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1 Histoires de cuisine, histoires d’exil Le rapport à l’alimentation au fil de l’exil Santé mentale en contexte social 2009 Patrick Maldague Multiculturalité et précarité Psychiatre Centre de guidance provincial [email protected] Cette enquête de terrain fait le pari d’utiliser la porte d’entrée de l’alimentation, dans la rencontre, toujours singulière, opérée entre le psychiatre que je suis et le patient. Cet abord inhabituel peut-il nous permettre d’appréhender, sous un angle différent, l’histoire de la personne et sa circulation actuelle dans le monde, et plus particulièrement avec les personnes ayant fait l’expérience de l’exil et celle de la précarité ? L’exercice de la nourriture, sa préparation ou sa consommation, se fait en mots. La mastication des aliments que nous mangeons, la stimulation/sollicitation de nos papilles gustatives utilise la langue, muscle, organe de sens mais aussi organe de notre élocution et support symbolique de notre rapport au langage, et donc à l’autre humain. « On ne parle pas la bouche pleine !» nous disaient nos parents, invités à nous éduquer convenablement et à nous inculquer les règles d’utilisation de la langue : si on mange, on ne parle pas. Cela indique surtout notre propension à faire les deux en même temps ; l’usage alimentaire de notre langue convoque son usage verbal. Ainsi Yaprak, une jeune patiente d’origine turque qui nous relate un morceau de voyage au pays, où elle se retrouve avec des membres de sa famille a dénoyauter des abricots. Elle insiste d’emblée sur l’environnement sonore, verbal qui sous-tend la scène évoquée. Les mots fusent, les interpellations, les évocations. Son regard pétille lorsqu’elle me fait ce récit. Elle nous parle de ce fruit-objet comme gorgé, non pas seulement de sucre et de soleil, mais aussi de mots, et par ces mots, de représentations et d’un récit. Yaprak : …l’abricot séché, ils ramènent ça de la Turquie parce que au moment où on est en congé, c’est le fruit où il y a le plus et que, à ce moment là, il y a les cueillettes, et donc il faut cueillir, ça c’est avec les gens et tout …on papote avec les gens…et à ce moment là il faut les dénoyauter, et c’est toujours papoter avec les gens, les faire sécher, aller les retourner, donc c’est toujours un moment de, de pl aisir, par exemple quand c’est sec, quand il faut les mettre dans les pots pour les ramener… c’est toujours un moment quand ils mangent ça, que c’est « tu te rappelles de … ? » Je consulte au centre de guidance Tubize, où j’ai réalisé cette enquête de terrain auprès de personnes dont les parcours sont marqués par l’exil et la précarité. Ce travail traite du rapport à l’alimentation au fil de l’exil, il prend la cuisine, comme support de parole. Les histoires de cuisine renvoyaient mes interlocuteurs (trices) à des récits d’exil Pour comprendre la manière dont l’alimentation stimule la vie sociale, je partirai d’abord de sa place, dans l’espace public, à Tubize. Ensuite, en fil conducteur, j’ai répertorié les différentes étapes qui jalonnent le processus d’exil et l’installation de la personne dans sa

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1

Histoires de cuisine, histoires d’exil

Le rapport à l’alimentation au fil de l’exil

Santé mentale en contexte social 2009 Patrick Maldague

Multiculturalité et précarité Psychiatre

Centre de guidance provincial

[email protected]

Cette enquête de terrain fait le pari d’utiliser la porte d’entrée de l’alimentation, dans la

rencontre, toujours singulière, opérée entre le psychiatre que je suis et le patient. Cet abord

inhabituel peut-il nous permettre d’appréhender, sous un angle différent, l’histoire de la

personne et sa circulation actuelle dans le monde, et plus particulièrement avec les personnes

ayant fait l’expérience de l’exil et celle de la précarité ?

L’exercice de la nourriture, sa préparation ou sa consommation, se fait en mots. La

mastication des aliments que nous mangeons, la stimulation/sollicitation de nos papilles

gustatives utilise la langue, muscle, organe de sens mais aussi organe de notre élocution et

support symbolique de notre rapport au langage, et donc à l’autre humain. « On ne parle pas la

bouche pleine !» nous disaient nos parents, invités à nous éduquer convenablement et à nous

inculquer les règles d’utilisation de la langue : si on mange, on ne parle pas. Cela indique

surtout notre propension à faire les deux en même temps ; l’usage alimentaire de notre langue

convoque son usage verbal.

Ainsi Yaprak, une jeune patiente d’origine turque qui nous relate un morceau de

voyage au pays, où elle se retrouve avec des membres de sa famille a dénoyauter des abricots.

Elle insiste d’emblée sur l’environnement sonore, verbal qui sous-tend la scène évoquée. Les

mots fusent, les interpellations, les évocations. Son regard pétille lorsqu’elle me fait ce récit.

Elle nous parle de ce fruit-objet comme gorgé, non pas seulement de sucre et de soleil, mais

aussi de mots, et par ces mots, de représentations et d’un récit.

Yaprak :

…l’abricot séché, ils ramènent ça de la Turquie parce que au moment où on est en

congé, c’est le fruit où il y a le plus et que, à ce moment là, il y a les cueillettes, et

donc il faut cueillir, ça c’est avec les gens et tout …on papote avec les gens…et à ce

moment là il faut les dénoyauter, et c’est toujours papoter avec les gens, les faire

sécher, aller les retourner, donc c’est toujours un moment de, de plaisir, par exemple

quand c’est sec, quand il faut les mettre dans les pots pour les ramener… c’est

toujours un moment quand ils mangent ça, que c’est « tu te rappelles de … ? »

Je consulte au centre de guidance Tubize, où j’ai réalisé cette enquête de terrain auprès

de personnes dont les parcours sont marqués par l’exil et la précarité. Ce travail traite du

rapport à l’alimentation au fil de l’exil, il prend la cuisine, comme support de parole. Les

histoires de cuisine renvoyaient mes interlocuteurs (trices) à des récits d’exil

Pour comprendre la manière dont l’alimentation stimule la vie sociale, je partirai d’abord de

sa place, dans l’espace public, à Tubize. Ensuite, en fil conducteur, j’ai répertorié les

différentes étapes qui jalonnent le processus d’exil et l’installation de la personne dans sa

2

nouvelle société d’intégration. Ces étapes seront toutes abordées selon l’angle de

l’alimentation. Elles mettront en résonance les récits de Sheikh, Yaprak, Mehdi et Didjé, mes

interlocuteurs. Leurs propres mots structureront et illustreront mon propos. Je les croiserai

avec d’autres fragments de témoignage de migrants, recueillis au cours de ma propre pratique

et dans la littérature scientifique.

Évocation de Tubize

Tubize est une région où l’industrie fût en son temps florissante : les Forges de Clabecq,

les carrières de porphyre de Quenast, les verreries de Fauquez durent faire appel à une

importante main d’œuvre, au même titre que les charbonnages belges dans l’après-guerre.

Dans le cadre d’accords entre les deux pays, l’Italie envoya en Belgique un important

contingent1 de travailleurs, originaires des zones rurales et pauvres, en échange de quoi la

Belgique s’engagea à fournir le charbon nécessaire au redressement de l’Italie.

Plusieurs de ces entreprises sont dorénavant fermées. La fermeture des Forges de Clabecq,

en 1997, fût ressentie dans la région comme un séisme social, projetant une foule de ces

travailleurs dans le chômage et la précarité.

De cette époque glorieuse subsiste une grande communauté italienne, constituée de la

deuxième et troisième génération des descendants de ces ouvriers exilés. Les tours immobiles

des Forges rouillent lentement et les entrepôts sont l’un après l’autre démolis. Les quartiers de

maisons de rangée, sont dorénavant occupés par une population cosmopolite et modeste.

Il y a aussi tous ces restaurants italiens… Et ces épiceries italiennes … Et ces échoppes

de produits italiens qui colorent, ensoleillent le marché … Les senteurs, les arômes de l’Italie

se sont installés dans cette région.

Quand je vais rendre visite à mon patient, Antonio, jeune myopathe délirant, coincé à tout

jamais dans sa chaise roulante, ses parents me servent systématiquement dans leur cuisine une

tasse de café à l’italienne avec des biscuits… italiens, pendant que Antonio chante en karaoké

les chansons d’Eros Ramazotti. On sent, on voit, on entend les traces du pays qu’ils ont quitté

et où ils retournent chaque été.

Il y a donc beaucoup de restaurants italiens à Tubize. Mais il n’y a pas que l’Italie… Il y a

aussi des restaurants chinois et grecs. Et ces dernières années sont apparus les snacks à dürüm

turcs. Il y a eu, en son temps, un restaurant marocain en face de la gare. Mais il est fermé. Le

restaurant japonais n’a pas tenu longtemps non plus.

Le marché de Tubize, c’est le jeudi. Il s’installe le long de la rue qui longe les quais et

passe devant la gare. Il s’y trouve, outre les deux charcutiers italiens, plusieurs autres

boutiques étrangères : un boucher marocain, un poissonnier arabe et un marchand d’olives et

de fruits secs, arabe également. Et si vous restez quelque temps au milieu du petit groupe qui

1 estimé à 140.000 personnes

3

se forme devant ces échoppes, vous entendez parler arabe ou italien. Ils sont là, les migrants

de Tubize, à retrouver leurs aliments et parler leur langue.

Cette articulation que l’ont voit poindre entre la cuisine et l’exil m’a interpellée. Ma mère

était vietnamienne. Elle m’a donné un second prénom vietnamien et m’a appris la cuisine de

son pays. Pas la langue. Tant pis. Mais je continue à préparer ses plats et à aller

m’approvisionner en ingrédients asiatiques du côté de la Bourse.

