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Laval théologique et philosophique, 58, 2 (juin 2002) : 243-257 243 LE GENRE « ÉVANGILE » EN FONCTION DES EFFETS PRODUITS PAR LA MISE EN INTRIGUE DE JÉSUS Robert Hurley Faculté de théologie et de sciences religieuses Université Laval, Québec RÉSUMÉ : Quel est le genre littéraire des évangiles ? Sont-ils des biographies ? Des légendes hé- roïques ? Faut-il les classer tous dans le même genre ? En cherchant une réponse à ces ques- tions, la critique biblique a souvent eu recours à une approche de littérature comparée, cher- chant des ressemblances entre les évangiles et d’autres ouvrages antiques. On essaie de repérer des ressemblances formelles entre deux contenus figés, entre deux corpus « apparem- ment » finis. Du moment où l’on abandonne l’idée du texte comme un objet statique en faveur d’une conception dynamique du texte comme événement vécu par le lecteur, cette approche se heurte à des obstacles majeurs. L’auteur prétend que la classification générique des évangiles exigerait un procédé plus subtil que la simple comparaison formelle ou thématique des textes et il essaie de montrer que le genre d’un texte ne peut se spécifier sans référence aux effets produits chez le lecteur. ABSTRACT : Are the gospels biographies ? Heroic legends ? To what literary genre do they be- long ? Should they all be lumped into a single genre ? In seeking answers to questions such as these, biblical criticism often makes use of the techniques of comparative literature. Exegetes look for formal and thematic similarities between two static entities, two works that are, by all accounts, “finished.” The moment one abandons the idea of a text as a static object in favour of a more dynamic view of the text as an event which the reader experiences, this approach runs up against some major obstacles. The author maintains that the generic classification of the gospels requires a far more subtle approach than the simple comparison of texts on the basis of formal or thematic characteristics and tries to show that genre cannot be specified without reference to the effects produced in the reader. ______________________ es évangiles comme littérature ? » En sous-titre à un article qu’il a récem- ment publié dans l’ouvrage collectif, Bible et littérature : l’homme et Dieu mis en intrigue 1 , Jean-Noël Aletti pose cette simple question qui est au cœur du débat concernant le genre évangélique. Comme l’entrelacs entre genre littéraire et qualité littéraire va de soi pour bon nombre des chercheurs qui emploient les techniques de la 1. Jean-Noël ALETTI, « Le Christ raconté : Les Évangiles comme littérature ? », dans Françoise MIES, dir., Bible et littérature, l’homme et Dieu mis en intrigue, Bruxelles, Presses universitaires de Namur, 1999, p. 29-53. « L

Hurley, Robert J., « Le genre “évangile” en fonction des effets produits par la mise en intrigue de Jésus », Laval Théologique et Philosophique, 58 (2002) p. 243-257

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Are the gospels biographies ? Heroic legends ? To what literary genre do they be- long ? Should they all be lumped into a single genre ? In seeking answers to questions such as these, biblical criticism often makes use of the techniques of comparative literature. Exegetes look for formal and thematic similarities between two static entities, two works that are, by all accounts, “finished.” The moment one abandons the idea of a text as a static object in favour of a more dynamic view of the text as an event which the reader experiences, this approach runs up against some major obstacles. The author maintains that the generic classification of the gospels requires a far more subtle approach than the simple comparison of texts on the basis of formal or thematic characteristics and tries to show that genre cannot be specified without reference to the effects produced in the reader.

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  • Laval thologique et philosophique, 58, 2 (juin 2002) : 243-257

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    LE GENRE VANGILE EN FONCTION DES EFFETS PRODUITS PAR LA MISE EN INTRIGUE DE JSUS

    Robert Hurley Facult de thologie et de sciences religieuses

    Universit Laval, Qubec

    RSUM : Quel est le genre littraire des vangiles ? Sont-ils des biographies ? Des lgendes h-roques ? Faut-il les classer tous dans le mme genre ? En cherchant une rponse ces ques-tions, la critique biblique a souvent eu recours une approche de littrature compare, cher-chant des ressemblances entre les vangiles et dautres ouvrages antiques. On essaie de reprer des ressemblances formelles entre deux contenus figs, entre deux corpus apparem-ment finis. Du moment o lon abandonne lide du texte comme un objet statique en faveur dune conception dynamique du texte comme vnement vcu par le lecteur, cette approche se heurte des obstacles majeurs. Lauteur prtend que la classification gnrique des vangiles exigerait un procd plus subtil que la simple comparaison formelle ou thmatique des textes et il essaie de montrer que le genre dun texte ne peut se spcifier sans rfrence aux effets produits chez le lecteur.

    ABSTRACT : Are the gospels biographies ? Heroic legends ? To what literary genre do they be-long ? Should they all be lumped into a single genre ? In seeking answers to questions such as these, biblical criticism often makes use of the techniques of comparative literature. Exegetes look for formal and thematic similarities between two static entities, two works that are, by all accounts, finished. The moment one abandons the idea of a text as a static object in favour of a more dynamic view of the text as an event which the reader experiences, this approach runs up against some major obstacles. The author maintains that the generic classification of the gospels requires a far more subtle approach than the simple comparison of texts on the basis of formal or thematic characteristics and tries to show that genre cannot be specified without reference to the effects produced in the reader.

    ______________________

    es vangiles comme littrature ? En sous-titre un article quil a rcem-ment publi dans louvrage collectif, Bible et littrature : lhomme et Dieu

    mis en intrigue1, Jean-Nol Aletti pose cette simple question qui est au cur du dbat concernant le genre vanglique. Comme lentrelacs entre genre littraire et qualit littraire va de soi pour bon nombre des chercheurs qui emploient les techniques de la

    1. Jean-Nol ALETTI, Le Christ racont : Les vangiles comme littrature ? , dans Franoise MIES, dir., Bible et littrature, lhomme et Dieu mis en intrigue, Bruxelles, Presses universitaires de Namur, 1999, p. 29-53.

