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03 HOMME - ANIMAL Aurélie Eckenschwiller, sous la direction de Marie-Haude Caraës

HOMME-ANIMAL

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memoire de diplôme ENSCI 2011

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HOMME-

ANIMAL

Aurélie Eckenschwiller,

sous la direction de Marie-Haude Caraës

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« L’animal n’étant pas simplement chose, n’est pas pour nous fermé et impénétrable. L’animal ouvre devant moi une profondeur qui m’attire et qui m’est familière. Cette profondeur en un sens je la connais, c’est la mienne. Elle est aussi ce qui m’est le plus lointainement dérobé. […] Dans la mesure où je puis voir aussi dans l’animal une chose (si je le mange – à ma manière, ce qui n’est pas celle d’un autre animal – ou si je l’asservis ou le traite en objet de science), son absurdité n’en est pas moins courte (si l’on veut moins proche) que celle des pierres ou de l’air, mais il n’est pas toujours, et jamais il n’est tout à fait, réductible à cette sorte de réalité inférieure que nous attribuons aux choses. Je ne sais quoi de doux, de secret, de douloureux prolonge dans ces ténèbres animales l’intimité de la lueur qui veille en nous. »

G. Bataille, La Théorie de la religion

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Le rapport de l’homme à l’animal est plein d’ambiguïté. L’animal lui paraît à la fois proche et lointain, il lui semble familier mais il reste étranger à sa condition. Il ne parle pas, aussi l’homme se demande si il pense. Il ne dit rien, mais le questionne. Il lui rappelle ses origines animales, mais aussi ce qui l’en éloigne. Le premier dessin, le premier rêve, le premier mot, les premiers dédoublements dans la conscience de l’homme, entre la bête et son image, l’ont amené à trans-gresser sa condition et à construire son propre monde. L’auroch tout entier est entré dans le corps humain pour être projeté sur la paroi de la grotte : preuve que l’homme l’a pensé, possédé en esprit. Par cet acte premier d’appropriation, s’ouvre la sphère du langage, des symboles, du religieux. Suprématie de l’enten-dement sur le réel. Or, les premières choses pensées puis projetées, dessinées ou dites, étaient des animaux. L’homme réfléchira peu à peu toutes les choses qui l’entourent mais l’animal n’est pas, comme le rappelle Georges Bataille, réduc-tible comme le sont les choses. L’animal n’est pas entièrement appropriable parce qu’il a lui aussi, à sa manière, son propre monde. Dès lors, pour faire entrer l’animal dans son microcosme et sur son territoire, l’homme doit établir avec lui des relations. Comment les hommes et les animaux peuvent-ils coexister ou mieux, vivre ensemble ? Les hommes et les animaux ont une histoire commune. Il s’agit de comprendre quels peuvent en être les termes. Ce sont des relations de prédation qui ont amené les hommes et les animaux à s’affronter et d’une certaine manière à se rencontrer. Les plus anciennes représentations que les hommes nous ont laissées témoignent de cette première rencontre, mais aussi de l’investissement symbolique dont les animaux faisaient alors l’objet. Cette amorce historique, pré-histoire des relations entre l’homme et l’animal, s’achève avec les premières domestications. Dès lors, les animaux qui acceptent de vivre avec les hommes se distinguent de ceux qui restent à l’état sauvage. Cette étude interroge les composantes de l’histoire que l’homme a tissée avec les premiers, les animaux domestiques.

Introduction

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Cette histoire se divise en cinq périodes. La première est la symbiose, une relation stable fondée sur des interactions sociales ainsi qu’une mise en commun du sol et des ressources entre les hommes et les animaux. L’homme étend ces échanges au-delà, dans un univers de symboles à partir duquel il structure ses rapports au dehors. La symbiose est une association, elle impose des obligations mutuelles. Comment chacune des parties contribue-t-elle, à sa manière, à la construction de cette communauté mixte ? Quelles formes pren-nent leurs échanges ? La contiguïté est une cohabitation entre les hommes et les animaux. L’homme partage son territoire et procède à des échanges matériels avec l’animal, mais il l’exclut du domaine religieux. L’animal n’est pas pour autant exclu de la société. Comment le monde matériel régule-t-il les échanges entre les hommes et les bêtes ? La réification est la partition théorique du monde en deux pôles, celui de la nature et celui de la société. Une ligne de partage sépare les hommes des animaux, considérés comme des objets naturels et non plus comme des êtres sociaux. Sur quoi repose cette division ? Quelle est la nouvelle condition de l’animal, objet de la nature ? Quelles sont les conséquences de ce schisme sur la relation de l’homme aux animaux domestiques ? Avec l’exploitation des animaux, le partage entre société et nature se prolonge dans le monde réel. L’exploitation débute avec l’avènement de l’industrie, qui emploie l’animal, entre-temps devenu chose. Elle prend des formes variées en fonction des époques et des possibilités techniques des hommes. L’exploi-tation est une relation à sens unique dont seuls les hommes sont bénéficiaires, mais cette relation leur est-elle vraiment profitable ? Une remise en cause de la condition et du statut des animaux dans le monde contemporain est née de ce doute. La réparation désigne les théories et les recherches qui sont menées sur ces sujets. Que cherche-t-on à réparer ? Quels outils peuvent permettre à l’homme de repenser ses liens aux animaux ? Pourquoi et comment souhaitons-nous vivre avec eux ? La dernière partie, relier, est une synthèse de cette histoire à partir de laquelle il sera possible d’engager la réflexion sur les rapports hommes / animaux dans des contextes plus précis. En parcourant des moments de l’histoire sous le spectre de l’animal, il s’agit de comprendre ce qui a tantôt structuré, tantôt distendu les liens entre les hommes et les animaux. Quelles formes peuvent prendre leur association ? Cette étude interroge la place de l’animal dans le monde contemporain, pensé et fait pour et par l’Homo sapiens.

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Sommaire

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1 SymbioSe

Rapprochements 33

Échanges 35

Coproduction 41

Métamorphoses et métempsychose 45

Degrés de l’être 49

Animal intercesseur 51

2 Contigüité

Animal écarté 59

Ultime sacrifice 63

Territoire : rassembler ou séparer 69

3 réifiCation

Monde recentré 79

Nature appropriable 81

Animal-machine 85

Classer les animaux, classer le monde 93

Animal domestique 17

Pré-histoire 25

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4 exploitation

Animaux dans la machine 105

Animaux des villes 111

Animaux des champs 113

Rationalisation et mécanisation de l’abattage 121

Rationalisation et modernisation de l’élevage 129

Déterritorialisation 135

Automatisation et normalisation du corps de l’animal 143

5 réparation

Égalité 153

Bien-être 165

Épanouissement 173

6 relier

Homme, animal, sol 183

Bibliographie 190

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Les sciences naturelles définissent ainsi l’animal : tout être vivant organisé, doué de sensibilité et de motilité ayant la caractéristique d’être hétérotrophe. Hétérotrophe vient du grec heteros (autre) et trophê (nourriture) et indique la nécessité pour un organisme de se nourrir de substances extérieures à lui-même. L’hétérotrophie implique pour l’animal une dépendance au dehors, au milieu dans lequel il vit. Elle rend nécessaire des interactions entre l’animal et les éléments, les autres êtres vivants qui l’entourent. Un animal doit instaurer et maintenir des relations stables avec son milieu pour survivre. Dans l’Histoire des religions, Georges Bataille discute de la continuité et de la discontinuité de l’animal avec son milieu. Il pose la notion d’immanence, ininterruption entre un organisme et ce qui l’environne. Il décrit l’immanence dans la situation où un animal en mange un autre : « qu’un animal en mange un autre ne modifie guère une situation fondamentale : tout animal est dans le monde comme de l’eau à l’intérieur de l’eau.1» Rien ne viendrait donc briser la continuité du monde de l’animal, pas même l’acte d’en dévorer un autre, puisqu’il ne pose pas ce qu’il mange comme objet, hors du temps et du milieu. Mais l’existence de l’animal n’est pas non plus sans rupture, il est moins dans l’immanence que ne l’est la plante, qui elle-même l’est moins que l’atome : « un organisme cherche autour de lui (en dehors de lui) des éléments qui lui soient immanents et avec lesquels il doit établir (relativement stabiliser) des relations d’immanence. Déjà il n’est plus tout à fait comme de l’eau dans l’eau.2 » L’animal doit agir sur le milieu pour asseoir ou maintenir sa place. La possibilité pour un animal d’ouvrir son monde, de l’adapter en fonction du milieu dans lequel il vit, en fait un être potentiellement sociable et sujet à la domestication. Si l’homme est un être vivant particulier, c’est parce qu’il provoque la rupture et la discon-tinuité avec ce qui l’entoure. Il cherche sans cesse à modeler, à façonner son milieu, à dépasser ses conditions d’existence. Les animaux domestiques seraient alors ceux qui seraient capables d’entrer dans le monde humain en s’y adaptant à

1. Georges Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1974, p. 25. 2. Ibid., p. 27.

Animal domestique

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divers points de vue, par des mutations physiques et comportementales. L’animal domestique n’est pas uniquement au contact de l’homme, il vit avec lui, partage son territoire et accède par là à une seconde nature. Les animaux domestiques sont prêts à renoncer à leur condition première et acceptent les termes de l’asso-ciation que l’homme leur propose ou leur impose. Ils deviennent ainsi des êtres hybrides, entre nature et société. Une première distinction peut être faite entre les animaux sauvages, qui restent à l’état de nature et ceux qui s’adaptent pour vivre avec l’homme et deviennent domestiques. L’animal sauvage n’entre pas dans une relation familière avec l’homme soit parce qu’il n’en est pas capable, soit parce qu’il le refuse et résiste. Le fait de vivre avec et autour de la maison (domus) n’est donc pas une condition suffisante pour parler de domesticité. La mouche, par exemple, n’est pas domestique, même si elle vit dans la maison. Il n’y a pas d’échange entre elle et les hommes qui y habitent. Dans ce cas, l’échelle du monde de la mouche est si petite par rapport à celle du monde de l’homme que toute interaction est impossible. À l’inverse, d’autres animaux sauvages ne se laissent pas domestiquer, bien qu’ils soient sociables entre eux. Un lion détenu dans un zoo ne peut pas être qualifié de domestique bien qu’il vive dans l’enceinte d’une communauté humaine car il refuse de se soumettre aux règles des hommes. C’est ainsi que l’on ne peut maîtriser un fauve que par la force, en le domptant. La domestication suppose aussi que l’animal se soumette à l’homme, aux conditions de vie qu’il lui propose. L’animal doit nécessairement s’adapter au milieu domestique, quand bien même il y trouve un intérêt. Si l’homme n’avait domestiqué les animaux que par la force, il faudrait plutôt parler d’asservisse-ment. Si l’animal est simplement asservi, son statut se rapproche de celui des choses. Pour pouvoir parler d’animal, et non pas d’objet domestique, il faut qu’il y ait une adaptation dans les deux sens. L’homme doit adapter son monde pour le rendre perméable aux animaux avec lesquels il souhaite le partager. Pour cela, il doit consentir à maintenir ou à recréer les caractéristiques essentielles du milieu naturel qui comptent pour chaque animal. Mais cela ne suffit pas. Pour que l’homme et l’animal domestique puissent vivre ensemble, ils doivent tisser des liens. Le milieu de l’animal domestique est donc un milieu hybride fait d’une part d’artefacts et de l’autre d’éléments présents dans la nature ou répliqués. C’est dans ce milieu mixte que l’animal peut se construire son monde, une seconde nature qui lui permet de vivre auprès des hommes tout en restant animal. Pour un ani-mal, la domestication implique une perte partielle de liberté. Quant à l’homme, il est nécessaire qu’il adapte son territoire pour le partager. Il doit prendre en compte les besoins physiques des animaux mais aussi leurs besoins sociaux. Dans ce sens, ils deviennent mutuellement une condition de l’être au monde.

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Pré-histoire

Les premières interactions entre l’homme et l’animal ont sans doute été des relations de prédation. L’homme était à la fois une proie et un prédateur. L’animal était convoité et chassé pour ses ressources, dont dépendait l’existence humaine. Pour les obtenir, il fallait mettre à mort l’animal. C’est grâce à l’outil que l’homme a pu s’attaquer à des animaux plus grands, plus rapides ou plus forts que lui. C’est donc par l’intermédiaire de la technique que l’homme assure sa survie : elle constitue un lien vital entre lui et les autres animaux. C’est par cette inter-face que s’est construit le rapport de l’homme au monde. Mais l’outil de chasse impliquant la mort ne permet pas à l’homme de tisser une relation avec l’animal prisé dans le monde réel. L’animal étant aussi un prédateur, il peut incarner la force. L’homme lui porte un intérêt qui va au-delà de ses besoins alimentaires et qui se manifeste dans un système symbolique construit en parallèle du monde réel. Dans Les Religions de la Préhistoire, l’ethnologue André Leroy-Gourhan montre que les premiers hommes avaient des « préoccupations paraissant dépasser l’ordre matériel3 » dont l’animal faisait partie. Par une analyse systématique des représen-tations figurant dans les grottes et sur les objets de l’ère paléolithique, de moins trente mille à moins dix mille ans, il parvient à la conclusion qu’il existait un système symbolique complexe et très organisé qui s’incarnait majoritairement dans des figurations d’animaux associés à des signes, et plus rarement à des figures humaines. Ces signes, ces animaux gravés et peints sont à interpréter avec circonspec-tion, mais ils sont la preuve que « l’homme, depuis ses premières formes jusqu’à la nôtre, a développé et inauguré la réflexion, c’est-à-dire l’aptitude à traduire par des symboles la réalité matérielle du monde qui l’entourait. La propriété élémentaire du langage est de créer, parallèlement au monde extérieur, un monde tout puissant de symboles sans lesquels l’intelligence serait sans prises4». Dans ce système, le langage, l’activité religieuse et la technique sont liées. Ensemble, ils

3. André Leroy-Gourhan, Les Religions de la préhistoire, Paris, PUF, 1964, p. 5.4. Ibid., p. 6.

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assurent « l’intégration de l’homme dans un monde qui le surpasse et avec lequel il négocie physiquement où métaphysiquement5». Ils relient le microcosme humain au macrocosme naturel, dont les animaux font partie. Pour trouver sa place, l’homme doit s’approprier une part de la nature en pensée et en actes. La figuration des animaux illustre cette nécessité, elle répond « au besoin physique et psychique d’assurer une prise de l’individu ou du groupe social sur l’univers, de réaliser l’insertion de l’homme à travers l’appareil symbolique dans le mouvant et l’aléatoire qui l’entourent6 ». Mais les dessins qui peuplent les parois des grottes ne trahissent-ils pas également le désir de l’homme de se rapprocher des autres êtres qui l’envi-ronnent, de construire avec eux des relations plus stables ? En figurant ses proies et ses prédateurs autour de son lieu de vie, l’homme ne manifeste-t-il pas sa volonté de les faire entrer dans son monde ?

5. Ibid.6. Ibid., p. 80.

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SymbioSe

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Une symbiose est une association intime et harmonieuse entre deux parties. Pour cela, celles-ci doivent trouver un intérêt à faire corps en une même société. Les avantages de cette coopération ne sont pas nécessairement équivalents ou com-muns aux deux parties mais leurs relations sont stables si la condition de tous s’améliore. On peut qualifier la période qu’inaugurent les premières domestications et qui se poursuit jusqu’à l’avènement des premières religions monothéistes, comme une période de symbiose entre les hommes et les animaux domestiques. Il y a symbiose sur le plan matériel avec une mise en commun d’un territoire et une répartition des tâches pour le cultiver, le fertiliser et le sécuriser. Cette union assure le confort matériel des hommes et des animaux. Mais pour qu’il y ait symbiose, les animaux et les hommes doivent aussi entretenir des relations sociales. A travers le temps, l’animal domestique a noué avec l’homme un rapport de confiance. Sous sa protection, il n’est plus « l’être aux aguets7 » qui vit dans la peur constante du prédateur. Pour acquérir cette confiance, l’homme ne peut pas simplement utiliser la parole. Il doit faire usage de tous ses sens, observer l’animal, se projeter dans son monde pour mieux le comprendre. Pour l’homme, les animaux jouent aussi un rôle important dans les pratiques et les croyances. Dans la symbiose, la sphère du religieux et le réel se répondent et l’animal est présent à ces deux niveaux.

7. Pierre-André Boutang, L’Abécédaire de Gilles Deleuze, « A comme animal », 1988.

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À la fin du paléolithique, vers moins dix-mille, l’homme passe d’une économie de chasse, pêche et cueillette, à l’agriculture et à l’élevage. C’est ainsi que naissent les premières civilisations. Dans le système symbolique qui s’esquisse alors, l’animal n’est pas encore entré dans un rapport d’échange avec l’homme. Il est utilisé comme support symbolique et comme source de nourriture, mais en retour, il ne reçoit rien. La domestication des animaux engage ceux-ci dans un nouveau type de relation avec les hommes, basé sur l’échange, le partage des ressources et de l’espace. C’est le début d’une société, l’esquisse d’un contrat entre l’homme et certaines bêtes. L’homme dispose des ressources mises à disposition par l’animal. En contrepartie, il lui apporte protection et nourriture. La domestication des animaux débute aux alentours de moins dix-huit mille au Moyen-Orient et se propage progressivement en divers endroits. Le premier animal domestiqué fut le loup. C’est certainement parce qu’il s’appro-chait de leur campement, attiré par des restes de nourriture, que les hommes ont pu établir des relations avec cet animal et l’employer ensuite comme auxiliaire de chasse. La domestication d’autres espèces comme les caprins, les ovins et les bovins n’apparaît que bien plus tard, vers moins huit-mille-cinq-cent au Moyen-Orient. Ce décalage laisse à penser que ce n’est pas dans une perspective utilitaire que l’homme a domestiqué les premiers animaux. De nombreuses explications existent quant aux origines de la domestication, les scénarios varient en fonc-tion des lieux et des types d’animaux qui y sont retrouvés. La domestication des animaux pourrait avoir pour origine des changements culturels et symboliques chez les populations de chasseurs. Les hommes auraient tardé à domestiquer des animaux pour les élever parce qu’ils n’en auraient simplement pas eu l’idée. Selon une autre hypothèse, c’est une mutation des pratiques de chasse, de plus en plus sélectives, qui aurait permis aux hommes de contrôler les populations d’animaux, au point de les amener à vivre auprès d’eux. Enfin, certains avancent que c’est dans le simple but de mutualiser les ressources que l’homme s’est rapproché d’autres espèces, qu’il savait sociables. C’est peu à peu qu’il les aurait fidélisés sur son territoire pour faire meilleur usage de leur présence.

Rapprochements

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Il n’est pas possible de réduire la domestication à une simple entre-prise de domination : il est tout à fait envisageable de penser que « les animaux de rente ont d’abord été des animaux familiers8 ». Les espèces que l’homme a domestiquées sont en effet sociables avant d’être rentables. Si des relations ne s’étaient tissées au préalable avec ces animaux, l’homme n’aurait sûrement pas pu les approcher. Les animaux avec lesquels les hommes ont appris à cohabiter ont pu devenir des partenaires de travail et des sources de nourriture plus stables au fil du temps. Grâce aux produits de ces bêtes et à leur collaboration au travail de la terre, l’homme a pu rendre le milieu naturel plus favorable. C’est ainsi que sur les premiers territoires domestiques, l’économie agricole et la civilisation ont pu se développer.

8. Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002, p. 94.

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Échanges

Au Proche-Orient, vers moins dix-mille, on observe une mutation des rapports que l’homme entretient avec la nature et avec les animaux. Le préhistorien Jacques Cauvin analyse le tournant que prend alors l’humanité et qui la conduit progres-sivement à la civilisation. Si cette période charnière a été qualifiée de révolution néolithique, beaucoup s’accordent sur le fait que les évolutions qui ont mené à l’agriculture et à la sédentarisation ont été progressives. Les symboles qu’ont laissés les hommes du paléolithique témoignent d’une distance avec ce qui les entoure, mais ils n’intervenaient que très peu sur la nature. Au néolithique, avec la diffusion de l’agriculture, les hommes considèrent différemment le milieu qui les entoure. Ils le façonnent pour produire des « choses soustraites aux aléas de leur présence spontanée dans l’environnement naturel9 ». Domestiqués, animaux et plantes deviennent des ressources extensibles, « renouvelables sur simple initia-tive humaine en fonction des besoins et des possibilités techniques10 ». L’homme inaugure ici un nouveau type de rapport à la nature, il en perçoit les cycles et cherche à les reproduire au sein de son territoire. Il en tire une sécurité nouvelle, à l’abri des aléas du monde sauvage et par là un statut nouveau par rapport aux autres êtres vivants. Il récolte les grains et en préserve une partie pour les semer à la saison suivante parce qu’il a compris le mode de reproduction des végétaux. Il est capable d’assurer les conditions nécessaires à la reproduction des animaux qu’il garde en captivité. Aussi, il les sélectionne pour les adapter au mode de vie domestique. Ces animaux développent en quelque sorte une seconde nature, ils apprennent à vivre en société avec les hommes et avec d’autres espèces animales. Ces pratiques prouvent que l’homme perçoit le milieu et le temps comme des éléments plastiques. Il peut les modeler pour réguler ses sources de nourriture. Puisqu’il est à même de prévoir et de stocker, l’homme entre dans une économie de production. Les animaux et les végétaux en sont les piliers.

9. Jacques Cauvin, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture : la révolution des symboles au néolithique, Paris, CNRS éditions, 1997, p. 11. 10. Ibid., p. 11.

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Cette économie – système basé sur l’échange – a son pendant dans le monde symbolique des hommes. Jacques Cauvin s’est intéressé aux liens entre l’activité religieuse et le changement d’économie de subsistance dans les civilisations du Moyen-Orient au néolithique. Il note que les pratiques religieuses et l’agriculture évoluent de concert. Les figurations d’animaux se font plus rares à mesure que les pratiques de chasse s’amenuisent. Elles sont remplacées par des objets rituels, des statuettes qui indiquent un culte à des divinités. Ce sont des déesses opulentes qui donnent naissance à des taureaux, symboles de fécondité. Selon Jacques Cauvin, tout indique qu’il s’agit là de déesses de la vie, d’incarnations humanisées de la nature qui traduisent un rapport nouveau au milieu. Dans le réel, la production des hommes est régulée par des échanges et des emprunts au milieu naturel. Sur le plan symbolique, la nature s’incarne dans des personnages religieux qu’il convient d’honorer. L’économie agricole, celle des sociétés humaines va de pair avec l’économie symbolique que l’homme instaure avec la nature. Cette dernière a maintenant une figure avec laquelle les hommes peuvent négocier et échanger. L’animal est présent à ces deux niveaux d’échanges.

