362
QUESTION 67: LA DURÉE DES VERTUS APRÈS CETTE VIE 1. Les vertus morales demeurent-elles après cette vie? - 2. Et les vertus intellectuelles? - 3. Et la foi? - 4. L'espérance demeure-t-elle? - 5. Demeure-t-il quelque chose de la foi, ou de l'espérance? - 6. La charité demeure-t-elle? ARTICLE 1: Les vertus morales demeurent-elles après cette vie? Objections: 1. Selon toute apparence, non. Car dans l'état de la gloire future les hommes seront semblables aux anges, comme il est dit en S. Matthieu (22,30). Mais il est ridicule de supposer chez les anges des vertus moralesa. Il n'y en aura donc pas non plus chez les hommes après cette vie. 2. Les vertus morales perfectionnent l'homme dans la vie active. Mais la vie active ne demeure pas après cette vie: « Les oeuvres de la vie active, dit S. Grégoire, passent avec le corps. » Donc les vertus morales ne demeurent pas après la vie présente. 3. La tempérance et la force qui sont des vertus morales appartiennent aux fonctions non rationnelles de l'âme, dit le Philosophe. Or ces fonctions disparaissent avec le corps, puisqu'elles sont les actes d'organes corporels. Il semble donc que les vertus morales ne demeurent pas après cette vie. En sens contraire, il est écrit dans la Sagesse (1,15) que « la justice est perpétuelle et immortelle ». Réponse: Selon S. Augustin, Cicéron a estimé que les quatre vertus cardinales n'existent plus après cette vie, mais que dans l'autre vie les hommes « sont heureux uniquement par la connaissance de cette nature en laquelle on ne peut rien trouver qui soit meilleur et plus aimable », sous-entendu: « que cette nature même qui a créé toutes les natures », comme S. Augustin le dit en cet endroit. Mais lui- même après cela définit que ces quatre vertus existent encore dans la vie future, cependant sous un autre mode. Pour y voir clair, il faut savoir que dans ces vertus il y a quelque chose de formel, et quelque chose qui tient lieu de matière. Leur côté matériel, c'est le penchant des appétits vers les passions ou vers les opérations, selon une certaine mesure. Mais puisque cette mesure est déterminée par la raison, il s'ensuit que, dans toutes les vertus, le formel est l'ordre même de la raison. Ainsi donc, il faut affirmer que ces vertus morales ne demeurent pas dans la vie future quant à ce qu'elles ont de matériel. Car les convoitises et les plaisirs relatifs à la nourriture et aux activités sexuelles n'auront pas place dans la vie future; ni non plus les craintes et les audaces relatives aux périls de mort; ni non plus les distributions et les échanges appelés par la pratique de la vie présente. Mais quant à ce qu'elles ont de formel, ces vertus subsisteront après cette vie chez les bienheureux à leur plus haut degré de perfection; c'est-à-dire que la raison de chacun sera dans la plus grande rectitude selon son état, et que l'appétit sera mû entièrement selon l'ordre de la raison pour tout ce qui ressortit à cet état. D'où, ces réflexions de S. Augustin dans le même passage: « La prudence sera là sans aucun péril d'erreur; la force, sans l'ennui des maux à supporter; la tempérance sans l'opposition des mauvais désirs. La prudence sera de ne préférer ni égaler à Dieu aucun bien; la force, d'être attaché à lui avec la plus grande fermeté; la tempérance, de se délecter sans aucune défaillance coupable. Quant à la justice, il est encore plus évident que l'acte qu'elle aura là-haut ce sera d'être soumis à Dieu », parce que même en cette vie il appartient à la justice qu'on soit soumis à son supérieur.

Ia.-IIae (2)

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Text for user

Citation preview

Page 1: Ia.-IIae (2)

QUESTION 67: LA DURÉE DES VERTUS APRÈS CETTE VIE

1. Les vertus morales demeurent-elles après cette vie? - 2. Et les vertus intellectuelles? - 3. Et la foi? - 4. L'espérance demeure-t-elle? - 5. Demeure-t-il quelque chose de la foi, ou de l'espérance? - 6. La charité demeure-t-elle?

ARTICLE 1: Les vertus morales demeurent-elles après cette vie?