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    littrature compare, Aletti essaie dans ce texte de jauger la valeur littraire des van-giles laide des canons antiques et den dterminer le genre laide des techniques modernes. Lexgte conclut que les vangiles sont des biographies, et cette rponse le place sur une trajectoire dj explore au dbut du XXe sicle par C.W. Votaw2. Tout en reconnaissant le caractre spcifique des vangiles, Votaw les considrait comme des exemples de biographie hellnistique, cest--dire des bioi. Plus rcem-ment, Richard Burridge3 et Charles Talbert4 ont habilement dfendu cette position. Lawrence Wills voit aussi dans cette littrature un genre biographique empruntant la fois au modle de biographie que lon trouve en Isral et celui du monde grco-romain. Mme si Burridge est convaincant lorsquil affirme quil ny a rien dans la forme et le contenu des vangiles que lon ne repre dans lun ou lautre exemple de biographie ancienne, il est clair que la vise premire des vangiles ne se retrouve dans aucun des documents antiques quil cite. Mt, Mc, Lc et Jn entendent faire plus que louer ou blmer un homme clbre, ils entendent faire plus que proposer un modle imiter. Ils ne constituent pas non plus des exemples de lhistoriographie de lpoque. Les vangiles invitent le lecteur crer un nouveau monde, cest--dire renatre dans le monde mtamorphos par une transformation dans la perspective de lagap, de lesprance et de la foi.

    Jentends dans cet article proposer une approche pragmatiste5 de la question du genre et de la valeur littraire des vangiles, une approche qui ne sappuie pas sur le milieu de production ou sur les qualits soi-disant objectives des vangiles mais plutt sur les effets actuels produits par ces textes. Le genre se dcouvre dans les effets cognitifs, affectifs et comportementaux que le texte produit chez le lecteur. la diffrence de tous les autres exemples de biographie ancienne, le genre vanglique exige de la part de son lecteur une poesis, cest--dire une activit cratrice qui implique un discernement spirituel et une construction imaginative. Beaucoup plus que le simple acte de cognition, cette poesis pousse le lecteur ou lauditeur une transformation radicale de sa Weltanschauung. Ces textes annoncent la fin apocalyp-tique du monde du pouvoir imprial et la libration des personnes marginalises par son systme de patronage.

    2. C.H. VOTAW, The Gospels and Contemporary Biographies in the Greco-Roman World, Philadelphia, Fortress Press (1915), 1970.

    3. What are the Gospels ? A Comparison with Greco-roman Biography, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; About People, by People, for People : Gospel Genre and Audiences , dans Richard BAUCK-HAM, d., The Gospels for All Christians, Rethinking the Gospel Audiences, Grand Rapids, Eerdmans, 1998.

    4. What is a Gospel ? The Genre of the Canonical Gospels, Montana, Missoula, 1978 ; Once Again : Gospel Genre , Semeia, 43 (1988), p. 53-73.

    5. Cette approche sinscrit dans le no-pragmatisme, un courant philosophique amricain dont sinspire, entre autres, le critique littraire Stanley Fish.

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    LE GENRE VANGLIQUE DANS LHISTOIRE DE LINTERPRTATION

    Le genre est une des conventions cls qui rgissent et la composition et linter-prtation de textes. Frank Kermode le dcrit comme un tat dattente, un systme de probabilit interne qui aide la personne comprendre une phrase, un livre ou mme la vie6. E.D. Hirsch entend par genre une sorte de contrat ou daccord, souvent inexprim sinon inconscient, entre un auteur et un lecteur, qui permet lauteur dcrire selon un ensemble dattentes et de conventions et au lecteur dinterprter ce qui a t crit selon ces mmes conventions, annonant du mme coup ce qui suivra dans le texte7. Par exemple, il ny a pas dquivoque quant aux attentes cres par les conventions observes dans un crit qui commence par Il tait une fois et qui se termine par ils vcurent longtemps et eurent beaucoup denfants . Mais quel tat dattente est cr par un texte qui sannonce par les mots Commencement de lvan-gile de Jsus Christ, Fils de Dieu ? Quelles conventions littraires Marc8, puis Matthieu, Luc et Jean observent-ils ? Les rponses varient selon le cadre mthodo-logique dans lequel cette question a t pose. Regardons brivement les grandes lignes de lvolution du dbat.

    Dans lAntiquit, le genre littraire remplissait une fonction normative, fixant les paramtres quil fallait respecter en crivant ou en critiquant un texte9. Pour tre re-connu comme littraire et surtout pour tre lu, une uvre devait, en plus de se pr-senter dans un langage soign, foisonner de rfrences explicites ou implicites aux philosophes et dramaturges grecs10. Puisque les vangiles ne satisfaisaient pas aux critres fondamentaux de la littrarit, il est peu probable que lintelligentsia de lpo-que les et mme lus, encore moins probable quelle se ft penche sur la question de leur genre. Au IIe sicle, Justin a dj qualifi les vangiles de mmoires des aptres11 . Mais limprcision de ces remarques naide gure clarifier la question de leur genre.

    Lavnement de la critique biblique cra un vif intrt pour la question du genre des vangiles. En 1835, D.F. Strauss publia un livre intitul Das Leben Jesu (La vie de Jsus) o il avanait la thse que les rcits de miracles ntaient quune srie de mythes. Cette thse suscita une opposition froce et servit solidifier la position tra-ditionnelle, savoir que les vangiles sont des biographies donnant un accs

    6. Frank KERMODE, The Genesis of Secrecy : On the Interpretation of Narrative, Cambridge, Harvard Uni-versity Press, 1979, p. 162-163, note 20.

    7. Voir E.D. HIRSCH, Validity in Interpretation, New Haven, Yale University Press, 1967, p. 83. 8. C.H. Dodd prsentait Marc comme le concepteur du modle suivi par les autres vanglistes. Voir The

    Apostolic Preaching and Its Developments (London, Hodder and Stoughton, 1936) et The Framework of the Gospel Narrative , Expository Times, 43 (1931-1932), p. 396-400.

    9. Robert GUELICH, The Gospel Genre , dans Das Evangelium und die Evangelien. Vortrge vom Tbin-ger Symposium, Tbingen, J.C.B. Mohr, 1983, p. 182.

    10. Voir ALETTI, Le Christ racont : Les vangiles comme littrature ? , p. 45, surtout la note 48. 11. Voir Dialogue with Tropho, chapitres 99 107.

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    privilgi lhistoire du ministre de Jsus12. Mais un doute planait toujours et, au XXe sicle, lide que les vangiles puissent tre des biographies fut de nouveau remise en question.