Ma belle-mère est polonaise et elle nous prépare aussi de temps en temps du barszcz

(bouillon à la betterave) et de la surowka (salade de choux et de pommes).

Les pays lointains sont tout près …

Méthodologies

Le sujet de ce travail de recherche s’est imposé à moi lorsque j’ai commencé, dans le

cadre de mes consultations au Centre de Guidance de Tubize, à rencontrer certains patients au

cours de visites à domicile qu’il m’était possible de faire. Je réserve cette modalité de travail

clinique aux patients qui ne peuvent se déplacer jusqu’au centre, limités qu’ils sont par des

difficultés physiques (chaise roulante, béquilles) et/ou psychiques (phobie, repli) à se

déplacer.

Lorsque j’arrive chez les gens, que je pénètre leur cadre de vie familial, intime, ils m’y

accueillent, me débarrassent et m’installent au milieu du décor même du récit qu’ils me font

de leur quotidien. Je retrouve ces meubles, ces équipements, ces décorations qui assistent,

chaque jour, aux gestes qu’ils posent et qui évoquent et représentent leur histoire et leurs

aspirations, leurs rêves2.

Il est habituel que les patients offrent au visiteur que je suis une tasse de café ou de

thé, un biscuit, un bonbon. Mais il m’est arrivé aussi, si d’occasion ma visite coïncidait avec

l’heure du repas, d’être invité à table et de partager ce dernier. Chez les patients immigrés, le

repas est bien sûr l’occasion pour moi de goûter aux plats de leur pays d’origine et est

immanquablement le point de départ d’une discussion autour du récit de l’exil et de ce qu’il

est advenu, suite à celui-ci, de leurs habitudes alimentaires.

C’est la rencontre avec Sheikh, candidat réfugié pakistanais de 46 ans, qui a été le

révélateur de cette question de recherche car les consultations, effectuées à domicile, sont

rapidement devenues l’occasion de partager un repas pakistanais. Il avait été envoyé au centre

par l’assistante sociale du CPAS étant donné des troubles du comportement caractérisés par

des accès d’agressivité, voire de violence à l’égard de son épouse ou de ses 6 enfants. La

famille était installée en Belgique depuis 3ans, après avoir passé successivement un an en

Norvège et deux au Danemark. Il est rapidement apparu que ces symptômes s’inscrivaient

dans le cadre d’une souffrance psychique tant liée aux difficultés de l’exil familial qu’à

l’incertitude taraudante liée à l’obtention hypothétique d’un permis de séjour en Belgique. J’ai

donc été amené à le rencontrer régulièrement, lui et son épouse Naz, au fil des différentes

étapes de leurs démarches administratives mais également du cheminement « intégratif » de

leur couple et de leur famille, cheminement émaillé de plusieurs déménagements (les

rencontres se sont faites dans trois logements successifs, dans trois villages du Brabant

Wallon …exil dans l’exil), mais avec cet éclairage particulier des habitudes alimentaires.

J’ai donc décidé d’utiliser cette entrée, pour aborder ce travail de recherche, avec trois

autres patients, certains (les deux premiers) étant rencontrés au centre et un autre (le

troisième) à domicile, comme Sheikh et Naz.

2 « Regardez ce que les gens mettent au mur. Ce sont leurs rêves ». Pascale Jamoulle. Santé mentale et contexte

social. Un des premiers cours.

4

D’abord, il y eut Yaprak, jeune femme turque, de 28 ans, immigrée de deuxième

génération. Je l’ai rencontrée au centre du temps où elle s’était installée en couple dans un des

villages de la commune. Son histoire était dramatique et assez étrange, comportant des

agressions, deux années de maltraitance et de séquestration, une errance entre une série de

lieux de vie, pour finir par l’installation à Tubize. Elle était en rupture complète avec sa

famille. Au cours du suivi, elle se séparera de son compagnon, dans des circonstances

particulièrement difficiles et retrouvera gîte chez ses parents à Bruxelles, où elle vit encore

actuellement. La question alimentaire s’est focalisée sur l’exil de ses parents, sur la

transmission du savoir culinaire et sur la permanence des liens avec la famille restée au pays,

à travers les moments de partage de repas ou de récolte d’aliments.

Ensuite, il y eut Mehdi (dit « Maurice3 »), jeune homme franco-marocain, âgé de 29

ans, récemment installé en Belgique, et qui est arrivé au centre pour un problème de

consommation excessive d’alcool. Mehdi est né au Maroc. Son père est marocain, économiste

retraité. Sa mère est française, professeur de langues, retraitée également. Les parents vivent,

avec ses deux jeunes frères, en alternance au Maroc et en France. Mehdi dispose d’un

passeport français et d’un autre marocain. Il a tenté des études commerciales en France,

pendant 4 ans. Il est ensuite revenu travailler au Maroc pendant deux ans mais dit avoir été

exploité et harcelé. C’est à ce moment que commence son usage abusif d’alcool. A 27 ans, il

rencontre via Internet une jeune femme belge, d’origine italienne, et décide de « tout plaquer,

la France et le Maroc », pour la rejoindre et s’installer avec elle. Un fils naîtra de leur union

deux ans plus tard.

L’objet initial de la demande de consultation, à savoir cette consommation d’alcool,

s’est rapidement résolu et a fait suite à un travail autour de sa place dans le social, dans le

couple et finalement en tant que jeune père. La question alimentaire s’est introduite de par son

intérêt personnel pour la cuisine. Elle lui permet de se restaurer narcissiquement et met en

scène sa double appartenance, par ailleurs ressentie comme inconfortable.

Il y eut enfin Didjé4, jeune candidat réfugié congolais, âgé de 23 ans, envoyé par le

CPAS et par la formatrice qui s’occupait de lui dans le cadre d’un cours de français, ces deux

intervenants étant interpellés par une manière d’être particulièrement déstructurée. Didjé ne

sait plus où il est né. Il se dit que ça doit être au Congo. A 18 ans, il a rejoint ses parents qui

vivaient en Belgique « depuis longtemps ». Il a erré pendant une année dans différentes villes

de Belgique . Il semble être passé par un hôpital psychiatrique et s’est installé à Tubize depuis

quelques années. Il ne sait quasi rien évoquer de ses parents, de sa famille. Il semble être, au

moins psychiquement, seul au monde. Le suivi s’est fait au centre et ensuite, à sa demande,

chez lui, c’est à dire dans une chambre meublée, habitée par la crasse et le désordre. La

question alimentaire s’est introduite, à mon initiative, autour de l’organisation de sa survie

quotidienne. Elle a permis une ouverture inattendue sur son histoire, jusque là inaccessible,

aidant le patient à sortir d’un vide qui caractérisait jusque là nos entretiens. Son histoire, son

errance commencèrent à sortir de l’inaccessibilité.

Mes interlocuteurs(trices) m’ont d’abord parlé de la fonction de la cuisine à leur arrivé

en Belgique, pendant cette période d’isolement, de surdose d’étrangéité, que vivent beaucoup

de migrants. La nourriture semble avoir eu une fonction soignante importante. Au point que

des hommes qui n’avaient jamais pratiqué la cuisine se mirent, eux aussi, à cuisiner. Dans les

premières relations avec les Belges et les autres communautés, la cuisine fut un ingrédient,

une invitation de/à la rencontre. Et puis, lentement, les préparations culinaires des migrants se

3 Dès notre première rencontre, au moment où je lui demande les habituels renseignements administratifs, Mehdi

insiste sur le fait qu’il a un prénom français, et la double nationalité, soulignant tant une richesse qu’un embarras. 4 Le prénom a été modifié. Son véritable prénom était également muni de la même faute d’orthographe, reprise

sur ses documents officiels, sur lesquels le belgicisme phonétique avait été intégré littéralement.

5

mirent à changer. Quelques-uns perdirent le goût de la cuisine, perdus « dans les terres de

nulle part »5, ils se mirent à fonctionner aux pizzas surgelées et au fast food. Leurs conduites

alimentaires devinrent errantes, incultes. La plupart créèrent de nouvelles pratiques culinaires,

créolisées. Ils mélangèrent des ingrédients et des savoir-faire d’ici et de là-bas, au fur et à

mesure des allers et retours au pays. A travers les transformations culinaires, ils parlent de

l’exil comme un processus continu de transformation identitaire.

Etape/Thème 1 : L’arrivé – isolement surdose d’étrangéité

L’expérience de l’exil expose brutalement le migrant à une rupture avec tous les

repères qui ont édifié son existence et à la rencontre bouleversante avec ce nouveau monde

étranger, pour lui, dans tous les registres du vécu : la langue, les sens, les règles, les

interactions, l’ambiance, les croyances .

L’alimentation va constituer un des premiers registres à travers lequel il va éprouver

l’étrangeté de son être par rapport à ce nouveau monde, car il faudra bien qu’il se mette en

quête de nourriture afin d’assouvir sa faim. Ce sera également un registre à travers lequel il

va se mettre en quête de familiarité, de similitude afin de se raccrocher, ne fût ce que par les

sens, à un objet rassurant. 6

Dans cette quête de familiarité alimentaire, le migrant va explorer les espaces urbains

afin d’y localiser ceux qui semblent habités, investis par d’autres sujets migrants. Les lieux et

les réseaux « ethniques » de solidarité7, que ce soient des commerces, des restaurants, des

bars, des marchés, des milieu communautaires reconstitués vont servir au migrant de point

d’appui, parfois pour trouver un emploi, mais le plus souvent pour lui permettre à minima, de

satisfaire son besoin de sociabilité et retrouver cette familiarité perdue. De points d’appui, ces

lieux peuvent servir ensuite de points de relais pour entrer dans l’univers plus large de la

société d’insertion.