Objections: 1. Selon toute apparence, non. Car dans l'état de la gloire future les hommes seront semblables aux anges, comme il est dit en S. Matthieu (22,30). Mais il est ridicule de supposer chez les anges des vertus moralesa. Il n'y en aura donc pas non plus chez les hommes après cette vie.

2. Les vertus morales perfectionnent l'homme dans la vie active. Mais la vie active ne demeure pas après cette vie: « Les oeuvres de la vie active, dit S. Grégoire, passent avec le corps. » Donc les vertus morales ne demeurent pas après la vie présente.

3. La tempérance et la force qui sont des vertus morales appartiennent aux fonctions non rationnelles de l'âme, dit le Philosophe. Or ces fonctions disparaissent avec le corps, puisqu'elles sont les actes d'organes corporels. Il semble donc que les vertus morales ne demeurent pas après cette vie.

En sens contraire, il est écrit dans la Sagesse (1,15) que « la justice est perpétuelle et immortelle ».

Réponse: Selon S. Augustin, Cicéron a estimé que les quatre vertus cardinales n'existent plus après cette vie, mais que dans l'autre vie les hommes « sont heureux uniquement par la connaissance de cette nature en laquelle on ne peut rien trouver qui soit meilleur et plus aimable », sous-entendu: « que cette nature même qui a créé toutes les natures », comme S. Augustin le dit en cet endroit. Mais lui-même après cela définit que ces quatre vertus existent encore dans la vie future, cependant sous un autre mode.

Pour y voir clair, il faut savoir que dans ces vertus il y a quelque chose de formel, et quelque chose qui tient lieu de matière. Leur côté matériel, c'est le penchant des appétits vers les passions ou vers les opérations, selon une certaine mesure. Mais puisque cette mesure est déterminée par la raison, il s'ensuit que, dans toutes les vertus, le formel est l'ordre même de la raison.

Ainsi donc, il faut affirmer que ces vertus morales ne demeurent pas dans la vie future quant à ce qu'elles ont de matériel. Car les convoitises et les plaisirs relatifs à la nourriture et aux activités sexuelles n'auront pas place dans la vie future; ni non plus les craintes et les audaces relatives aux périls de mort; ni non plus les distributions et les échanges appelés par la pratique de la vie présente. Mais quant à ce qu'elles ont de formel, ces vertus subsisteront après cette vie chez les bienheureux à leur plus haut degré de perfection; c'est-à-dire que la raison de chacun sera dans la plus grande rectitude selon son état, et que l'appétit sera mû entièrement selon l'ordre de la raison pour tout ce qui ressortit à cet état. D'où, ces réflexions de S. Augustin dans le même passage: « La prudence sera là sans aucun péril d'erreur; la force, sans l'ennui des maux à supporter; la tempérance sans l'opposition des mauvais désirs. La prudence sera de ne préférer ni égaler à Dieu aucun bien; la force, d'être attaché à lui avec la plus grande fermeté; la tempérance, de se délecter sans aucune défaillance coupable. Quant à la justice, il est encore plus évident que l'acte qu'elle aura là-haut ce sera d'être soumis à Dieu », parce que même en cette vie il appartient à la justice qu'on soit soumis à son supérieur.

Page 2: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. Le Philosophe parle là de nos vertus morales en ce qu'elles ont de matériel; ainsi, à propos de la justice, il pense aux « échanges, ventes et achats »; à propos de la force, aux « choses qui font peur et aux périls »; à propos de la tempérance, aux « convoitises dépravées ».

2. Il faut en dire autant pour la seconde objection. Les choses de la vie active sont pour les vertus comme le côté matériel.