    En 1908, Adolf Deissmann publia une tude lexicographique tablissant le carac-tre non littraire du grec du Nouveau Testament. Aussitt, le regard des exgtes se dplaa de la mission de Jsus vers la vie des communauts qui avaient produit ces vangiles. Daprs Deissmann, les vangiles sont une collection dcrits issue dune communaut compose de paysans, dartisans, de soldats, desclaves et de mres de famille qui nous parlent de leurs soucis et de leur labeur13. Quinze ans plus tard, Karl-Ludwig Schmidt fit poque avec un article sur la place de la Gattung vanglique dans lhistoire de la littrature14. Schmidt crivait : Lvangile nest pas de la fa-mille de la grande littrature, mais de la petite littrature ; il nest pas la ralisation dun auteur individuel mais plutt un livre populaire ; il nest pas de la biographie, mais plutt de la lgende cultuelle15. Selon cette perspective, les vanglistes ntaient rien de plus que des stnographes qui compilaient des traditions prexis-tantes16. Tout comme Schmidt, Rudolf Bultmann pensait que le genre vanglique tait une question sociologique et non esthtique17. Ce folklore, dont la paternit relve plus de la communaut que dauteurs individuels, nincarnerait donc aucune perspective thologique ou littraire consciente. Outre cela, il donne accs davantage la vie de lglise naissante qu la mission de Jsus.

    Martin Dibelius, qui travaillait lui aussi dans ce sens, exera une grande influence sur la conception du genre vanglique par le lien quil traait entre la proclamation du krygme primitif et le dveloppement de lvangile crit. Dibelius prtendait que la source de la crativit littraire chrtienne tait chercher dans la prdication mis-sionnaire et catchtique. Cette activit missionnaire aurait jou un rle dcisif dans la formation, le dveloppement et la transmission de la tradition de Jsus ainsi que dans

    12. Willem S. VORSTER, Kerygma/History and the Gospel Genre , New Testament Studies, 29 (1983), p. 87-95, p. 88.

    13. Gustav Adolf DEISSMANN, Licht vom Osten : das Neue Testament und die neuentdeckten Texte der helle-nistisch-rmischen Welt, 4e dition, Tbingen, J.C.B. Mohr, 1923, p. 8. tienne Trocm commente le style de Marc : Malgr tous les efforts faits pour dfinir un style de Marc (Turner, Pyke), on est bien oblig de constater que lusage rptitif du pronom aujt jusqu six fois en dix mots ! , lemploi droutant des temps verbaux, la nave monotonie des liens entre les phrases et les rcits (Et et ; et alors et alors), la vulgarit de certains termes sont incompatibles avec la notion du style crit (tienne TROCM, Lvangile selon Marc, Commentaire du Nouveau Testament II, Genve, Labor et Fides, 2000, p. 7).

    14. K.L. SCHMIDT, Die Stellung der Evangelien in der allgemeinen Literaturgeschichte , dans H. SCHMIDT, Eucharisterion : Studien zur Religion und Literatur des Alten und Neuen Testaments II, H. Gunkel-Fest-schrift, Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1923, p. 50-134.

    15. Ibid., p. 76 : Das Evangelium ist von Haus aus nicht Hochliteratur, sondern Kleinliteratur, nicht indivi-duelle Schriftstellerleistung, sondern Volksbuch, nicht Biographie, sondern Kultlegende.

    16. Charles H. TALBERT, Once Again : Gospel Genre , Semeia, 43 (1988), p. 53-73, p. 60. 17. [] le genre ou la forme littraires sous lesquels un morceau isol est rang ne sont pas un concept

    esthtique mais sociologique (R. BULTMANN, Lhistoire de la tradition synoptique, Paris, Seuil, 1973, p. 19 ; K.-L. SCHMIDT, Die Religion in Geschichte und Gegenwart (RGG), zweite Auflage, Tbingen, 1928, col. 639).

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    la formation du genre vanglique18. Encore aujourdhui, bon nombre dexgtes comprennent les vangiles avant tout comme une proclamation, un krygme.

    La position des tenants de la Formgeschichte se rsume ainsi : les vangiles ont t crits par des comits pour des communauts propos de la foi19. Dibelius, Bultmann et Schmidt, croyant quils avaient dcouvert les conditions sociologiques susceptibles dexpliquer les vangiles, taient convaincus que les vangiles taient une littrature sui generis, cest--dire unique en son genre. Cette opinion domina ltude des vangiles pendant prs dun demi-sicle20.

    Lmergence de la critique rdactionnelle remit en cause les conclusions de la Formgeschichte, y compris lide que les vangiles taient une littrature sui generis. Les spcialistes de la Redaktionsgeschichte considraient les vanglistes non seu-lement comme des thologiens, mais aussi comme des artistes littraires21. Si Julia Kristeva a raison quand elle dit que tout texte existe au confluent dautres textes, ces critiques ont sans doute galement raison quand ils affirment que les vanglistes se sont appuys sur des lments qui existaient dj dans le monde littraire de leur poque lorsquils ont cherch mettre Jsus en intrigue. Mais quels taient les lments dont disposaient les auteurs des vangiles ? Si lon prtend que les vangiles ont des analogues dans lAntiquit, il faudrait identifier, au-del des lments parti-culiers, une forme gnrique capable dexpliquer la prsence et la fonction de tous les lments importants figurant dans ces textes. Lexistence dun tel genre permet de prvoir ce que sera un nouveau texte, ce qui est possible pour un crit en tant quunit plutt que pour ses parties constituantes.

    Au XXe sicle, les exgtes ont cherch des textes analogues aux vangiles dans la littrature smitique, dans la littrature hellnistique et dans les thories de la cri-tique littraire en gnral. Afin de mieux cerner ces textes, on a propos une grande varit de genres littraires22.

    Plusieurs ont interprt Marc dans le contexte de la littrature apocalyptique smitique23. Robert Guelich a raison quand il dit que ces exgtes travaillent avec Marc comme si cet vangile tait une apocalypse, en dpit du fait quaucun de ces exgtes ne le classe clairement parmi les apocalypses24. Toujours dans le contexte smitique, Dieter Lhrmann a propos lide dune biographie idale dun

    18. Voir W.S. VORSTER, Kerygma/History and the Gospel Genre , p. 88. 19. R. BURRIDGE, About People, by People , p. 116. 20. Voir R. BURRIDGE, What are the Gospels ?, p. 3-13. 21. R. BURRIDGE, About People, by People , p. 116. 22. Voir R. GUELICH, The Gospel Genre , p. 185-204. 23. Voir W. MARXSEN, Mark the Evangelist, Nashville, Abingdon Press, 1969 ; N. PERRIN, The Literary

    Gattung Gospel Some Observations , Expository Times, 82 (1970-1971) ; et A Modern Pilgrimage in New Testament Christology, Philadelphia, Fortress Press, 1974 ; W. KELBER, The History of the King-dom in Mark. Aspects of Markan Eschatology , dans Proceedings : Society of Biblical Literature, Mis-soula, Scholars Press, 1972, p. 86 ; et The Kingdom in Mark : A New Place and Time, Philadelphia, Fortress, 1974 ; H.C. KEE, Community of the New Age : Studies in Marks Gospel, Philadelphia, Westminster, 1977, p. 64-67, p. 106-144.

