre de cosmogonies diverses et fort différentes produites par les présocrat iques, d 'aut re part leur manie dialectique de crit iquer (voire de mettre à bas) les concept ions concurrentes . On note que pour Popper (1985) l ' émergence de cette «instance cri t ique», «tradition hellé­nique qu 'on peut faire remonter à Thaïes» et qui s 'oppose ou plutôt s 'ajoute à r»instance dogmat ique» , est un des critères de l 'entrée dans la rationalité et la scientificité. On sort du mythe par l;i libre crit ique.

Quelles conséquences pour nos apprent is -météorologues? Veinant , 1985, p. 101) les résume fort bien : «L 'o rdre naturel et les faits a tmosphér iques (pluies, vents, tempête , foudres), en devenant indépendants de la fonction royale [du thaumaturge] .

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BIBLIOGRAPHIE

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I l s se p r é s e n t e n t d é s o n n a i s c o m m e d e s « q u e s t i o n s » s u r l e s q u e l l e s la d i s c u s s i o n e s t

o u v e r t e . Ce s o n t c e s q u e s t i o n s ( g e n è s e d e l ' o r d r e c o s m i q u e , m e t e ô r a ) q u i c o n s t i ­

t u e n t , d a n s l e u r f o r m e n o u v e l l e d e p r o b l è m e , la m a t i è r e d e la p r e m i è r e r é f l e x i o n

p h i l o s o p h i q u e . Le p h i l o s o p h e p r e n d a i n s i la r e l è v e d u v i e u x r o i - m a g i c i e n , m a î t r e d u

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