3. Nous aurons deux états après cette vie: l'un avant la résurrection, quand les âmes seront séparées de leurs corps; l'autre après la résurrection, quand les âmes seront de nouveau unies à leurs corps. - En cet état de résurrection, il y aura des puissances non rationnelles dans les organes du corps comme il y en a maintenant. De sorte qu'il pourra y avoir de la force dans l'irascible, et de la tempérance dans le concupiscible, en tant que l'une et l'autre puissance seront parfaitement disposées à obéir à la raison. - Mais dans l'état précédant la résurrection, les fonctions non rationnelles ne seront pas dans l'âme d'une manière actuelle, elles n'y seront que par leur racine dans l'essence de l'âme elle-même, comme on l'a dit dans la première Partie. Aussi les vertus de cette sorte n'existeront pas non plus d'une manière actuelle, si ce n'est en leur racine, c'est-à-dire dans la raison et dans la volonté où il y a, avons-nous dit, des germes de ces vertus. Toutefois, la justice qui réside dans la volonté subsistera même d'une manière actuelle; c'est pourquoi on a dit d'elle spécialement qu'elle est « perpétuelle et immortelle », tant en raison du sujet, puisque la volonté est une faculté qui ne peut périr, qu'à cause aussi de la similitude de l'acte qui est le même, comme nous venons de le dire, en cette vie et en l'autre.

ARTICLE 2: Les vertus intellectuelles demeurent-elles après cette vie?

Objections: 1. Il semble que non. L'Apôtre écrit en effet que « la science sera détruite », et la raison en est que nous avons là une « connaissance partielle » (1 Co 13,8.9). Mais, si la connaissance de science est partielle, c'est-à-dire imparfaite, il en est de même des autres vertus intellectuelles, aussi longtemps que dure cette vie. Toutes ces vertus cesseront donc après cette vie.

2. Le Philosophe dit que la science, puisqu'elle est un habitus, est une qualité difficilement changeante; en effet, elle ne se perd pas facilement, si ce n'est par quelque forte modification organique ou par maladie. Mais il n'y a pas de modification du corps humain aussi grande que celle qui se fait par la mort. Ni la science ni les autres vertus intellectuelles ne demeurent donc après cette vie.

3. Les vertus intellectuelles perfectionnent l'intelligence pour le bon accomplissement de son acte propre. Mais cet acte, semble-t-il, n'existe plus après cette vie du fait que « l'âme n'a plus aucune pensée sans image », d'après Aristote; or les images ne subsistent pas après cette vie puisqu'elles n'existent que dans des organes corporels. Les vertus intellectuelles ne subsistent donc pas non plus après cette vie.

En sens contraire, la connaissance de l'universel et du nécessaire est plus ferme que celle du particulier et du contingent. Mais il demeure en l'homme après cette vie une connaissance de choses particulières contingentes, par exemple de ce qu'il a fait et souffert, selon cette parole de S. Luc (16,25): « Souviens-toi que tu as reçu des biens pendant ta vie et que Lazare a reçu des maux. » Donc la connaissance de l'universel et du nécessaire, objet de la science et des autres vertus intellectuelles, demeure bien davantage.

Réponse: Ainsi que nous l'avons dit dans la première Partie, certains ont soutenu que les espèces intelligibles ne sont pas en permanence dans l'intellect passif si ce n'est lorsqu'il fait acte d'intelligence; en dehors de la pensée actuelle, il n'y aurait pas la moindre conservation d'espèces, si ce n'est dans les facultés sensibles qui sont les actes d'organes corporels, c'est-à-dire dans l'imagination et

Page 3: Ia.-IIae (2)

dans la mémoire. Or ce sont là des facultés qui disparaissent avec le corps. Aussi, dans cette position, la science ne restera d'aucune manière après cette vie, une fois le corps détruit; ni non plus aucune autre vertu intellectuelle.

Mais cette opinion contredit la pensée d'Aristote qui affirme au livre III du traité De l'Ame que « l'intellect passif est en acte du fait qu'il devient chaque chose en la connaissant, alors qu'il n'est cependant qu'en puissance à y penser d'une manière actuelle ». - Cette opinion contredit aussi la raison, car les espèces intelligibles sont reçues dans l'intellect passif de façon immuable selon le mode du récepteur. C'est pourquoi cet intellect est appelé « le lieu des espèces », étant pour ainsi dire le conservatoire des espèces intelligibles.

Toutefois, il est bien vrai, comme nous l'avons dit dans la première Partie, que l'homme en cette vie pense à condition de regarder les images pour y appliquer les espèces intelligibles. Or les images sont détruites avec le corps. Donc, quant à ces images qui sont pour ainsi dire le matériel des vertus intellectuelles, on peut dire que ces vertus sont détruites avec le corps. Mais quant aux espèces intelligibles qui résident dans l'intellect passif, les vertus intellectuelles demeurent; or de telles espèces sont comme le formel de ces vertus. Aussi celles-ci demeurent-elles après cette vie par leur côté formel, mais non par leur côté matériel, comme nous l'avons dit à propos des vertus morales.