    24. R. GUELICH, The Gospel Genre , p. 187, n. 14. Les auteurs cits sont Marxsen, Perrin, Kelber, et Kee.

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    homme juste model sur des exemples vtrotestamentaires25. douard Schweizer voyait un parallle entre le rcit de Jonas et lvangile de Marc. Klaus Baltzer inclut Marc dans une discussion portant sur les biographies de prophtes26. Raymond Brown souponne lexistence dun rapport gnrique entre le rcit de Marc et la saga dli-se27. Meredith Kline28 a trouv le modle de Marc dans le rcit de lExode et John Bowman dans la haggadah29 pascale.

    Comme je lai mentionn dans lintroduction, on sintresse nouveau aux bio-graphies hellnistiques titre de source la plus plausible du genre vanglique. Alors quen 1982, Guelich dfendait la thse des vangiles comme littrature sui generis, Talbert (1988) et Burridge (1998) ont poursuivi leurs tentatives pour tablir un lien entre les biographies grco-romaines et les vangiles.

    Talbert affirme quil appartient la biographie antique dexposer lessence dune figure distingue ou notoire, comme un roi, un gnral, un philosophe, un littrateur, un lgislateur ou un saint30. La biographie antique se distingue de lhistoriographie antique en ce sens que lhistoire cherche expliquer des vnements en termes de causes et deffets alors que la biographie cherche rvler la personne sous-jacente ces vnements31. En se rfrant des exemples concrets, Talbert dresse une liste des caractristiques accidentelles de la biographie antique. De ce genre, il dit que : 1) il peut traiter lensemble de la vie dune personne clbre comme il peut

    aussi ne considrer que sa vie adulte ; 2) il rvle la nature de la personne en se rfrant non seulement ses actes

    mais aussi des gestes autrement insignifiants ou des paroles prononces en passant ;

    3) il ne traite pas la vie de la personne selon lordre chronologique ; il est plus thmatique que logique dans lagencement des faits quil propose ;

    4) il essaie parfois dinfluencer le comportement des lecteurs (imitation du hros, attitudes ngatives ou positives lgard de la personne loue ou blme, etc.) ;

    5) il peut traiter la vie du sujet en termes mythiques par exemple les fondateurs de villes, dempire, de religion ou dcole philosophique ;

    25. Lhrmann trace le virage du rle du serviteur en Isae 42,1 limage de lhomme juste en Sagesse 2,12-20. Voir Biographie des Gerechten als Evangelium , Wort und Dienst (1977), p. 23-50.

    26. Biographie der Propheten, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1975, p. 85-89. 27. Jesus and Elisha , Perspective, 12 (1971), p. 85-104. 28. M.G. KLINE, The Old Testament Origins of the Gospel Genre , Westminster Theological Journal, 38

    (1975), p. 1-27. 29. J.W. BOWMAN, The Gospel of Mark. The New Christian Passover Haggadah, Leiden, Brill, 1965. La

    haggadah, un mot hbreu, lquivalent de aggadah, qui dsigne spcifiquement le texte prescrit pour la clbration pascale qui se tient la maison.

    30. C.H. TALBERT, Once Again : Gospel Genre , p. 55. 31. Ibid., p. 56, 57.

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    6) il peut se prsenter sous diverses formes littraires (mmoires, dialogues, collections de logia, etc.) ;

    7) il peut remplir une fonction didactique comme de produire certains rsultats sociaux par la propagande, etc.32. Burridge dcrit certaines ressemblances formelles entre les biographies grco-

    romaines et les vangiles. Il trouve que la longueur et le contenu des vangiles cor-respondent gnralement la longueur et au contenu des bioi33. Comme les bioi, les vangiles ont un sujet, qui est Jsus. Cette impression se confirme par une analyse des verbes employs dans les vangiles la plupart des verbes dans tous les van-giles se rfrent Jsus ou sont dans des phrases prononces par Jsus34. Burridge comprend les vangiles comme une christologie prsente sous forme narrative, un portrait de Jsus qui merge dune application des mthodes historiques, littraires et biographiques35.

    David Moessner rpond au dernier article de Talbert (et indirectement la posi-tion de Burridge) dans la revue Semeia36. Moessner sexplique mieux les principaux traits de lvangile de Luc en les comparant des exemples tirs de lhistoriographie antique quen les rapportant des biographies de cette poque. Laccent thocen-trique, le but nonc dans lintroduction de lvangile et lemploi dun narrateur om-niscient pointent tous vers lhistoriographie biblique, dit Moessner.

    La contribution de Morton Smith mrite aussi dtre mentionne. Smith a suggr que les vangiles portent les traces de lartalogie, une forme spciale de la biogra-phie hellnistique qui prsente la vie dun thaumaturge37. Mme si Smith admet quaucun des vangiles sous sa forme actuelle ne reprsente un exemple de ce genre, il croit percevoir les restes dune artalogie dans la premire moiti de lvangile de Marc38.

    Daniel Via a suggr encore une autre approche du problme du genre vang-lique, une approche littraire. Via voit en Marc un exemple de la tragicomdie, le

    32. Talbert offre plusieurs prcisions sur cette dernire caractristique de la biographie antique. Certaines bio-graphies antiques 1) ont la forme dune narration qui ressemble de lhistoire lesprit dencomium est nanmoins prsent ; 2) cherchent dfendre le hros contre des malentendus, soit de la part de ces disci-ples soit de la part des gens autres que ses adhrents ; 3) entendent discrditer le sujet en exposant ses dfauts ; 4) veulent indiquer o se situe en loccurrence la vraie tradition dun fondateur on trouve des bioi de ce type qui incluent trois lments qui sont importants pour une comparaison avec les vangiles : a) la vie du fondateur, b) un court rcit concernant ses successeurs et certains autres disciples et c) un compte rendu dtaill de lenseignement du philosophe en question ; 5) fournissent une cl hermneutique pour la comprhension des enseignements du fondateur.

    33. Voir R. BURRIDGE, About People, by People , p. 122. 34. Ibid., p. 123. 35. Ibid., p. 124. 36. David P. MOESSNER, And Once Again, What sort of Essence ? : A Response to Charles Talbert , Se-

    meia, 43 (1988), p. 75-84, p. 82. 37. M. HADAD et M. SMITH, Heroes and Gods : Spiritual Biographies in Antiquity, New York, Harper, 1965 ;

    Morton SMITH, Prolegomena to a Discussion of Aretalogies, Divine Men, The Gospels and Jesus , Jour-nal of Biblical Literature, 90 (1971), p. 74-99.