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Coproduction

Avec le développement de l’agriculture, on assiste à la « montée en puissance de l’humanité face à des contraintes écologiques dont elle va désormais s’affranchir par étape11 ». L’homme s’émancipe de la nature en « s’appropriant une portion de sol d’abord minime mais sans cesse en extension, travaillée, civilisée, refaçon-née12». Grâce à leurs ressources et à leurs forces, les animaux avec lesquels l’homme a tissé des liens sociaux apportent leur concours à l’aménagement de ce territoire. Une étude archéologique effectuée sur le site néolithique roumain de Vadastra13 permet de comprendre quelle était la place de l’animal sur le territoire domestique et de mesurer quel était l’apport de ce dernier aux activités humaines. Cette étude, basée sur des méthodes comparatives avec d’autres lieux de fouille, atteste de la présence de l’animal sur la plupart des campements humains du néolithique moyen. De nombreux ossements d’animaux domestiques (bovins, ovins, chèvres, porcs et chiens) ont été retrouvés sur le site roumain. Un fossé était creusé autour du campement pour protéger ces animaux de leurs prédateurs sauvages. Il délimi-tait un espace qu’hommes et animaux avaient en commun. Les bovins étaient surtout utilisés pour les travaux agricoles. L’étude de leurs os atteste qu’il s’agis-sait d’animaux puissants et de grande taille. Les déformations qu’ils présentent indiquent que ceux-ci étaient employés à des travaux « nécessitant une grande force et que l’homme ne pouvait effectuer seul – labourage, hersage, transport de la récolte14 ». Les ovins et les caprins étaient élevés plus spécifiquement pour la consommation de lait et de viande ainsi que pour leur peau et leur laine. Les intestins servaient à faire des cordes. Avec les os, de structure solide chez

11. Jacques Cauvin, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture : la révolution des symboles au néolithique, CNRS éditions, Paris, 1997, p. 15.12. Ibid. 13. Basile Getie et Cornélius N. Mateesco, L’Élevage et l’utilisation des animaux pendant le néolithique moyen à Vadastra (Roumanie), neuvième congrès international des sciences préhistoriques et protohistoriques, résumé des communications, Nice, 1976, pp. 135-145.14. Ibid.

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ces espèces, les hommes confectionnaient des instruments et des outils. Prisés pour leur graisse, les porcs « vivaient dans le marais, à un état demi-sauvage15 ». D’après la conformation de leur crâne, ils étaient plus proches du sanglier que du porc domestique. Enfin, « à Vadastra de même que dans d’autres établissements du néolithique moyen, les chiens étaient élevés en premier lieu pour la garde des habitations et des troupeaux, mais aussi pour la chasse à laquelle leur taille convenait parfaitement16 » . Ils pouvaient toutefois être mangés au même titre que les autres animaux domestiques et leurs os faisaient d’excellents outils. L’homme demandait à l’animal un certain nombre de tâches en échange de sa protection. Ainsi, le fossé creusé autour des campements humains a une double fonction. D’une part, il circonscrit un espace qui rassemble les hommes et les animaux domestiques. De l’autre, il matérialise la limite qui isole la commu-nauté domestique du monde sauvage. Les hommes et les bêtes collaborent au pénible travail de la terre pour la rendre hospitalière et fertile. Ils la façonnent au moyen d’outils qui valorisent les capacités de chacun. L’araire, qui apparaît vers moins quatre-mille avant Jésus-Christ, permet de fendre le sol pour labourer la terre. L’instrument est tracté par l’animal tandis que la main de l’homme le guide. L’outil relie les corps des hommes et des animaux, harmonise leurs efforts. Dans ce cas, la technique opère une forme de symbiose corporelle mécanique. Ces efforts communs assurent la subsistance des uns et des autres : « la traction animale et l’agriculture ont favorisé la vie sédentaire avec toutes ses conséquences, permettant le développement d’une existence sans privations17 » . Sans la force de l’animal, l’homme n’aurait pas pu se soustraire aux contraintes du milieu naturel. En retour, l’animal sans la protection du domus serait toujours lié aux aléas de la vie sauvage. Par sa présence, l’animal assure l’équilibre du territoire domestique : il enrichit la terre en la fertilisant, il entretient les sols en les pâturant et maintient ainsi la limite entre les terres cultivés et les broussailles. L’animal domestique, à mi-chemin entre la nature et la société permet à l’homme de négocier avec le monde extérieur, il occupe une position essentielle de médiateur.

15. Ibid. 16. Ibid. 17. Ibid.

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Métamorphoses et métempsychose

Dans l’Antiquité, la philosophie englobe tous les aspects de la vie humaine. La physique, la politique et la mythologie sont liées. Ce sont des histoires qui ont en commun une structure narrative mais à chacune correspond un degré de langage. Dans sa forme littérale, la langue décrit avec rationalité le réel, dans sa forme dialectique, elle permet de discuter les affaires humaines, enfin, sous sa forme métaphorique, elle se prête à la narration des mythes. La pensée des anciens articule les considérations pragmatiques avec les concepts abstraits. Elle leur permet de structurer leur monde, de trouver leur propre place à différentes échelles. Dans le cosmos des anciens, l’animal occupe une place importante. Elisabeth de Fontenay, philosophe, passe en revue tous les aspects de la pensée et des croyances dont font l’objet les animaux durant l’Antiquité dans les premiers chapitres de son ouvrage intitulé Le Silence des bêtes. Dans la langue grecque et latine, ceux qui possèdent le langage ne sont pas distingués des autres vivants qui en sont dépourvus. Tous sont désignés par le terme « empschua » en grec alors que le latin rassemble dans les « animantes » ceux qui respirent parce qu’ils ont une âme. L’âme désigne chez les Grecs comme chez les Latins, le principe de vie. Principe à la fois physique et métaphysique. Cette acception de l’âme rend possible certaines croyances comme la métamorphose et la métempsychose. La métamorphose est la possibilité pour un vivant de muter d’une forme à une autre. Cette croyance est relayée par de nombreux mythes que le poète latin Ovide rassemble dans Les Métamorphoses. Nombre de ces histoires impliquent des animaux. Celle d’Io raconte comment Junon, prise d’un excès de colère, métamorphose une nymphe dont Jupiter était épris en génisse. Dans un autre mythe, c’est Jupiter qui prend l’apparence d’un taureau blanc pour appro-cher, séduire et enlever Europe. Le mythe de Pasiphae relate une métamorphose factice. Pasiphae utilise la « technè », puisqu’elle n’est pas une déesse, pour séduire un taureau dont elle est amoureuse. Elle se loge dans un corps de vache, fabriqué de bois, pour l’approcher. De son union avec l’animal naît un célèbre hybride, le Minotaure. Ce sont tantôt des dieux qui se métamorphosent en animaux, tantôt des humains qui sont transformés en bêtes. Dans ces mythes qui relatent les

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affaires entre les dieux et les hommes, les animaux servent de formes corporelles intermédiaires. La métamorphose développe selon Elisabeth de Fontenay un rap-port horizontal de l’homme aux autres êtres vivants, elle permet aussi aux dieux de s’approcher des hommes. La métempsychose est la possibilité pour une âme de transmigrer d’un corps à un autre. Le mot vient de méta qui signifie à travers, et somâta qui désigne les corps. Cette croyance était répandue, notamment chez les présocra-tiques18. Pour eux, la possibilité que les âmes puissent passer d’un corps à un autre impliquait un risque : une âme humaine pouvait habiter un corps animal, et un homme courait toujours le risque d’en manger un autre. La nourriture carnée et le traitement de l’animal faisaient donc débat. Pour se prémunir des risques de cannibalisme, les pythagoriciens pratiquaient le végétarisme. Pour éviter les injustices, ils souhaitaient que les sanctions soient les mêmes pour un homi-cide ou pour la mise à mort d’un animal. Contrairement à la métamorphose, la métempsychose ne puise pas ses origines dans la mythologie, elle s’appuie sur une explication physique du cosmos. Pour les présocratiques, ce n’est pas le non-être qui précède le monde, celui-ci résulte de l’organisation d’un chaos originel. C’est pourquoi tout ce qui est présent dans la nature, les choses, les âmes, est immanent : les choses ne naissent ni ne meurent, elles se transforment. Une telle acception du monde amène les anciens à s’interroger sur le statut de l’animal, sur le plan métaphysique comme sur le plan matériel (les deux étant liés). L’animal peut-il avoir une âme similaire à la leur, peut-elle s’élever au point d’habiter un corps humain ? La métempsychose évolue dans la pensée grecque puisqu’à la suite des présocratiques, Platon conserve cette croyance. Il abandonne cependant le versant pratique, les interdits alimentaires sont levés. La conception platonicienne de la métempsychose met l’accent sur la continuité entre les corps. Les formes du vivant s’enchaînent, il n’y a pas de rupture entre l’homme et l’animal, « l’anima-lité n’est qu’un degré et un type de continuité19 ». Cette continuité est physique et psychique, humanité et animalité sont des formes que peut revêtir l’esprit. Ces états de l’être sont pensés en termes de degrés : « À chaque degré de spiritualité correspond une forme d’incarnation. Tout est histoire de légèreté en haut et de pesanteur en bas », « l’échelle animale se déploie en fonction de ce révélateur pondéral20 ». La différence de degré spirituel entre les quadrupèdes et l’homme explique la station debout de ce dernier. L’âme de l’homme étant plus légère, elle permet à son corps de se redresser pour se rapprocher des cieux et des dieux. Par contre, l’âme des quadrupèdes étant plus lourde, elle les contraint à garder la tête au ras du sol, au niveau du monde matériel.

18. Les présocratiques sont les philosophes antérieurs à Socrate (470-399 av. J.-C.). 19. Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, II, 2. 20 Ibid.

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Degrés de l’être

Dans l’Histoire des animaux, Aristote organise le cosmos selon une échelle de valeurs, la Scala Naturae. Les êtres vivants y sont répartis hiérarchiquement par degré de sensibilité physique et de raffinement psychique. Leur physiologie est l’expres-sion des qualités de leur âme. Chaque forme de vie est, en soi, une finalité et un accomplissement. S’il existe des formes vivantes plus élaborées que d’autres, chacune a un intérêt. Aristote observe les animaux et les classe en parties : au bas de l’échelle des êtres se trouve la fonction nutritive, suivent les fonctions désirante, sensitive, locomotrice et pensante. L’homme est donc au sommet de l’échelle, sans pour autant être séparé des autres animaux. Certaines espèces, à cheval entre deux degrés de sensibilité, permettent d’éviter les ruptures. Les espèces amphibies par exemple, font la transition entre les animaux de mer et les animaux de terre. Cette échelle instaure une hiérarchie entre les êtres vivants mais elle les relie également en une chaîne continue, en fonction de leur confor-mation physique. Elle organise les formes du vivant entre deux pôles, le terrestre (matériel) et le céleste (spirituel). Dans la langue grecque, le zôon est un animal. Pour Aristote, l’homme est un politikon et un logikon zôon. Il suggère ainsi une variation de degré et non pas une différence d’espèce. En revanche, l’homme représente le degré d’exis-tence de l’âme le plus poussé, car il est l’animal le mieux doté pour sentir. Dans la description qui est faite de l’homme dans l’Histoire des animaux, la peau a une importance toute particulière : « la nature a donné à l’homme la peau la plus fine21 ». Pour lui, le toucher représente le degré le plus poussé de sensibilité et donc l’aboutissement formel le plus élaboré de l’âme. Les particularités du corps reflètent la finesse de l’esprit. En organisant les êtres selon leur sensibilité et leurs parties, les fonctions qu’ils remplissent, Aristote hiérarchise tout en nuances les formes de la vie. Pour lui, le langage ou la raison ne sont pas plus le propre de l’homme que sa

21. Aristote, Histoire des animaux,I, 15, cité par Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, III, 2.

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sensibilité tactile. Pour Aristote, l’homme est le seul à détenir le sens esthétique et la raison, mais l’animal dispose de ce qu’il appelle la phantasia, qui n’est pas que l’imagination mais qu’il faut comprendre comme une forme de pensée pratique. Tout en hiérarchisant les êtres, Aristote valorise leurs différences. Il faut cependant rappeler tous ceux que cette échelle continue laissait en marge. Elle autorisait à penser les femmes, les esclaves et les enfants comme des êtres imparfaits assurant la transition entre les quadrupèdes et les hommes. Ce statut intermédiaire les incluait en même temps qu’il les excluait de la Cité, rendant possible cette échelle continue, aux dépens des droits de certains hommes.

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Animal intercesseur

Dans la pratique sacrificielle, il est possible de comprendre le rôle de l’animal à une autre échelle. Les sacrifices, qui caractérisent les religions de l’Antiquité, prouvent que le monde profane et le monde sacré étaient intimement liés. Ils donnent à lire dans les faits la façon dont les Grecs envisagent la place de l’ani-mal. Les Grecs utilisent le terme de thusia pour désigner l’acte du sacrifice. La thusia englobe la mise à mort de l’animal et la découpe de la viande : une part est offerte aux dieux, le reste est partagé entre les hommes. L’acte de cuisiner est également compris dans ce mot. La consommation de viande est toujours inscrite dans « la séquence totale du sacrifice22 ». Les besoins matériels prennent ainsi un sens symbolique. La thusia est une activité fondamentale où se joue l’essentiel, un moment où les relations entre les dieux, les hommes et les animaux sont réaffirmées. La place des uns et des autres dans le kósmos, le monde ordonné, est redéfinie lors du sacrifice. Le rituel commence généralement par une pompe (procession) où animaux et hommes marchent côte à côte. Arrivés au bomos (l’autel), l’animal est mis à mort moyennant son accord. De l’eau est versée sur le crâne de l’animal, ce qui provoque généralement un mouvement de tête qui est interprété comme appro-bateur. L’animal est égorgé et son sang est versé pour les dieux seuls. La lame qui provoque l’hémorragie est appelée makhaia. Le même outil sert au rituel de la mise à mort et à la découpe de la viande. La personne qui saigne l’animal, qui coupe la carcasse et qui cuisine la viande est désignée par le même nom, mageiros. Il y a donc une synthèse entre les fonctions symboliques et les besoins profanes auxquelles répond l’abattage d’un animal. Les parties réservées aux dieux et celles laissées aux hommes sont codifiées et l’ordre de leur consommation est précisé-ment réglementé. La première part est destinée aux dieux, il s’agit du sang. La seconde est destinée aux hommes : ce sont les viscères, elles sont consommées grillées et doivent être mangées par tous les participants. Le repas est collectif

22. Jean-Louis Durand, « Sacrifice et découpe en Grèce ancienne », Anthropozoologica, premier nu-méro spécial, 1987, pp. 59-65.

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et s’accompagne de prières. Une fois ce rite de communion effectué, le plus urgent est d’offrir aux dieux la suite du festin : il s’agit des os qui sont enduits de graisse et brûlés. La fumée qu’ils dégagent est la nourriture immatérielle des dieux immortels. Dans cette opération « réside l’hommage des humains, condam-nés à la diète carnée et donc à la mortalité23 », aux dieux. Le reste de la carcasse, découpé en parts égales, est destiné aux hommes. Cette description de l’ordre des priorités du sacrifice montre que l’animal passe d’une proximité avec les hommes à un contact avec les dieux, c’est pourquoi seuls des animaux domes-tiques peuvent être sacrifiés. Le sacrifice d’un animal sauvage n’aurait pas de sens dans cette économie : si l’animal n’appartient pas à la communauté sociale, il ne peut faire le lien entre les hommes et les dieux. Le partage de l’animal avec les dieux rappelle aux hommes leur condition mortelle, leur dépendance au monde naturel. Le partage de la viande entre les hommes vise à réaffirmer les valeurs sociales du groupe. L’animal vit en symbiose avec l’homme dans la société grecque parce qu’il est un être indispensable au bon fonctionnement du monde symbolique, physique et social. Dans la mythologie, il agit en qualité de médiateur entre hommes et dieux. Dans l’organisation physique du monde, les différentes formes animales incarnent des états psychiques intermédiaires, des degrés de l’âme, dont la diversité et l’enchaînement sont garants de l’équilibre du cosmos. Chaque forme animale, à son échelle, a ses propres qualités. Enfin, lorsque l’animal est tué pour être mangé, sa mort consolide les rapports humains en même temps que l’ordre du monde.

23. Ibid.

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Contiguïté

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La contiguïté décrit une relation de proximité mais le terme dénote également l’existence de limites. Les hommes et les animaux entretiennent des relations proches : ils coexistent mais ne font pas pleinement corps. La transition de la symbiose à la contiguïté se caractérise par la disparition de la raison d’être sym-bolique de l’animal. Dès lors, c’est au monde physique et matériel d’assurer les liens de proximité entre les sujets de la communauté domestique. La période nommée contiguïté se met en place à mesure que se raréfient les sacrifices sanglants. Les nouvelles pratiques religieuses, centrées sur l’individu, ne laissent une place à l’animal que dans les métaphores. L’animal n’est donc plus un sujet du monde religieux. La contiguïté n’empêche pas le lien entre hommes et animaux dans le réel. Il y a une permanence du partage de l’espace domestique et des tâches. Mais le monothéisme et l’individuation du sentiment religieux bouleversent la perception du monde terrestre. Le cosmos grec, fini, laisse place à un univers infini, dont Dieu est le créateur. La vie sur terre n’est plus une fin en soi. La terre est un lieu de passage pour accéder à un ailleurs, où l’animal n’a pas d’existence. L’animal, comme le corps de l’homme, reste attaché à la terre. Quel est le rôle de cette terre, du sol, dans la contiguïté ?

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Animal écarté

Avec les premières religions monothéistes, la pratique du sacrifice tend à dispa-raître. Elle est remplacée par des préceptes alimentaires et des règles d’abattage. Dans Le Silence des bêtes, Elisabeth de Fontenay explore ces mutations progressives du statut de l’animal dans la culture hébraïque et dans la religion chrétienne. Elle convoque pour cela les écrits de Moise Maïmonide, rabbin grec du XIIe siècle ainsi que des extraits de l’Ancien Testament. Ces textes religieux révèlent des chan-gements de pratique mais aussi de considération à l’égard des animaux. Chez les Hébreux, les sacrifices sont strictement réglementés, ils ne peuvent avoir lieu qu’au temple de Jérusalem. La plupart du temps, l’animal offert en holocauste est entièrement brûlé afin que les hommes n’en tirent aucune satisfaction. Seul le sacrifice pascal, qui commémore la sortie du peuple juif d’Egypte, donne lieu à la consommation de la viande de l’animal immolé. Dans l’Antiquité, la pratique sacrificielle avait une raison d’être symbolique, sociale et pratique. Chez les Hébreux, elle perd son pendant social et alimentaire. Sur le plan pratique, l’abattage rituel supplante le sacrifice et permet la consomma-tion de viande en dehors du cadre d’une cérémonie religieuse. Si l’abattage des animaux est réglementé par des rites, il ne fait plus l’objet d’une fête. Sur le plan symbolique, le sacrifice animal n’est plus guère signifiant. Le Dieu des Hébreux n’y voit plus les preuves de l’amour des hommes, il veut : « la pitié plutôt que les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes24 ». Avec la dispari-tion du sacrifice, la pratique religieuse n’est plus une affaire de groupe, chaque individu doit prier et faire preuve de vertu pour prouver sa dévotion au Dieu. Le sentiment religieux s’individualise, il y a bien une communauté religieuse, mais elle n’est pas garante du salut de chacun. Il n’y a donc plus besoin d’intermédiaire entre les hommes et Dieu. Pour les Hébreux, l’animal peut être tué pour mieux nourrir l’homme, son utilité est avant tout matérielle. Il faut cependant éviter de le faire souffrir, c’est pourquoi, par exemple, il est interdit de tuer un même jour une mère et son

24. Osée, VI, cité par Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, VII, 1.

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petit, « car l’animal éprouverait dans ce cas une trop grande douleur. En effet, il n’y a pas, sous ce rapport, de différence entre la douleur qu’éprouverait l’homme et celle des autres animaux ; car, l’amour et la tendresse d’une mère pour son enfant ne dépend pas de la raison, mais de l’action de la faculté imaginative, que la plupart des animaux possèdent aussi bien que l’homme.25 » Bien que les animaux n’assurent plus qu’un rôle alimentaire et utilitaire, les textes témoignent d’un grand respect, de compassion et d’affection à leur endroit. Le bon traitement des animaux atteste de la capacité de l’homme à bien traiter ses semblables. Sur le plan théologique, la Genèse opère une distinction fondamentale entre l’homme et les animaux. Ce texte fondateur, pour les Juifs comme pour les Chrétiens, raconte la création du monde par Dieu. Il crée les animaux pour les hommes, afin qu’ils puissent leur servir. « Dieu créa donc l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu, et il les créa mâle et femelle. Dieu les bénit, et il leur dit : Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre, et vous l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les ani-maux qui se meuvent sur la terre.26 » L’homme doit remplir, conquérir la terre. Il doit faire sien tout ce qui s’y trouve, y compris les animaux. Dans le cosmos Grec, il devait simplement trouver sa place dans le monde, dans la nature avec les autres espèces. Selon la Genèse, l’homme est fait à l’image de Dieu et n’est donc plus l’aboutissement de la nature. Il est au-delà, plus proche du démiurge que des autres êtres vivants avec lesquels il partage la terre. Une nouvelle frontière apparaît entre l’homme et les autres êtres vivants, elle ne fait pas simplement état d’une différence de degré mais elle instaure une séparation. Les hommes et les animaux ne sont plus de même nature.

25. Moise Maïmonide, Le guide des égarés, III, 48, cité par Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, VII, 1.26. Genèse, I-27 et I-28, Paris, Robert Laffont, 1990.