Le restaurant étranger peut constituer un de ces lieux. Il installe, comme le montre

Turgeon8, ce dispositif particulier où le client « autochtone » se retrouve « ailleurs (tout en

restant) chez lui ». En inversant la proposition, on peut se demander si le migrant retrouve

dans ces lieux un peu de « chez lui » dans l’ « ailleurs » que représente pour lui la société

d’insertion.

Cette disponibilité de lieux où le migrant retrouve d’une part des personnes qui lui

sont familières et d’autre part un régime alimentaire conforme à sa culture lui donne cette

5 METRAUX Jean Claude

6 Manuel Calvo fait l’inventaire dans son article des modalités d’interactions qui vont s’opérer entre le migrant

et la société où il s’établit, en matière d’alimentation. La société d’accueil se caractérise par une idéologie

alimentaire au nom de laquelle est décrété ce qui est alimentairement « convenable », « de tout le monde », et

qui va faire vivre au migrant ce sentiment de différence. L’ altérité alimentaire , qui pourra être vécue par lui

positivement ou négativement en fonction de la perception que se fait cette société de la dissemblance et de la

tolérance dont elle fait preuve, ou non, à l’égard de celle-ci. Dans une situation d’intolérance, l’auteur parle de

xénophobie alimentaire qui tend à constituer l’étrangeté alimentaire. CALVO M., « Migration et alimentation », Social Science Information, 1982 ; 21 ; 383-446 7 LAMCHICHI A.« L’immigration marocaine en France, changements et rupture », Confluences Méditerranée

n°31, automne 1999, p150 8 TURGEON L.(dir), « Manger le monde. Rencontres post coloniales dans les restaurants étrangers de la ville de

Québec », dans Regards croisés sur le métissage, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. « Intercultures

», 2002, p.222-223

6

certitude, éventuelle, qu’il est bien accueilli9. On peut parler ainsi de sécurité alimentaire

10,

droit essentiel et moyen, pour le migrant de percevoir la consistance de sa place acquise dans

ce nouvel environnement.

Yaprak :

Papa il avait 16 ans quand il est venu en Belgique, et il avait pas sa famille quand il

est venu en Belgique, il est venu travailler, pour lui c’était très dur, puis ma maman

est venu le rejoindre et c’était déjà un plus parce qu’il n’était plus seul, il était avec

Maman, mais c’était quand même difficile parce qu’il avait une langue à apprendre,

une culture à apprendre, beaucoup d’autres cultures à apprendre plutôt que

uniquement la culture belge, parce qu’il y avait encore d’autres personnes étrangères

qu’il ne connaissait pas.

(…) le fait d’avoir des familles proches, ou des gens qui avaient la même culture

qu’eux, pour eux, c’était un soulagement, …plus, et au fur et à mesure, ils se sont

adaptés, et ils ont commencés à apprendre la langue, et quand ils voyaient ce quartier,

… les restaurants qui sont là sur place , ont été bien avant qu’eux ils n’arrivent en

Belgique, pas tous mais certains, et pour eux c’était une facilité parce qu’ils savaient

aller sur place manger avec des gens qu’ils connaissaient ou qu’ils ont appris à

connaître grâce justement à ce genre de restaurants.

Les mots de Yaprak témoignent de ce qu’ont vécu ses parents à leur arrivée en

Belgique : la solitude (« il n’avait plus sa famille »), l’étrangeté (« une culture à apprendre »,

« des personnes étrangères qu’il ne connaissait pas »), la rencontre avec des figures familières

(« des gens qui avaient la même culture qu’eux »), les lieux d’appui pour le cheminement de

l’insertion (« ils ont commencé à apprendre la langue, et quand ils voyaient ce quartier… ») et

le rôle joué par le registre alimentaire (« des gens qu’ils ont appris à connaître grâce justement

à ce genre de restaurants »).

Etape/Thème 2 : La nourriture comme dispositif de soins

Les témoignages recueillis évoquent fréquemment les vertus bénéfiques, apaisantes de

l’aliment et du dispositif constitué par la prise du repas. Je tenterai ici de mettre en évidence

une fonction « soignante », pour la personne en expérience d’exil, de l’activité alimentaire.

Cette fonction se retrouve à différents endroits de lecture.

Il y a tout d’abord la fonction soignante de l’aliment en tant que tel. Les vertus

médicinales de l’aliment sont mises en avant. C’est l’ aliment-médicament.

Sheikh :

… Et l’autre c’est « nihari », et tous les deux, on peut les manger au petit déjeuner…

et une chose de plus, c’est très bon pour notre corps, pour la santé de notre corps … et

surtout en hiver, nous le préparons…

9 KOC M., WELSH J., « Les aliments, les habitudes alimentaires et l’expérience de l’immigration », Centre for

Studies in Food Security, Ryerson University, Toronto, Canada, 2002, p10 10

concept différent de celui de sécurité alimentaire apparu dans les suites le la crise de la vache folle, et qui

s’applique à la qualité biologique de l’alimentation

7

Nous disons aussi « kerila ». C’est très bon. Les médecins naturels, ils disent que …

ils l’écrasent le matin… seulement le matin, ils extraient le liquide, le jus, et quand

vous prenez le jus, c’est très fort et pour le nettoyage de votre sang, c’est très bon. Les

médecins naturels disent « prenez cela »… donc nous faisons comme cela.

Il y a ensuite le fait de manger, la quantité alimentaire ingérée, qui est reconnue

comme bénéfique.

« Quand tu manges bien, tu es protégé. Si tu as le ventre vide, tu es malade »11

Ce ne sont pas les qualités nutritionnelles, ni gustatives qui sont en jeu ici, mais bien la

consistance, la densité de ce que la terminologie médicale intitule le « bol alimentaire » qui

importe dans ce témoignage. Il s’opère manifestement un remplissage qui prévient la

survenue du vide, du manque et des conséquences néfastes qui en découlent.

La fonction soignante de l’alimentation, lorsqu’elle est constituée de plats « du pays »

vient ensuite de sa fonction symbolique de rappel de la terre d’origine et des attaches

familiales sécurisantes, même si ce rappel se teinte de regret, voire de mélancolie 12

. C’est

l’aliment-refuge13

. La fonction anti-dépressive de l’aliment.

« Quand il y a des jours où je ne suis pas tellement bien, j’ai besoin de faire quelque

chose de chez moi, peut être pour me rassurer » 14

.

Le refuge culinaire permet à certains migrants un ressourcement afin de transcender

les difficultés rencontrées. Cet attachement à ce point-refuge, loin de signifier un « refus

pathologique» des normes et valeurs de la société d’intégration ou un repli sur soi, agit au

contraire comme facteur de protection du migrant dans son processus d’intégration15

.

Retrouvons Naz, évoquer les repas partagés avec autrui, et ici, avec les membres de la

famille.

Naz :

Nous étions tous ensemble, et nous mangions spécial, et nous étions heureux …

Cependant, si l’alimentation peut constituer cette fonction soignante, elle peut

également devenir le siège de désordres.

D’une part, l’offre alimentaire s’inverse16

dans la mesure où les aliments préparés

industriellement, plus riches en farines et en graisses, remplacent, chez le migrant, une

alimentation traditionnelle plus équilibrée, plus riche en fibres avec une proportion plus

11

J’ai trouvé ce témoignage, parlant, fait par une personne migrante d’Afrique, dans le dossier « L’alimentation

des africains vivant en France : des repère culturels à la cuisine familiale », Alimentation et Précarité, n°24,

janvier 2004, p9 12

DESJEUX D., Préface, in GARABUAU-MASSAOUI I., PALOMARES E., DESJEUX D. (sous la direction

de), Alimentations contemporaines , Paris, l’Harmattan, 2002, p27 13

KAMAJOU E., CASTAING M., « Nourrir l’exil – Entres transitions et transmissions», Mozaïk Santé, cahier

n°2, 2008, p14 14

Ce fragment de récit provient d’un travail effectué par une thérapeute systémicienne, d’origine italienne et

installée en Suisse, qui articule également l’alimentation, l’exil et les systèmes familiaux. Elle y interviewe aussi

d’autres personnes migrantes.

MONGUZZI C., Cuisine d’ailleurs, ici , mémoire de formation en interventions systémiques, 2000-2001, p32 15

LAMCHICHI A.« L’immigration marocaine en France, changements et rupture », ibid. p152-153 16

KAMAJOU E., CASTAING M., « Nourrir l’exil – Entres transitions et transmissions », ibid. p13

8

importante de fruits. On assiste à l’éclosion de maladies de surcharge (obésité, diabète,

hypertension)17

.

D’autres part, la sphère digestive est une cible habituelle des plaintes somatiques liées

au stress, lui-même consécutif au déplacement, à l’insertion et à l’adaptation18

et on note une

incidence plus importante de celles-ci dans la population immigrée que dans la population

autochtone. Parmi les personnes qui ont participé à ce travail, on note une prévalence

importante de problèmes digestifs, notamment chez Naz, Sheikh et Mehdi.

Etape/thème 3 : Alimentation, genre et génération.

La cuisine et la salle à manger restent des lieux où la division sexuelle des tâches est

accomplie de façon différenciée, par le truchement d’une série de codes pré-établis, bien que

non immuables19

. Les activités « dites » féminines contribuent à perpétuer une forme de

« domination masculine »20

. Classiquement, la femme va gérer le budget, faire les courses,

élaborer le menu (en fonction des préférences du mari), cuisiner et servir le repas. L’homme

assure l’approvisionnement en argent et l’équipement de la cuisine21

. Il ne dispose pas d’un

savoir-faire culinaire quand sa culture ne prévoit un apprentissage masculin de ce savoir-

faire22

.

