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Presses Universitaires du Mirail CUBA / ESPAGNE Une histoire de famille(s) Author(s): Thomas GOMEZ Source: Caravelle (1988-), No. 76/77, HOMMAGE À GEORGES BAUDOT (Décembre 2001), pp. 485-494 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854986 . Accessed: 10/06/2014 20:48 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.72.48 on Tue, 10 Jun 2014 20:48:31 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

HOMMAGE À GEORGES BAUDOT || CUBA / ESPAGNE Une histoire de famille(s)

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CUBA / ESPAGNE Une histoire de famille(s)Author(s): Thomas GOMEZSource: Caravelle (1988-), No. 76/77, HOMMAGE À GEORGES BAUDOT (Décembre 2001), pp.485-494Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854986 .

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CM.H.LB. Caravelle n° 76-77, p. 485-494, Toulouse, 2001

CUBA /ESPAGNE Une histoire de famille (s)

PAR

Thomas GOMEZ Université de Paris X Nanterre

Parmi les vingt-deux républiques issues de l'éclatement de l'ancien empire espagnol d'Amérique, Cuba est incontestablement celle qui a gardé les relations les plus étroites et les plus solides avec l'ancienne métropole. Si 1898 vit la rupture politique définitive entre les deux pays, l'attachement qui unit l'Espagne et la Perle des Antilles ne s'est jamais démenti. Même aux pires moments de la guerre froide où l'Espagne et Cuba vivaient sous des régimes farouchement opposés, et en dépit des crises qui ont émaillé les relations entre les gouvernements de Castro et de Franco, les liens entre les deux pays n'ont jamais été rompus. Tout le monde a en mémoire l'épisode au cours duquel, au tout début de l'installation du régime castriste, l'ambassadeur d'Espagne à La Havane interrompit une émission en direct à la télévision cubaine pendant laquelle le Líder Máximo s'en prenait avec vigueur au régime de Franco. L'altercation qui s'ensuivit devant les caméras est restée un très grand moment de télévision. L'ambassadeur se permettait une intervention pour le moins déplacée que personne d'autre n'aurait osé envisager. Il s'agissait comme s'il était chez lui et de fait nous verrons dans les pages qui suivent que c'était un peu le cas. On se souvient aussi, plus récemment, du sommet ibéro-américain de Santiago du Chili où Fidel Castro et le chef du gouvernement espagnol José Maria Aznar se sont livrés en se tutoyant, comme des membres de la même famille, à une passe d'armes verbale peu protocolaire qui aurait pu avoir des conséquences diplomatiques graves mais qui, finalement, s'est soldée par le rappel très temporaire et pour la forme des ambassadeurs respectifs. Parallèlement, lorsque le roi Juan Carlos s'est rendu en visite à Cuba - le premier chef d'Etat espagnol à le faire, soit dit au passage, il a reçu du gouvernement et surtout du peuple cubain un accueil exceptionnel ; bien

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plus chaleureux que tout autre visiteur, y compris le Pape, dont on connaît la popularité en Amérique latine. C'est que lui aussi était un peu de la famille.

Il est également remarquable de constater que, même aux pires moments du blocus imposé aux Cubains depuis de nombreuses années par le puissant voisin du Nord, qui a toujours œuvré pour associer l'ensemble des pays occidentaux à ces sanctions, les relations entre l'Espagne et Cuba ont tenu bon. Une liaison aérienne régulière a toujours été maintenue entre Barcelone, Madrid et La Havane. Les Espagnols n'ont jamais cédé aux pressions américaines pour appliquer le blocus. Mieux encore, les entreprises espagnoles figurent parmi les rares, sinon les seules du monde occidental, à braver les diktats des Américains et à ignorer les foudres de la loi Helms-Burton1.