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Ultime sacrifice

Dans la religion chrétienne, le sacrifice du Dieu supplante celui de l’animal, le Christ en est à la fois l’offrant (il s’est fait homme pour l’humanité), le destina-taire (il est Dieu) et l’objet (il offre son corps pour la rédemption des hommes). L’offrande animale est évincée car l’agneau de Dieu remplace l’agneau pastoral. Le Christ rachète les fautes de l’humanité en s’incarnant dans un corps humain, il n’est agneau que dans la métaphore. L’animal n’est plus le sujet mais le symbole du sacrifice. Ce Dieu qui se donne en offrande fait naître chez les hommes une dette et un sentiment de culpabilité infinis. La commémoration de cet acte se fait lors de l’eucharistie où les fidèles se partagent du pain et du vin. Le pain repré-sente le corps du Christ et remplace la chair de l’animal, dont la consommation perd de ses vertus symboliques. Le vin figure le sang du christ, il se substitue au sang de l’animal, autrefois offert aux dieux. La viande et le sang des animaux sont dorénavant des substances plus triviales, indépendantes du cadre religieux, elles gardent une symbolique mais celle-ci ne se déploie que dans le monde physique. Après le sacrifice de Dieu, le sacrifice des animaux n’a plus guère de sens, ces derniers n’ont plus d’existence que dans le monde matériel. Avec le christianisme, la frontière qui s’esquisse dans la Genèse, entre les hommes et les animaux, se confirme. Elle se fonde sur une opposition entre le matériel et le spirituel. Le statut du corps – animal comme humain – se modifie. L’homme le perçoit comme une simple enveloppe qui restera sur terre après le trépas, son âme quant à elle est immortelle. Le Christ, en offrant son corps en sacrifice, démontre que les souffrances liées à la chair ne sont que provisoires, le temps d’un passage sur terre. Dans la tradition chrétienne, tout ce qui est associé au plaisir du corps est considéré comme une marque de faiblesse. À l’inverse, la capacité à le dominer est le signe de la force de l’âme. La terre devient ainsi le lieu de la pesanteur, de la servitude aux besoins et aux désirs du corps. Ce lieu s’oppose au paradis, un endroit céleste où les âmes sont débarrassées des contingences matérielles. Chez les catholiques, il existe même un intermédiaire entre l’ici-bas et l’au-delà, le purgatoire, où les âmes se débarrassent des taches

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accumulées lors de leurs passage sur terre. Elles décantent, en quelque sorte, avant de devenir suffisamment légères pour rejoindre le paradis. Les autres vivants qui peuplent la terre sont condamnés à une fade existence corporelle. Le Dieu des Chrétiens ne s’est pas fait agneau pour sauver les bêtes, il semble qu’il ne soit venu sur terre que pour racheter l’humanité. « Il advient alors aux animaux quelque chose de nouveau et d’irréversible dans notre culture et dans notre histoire : leur existence concrète ne sera plus relayée par une réalité symbolique, ils n’auront plus de présence que métaphorique, comme dans les paraboles de l’Évangile et dans les sculptures du Moyen Âge.27 » Cette expulsion de l’animal des préoccupations spirituelles annonce « l’appropriation sans foi ni loi de la nature par l’homme, et parmi elle, de ceux qui ressemblent plus aux humains qu’au végétal.28 » Avec la fin du sacrifice sanglant disparaît ce « lien qui rendait possibles les superstitions entre les vivants, […] par là même, la souffrance animale n’a plus aucune signification29 ».

27. Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, VIII, 1.28. Ibid.29. Ibid.

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Territoire : rassembler ou séparer

Si les animaux ne sont désormais plus des sujets dans les rites, ce n’est pas le cas dans la vie quotidienne. Malgré la désacralisation de l’animal, des liens forts per-durent entre les hommes et les autres êtres vivants. Le territoire régule et structure ces liens. De nombreux procès d’animaux se déroulent à partir du Moyen Âge, ils font état des rapports que l’homme entretient avec les animaux qui vivent au sein de l’espace domestique, de leurs éventuels litiges. D’autres procès opposent les hommes à des animaux sauvages et témoignent de conflits de territoire. Au Moyen Âge, les animaux sont au plus près des hommes, dans les villes comme dans les campagnes. Le qualificatif domestique dont l’étymolo-gie renvoie à tout ce qui environne la maison, domus, prend alors tout son sens car les animaux vivent autour et parfois à l’intérieur des habitations. Les animaux sauvages ne sont pas non plus très loin des établissements humains et font planer l’ombre des famines et des épidémies sur la communauté domestique. En effet, les insectes sont susceptibles de ravager les récoltes, les rongeurs peuvent dévaster les greniers tandis que les prédateurs menacent le bétail et parfois les hommes. Le monde sauvage est entouré d’une aura de mystères et de croyances. À l’inverse, l’espace domestique est un lieu sûr, mais la proximité dans laquelle vivent hommes et animaux peut poser problème. Les procès d’animaux domes-tiques qui apparaissent au IXe siècle30 et perdurent jusqu’au début du XVIIIe siècle, en témoignent. Bien qu’étranges, ces affaires sont loin d’être de simples manifes-tations de cruauté ou d’ignorance : elles révèlent à quel point les animaux étaient intégrés dans les sociétés domestiques médiévales. Les espèces domestiques étaient jugés par une instance civile tandis que les animaux sauvages étaient traduits devant des tribunaux ecclésiastiques. Les animaux domestiques, puisqu’ils partageait l’espace de vie des hommes, devaient répondre aux lois en vigueur sur leurs terres. Les chefs d’accusation prononcés à leur encontre étaient variés. Certains se trouvaient co-inculpés dans des actes « contre-nature », sévèrement punis, car « on admettait encore communément la

30. Michel Rousseau, Les Procès d’animaux, Paris, Wesmaël-Charlier, 1954.

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possibilité d’hybrides entre les hommes et les animaux31 ». Homme ou bête, la sanction était la même, l’animal impliqué devait périr par le feu en compagnie de l’accusé humain. D’autres animaux domestiques étaient victimes de frayeurs imaginaires et accusés de sorcellerie. Le chat, par exemple, a pâti de sa prétendue parenté avec le diable. Les jugements imposaient de faire disparaître l’animal sorcier ou ensorcelé en le jetant au bûcher. D’autres procès concernent des faits divers qui témoignent de la conti-guïté dans laquelle vivaient les hommes et leurs animaux. Pour la plupart, il s’agit de cas d’homicides ou de morsures perpétrés par des animaux domestiques. L’espèce porcine est la plus fréquemment mise en cause : « sur trois siècles, on recense une centaine de procès d’animaux. Neuf fois sur dix, il s’agit de cochons32 ». Ces animaux, élevés en liberté, circulaient dans les rues et autour des maisons. S’ils jouaient le rôle bénéfique d’éboueurs, ils pouvaient aussi occasion-ner de graves désagréments. Pour le tribunal civil médiéval, l’animal accusé est jugé responsable de ses actes et traduit en justice, les procédures engagées à son encontre ne diffèrent en rien de celles qui s’appliquent aux hommes. Les châti-ments corporels prononcés à l’encontre des animaux coupables sont troublants tant ils sont semblables à ceux infligés aux hommes et ce malgré les différences anatomiques qui rendent parfois leur exécution difficile. C’est le cas pour la truie de Falaise, pendue en 1386, pour l’homicide d’un nourrisson. Dans une illustration qui représente la sentence33, l’animal apparaît affublé de vêtements, de gants, de chausses et d’un masque humain. Dans cette affaire, le tribunal somma le bourreau d’appliquer – tant bien que mal – la loi du talion. La truie ayant dévoré le bras et le visage de l’enfant, il fallu lui couper le groin et lui entailler la patte antérieure avant de la pendre. La peine de l’animal devait servir de leçon, c’est pourquoi « le Vicomte exigea que le supplice ait lieu en présence du propriétaire de l’animal, pour lui faire honte, et du père du nourrisson pour punition de n’avoir pas fait veiller sur son enfant.34 » Le spectacle de l’exécution n’était guère réservé aux hommes puisqu’une « foule hétérogène, composée […] d’habitants de la ville, de paysans venus de la campagne alentours et d’une multi-tude de cochons35 » avait été priée d’y assister. Ces procès indiquent que toutes espèces confondues, le partage du terri-toire impliquait le respect de valeurs communes dans la communauté domes-tique formée par contiguïté. Mais les sanctions prises par les tribunaux avaient également un rôle pédagogique, elles devaient inciter les paysans à établir des

31. Michel Rousseau, Les Procès d’animaux, Paris, Wesmaël-Charlier, 1954, p. 10. 32. Michel Pastoureau, Les Animaux célèbres, Paris, Arléa, 2008, p. 179.33. Gravure Romantique de C. Lhermite d’après une peinture murale du XVe siècle, vers 1840, reproduite dans Michel Pastoureau, Les Animaux célèbres, Paris, Arléa, 2008, p. 173.34. Michel Pastoureau, Les Animaux célèbres, Paris, Arléa, 2008, p. 175.35. Ibid., p. 172.

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frontières au sein de l’espace domestique – entre leur espace de vie et celui de leurs animaux – afin de prévenir les incidents. Il semblerait qu’au Moyen Âge, les hommes aient eu des difficultés à envisager cette séparation, c’est ce que montre Michel Pastoureau, qui s’est intéressé à la place des animaux dans l’histoire. Dans un ouvrage intitulé Les Animaux célèbres, il évoque l’histoire de la « Truie de Falaise » et plus largement, la place et le rôle de l’espèce porcine dans les communautés médiévales. Par une analyse des archives de l’époque féodale, il expose qu’à partir du XIIe siècle, « les villes d’Europe occidentale prirent des décisions réglementaires pour interdire la circulation des porcs dans les rues.36 » Jusqu’alors, ces derniers vivaient en semi-liberté et divaguaient pour chercher leur nourriture. Leurs propriétaires n’avaient pas besoin de les alimenter. Le nombre et la fréquence des tentatives de réglementation indiquent qu’elles avaient peu de poids et qu’il fallait sans cesse les réitérer. Peu à peu, les cochons seront élevés dans des soues : des enclos fermés attenants aux maisons, constitués d’un abri couvert et d’une courette. Malgré l’instauration progressive de limites au sein de l’espace domes-tique, les hommes restent proches des animaux avec lesquels ils vivent. Les procès qui concernent les animaux sauvages le soulignent : ils donnent lecture de ce qui distingue l’animal domestique de ses cousins restés à l’état de nature. Les princi-paux conflits qui donnaient lieu à ces procès étaient liés au partage et à l’utilisa-tion du territoire en périphérie des lieux de vie humains. Les hommes pouvaient demander justice si des animaux sauvages attaquaient leurs biens ou s’ils nuisaient à leurs activités. Les instances civiles n’étaient pas en mesure de s’occuper de ces cas qui dépassaient leur compétence. Les animaux sauvages ne faisaient pas partie de la société domestique, ils dépendaient de « la justice divine, représentée par l’évêque : l’officialité37». Si les hommes prenaient la précaution d’instruire des procès à des bêtes sauvages et à des insectes, c’est qu’ils étaient considérés ou craints : leurs actions pouvaient avoir des significations. La terre étant le domaine de Dieu, ses autres créatures y avaient autant droit de cité que les hommes. Dans Le Nouvel Ordre écologique, Luc Ferry relate quelques-uns de ces pro-cès. Les agissements des animaux sauvages pouvaient tantôt être jugés comme des signes de Dieu, tantôt comme des manifestations du démon. Dans le premier cas, les hommes étaient prudents, ils tentaient de négocier l’usage du territoire convoité. Quant aux animaux ayant un lien avec le diable, « ils étaient excom-muniés ou tout du moins maudits38». L’officialité s’en tenait le plus souvent à des jugements platoniques mais non moins significatifs dans les mentalités de l’époque.

36. Ibid., p. 104.37. Michel Rousseau, Les Procès d’animaux, Paris, Wesmaël-Charlier, 1954, p. 10. 38. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, Grasset & Fasquelle, 1992, p. 13.

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À Saint-Julien, au XIVe siècle, des procès opposent des villageois à des amblevins39 qui endommagent leurs vignes. Les registres de l’Église font état d’un premier litige entre les villageois et ces insectes en 1545. L’affaire se solde par une victoire des insectes qui, parce qu’ils sont « crées par Dieu » possèdent « le même droit que les hommes à se nourrir de végétaux40 ». Un second procès, organisé en 1541, donne encore une fois raison aux animaux. Leur procureur les aurait défendu avec un tel brio que l’accusation se trouva contrainte de leur proposer un arrangement à l’amiable : les paysans proposèrent de « bailler auxdits animaux place et lieu de suffisante pâture hors les vignobles dudit lieu de Saint-Julien, et de celle qu’ils en puissent vivre pour éviter de manger ni de gâter lesdites vignes41 ». Enfin, les habitants demandèrent « un droit de passage, ainsi que celui d’exploiter des mines d’ocre et de s’y réfugier en cas de guerre, mais ils promet-taient de ne causer par là aucun préjudice à la pâture desdits animaux42 ». Ces animaux, bien que nuisibles, étaient jugés avec des égards. Le juge les convoquait solennellement et fixait la date de leur comparution en fonction de la distance qu’ils avaient à parcourir et de leur vitesse de déplacement. Bien entendu, aucun animal ne se présentait jamais devant le tribunal, ils étaient donc représentés par un avocat. S’ils gagnaient, ils pouvaient se voir attribuer des terres pour y vivre commodément et s’y reproduire, sans importuner les activités humaines. Des contrats écrits ont été rédigés lors de ces jugements et font men-tion de droits « d’usage, d’usufruit ou de propriété43 ». À cette époque, la terre n’est donc pas considérée comme la propriété des hommes, c’est pourquoi ils cherchent à établir des frontières stables avec les animaux sauvages qui vivent près d’eux. Si pour ces communautés chrétiennes, les animaux ne sont pas promis à un au-delà, ils restent des créatures de Dieu qu’il faut respecter. Il existe aussi un sentiment de crainte pour ce qui se trouve au-delà du territoire domestique car la nature est encore obscure et parlante : l’homme y associe des symboles et des croyances. Au contraire, le territoire domestique et tous les êtres qui l’habitent lui sont familiers. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, les animaux font partie d’un tout domes-tique ou d’un tout biologique. Dans le premier cas, ils forment avec les hommes une communauté domestique, dans le second, une communauté des vivants. Dans un cas, les limites de l’espace domestique rassemblent, dans l’autre, elles séparent.

39. Le mot « amblevin » désigne une espèce de coléoptère.40. Léon Ménabréa, De l’origine, de la forme et de l’esprit des jugements rendus au Moyen Âge contre des animaux, « Mémoires de l’académie de Savoie », XII, 1846, cité par Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, Grasset & Fasquelle, 1992, p. 10. 41. Ibid. 42. Ibid. 43. Michel Rousseau, Les procès d’animaux, Paris, Wesmaël-Charlier, 1954, p. 9.

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réifiCation

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La réification est le fait de transformer un être en chose. Une chose est un objet que l’on peut penser distinctement. Faire d’un être vivant une chose implique de le penser indépendamment des conditions et des circonstances par lesquelles il peut exister en tant qu’individu. Réifié, l’animal passe du statut d’être vivant à celui d’objet vivant, il est alors susceptible d’appropriation. Par cette opération, l’animal est isolé de ce qui lui permet d’exister en tant qu’être sensible : son territoire, son monde subjectif, ses facultés perceptives, ses facultés agissantes. Entendu comme chose, l’animal est une entité sur laquelle il est possible d’agir à condition d’en comprendre le fonctionnement : un objet fini et déterminé. Avec le développement de la méthode scientifique, une grande entreprise de reclassement du monde s’amorce, qui n’épargne pas l’animal. Tout ce qui appartient au domaine de l’homme (l’esprit, le social, le politique, la religion) est opposé à ce qui constitue son milieu (les êtres vivants, les plantes, les phénomènes naturels, les objets). Par cette acception binaire du monde, l’animal domestique est séparé des hommes, de leur société, et rapproché des choses. La période nommée réification débute avec le renouveau des sciences au XVIe siècle. La méthode scientifique qui naît alors agit comme un filtre, à travers lequel toute la nature va être analysée pour être réduite à un ensemble d’entités concrètes et distinctes. De quelle manière cette méthode va-t-elle interpréter l’ani-mal ? Quel emploi la science projette-t-elle de faire de ce nouvel objet d’étude ?

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Monde recentré

La Renaissance symbolise le monde clair de la connaissance et de la raison, cette période se place en rupture avec le Moyen Âge, qu’elle contribue à dépeindre comme obscur. Un vent nouveau souffle sur l’Europe avec les Grandes Décou-vertes qui ébranlent les certitudes et les croyances. L’Antiquité fait figure de modèle en particulier pour les sciences, qui promettent l’accès aux vérités du monde et à la connaissance du propre de l’homme. Les disciplines scientifiques doivent cependant rester fidèles au dogme religieux. Dans un premier temps, les progrès qu’elles apportent seront contenus afin de ne pas remettre en cause l’ordre du monde tel que le définit la religion. La science trouve sa légitimité en prenant appui sur la rupture ontologique esquissée par le christianisme : la séparation du corps et de l’esprit. Le rôle de la science dans cette période de chan-gement est paradoxal. Alors que les découvertes ébranlent l’anthropocentrisme européen, l’homme occidental cherche à orienter les résultats de la science en sa faveur afin de maintenir sa position privilégiée. Les Grandes Découvertes met-tent les Européens en face d’autres peuples dont le rapport au monde étonne et tourmente. Par des études scientifiques, l’homme occidental cherche à établir sa différence, à assurer sa suprématie sur le reste de l’humanité. L’animal n’échappe pas à l’entreprise de reclassement raisonné du monde terrestre, il n’est qu’un élément périphérique qui doit servir l’homme, placé au centre. Ce dernier ne souhaite plus partager le monde, il le veut tout entier pour lui. L’autoglorification de l’homme européen laisse sceptique un certain nombre de penseurs, qui cherchent des alternatives dans les philosophies de l’Antiquité. C’est le cas de Montaigne, qui questionne la primauté de l’homme sur les autres êtres vivants dans un essai intitulé De la cruauté. Il avoue ne pouvoir souffrir les atrocités que l’homme inflige aux animaux au nom de sa prétendue supériorité. Il rappelle la sagesse avec laquelle les Anciens – en particulier les présocratiques – considéraient les autres êtres vivants. Lui-même reconnaît ne pouvoir « prendre bête en vie » à qui il ne « redonne les champs », de même

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que « Pythagore les achetait des pêcheurs et des oiseleurs pour en faire autant »44. L’égard de Montaigne pour les animaux est avant tout lié à un sentiment person-nel, mais c’est avec des arguments religieux qu’il élargit cette considération : « Et afin qu’on ne se moque de cette sympathie que j’ai avec elles [les bêtes], la théo-logie même nous ordonne quelque faveur en leur endroit et considérant qu’un même maître nous a logés en ce palais pour son service et qu’elles sont, comme nous, de sa famille, elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles45 ». Pour lui, la toute-puissance de l’homme sur les autres animaux tiendrait davantage d’une certitude que d’un fait : « j’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures46 ». Montaigne rappelle les devoirs des hommes envers tous les membres de la communauté domestique et de la communauté des vivants : « Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle.47» Le contrat tacite qui lie l’homme aux bêtes et plus largement à tout ce qui l’entoure, implique de penser l’humanité comme faisant partie d’un tout et non comme l’espèce élue, qui seule a su s’extraire de son milieu. Il y a là une forme d’humanisme étendu, guidé par un sentiment profond d’appartenance au monde sensible des vivants. Ces réticences et ces résistances ne sauront faire front face à la méthode scientifique. Car dans le processus de pensée rationnel que cette méthode instaure, le doute n’est qu’une hypothèse posée en vue de parvenir à un résultat.

44. Montaigne, Les Essais, Paris, Arléa, 2002. II, 11, De la cruauté, p. 319. 45. Ibid.46. Ibid., p. 320. 47. Ibid.

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Nature appropriable

À la fin du XVIe siècle, la prudence que l’on devine chez les sceptiques comme Montaigne ou chez les écrivains attachés aux prescriptions de la théologie se dissipe devant « des projets et des conduites privilégiant le risque, […] esprit d’entreprise et d’aventure deviennent les valeurs régissant l’aspiration humaine à l’excellence.48 » En Angleterre, où la science acquiert son indépendance, le philo-sophe et scientifique Francis Bacon publie le Novum Organum en 1620, dans lequel il explique la stagnation du progrès scientifique par l’absence de méthode. Pour découvrir la vérité grâce aux sciences, il prône l’expérimentation scientifique et la rigueur dans la conduite de la pensée. Il esquisse dans ce livre les principes d’une méthodologie scientifique que définira à son tour Descartes quelques années après. En 1627, après la mort de Bacon, une utopie à laquelle il travaille à la fin de sa vie est publiée. Elle s’intitule La Nouvelle Atlantide, et contrairement aux utopies qui fleurissent à la même époque, comme la célèbre Utopia de Thomas More qui était une critique habile de la politique de son temps, celle de Bacon est à prendre au sens premier. Il s’agit du rêve d’une société vivant par et pour la science, dans lequel il déploie un imaginaire sans limites à partir des principes qu’il pose dans le Novum Organum. L’histoire de La Nouvelle Atlantide est préfacée par William Rawley, élève de Francis Bacon : « Cette fable, mon maître l’a conçue afin de pouvoir y pré-senter un modèle […] d’un collège qui serait fondé en vue de l’interprétation de la nature et de la production de grandes et merveilleuses œuvres pour le bien de tout le genre humain. », il ajoute que « le modèle proposé est bien trop vaste et trop élevé pour pouvoir être imité en tous points mais la plupart des choses décrites ici ne dépassent pas les capacités humaines.49 » Sur l’île de La Nouvelle Atlantide, la science se développe sans limites. La maison de Salomon, sorte de collège scientifique, « a pour but de connaître les causes et le mouvement secret de tout ce que nous voyons et de faire reculer les bornes de l’empire humain

48. Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, X, 1.49. Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, Paris, GF Flammarion, 1995.

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en vue de réaliser toutes les choses possibles ». Le développement scientifique est décrit comme une nécessité pour que Dieu « puisse trouver une gloire plus grande, la perfection de son art étant mieux connue, et les hommes tirant un profit plus grand dans leur utilisation des choses de la nature50 ». Sur cette île, les animaux font l’objet de recherches et d’expérimenta-tions : ils « ne sont pas là uniquement pour le plaisir des yeux ou à cause de leur rareté mais aussi en vue de dissections et d’expériences, afin que nous puissions de cette façon augmenter nos lumières sur ce qui peut être pratiqué sur le corps humain. » La première finalité des expériences sur l’animal est d’améliorer la condition humaine : « Nous essayons aussi sur eux tous les poisons et tous les remèdes, nous faisons l’essai des actes chirurgicaux aussi bien que médicaux. » L’autre finalité est le plaisir et l’étonnement suscités par la manipulation des corps, par la plasticité de cette matière biologique : « Par art aussi, nous les rendons plus gros ou plus grands que les autres représentants de leur espèce ou bien plus petits en arrêtant leur croissance. Nous les rendons plus féconds qu’à l’ordinaire ou au contraire stériles. Nous modifions aussi en bien des façons leur couleur, leur forme et leur comportement. Nous trouvons les moyens de faire des croisements et des accouplements entre espèces différentes, ce qui a donné de nombreuses espèces nouvelles et qui sont fécondes, contrairement à ce que croit l’opinion générale. Nous avons créé, à partir de matières putréfiées de nombreuses espèces de serpents, de vers, d’insectes et de poissons ; certaines d’entre elles se trouvent avancées au point qu’elles sont des créatures parfaites comme les quadrupèdes et les oiseaux. Elles sont sexuées et se reproduisent. Ce n’est point au gré du hasard que nous faisons cela, nous savons au contraire par avance quelle espèce naîtra de telle matière et de tel mélange.51 » Dans l’utopie de Bacon, les interdits chrétiens sont levés. La science s’épanouit pleinement, donnant accès à une puissance qui élève l’homme à l’égal du créateur. Grâce à la science, l’homme s’émancipe des prudences qui entou-raient jusqu’alors tout ce qui avait trait au corps. L’animal, débarrassé du surplus que l’affect, l’imaginaire ou la peur lui prêtaient, est devenu pure matière. La bonne connaissance de celle-ci rend son emploi contrôlable et prévisible. Les caractères de ces corps peuvent être orientés en fonction des fins que l’homme lui destine : laborieuses, esthétiques ou alimentaires. L’homme n’attend rien de l’animal en tant qu’être, il a déjà programmé le résultat de son existence. L’ani-mal n’a plus rien à espérer et plus rien à donner. Toute possibilité d’action lui est ôtée, l’homme est allé jusqu’à s’approprier la chose la plus élémentaire de la vie de l’animal : sa reproduction. Dans la projection de Bacon, l’animal n’est plus un être vivant mais un matériau vivant dont l’homme peut modifier et améliorer les qualités.

50. Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, Paris, GF Flammarion, 1995. 51. Ibid.

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Animal-machine

En France, Descartes publie Le Discours de la méthode en 1637. Quelques années avant la publication de ce texte, les théories de Galilée sont réfutées par l’Église. Descartes accorde donc sa pensée au dogme religieux. Son argumentation se base sur la séparation du corps et l’esprit, c’est en cela qu’il parvient à se placer dans la continuité de Saint-Augustin. Dans son essai, il propose une méthode nouvelle pour penser le monde et chercher la vérité en toute chose. Cette méthode ressemble à celle esquissée par Francis Bacon, mais son objet est plus large. Ce sont tous les aspects de la vie humaine que Descartes s’efforce de réexaminer à la lumière de la raison. Or, selon lui, pour suivre la voie de la raison, il faut faire usage de méthode. Il propose d’ordonner la pensée selon les lois de la mathématique pour un nouvel usage du monde. Les mathématiques sont pour lui un modèle pour « la certitude et l’évidence de leurs raisons52 », c’est pourquoi les autres sciences devraient elles aussi être envisagées selon ces principes. Le système de pensée cartésien s’inspire de la logique, de l’algèbre et de la géométrie. C’est ainsi que tout ce que l’on pense savoir doit être mis en doute, que les difficultés doivent être divisées pour être résolues, que la conduite de l’ordre de la pensée doit se faire du plus simple au plus complexe et que le maximum de paramètres doivent être pris en compte dans toute décision. À ces préceptes s’ajoutent ceux liés à l’observance des lois, des coutumes et de la religion. En un mot, il faut considérer le monde comme un ensemble de problèmes que l’on peut isoler plutôt que comme un tout complexe. À partir de ce point de vue, le monde est divisé en une série de choses créées par Dieu et régies par des lois mathématiques. Ces lois que Dieu a conçues pour mettre en mouvement l’univers peuvent être élucidées par l’étude raisonnée de la nature. La physique, par exemple, est « une pratique par laquelle, connais-sant la force et les actions du feu, de l’eau, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous pourrions les employer en même façon, à

52. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Gallimard, 1991, p. 81.

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tous les usages auxquels ils sont propres, et nous rendre ainsi maîtres et posses-seurs de la nature53 ». C’est ainsi qu’il sera possible aux hommes d’inventer des « artifices pour jouir sans peine des fruits de la terre » et d’améliorer la méde-cine pour « affaiblir la vieillesse »54. Les animaux font partie de ces choses dont l’homme peut se rendre maître. Pour Descartes, c’est le langage et la raison qui distinguent l’homme et rendent possible son emprise sur la nature. La différence entre l’homme et l’ani-mal n’est plus liée à la corporéité mais à la faculté de raisonner. D’un point de vue matériel, le corps de l’homme est animal. Par contre, il est le seul à disposer d’une âme, c’est pourquoi il raisonne et il parle. Le logos est la preuve de l’existence de l’âme. Selon Descartes, Dieu aurait d’abord créé l’homme « sans mettre en lui quelque âme raisonnable, ni aucune autre chose pour y servir d’âme végétante ou sensitive, sinon qu’il existait en son cœur un de ces feux sans lumière.55 » Le corps humain est constitué de parties « qui peuvent être en nous sans que nous y pensions ni que notre âme n’y contribue56 ». Les fonctionnalités corporelles des hommes sont les mêmes que celles des animaux. Or, pour l’homme, « Dieu créa par la suite une âme raisonnable qu’il joignit à ce corps.57 » L’animal n’a donc pas d’âme mais il est mû par une substance matérielle que Descartes désigne par « les esprits animaux ». Cet ensemble de fluides assure la circulation du sang, la respiration et le mouvement. C’est en rendant l’âme bien distincte du corps que Descartes établit la rupture décisive entre l’homme et l’animal : l’un n’est que corporéité tandis que l’autre est en plus et surtout raisonnable. L’animal est placé du côté des choses matérielles, compréhensibles et manipulables. L’homme est plus proche de Dieu, de la raison et de la spiritua-lité. L’âme est le propre de l’homme, « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle58 », Descartes évince ainsi toute référence aux capacités végétantes ou sensitives dont l’âme est dotée chez les Anciens. Pour les philosophes Grecs – auxquels les détracteurs de Descartes font encore réfé-rence – c’est le raffinement des sens qui établit la hiérarchie entre les êtres vivants. La distinction que pose Descartes dévalue l’emploi des sens. Ce postulat réduit l’existence de l’animal à celle d’un objet matériel animé. Les sens, qui alimen-tent l’instinct et l’imagination, peuvent être trompeurs et parasiter l’exercice du raisonnement. C’est pourquoi les considérations sentimentales que peut éprouver

53. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Gallimard, 1991, p. 131.54. Ibid.55. Ibid., p.161.56. Ibid., p.116.57. Ibid., p.104.58. Descartes, Lettre à Maresne, du 30 juillet 1640, cité par Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998.

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l’homme à l’égard des animaux se sont pas appropriées : ce sont des sentiments issus de l’imagination et non de la raison. L’homme doit apprendre à maîtri-ser ses sens afin qu’ils ne troublent pas son jugement. C’est ainsi que Descartes conçoit le modèle d’un enfant « qui n’aurait jamais vu d’animaux mais seulement des hommes, et qui aurait de surcroît étudié la mécanique jusqu’à fabriquer des automates imitant la figure et les mouvements d’un homme, d’un cheval, d’un chien, des automates qui semblent aller et venir, respirer et même parler. Alors, cet enfant ne pourrait distinguer ces automates des hommes qu’en appliquant la méthode. Et il ne pourrait qu’affirmer que ce sont bien à des automates que les animaux ressemblent.59 » Les hommes devraient donc apprendre à soumettre toutes leurs expériences au jugement afin d’éviter toute connivence trompeuse avec leur environnement sensible. Mais l’homme désensibilisé et privé d’affect tel que le définit Descartes est-il encore humain ? Si l’homme dépasse sa condition animale, l’animal en quelque sorte la perd : il devient machine. Pour Descartes, les animaux n’ont qu’une existence matérielle et par conséquent mécanique : « Ce qui agit en eux n’est pas la raison mais seulement la nature et un mouvement mécanique exact et limité comme celui d’une horloge.60 » Les « esprits animaux » assurent ce mouvement. Descartes prend soin de les définir afin de prévenir les interprétations superstitieuses. Les esprits animaux ne sont en aucun cas des âmes, ils sont « comme un vent très subtil ou plutôt comme une flamme très pure et très vive qui, montant conti-nuellement en grande abondance du cœur au cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les muscles et donne le mouvement à tous les membres sans qu’il faille imaginer d’autre cause61 ». Toute forme de raison ou de langage est absente chez l’animal, car « on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent des passions et peuvent être imités par des machines ». Pour le sujet qui nous intéresse, Descartes est souvent résumé à la thèse des animaux-machines, même si au fond, il ne refuse pas aux animaux la sensibi-lité. Par contre, dans ses théories, les sens sont dévalués au profit de la raison, au point qu’il faille les tenir pour suspects. L’amplification de la théorie des animaux-machines est plutôt le fait des successeurs de Descartes, qui ont pris au mot ses analogies à la mécanique. Les mécanistes, dont un des plus éminents représentants est Nicolas Malebranche, affirment que s’il y a une intelligence chez l’animal, c’est au même titre qu’il y en a dans une montre : c’est celle de son concepteur. « Pour Malebranche, l’humain doit prendre ses précautions car il se laisse leurrer trop facilement par l’animal […], contrairement à ce que l’homme imagine, dit-il, l’animal mange sans plaisir et crie sans douleur.62 »

59. Ibid. 60. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Gallimard, 1991, p. 124.61. Ibid., p. 125. 62. Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001, p. 23.

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Classer les animaux, classer le monde

La théorie des animaux-machines de Descartes a quelques détracteurs mais elle rencontre en général un vif succès. De même, sa méthode influencera le monde des sciences et en redessinera les contours. Au XVIIIe siècle naît un engouement pour les sciences de la nature, que l’on « explore sous toutes ses faces, roman-tique, économique et agricole, pour arriver à une classification de toute la créa-tion.63 » Dans toute l’Europe, les naturalistes élaborent des logiques de classement des animaux ayant souvent pour point commun une approche anthropocentrée de la nature. Karl Von Linné imagine un système binominal qui organise la nature par règnes, genres puis espèces et qui reste d’actualité jusqu’au XIXe siècle. Avec ce système se met en place avec une nouvelle science : la taxinomie. Elle consiste à nommer les différentes espèces répertoriées. La systématique est l’art d’organiser ces taxons selon un certain ordre. Un contemporain français de Linné, Louis Leclerc de Buffon, responsable du cabinet du Roi à Versailles, préfère un système plus aléatoire. « Il s’oppose aux clivages nets et souligne la fusion souvent imperceptible entre les espèces animales64 », c’est pourquoi il travaille par grandes divisions : quadrupèdes, oiseaux, poissons. Il écrit l’Histoire naturelle, ouvrage accompagné de planches dessinées qui rendent compte de son travail d’observation. Buffon soutient l’approche mécaniciste de l’animal « même si l’élégant savant remplace les roues dentées et les poulies des cartésiens par des “forces intérieures” au statut d’ailleurs assez obscur65 ». À la même période, Charles Bonnet propose « l’échelle des êtres », réplique de la Scala Naturae d’Aris-tote, qui organise les animaux par degrés, le degré suprême étant l’homme. Ces systèmes sont souvent représentés sous formes d’arbres où l’homme prend place sur la branche la plus élevée. Le naturaliste le plus étonnant de cette période est Réaumur, qui entreprend une vaste description de la variété du monde des insectes. Son travail diffère de ses semblables parce qu’il est le seul à reconnaître

63. Sigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, Paris, Denoël Gonthier, 1983, t1, p. 152.64. Ibid., p. 153.65. Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001, p. 25.

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à l’animal – en particulier aux insectes – une forme d’intelligence. Il juge cer-taines compétences animales aussi ingénieuses que celles de l’homme. Selon lui, la ruche est « le chef-d’œuvre de l’industrie des insectes ; on les mettrait même volontiers en parallèle avec ce que les gens les plus adroits de nos ouvriers savent exécuter de plus difficile.66 » La lignée des historiens de la nature ne s’arrête pas là, mais on peut noter que dans les divers courants de l’histoire naturelle, il existe une pensée dominante, naissant d’un arbitrage de la communauté des scientifiques. Ainsi, si la science vise à la plus grande objectivité, ses résultats naissent avant tout d’un consensus humain, lui-même lié au contexte social. Lorsqu’en 1858, les théories de Darwin paraissent, elles sèment le doute quant à une parenté entre l’homme et l’animal. Aussi, la communauté scientifique n’approuvera pas l’intégrité de sa thèse. Toute la partie liée à la sélection naturelle qui sous-tend pourtant sa théorie de l’évolution ne sera redécouverte que dans les années 1930. Les contemporains de Darwin n’étaient pas prêts à reconnaître la proximité biologique de l’homme avec les autres êtres vivants. De Descartes à nos jours, la question de l’animal est surtout étudiée dans le champ des sciences naturelles et très peu dans le champ des sciences de l’homme. Les entreprises de classement des animaux sont le résultat d’une vision scientifique de la nature, que l’on décompose en parties à étudier dis-tinctement. Toutes les approches naturalistes ne reprennent pas la théorie des animaux-machines de Descartes mais la façon d’étudier la nature est empreinte de sa méthode. Les descriptions épiques et romancées des animaux que l’on trouvait depuis l’Antiquité comme dans l’Histoire naturelle de Pline font place à des descriptions factuelles sur les mœurs et l’anatomie des animaux : « Réaumur et Buffon étaient doués […] d’un raisonnement à la fois simple et scientifiquement précis.67 » Le cartésianisme jette donc les bases d’une pensée fondée sur l’efficacité scientifique. Il en résulte une application rationnelle des techniques, notamment dans l’industrie, qui va employer l’animal de manière massive dès la première révolution industrielle. Les arts et techniques se développent à partir du XVIIe siècle et les premières manufactures royales voient le jour. Plus tard, au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert participe à cet essor : tous les arts, sciences et techniques y sont répertoriés. Dans le discours préliminaire, D’Alembert établit un classement de tous les savoirs, répartis en trois domaines : la mémoire, la raison et l’imagination. Le Système figuré des connaissances humaines synthétise ce classement. Les auteurs y distinguent les sciences de la nature des sciences de

66. Mémoire pour servir à l’histoire des insectes, t. V, 1734, cité par Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001, p. 24.67. Sigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, Paris, Denoël Gonthier, 1983, t1, p. 153.

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l’homme et isolent l’histoire naturelle de l’histoire civile, ecclésiastique et sacrée, qui constituent l’histoire des hommes. Dans tous les domaines des sciences et de la pensée, les animaux sont étudiés indépendamment des hommes, ils appar-tiennent au domaine de la nature et s’opposent au domaine du social, qui est le propre de l’homme. Or l’animal domestiqué n’est-il pas déjà un peu des deux ? Quant à la médecine, elle se situe dans les sciences de la nature, en ceci qu’elle concerne le corps. L’Encyclopédie pérennise ainsi la rupture entre le corps et l’esprit que revendique Descartes et qu’esquissait la théologie chrétienne. Dans ce même classement, il existe une subdivision de l’histoire natu-relle intitulée « Usages de la nature », c’est à cet endroit que sont recensés les arts et les techniques dont la rationalisation va mener à l’industrie. Cet inventaire se situe dans la même branche que celui des éléments de la nature : minéraux, végétaux, animaux. Au XVIIe siècle débute un processus d’hybridation au sein de cette branche : le vivant se mécanise et le mécanique s’anime. Ainsi, de nombreux inventeurs travaillent sur des automates, comme le français Jacques de Vaucanson. En 1738, il conçoit un canard artificiel digérateur, cet automate feint d’ingérer des aliments et de les excréter : « Il marchait et nageait, ses ailes imitaient la nature jusque dans ses plus petits détails et battaient comme les ailes d’un vrai canard. Il agitait, cancanait et ramassait du grain par terre : on apercevait d’ailleurs les mouvements de déglutition. Un mécanisme, à l’intérieur du corps, moulait le grain et le faisait ressortir d’une manière quasi-naturelle. Il fallait construire un laboratoire chimique dans un petit espace pour décomposer les parties intégrantes du grain et le faire sortir à volonté.68 » L’objet de l’imitation de la nature n’est plus tant le mouvement que le réplicat des facultés organiques du vrai animal. La description qu’en fait Siegfried Giedion souligne le rapprochement qui s’amorce alors entre les artefacts et le vivant. Ces automates qui mettent la mécanique au service du divertissement vont peu à peu inspirer des machines plus utilitaires : « Les machines textiles révèlent la même habileté à décomposer et recomposer le mouvement que celle qui servit à imaginer les automates69 ». À la suite du succès de ses machines animées, Vaucansson se voit confier l’inspection des manufactures pour y mettre le génie mécanique au service de la production. Dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, une grande partie des planches est consacrée aux arts mécaniques. Des animaux apparaissent dans cer-taines gravures représentant des machines, ils semblent minuscules comparés aux imposants systèmes mécaniques dans lesquels ils sont incorporés. Ils ne disposent que de l’espace minimal pour transmettre leur énergie au reste du système. Ces gravures illustrent des animaux et des hommes devenus rouages de ces dispositifs qui annoncent la révolution industrielle.

68. Sigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, Paris, Denoël Gonthier, 1983, t1, p. 52.69. Ibid., p. 51.

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L’Encyclopédie et le travail des naturalistes ont été décisifs dans la propagation et l’acquisition de savoirs pour le progrès de l’homme. Mais ce sont également des entreprises de classement du monde et de séparation des disciplines et des pen-sées. Dans cette logique de morcellement, l’animal ne peut plus exister comme une totalité. Cette organisation des sciences distingue clairement l’histoire de l’homme de celle de son milieu. Dès lors que la question de la place de l’animal se pose, le point de vue des sciences naturelles est préféré à celui des sciences de l’homme. Par souci d’objectivité, les sciences ont cherché à considérer l’animal indépendamment du système symbolique et culturel humain. C’est ainsi qu’elles en ont fait un objet d’étude et d’usage. La logique scientifique a rendu obsolète tout ce que l’homme projetait autour de l’animal et qui rendait possible le lien. L’exploitation de l’animal, comme de toutes les ressources de la nature, va se développer à mesure que les sciences vont sortir du cadre théorique pour trouver leurs applications dans la vie quotidienne. C’est ainsi que les théories de l’ani-mal-machine vont s’incarner dans le réel. En s’appropriant et en rationalisant les activités et les savoir-faire humains – en particulier ceux des paysans –, les scien-tifiques vont rendre possible l’exploitation des animaux, devenus machines.

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exploitation

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L’exploitation est l’action de faire valoir une chose en vue d’une production. Le verbe exploiter désigne aussi le fait d’utiliser avec méthode. Quand un être vivant est exploité, ses capacités physiques sont employées à la production de biens ou de services. Par cet emploi rationnel du corps, il y a transformation du sujet en objet, de l’être en matière. Dans une relation d’exploitation, l’exploitant tire profit de l’exploité : il l’instrumente. Lorsqu’ils sont exploités, les animaux, les hommes et les choses sont mis sur un même plan : celui de l’utilisable et de l’appropriable. Si le travail est l’ensemble des actions menées en vue d’une production, celle-ci n’est pas sa seule finalité. Le travail se distingue de l’exploitation car dans le premier cas le sujet agit, tandis que dans le second il reste passif. Le travail implique la possibilité d’un enrichissement et d’un intérêt pour le sujet, l’exploi-tation est la négation du sujet. Par le travail, le sujet se construit en même temps qu’il construit ou qu’il produit. Quand il est exploité, il y a au contraire une perte du soi. Si dans les périodes historiques présentées précédemment, l’animal domestique était un compagnon de travail, dans la période nommée exploitation, l’animal n’est plus considéré par les hommes comme un associé mais comme un outil. L’exploitation de l’animal commence avec les débuts de l’industrie : la puissance animale est alors employée pour animer des machines. L’évolution de cette relation de l’homme aux animaux domestiques se fait de concert avec les innovations scientifiques et techniques : mécanisation, rationalisation, automa-tisation, optimisation et enfin génération du corps animal. Avec l’exploitation, la relation entre l’homme et l’animal est bouleversée, il n’est plus possible de parler d’échange. Cette relation à sens unique est-elle réellement profitable aux hommes ?

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Animaux dans la machine

Au début du XIXe siècle, le maître mot est le progrès et l’industrie porte cet idéal : elle incarne les avancées des sciences dans des inventions techniques. L’industrie se développe d’abord dans le domaine textile. Le développement de machines de tissage fonctionnant avec la force hydraulique incite à la construction d’ate-liers où se regroupent les tisseurs. Ainsi naissent les premières manufactures. En Angleterre, des changements d’une autre ampleur voient le jour. En 1780, James Watt invente la machine à vapeur qui permet d’accroître les cadences et les quantités d’objets produits. La construction et le fonctionnement de ces machines impliquent l’exploitation de grandes quantités de ressources minérales. Les mines fournissent ces matériaux et leur exploitation requiert beaucoup de main-d’œuvre. Les ressources en personnel sont assurées par une population issue des campagnes qui connaissent alors une croissance démographique. Cette population est logée à proximité des outils industriels, en périphérie des zones urbaines. Paradoxalement, pour prendre son essor, l’industrie a besoin d’une grande quantité de main-d’œuvre, humaine mais aussi animale. Dans La Société des animaux, l’historien Éric Baratay s’intéresse au rôle de l’animal dans cette période de mutations. À la fin du XVIIIe siècle, la population animale s’accroît considérablement et l’emploi des animaux se généralise dans tous les domaines. L’apparition des machines n’a pas fait disparaître les animaux du quotidien, bien au contraire, ceux-ci ont joué un rôle crucial dans l’essor industriel. L’animal est omniprésent dans les villes comme dans les campagnes : « il n’y a jamais eu autant d’animaux utilitaires autour des hommes. […] Il n’y a jamais eu, non plus, autant d’emplois pour les bêtes, […] l’animal est un moteur du développement économique.70 » Les animaux sont employés à des tâches variées : les chevaux tirent des attelages, des omnibus, ou travaillent dans les mines. Dans les campagnes, à la ferme, les chiens deviennent des compagnons de travail avec le recul de la rage et l’augmentation du niveau de vie des paysans. En ville, on les emploie « en coutellerie, en clouterie, en rôtisserie ou en restau-

70. Éric Baratay, La Société des animaux, Paris, La Martinière, 2008, p. 7.

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ration. Ils servent à activer les roues des soufflets, des martinets, des meules, des broches.71 » D’autres encore sont attelés comme taxis pour les classes populaires ou employés par les artisans pour le transport de carrioles de marchandises. Les animaux de trait se démocratisent, auparavant, « les chevaux et les bœufs étaient […] réservés aux domaines aristocratiques, bourgeois ou religieux.72 » Dans l’industrie, le choix des espèces est fonction de la nature du travail à accomplir. Ainsi, le cheval destiné à tirer l’omnibus ne sera pas sélectionné selon les mêmes critères que celui qui devra remorquer des matériaux. Cette série de choix spécifiques spécialise peu à peu les animaux, on peut y voir une forme précoce de division du travail. Pour l’exploitation minière par exemple, « c’est la taille de la galerie qui conditionne la race : un cheval belge pour les plus larges, un breton pour les moyennes et un poney russe pour les autres73». Les conditions de vie des animaux sont particulièrement dures ; les chevaux qui travaillent dans les mines sont privés de lumière du jour, ceux employés dans les transports sont rapidement usés par la cadence que leur imposent les cochers. « L’animal est traité comme un sous-prolétaire, sur lequel est construit l’effort économique.74 » Dans le domaine des transports, les compagnies d’exploitation mènent des « expériences sur l’usure des fers, sur les capacités de traction, sur des colliers pneumatiques75 » pour faire face à la faible espérance de vie des animaux qu’elles emploient. Elles espèrent ainsi augmenter le rendement des animaux sur le long terme. Quant aux propriétaires miniers, ils considèrent les animaux, au même titre que les hommes qu’ils emploient, comme une ressource. C’est sous terre que sont aménagées les écuries pour le repos des animaux ; bien souvent, ces derniers ne remontent qu’une fois morts. L’âpreté du travail et leur condition souterraine tissent entre hommes et bêtes des liens de solidarité. Pour les mineurs, l’animal, qui partage leurs difficiles conditions de travail, est un compagnon d’infortune. En 1885, dans Germinal, Émile Zola révèle les conditions de travail des mines du nord de la France. Dans de nombreux passages du roman, l’auteur évoque la présence des chevaux qui accompagnent les mineurs de fond. Réduits par la rudesse du travail, les hommes ne se distinguent plus des animaux. Quant aux bêtes, elles semblent désincarnées par leur existence souterraine, devenant « des bêtes vagues, au trot de fantômes.76 » Exploités, tous se dévitalisent et deviennent choses : « comme son cheval qui demeurait immobile sur ses pieds, sans paraître souffrir du vent, il semblait en pierre.77 »

71. Ibid., p. 18.72. Ibid. 73. Hervé Ratel, « La Première révolution industrielle est fondée sur l’animal », entretien avec Éric Baratay, Sciences et Avenir, janvier 2009. 74. Éric Baratay, La Société des animaux, Paris, La Martinière, 2008, p. 33.75. Ibid., p. 72.76. Émile Zola, Germinal, Paris, Gallimard, 1978, p. 82.77. Ibid., p. 55.