Solutions: 1. La parole de l'Apôtre doit s'entendre de ce qu'il y a de matériel dans la science, et aussi du mode de penser. Le fait est qu'une fois le corps détruit les images ne subsisteront pas, et que l'usage de la science ne se fera plus par recours aux images.

2. Par la maladie l'habitus de science est détruit dans ce qu'il a de matériel, c'est-à-dire dans les images, mais non dans les espèces intelligibles, qui ont leur siège dans l'intellect passif.

3. L'âme séparée possède après la mort, comme nous l'avons dit dans la première Partie, une autre manière de penser que par recours aux images. Et ainsi la science demeure, non pas cependant selon la même manière d'opérer, comme nous l'avons aussi remarqué pour les vertus morales.

ARTICLE 3: La foi demeure-t-elle après cette vie?

Objections: 1. Il semble que la foi demeure après cette vie, car elle est plus noble que la science, et nous venons de voir que celle-ci demeure. Donc la foi aussi.

2. « Personne, dit l'Apôtre (1 Co 3,11), ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été posé, qui est le Christ Jésus », c'est-à-dire la foi au Christ Jésus. Mais, le fondement enlevé, il ne reste rien de ce qui est bâti dessus. Donc, si la foi ne demeurait pas après cette vie, aucune autre vertu ne demeurerait.

3. Connaissance de foi et connaissance de gloire diffèrent comme le parfait et l'imparfait. Mais une connaissance imparfaite peut coexister avec une connaissance parfaite; ainsi, chez l'ange, il peut y avoir la connaissance du soir en même temps que celle du matin; et un homme peut avoir sur la même conclusion une science par syllogisme démonstratif et une opinion par syllogisme dialectique. Donc la foi aussi peut exister après cette vie en même temps que la connaissance de gloire.

En sens contraire, l'Apôtre dit (2 Co 5,6) « Tant que nous sommes dans notre corps, nous sommes en exil loin du Seigneur, car nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision. » Mais ceux qui sont dans la gloire ne sont plus en exil loin du Seigneur, ils lui sont présents. C'est donc que la foi ne demeure pas après cette vie quand on est dans la gloire.

Page 4: Ia.-IIae (2)

Réponse: Ce qui fait l'essentiel et la cause propre d'une opposition, c'est que les opposés s'excluent l'un l'autre au point qu'il y ait toujours entre eux l'opposition entre affirmation et négation. Or, en certains cas, l'opposition se rencontre bien selon des formes contraires, comme le blanc et le noir dans les couleurs. Mais, en d'autres cas, elle se fait selon des degrés de parfait et d'imparfait; c'est ainsi que dans les changements par altération, le plus et le moins sont pris comme des contraires, par exemple quand une chose passe du moins chaud au plus chaud, selon Aristote. Et parce que le parfait et l'imparfait s'opposent, il est impossible qu'il y ait en même temps dans le même sujet perfection et imperfection.

Il faut néanmoins remarquer que parfois l'imperfection est essentielle à une chose et fait partie de l'espèce même, comme le manque de raison fait partie de la notion spécifique du cheval ou du boeuf. Et. comme une réalité ne peut jamais être transférée d'une espèce à une autre tout en restant numériquement la seule et même réalité, il s'ensuit que si l'on enlève à une chose cette imperfection qui lui est essentielle, on change l'espèce: un boeuf, par exemple, ou un cheval, ne serait plus ni boeuf ni cheval s'il devenait un être raisonnable. - Parfois en revanche l'imperfection n'appartient pas à la raison spécifique, mais elle est un accident déterminé, chez un individu, par quelque chose d'étranger à l'espèce; c'est ainsi qu'il arrive à un homme d'être privé de la raison en tant que le sommeil, l'ivresse, ou un autre accident semblable l'empêche d'exercer sa raison. Mais il est clair que si l'on éloigne une telle imperfection, la substance de la chose n'en demeure pas moins.