Pourtant, la pérennité et la solidité des relations entre Cuba et son ancienne métropole ont de quoi étonner quand on considère les ruptures, parfois totales et durables, qui ont suivi les mouvements de décolonisation aussi bien dans le monde hispanique que dans d'autres aires. Le but de cette contribution est d'esquisser une explication à ce phénomène. Car, croyons-nous, il obéit à des circonstances historiques que nous allons essayer d'élucider. Naturellement, il est le résultat d'un processus qui remonte à la Découverte et à la Conquête, mais il tient essentiellement à la nature de la colonisation et aux mouvements de population entre l'Espagne et Cuba, qui n'ont jamais cessé dans les deux sens.

Contrairement à ce qui se passa dans la plupart des républiques hispano-américaines, les traces de la population amérindienne disparurent très rapidement. Il n'y a aucun métis d'Indien et d'Espagnol à Cuba. En revanche, il existe une très forte présence de population d'origine africaine, noire à des degrés divers, et une petite minorité d'origine chinoise. Quant à la population blanche, elle est très majoritairement d'origine espagnole et son attachement à la mère patrie n'a jamais réellement fléchi. Dès les premières décennies de la colonisation, la population autochtone s'éteignit, victime d'un ensemble de phénomènes qu'il n'y pas lieu d'évoquer ici, et la colonisation fut menée par des Espagnols. Ces gens venaient des diverses régions espagnoles et en particulier de celles qui ont toujours fourni les plus gros contingents d'émigrants : la Galice, l'Andalousie et, dans le cas cubain, les Canaries. A ce flux migratoire vers Cuba, il faut ajouter, dès la fin du XVIIIe siècle, un apport considérable de Catalans qui n'a fait que

1 La loi Helms-Burton votée par le Congrès interdit l'accès aux Etats-Unis des investissements et des dirigeants des entreprises qui travaillent avec Cuba. Elle considère comme receleurs des biens nationalisés par le régime de Castro les sociétés qui s'installent à Cuba et permet de les poursuivre devant la justice des Etats-Unis. Et cela même si les premiers lésés par cette loi sont les principaux partenaires des Etats-Unis au sein de l'ALENA : le Canada et le Mexique.

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s'intensifier tout au long du XIXe. Ce phénomène est à mettre en rapport avec le développement de l'économie catalane et l'industrialisation qui avait trouvé à Cuba un important champ d'investissements et des débouchés attrayants.

A ces données, s'ajoute le fait que l'île de Cuba, et en particulier la ville de La Havane, est devenue au fil des ans une pièce maîtresse dans le système défensif de l'empire espagnol et des flottes qui assuraient les échanges entre la métropole et ses colonies. D'où la présence de forces militaires nombreuses et permanentes en provenance d'Espagne pour l'essentiel. La population espagnole de Cuba s'est vue renforcée également au début du XIXe siècle, à la suite des guerres d'indépendance sur le continent qui provoquèrent la fuite de certaines familles loyalistes ou qui les firent tout simplement chasser, comme au Mexique. Elles trouvèrent dans l'Ile une terre d'accueil plus accessible que la métropole. Au fur et à mesure que l'Espagne perdait ses possessions continentales, Cuba devenait de plus en plus espagnole et pas seulement en raison de l'augmentation de la population. L'économie de l'Ile passait peu à peu sous le contrôle de familles venues du continent récemment libéré du joug espagnol. L'historien cubain Manuel Moreno Fraginals montre qu'en 1804 les créoles cubains contrôlaient 90% de la production sucrière alors qu'en 1830 ils n'en possédaient plus que 30%. Ce décalage s'est aggravé au bénéfice des Espagnols à la suite des destructions des plantations dans la partie orientale de l'Ile pendant la Guerre des Dix Ans2. Mais contrairement à ce que l'on avait pu voir dans d'autres régions de l'empire, les élites cubaines, loin d'être marginalisées, étaient parfaitement intégrées aux divers secteurs de la vie espagnole : société, économie, politique et culture. Bon nombre de Cubains, grâce à leurs énormes revenus sucriers, purent s'acheter des titres de noblesse et devenir grands d'Espagne. Ils eurent ainsi accès aux différents corps de l'administration, de l'armée, de la marine, y compris aux rangs les plus élevés. Certains furent ministres, et pas titulaires de n'importe quel portefeuille : celui de la Guerre, par exemple. Leur participation à la vie culturelle espagnole était intense tout comme aux débats d'idées dans la littérature et dans la presse.