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Animaux des villes

Dans les villes, l’omniprésence des animaux, leur bruit et leur odeur, donnent aux rues un visage de campagne : une couche de boue recouvre le pavé. Le rythme de la vie urbaine est calqué sur celui des animaux, dont dépendent de multiples acti-vités. Dans les grandes villes, des fermes urbaines assurent l’approvisionnement en lait des citadins puisqu’il n’existe aucun moyen pour le conserver. Mis à part ces quelques animaux nourriciers, la plupart des animaux des villes servent au transport de biens et de personnes. Les omnibus, tirés par des chevaux, inaugu-rent les transports en commun pour les classes populaires. Quant aux bourgeois, ils disposent de voitures privées. Les chevaux des compagnies de transport, qui tractent des charges énormes et travaillent à une cadence effrénée, meurent fré-quemment en plein service, « pour récupérer les cadavres […] la voirie de Paris met en place un service de ramassage spécifique78 ». La mairie de Paris ouvre également un service de fourrière afin de ver-baliser les compagnies de transport qui nourrissent leurs chevaux en pleine rue, gênant le trafic. Le rôle de la fourrière change en 1839, lorsqu’elle passe sous l’autorité de la préfecture de police, au service de l’ordre public. Le rôle du fourrier se focalise alors sur la traque des chiens errants : la préfecture ouvre une adresse uniquement dédiée à l’espèce canine en 184279. Les campagnes d’éradi-cation des chiens errants servent à contrôler les épidémies de rage mais elles ont également un rôle moralisateur. L’emploi de la notion d’ordre public n’est donc pas neutre : on commence en effet à distinguer le bon du mauvais chien, ce qui n’est pas sans lien avec l’origine sociale de ses propriétaires. En 1850, une taxe canine est mise en place afin de faire diminuer le nombre de chiens en ville, cet impôt vise principalement les chiens des classes populaires.

78. Hervé Ratel, « La Première révolution industrielle est fondée sur l’animal », entretien avec Éric Baratay, Sciences et Avenir, janvier 2009.79. Histoire de la fourrière de Paris, < www.prefecturedepolice.interieur.gouv.fr/Circulation/Stationnement/Fourrieres >

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On observe le même phénomène avec les chevaux. Les chevaux des bourgeois sont des animaux choyés pour la pratique de l’équitation et des courses hippiques. L’amour des chevaux qui se développe dans les milieux aisés fait naître un sentiment d’indignation envers les classes populaires, qui par nécessité, considèrent ces animaux de manière plus utilitaire. C’est ainsi qu’apparaissent les premiers mouvements de protection animale. En France, la Société protectrice des animaux est crée en 1845 dans le but de les protéger, mais aussi de morali-ser leurs propriétaires. De la même manière, les protecteurs des animaux luttent contre les combats de chiens et de coqs qui s’organisent dans les milieux ouvriers. Ils jugent ces spectacles cruels et susceptibles d’encourager la violence. Au XIXe

siècle, le rapport aux animaux est fonction de la classe sociale et du type d’animal. Dans les familles bourgeoises, les chiens font leur entrée dans les mai-sons. Le chien du bourgeois, contrairement à celui de l’aristocrate de l’Ancien Régime, n’est plus seulement un animal de prestige, un sentiment de proximité et d’affection est revendiqué par le maître pour son chien. À l’inverse, dans les classes populaires, on associe encore souvent « au plaisir de leur compagnie une fonction utilitaire de gardien ou de chasseur80 ». Ce n’est qu’au XXe siècle, avec la hausse du niveau de vie, que le chien des classes populaires devient l’ami fidèle, le complice, le camarade de jeu des enfants, le compagnon de vie des plus âgés. Ceci marque une rupture au sein de la catégorie des animaux domestiques : cer-tains d’entre eux sont élevés au rang privilégié d’animaux de compagnie et accè-dent ainsi à un statut nouveau qui se rapproche de celui des personnes. L’adop-tion de ces animaux par les familles entraîne une amélioration de leur position sociale mais elle va de pair avec un déni relatif de leur animalité. En parallèle, il y a une prise de distance avec les autres animaux, restés simplement domestiques, qui peu à peu vont quitter les villes.

80. Éric Baratay, La Société des animaux, Paris, La Martinière, 2008, p. 60.

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Animaux des champs

À partir du XVIIIe siècle, les campagnes françaises se métamorphosent sous l’influence de techniques et d’usages agraires nouveaux, importés d’Angleterre par les agronomes français ainsi que par des changements politiques qui accom-pagnent la fin de l’Ancien Régime. Les réformateurs proposent un emploi plus abondant du sol : une culture sans jachère, remplacée par davantage de fumure, ce qui implique d’élever davantage d’animaux. En parallèle, un nouveau régime de propriété se met en place. Sous l’Ancien Régime, les petits paysans qui n’avaient pas de terre bénéficiaient du droit de vaine pâture sur les champs en jachère et pouvaient ainsi avoir quelques animaux, nourris à moindre frais. À la fin du XVIIIe siècle, ce droit est contesté par les propriétaire des terres, à qui les nouvelles méthodes de culture permettent d’exploiter leur bien en permanence. L’espace des campagnes se structure et se dessine alors par parcelles dont les propriétaires restreignent l’accès au moyen de clôtures et de bocages. L’accrois-sement de l’élevage transforme également l’espace rural. Ce n’est qu’à cette période qu’apparaît l’image de la campagne verte peuplée d’animaux, qui nous est aujourd’hui familière. En effet, pour nourrir les animaux, désormais plus nombreux, les prairies artificielles81 et les cultures fourragères se généralisent. De nombreuses parcelles de terrain sont affectées à la pâture des animaux et verdis-sent les paysages ; « la superficie des herbages passe ainsi de 10% du territoire au milieu du XIXe siècle à 30% dans l’entre-deux guerres82 ». Dans chaque région, les animaux élevés sont choisis en fonction des particularités géographiques et climatiques. Dans les zones arides et escarpées, on préfère les ânes et les mulets pour le travail de trait. Dans les zones de montagne, on choisit d’élever de petites vaches pour la production de lait et de viande. Sur les plaines de l’ouest, on élève des bœufs. Si ces animaux sont choisis pour des raisons spécifiques, ils restent assez polyvalents jusqu’au XIXe siècle, où l’on

81. Prairie dont la flore se limite à quelques espèces, choisies pour la nourriture du bétail, et qui a été semée par l’homme. 82. Eric Baratay, La Société des animaux, Paris, La Martinière, 2008, p. 92.

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commence à les spécialiser. Les races locales d’animaux domestiques sont affinées par sélection et deviennent partie intégrante du paysage et de la culture locale : « la notion paysanne de race ne fait pas référence aux morphologies des bêtes mais à leurs origines, aux qualités du terroir, aux savoir-faire des hommes.83» Les paysans échangent leurs animaux reproducteurs et veillent ainsi au maintien de la diversité génétique des troupeaux. Les hommes et les animaux partagent l’habitat, l’espace et l’alimentation et leurs liens s’en trouvent préservés. Dans la seconde moitié du XXe siècle, de grands changements affectent le monde agricole et bouleversent le rapport de l’éleveur aux animaux. Jocelyne Porcher, chercheuse à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) analyse ces mutations dans un ouvrage intitulé Éleveurs et animaux, réinventer le lien. L’agriculture paysanne qui s’est maintenue en France jusqu’à la fin de la guerre « fonctionnait selon un système de polyculture, polyélevage et subvenait à ses propres besoins aussi bien pour l’alimentation des bêtes et des gens que pour l’essentiel de ses moyens de production84 ». Les nouvelles méthodes d’élevage, qui sont employées en Angleterre à partir du XVIIIe siècle proposent de remplacer le pâturage par la stabulation85 pour engraisser les animaux plus vite et à moindre coût. Au milieu du XIXe siècle, ces procédés n’apparaissent que timidement en France car les réticences du milieu paysan sont fortes. Les agronomes cherchent à mettre en place « des procès industriels de productions animales » aux dépens d’un élevage qui « jusqu’à cette période, au sein d’une trinité homme/animal/nature, constituait une activité initialement attachée à l’état de paysan. Les ani-maux étaient liés à la terre pour la nourriture, les labours, la fumure, l’entretien des sols86 ». Après la Seconde Guerre mondiale, les méthodes productivistes parvien-nent à s’imposer en France. Elles affectent la relation entre paysans et animaux, jusqu’alors très individualisée. Durant la reconstruction, pour regagner sa place dans le monde économique, la France mise sur ses ressources agricoles. Pour les exploiter au mieux, l’état incite les agriculteurs à moderniser et à rationaliser leurs méthodes de culture et d’élevage, avec pour modèle l’agriculture à grande échelle pratiquée aux États-Unis. Comme les ressources et l’échelle du paysage français ne sont pas les mêmes, l’état favorisera le remembrement des parcelles pour les adapter à ses objectifs de haut rendement. Le matériel motorisé se généralise et permet de cultiver de plus grandes surfaces. Alors que l’exercice du labour avec l’animal avait jusque là façonné un paysage plein de détails et de nuances, l’arrivée du tracteur engendre des étendues planes et lisses. Disparais-

83. Eric Baratay, La Société des animaux, Paris, La Martinière, 2008, p. 64. 84. Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002, p. 11.85. La stabulation est le fait d’élever un animal dans une étable. 86. Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002, p. 12.

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sent alors les bocages, les haies, les talus, qui en plus de structurer le paysage, abritaient des espèces d’animaux sauvages et des insectes au rôle régulateur. Pour rendre le travail du sol plus efficace, les fossés et les mares sont remblayés et les zones humides qui ponctuaient les étendues de terre sont asséchées. L’hydrologie s’en trouve modifiée. Les parcelles les moins rentables, celles trop escarpées par exemple, cultivées jusque là avec l’aide des animaux, finissent par retourner à l’état de friche. La disparition du labour animal bouleverse la structure du pay-sage, mais aussi le rapport à l’animal, qui n’est dès lors plus élevé que pour ses produits. Ainsi, le terme domestique ne désigne plus que des animaux qui sont élevés à des fins alimentaires – si l’on considère la rupture évoquée préalablement entre animaux domestiques et animaux familiers. Dans la catégorie des animaux domestiques, déjà restreinte, on peut encore distinguer les animaux qui délivrent aux hommes des produits de leur vivant (œufs, lait, laine), de ceux dont le pro-duit ne peut être obtenu que par la mise à mort (viande). Il n’en reste pas moins que les premiers sont promis à la même fin.

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Mécanisation et rationalisation de l’abattage

Les premières structures dédiées à l’abattage des animaux apparaissent en France sous Napoléon Ier. L’évolution de ce type d’équipement se poursuit avec la ratio-nalisation puis la mécanisation des tâches dans les grands abattoirs du nord-est des États-Unis. L’étude de ces changements permet d’appréhender les consé-quences de la mécanisation de tâches liées au corps de l’animal. Par ailleurs, ces transformations affectent le rapport à l’animal domestique tant pour son élevage que pour sa mise à mort. Dans La Mécanisation au pouvoir, Sigfried Giedion traite la question des procédés de mise à mort des animaux domestiques sous l’angle de l’histoire des techniques dans une partie intitulée « La mécanisation et la mort ». La chercheuse Noélie Vialles interroge, quant à elle, les évolutions des pratiques d’abattage d’un point de vue anthropologique dans une étude sur les abattoirs du pays de l’Adour, Le Sang et la Chair. La rationalisation de la mise à mort des animaux débute au XVIIIe siècle avec la création d’abattoirs. Jusqu’alors, même dans les villes, les bouchers fai-saient leur travail en pleine rue, de la saignée à la découpe. Les bouchers avaient coutume d’exposer les carcasses sanguinolentes aux façades ou sur des établis en pleine rue pour informer le client de la fraîcheur des denrées. L’abattage de l’animal faisait l’objet d’un face à face ultime entre l’homme et l’animal et aucun dispositif de contention, sinon la force humaine, ne servait d’intermédiaire entre l’homme et sa victime. En 1807 à Paris, sous le Premier Empire, l’abattage des animaux fait l’objet de premières réglementations par un décret qui « ordonne la construction d’abattoirs publics. Tous les bouchers s’engageaient à ne tuer nulle part ailleurs. C’est ainsi que cinq abattoirs s’élevèrent hors des murs de la ville, trois au nord et deux au sud de la Seine.87 » Quelques années plus tard, un second décret « ordonna à chaque ville de France de construire des abattoirs publics mais hors des limites des cités. » C’est ainsi que peu à peu, le sang des bêtes disparaît du quotidien. Ces premiers abattoirs sont gérés par des corporations de bouchers, dont la tâche se distingue de celle des tueurs. La pratique d’exposer les carcasses

87. Sigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, Paris, Denoël Gonthier, 1983, t1, p. 231.

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est désormais interdite par mesure d’hygiène et fait place à un étalage décoratif. Les devantures présentent dès lors des morceaux travaillés et préparés, raffinés, à la géométrie abstraite. Les métiers de la viande dépassent la brutalité de l’abattoir, ils créent une distance entre la substance carnée et l’animal. L’abattoir définit une activité et un lieu spécifiques alors que les tueries n’impliquaient aucune notion géographique. Pourtant, l’abattoir est aussi un non-lieu parce que l’activité qui s’y exerce est éloignée des cités. C’est aussi un euphé-misme, puisque le terme d’abattoir, en même temps qu’il désigne l’action de mise à mort, cherche à en atténuer le sens. « L’abattage effectué dans les abattoirs doit donc s’entendre comme une analogie et comme une litote. Référé au voca-bulaire forestier, il propose une analogie entre la mort des bêtes et l’abattage des arbres, qui tous deux consistent à faire tomber, à coucher, ce qui est debout.88 » L’attribution d’un nom et la désignation d’un lieu pour tuer suffit dans un pre-mier temps à dissoudre le sens et à faire oublier la présence et la nécessité d’une activité violente qui gêne pour des raisons d’hygiène et de morale. En 1863, le préfet Haussmann construit un nouvel abattoir à la Villette. Il souhaite repousser cette activité toujours plus loin de la ville, qui s’est agrandie. Le préfet a aussi pour ambition de moderniser les pratiques, surtout en termes d’hygiène. Le lieu est connecté aux nouvelles infrastructures urbaines : « bordé d’un côté par de multiples voies de garage, de l’autre par le canal Saint-Denis […] dont un bras traversait l’abattoir. Les bâtiments s’élevaient sur les deux berges, l’abattoir était limité sur les deux autres côtés par une large route.89 » La modernité de l’installation tenait plus à son raccordement au réseau sanitaire et routier qu’à la façon dont on y opérait : « un coup d’œil sur les salles où l’on équarrissait les carcasses évoque bien le travail artisanal dont ni machine ni tapis roulant n’étaient encore venus troubler le calme et la lenteur », « chaque bœuf avait son box dans lequel on l’abattait. Il faut voir là une survivance des pratiques artisanales qui ignoraient encore tout de l’abattage en grande série.90 » Le nouvel équipement, déporté à l’extérieur de la ville, est connecté aux réseaux routiers et sanitaires, mais seul le cours d’eau traverse le bâtiment ; les routes ne font que le border et le limiter. Cette configuration s’amplifie dans les abattoirs modernes, où l’on circonscrit autant que possible le lieu. Les équipements modernes disparais-sent derrière une infinité de limites, murs, structures qui arrêtent le regard. Les routes, en même temps qu’elles le connectent, isolent l’abattoir en le contenant. Cet enveloppement du lieu s’accompagne d’une division des tâches dans le temps et dans l’espace dans l’un des premiers abattoirs à grand rendement, celui de Cincinnatti, construit en 1820. L’agriculture à grande échelle, aux propor-

88. Noélie Vialles, Le Sang et la Chair, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1987, p. 23. 89. Sigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, Paris, Denoël Gonthier, 1983, t1, p. 231. 90. Ibid., p. 233.

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tions du territoire américain, entraîne l’accroissement de la taille des troupeaux et explique en partie l’avènement de procédés d’abattage rationalisés. À Cincinnatti, le travail se divise et s’accélère : « même en l’absence d’engrenages, les hommes sont déjà entraînés à fonctionner comme des machines91 ». La division du travail s’incarne dans la disposition des espaces. Le lieu d’abattage des porcs est séparé de celui des autres espèces, il se compose d’un bâtiment principal de quatre étages et les bêtes sont menées au dernier niveau au moyen d’un plan incliné. Arrivés en haut, les animaux sont mis à mort et le poids de leur corps est utilisé pour son transfert d’étage en étage, par gravité. Au fur et à mesure de son avancée dans le bâtiment interviennent les différentes étapes de la sublimation de la carcasse en viande. Pour les bovins, on travaille dans de grandes halles d’abattage où la cadence n’en est pas moins effrénée. « La quantité, en dépersonnalisant l’action, semble l’absoudre92 ». Ceci s’explique par la désindividuation des animaux tués, plus nombreux, ainsi que par l’abstraction des gestes effectués, toujours plus séquencés, découpés en actions mécaniques répétitives. Dans les structures d’abattage industriel qui naissent dans la seconde partie du XIXe siècle aux États-Unis, la médiation des dispositifs archi-tecturaux et techniques s’ajoute à la division des tâches. Le premier abattoir mécanisé est fondé à Chicago en 1865. On y voit apparaître des chaînes intégrant poulies, treuils et tapis roulants, qui allaient faire de la mise à mort des bêtes et de la découpe de leurs carcasses une activité si organisée qu’elle inspirera par la suite l’industrie automobile. Les opérations sont minutieusement divisées et les temps morts réduits pour rendre l’opération continue et fluide. Une multitude d’inventions sont testées à Chicago, en vue d’automatiser l’intégralité des phases de la chaîne d’abattage. On parvient à faire exécuter aux machines la plupart des tâches, malgré les difficultés rencontrées pour mécaniser des actions sur un corps organique. À force d’inventivité, l’ensemble du processus devient continu. Mais la tâche la plus symbolique, la saignée, résiste à la mécanisation. À partir du XIXe

siècle, « il ne reste que la mort dans sa nudité biologique, d’ailleurs soigneuse-ment cachée93 » : l’émiettement des tâches et leur rapide enchaînement semblent ôter le sens à l’action de la mise à mort. L’abattage massif et anonyme, comme le lieu exilé et clos où il s’exerce, modifie le rapport à la substance qui y est obte-nue – la viande, mais aussi les rapports entre ceux qui la produisent – l’homme et l’animal. En France, une campagne de modernisation des abattoirs débute dans les années soixante. Celle-ci s’opère selon les même critères que les précédentes : éloignement, hygiène, division du travail et des espaces, productivité. Progres-sivement s’y ajoutent de nouvelles considérations, à l’égard des animaux. Ces

91. Siegfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, Paris, Denoël Gonthier, 1983, t1,p. 240. 92. Noélie Vialles, Le Sang et la Chair, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1987, p. 24. 93. Sigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, Paris, Denoël Gonthier, 1983, t1, p. 263.

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derniers doivent être bien traités pour satisfaire un consommateur plus soucieux du sort de l’animal et surtout parce que ce facteur influence la qualité de la viande. Dès lors, les normes d’hygiène et les obligations législatives régissent les installations techniques et les pratiques. Auparavant, ces dernières étaient fondées sur une morale tacite et sur des valeurs humaines qui faisaient partie du savoir-faire des tueurs. L’augmentation du débit des abattoirs modernes s’accompagne d’une volonté d’humaniser les pratiques et d’aseptiser les lieux, comme pour contrer le malaise généré par la mise à mort en série. Dans un abattoir moderne, les dispositifs visent à éviter autant que pos-sible le contact direct entre le personnel et les animaux. La disposition et le dé-coupage des espaces éloignent l’animal vivant de la substance qui en est extraite, rendant cette dernière plus abstraite. L’abattoir a un sens de fonctionnement, un avant et un arrière qui définissent la zone du souillé et celle du propre. Chacune de ces zones a un accès distinct et seuls les animaux transitent de l’une à l’autre. Entre ces deux zones, le hall d’abattage forme un sas. Même dans cet entre-deux, une dernière division s’opère puisqu’il y a deux postes : celui de l’étourdisseur et celui du saigneur, si bien que ni l’un ni l’autre ne porte la responsabilité entière de la mise à mort. Ce type de dispositif, qui semble résoudre le problème de « celui qui tue », provoque une ellipse : personne ne tue et pourtant, l’animal est bien mort à la sortie du hall. De la même manière, le piège, dispositif de conten-tion dans lequel a lieu l’assommage de la bête qui précède la saignée, « augmente l’illégitimité en dissolvant tout résidu d’individualité et toute dimension contrac-tuelle ; en massifiant en toute sécurité, il culpabilise, là où il devait déculpabiliser en éliminant risques et violences.94 » La relation à l’animal domestique, en particulier à l’endroit de sa mise à mort, repose sur la notion de distance. Trouver la juste distance est crucial, en particulier lorsqu’il s’agit de mettre fin à la vie de l’animal. C’est ce qui était d’ailleurs en jeu dans le sacrifice grec. « Verser le sang, notamment à des fins ali-mentaires, entre donc bien dans la sphère des échanges, dans la zone mitoyenne où les passages, les ambiguïtés, les renversements sont possibles, dans la zone du relatif et des relations, où il faut s’employer à conserver ou à rétablir l’équilibre des contraires.95 » Ainsi, la mise à mort sacrificielle, qui accorde du sens à ces échanges s’oppose à la mise à mort industrielle qui les fait disparaître. S’il y a eu très tôt une mutation du rapport à la mort de l’animal, avec l’avènement de méthodes industrielles d’abattage, des changements dans le rap-port à l’animal vivant apparaissent. Il faut donc comprendre à partir de quand et comment se transforment les conditions de vie de l’animal d’élevage.