    38. M. SMITH, Prolegomena , p. 98.

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    genre qui aurait dtermin la forme qua prise lvangile39. Encore une fois, je partage lopinion de Guelich qui concluait que la simple classification de lvangile parmi les tragicomdies nexplique en rien la raison pour laquelle Marc aurait employ cette forme littraire40. Le choix dun genre reflte normalement le but que lon cherche atteindre.

    Finalement en 1997, Lawrence Wills a publi un livre sur le genre vanglique dans lequel il combine plusieurs des positions dj nonces par dautres exgtes qui ont pris part ce dbat41. Il explique le genre vanglique en le faisant driver du krygme de lglise primitive et par de nombreux ajouts emprunts aux littratures grco-romaine et smitique de lpoque. Tandis que la biographie grco-romaine ac-centuait la vie, les vertus et les ralisations du personnage principal, la biographie isralite accentuait la vocation divine de ce dernier ainsi que la ralisation de la mis-sion quil avait reue.

    LE GENRE DANS LE LECTEUR

    De prime abord, il parat tout fait logique de rechercher parmi les uvres de lAntiquit, des textes de genre littraire analogue celui des vangiles. Cette pr-misse sous-tend les remarques de Burridge qui ridiculise lide que les vangiles puissent tre des crits sui generis :

    Lide de la critique formelle, savoir que les vangiles sont uniques, est absurde du point de vue du genre. tant donn que toute communication se produit dans le contexte dau-tres communications, quelque chose de totalement nouveau du point de vue du genre ne pourrait pas scrire ; de plus, mme sil tait possible de composer une chose unique, il serait impossible de la communiquer aux autres, compte tenu du rle crucial jou par le genre dans linterprtation du sens42.

    Sans doute Burridge a-t-il raison quand il dit que le genre vanglique ne peut pas tre une cration ex nihilo. Mais si le genre joue un rle crucial dans linterpr-tation du sens, comment se fait-il que tant de gnrations successives de lecteurs ont su lire les vangiles sans savoir quel genre ces textes correspondaient ? Il est ridi-cule de suggrer que la critique ait pu rtablir un genre perdu. Burridge, Talbert, Aletti savaient lavance les composantes gnriques quil fallait chercher parmi les uvres de lAntiquit. Puisque aucun de ces auteurs nest tomb sur un manuel dcri-vant la faon dcrire une biographie grco-romaine, ils nont eu dautre choix que dtablir les paramtres du genre par un processus de dduction. Ils ont dress une liste des exemples de biographie hellnistique, et ont eux-mmes dcid de linclu-sion ou de lexclusion des textes limitrophes. Aprs avoir dress cette liste, ils ont compar les composantes des vangiles avec celles quils dcouvraient dans les ou-

    39. Daniel VIA, Kerygma and Comedy in the New Testament : A Structuralist Approach to Hermeneutic, Phila-delphia, Fortress, 1975.

    40. R. GUELICH, The Gospel Genre , p. 195. 41. Lawrence M. WILLS, The Quest for the Historical Gospel : Mark, John, and the Origins of the Gospel

    Genre, New York, London, Routledge, 1997. 42. R. BURRIDGE, About People, by People , p. 120. Les italiques sont de moi.

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    vrages rpertoris. On peut se demander jusqu quel point la slection des ouvrages antiques a t dicte par le besoin dtablir le maximum de ressemblances entre ces ouvrages et les vangiles canoniques. On peut se demander jusqu quel point leurs recherches furent influences par les rsultats quils devaient atteindre, cest--dire la forme et le contenu de Mt, Mc, Lc et Jn. Guelich remarque que ce nest quen dfi-nissant la biographie de faon trs large comme un ouvrage portant sur des personnes et leur message quil pourrait tre possible de rassembler sous un mme genre littraire des tracts propagandistes, les Discours dpictte et les Dialogues de Platon43.

    Il me semble que le genre littraire, tout comme la littrature44 elle-mme, repr-sente une catgorie conventionnelle. Les vangiles qui nauraient pas t considrs comme des uvres littraires lpoque o ils ont vu le jour jouissent maintenant dun tout autre statut. Il serait difficile de produire une liste exhaustive de tous les articles, monographies et livres qui exposent lun ou lautre aspect du caractre litt-raire des vangiles. Dans Le grand code, Northrop Frye souligne la dette de la grande littrature occidentale lgard de la Bible et des vangiles45.

    Lidentification du genre vanglique nest pas tributaire des caractristiques du texte en lui-mme, mais dpend plutt de la sorte dattention que lon porte au texte. Cest en portant une certaine sorte dattention qumergent de lobscurit des traits que lon reconnat davance comme appartenant un certain genre littraire. Ce sont les expriences du lecteur, intellectuelles et autres, qui lui permettent daccorder une certaine densit et une certaine profondeur au texte. Lhistoire de la rception du texte aide aussi le lecteur dterminer les traits gnriques du texte. Cest donc le lecteur qui cre ou recre le genre et il le cre selon les normes en vigueur au sein de sa communaut interprtative.

    Lexgte qui essaie dtablir le genre vanglique dvoile ce quil valorise dans le texte. Il ny a pas un nombre illimit de suggestions portant sur le genre qui peu-vent raisonnablement expliquer les traits textuels trouvs dans les vangiles mais quelques propositions ont t bien accueillies. Les tentatives pour dcrire dfinitive-ment le genre vanglique sont lhistoire dun chec. Aucune option claire na su ral-lier le support de la majorit des exgtes qui travaillent sur cette question. Limpos-sibilit didentifier un genre qui satisfait aux exigences de la discipline nest pas un signe quil faille arrter de discuter de la question. Cet tat de choses met plutt en relief la polyvalence de ces textes. Les mmes donnes textuelles sont ouvertes plu-sieurs explications plausibles.

    En insistant sur le fait que les vangiles sont des exemples de biographie hellnis-tique, Talbert, Burridge et Aletti sont en train de dire que Mt, Mc, Lc et Jn fonction-

    43. R. GUELICH, The Gospel Genre , p. 189. 44. Sur la question du caractre conventionnel de la catgorie littrature , voir Stanley FISH, Is There a Text in

    This Class ? The Authority of Interpretative Communities, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1980, surtout les pages 10-11.

    45. Northrop FRYE, Le grand code, la Bible et la littrature, Paris, Seuil, 1984 (The Great Code, Bible and Lit-erature, Toronto, Academic Press Canada, 1982).

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    nent pour eux comme des biographies grco-romaines. Chacun de ces auteurs nuance toutefois sa position en laissant un espace pour le caractre spcifique de ces textes. Ce que je soutiens, cest que ce caractre spcifique nest pas une caractristique inhrente au texte mais plutt un effet de la rception.