Voilà pourquoi, même si pour les Etats-Unis la doctrine de Monroe3, prolongée en 1885 par la Manifest Destiny^ de John Fiske, prévoyait

2 Guerre des Dix Ans : première insurrection des indépendantistes cubains commencée en 1868 et terminée en 1878, sans vainqueurs ni vaincus, par l'accord de Zanjón qui reconnaissait à Cuba le statut de province espagnole avec représentation au parlement de Madrid. 3 La doctrine du président Monroe interdisait toute ingérence d'une puissance étrangère dans la zone d'influence des Etats-Unis dont l'Amérique latine était la pièce maîtresse. Elle se résumait dans la laconique formule : L'Amérique aux Américains. 4 Publié comme prolongement de la doctrine de Monroe par John Fiske en 1885, le Manifest Destiny exprimait l'idéologie expansionniste des Etats-Unis proclamée par

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l'annexion inéluctable de Cuba sous une forme ou sous une autre et à plus ou moins brève échéance, dans la mentalité espagnole et chez l'immense majorité des Cubains, cela relevait d'un rêve impérialiste yankee qu'on n'était pas prêts à faciliter. Toutes les tentatives pour acheter l'Ile, pour alléchantes que fussent les offres, et il y en eut plusieurs, se heurtèrent à une fin de non-recevoir de la part de l'Espagne. Ce qui avait fonctionné avec la Floride, avec la Louisiane, avec le Texas, avec l'Arizona, avec la Californie et plus tard avec l'Alaska, ne put pas être obtenu avec la Perle des Antilles. Cuba était bel et bien considéré comme un morceau de l'Espagne. Dès lors, il n'est pas étonnant que toute tentative de sécession ou d'indépendance fût perçue par certains secteurs dans la Péninsule, et en particulier par l'armée, comme une amputation territoriale inacceptable. Cela explique les mots du général Valeriano Weyler lorsque, se rendant dans l'Ile pour prendre la tête des forces espagnoles engagées contre les mambises 5 : « Je me rends à Cuba pour défendre l'intégrité de Lt patrie ».

Il faudra attendre que la guerre devienne très impopulaire en Espagne en raison d'une conscription inique et de pertes exorbitantes, et il faudra surtout que les intellectuels les plus influents (Joaquín Costa, Pi i Margall, Miguel de Unamuno, etc.) prennent parti contre l'engagement militaire, pour que les choses commencent à changer.

Pourtant, en dépit d'événements qui annonçaient inexorablement l'indépendance, Cuba n'avait pas fini de s'hispaniser, bien au contraire. Lorsqu'éclatent les guerres d'émancipation, cela se traduisit par un afflux considérable de population métropolitaine puisque l'Espagne envoie massivement des troupes. Au plus fort de leur présence, elles atteignirent les 200 000 soldats et officiers pour une population totale d'environ 1 600 000 habitants. Des dizaines de milliers d'entre eux périrent victimes des combats et surtout des mauvaises conditions de vie (climatiques, sanitaires, etc.) et remplirent massivement les cimetières de l'Ile. Beaucoup d'autres se fondirent dans la population locale par le biais du mariage avec des Cubaines. D'autres encore restèrent comme travailleurs dans la prospère industrie du sucre et du tabac, apportant ainsi leur contribution à une économie qui offrait de bien meilleures conditions d'emploi et de rétribution qu'en Espagne. A Cuba le revenu par habitant était supérieur à celui de la Péninsule et les envois d'argent des émigrés à leurs familles était considérable. En raison d'un système de conscription particulièrement injuste qui permettait l'exemption des plus fortunés moyennant une somme hors de portée des familles modestes, les

certains intellectuels tels que Josiah Strong et Alfred Mahan et véhiculée par la presse sensationnaliste de Hearst et de Pulitzer. Il trouva son épilogue logique avec l'inter- vention des Etats-Unis dans la guerre d'indépendance de Cuba et la défaite de l'Espagne qui perdit définitivement son empire en 1898 : Cuba, Puerto Rico et les Philippines. J Mambises : nom que se donnaient les insurgés cubains en lutte pour l'indépendance de leur pays.