L’exil peut cependant entraîner une modification de cette division et de ces codes. Il

est ainsi courant que l’homme arrive seul, ou le premier dans le pays d’insertion. Il va devoir

composer avec son manque de savoir-faire pour sa subsistance et se tournera dans un premier

temps vers les produits faciles à utiliser (pâtes, pains, conserves …)23

. La femme arrive dans

un deuxième temps et va occuper cette position clé dans les pratiques culturelles de

l’alimentation. Ce qui va l’amener à appréhender les réseaux d’approvisionnement et ainsi, à

s’ouvrir à la société, et par ce biais, aider à l’intégration de la cellule familiale et prendre une

place de médiatrice culturelle24

. Parallèlement, l’homme participe davantage aux tâches liées

à la pratique alimentaire du groupe : achats, préparation, distribution des aliments. Ses

prestations sont plus fréquentes qu’avant l’exil.

Retrouvons le cas particulier de Mehdi, qui va illustrer comment l’homme qu’il est en

est arrivé à s’investir dans un domaine habituellement réservé à la femme.

Mehdi :

(…) J’ai commencé à faire de la cuisine quand je suis parti faire mes études en

France. Comme j’étais seul, il fallait que je fasse à manger. Donc je m’intéressais à

faire plaisir à mes amis étudiants ; je faisais de la cuisine marocaine, … et entre

parenthèse, j’ai appris la cuisine d’autres cultures…

17

KOC M., WELSH J., « Les aliments, les habitudes alimentaires et l’expérience de l’immigration », ibid. p6 18

CALVO M., « Migration et alimentation », ibid. p411 19

DESJEUX D., Préface, in GARABUAU-MASSAOUI I., PALOMARES E., DESJEUX D. (sous la direction

de), Alimentations contemporaines , Paris, l’Harmattan, 2002, p 15 20

BOURDIEU, in GARABUAU-MASSAOUI I., « Une anthropologie par l’alimentation », in GARABUAU-

MASSAOUI I., PALOMARES E., DESJEUX D. (sous la direction de), Alimentations contemporaines , Paris,

l’Harmattan, 2002, p65 21

DESJEUX, ibid, p34 22

CALVO M., ibid., p405 23

Dossier « L’alimentation des africains vivant en France : des repère culturels à la cuisine familiale »,

Alimentation et Précarité, n°24, janvier 2004 24

CALVO M., ibid., p412

9

Patrick :

C'est-à-dire ?

Mehdi :

Chinoise, réunionnaise, brésilienne, … un peu de tout, parce que j’étais dans un

campus où il y avait plein d’étrangers en fait, et à tour de rôle, on se faisait à manger,

et j’apprenais la cuisine quoi…

Patrick :

Donc, la cuisine était pour vous un bon moyen de …

Mehdi :

communication !

Mehdi indique comment ses dispositions personnelles à préparer à manger lui ont servi

pendant son séjour estudiantin en France. Elles ont été également mises à profit en Belgique,

de par sa disponibilité en temps, liée à une longue période d’incapacité de travail, et ensuite

de chômage. Il y a ainsi trouvé une place à lui au sein de l’économie familiale, allant à

l’encontre de la distribution habituelle des rôles domestiques, et plus particulièrement dans la

culture de son père.

A côté de l’articulation entre genre et alimentation, il y a lieu d’aborder celle qui se

fait avec les générations. L’enfant, au même titre qu’il va introduire l’usage de la langue de la

société d’insertion, va également, au contact de nouveaux codes alimentaires, par sa

fréquentation de la cantine scolaire par exemple, se faire médiateur de changement dans la

cellule familiale25

. Il encouragera une certaine occidentalisation de l’alimentation et il ne sera

pas rare que la femme, prépare deux repas, l’un pour les enfants, surtout si ceux-ci ne veulent

plus de la cuisine du pays, et l’autre pour le mari, s’il ne veut pas de la cuisine du pays

d’insertion26

. Elle peut donc osciller entre la valorisation lorsqu’elle met en œuvre son savoir-

faire et qui entretient, par là, le lien au pays, et la culpabilité latente à réchauffer une pizza

surgelée au lieu de cuisiner un repas27

.

Sheikh :

Parfois vous faites du poulet avec des légumes … mais les enfants séparent le poulet

des légumes …

Naz :

et après ils mangent …

Sheikh :

Les enfants, ils n’aiment pas cette nourriture, seulement l’aîné … les autres ils aiment

les burgers, les fishsticks, le ketchup, comme la nourriture européenne, ils aiment, elle

prépare pour elle et moi, … parfois nous sommes avec eux et nous mangeons aussi des

burgers, c’est mélangé…

Naz et Sheikh témoignent de ces remaniements progressifs qui ont recomposé leur

mode alimentaire, où les plats traditionnels pakistanais gardent cependant une place de

prédilection.

25

CALVO M., « Migration et alimentation », ibid., p413 26

Dossier « l’alimentation s populations migrantes : une adaptation délicate », Alimentation et précarité, n°22

juillet 2003 27

STRIGLER F., « Tradition, invention, intégration : la transmission n’est jamais figée ». Compte-rendu du

colloque Faire la cuisine. Analyses d’un nouvel espace de modernité , Toulouse décembre 2005.

www.lemangeur-ocha.com

10

Etape/Thème 4 : Les premières relations avec les belges

L’alimentation, la nourriture constituent-ils un media par lequel le migrant peut

rencontrer, dans les suites de son installation, l’autre « autochtone » ? Que ce soit le voisin, le

commerçant où l’intervenant social, voire médical, dans le cadre de ses multiples explorations

du milieu auquel il se confronte dorénavant.

Naz :

Oui, quand vient quelqu’un, un ami, je suis très contente et je fais un plat pakistanais

et ils aiment trop, les personnes belges,… surtout quand vient chez nous l’infirmière

de l’ONE, Mme A., la dame que vous avez vue…

Sheikh :

…elle emmène moi, ma femme avec les enfants au parc, il y a un grand parc là, près.

Naz :

C’est une dame très gentille

Patrick :

et elle aime votre nourriture !

Naz :

Elle aime trop et elle dit : « vous pouvez ouvrir un restaurant »

Naz :

…Dans mon cœur, quand je suis à la maison et que quelqu’un vient, je sens la joie …

et si quelqu’un mange, …

Sheikh :

En fait, pour ma famille, c’est très bon, nous sommes heureux quand nous avons

…des invités, nous sommes heureux, très heureux, … hospitalité, ce que nous pouvons

faire, quand c’est possible, … nous le faisons

Le témoignage de Sheikh et Naz rejoint le constat de Sophie Bouly de Lesdain28

qui

décrit comment certaines populations immigrées s’efforcent de conserver leurs pratiques

alimentaires en les utilisant aussi comme instrument d’insertion : le repas devient ainsi une

occasion, pour la maîtresse de maison, de communiquer avec les membres du pays-hôte en

leur faisant connaître les saveurs de sa culture d’origine. Le maintien des pratiques

alimentaires de cette dernière ne correspond donc pas, comme on pourrait être amené à le

penser, à un rejet ou une méconnaissance de celles du pays-hôte, qui font par ailleurs partie

des pratiques quotidiennes.

Naz met en avant le plaisir (« je sens la joie ») qu’elle éprouve à accueillir les

connaissances ainsi que les intervenants sociaux, dont je suis, à découvrir et partager un repas

pakistanais. Cet élan s’inscrit dans une logique du don et du contre-don. Au don fait par

l’intervenant social qui vient leur prodiguer un service, elle répond par le contre-don d’un

repas préparé de ses mains, avec les ingrédients de son pays. 29

28

BOULY DE LESDAIN S., « Alimention et migration – Une définition spatiale » in GARABUAU-

MASSAOUI I., PALOMARES E., DESJEUX D. (sous la direction de), Alimentations contemporaines , Paris,

l’Harmattan, 2002, p176 29

METRAUX J.-Cl., « Le don au secours des appartenances plurielles », dans Les défis migratoires, Zurich,

Centlivres P. & Girod I.(Eds), Seismo, 2000, pp457-464

11

Etape/Thème 5 : la cuisine comme ingrédient/invitation de/à la rencontre

« Manger est dans l’histoire de l’humanité, non seulement une question collective,

régie par la culture et la société, mais encore bien d’avantage : elle est au centre de

l’organisation sociale. Manger est affaire de partage, de répartition, de distribution,

d’échange. Le lien social passe, notamment par la nourriture et il la régule »30

De par mon expérience antérieure de médecin humanitaire (MSF), j’ai eu l’opportunité

de partager le repas, avec des collaborateurs ou des amis de différents pays : Tchad, Congo

(Zaïre), Bénin, Cambodge, Vietnam. Les modalités de partage de ces moments furent donc

diverses : à table, par terre, à la main, avec des baguettes, dans le même plat, etc… Celle qui

m’a cependant le plus marqué est l’éthiopienne. Je reprends ici la description qu’en fait

Wikipédia. « La gorsha est un acte d’amitié. On utilise sa main droite pour détacher un

morceau d’ injera31

, on le roule dans le wat ou kitfo, puis, on met ce rouleau d’ injera en

bouche. Au cours d’un repas avec des amis, la personne peut découper un morceau d’injera, le

rouler dans la sauce, et mettre le rouleau dans la bouche d’un ami. C’est ce qu’on appelle

gorsha, et plus grand est le gorsha, plus forte est l’amitié ». Donner à manger, au sens propre

du terme, à l’autre et recevoir de sa part, en retour, une bouchée de nourriture est en effet une

expérience de partage très prenante.