Or, il est évident que l'imperfection de la connaissance est essentielle à la foi. Elle est dans sa définition: la foi est « la substance des choses à espérer, la conviction de ce qui ne se voit pas », selon l'épître aux Hébreux (11,1); et S. Augustin affirme: « Qu'est-ce que la foi? C'est croire à ce que tu ne vois pas. » Mais qu'une connaissance existe ainsi sans l'apparition ni la vision de l'objet, c'est pour elle une imperfection. Et ainsi l'imperfection de la connaissance est essentielle à la foi. D'où il est manifeste que la foi ne peut devenir une connaissance parfaite tout en restant numériquement identique.

Mais il faut aller plus loin, pour savoir si elle peut exister en même temps qu'une connaissance parfaite. Il faut donc remarquer que la connaissance peut être imparfaite de trois manières: du côté de l'objet à connaître, du côté du moyen de connaître, du côté du sujet.

- Du côté de l'objet à connaître, la connaissance du matin et celle du soir chez les anges diffèrent comme le parfait et l'imparfait, car la connaissance du matin regarde les choses en tant qu'elles ont leur existence dans le Verbe, celle du soir les regarde selon qu'elles ont l'existence dans leur propre nature, ce qui est imparfait en comparaison de la première existence.

- Du côté du moyen, ce qui diffère comme le parfait et l'imparfait, c'est la connaissance qu'on a d'une conclusion par un moyen démonstratif, et celle qu'on a par un moyen probable.

- Du côté du sujet enfin, ce qui diffère comme parfait et imparfait, c'est l'opinion, la foi, la science. Car il est essentiel à l'opinion de prendre un parti avec la crainte que le parti opposé ne soit vrai; aussi n'a-t-elle pas d'adhésion ferme. Au contraire, il est essentiel à la science d'avoir une ferme adhésion avec la vision intellectuelle, car elle a une certitude qui découle de l'intelligence des principes. Quant à la foi, elle tient le milieu; en ce qu'elle a une ferme adhésion, elle dépasse l'opinion; mais en ce qu'eue n'a pas la vision, elle est au-dessous de la science.

Évidemment, le parfait et l'imparfait ne peuvent exister en même temps sous un même aspect. Mais les choses qui diffèrent selon le parfait et l'imparfait sur un certain point, peuvent exister ensemble identiquement sur un autre point. Ainsi donc, une connaissance parfaite et une connaissance imparfaite du côté de l'objet ne peuvent aucunement avoir en commun le même objet. Elles peuvent cependant avoir en commun le même moyen terme et le même sujet. Rien n'empêche en effet qu'un homme ait en même temps et du même coup, par un seul et même moyen terme, la connaissance de

Page 5: Ia.-IIae (2)

deux objets dont l'un est parfait et l'autre imparfait, comme la santé et la maladie, le bien et le mal. - Pareillement, il est impossible aussi qu'une connaissance parfaite et une connaissance imparfaite du côté du moyen terme se rejoignent dans un seul moyen. Mais rien n'empêche qu'elles se rejoignent dans un seul objet et dans un seul sujet; car le même homme peut connaître une même conclusion par un moyen terme probable, et par un moyen terme démonstratif. - Enfin, il est pareillement impossible qu'une connaissance parfaite et une connaissance imparfaite, du côté du sujet, existent ensemble dans le même sujet. Or, la foi implique dans sa raison même cette imperfection subjective: que le croyant ne voit pas ce qu'il croit; la béatitude au contraire a dans sa notion même cette perfection, que le bienheureux voit ce qui le béatifie. Aussi est-il évidemment impossible que la foi demeure en même temps que la béatitude dans le même sujet.

Solutions: 1. La foi est plus noble que la science du côté de l'objet, parce que celui-ci est la vérité première. Mais la science a un mode de connaître plus parfait, qui ne s'oppose pas à la perfection de la béatitude, c'est-à-dire à la vision, comme s'y oppose le mode de la foi.

2. La foi est un fondement quant à ce qu'eue possède de connaissance. C'est pourquoi, quand il y aura une connaissance plus parfaite, il y aura un fondement plus parfait.

3. La solution ressort ici de ce que nous venons de dire.

ARTICLE 4: L'espérance demeure-t-elle après cette vie?

Objections: 1. Il semble bien. Car l'espérance perfectionne l'appétit humain plus noblement que ne le font les vertus morales. Mais les vertus morales demeurent après cette vie, comme le montre S. Augustin. Donc l'espérance à plus forte raison.