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jeunes conscrits venaient des couches les plus pauvres : paysans sans ressources, prolétaires des villes et pauvres bougres sans avenir qui rempilaient pour des soldes de misère payées en retard ou qui n'arrivaient jamais^. Voilà pourquoi, à l'issue de leur service, beaucoup préféraient, aux incertitudes d'un retour aléatoire, une installation sur place bien plus prometteuse.

Ainsi, à travers le souvenir des morts, grâce aux nombreux mariages et à ceux qui préféraient rester plutôt que de subir un rapatriement hasardeux, se tissaient des liens affectifs et familiaux de plus en plus serrés entre l'Espagne et Cuba. Pour insaisissables qu'ils paraissent, ils n'en constituent pas moins un ciment social important. Le rapport à l'Espagnol était particulier. L'antagonisme avec les Espagnols ne se cristallisa pas en haine comme on avait pu le voir dans d'autres régions de l'empire espagnol. Comme se plaît à le rappeler Moreno Fraginals, on ne trouve pas dans la langue populaire cubaine de terme plus ou moins péjoratif pour désigner l'espagnol péninsulaire, ce qui n'est pas le cas dans les autres régions américaines où il faisait et fait toujours l'objet de railleries.

A ces raisons de nature sociologique, il faut ajouter les effets de la politique volontariste de l'Espagne pour hispaniser au maximum l'Ile en favorisant une émigration massive qui viendrait équilibrer les visées indépendantistes créoles, surtout si ces dernières devaient passer par des voies politiques ou électorales. C'était un pari risqué car rien ne garantissait que ces nouveaux venus à Cuba n'épouseraient pas tôt ou tard la cause de l'indépendance. L'expérience montra que ce fut bien le cas. Certains Espagnols rejoignirent les rangs des guérilleros : le galicien Suárez et le catalan Miró Argenter, pour ne citer qu'eux, devinrent généraux des forces rebelles. Il n'empêche qu'en vingt-cinq ans à peine, de 1868 à 1894, sont arrivés à Cuba quelque 420 000 Espagnols (péninsulaires et canariens) qu'il faut ajouter aux plus de 290 000 soldats venus durant la même époque ; soit environ 710 000 immigrants originaires d'Espagne pour une population totale de 1 631 000 habitants^ (43,6%). Désormais, la population de couleur, autrefois majoritaire, était devenu minoritaire et plus de la moitié des Blancs de l'Ile étaient nés en Espagne. Le taux d'hommes célibataires parmi ces migrants était extrêmement élevé et, comme nous l'avons déjà signalé, c'est par milliers qu'ils épousèrent des Cubaines8, de sorte que le conflit

6 Voir l'article de Carlos Serrano : «O todos o ninguno» in Memoria del 98, supplement de El País, Madrid, 1997. ' Recensement de 1887 où il apparaît que 33% seulement de la population cubaine était noire. ° Selon Moreno Fraginals, auteur de Cuba/España/ España/Cuba. Historia común, en quatre ans, entre 1890 et 1894, il y eut plus de 2000 mariages entre Espagnols et Cubaines.

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politique et militaire que ensanglantait l'Ile ces années-là était vécu aussi au sein même de nombreuses familles.