94. Noélie Vialles, Le Sang et la Chair, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1987, p. 131 95. Françoise Héritier, « Le sang du guerrier et le sang des femmes, notes anthropologiques sur le rapport des sexes », cité par Noélie Vialles, Le Sang et la Chair, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1987, p. 129.

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Modernisation et rationalisation de l’élevage

Le rapport de l’éleveur aux animaux se modifie par l’avènement d’une nouvelle discipline : la zootechnie. Le terme est employé pour la première fois en 1843 par l’agronome Adrien de Gasparin dans son Cours d’agriculture, il désigne « une doc-trine nouvelle de la production animale fondée sur la science expérimentale96 ». Elle doit remplacer un enseignement qui existait dans les écoles vétérinaires sous l’intitulé « économie du bétail ». La création du néologisme « zootechnie » vise à rattacher la discipline aux écoles d’agronomie et permet d’en affirmer la dimension technique et appliquée. Si la phytotechnie travaille à l’amélioration des céréales et des méthodes de culture pour augmenter le rendement des plantes, la zootechnie a pour objet l’amélioration des animaux et l’optimisation des condi-tions d’élevage en vue d’accroître les productions en lait, œufs et viande du chep-tel français. C’est ainsi qu’au même titre que le blé, l’animal devient un produit agricole. Les objectifs de la discipline se précisent à la fin du XIXe siècle période durant laquelle sont publiés de nombreux traités de zootechnie. Leurs auteurs reprennent la figure de l’animal-machine de Descartes pour définir l’objet de leur étude : « la zootechnie est la technologie des machines animales ou la science de leur production et de leur exploitation97 ». Quant au zootechnicien, il est « l’in-génieur des machines vivantes.98 » La zootechnie se constitue d’abord comme domaine universitaire, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’elle parvient à imposer ses prin-cipes dans les pratiques des agriculteurs. Au sortir de la guerre, les zootechni-ciens français, soutenus par l’état, souhaitent faire de l’agriculture une industrie

96. Adrien de Gasparin, Cours d’agriculture, 1843, Paris, La Maison Rustique, cité par Etienne Landais et Joseph Bonnemaire, « La zootechnie, art ou science ? entre nature et société, l’histoire exem-plaire d’une discipline finalisée », Courrier de l’environnement, no 27, INRA, 1996. 97. André Sanson, Traité de zootechnie, 1888, cité par Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002, p. 12.98. Roland Jussiau et Louis Montméas, « La Zootechnie comme discipline d’enseigne-ment 1840 - 1950 », Les Enjeux de la formation des acteurs de l’agriculture 1760-1945, Dijon, Educagri éditions, 2000.

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concurrentielle de pointe. Ils travaillent à l’amélioration des races et optimisent l’alimentation et les conditions de vie des bêtes. Peu à peu, le vocabulaire du milieu agricole se rapproche de celui de l’usine. L’animal devient une matière première, vivante et malléable, que le zootechnicien améliore, voire conçoit. Les paysans deviennent des exploitants ou des ouvriers agricoles, alors que le terme « exploitation agricole » supplante celui de « ferme ». Le savoir-faire lié à la sélection sexuelle devient un savoir scientifique et les mots utilisés pour désigner les soins auprès des bêtes deviennent toujours plus techniques. Ces évolutions sémantiques trahissent la progressive dépossession du savoir-faire des paysans, que les zootechniciens remplacent par un savoir scientifique dont ils sont les seuls détenteurs. Dans certains traités, le mot « animaliculteur » désigne l’éleveur qui « se doit d’être un exécutant efficace et donc préalablement formé aux lois de la zootechnie.99 » L’agriculture se rationalise, et l’emploi des animaux s’apparente à celui qui est fait des matières premières inertes100. Par conséquent, la relation entre l’éleveur et l’animal se distend, motivée par une recherche de performances et de profits, elle devient contrainte. Le travail avec l’animal jusqu’alors fondé sur l’échange et la négociation se modifie pour devenir logistique et comptable. Dans une exploitation moderne, l’animal est considéré comme une « unité fonction-nelle » au mépris des unités collectives et sociales telles que le troupeau. Cette approche est caractéristique de l’étude scientifique de l’animal, perçu comme un système paramétrable aux fonctionnalités isolées, « on aborde successivement l’alimentation, la reproduction, la santé sans qu’apparaisse la cohérence d’en-semble de la conduite du troupeau.101 » La fin des années cinquante marque les débuts de la grande distribu-tion en France. Naissent alors les filières102 agro-alimentaires, en charge de la transformation des matières premières agricoles en produits de consommation alimentaire. Elles s’inspirent des moyens de l’industrie lourde pour se développer. La zootechnie, au service de ces filières, va imposer de nouveaux modèles de production aux agriculteurs. Dans les exploitations se met en place la division du travail animal. Chaque race est axée vers un secteur précis de la production grâce aux sélections génétiques opérées par les techniciens. Certaines races, ovines ou

99. Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002, p. 30.100. « le terme de “minerai” (minerai de volaille, minerai de porc, minerai de chair) est utilisé dans l’industrie agro-alimentaire. »Jocelyne Porcher, « L’animal d’élevage n’est pas si bête », Ruralia, 2004-14, < ruralia.revues.org >.101. Roland Jussiau et Louis Montméas, «La Zootechnie comme discipline d’enseignement 1840 -1950», Les Enjeux de la formation des acteurs de l’agriculture 1760 -1945, Dijon, Educagri éditions, 2000, pp. 83-90.102. Les filières sont l’ensemble des acteurs socio-économiques impliqués dans une chaîne de production : la filière porc, la filière bovine.

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bovines, sont spécialisées pour la production de lait, d’autres pour fournir de la viande. Certaines volailles sont choisies pour la ponte, d’autre pour la viande. Comme toute industrie, l’agriculture moderne engendre des « sous-produits, plus ou moins valorisables (le veau, le chevreau où l’agneau “de boucherie” en pro-duction laitière). » S’ils ne peuvent être valorisés ou si les marchés sont saturés, ils sont considérés comme des déchets, « le veau de huit jours, le poussin mâle, la poule pondeuse de réforme […] jetés au broyeur.103 » Peu à peu, la diversité des espèces domestiques s’est réduite car quelques races, les plus rentables, ont été préférées aux races locales. Par des manipulations génétiques, les techniciens ont façonné les animaux en fonction de leur desti-nation alimentaire. Dans certains cas, la génétique ne parvient pas à accorder les fonctions naturelles de l’animal avec ses nouvelles propriétés physiques. C’est le cas pour les races dites « culardes », que les généticiens ont spécialisé pour la viande par une hypertrophie musculaire de l’arrière train, mais celle-ci gêne la mise à bas : toutes les naissances se font donc par césarienne. Les zootechniciens ont également imposé la pratique de l’insémination artificielle et rendu caducs les échanges de reproducteurs pratiqués par les paysans. Si la technique de l’insémi-nation garantit l’obtention d’animaux prolifiques, elle a pour inconvénient que les troupeaux ainsi obtenus présentent un fort taux de consanguinité. Dirigées en vue de la seule productivité, les sciences et les techniques appliquées à l’ani-mal conduisent à des dérives. L’orientation techniciste qu’a prise l’agriculture se retrouve dans le vocabulaire employé par la littérature professionnelle. Les coopératives, qui développent les races et vendent les semences destinés à l’insé-mination, décrivent les qualités des animaux reproducteurs à l’aide de courbes et de graphiques de performance. Une série d’indices, destinés au lecteur averti, énoncent les qualités des bêtes avec des chiffres. Dans un document qui décrit une race de mouton104, le vocabulaire employé laisse perplexe : indice de proli-ficité, gain moyen quotidien, contrôles de performances, excellent rendement de carcasse, bonne composition corporelle, vitesse de croissance, etc. Parle-t-on bien d’animaux ? Un graphique à entrées multiples (GMC engrais, âge abattage, rendement carcasse) synthétise ces données dans une représentation graphique en forme d’étoile. Le nouveau statut de l’animal d’élevage se rapproche de celui des objets consommables, comme le confirment les prospectus des coopératives qui proposent un « mode d’emploi105 » des races qu’elles mettent au point. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, l’agriculture est de plus en plus dépendante des marchés mondiaux, comme le montre l’évolution de l’ali-

103. Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002, p. 13.104. « La race Texel », prospectus de l’Organisation de sélection ovine nord.105. « Gasconne, mode d’emploi. Éleveurs, utilisateurs de la race : Le bonus du croisement terminal sur un cheptel gascon économique et productif », documentation du Groupe Gascon, génétique et filière.

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mentation des animaux. Elle se base sur le principe des unités fourragères qui correspondent à un calcul scientifique des besoins nutritionnels. L’alimentation la plus économique possible est formulée à partir des cours du prix des céréales : ceci entraîne la raréfaction du pâturage au profit de la stabulation et de l’alimen-tation à l’auge. Pour accélérer l’engraissement et éviter la déperdition des calories par des mouvements inutiles, les animaux sont gardés à l’étable toute l’année. Or, les changements du mode de distribution des productions agricoles rendent les éleveurs dépendants du marché mondial. Ceux-ci doivent se plier aux exi-gences de rentabilité des distributeurs qui se traduisent dans les conseils que leur donnent les « techniciens106 ». L’éleveur ne produit plus la nourriture pour ses animaux et sort ainsi d’un régime de production dont il savait garantir l’équilibre. Il entre ainsi dans un processus industriel et économique qui le dépasse.

106. Dans sa thèse, Jocelyne Porcher réalise une série d’entretiens avec des éleveurs : la hantise des décisions du technicien, qui est en fait le zootechnicien, est un élément redondant dans le discours de ces éleveurs.

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Déterritorialisation*

Des élevages intensifs se développent pendant les Trente Glorieuses en France. Le terme de « production animale » désigne leur activité. Dans ce contexte, l’animal « est une chose pensée en morceaux, objectivable par système biologique, […] détenue dans des bâtiments, des cases, des cages de plus en plus réduites et de plus en plus éloignées du regard.107 » Réduit à un statut d’objet de production, l’animal domestique se voit attribuer un habitat distinct, à l’écart des lieux de vie humains. Contenu et isolé dans des espaces cachés et anonymes, il disparaît donc du paysage des campagnes. Les liens sociaux entre l’homme et l’animal, dont le partage du territoire et la proximité physique étaient garants, s’en trouvent fragilisés. À partir de 1945, les pouvoirs publics, les organismes de crédits et les entreprises agro-alimentaires – qui naîssent au sortir de la guerre – mènent des campagnes pour moderniser et intensifier l’élevage. Il s’agit de reconstruire et de nourrir le pays. Fédérés en groupements, ces acteurs économiques et industriels proposent le modèle des ateliers hors-sol et promettent aux candidats à la moder-nisation une rentabilité rapide et une augmentation du niveau de vie. Ce n’est le cas que dans un premier temps car si l’élevage hors-sol permet à des travailleurs sans terre de commencer leur activité, ce mode de production a un effet pervers. Il inféode les exploitants à des intérêts commerciaux qui les dépassent : ceux des vendeurs de grains, d’engrais, de matériel technique. Ces acteurs sont parvenus à

* La déterritorialisation est un concept inventé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, il désigne le mouvement créatif de déclassification, de libération d’un être ou d’une chose d’un contexte ma-tériel, social, sémiotique. Si l’être ou la chose déterritorialisée se libère pour se redéfinir ailleurs, alors, le processus est créatif. À l’inverse, s’il n’y a pas reterritorialisation, le processus est néfaste. Dans cette partie, il y a déterritorialisation absolue de l’animal à divers points de vue (social et géographique) puisqu’il n’y a pas de reterritorialisation. L’emploi qui est ici fait du terme se rapproche d’un sens qu’il a acquis en géographie, pour désigner le fait de rompre des liens de territorialité entre une société et un lieu. 107. Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002, p. 33.

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imposer leur modèle aux éleveurs en prenant en charge l’encadrement technique de leur activité (rations types pour les animaux, plans types de bâtiments). Ils limitent ainsi l’indépendance des producteurs. À l’autre bout de la chaîne, les acteurs de la transformation et de la distribution gèrent la mise en marché des produits et imposent aux éleveurs des volumes de production importants. Ils encourragent les méthodes de production rationnelles qui permettent d’y parvenir. Les lobbies constitués par les produc-teurs les plus compétitifs, les industries agro-alimentaires et des entreprises inter-nationales garantissent aux producteurs l’écoulement de leur production, mais en échange, le prix de revient des marchandises leur est dicté. Les exploitations modernes doivent suivre les évolutions du marché et parvenir le plus vite possible à de hauts rendements. Les firmes de transformation et de distribution incitent à produire en grande quantité : elles appliquent des prix préférentiels aux gros producteurs et des pénalités aux petits. Elles excluent ainsi les éleveurs les moins performants des circuits de collecte et de distribution. Dans les années 1980, les exigences de productivité engendrent un fort climat de concurrence entre agri-culteurs et nombre d’entre eux ne parviennent pas à se maintenir. Peu à peu, le nombre d’exploitations se réduit au profit des plus rentables. Suivant les conseils des coopératives agricoles, certains éleveurs n’ont cessé d’augmenter leur produc-tion, aux dépens d’autres qui ont fait faillite, ce qui a entraîné une concentration de l’activité : « on comptait 79 500 exploitations en élevage de porc en 1968, il en reste 19 000 aujourd’hui108 ». Le principe de l’élevage hors-sol est inspiré de celui de l’usine. Les employés de cette usine sont des techniciens agricoles, dont les tâches consistent à assister la fabrication de « produits animaux ». Les bêtes, produits en devenir, sont maintenues dans des hangars industriels clos, souvent interdits au public. La logique de conception de ces bâtiments est guidée par des impératifs écono-miques : la surface de vie des animaux y est calculée de façon mathématique : on parle de kilos par centimètre carré pour les volailles et les porcs, et d’individus par mètre carré pour les plus gros animaux. Le second impératif de conception de ces lieux est la mécanisation des tâches, en particulier du nettoyage. Les litières de paille y sont remplacées par des caillebotis, avantageux d’un point de vue pra-tique, car les déjections des animaux rejoignent directement la fosse à lisiers. Pour faciliter les interventions du personnel, on prescrit la contention des animaux qui remplace le travail de négociation avec l’animal. Les dispositifs architecturaux et techniques remplacent les médiations humaines et instaurent une distance phy-sique et psychique avec les animaux. Du fait de leur isolement, les animaux élevés hors-sol développent rapidement des troubles du comportement, symptômes de

108. Jocelyne Porcher, « L’animal d’élevage n’est pas si bête », Ruralia, 2004-14, < ruralia.revues.org >

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leur ennui et de leur frustration. Dans ces environnements appauvris et entiè-rement technicisés, le seul élément offert à l’animal pour agir est précisément le matériel de contention. Ces dispositifs métalliques génèrent un bruit de fond particulièrement angoissant, qui a pour effet de transmettre le stress à l’ensemble des animaux, ainsi qu’aux ouvriers. La claustration et la surpopulation des élevages engendrent également des problèmes sanitaires. Dans les élevages hors-sol, les pathologies infectieuses se développent plus facilement : les animaux sont fragilisés par leurs conditions de vie et leur surnombre. Dans les années cinquante, l’industrie pharmaceu-tique a apporté des solutions médicamenteuses à ces problèmes, stress ou mala-dies, des remèdes industriels sont proposées aux maux des élevages intensifs. En contrepartie, ils amènent à de nouvelles dérives. Les antibiotiques et les hormones n’ont pas uniquement été développés pour soigner, ils ont aussi servi à accélérer la croissance des animaux. À partir des années quatre-vingt, une série de crises sanitaires largement médiatisées ont révélé au public les conséquences néfastes et les limites des pratiques des élevage intensifs : le scandale du veau aux hormones (1980), la crise de la vache folle (1996), la fièvre aphteuse, la tremblante, et plus récemment, les grippes aviaire et porcine. L’accroissement du cheptel et l’agglomération géographique des élevages produit des dommages collatéraux. En Bretagne, où l’élevage porcin est inten-sif, les nappes phréatiques sont polluées. La concentration des élevages sur des espaces réduits pèse sur la qualité de vie des riverains et sur la perception de la région par les touristes, même si ces derniers ne croiseront pas un seul cochon lors de leur séjour. Dans le processus d’exploitation moderne, l’animal est progressivement transformé en chose, en produit, en matière première. Les équipements et les techniques facilitent cette opération d’abstraction. En faisant grandir les animaux en dehors du sol, l’homme les extrait de leur milieu premier, la terre, et les tient à distance de sa réalité. Dans les sociétés formées par les hommes et les animaux depuis le paléolithique, la terre a joué un rôle central puisqu’elle a la capacité de mêler les uns et les autres, d’accorder leurs différences, de créer un espace de rencontre voire de compréhension mutuelle. Dans l’exploitation moderne, l’appa-reil technique se substitue à la médiation des éléments (sol, climat) et permet aux hommes d’extraire les animaux du reste de leurs occupations terrestres.

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Automatisation et normalisation du corps de l’animal

La dernière étape de l’évolution des exploitations est l’automatisation. L’agricul-ture poursuit ainsi sa modernisation comme n’importe quel secteur industriel. Si la robotique s’intéresse à l’animal, c’est plutôt en qualité de modèle qu’elle l’exploite. Cependant, depuis les années quatre-vingt dix, des firmes développent du matériel robotisé pour l’industrie d’élevage. L’intérêt premier de l’automati-sation du matériel est de faire gagner du temps à l’exploitant, dont la taille du cheptel a tendance à augmenter. Les soins individuels après des animaux prennent du temps et les tâches telles que la traite, la distribution de nourriture et le net-toyage peuvent être prises en charge par des machines programmées. Les robots de traite, qui se démocratisent, misent sur l’intelligence des vaches, auxquelles est déléguée la gestion de la traite : « ce sont elles qui gèrent, et elles doivent le faire collectivement.109 » Lorsqu’une vache souhaite se faire traire, elle entre dans la cabine du robot. Le dispositif se ferme au moyen de barrières qui assurent l’immobilité de l’animal. Un premier bras articulé nettoie la mamelle, un second détermine l’emplacement des pis sur lesquels des ventouses s’accrochent. Quant la quantité de lait prélevé est optimale, la vache est libérée pour faire place à la suivante. D’autres installations prennent en charge la distribution de la nourriture ou encore l’hygiène de l’animal. La société DeLaval commercialise par exemple une brosse à vaches automatique sous laquelle l’animal peut venir se nettoyer, elle se met en rotation lorsqu’un animal est détecté à proximité. Ceci évite les blessures constatées lorsque l’animal se frotte à des surfaces inappropriées (susceptibles d’endommager le cuir). Les animaux semblent d’ailleurs prendre goût à ces soins automatisés. Ce type de matériel pose néanmoins question : laisse-t-il une place pour la construction d’un lien entre l’homme et les animaux qu’il élève ? Il semble que dans l’exploitation du futur, l’animal soit amené à vivre indépendamment des soins de l’éleveur, n’ayant plus affaire qu’à des machines. En un sens, l’animal

109. Jocelyne Porcher, « L’animal d’élevage n’est pas si bête », Ruralia, 2004-14, < ruralia.revues.org >

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s’auto-produit : il s’alimente sans aide extérieure, se soigne seul, se trait seul. L’agriculteur gagne a priori du temps et de l’autonomie mais son travail devient plus logistique, la complexité des machines le rendant souvent tributaire du ser-vice après-vente du fabricant. Après la dépendance zootechnique (zootechniciens, vétérinaires, fournisseurs d’aliments), puis celle des distributeurs, s’instaure une dépendance vis-à-vis du process industriel lui-même. Animaux et éleveurs se trouvent alors tous deux prisonniers d’un dispositif technologique et économique qui les dépassent et rend leur lien anecdotique. Pour atteindre l’idéal du tout automatique, encore faut-il que les corps des animaux suivent les évolutions du matériel. Les machines que proposent la robotique ne conviennent pas à n’importe quel animal. La traite automatisée, en particulier, ne peut se faire que sur une vache dont la conformation est parfaite et dont les pis sont répartis de manière symétrique. Si ces robots misent sur le libre choix de l’animal pour aller à la traite, dans les faits, « le destin des “vaches paresseuses” ou inadaptées au robot est tout tracé. Elles sont immédiatement réformées.110 » La génétique travaille donc dans le sens d’une adaptation des animaux aux exigences des technologies de pointe par une sélection affinée. Les recherches sur le clonage sont allées dans ce sens pendant un temps, l’industrie agro-alimentaire espérant pouvoir en tirer parti pour calibrer l’animal et l’adap-ter ainsi aux dispositifs techniques de l’exploitation du futur, et plus en aval, au matériel des chaînes d’abattage modernes. Mais il semblerait que l’ensemble des informations nécessaires à la standardisation du corps animal ne soient pas ins-crites dans le génome, et que les clones ne soient donc pas tout à fait identiques. Dans un article paru à la suite du programme de recherche européen Bioéthique en science de la vie et de l’environnement, le biologiste Jean-Marc Fraslin revient sur les évolutions des pratiques de sélection des animaux pour comprendre les spécifi-cités du clonage et les questions éthiques que pose cette pratique. En reprenant le titre d’une pièce de Marivaux, il décrit la reproduction dans la nature comme « un subtil jeu entre le hasard et l’amour111 ». Alors que la sélection opérée par l’homme lors des premières domestications visait à « réduire la part du hasard en ne laissant pas mâles et femelles s’accoupler aléatoirement. », avec l’apparition de l’insémination artificielle, « c’est la part de “l’amour”, […] l’accouplement, que les zootechniciens ont décidé de réduire112 ». Cette méthode a également limité le hasard, puisque seuls certains géniteurs, les plus performants, fournissent les gamètes. Quant au clonage, il vise à supprimer toute part d’aléatoire dans la génération d’êtres vivants. En cela, il ne s’agit plus de procréation, mais bien de

110. Jocelyne Porcher, « L’animal d’élevage n’est pas si bête », Ruralia, 2004-14, < ruralia.revues.org >111. Jean-Marc Fraslin, « Le clonage animal : la fin du “Jeu de l’amour et du hasard”… », Bioéthique en science de la vie et de l’environnement, 2007, document PDF en ligne, <bioethics.agrocampus-ouest.eu/ouvrage.htm>, p. 1. 112. Ibid, p. 1.