La commensalité, c’est à dire le fait de manger ensemble, de partager le repas en

public ou en privé, fait apparaître la sociabilité alimentaire : les individus se retrouvent en

participants d’un groupe qui se définit par rapport aux autres groupes, dans un mode exclusif

ou intégratif32

. Le repas constitue un lieu qui permet la rencontre et l’interaction entre

personnes, d’où l’ambivalence de sa nature : à la fois lieu d’intégration, familiale par

exemple, mais aussi lieu de contrôle, puisque chacun est mis en présence du groupe33

. Il

constitue un moment important de communication verbale et non verbale au cours duquel

apparaît la cohésion du groupe, indiquée par l’enthousiasme et l’animation ou au contraire, la

tension et le conflit, montrés par le silence34

. Le repas peut être dénué de lien social ; c’est ce

qu’on retrouve dans la restauration rapide. L’individu peut également se départir du contrôle

opéré en partageant le repas entre pairs (jeunes, collègues, hommes, femmes), dans des lieux

de retrait (café, rue, cuisine, restaurant, etc…) : c’est ce qu’on appelle l’évitement

alimentaire35

.

Pour la personne immigrée, les activités liées à l’alimentation, que ce soit

l’approvisionnement ou le repas en lui-même sont bien sûr des opportunités de contact

privilégiées. Les réseaux de commerce « exotique » maintiennent les liens avec les membres

du groupe d’origine36

. Les cafés et les restaurants sont des lieux où se construisent une partie

du réseau social et où l’échange de don et de contre-don peut s’exprimer37

.

Une autre modalité de partage se retrouve lorsqu’ une personne immigrée se fait

envoyer un colis alimentaire en provenance de son pays. On pourrait n’y voir qu’une

préférence alimentaire exacerbée et individualisante. Elle donne, au contraire, lieu à un

30

FISCHLER C. « Le paradoxe de l’abondance », Sciences Humaines n°135 : Manger, une pratique culturelle ,

p22-26 31

l’injera est une grande crêpe faite à partir dune céréale typique de l’Afrique de l’est, le Tef. 32

CALVO M., « Migration et alimentation », ibid., p408 33

DESJEUX D., Préface, ibid., p24 34

DESJEUX, ibid., p 35 35

DESJEUX, Préface, ibid., p24 36

BOULY DE LESDAIN S., « Alimentation et migration – Une définition spatiale » ibid., p176 37

DESJEUX, ibid., p21

12

partage, que ce soit de ce qui est commun avec la famille ou les compatriotes, ou de ce qui fait

différence avec les autres38

.

Mehdi :

Je demande à mes parents, quand ils viennent en Belgique, de me ramener … comme

ils sont à cheval entre la France et le Maroc , quand ils partent du Maroc pour venir

en Belgique, ils m’apportent les épices.

Patrick :

Et alors, lesquelles vous leur demandez ?

Mehdi :

Un peu tout : curcuma, cumin, poivre, parce qu’il y a du poivre noir, au Maroc, qu’on

ne trouve pas ici, sel, bon, le sel a la particularité dans la cuisine marocaine, y en a

qui mettent du gros sel, le sucre, côté sucre, je demande pas du sucre mais je sais

qu’au Maroc, le sucre est en grosse quantité, c’est des cubes, des briques.

Mehdi, de par ses compétences culinaires, trouve une place particulière dans la cellule

familiale mais aussi dans le groupe social, en l’occurrence les amis et les étudiants. Il y trouve

reconnaissance et estime sociale, une reconnaissance de soi-même, de ses compétences, et une

reconnaissance mutuelle, horizontale, avec gratitude et réciprocité. L’estime sociale, au même

titre que l’amour et le droit sont les trois formes de reconnaissance mutuelle. 39

Dans leur recherche40

, Aurélie Catteloin et ses collègues ont pris pour objet d’étude les

bars kabyles parisiens qui offraient occasionnellement des repas gratuits dans une ambiance

festive. L’événement enchaîne le don opéré par les organisateurs et le contre-don des

convives exprimés par les sourires, les marques de reconnaissance, les remerciements, les

gestes participatifs spontanés, fait apparaître « des sentiments de liberté, de sociabilité

populaire, de convivialité et d’humanité » et a le pouvoir de régénérer les liens sociaux dans le

quartier.

Etape/Thème 6 : Le mélange des ingrédients

Se pose la question cruciale du choix des aliments opéré par le migrant. Les aliments

qui lui sont familiers seront-ils disponibles dans ce nouveau monde ? Comment va-t-il

pouvoir construire, en terre inconnue, un objet alimentaire qui ne soit pas trop étranger ?

Sheikh et Naz s’étaient dirigés spontanément vers le marché « normal » et s’y étaient

procurés des œufs (« surtout des œufs »), aliment universel s’il en est, familier à tous, et lui-

même symbolisant la vie, la renaissance41

, et la possibilité offerte à un objet vivant, un germe,

d’être transporté. Plus tard, ils découvriront les lieux de distribution d’aliments familiers (« il

y avait des choses disponibles, plein de choses, de la nourriture hallal, du poulet hallal, de la

viande, et nous avons été acheter là-bas et commencé la nourriture de notre culture »), et

enfin, troisième temps, c’est l’intégration, par les enfants d’aliments nouveaux (« ils aiment

38

BOULY DE LESDAIN S.,ibid., p181 39

METRAUX J.-Cl., « La connaissance, arrière-petite-fille de la reconnaissance mutuelle », in Les politiques

sociales, 3&4 , 2007, pp 60-78 40

CATTELOIN A., HUG P., NIORT C., RIVERA L., SCHWARZ A., THEPAUT A., « Les liens sociaux dans

la fête. Le partage d’un repas dans les bars kabyles parisiens ». Préactes du colloque Petites entreprises et petits

entrepreneurs étrangers . Octobre 2003. 41

CHEVALIER J., GHEERBRANT A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982

13

les burgers, les fishsticks, le ketchup, comme la nourriture européenne,(…)… parfois nous

sommes avec eux et nous mangeons aussi des burgers, c’est mélangé… »)

Les aliments « de là-bas » se trouvent généralement dans les pays d’accueil. Des

réseaux de distributions et de revente se sont implantés de façon plus ou moins développée en

fonction de la densité respective des populations immigrées installées dans une ville, un

quartier. Les grandes surfaces disposent dorénavant de leur rayon « exotique » plus ou moins

achalandé, destiné non seulement aux clients immigrés mais également aux populations

autochtones dont les habitudes alimentaires se sont diversifiées au contact d’autres cuisines.

Si la disponibilité de ces produits ne pose donc pas grand problème il n’en va pas de

même pour leur accessibilité42

. Elle peut être de deux ordres : d’une part financière, avec des

prix parfois élevés dans les cas de faible distribution, et plus particulièrement pour les

aliments frais, et d’autre part géographique avec une distance parfois importante à parcourir,

une dépenser de temps, et donc un prix supplémentaire. Cet effet « budget » va entraîner des

innovations par des pratiques de substitution et de reconstitution des plats « ethniques » en

recourant aux produits locaux plus ou moins semblables mais économiquement plus

accessibles. C’est ce que Manuel Calvo appelle la créativité alimentaire. 43

Il observe aussi le processus d’accommodation alimentaire44

par lequel une population

implantée incorpore des produits et des pratiques de la société d’intégration, en fonction des

impératifs économiques, et sous l’influence médiatrice de l’enfant scolarisé au contact de la

cantine scolaire ou du membre de la famille qui travaille au contact de la cafétaria ou des

snacks. C’est l’effet hamburger, qui constitue un aliment à base de viande, donc généralement

prisé, économiquement accessible et de préparation rapide45

. Par ailleurs, il représente, au

même titre que les boissons sucrées et pétillantes, une manière de s’occidentaliser46

, avec les

survenues diététiques néfastes déjà abordées plus haut.

On assiste ainsi à ce que certains appellent une créolisation47

de l’alimentaire48

.

Celle-ci se constate d’une part pour la nourriture traditionnelle, que ce soit « là-bas » avec

intégration d’aliments apportés par la colonisation (thé Lipton, lait en poudre, cubes de

bouillon Maggi, fromage Vache-qui-rit) qui se retrouvent auréolés d’un nouveau symbolisme

rutilant et de vertus positives49

et « ici », avec ces pratiques d’accommodation. Elle se

constate d’autre part avec les habitudes alimentaires « traditionnelles » de la société d’accueil

qui se voit également au prise avec des poussées de mutation de par les vagues d’immigration

successives (pizzas italiennes, mezzés grec, dürüms turcs et rouleaux de printemps asiatiques)

et sous les coups de boutoir de la mondialisation alimentaire (fast-fooding rampant).

Ces différentes modalités d’interpénétration des habitudes alimentaires de la culture

d’origine et de celles de la culture d’accueil peuvent être donc lues à travers la grille de Rack,

ré-adaptée par Jean-Claude Métraux50

: une valorisation excessive des racines conduit à

l’isolation, au ghetto ; à l’inverse une valorisation exclusive de la culture d’accueil mène à

l’assimilation, au pris d’une mise à l’écart des savoirs ancestraux. La reconnaissance de

l’apport respectif des deux cultures permet ce qu’il appelle l’intégration créatrice, seule

possibilité de se créer un futur « sur terreau d’Histoire ». Le rejet des deux modèles donne

42

KOC M., WELSH J., « Les aliments, les habitudes alimentaires et l’expérience de l’immigration », ibid. p9 43

CALVO M., « Migration et alimentation », ibid., p394 44

ibid., p395 45

KOC M., WELSH J., « Les aliments, les habitudes alimentaires et l’expérience de l’immigration », ibid., p8 46

Dossier « L’alimentation des africains vivant en France : des repère culturels à la cuisine familiale », ibid. p8 47

la créolisation est habituellement entendue dans son sens linguistique à savoir une déformation de la langue

coloniale par les populations autochtones en un patois identitaire. 48

KOC M., WELSH J.,ibid. p3 49

STRIGLER F., « Tradition, invention, intégration : la transmission n’est jamais figée ». ibid., p 1-4 50

METRAUX J.-Cl., « La connaissance, arrière-petite-fille de la reconnaissance mutuelle », ibid., pp 60-78

14

l’exclusion, ou double-marginalisation, qui fait échouer le migrant sur « une terre de nulle

part ».