    Le genre que lon cherche habite dj lintelligence du chercheur, sinon il ne sau-rait pas le reconnatre lorsquil le rencontre dans son analyse de la littrature antique. Pour que des chercheurs dcouvrent dans le genre biographie antique tout ce que contiennent les vangiles, il leur faut faire une pche miraculeuse et disposer dun filet assez grand pour rcuprer tous ces poissons.

    Le genre vanglique demeure tributaire de la fonction remplie par les vangiles chez ceux et celles qui les lisent. En dautres termes, la forme littraire que lon sup-pose dpend de la fonction que lon fait jouer au texte. Ces textes ont servi des fonc-tions distinctes selon le contexte o ils ont t reus ; tantt un texte qui doit se lire dans la tradition catholique, tantt un lien direct entre Dieu et le croyant, tantt une fentre sur la vie de Jsus, tantt un tmoin de la foi de lglise primitive, tantt la vie dun thaumaturge, tantt le rcit dun rvolutionnaire politique et jen passe. La description du genre vanglique doit tenir compte des fonctions remplies par ces textes et non seulement des effets hypothtiques associs tel ou tel genre antique.

    Aucune des tentatives actuelles ne russit cerner parmi les uvres antiques un autre texte ayant produit autant deffets profonds et varis ; aucun autre texte na fait natre une civilisation ou na faonn si profondment les vies individuelles. Si lon oublie ce point crucial, la qute dun genre vanglique se rduit un exercice aca-dmique strile, comparable lassemblage dun casse-tte dans le noir. Les van-giles ont une sorte de prvisibilit, mais une prvisibilit qui dpasse les vises asso-cies la biographie antique dans les recherches de Burridge, Talbert et dAletti.

    Telle qunonce, la prtention de Burridge que le genre joue une part dtermi-nante dans linterprtation du sens me semble exagre. La qute dun genre normatif ou mme descriptif doit cder la place la qute dun genre qui remplit une fonction interprtative.

    LVANGILE ET LHISTOIRE

    En mme temps que C.H. Votaw classe les vangiles parmi les exemples de bio-graphie populaire, il y reconnat des rminiscences du ministre de Jsus46. La grande majorit des exgtes sont daccord pour dire que les vanglistes sintressaient moins tablir des faits vrifiables qu convaincre leurs publics. Ces textes vhi-culent davantage l historisch que le geschichtlich , davantage le sens cach des vnements que le fait empirique. En dcrivant la prose narrative de la Bible h-braque, Robert Alter parle dhistoire fictionnalise et de fiction historicise47. Les rcits vangliques constituent, me semble-t-il, un exemple dhistoire fictionnalise.

    46. C.H. VOTAW, The Gospels and Contemporary Biographies in the Greco-Roman World, p. 3. 47. Robert ALTER, Lart du rcit biblique, Bruxelles, Lessius, 1999, p. 39 et suiv.

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    Bien plus que lexactitude historiographique, lcrivain du texte notestamentaire vise la conversion spirituelle, sociale et politique de son lecteur. La mise en intrigue de lhistoire de Jsus permet justement lemploi de nombreuses techniques littraires aptes convaincre le lecteur.

    La critique contemporaine soutient galement lide que le Jsus des vangiles est cohrent avec lhistoire en gnral et avec nos connaissances de la situation histo-rique de la Palestine, en particulier celle du Ier sicle48. Puisque dans les vangiles, on ne distingue pas lhistorique de lempirique, la mmoire cratrice se permet dentrelacer les faits historiques et une prsentation imaginative de leur signification cosmique. Jemploie ici ladjectif cosmique pour dsigner la capacit qua cette lecture de crer un monde nouveau et de motiver les lecteurs participer la cons-truction de ce monde.

    Le monde construire nest pas un fantme qui flotte au-dessus de lhistoire so-ciopolitique du lecteur. Il nest pas seulement un monde au-del de lhistoire hu-maine. La recherche rcente sur le Nouveau Testament montre jusqu quel point le message vanglique a t formul en opposition au systme imprial romain49. Les effets de lempire moderne sur le tiers-monde ont motiv cette recherche exg-tique50. Le Nouveau Testament soppose clairement loppression romaine sur le monde antique.

    Dans toute historiographie, moderne ou antique, il y a des lments fictifs qui relvent non pas des vnements bruts mais de lagencement cratif de lhistorien ou de sa faon de complter une information dficiente. Le degr et la sorte de crativit prsents dans les vangiles les distinguent de lhistoriographie moderne, la vraisem-blance des vnements qui y sont raconts ntant pas aussi importante que la com-munication du sens profond des vnements. Le style du discours qui persuadait les auditoires antiques risque de ne pas rencontrer les attentes dun auditoire moderne qui associe fiabilit et langage scientifique. Mais mme lhistoire moderne communique, elle aussi, grce des formes empruntes la littrature. Il serait imprudent daccen-tuer outre mesure le caractre positif et objectif des rsultats de lhistoriographie mo-derne. Hayden White parle du texte dhistoire comme dun artefact littraire51. Lhis-toire nest pas une simple chronique, une srie dvnements ou un ensemble de faits. Pour dpasser la simple chronicit, pour devenir de lhistoire, il faut que les faits soient mis en intrigue. Cette mise en intrigue savre essentielle (que le genre choisi

    48. Edward V. MCKNIGHT, Jesus Christ in History and Scripture : A Poetic and Sectarian Perspective, Macon, Mercer University Press, 1999, p. X.

    49. Voir Mt 20,25-28 : Vous le savez, les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. Il ne doit pas en tre ainsi parmi vous. Au contraire si quelquun veut tre grand parmi vous, quil soit votre serviteur, et si quelquun veut tre le premier parmi vous, qui soit votre esclave. Cest ainsi que le Fils de lhomme est venu non pour tre servi, mais pour servir et donner sa vie en ranon pour la multitude.

    50. Voir Richard HORSLEY, d., Paul and Empire, Religion and Power in Roman Imperial Society, Harrisburg, Trinity Press International, 1997.

    51. Hayden WHITE, The Historical Text as Literary Artifact , dans Critical Theory Since 1965 [ci-aprs : CTSN], Tallahassee, Florida State University Press, 1986, p. 394-407. Voir aussi Paul VEYNE, Comment on crit lhistoire, Paris, Seuil, 1978, p. 36-37.

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    soit une tragdie, une comdie ou une farce), puisque cest grce elle que le sens des vnements merge.