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reproduction. Le clonage est en quelque sorte l’aboutissement de la logique d’ex-ploitation puisque l’animal n’est pas simplement transformé mais fabriqué par l’homme. Cette technique a attiré l’industrie agro-alimentaire, dont l’espoir était d’atteindre une certaine constance dans les caractéristiques et le gabarit des bêtes. En 1997, le scientifique Ian Wilmut parvient à cloner le premier mammifère, la célèbre brebis Dolly. Sa créature apparaît alors comme un outil à fort potentiel pour la zootechnie, comme le relate Jean-Marc Fraslin : « la standardisation des animaux d’un cheptel permettrait de faciliter le travail de l’éleveur. L’unifor-misation des traitements vétérinaire, des rations alimentaires, de la qualité des produits, de l’ensemble des pratiques de la conduite d’élevage, allait apporter aux éleveurs un nouveau confort de travail. Ce progrès ergonomique apparaît toutefois bien mince en regard du coût d’obtention de ces animaux.113 » En plus du coût financier, les implications éthiques d’une telle entreprise ne sont pas négligeables. Le taux de mortalité prénatal et les nombreux cas de malformations posent question. Malgré cela, le clonage est encore développé en vue d’applications médicales114, pour produire certaines substances organiques telles que sang, lait et tissus, par le biais du corps de l’animal qui devient alors un générateur. D’autres recherches, plus anecdotiques, visent à créer des animaux transgéniques anallergiques de compagnie, à ressusciter des espèces disparues, à facsimiler les meilleurs chevaux de course ou les plus inoubliables chiens de compagnie. Le clonage pose question parce qu’il est l’exemple le plus poussé du brouillage des limites entre les artefacts humains et les êtres vivants. Quel est le statut d’un animal cloné ? Quelle relation entretiennent les hommes avec des êtres vivants qu’ils ont créés ? Raphaël Larrère, chercheur à l’INRA questionne ce point en évoquant le cas de Lucifer, un taureau transgénique et cloné, né dans le cadre d’un programme de recherche. Lucifer a été doté pour les besoins de cette étude d’un caractère très violent et d’une nature stressée. Raphaël Larrère témoigne du dilemme de l’équipe quant au sort de Lucifer une fois le programme terminé. D’un côté, on argumente qu’il a été fabriqué, qu’il n’aurait pas pu survivre sans l’intercession des chercheurs, et que par conséquent, il est responsable pour l’équipe de le mettre à mort. De l’autre, on pense que « supprimer Lucifer n’est pas un acte moralement neutre, parce qu’il s’agit d’un être sensible et que l’on ne peut le traiter de la même façon qu’un outil obsolète.115 » L’effacement des

113. Ibid, p. 3. 114. Il s’agit de clonages par transgénèses qui consistent à modifier le programme génétique avant l’implantation de l’embryon dans l’utérus de la mère porteuse. Ces modifications permettent par exemple d’introduire dans le code génétique des protéines supplémentaires, que le corps du clone va cultiver.115. Raphaël Larrère, « Une éthique pour les êtres hybrides : de la dissémination d’Agrostis au drame de Lucifer », Multitudes Web, 12 mars 2007, <multitudes.samizdat.net/Une éthique pour les êtres hybrides : de la dissémination d’Agrostis au drame de Lucifer>

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limites entre artificialité et naturalité engendre des questions complexes. Dans le cas de l’être hybride, on peut dire que sa part artificielle contraint ses créateurs à davantage de responsabilité et à une extension de l’éthique. Raphaël Larrère reprend la question d’un point de vue plus large : le clonage pose avant tout la question du statut de la technique. Peut-on considérer que toutes les évolu-tions techniques, parce qu’elles sont poussées par le contexte économique, par la concurrence, participent pour autant d’une forme d’évolution naturelle ou même civilisationnelle ? Assimiller les évolutions techniques, les procédés des bio et des nanotechnologies à des processus naturels conduirait à nier « une conception de la technique en termes de moyens et de fins, ce qui suppose un projet et donc un sujet », au profit d’un « processus aveugle, sans sujet, sans maîtrise possible.116 » Ce détour permet de repenser la place de l’animal dans un monde qui est fait de nombreux artefacts. Ces derniers ne sont à condamner car leur présence dans le milieu de l’animal domestique peut avoir un sens, ils peuvent l’inciter à développer son Umwelt117 – son monde subjectif. Ce dernier se construit à partir d’éléments naturels (la terre, les végétaux, le climat) mais aussi d’artefacts (la bar-rière qui indique une limite artificielle, la mangeoire, l’abreuvoir, etc.) qui tout comme les éléments naturels, doivent faire sens pour l’animal domestique. Si les objets et les équipements restent fermés à la compréhension de l’animal, ce sont des entraves à son développement. En effet, la composition du milieu influe sur l’animal. L’animal domestique est un être hybride, biologique mais aussi social. Dans les systèmes d’élevages industriels, l’animal est employé comme le moyen et la fin de la technique, et acquiert le même statut que les objets et les machines. Son milieu est entièrement composé d’artefacts fermés, hermétiques, n’offrant aucune possibilité d’action. Les objets qui composent le milieu industriel sont négateurs de la subjectivité de l’animal, de sa capacité à sentir et à agir. Pour pouvoir continuer à qualifier un animal de domestique, pour qu’il ne devienne pas entièrement chose, il faut donc trouver une juste proportion entre les élé-ments naturels et les artefacts qui constituent son monde. L’animal domestique vit dans un milieu hybride, celui-ci doit avoir un sens pour le sujet animal autant que pour le sujet humain. Pour qu’il reste domestique, encore faut-il qu’il ait une place dans et autour du domus, dont il faudra sûrement repenser le sens et l’échelle. En définissant l’animal, l’homme se caractérise lui même : en refusant de considérer l’animal comme un objet, il prouve qu’il est capable d’accepter ce qui lui est étranger, ce qui est différent, et à en prendre soin. À l’heure ou la tech-nique peut tout et ou l’éthique peine à suivre, l’homme ne doit pas simplement poser des limites mais définir : l’animal est un être vivant et non un simple corps.

116. Ibid. 117. Le terme d’Umwelt est inventé par l’éthologue Jacob Von Uexküll et définit le milieu qui entoure l’animal et dont celui-ci est conscient : ce n’est pas simplement le milieu géographique et physique. L’Umwelt est donc l’ensemble des éléments qui font signe pour l’animal.

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réparation

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Une réparation est la remise en état d’une chose qui a été détériorée. Appliqué aux sujets, le terme désigne la réhabilitation d’une victime qui a subi une offense. La modernisation de l’agriculture a mis à distance les hommes et les animaux domestiques. Dans ce contexte, l’ambition de la réparation serait de rétablir une situation acceptable entre les hommes et les animaux sur le plan matériel et moral. Réifié et exploité, l’animal a été rapproché des objets techniques, isolé de la sphère sociale, soumis à des procédés de transformation industriels. L’envi-ronnement matériel qui permet l’exploitation assure la survie de l’organisme et non la vie de l’animal puisque les hommes ont délégué aux dispositifs techniques le soin d’accompagner sa croissance dans des espaces déconnectés du territoire et soustraits au regard. En réduisant leurs échanges avec les animaux, ils ont rompu l’association qui régissait la vie domestique. Mais cette rupture affecte également les hommes, en particulier ceux qui travaillent avec les animaux. Leur malaise n’est pas étranger à la condition de leurs bêtes. Par ailleurs, ils souffrent d’un isolement géographique et social que la modernité qui s’est incarnée dans des évolutions techniques, scientifiques et économiques, n’a pas su combler. En plus d’établir une distance entre les hommes et leurs animaux, ces changements ont creusé le fossé qui séparait les centres urbains des lieux de production des den-rées. Différentes logiques de réparation coexistent. D’une part, depuis la fin du XVIIIe siècle, des philosophes anglo-saxons s’attachent à repenser la place des animaux dans la société en remplaçant l’ancien ordre domestique par des prin-cipes éthiques et juridiques. De l’autre, dans le domaine scientifique, la recherche agronomique se penche sur l’amélioration des conditions de vie des animaux utilisés dans la production agro-alimentaire. Sous l’intitulé de bien-être animal, ces recherches servent à l’élaboration d’un cadre normatif pour la protection des animaux. Ce champ de recherche, jusque là réservée aux sciences exactes, s’est récemment émancipé du laboratoire pour s’ouvrir aux sciences humaines et à l’éthologie, deux disciplines qui élargissent les contours et reposent les enjeux de la recherche. L’étude du comportement animal donne lecture des besoins physiques et psychiques des animaux domestiques. Quant aux sciences sociales, elles questionnent la place des animaux dans la société contemporaine et dans la culture humaine. Comment ces questions peuvent-elles advenir dans le monde matériel ?

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Égalité

« Peut-être le jour viendra où le reste du règne animal retrouvera ses droits qui n’auraient jamais pu lui être enlevés autrement que par la tyrannie. Les Français ont déjà réalisé que la peau foncée n’est pas une raison pour abandonner sans recours un être humain au caprice d’un persécuteur. Peut-être finira-t-on un jour par s’apercevoir que le nombre de jambes, la pilosité de la peau ou l’extrémité de l’os sacrum sont des raisons toutes aussi insuffisantes d’abandonner une créature sensible au même sort. Quoi d’autre devrait tracer la ligne de démarcation ? […] La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? Ni : peuvent-ils parler ? Mais bien : peuvent-ils souffrir ? »

Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation

À la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre, l’économie capitaliste se déve-loppe avec la première révolution industrielle. Pour parer aux inégalités qu’elle engendre, l’utilitarisme propose de doter la société d’une logique éthique afin de préserver les libertés et les droits de chacun. Les utilitaristes souhaitent se détacher des fondements anciens de la morale pour garantir l’intransigeance et l’objectivité de l’égalité qu’ils défendent. Ils pourfendent l’idée d’une morale religieuse ou guidée par la tradition pour promouvoir des principes moraux universels, laïcs et rationnels. Jeremy Bentham est l’un des pères fondateurs de ce mouvement qui propose une morale institutionnelle et non plus personnelle, avec pour principe fondamental l’utilité. Pour lui, l’utilité d’une action peut être calculée afin de procurer le plus de bonheur possible au plus grand nombre. Dans cette optique hédoniste, le plaisir et la souffrance sont des intérêts qu’il faut prendre en compte dans toute décision. Un être vivant a intérêt à ne pas souffrir et intérêt à éprouver du plaisir, si du moins il en est capable. Les animaux satisfaisant à ces critères sont donc pris en compte dans le calcul de l’utilité générale lorsqu’une décision met en jeu leurs intérêts. Pour Jeremy Bentham, la morale ne se réduit donc pas à l’humanité : puisque l’animal peut avoir des intérêts, il serait immoral de les nier. Ce n’est pourtant pas au nom de la compassion, de la pitié ou de tout autre

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principe déontologique qu’il justifie cet élargissement de la communauté morale mais par un souci d’objectivité et de cohérence. Partant de ce principe, toute règle, tout acte, toute décision doit répondre à une logique arithmétique. Ce ne sont que les conséquences d’un acte qui sont prises en compte dans le calcul de son utilité, et non ses causes ni les valeurs qui y sont associées. Ceci pose un certain nombre de cas limites, puisqu’il est « concevable de sacrifier une minorité dont le bien-être sera diminué afin de contenter une majorité118 ». La souffrance intense d’un individu sera tolérée en contrepartie d’une amélioration infime du bonheur du plus grand nombre puisque le nombre d’individus qui jouiront de cette action sera supérieur au nombre de ceux qui en pâtiront. Les théories des utilitaristes sont influencées par les idéaux qui ont marqué la vie intellectuelle et économique de leur époque. Elles revendiquent l’arrachement à la tradition, au moment où l’économie capitaliste crée la rupture avec le système économique traditionnel. L’utilitarisme défend une morale de l’action, des conséquences (et non de l’intention), de l’efficacité, au moment où la révolution industrielle accélère les cadences de production. Le mouvement n’a rencontré que peu d’écho en France119 et dans les pays du sud de l’Europe, plus sensibles à une morale de type déontologique. Le pragmatisme et la logique comptable de cette philosophie ont provoqué de nombreuses critiques : on reproche aux utilitaristes de vouloir calquer le fonctionnement de la société sur celui de l’économie. Les penseurs qui reprennent la pensée de Bentham sont en accord avec le fait que les animaux peuvent souffrir et donc avoir des intérêts. Au XXe siècle, l’élargissement de la communauté morale qu’esquisse Jeremy Bentham est repris dans le concept de l’antispécisme120. Le premier à se placer dans cette lignée est le philosophe australien Peter Singer, qui publie, en 1975, un livre qui rallie les mouvements de libération animale : Animal Liberation, A new Ethics for our treatment of animals. Pour Singer, « un mouvement de libération implique un élargissement de notre horizon moral ainsi qu’une extension ou une réinterprétation du principe fondamental d’égalité121 » puisque l’espèce n’est pas une caractéristique morale pertinente pour justifier des différences de traitement. Dans un bref manifeste qu’il intitule Le Mouvement de libération animale, il décrit sa philosophie et ses objec-tifs. Il s’agit tout d’abord de « mettre fin au parti-pris spéciste qui empêche que

118. Philippe Devaux, « Utilitarisme », dans Encyclopédie Universalis, Paris, 1995, t. 23, p. 264. 119. En France, le M.A.U.S.S (Mouvement-anti-utilitariste-en-sciences-sociales) « critique l’écono-misme dans les sciences sociales et le rationalisme instrumental en philosophie morale et poli-tique. » Le M.A.U.S.S publie une revue pluridisciplinaire qui rassemble des discussions proprement scientifiques de leurs enjeux éthiques et politiques. <http://www.revuedumauss.com.fr/>120. L’antispécisme est la lutte contre la priorité accordée systématiquement à la satisfaction des seuls intérêts humains.121. Peter Singer, Le Mouvement de libération animale, Lyon, François Blanchon, 1991, p 20.

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soient pris en compte sérieusement les intérêts des animaux non humains122 ». Néanmoins, il ne réclame pas de droit pour les animaux : leur prise en compte dans la communauté morale suffit à assurer la représentation de leurs intérêts. Cette approche se distingue donc – dans l’objet comme dans le type d’animaux visé – des mouvements de protection animale plus classiques, nés lors de la pre-mière révolution industrielle, pour lesquels la protection des animaux était avant tout un apprentissage de la philanthropie. Le mouvement de libération animale revendique la prise en compte des intérêts de tous dans les jugements éthiques, sans faire pour autant référence à des valeurs morales. C’est la quantité des sujets dont l’intérêt est menacé qui prime. Ainsi, les animaux de laboratoire et d’élevage sont au premier rang des revendications des libérateurs des animaux, bien avant les animaux de compagnie maltraités ou les animaux sauvages en voie de dispa-rition. Si Peter Singer ne distingue pas l’homme de l’animal, il les différencie en termes de degré de conscience et donc de plaisir et de douleur ressentis. Il discerne les patients moraux, doués d’une simple conscience, des agents moraux, doués d’une conscience d’eux-mêmes. Les deux catégories ont la même valeur dans le calcul du bonheur, elles permettent simplement d’adapter le calcul des intérêts proportionnellement, en fonction de la sensibilité physique. Un enfant étant plus sensible à une tape qu’un cheval, c’est la quantité de souffrance de cha-cun qui constituera la base de l’estimation des intérêts. Ceci ne remet pas en cause l’antispécisme car c’est l’individu qui est considéré et non l’espèce : au sein d’un même genre peuvent coexister des êtres plus ou moins capables d’une vie men-tale complexe. Par exemple, un nourrisson est moins conscient qu’un homme adulte. Cette morale n’engage aucun jugement déontologique : toute décision est remise à l’impartialité du calcul des intérêts. Cette éthique mathématique opère un nivellement négateur de l’individu, des valeurs morales, de l’humanité comme de l’animalité. Un second mouvement apparaît dans le sillage de l’utilitarisme et milite pour le droit des animaux. L’un de ses représentants est le philosophe américain Tom Reagan qui publie, en 1983, The Case For Animal Rights, dans lequel il expose ses principes. Il développe une réflexion basée sur la notion de subjectivité et non sur l’intérêt. Il reconnaît les jalons posés par Jeremy Bentham et par la suite Peter Singer pour la prise en considération des animaux dans la communauté morale mais selon lui, leurs principes ne vont pas assez loin : il faut attribuer des droits à l’animal. Il propose de fonder le droit sur le principe de subjectivité. Pour un être vivant, la subjectivité est acquise par le simple fait d’être le « sujet de sa propre vie123 ». De celle-ci découle « des qualités particulières telles que la mémoire, des

122. Ibid. 123. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, Grasset & Fasquelle, 1992, p. 80.

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croyances, des préférences, des émotions124 ». Cette subjectivité n’est pas définie en termes de degré, elle est acquise à partir d’un seuil au-delà duquel un animal est sujet au droit, et dispose en premier lieu du droit à la vie. Les restrictions qu’imposent ce droit sont donc plus fortes que celles des utilitaristes : « abandon du régime carné, interdiction de la chasse, de la pêche, des zoos et même, ce qui constitue une différence très importante avec les thèses de Peter Singer, interdic-tion de principe de l’expérimentation animale125 ». Peter Singer et Tom Reagan s’entendent tous deux sur l’idée d’une morale élargie, mais si pour le premier la morale suffit, pour le second il faut légiférer. Ces deux théories ne considèrent pas l’animal comme un objet naturel, elles prennent en compte sa qualité de sujet sensible. Mais ces principes, en apparence généreux, sont dénués de valeur intrinsèque : ils reposent sur une éthique comptable. L’utilité, le plaisir, la douleur, en sont les valeurs suprêmes, sans que jamais leur fondement moral ne soit discuté. Calculée et mesurée en fonction de la douleur et du plaisir, l’éthique s’incarne dans des normes. Lorsque la norme remplace les principes moraux sans les mentionner (comme le rappelle Noélie Vialles à propos de la réglementation des procédés en abattoirs), les pratiques qu’elle encadre se désolidarisent des valeurs humaines qui y sont attachées. Des associations inspirées par ces deux philosophies militent pour l’abandon de l’utilisation des animaux. L’Animal Liberation Front dirige des raids de libération dans les élevages et les laboratoires. Le Mouvement pour une éthique dans le traitement des animaux fait pression sur les entreprises agro-alimentaires et pharmaceutiques en organisant des manifestations de sensibilisation. Il mène aussi des actions plus radicales dans des hypermarchés en vue de dissuader les consommateurs d’acheter de la viande. Ces associations cherchent à promouvoir la recherche sur la viande artificielle126, espérant ainsi mettre fin à la souffrance des animaux d’élevage. Mais en encourageant les hommes à libérer les animaux ou en substituant à la chair animale des matières carnées de synthèse, ceux qui se réclament protecteurs des animaux font en réalité table rase de dix mille ans d’histoire domestique. Qu’adviendrait-il des animaux domestiques, si après leur long compagnonnage avec l’homme, ils étaient sommés de retourner à la vie sauvage ? Probablement, rares sont ceux qui seraient capables de vivre indépen-

124. Ibid. 125. Jean-Yves Goffi, « Les relations entre l’homme et l’animal », Université de tous les savoirs. La philosophie et l’éthique, Volume 11, Odile Jacob, 2002, pp. 104-118. 126. L’association Mouvement pour une éthique dans le traitement des animaux PETA a lancé récemment un concours à ce sujet. Elle promet la somme d’un milion de dollars aux chercheurs qui par-viendraient à cultiver de la viande ayant les mêmes propriétés gustatives que celle à laquelle les consommateurs sont habitués. < www.peta.org/feat_in_vitro_contest.asp>

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damment des soins des hommes tant la domestication a modifié les corps, les comportements et les capacités de survie des animaux domestiques. De même, ces animaux et les produits qu’ils fournissent au régime carné font partie du patrimoine culturel humain, de l’identité et de la condition humaine. C’est donc à l’homme de s’inquiéter du devenir de ces animaux, de leur condition de vie. Il se doit de leur faire une place moralement acceptable dans la société et sur le territoire. Enfin, c’est l’exercice du jugement moral et de la responsabilité individuelle qui doit fonder le cadre moral et législatif qui encadre les activités humaines impliquant des animaux.

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Bien-être

Le bien-être animal désigne un champ de recherche scientifique consacré à l’étude des conditions de vie des animaux impliqués dans l’industrie agro-alimentaire, la recherche médicale et les expérimentations pour l’industrie pharmaceutique. Ce sont principalement les associations de protection animale qui ont fait pres-sion, dès les années soixante-dix, pour que les législations encadrant l’élevage et les expérimentations animales soient révisées. Mais la recherche institutionnelle menée à ce sujet émane plus directement de directives européennes formulées dans les années quatre-vingt-dix, à la suite de crises sanitaires qui ont considéra-blement remis en cause l’industrie de la production animale. Les instituts agrono-miques, qui jusque là œuvraient au développement de pratiques agro-pastorales intensives, sont aujourd’hui les principaux acteurs de cette recherche, financée par les pouvoirs publics mais aussi par les filières. Ces dernières se disent prêtes à prendre en compte le confort des animaux afin de satisfaire à une demande sociale. Des enquêtes révèlent en effet une sensibilité accrue du grand public au sort des bêtes, s’expliquant en partie par les récentes épizooties qui ont dévoilé les conditions d’élevage imposées aux animaux. Les images de charniers diffusées lors de la crise de la vache folle ont été marquantes : elles ont détruit l’imagi-naire que l’industrie agro-alimentaire avait fabriqué autour des animaux. C’est ainsi que les « vaches réelles », jusque là peu visibles, sont venues perturber les « vaches imaginaires » qui, sur les conditionnements des produits laitiers, paissent tranquillement dans un cadre naturel idyllique127. Ces catastrophes sanitaires n’ont pas manqué d’attirer l’attention des consommateurs sur les conditions d’élevage des animaux, sur leur provenance et sur celle de leur alimentation. Le refus de prendre en compte cette demande sociale peut se traduire par une baisse signi-ficative de la demande des consommateurs en produits animaux. C’est pourquoi

127. Le sociologue André Micoud a analysé les trois images de la vache laitière : celle des souve-nirs nostalgiques, celle que fabrique l’industrie agro-alimentaire et la vache réelle qui est invisible. « Ces bonnes vaches aux yeux si doux », Communications, no 74, 2003, Bienfaisante nature, pp. 217-237.