Les associations de toute nature fondées à Cuba par les Espagnols, souvent sur des bases régionales ou corporatistes, contribuèrent très significativement au maintien et au renforcement des relations entre les deux pays. Elles ont constitué un ciment qui a résisté à l'épreuve du temps et des différends politiques. Le Centro Gallego, le Centro Asturiano mais aussi la Sociedad Andaluza de Beneficencia, le Centro Vasco, la Sociedad Balear, la Sociedad de Beneficencia de Naturales de Cataluña et bien d'autres regroupaient des dizaines de milliers d'adhérents qui maintenaient très vivaces les traditions espagnoles. A travers leurs centres culturels et leurs associations d'entraide, elles facilitaient les échanges et la solidarité avec l'Espagne tout en offrant des services sociaux et mutualistes et des réseaux associatifs dont les retombées profitèrent également à Cuba. Les édifices et les installations culturelles de ces associations (cliniques, clubs, cafés, bibliothèques et autres lieux de sociabilité) étaient les plus beaux, les mieux équipés, les plus prestigieux et les plus dynamiques du pays9.

Le flux migratoire vers Cuba ne s'est pas tari en 1898 avec l'Indépendance, bien au contraire. Il est remarquable de constater que, dès le 15 décembre 1899, à peine quelques jours après la fin des hostilités, le gouvernement cubain publiait dans tous les organes de presse du pays une déclaration qui exprimait sans équivoque sa position à l'égard des Espagnols :

Le peuple cubain n'a pas fait la guerre aux Espagnols ; il a combattu le gouvernement espagnol... Et non seulement il souhaite que les péninsulaires restent à Cuba mais aussi qu'il en arrive le plus grand nombre possible. 10

Ce qui fut le cas durant toute la première moitié du XXe siècle, sous forme de migrations saisonnières {emigración golondrina) , le temps d'une zafra (récolte de canne à sucre), ou de départs définitifs. Ces mouvements de population ont renforcé très significativement les liens entre l'ancienne colonie et la métropole.

C'est probablement un cas unique dans l'histoire des mouvements de décolonisation qui se sont soldés la plupart du temps par des exodes massifs ou des règlements de comptes sanglants. Souvenons-nous du cortège de drames et de blessures, qui ne sont toujours pas cicatrisées quarante ans après, provoqués par l'exode, en 1962, de centaines de miliers de Français d'Algérie qui presque tous étaient installés dans le pays depuis plusieurs générations.

9 Le Centro de Dependientes (L'Amicale des employés de commerce espagnols) était l'institution la plus nombreuse et la plus riche du pays. Elle offrait à ses milliers d'adhérents toute sorte de services culturels, sportifs et médicaux. 10 Moreno Fraginals, Memoria del 98, n° 3, p. 42, supplément de El Pais, Madrid, 1997.

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En réalité, quelle que fût la nature des liens politiques unissant Cuba à l'Espagne, la première n'était pas, depuis longtemps déjà, une colonie au sens classique du terme. La métropole n'exploitait plus en parasite les ressources de l'Ile. A l'issue de la Guerre des Dix Ans (1868-1878), le Pacte de Zanjón, comme nous l'avons signalé, avait fait de Cuba un appendice lointain de l'Espagne. De fait, Cuba était une province espagnole mais pas n'importe laquelle : la plus riche et la plus développée. Elle était depuis longtemps le premier producteur mondial de sucre et figurait dans le peloton de tête des producteurs de café et de tabac, autant de produits de consommation courante sans problèmes de débouchés, ce qui produisait des ressources considérables. Cela avait permis l'émergence de la bourgeoisie la plus moderne et la plus dynamique du monde hispanique, Espagne comprise. Une bourgeoisie qui investissait dans tous les secteurs de pointe pour développer l'économie cubaine qui connut des taux de croissance record. Elle fut parmi les premières au monde à mécaniser massivement l'industrie sucrière en introduisant la machine à vapeur, le chemin de fer, l'électricité, la technologie bancaire et financière, les assurances, le téléphone, le télégraphe (un câble sous-marin reliait l'Ile aux Etats-Unis et même les dépêches acheminées vers l'Espagne transitaient par New York), etc. La production cubaine n'était pas transformée en Espagne mais sur place, elle n'était pas transportée sur des navires espagnols mais sous toute sorte de pavillons, les transactions étaient faites en dollars et en livres sterling et pas en pesetas et, pour tout résumer d'un chiffre, toujours selon les données de Moreno Fraginals, en 1893, Cuba exportait aux Etats-Unis 92% de sa production sucrière alors qu'elle n'en expédiait que 1% en Espagne. De toute évidence, Cuba était une colonie atypique ; l'Ile n'était plus depuis longtemps une « vraie » colonie.