Etape/Thème 7 : Les allers et retours au pays

Une fois l’installation réalisée dans la société d’insertion, quel rapport le migrant va-t-

il entretenir avec son pays d’origine. Gardera-t-il un contact, un lien, matériel ou symbolisé, et

quel rôle peut, à nouveau, jouer l’alimentaire dans cette construction ?

Patrick :

donc Madame, où trouvez-vous tous les ingrédients ?

Naz :

Au marché ! Vêtements …

Sheikh :

des garçons indiens… pakistanais …ils vendent des vêtements. Ils apportent, vous

savez, nous voulons du poulet, nous voulons des épices, je dis, par téléphone, je dis les

articles, ils achètent pour moi, et je donne de l’argent.

Sheikh et Naz nous présentent le montage inventif qu’ils ont réussi à bricoler pour se

faire expédier leurs aliments familiers. Ceux-ci seront transportés par des « passeurs » entre la

centrale d’achat, en capitale, et leur lieu de vie, en région rurale particulièrement reculée.

L’aliment qui voyage est chargé d’une évocation d’un bout d’histoire familiale, dont le

souvenir va ré-émerger lors de la dégustation.

Yaprak :

Il faut pas oublier que l’aliment, l’odeur par exemple, d’une épice va.. quand ils vont

l’utiliser, qu’ils vont la ramener de Turquie, ça va leur rappeler le moment où ils l’ont

cueilli, le moment où ils l’ont fait sécher, le moment où ils l’ont traité, qu’ils l’ont mis

dans le sachet, donc ça va rappeler tous ces moments pour eux, donc pour eux c’est…

c’est un besoin

Patrick :

donc…, de ramener des épices …

Quand les parents de Yaprak retournent au pays, ils rapportent des noisettes,

cueillies avec les membres de la famille. La noisette n’a non seulement pas la même saveur

qu’une noisette du commerce parce qu’elle a le goût de la terre familiale, mais elle emporte en

son cœur quelques gouttes de sève, le « lait » que Yaprak y voit, une humeur vitale,

maternelle, qu’elle va emporter dans ses bagages jusque chez elle.

Yaprak :

… en parlant d’aliments, moi c’est les noisettes ! parce que ça aussi c’est un moment

que … on est là … qu’il y a …vous voyez, un petit, une petite… et euh, ça c’est spécial

parce que ça me rappelle à chaque fois quand j’étais beaucoup plus jeune, où on

allait et qu’on cueillait ça , nous même, et que on enlevait la peau et on cassait la

noisette et on mangeait (…). Mais elle sont fraîches hein, parce qu’elles sont cueillies

et même si quand on les met dans les paquets, en fait en général elles sont fraîches ,

c’est pas comme ceux qu’on achète ici sur euh … même si que c’est importé, c’est pas

15

du tout la même saveur, parce que là elles sont encore…, comme si il y avait du lait

dedans.

Il n’y a pas que les hommes qui s’exilent, quittent une terre d’ancêtre, une terre-mère

pour en gagner une autre. Les produits alimentaires s’exilent aussi, sont arrachés à la terre où

ils ont poussé et sont transportés vers une autre terre où ils seront consommés et digérés. Ce

sont les aliments migrants, dont je veux ici souligner l’importance, riche de symboles.

Les aliments migrants peuvent prendre plusieurs routes, pour rejoindre ceux pour qui ils

représentent cette valeur surajoutée, à savoir les personnes ayant pris ce chemin de l’exil :

Il y a les envois de colis alimentaires envoyés par des amis ou par des membres de la

famille restés au pays.

Il y a ces aliments que les personnes immigrées ramènent dans leurs bagages lorsqu’ils

retournent en vacances au pays

Il y a ces aliments que l’on peut acheter dans le pays d’accueil mais qui ont été

produits « là-bas ». (« Made in Turkey », « Made in Pakistan », « Made in Marrocco»

…)

Il y a les aliments qui circulent, sont acheminés de diverses façons depuis la capitale

jusqu’à la maison, au foyer de la personne. Cela peut se faire par les marchés, qui,

avec leurs camionnettes, sont la forme moderne des caravanes d’antan qui apportaient

les condiments d’un pays, voire d’un continent à l’autre.

Quels sont ces aliments qui vont subir ces voyages ?

Il y a les aliments de base (une farine, une céréale particulière, un féculent)

Il y a les épices, les condiments, qui, en une pincée ou une cuillérée, ont cette faculté

de donner au plat ces saveurs exquises

Il y a les aliments déshydratés qui permettent, à moindre poids, et avec cette qualité de

conservation impressionnante, de faire voyager l’ingrédient précieux qui sera

reconstitué, une fois parvenu à destination par cette belle opération de ré-hydratation.

« Qu’est ce que tu prends quand tu vas en Iran ? » « Les épices, les citrons

séchés, une espèce de crème qui est faite avec du vieux yoghourt séché que tu

dois tremper dans l’eau. Il y a beaucoup de choses déshydratées, ils font tout

sécher, après tu les mets dans l’eau et ça regonfle,.. »51

Quel est le destin de ces aliments migrants ? L’aliment du pays à cette saveur

particulière. Il représente la famille que l’on a quittée52

, le pays regretté53

. Ils ont donc une

fonction de remémorisation affective et sensorielle54

. Ils ont également une fonction de don,

d’une part de l’expéditeur envers le récipiendaire mais également de ce dernier envers ceux

avec qui, il va le partager (amis, famille, intervenants, etc…) car sa consommation ne sera que

51

MONGUZZI C., Cuisine d’ailleurs, ici , ibid.,p25 52

BOULY DE LESDAIN S., « Alimentation et migration – Une définition spatiale », ibid., p182 53

« Le plat, tel que me l’a toujours servi ma mère lors de mes retours à Oran, est divin. A la fois léger, consistant

et de très fin arôme, il laisse dans son sillage de si mémorables nostalgies que j’en ai fait le plat par excellence de

ces virtuels festins de l’exil auxquels je me convie par la pensée et qui me font saliver d’abondance ».

ALLOULA M., Les Festins de l’exil, Paris, Ed. Françoise Truffaut, Coll. Saveurs de la Réalité, 2003, p86 54

CALVO M., « Migration et alimentation », ibid., p418

16

rarement solitaire. L’aliment migrant est en effet porteur d’une importante charge symbolique

qu’il y aura lieu de placer dans un échange. Don et contre-don sont à nouveau à l’œuvre55

.

L’objet-aliment, inaliénable, acquiert une identité dans le contexte dans lequel les

acteurs le situent56

. Nous ne sommes plus dans la sphère du marché et de ses principes

(universalité, anonymat, instrumentalité) car le mouvement imprimé à l’aliment l’est dans le

cadre d’une inter-connaissance : entre la personne exilée et sa famille, ses amis, le marchand

qu’il a mandaté, le passeur désigné. Il acquiert de la sorte une authenticité car il est chargé

d’une histoire qui le singularise, qui l’estampille.

L’aliment, en tant que produit culturel, est mobile et polysémique : il peut avoir un

sens complètement différent selon les stratégies mises en œuvre par les groupes qui le

consomment. S’il est utilisé par le migrant qui provient du même pays, il sera un symbole de

loyauté à l’égard de celui-ci et une forme de résistance à un processus d’assimilation57

, mais

si le même aliment est utilisé par le groupe autochtone, on peut y voir l’expression d’une

appropriation et d’une domination culturelles58

.

Par ailleurs la conception de cet aliment migrant s’inscrit dans un usage partagé, social

d’une distance spatiale (« les produits du village ») et temporelle («les produits d’autrefois »),

qui rejoint les séquences temporelles (avant et après le départ) et spatiales (« ici » et « là-

bas ») de l’exil59

.

Revenons encore à Jean-Claude Métraux qui distingue trois types d’objets : l’objet-

monnaie qui a la même valeur pour tous et qui circule entre n’importe quelle main, l’objet-

précieux, objet-souvenir qui ne se transmet qu’entre personnes de confiance, et dont la valeur

intrinsèque représente la qualité de la relation entre le donateur et le détenteur, et finalement

l’objet-sacré, qui doit impérativement resté cloîtré dans le cercle restreint des membres de la

communauté, car il nourrit son identité. Il propose par ailleurs de classer les paroles suivant

la même distribution : paroles-monnaie, paroles précieuses et paroles sacrées. Les aliments

migrants, habités qu’ils sont par un souvenir, une histoire, un lien avec sa culture d’origine,

appartiennent manifestement à cette catégorie des objets précieux.

Etape/Thème 8 :Les enfants d’ici et la transmission de là-bas

La transmission constitue un des questionnements essentiels de tout éducateur, à

savoir de déterminer et reconnaître ce qu’il convient de transmettre ; de déterminer comment

ce qu’il a reçu, lui a permis ou lui permet de faire face aux conditions d’existence, de trouver

une/sa place dans le corps social ; de décider de ce qui lui a été utile, bénéfique, inutile, voire

nuisible et, en fonction du contexte, transmettre intégralement, un peu, pas du tout ou

adapter60

Quel sera donc le destin de l’aliment et de l’alimentaire dans l’histoire familiale et

dans la succession des générations : comment va-t-il évoluer entre la génération qui a

précédée celle du migrant, celle de ses parents et celle qui va lui succéder, celle de ses

enfants ?

55

METRAUX J.-Cl., « Le don au secours des appartenances plurielles », ibid. 56

ibid. p178-179 57

METRAUX J.-Cl., « La connaissance, arrière-petite-fille de la reconnaissance mutuelle », ibid., pp60-78 58

TURGEON L.(dir), « Manger le monde » ,ibid., p211 59

BOULY DE LESDAIN S., « Alimentation et migration – Une définition spatiale », ibid., p182 60

KAMAJOU E., « Transmettre : entre symbolique et syncrétique », Mozaïk Santé, cahier n°2, 2008, p4

17

Patrick :

Qui vous a appris ?