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les industries de la viande et du lait investissent dans la recherche sur le bien-être animal. En médiatisant leur engagement pour cette cause, elles tiennent à montrer qu’elles n’appliquent pas uniquement les directives des pouvoirs publics mais qu’elles participent activement à l’amélioration des conditions de production. Il en va de la construction de leur image de marque. Le terme de « bien-être animal » découle de l’expression anglo-saxonne d’animal welfare, employé par les utilitaristes. C’est certainement l’apparente ratio-nalité de leurs théories qui ont attiré la recherche scientifique dont le but est d’évaluer les conditions de vie des animaux. Entendue comme une notion calcu-lable, le bien-être animal a d’abord été confié aux sciences exactes. En 2001, à la suite d’une réflexion élargie sur ces questions organisée par l’INRA, la philosophe Florence Burgat et le vétérinaire en neurobiologie Robert Dantzer ont rassem-blé dans un ouvrage collectif128 un corpus de textes qui résument l’état de la recherche sur la question tout en y apportant un regard critique. Ces textes souli-gnent les difficultés rencontrées par le corps scientifique – chercheurs, ingénieurs, techniciens – auquel avait été confié la construction du cadre de recherche. Les points de vue rassemblés dans ce livre témoignent d’une inadéquation entre un objet d’étude dont la portée est éthique et philosophique et des méthodologies qui relèvent des sciences exactes. Les chercheurs eux-mêmes sont déroutés : que leur demande-t-on exactement de mesurer ? Ces doutes avoués prouvent que l’aspect éthique et critique d’une telle recherche n’a jamais été discuté et que la question du bien-être a été explorée sous ses seuls aspects techniques et biolo-giques. Une première définition du bien-être animal, que l’on peut qualifier de minimale, est l’absence de pathologies. « Les recherches associées aux organisa-tions interprofessionnelles de la viande et du lait adoptent volontiers cette défini-tion.129 » De ce point de vue, ce n’est pas tant à l’évaluation du bien-être que les scientifiques procèdent, mais à celle de son contraire, légitimant ainsi certaines conduites d’élevage pourtant peu compatibles avec l’idée que l’on peut se faire a priori du bien-être. Ainsi, avec un taux de morbidité et de maladie satisfaisant, un élevage hors-sol peut être jugé conforme. Les instituts de recherche agronomique, auxquels les pouvoirs publics ont confié la tâche d’évaluer le bien-être, ont tenté d’y répondre « sous l’angle des effets délétères du stress sur la santé des animaux et sur la qualité des pro-duits130 ». Ces recherches ont valeur d’expertise pour les législateurs chargés de rédiger les normes encadrant les pratiques d’élevage et fixant les conditions de

128. Florence Burgat (sld), Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, Paris, INRA, 2001.129. Raphaël Larrère, « Justifications éthiques des préoccupations concernant le bien-être animal », INRA, Productions animales, février 2007, pp. 11-16.130. Florence Burgat (sld), Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, Paris, INRA, 2001, p. 2.

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transport d’animaux ainsi que les procédés d’abattage. Pour fournir aux légis-lateurs des éléments de réponse objectifs, les chercheurs ont mis au point des indicateurs permettant de mesurer et de calculer le bien-être. Mais au préalable, il leur a fallu s’accorder sur une définition objective et concrète du bien-être, question délicate, en particulier lorsque l’on s’intéresse à des êtres vivants qui ne disposent pas du logos. N’y parvenant pas, les experts ont opéré un raccourci méthodologique, « un glissement sémantique consistant à substituer au bien-être la notion d’adaptation131 ». Si l’objet de la recherche a été modifié, l’intitulé est resté le même, on parle donc de bien-être animal, mais dans les faits, ce sont les capacités d’adaptation des animaux qui sont évaluées. L’adaptation est un concept plus commode pour les scientifiques, puisqu’il présuppose l’existence d’un stan-dard auquel l’animal est plus ou moins capable de s’adapter. Le bien-être, quant à lui, fait référence à un état idéal, a priori inexistant, dont les caractéristiques sont difficiles à établir rationnellement et qu’il est impossible de répliquer en labora-toire. Pour mesurer le degré d’adaptation d’un animal face à une situation donnée, les spécialistes se sont lancés dans la recherche d’indicateurs de bien-être. Ce sont des clés de lecture de l’état physique et psychique de l’animal. Les agents pathologiques sont les premiers pris en compte. En effet, les maladies et les blessures constituent des signes clairs de souffrance, mais certaines peuvent être considérées comme acceptables : tout dépend du seuil fixé par le protocole expé-rimental, lui-même conditionné par le système de référence. Les performances zootechniques peuvent également renseigner sur la condition de l’animal. Un animal dont la production diminue est potentiellement en situation de souffrance. Dans cette optique, le bien-être peut être compatible avec le rendement. Sur un autre registre, des comportements répétés et décontextualisés, appelés « stéreotypies132 », peuvent révéler un état de souffrance psychique chez l’animal. Leur interprétation s’appuie souvent sur la théorie du coping, qui vient de l’expression anglaise to cope with (littéralement : faire avec). Interprétés selon cette théorie, la plupart des symptômes deviennent des stratégies d’acclimatation. Les observations du comportement qui ont lieu dans ce cadre se basent sur une vision très fragmentaire de la vie de l’animal. L’animal est confronté à des situa-tions spécifiques, afin de trouver à chaque cause son effet et à chaque effet une réponse particulière. Enfin, il est admis que les contraintes qui pèsent sur les animaux peuvent se répercuter au niveau physiologique (dysfonctionnements de certains organes, anomalies observées dans l’accomplissement de fonctions naturelles). Pour les physiologistes, l’état intérieur de l’animal est révélateur de son rapport avec le

131. Ibid., p. 4.132. Séquence de mouvements exprimés de façon répétée et sans utilité apparente.

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milieu extérieur. Ils empruntent à la physique des matériaux la théorie du stress, dont voici l’énoncé : « un objet soumis à une contrainte modérée plie et revient à son état initial une fois la contrainte effacée. Si la contrainte est trop importante ou prolongée, il y a déformation, voire rupture133 ». D’après cette théorie, la plupart des anomalies physiologiques se révèlent être des mécanismes correctifs déployés par l’animal pour pallier la rigueur de son milieu de vie. La notion d’« adaptation » qui sous-tend toutes ces approches explique que dans la plupart des cas, on jugera que l’animal est en mesure de faire face aux conditions qui lui sont imposées sans que cela n’implique de souffrance. L’interprétation des indicateurs procède d’une réduction de l’animal à un simple organisme : un objet vivant dont les besoins sont quantifiables. Ceci témoigne d’une forme d’obstination du monde de la recherche pour l’objectivité. Les tenta-tives de réponse plus ouvertes sont d’ailleurs évincées sous prétexte qu’elles s’appuient sur des représentations anthropomorphiques de l’animal. Il est pourtant possible de faire le reproche inverse aux détracteurs de l’anthropomorphisme : leurs méthodes ne s’appuient-elles pas sur une vision réifiée des animaux ? Leurs recherches visent en effet à « diminuer le poids des contraintes supportées par l’organisme animal134 », et non par l’animal lui-même, négligeant par là ses capacités cognitives. Les expériences sont donc conçues de manière linéaire : de cause à effet, comme si l’appareil cérébral n’intervenait jamais dans la réponse du corps à un événement extérieur. S’il est aujourd’hui admis que l’animal est un être sensible, ce n’est que dans le sens de « sujet à la douleur ». Certaines recherches menées à l’INRA qui consistent à intervenir sur l’organisme animal plutôt que sur le contexte de vie le prouvent. En orientant le travail de sélection sur le bien-être, la génétique espère faire voir le jour à des animaux plus résistants aux contraintes que suppose le milieu industriel. Par cette stratégie de contourne-ment, les généticiens laissent entendre que seul le corps de l’animal est en cause dans la question du bien-être, réduisant sa relation à l’homme à une dépendance matérielle, exempte d’affect. Cela revient enfin à ignorer les liens sociaux que tissent les animaux entre eux, tout comme ceux qu’ils peuvent entretenir avec l’éleveur.

133. Robert Dantzer, « Comment les recherches sur la biologie du bien-être animal se sont-elles construites ? », dans Florence Burgat (sld), Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, Paris, INRA, 2001, p. 88.134. Florence Burgat (sld), Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ? , Paris, INRA, 2001, p. 2.

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Épanouissement

Une nouvelle définition du bien-être conduit à prendre en considération un ensemble de facteurs qui avaient jusque là été évincés du cadre de la recherche scientifique. Elle est proposée par les éthologues, qui étudient le comportement des animaux dans leur milieu naturel. Selon eux, « le bien-être devrait se traduire, chez un observateur extérieur, par une harmonie entre un individu et son envi-ronnement.135 » Entendu dans ce sens, la question du bien-être implique un point de vue, celui de l’homme, et fait appel à son jugement critique vis-à-vis des dispositifs techniques qu’il a mis en œuvre. Par ailleurs, l’observateur extérieur n’est pas nécessairement un spécialiste, ce qui ramène le débat dans la sphère du public. Il n’examine pas des faits isolés, reproduits en laboratoire, mais un problème dans son ensemble, en tenant compte de la complexité du contexte qu’il cherche à saisir. Dès lors, lorsque cet observateur considère l’animal, ce n’est pas unique-ment en qualité d’objet vivant ou d’organisme isolé. Il tient compte des éléments qui composent son environnement physique et son entourage social. Il est ainsi possible de comprendre quels éléments sont nécessaires à l’animal pour qu’il puisse construire son espace de vie et s’épanouir, tout autant que le réseau social constitué par ses congénères et par les hommes desquels il dépend. C’est ce que l’un des fondateurs de l’éthologie, Jacob Von Uëxkull, a tenté de définir dans les années vingt. Ses observations lui ont permis d’expliquer comment l’animal structure son rapport aux objets qui l’entourent en fonction de ses besoins et de ses capacités physiques pour en faire son Umwelt, son milieu de vie. De ce milieu, l’animal est capable d’établir une représentation intériorisée, que l’étho-logue nomme le Gegenwelt, qui est en quelque sorte le monde de l’animal. Si

135. RobertDantzer,«Commentlesrecherchessurlabiologiedubien-êtreanimalsesont-ellesconstruites?»,dansFlorenceBurgat(sld), Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?,Paris,INRA,2001,p.86.

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l’animal n’est pas pleinement conscient de lui-même, il est possible de dire qu’il est conscient de ce qui l’entoure. Il est dans la capacité de percevoir, et cette perception est une forme de représentation qui lui donne un accès au monde et la capacité d’agir. La question du bien-être s’enrichit enfin d’une dimension esthétique, puisque l’on parle d’harmonie, terme emprunté à la musique, qui dans un sens plus général, désigne un agencement stable entre des entités variées. Pour autant, l’harmonie n’est pas uniquement le sentiment esthétique produit par une situa-tion, c’est la chose même qui relie et qui assemble. Chercher l’harmonie implique de considérer les spécificités de chaque partie pour les associer et en faire un ensemble cohérent. L’éthologie soulève que l’animal a bien une perception du dehors qui lui est propre. Ce dehors agit en retour sur l’animal et lui permet de développer son monde. L’animal domestique est ainsi capable de tisser des liens avec les autres membres de son espèce, mais aussi avec l’homme. La qualité des constituants du milieu est déterminante dans la construction de ces liens sociaux. Aussi, il est nécessaire de renoncer à la notion de bien-être, qui trop souvent, restreint le point de vue et les réponses au seul organisme de l’animal. Il s’agit plutôt de retrouver une cohérence, une harmonie dans le rapport entre l’homme et l’animal afin d’accorder leurs mondes. Il convient donc de repenser les choses que ces deux entités partagent : des objets, des dispositifs au sein du territoire domestique, pour que ces derniers aident à créer le lien. Pour les utilitaristes et les mouvements qui en résultent, tout homme, toute bête, est une unité numérique. L’ensemble de ces unités forme une commu-nauté morale dont le fonctionnement logique est garant de l’intérêt de chacun et donc du tout. Cette communauté est en fait un idéal, une fabrication de l’esprit. En chimie, on présuppose que le milieu dans lequel se déroule une expérience est uniforme – et donc idéal – pour simplifier les paramètres de l’équation qui fait le bilan d’une réaction. De la même manière, la communauté morale que décri-vent les utilitaristes est homogène, ce qui permet de simplifier le contexte auquel elle s’applique. Chaque unité ne compte que pour elle-même et est totalement indépendante des autres. Ramenées dans le réel, ces unités sont des individus qui tissent des liens entre eux, si bien que leur bonheur et leurs intérêts sont souvent interdépendants. Ainsi, le bonheur de l’éleveur dépend de celui de ses bêtes aussi longtemps qu’existe entre eux un lien. La société que formulent – au sens mathématique – les utilitaristes, est une masse homogène d’individus, dans l’idéal tous semblables, aspirant à un même bonheur, qu’ils n’ont pas pris la peine de définir. Les recherches sur le bien-être animal fonctionnent selon les mêmes ressorts et procèdent d’une abs-traction du contexte de départ. L’éthique à laquelle elles prétendent faire appel est fondée sur des valeurs algébriques, des paramètres. Le terme de bien-être, comme le bonheur des utilitaristes, a été formulé sans être défini.

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Les voies qu’ouvrent l’éthologie et les sciences de l’homme replacent le débat dans un contexte plus large. Ils extraient les questions liées à la condition de l’animal d’élevage du cadre du laboratoire pour les rapprocher du champ du social et du culturel, où elles peuvent faire l’objet d’un débat critique. Ainsi, il faudrait préférer à la notion de bien-être animal, dont le sens semble déjà trop compromis, celle d’épanouissement. Peut-être faudrait-il également laisser là l’idée de réparation, qui implique l’idée d’un retour en arrière, et une nostalgie pour des périodes lointaines que l’on aura tendance à idéaliser. La réparation peut aussi sous-entendre qu’il serait suffisant de conserver les modèles de l’élevage moderne et de les améliorer, pour satisfaire aux besoins physiques des animaux. Mais qu’en est-il de leurs besoins sociaux, des rapports qu’il entretiennent avec les éleveurs ? On peut objecter que l’éthologie et les sciences sociales manquent d’exac-titude et frôlent l’anthropomorphisme. À ceci il faut répondre que la relation à l’animal est toujours passée par des projections et des interprétations, depuis le paléolithique jusqu’à nos jours. Car c’est l’imaginaire qui est le véritable moteur de notre pensée, le propre de l’homme, l’outil de notre devenir. Ces sciences ont l’avantage d’envisager l’animal comme un sujet sensible et agissant et non comme un objet naturel, prédéterminé et programmé. De nouveaux imaginaires s’ouvrent alors pour penser autrement l’animal domestique et ses besoins mais aussi sa place sur les territoires humains.

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relier

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Homme, animal, sol

En retraçant une histoire des hommes et des animaux domestiques, j’ai cherché à comprendre la teneur de leurs liens plutôt que ce qui les distingue. L’homme et l’animal ont traversé des temps historiques, des contextes matériels, sociaux, culturels, techniques et économiques qui ont affecté leurs relations. Les moments de l’histoire qui construisent ce récit sont vus sous un autre point de vue que celui auquel nous accoutume l’histoire racontée avec l’homme pour seul sujet. Ce décentrement apporte un éclairage différent. Dans les deux premières parties de l’histoire, l’homme associe l’ani-mal à sa quête. Celle-ci est d’abord matérielle. Elle consiste pour l’homme et les animaux qui l’accompagnent à façonner le milieu naturel pour y établir un territoire commun. Ce dernier est le fondement d’une société mixte et son fonc-tionnement repose sur le partage et l’échange. Ces valeurs se retrouvent à d’autres niveaux, politiques et symboliques. Elles accordent les individus entre eux et avec ce qui les entoure, les menace ou les dépasse. La Symbiose et la Contiguïté ensei-gnent l’importance du sol dans le fonctionnement du domus et son rôle dans la construction et la régulation des liens entre individus de différentes espèces. La Réification est le point de rupture de cette histoire et dans les parties qui suivent, l’homme poursuit son développement seul, souvent aux dépens de l’animal, son ancien associé. La notion de progrès remplace alors celle de quête. Tandis que la quête implique une recherche finie, qui est de parvenir à un équi-libre stable dans la société domestique et avec le milieu, le progrès tend vers un infini, il s’agit de maîtriser toujours plus profondément la nature. La Réification de l’animal, son assimilation à la catégorie des objets, a fait disparaître la nécessité d’une médiation entre l’homme et l’animal. Par cette opération de réduction, l’homme s’autorise à disposer du corps de l’animal pour l’employer à des fins industrielles. L’Exploitation de l’animal n’a pas de limites puisqu’elle poursuit des objec-tifs à court terme, sans cesse renouvelés. La quintessence de l’exploitation de l’animal est l’élevage moderne, dont l’objectif est mouvant : il fluctue en fonction des variations économiques et des avancées techniques. Les différentes formes de

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l’exploitation ont en commun une méthode. Les processus d’exploitation sépa-rent, isolent, trient, fragmentent. En cela, ils sont empreints d’une façon de voir le monde inaugurée par la méthode scientifique. Cette pensée séparatrice était utile à l’époque de Descartes pour comprendre un monde devenu trop vaste pour être pensé comme une totalité. Elle a pour conséquence la scission du monde et des êtres selon les catégories du social (entendu comme proprement humain) et du naturel (le domaine de l’animal). Les objets et les dispositifs architecturaux qui entrent en jeu dans l’ex-ploitation de l’animal n’ont pas de rôle de médiation, ils ont tout au plus une fonction d’entretien de l’organisme de l’animal. Ils isolent les corps des hommes de ceux des animaux comme ils les isolent du sol qui est pourtant le socle de l’écologie domestique. Le sol, la terre, ne sont plus considérés comme nécessaires à l’animal. De même, la présence de ce dernier ne paraît plus indispensable sur le territoire, réservé aux activités et à l’usage des hommes. L’animal élevé hors-sol est placé en autarcie sur le plan physiologique car ses sens n’ont plus accès au milieu extérieur. Il l’est aussi sur le plan social car toute possibilité d’interaction avec l’homme et ses semblables lui est retirée. Comme nous l’avons vu, la réparation que proposent les utilitaristes est une réponse partielle. Ils proposent de réintégrer les animaux dans la société en leur attribuant des droits ou en prenant en compte leurs intérêts. Mais ils n’ont pas pensé le sens de leur place dans le corps social, dans la culture humaine et les symboles, amputant d’une dimension essentielle l’existence animale parmi les hommes. Aussi, la question de la libération animale procède d’une simplification de notre relation à l’animal domestique puisqu’elle en occulte le versant alimen-taire. La question de la libération n’est d’ailleurs jamais accompagnée de celle du devenir de l’animal, une fois toute forme d’utilisation de l’animal par l’homme abandonnée. Quant à la notion de « bien-être animal », elle se place dans la continuité de l’exploitation moderne. Elle n’est développée que dans le sens de l’adaptation du corps animal aux contraintes et aux procédés industriels de production. Elle incorpore les paramètres et les contraintes de l’époque pour rendre les mêmes pratiques acceptables et satisfaire à la demande sociale de respect de l’animal. Les principes du bien-être, limités au champ du physiologique, tronquent la ques-tion de l’être animal. Pour être bien, l’animal doit avoir accès à un espace de vie propice à l’expérience du corps et de l’autre. La séparation entre naturel et social est donc toujours à l’œuvre dans la notion de « bien-être animal ». Pour définir des pratiques moralement acceptables vis-à-vis de l’animal domestique, il faut donc abandonner cette distinction. Il faut aussi qualifier le rôle du contexte matériel qui encadre la vie de l’animal domestique. Un exemple d’objet développé pour améliorer le « bien-être » des porcs en batterie nous per-met de le préciser. Il s’agit d’un projet de la designer hollandaise Sharon Geshiere,

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baptisé Wroezelaar. L’objet est une sphère de plastique pleine d’aliments, suscep-tible de stimuler les animaux pendant une longue période afin de tromper leur ennui. Ce jouet enrichit le milieu de vie industriel mais il ne saurait remplacer la découverte de l’espace et du sol, dans lequel l’animal peut fouiller. Ce type d’objets ne remplace pas l’attention de l’éleveur, car l’épanouissement de l’animal dépend avant tout de la qualité des soins qui lui sont prodigués. Ainsi, le contexte matériel ne peut se substituer aux soins de l’éleveur, il doit plutôt accompagner les interactions et le travail avec l’animal. Pour imaginer de nouvelles formes d’être ensemble, le contexte matériel (espaces, objets, dispositifs) des activités qui impliquent des animaux domes-tiques ne doit pas être considéré dans une seule perspective technique, utilitaire et économique. Ces éléments doivent aussi tenir compte des aspects sensoriels, affectifs, culturels et esthétiques qui sous-tendent notre relation à l’animal. Dans cette perspective, le sol est un élément médiateur primordial qu’il s’agit de réhabiliter. Le sol, surface primaire, est le support d’espèces végétales, le lieu où les fluides transitent, sont filtrés ou stagnent. L’endroit où de multiples éléments naturels convergent et se manifestent. C’est aussi le support de la civili-sation dont il porte la trace : routes, terrassements, constructions. De même, le sol est le support de nombreux réseaux (canalisations, énergie, etc.) qui le traversent et l’augmentent. Le sol rural, la terre, doit être l’élément central du milieu de vie de l’animal. Ce support concentre les richesses du milieu. Il permet à l’animal de faire l’expérience sensorielle du monde qui l’entoure, de s’épanouir. L’existence de l’animal domestique, dont le corps et le comportement ont muté au contact de l’homme, dépend aussi d’objets qui font la médiation entre l’animal et le milieu, ou entre l’animal et les hommes : les barrières qui incarnent des limites, les mangeoires qui apportent des compléments d’aliments, les abreuvoirs, les abris en sont des exemples. La nature de ces artefacts est parti-culière, ils ont deux types d’utilisateurs : les hommes qui doivent les manipuler, et les animaux qui doivent les utiliser ou vivre avec. Ces objets ont aussi un rôle d’intermédiaire entre leurs deux destinataires. Entre l’homme et l’animal domestique, la notion de distance est essen-tielle. La relation de l’homme à l’animal élevé pour ses produits ou pour sa viande n’est pas la même que celle qui le lie à l’animal de compagnie. Avec le premier, il doit maintenir une juste distance physique et affective propice à l’échange, au partage mais aussi au travail. La destinée alimentaire de l’animal n’empêche pas le lien, comme nous le montre l’histoire. Par ailleurs, l’alimenta-tion carnée rapelle à l’homme sa sujétion au monde matériel, à condition qu’elle ne soit pas trop abstraite. Elle le replace dans une chaîne alimentaire, dans une relation de dépendance aux autres êtres vivants, au monde sensible et périssable. Il faut échapper à la tentation qui consiste à simplifier nos rapports aux animaux déstinés à la production alimentaire. La juste distance avec l’animal domestique se

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situe quelque part entre le trop près (distance à partir duquel ils deviennent fami-liers) et le trop loin (distance à partir de laquelle ils sont assimilés aux choses). Cette étude nous invite à imaginer les formes de notre association avec les animaux domestiques. Des formes dont l’échelle favorise le lien et le respect vis à vis de l’animal. Pour approcher cette échelle, la trilogie homme / animal / sol mérite d’être reconsidérée. Quel dénominateur commun, quel ordre de grandeur favoriser pour garantir l’équilibre des rapports entre les hommes, les animaux, et le sol qui soutient leurs activités ? Nous sommes amenés à nous poser la question de l’empreinte de l’acti-vité agricole, en particulier de l’élevage, sur le milieu et par extension, celle de l’homme sur l’animal. Il ne s’agit pas de nier cette empreinte, puisque toute activité agricole est un détournement du sol ou d’un animal à des fins de produc-tions, mais il convient de s’interroger sur le sens, la qualité et l’échelle de cette empreinte, de ce dont elle peut témoigner, avant de chercher à l’effacer.

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à Sophie Coiffier pour son attention,

à Francine Doré pour sa relecture.

Remerciements

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ENSCILes-Ateliersoctobre2010

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