Si l'on considère les élites, on s'aperçoit également qu'en Espagne, tout au long du XIXe siècle, le monde de l'économie et de la politique était étroitement lié à Cuba. Quelques exemples suffiront à illustrer que la « saccharocratie »H cubaine forte de son pouvoir économique et riche de ses relations influait sur la vie politique péninsulaire. Des officiers de très haut rang de l'armée espagnole et des hommes politiques en vue étaient alliés à de puissantes familles cubaines ou bénéficiaient de leurs largesses. Le général Juan Prim, ancien gouverneur de Puerto Rico, dont il avait épousé une ressortissante, et auteur d'un coup d'Etat à son retour en Espagne, avait bénéficié de la générosité financière d'un richissime saccharocrate cubain : le comte de Casa Brunet. Le général Francisco Serrano, chef du gouvernement à plusieurs reprises et ancien gouverneur de Cuba, était également marié à une parente dudit comte et propriétaire de six complexes sucriers. Le général Domingo Dulce, ancien gouverneur

1 1 Saccharocratie : terme utilisé par les historiens de Cuba pour désigner un système dans lequel la vie politique et sociale dépendait très largement de l'activité sucrière.

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de l'Ile également, était marié aussi à une Cubaine détentrice d'une colossale fortune bâtie sur le sucre. A la même époque, l'ordonnateur des finances coloniales, dont Cuba était de loin le plus gros pourvoyeur, n'était autre que José Cánovas del Castillo, frère du futur chef de gouvernement du même nom à Madrid. Par ailleurs, les Cubains n'étaient pas exclus de la politique en Espagne, comme le montrent l'intégration de nombreux officiers cubains dans l'armée espagnole12 et la nomination de certains d'entre eux à de hautes responsabilités gouvernementales : en 1895, le Cubain Buenaventura Abarzuza fut nommé ministre d'Outre-mer.

En marge de la vie politique, quelques familles espagnoles très puissantes avaient fait leur fortune à Cuba ou dans des activités directement liées avec l'Ile. La famille d'Antonio López, par exemple, propriétaire de la compagnie de navigation qui assurait les liaisons entre Cuba et l'Espagne et dont certains hommes politiques en vue, tel le marquis de Comillas, étaient actionnaires. Elle bénéficiait, entre autres avantages, du monopole du transport du courrier, des fonctionnaires, des ecclésiastiques et surtout des troupes et de la logistique, ainsi que du rapatriement des malades et des blessés. Selon ses propres statistiques, cette compagnie transatlantique transporta en un quart de siècle un bon demi-million de passagers. Cela lui valait de substantiels bénéfices. La richissime famille catalane des Giiell avait bâti sa puissance économique sur le commerce avec la Perle des Antilles. D'autre part, de nombreux Cubains, surtout parmi l'oligarchie, connaissaient bien l'Espagne où ils avaient séjourné et avaient fait des études. À commencer par Carlos Manuel de Céspedes, qui déclencha le premier soulèvement indépendantiste dans son domaine sucrier La Demajagua.