Mehdi :

J’ai vu, j’ai observé, et j’ai fait à ma manière en fait.

Patrick :

Qui avez-vous vu ?

Mehdi :

Ma mère.

Patrick :

Votre mère … qui est française …

Mehdi :

…Qui a appris de par ma grand-mère, qui est marocain.

Patrick :

Donc votre grand-mère paternelle ?

Mehdi :

Paternelle.

Patrick :

Donc votre grand-mère paternelle a appris à votre mère que vous avez vu, qui vous a

appris … ou … que vous avez observé ?

Mehdi :

J’ai observé ma mère en fait, le plus souven .

La transmission alimentaire est un des champs de prédilection de la transmission

culturelle. Elle peut avoir pour objet soit les habitudes alimentaires (partage de repas), soit

l’expérimentation et la reconnaissance gustative, soit le savoir-faire culinaire.

Elle s’avère importante pour chaque génération :

Pour les enfants, elle leur permet de reconnaître leur part lointaine et de ne pas se

sentir étranger à eux-mêmes61

Pour les parents, elle leur permet de se rassurer de la perpétuation de ce qui leur a été

transmis62

Pour les grand-parents, restés éventuellement au pays, elle leur apporte la réassurance

que leurs petits-enfants ne sont pas devenus étrangers63

, et qu’ils font partie de la

famille puisqu’ils acceptent de manger « pareil »

La transmission du savoir-faire culinaire est non-verbale. Essentiellement visuelle, par

observation64

-65

, elle fait également appel aux autres sens en convoquant odeurs, saveurs,

bruits et apparences66

.

On note cependant des ruptures fréquentes de la transmission, tant de la langue maternelle,

que de la cuisine, maternelle également. L’exil constitue un moment à risque pour ces

ruptures de transmission.

61

KAMAJOU E., « Transmettre : entre symbolique et syncrétique », ibid. p6 62

les personnes qui n’ont pas d’enfant peuvent réaliser cette perpétuation, en ce qui concerne la transmission

culinaire par l’échange au niveau de divers canaux de communication : internet, blogs, cours, stages. Il y a une

tendance à la patrimonalisation qui s’oppose à la rupture. STRIGLER F., « Tradition, invention, intégration : la

transmission n’est jamais figée », ibid. p4 63

KAMAJOU E., ibid., p 14 64

KAMAJOU E., CASTAING M., « Nourrir l’exil – Entres transitions et transmissions», Mozaïk Santé, cahier

n°2, 2008, p17 65

MONGUZZI C., Cuisine d’ailleurs, ici , ibid. p31 66

ibid. p2

18

Etape 9 : Alimentation et identité

« Chaque personne est dotée d’une identité composite, complexe, unique,

irremplaçable. Elle ne se compartimente pas. J’ai une seule identité faite de

tous les éléments qui l’ont façonnée selon un dosage particulier qui n’est

jamais le même d’une personne à l’autre67

»

Après avoir cheminé avec nos interlocuteurs tout le long de leur parcours, les menant

de l’exil à l’installation, intéressons-nous à deux concepts qui sous-tendent, à mon sens,

l’ensemble du propos : celui de l’identité et celui du lieu.

La célèbre citation de Brillat-Savarin « Dis moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu

es68

» soutenait, au 19ème

siècle que l’identité de l’individu pouvait être définie à partie de son

usage alimentaire. Les anthropologues qui ont pris l’alimentaire comme objet d’étude se sont

accrochés à cette question.

Isabelle Garabuau-Massaoui soutient la pertinence de cette porte d’entrée comme abord de la

question identitaire mais en précise d’emblée les limites. L’alimentation tient une place

importante dans la vie sociale, au même titre que le travail ou les rapports entre les sexes, et

elle permet d’apporter un éclairage sur un nombre important de phénomènes sociaux.

Pour Jean-Pierre Hassoun69

, l’alimentation résulte d’une interaction complexe et

dynamique de différents pôles d’influence, dans un processus qui allie polycentrisme, à savoir

articulation avec plusieurs sources culturelles, et syncrétisme c’est à dire un mélange

accidentel ou construit de ces sources. Il y a lieu, dit-il, de dépasser le clivage habituel entre

assimilation et maintien des traditions, qu’on a généralement tendance à proposer en abordant

la question alimentaire.

Manuel Calvo s’intéresse au style alimentaire de chaque individu. Pour celui qui se

confronte à l’exil, il sera polymorphe, composite70

: même s’il prend racine dans une base

culturelle commune, définissant ce qui est comestible, et le distinguant de ce qui ne l’est pas,

l’expérience de la confrontation avec d’autres modalités alimentaires va entraîner des

distinctions. Cette base culturelle peut être matérialisée dans le plat-totem71

, plat très

spécifique culturellement, qui va subir une revalorisation suite à l’exil. Il devient l’objet

médiateur d’identité, il fait partie de l’extériorité du groupe, de son image telle qu’elle est

perçue par la société d’insertion.

Le continuum alimentaire72

est ce maintien des pratiques alimentaires, pour une durée

variable et indéterminée, après que le groupe ait quitté la pays d’origine. Ce maintien est le

plus long, par rapport aux autres pratiques considérées comme indicateurs culturels à savoir la

langue, la religion et les loisirs (musique, fils, journaux, vacances)73

.

Le style alimentaire va ensuite évoluer pour devenir, premièrement dans une phase

d’accommodation, dichotomique, avec incorporation de certains éléments de la société

d’insertion et ensuite dans une phase d’adaptation, duel avec cumul vécu comme légitime de

plusieurs pratiques. Une issue possible du style alimentaire est de devenir anomique,

caractérisé par une perte totale des normes de la culture d’origine sans acquisition de celles de

la société d’insertion. Les conduites alimentaires deviennent errantes, incultes.

67

MAALOUF A., Les identités meurtrières cité in MONGUZZI C., Cuisine d’ailleurs, ici , p 12 68

BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût , Paris, 1848 69

HASSOUN J.-P., cité par GARABUAU-MASSAOUI I., ibid. p63 70

CALVO M., « Migration et alimentation », ibid., p401 71

ibid., p 420 72

ibid., p415-16 73

SAFI M., « Le processus d’intégration des immigrés en France : inégalités et segmentation », R.franç.sociol .,

47-1, 2006, p13, 39, 43

19

Quand je rentre dans le minuscule réduit où vit Didjé, au delà de l’odeur forte qui me

saute aux narines, je ne peux m’empêcher de voir de ci de là, les reliefs de ses repas

antérieurs : la boîte de concentré de tomates ouverte et à moitié entamée, la bouteille d’huile

d’arachide, le grand plateau d’œufs, la boîte de céréales, les sachets de riz, la poêle ayant

manifestement servi plusieurs fois d’affilée traînant dans l’évier. Il n’y a aucune trace de sa

culture d’origine, il n’y a rien de frais, il n’y a pas d’épices. C’est une alimentation

dépersonnalisée, un déversement sauvage des produits de l’industrie agro-alimentaire

triomphante.

Certains auteurs en arrivent donc à considérer l’identité du migrant comme créolisée,

hybride, liée à l’expérience complexe de la multiculturalité au même titre que les habitudes

alimentaires, incorporant un peu de tout : du local et du mondial, de l’ancien et du moderne,

du vieux et du neuf. Le risque étant que l’effet homogénéisateur de la modernité et de la

mondialisation, se porte non seulement sur les appareils de production et de consommation

mais également sur les signifiants culturels soutenant la différenciation et donc l’identité74

.

Nos interlocuteurs nous l’ont assez indiqué : l’aliment, la saveur, l’épice constituent

pour eux un fil sensoriel et affectif qui relie deux mondes auxquels ils sont résolument

attachés. Il y a lieu pour nous, qui participons à ce dispositif d’ « accueil », de faire en sorte

que celui-ci, porte bien son nom, c’est à dire qu’il soit effectivement accueillant à l’égard de

ces personnes en difficulté d’identité.

Etape/Thème 10 : Alimentation et lieu/espace

La nécessaire acquisition des aliments va faire circuler le migrant dans l’espace

géographique et va le faire appréhender les différents réseaux d’approvisionnement,

mouvants, fluctuants, abordant ainsi la dimension économique de l’espace (les différentes

formes de l’échange), ainsi que sa dimension sociale (réseaux familiaux, amicaux,

professionnels, informels), voire politique75

. Les différents modes d’acquisition

correspondent à des formes spatiales du groupe. Le mode d’acquisition participe à la

construction de l’identité de l’objet et à celle de son acquéreur et permet en même temps de

délimiter l’espace social dans lequel évoluent les migrants76

.

Dans son étude sur les restaurants étrangers de Québec Laurier Turgeon77

met en

évidence la juxtaposition et la compression des cultures, liées à la mondialisation et

l’émergence de nouvelles formes culturelles qui en découlent. Des espaces interstitiels

apparaissent où s’élaborent des stratégies du soi qui donnent naissance à de nouveaux signes

de l’identité, à des lieux innovateurs de collaboration et de contestation, dans l’acte de

définition du concept de société. Le local est mondialisé, le mondial est localisé.