    Dans le cas des vangiles, cependant, la narration emploie des conventions litt-raires inconnues de lhistoriographie moderne. Les vangiles nemploient pas de lan-gage spcifique qui pourrait tre associ lhistoriographie et la biographie de nos jours. Nanmoins, ces textes ont un lien rel et crdible avec lhistoire. Luc et Jean annoncent explicitement leur intention de raconter des faits fiables et dignes de con-fiance52.

    Pour Aristote, le mythos ntait rien dautre que la forme narrative, lintrigue53. Toute historiographie assume une forme narrative, un mythos, et reste en partie rgie par les exigences de cette forme. Sous forme narrative, les vangiles livrent une ver-sion de la ralit qui ne se discerne que spirituellement54.

    Le langage vanglique les paraboles, les rcits de miracles, lironie, les mta-phores constitue linstrument indispensable au discernement, voire la cration de la vision de la vie qui y est vhicule.

    Northrop Frye explique ainsi comment il se fait que les rcits bibliques se heur-tent lincrdulit du lecteur, alors que les doutes de ce lecteur sont lis plus sa pro-pre capacit dexprimenter le spirituel quau caractre fantaisiste de certains pas-sages vangliques55. Le lecteur qui se demande si les choses ont pu se passer telles quelles sont dcrites dans ces textes se demande en fait sil aurait vu la scne telle quelle est dcrite sil avait t l. Frye flicite Sir Thomas Browne qui a remerci Dieu de navoir vu ni le Christ ni ses disciples, et complte les remarques de son interlocuteur de la faon suivante :

    Avoir t dehors sur les collines de Bethlem la nuit de la naissance du Christ, alors que les anges chantaient aux bergers, je pense que je naurais pas entendu chanter dange. La raison pour laquelle je le pense est que je ne les entends pas maintenant, et que rien ne laisse supposer quils se soient arrts56.

    Laptre craint que ses interlocuteurs naient rien vu sils avaient t l, ou quils aient vu quelque chose de parfaitement banal, ou quils aient rat toute la signifi-cation de ce quils regardaient57. Cest pour cette raison, je crois, quil a cr une ex-prience littraire analogue celle exprimente par les disciples lors de la rsurrec-tion de Jsus. croire lvangile de Marc, les douze disciples de Jsus taient dune stupidit peu commune, au moins du vivant de Jsus. La reconnaissance du ressuscit leur donna la cl hermneutique qui les rendait aptes relire la vie de leur Matre. Les

    52. Voir Lc 1,1-4 et Jn 20,30-31. 53. Voir ARISTOTE, Potique, 10.1-3, tel que comment dans le texte de Terence CAVE, Recognitions, A Study

    in Poetics, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 29, n. 6. 54. En 1 Co 2,14, Paul dcrit ce discernement spirituel : Mais lhomme animal ne reoit pas les choses de

    lEsprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui, et il ne peut les connatre, parce que cest spirituellement quon en juge.

    55. Northrop FRYE, From The Critical Path (1971) , dans CTSN, p. 252-264, p. 256. 56. Ibid. 57. Ibid.

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    auteurs des rcits bibliques fictionnalisaient lhistoire de Jsus afin daider le lecteur reconnatre ces vrits christologiques et cosmiques qui leur avaient chapp lorsquils ctoyaient Jsus. Ils taient, quant eux, trop soucieux de limportance de leur message pour le confier aux singularits du langage biographique ou historique58. Ils travaillaient au confluent de limperceptible et du vrifiable. Les vangiles ne sont ni des contes ni des pomes piques, et ils se rapprochent beaucoup plus des uvres littraires que des ouvrages historiques ou biographiques. Il est parier que la sorte de rponse intellectuelle que nous apportons pour la posie devrait lemporter lorsque nous les interprtons59.

    LA RFRENCE VANGLIQUE

    En plus de crer un monde narratif o Jsus passe en vedette, les vangiles inter-pellent nimporte quel lecteur qui accepte le mandat quils lui confient. Dans le voca-bulaire vanglique, on peut dire que ces rcits communiquent celui qui a des oreilles pour entendre tout ce qui est ncessaire pour renatre dans un monde autre. linstar de tout discours potique, les vangiles effectuent une suspension de la rf-rence descriptive ordinaire, et font en sorte quune perspective plus radicale sur le monde et limplication du lecteur puissent merger. Pour accder au sens potique vhicul par les vangiles, pour apprcier ces livres comme quelque chose de plus quune simple collection de rcits invraisemblables, il faut que le lecteur suspende sa rfrence ordinaire et quil laisse son imagination projeter de nouvelles possibilits. La rfrence se scinde en deux pour ainsi dire. La narration rfre au monde narratif en mme temps quelle restructure ce que le lecteur supposait tre le monde rel. Cette double rfrence cre par limagination est une possibilit qui se trouve au cur mme du processus mtaphorique60. Tout comme la mtaphore, les conventions littraires de lironie, de la parabole et des rcits de miracles dmolissent le sens litt-ral pour reconstruire un second niveau de signification.

    Il y a un va-et-vient entre le langage mythique, cest--dire le langage narratif des vangiles, et le langage logique de lhistoire. La vision des choses telles quelles de-vraient ou pourraient tre demeure tributaire de la vision des choses telles quelles paraissent effectivement. Dans ces rcits, loppression impriale sert de repoussoir la vision vanglique du monde. Le princeps, cet empereur divin qui feint la toute-puissance et exige lhommage, sert de repoussoir au Christ, lesclave crucifi, le Fils de lhomme qui vient servir. Par une ironie cleste, le rcit vanglique dvoile le vritable tout-puissant qui viendra incessamment juger ce monde corrompu. La vision vanglique est celle dun monde lenvers. Luc exprime ce renversement avec grande loquence. Il a jet les puissants bas de leurs trnes et il a lev les hum-bles. Les affams, il les a combls de biens et les riches, il les a renvoys les mains vides (Lc 1,52-53). La mission de Jsus est dannoncer la bonne nouvelle aux pau-

    58. Ibid. 59. Ibid., p. 257. 60. Paul RICUR, The Metaphorical Process as Cognition, Imagination, and Feeling , dans CTSN, p. 430-432.

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    vres, de restituer aux opprims leur libert, de proclamer aux captifs la libration, et de redonner aux aveugles lusage de leurs yeux (cf. Lc 4,18).