Ainsi, qu'elles fussent plébéiennes ou patriciennes, civiles ou militaires, populaires ou aristocratiques, de nombreuses familles avaient des intérêts et des membres de chaque côté de l'Atlantique et assuraient ainsi une sorte de continuité territoriale. Ces constatations, ajoutées à l'identité de culture, de langue et de religion, permettent d'affirmer que, peu ou prou, Cuba était aussi l'Espagne. Tout cela explique probablement qu'il n'y ait jamais eu de véritable rupture entre les deux pays ; que les Espagnols n'aient jamais été indifférents au sort des Cubains et réciproquement. On voit bien que, lorsque l'un des deux pays traverse une crise grave, l'autre la ressent comme un peu la sienne. Ce fut le cas pendant la guerre civile espagnole où le contingent cubain des Brigades internationales était considérable, tout comme le nombre de combattants isolés venus défendre la république espagnole^. C'est le cas

12 Ce n'était pas nouveau ; certains jouèrent un rôle eminent dans la guerre contre les troupes napoléoniennes qui occupaient l'Espagne. 13 Fernando Vera Jiménez, «Cubanos en la Guerra Civil española. La presencia de voluntarios en las Brigadas Internacionales y el Ejército Popular de la República», Revista complutense de Historia de América, Madrid, n° 25, 1999.

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aussi en sens inverse avec le refus espagnol du blocus américain de l'Ile ou l'accueil de dissidents et de réfugiés anticastristes par l'Espagne.

La guerre d'indépendance de Cuba, qui fut par certains aspects une guerre civile, ne pouvait faire table rase des relations entre les deux pays. Trop de liens affectifs et familiaux s'étaient tissés entre 1492, l'année où Christophe Colomb aborda l'Ile, et 1898, année qui vit la fin de la souveraineté de l'Espagne sur Cuba. Cela explique et justifie bien des solidarités qui font fi des différences politiques et idéologiques. Faut-il rappeler pour l'illustrer une nouvelle salve d'exemples ? José Marti, le père de l'indépendance cubaine était né à Cuba d'un père sous-officier de l'armée espagnole dont toute la famille était à Valence (Espagne). Plus près de nous, l'interlocuteur privilégié de Fidel Castro en Espagne est idéologiquement aux antipodes de ses propres positions puisqu'il n'est autre que Manuel Fraga Iribarne, ancien ministre de Franco et actuel chef conservateur du gouvernement autonome de la Galice. La raison en est que les grands-parents du premier étaient galiciens émigrés à Cuba et que le second, bien qu'ayant fait sa carrière politique en Espagne, est né lui-même au sein d'une famille d'émigrants galiciens à Cuba où le père de l'actuel chef du gouvernement conservateur espagnol José Maria Aznar vécut aussi de nombreuses années.

RÉSUMÉ- En dépit d'une indépendance tardive, obtenue au prix d'une guerre cruelle, l'Espagne et Cuba ont toujours entretenu des rapports très étroits même aux moments les plus difficiles de leur histoire. La présente contribution est une brève tentative pour expliquer que les mouvements de population et les liens de famille, aussi bien parmi les couches populaires que parmi les élites, ont fait de Cuba la terre la plus espagnole d'Amérique et qu'à ce titre elle a toujours été au premier rang des préoccupations extérieures de l'Espagne.

RESUMEN- A pesar de una independencia tardía, obtenida a raíz de una cruenta guerra, España y Cuba han mantenido siempre relaciones estrechas que han resistido los momentos mas difíciles de su historia. La presente contribución es un intento para mostrar que los movimientos de población y los vínculos familiares, tanto entre las categorías populares como entre las élites, hicieron de Cuba la tierra más española de América y por este motivo Cuba ha sido siempre una prioridad en las relaciones exteriores de España.

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ABSTRACT- In spite of a late independence, obtained after a cruel war, Spain and Cuba have always mantained very close relations even during the worst periods of their history. The present contribution is a brief attempt to explain that the populations' movements and the family ties, among the popular classes of society as well as in the elites, have turned Cuba into the most Spanish land of America, occupying ever since the first place among Spain's foreign concerns.

MOTS-CLES: Cuba, Indépendance, Population, Families, Saccharocratie.

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