L’acte de manger peut affirmer une différence et marquer une distance, mais il peut

aussi exprimer une similarité et une proximité. L’acquisition d’un objet exotique représente

l’appropriation d’une distance. La consommation alimentaire représente une consommation

territoriale dans la mesure où elle exprime un déplacement géographique des aliments du lieu

de leur production vers le lieu de leur ingestion. L’espace est comprimé et miniaturisé à

mesure que la nourriture est transportée du champ au marché, puis à la maison, à la table, au

plat, à la bouche, et enfin au tube digestif. Le monde extérieur est intégré au corps. C’est

74

KOC M., WELSH J., « Les aliments, les habitudes alimentaires et l’expérience de l’immigration », ibid. p3 75

BOULY DE LESDAIN S., « Alimentation et migration – Une définition spatiale », ibid., p186-7 76

ibid., p177 77

TURGEON L.(dir), « Manger le monde », ibid., p209

20

l’association étroite des domaines biologiques, géographiques et culturels qui rendent les

pratiques alimentaires si efficaces dans l’essentialisation des identités et dans la domestication

de l’espace78

.

Avec Yaprak, nous avons évoqué les lieux de son enfance, à Bruxelles, mais aussi des

lieux de Turquie où elle n’était plus retournée depuis 14 ans et où elle a retrouvé, il y a

quelques mois, ses cousins et ses oncles, tantes, ses neveux. Les lieux où on se rassemble pour

faire sécher les abricots et casser les coquilles des noisettes. Et on en vient à parler de la mort

car son père a fait, lors de ce dernier voyage, l’acquisition d’une concession au cimetière. « Et

pour lui ce serait comme si que, quand je serai enterré, je serai avec les miens… ». Les

« miens » ce sont les membres de sa famille restés en Turquie, ses parents qui y sont, depuis

lors décédés, sa sœur qui les a suivis il y a peu. Mais les « miens » ce sont aussi sa femme et

ses enfants, manifestement. « Il a acheté une grande parcelle tout justement pour également

être rassuré en se disant « mes enfants et mon épouse viendront également ici, et on sera tous

ensemble de nouveau ». Il y a une profondeur vertigineuse au récit de Yaprak où on évoque à

la fois les noisettes qui ont germé de cette terre et qui feront le voyage jusqu’à Bruxelles et le

voyage en sens inverse que la dépouille du père fera pour être ensevelie dans cette même

terre. « … il est venu ici très jeune pour y travailler et pour pouvoir fonder sa famille ici, et

quand il est devenu malade il a eu une certaine mélancolie, de certains moments qu’il a

revécus pendant sa maladie, même si il n’était pas sur place, sa pensée était sur place et ce

qui a fait qu’il a acheté cette parcelle de terre, c’est tout justement cette pensée, la recherche

du passé, le fait de ne pas avoir vécu avec ses parents, jusqu’à sa vieillesse, le fait de n’avoir

pas vu la vieillesse de ses parents, le fait de les avoir perdus, perdu une partie de sa famille,

et bien, c’est une pensée qu’il a, une mélancolie qu’il a eu, et que il a voulu prendre ses

précautions, tout justement, trouver une parcelle de terre, à l’endroit où ils ont été enterrés,

pouvoir retourner, d’une certaine manière, là où il était, quand il était petit ».

La question portant sur l’éventualité du retour définitif au pays et celle qui concerne le

souhait d’y être enterré, est pour les chercheurs en sociologie, un des critères de « mesure » de

la dimension d’appartenance de la personne immigrée à la nation qui l’a accueillie au même

titre que la naturalisation et l’inscription sur les listes électorales79

. Au delà de la question du

clivage entre appartenance à la société d’insertion et la loyauté à sa culture d’origine, on peut

se demander, en écoutant le récit de Yaprak, si les lieux de l’exil, ces « parcelles de terre »,

comme elle les nomme, n’ont pas subi cette « compression » et cette « miniaturisation » dont

parle Turgeon, tellement ils semblent proches.

Etape/Thème 11 : Enseignements pour la clinique :

Comment prendre soin du sujet migrant, de ce sujet de l’exil, pris dans le clivage entre

une origine tenue pour perdue et un lieu de vie rendu opaque ou potentiellement menaçant ?

Telle est la question posée par Olivier Douville80

. Il y répond en insistant sur la qualité d’un

cadre qui permette un accueil personnalisé, une qualité de relation, une volonté d’empathie,

« bref », dit-il, par l’élaboration d’une atmosphère qui sécurise et dans laquelle le consultant

ne se sente pas étranger. Mais pour autant, il faut éviter la référence à une seule terre et faire

78

TURGEON L.(dir), « Manger le monde » ibid., p212 79

SAFI M., « Le processus d’intégration des immigrés en France : inégalités et segmentation », ibid ., p14 80

DOUVILLE O. et GALAP J., « Santé mentale des migrants et réfugiés en France ». Encycl Méd Chir

Psychiatrie, 38-880-A-10, Paris, Elsevier, 1999, 11p.

21

sortir le sujet de l’assignation dans laquelle il peut être pris à ne représenter qu’un des pôles

du déplacement opéré par l’exil : l’origine quittée ou le pays atteint. Considérer le sujet entre-

deux, en décalage dans des dispositifs interculturels, métissés et non porteurs d’assignations.

Lui permettre une reconnaissance et une valorisation des cultures « autres »et une prise de

position active de transmission. Favoriser le sentiment de l’existence d’une communauté

autour de soi et en soi. Eviter le sentiment terrifiant de n’être ni ici, ni là, assigné à un « non-

lieu » intérieur et à l’étrangeté radicale.

Pour Fehti Benslama81

, la maladie de l’exil n’est pas la perte du pays mais

l’impossibilité déchirante d’être dans un lieu. C’est donc paradoxalement une perte du dehors.

Il distingue ici le lieu qui est investi psychiquement, qui est nommé et qui permet au sujet

d’exister par rapport à l’espace qui fait l’objet de perceptions, de représentations et de

mesures, et l’endroit, où la personne s’arrête et reste, trouve séjour et demeure, en un mot,

subsiste. Ainsi, le lieu où les morts on inhumés détermine l’habitation de référence qui définit

pour quelqu’un le chez soi et le souhait de certains migrants, pour la plupart des hommes, de

faire retourner son cadavre « chez soi », démontre la dénarcissisation possible provoquée par

l’expérience de l’éloignement.

Dans son travail sur la proximité 82

, Pascale Jamoulle souligne l’importance d’une

pratique souple, malléable, qui s’adapte aux styles de vie et qui aille à l’encontre des cadres

institutionnels trop rigides qui ne permettent pas de rencontrer les gens. La mise en place d’

« accroches positives », de la part de services avenants afin d’éviter aux gens des situations de

demande « négative » basée sur une position d’invalidation sociale. La recherche de

dispositifs permettant aux gens d’étoffer les parentés sociales, c’est à dire l’ensemble des

relations adultes qui comptent pour un individu, sa parenté de cœur, symbolique ou

spirituelle. Et enfin, l’importance qu’il y a à jouer le rôle d’intermédiation avec d’autres

services ou ressources de l’environnement.

Pour finir : la fin de l’histoire de Didjé….

Lors de mon dernier passage chez Didjé, je me suis un peu plus intéressé à son

alimentation. « Des pizzas, des lasagnes, du pain… ». Il me montre, plutôt fièrement, les

emballages à moitié vidés. « Je les réchauffe là-bas… » me dit-il en pointant le doigt vers la

cuisine commune de l’étage. « Et des omelettes, avec du pain… », en me montrant son plateau

d’œufs et sa vieille (et unique) poêle. « Oui, je bois des boissons gazeuses, des limonades »,

quand je lui demande ce qu’il boit. Et puis, il me parle d’un plat de son pays, des feuilles de

manioc cuites avec du poisson, et évoque une connaissance d’une tante qui lui apporte de

temps à autre un plat. Je tombe des nues parce qu’il n’avait jamais répondu à mes questions

concernant sa famille et semblait invariablement perplexe quand je lui parlais de nourriture

africaine. Il me parle même de la « chikwangue », préparation de manioc fermenté, typique de

certaines régions du Congo (RDC), alors qu’il était resté silencieux quand je lui en avais

parlé, lors de notre première rencontre. Et le voilà qui non seulement me parle de son pays

d’origine, mais aussi, d’une ébauche de réseau social et de solidarité qu’il a pu mettre en

place autour de lui. Une ébauche de milieu humain. Qu’est ce qui a bien pu décoincer la

parole de Didjé, et rendre un peu de consistance à son parcours, à son histoire ? Il a sans doute

dû attendre qu’une confiance s’installe entre nous, petit à petit, de par mes visites régulières

dans son lieu de vie.

Prendre comme voie d’entrée, pour introduire le récit d’une personne qui a fait cette

expérience troublante de l’exil, m’a été proposé par ces personnes que je rencontre dans mon

81

BENSLAMA F. « Qu’est ce qu’une clinique de l’exil ? » Evol psychiatr, 2004, pp23-30 82

JAMOULLE P., « La proximité » dans FURTOS J., Les cliniques de la précarité. Contexte social,

psychopathologie et dispositifs , Elsevier Masson, 2008

22

travail clinique. Ils m’ont invité à partager une tasse de leur café ou un plat de leur pays

d’origine. Et nous en avons parlé, et cela s’est ouvert sur la fonction socialisante du repas, de

la commensalité. Cette émergence d’une modalité de rencontre n’aurait pas pu survenir si la

possibilité ne m’avait pas été donnée de faire des visites à domicile, et donc de m’introduire

dans leur lieu de vie, dans ce lieu au mur desquels ils mettent leur rêves, s’ils en ont encore.

D’une certaine façon, la visite à domicile met en œuvre un déplacement du lieu habituel du

travail de consultation, à savoir le bureau. Dire que celui-ci se met à l’épreuve de l’exil serait

sans doute excessif, mais ce déplacement indique certainement une disponibilité accueillante

de la part de l’intervenant. C’est dans cette proximité et cette reconnaissance mutuelle qu’il y

a lieu, je pense, de continuer à travailler avec les personnes en exil.

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