    Non seulement Jsus daigne-t-il accepter la condition dun esclave, mais il en de-mande encore autant ceux qui veulent le suivre61. Cet aspect knotique de la bonne nouvelle est au cur du renversement que le texte vanglique entend produire dans la conscience du lecteur. Jsus Christ, le Verbe qui tait au commencement avec Dieu, et qui semble tre au centre de tout ce qui se passe dans ces textes narratifs, se retire au niveau discursif des vangiles, et cde la place au lecteur, la seule figure qui compte en toute narration. Le texte nexiste que pour la transformation du lecteur. La knose vanglique ne consiste pas uniquement dans un acte divin qui a lieu sur la croix, mais aussi dans le processus par lequel le protagoniste des vangiles se dplace en faveur de la conversion du lecteur.

    Tout en sopposant lide que les vangiles soient des biographies, Moessner prcisait que ce ntait pas Jsus qui tait le sujet des vangiles, mais plutt Jsus en tant que porteur du plan de Dieu pour Isral62 . Il me semble quune autre prci-sion se justifie dans ce contexte. Les vangiles concernent le plan de Dieu dans la vie du lecteur, un plan rvl grce Jsus dans lhistoire vanglique.

    Toute la grandeur de Jsus dans les rcits vangliques sert un seul but, la refonte du monde par la conversion de celui qui lit le texte. Le langage performatif employ par les crivains du divin, ne cherche pas instaurer une sorte de christoltrie, un culte sans consquences, mais se met au service de la transformation de la vie dans une sorte de culte continuel, tmoin dun monde nouveau.

    Les vangiles fournissent la cl hermneutique autant de la vie du lecteur que de la vie de Jsus. Loin dtre secondaire ou alatoire, cet effet savre au contraire la vritable raison dtre de ces textes. Sil accepte le mandat, le lecteur est invit devenir le hros de ces rcits quil lit. Mais quelle invitation que de se vider, dac-cepter la condition desclave, de sidentifier aux paves du monde ! Celui qui accepte ce mandat, qui accepte de se faire aspirer par le monde projet par le texte, ne pourra plus rentrer dans son vieux monde, qui nexistera plus. Franchir le seuil du monde vanglique, cest le sens mme des mots rvlation et apocalypse . Les van-giles invitent lire au-del de la surface de lhistoire, dcouvrir la signification profonde de la vie. Lvangile constitue un exemple dun genre littraire qui remplit la fonction dcrite par Kermode au dbut de ce texte, de cette sorte dcrit qui donne du sens la vie.

    CONCLUSION

    Les vangiles peuvent se lire comme des biographies ou mme comme des exem-ples dhistoriographie ancienne. Plusieurs des lments formels et thmatiques justi-fieraient une telle classification. Mais, dans tout genre littraire, il y a un lien entre la

    61. Voir Mt 20,26-28. 62. D.P. MOESSNER, And Once Again, What sort of Essence ? : A Response to Charles Talbert , p. 76.

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    forme et la fonction. La farce veut faire sesclaffer lauditoire, la tragdie veut lmou-voir. en juger par les effets quil produit, lvangile entend avant tout convertir son lecteur, lui inspirer une nouvelle vision de Dieu, du monde social et politique, et donc de son prochain. la conclusion de son article de la revue Semeia, Talbert soppose la position de Werner Kelber et de James Williams qui identifient les vangiles au genre parabole. Talbert entend par l avec raison que les vangiles fonctionnent la manire des paraboles, cest--dire avec le choc provoqu par la parabole, le renver-sement, la provocation, et la dmolition du monde ancien du lecteur. Il pense toute-fois que cette question nen est pas une qui affecte la notion de genre. Pour Talbert, le genre est le moule prexistant dans lequel on verse un nouveau rcit et il nest au-cunement tributaire de sa rception ou des effets quil produit. mon avis, cest l un concept de genre appauvri.

    Le genre dpend de la rception. On peut se divertir la lecture de lvangile, comme les anciens gayaient leurs soires par la lecture des bioi63, ou on peut risquer dentrer dans le monde qui clt devant la personne qui a des yeux pour voir. Quel est donc le genre des vangiles ? Eh bien ! Cela dpend de chaque lecteur. Les van-giles comme littrature ? Cela aussi dpend de chacun.

    63. Voir R. BURRIDGE, About People, by People , p. 137.

    DirectionConseil de rdactionAdministrationSoumission des manuscritsI. LA LECTURE DE LCRITUREII. LCRITURE DE LA LECTUREIII. LINVENTION DE LAUTRE***LE GENRE VANGLIQUEDANS LHISTOIRE DE LINTERLE GENRE DANS LE LECTEURLVANGILE ET LHISTOIRELA RFRENCE VANGLIQUECONCLUSIONI. LTRANGE MANIRE DU DIRE MYSTIQUEII. LACTE POTIQUE: UNE CERTAINE CONNAISSANCE1.La posie, connaissance de ltre2.La posie, une connaissance issue dune expriIII. LE DIRE ET LE DIT MYSTIQUE1.Une trange connaissance2.Une science dexprience communiquer3.La parole mystique comme acte thologique et aIV. LA VIE SPIRITUELLE AU CUR DU THOLOGIQUEV. EN GUISE DE CONCLUSIONLEXPRIENCE DU RIEN: CARACTRISATIONAVANT ET APRS LCRITURE: LEXPRIENCE DU RIMa vieNotes au lieu dactes [extrait]LINEFFABLE FTICHE DE LA POSIEPOTIQUE DU MOUVEMENT,QUAND MICHAUX [S]CRILA PAROLE MUETTEOU LA THOLOGIE DANS LE SUR LES FONDEMENTS DUNE LECTUREI. LE TOURNANT ESTHTIQUEET LA FIGURE DEII.LIRONISTE LIBRAL ET LE REFUS DE LA CRUAUTIII. LE THOLOGIEN CHRTIEN: UN IRONISTE LIBINTRODUCTIONI. DE LA FOI CHRTIENNE LATHISMEII. DE LATHISME LINTERROGATION INTERMINABLECONCLUSIONI. INTRODUCTIONII. LEXTRA NOS RDUIT LTAT DE PURE EXTRIIII. LIN NOBIS REPLI SUR LE SUBJECTIVISMEIV. LEXPRESSIVIT COMME IMAGINATION CRATRICEV. PRO NOBIS. LA PERSONNE COMME TRACEDE LA TRAN1.Sens de la transcendance2.Critique de la rethologisation massive3.La critique de la rethologisationatteint uneVI. LAGIR COMME POSSIBILIT DE SENSVII. DE LA PHILOSOPHIE MORALE LA THOLOGIE LIVIII. TRAGIQUE, PATHTIQUE ET PRAGMATIQUE,LE TR( chronique( recensions\( ouvrages reus la rdaction1 an / 1 yearBulletin retourner avec votre paiement / Ple