2. La crainte s'oppose à l'espérance. Mais la crainte subsiste après cette vie: chez les bienheureux, la crainte filiale qui demeure à jamais; chez les damnés, la crainte des châtiments. Donc l'espérance, à titre égal, peut demeurer.

3. Comme l'espérance a pour objet un bien à venir, de même le désir. Mais il y a chez les bienheureux un désir des biens à venir, et quant à la gloire du corps à laquelle, dit S. Augustin, aspirent les âmes des bienheureux, et même quant à la gloire de l'âme selon cette parole de l'Ecclésiastique (24,21): « Ceux qui me mangent auront encore faim et ceux qui me boivent auront encore soif », et le mot de S. Pierre sur « celui en qui les anges désirent plonger leur regard » (1 P 1,12). Il semble donc que l'espérance puisse exister après cette vie chez les bienheureux.

En sens contraire, l'Apôtre écrit (Rm 8,24): « Voir ce qu'on espère, ce n'est plus l'espérer. » Mais les bienheureux voient ce qui fait l'objet de leur espérance, c'est-à-dire Dieu. Donc ils n'espèrent plus.

Réponse: Ainsi que nous venons de le dire pour la foi, quand une chose implique par définition une imperfection du sujet, elle ne peut rester dans un sujet qui possède parfaitement la perfection opposée. Ainsi, il est évident que le mouvement implique de soi une imperfection du sujet, puisqu'on le définit « l'acte d'un être en puissance en tant que tel ». Aussi, quand cette puissance est réduite en acte, le mouvement cesse: lorsqu'une chose est déjà devenue blanche, elle n'a pas à blanchir encore. Or l'espérance implique un mouvement vers ce qu'on n'a pas, comme on peut le voir par tout ce que nous avons dit plus haut sur la passion d'espérance. C'est pourquoi quand on sera en possession de ce qu'on espère, c'est-à-dire lorsqu'on jouira de Dieu, il ne pourra plus y avoir d'espérance.

Solutions: 1. L'espérance est plus noble que les vertus morales quant à l'objet qui est Dieu. Mais les actes des vertus morales, sauf peut-être par ce côté matériel qui ne subsiste pas dans l'autre vie, ne

Page 6: Ia.-IIae (2)

s'opposent pas à la perfection de la béatitude comme fait l'acte de l'espérance. En effet la vertu morale perfectionne l'appétit non pas seulement en vue de ce qu'on n'a pas encore, mais aussi par rapport à ce qu'on a présentement en sa possession.

2. Comme nous le dirons plus loin, il y a deux craintes, la crainte servile et la crainte filiale. La crainte servile est la peur du châtiment, qui ne pourra plus exister dans la gloire puisqu'il ne restera aucune possibilité de subir une peine. - Quant à la crainte filiale, elle a deux actes: révérer Dieu, et quant à cet acte elle demeure; puis, craindre d'être séparé de lui, et quant à cet acte elle ne demeure pas. En effet, être séparé de Dieu, c'est un mal; or aucun mal ne sera plus à craindre là-haut, selon la parole des Proverbes (1,33 Vg): « On jouira abondamment, la crainte du mal ayant disparu. » Pour ce qui est de l'opposition entre la crainte et l'espérance, elle se fonde, avons-nous dit, sur l'opposition entre le bien et le mal: aussi la crainte qui restera dans la gloire n'est-elle pas en opposition avec l'espérance.

Chez les damnés, au contraire, la crainte du châtiment peut exister plus que chez les bienheureux l'espérance de la gloire. C'est que chez les damnés les peines se présenteront les unes après les autres, et ainsi elles auront toujours l'aspect d'une chose à venir, qui est l'objet forme de la crainte. Mais la gloire des saints ne se réalise pas d'une manière successive: elle participe de l'éternité, où il n'y a ni passé ni futur mai uniquement le présent. Et pourtant, même chez les damnés la crainte à proprement parler n'existe pas. Car elle n'est jamais, avons-nous dit, sans quelque espoir d'évasion; or cet espoir chez les damnés n'existera aucunement. Par conséquent la crainte non plus, si ce n'est dans le sens tout à fait général où l'on donne le nom de crainte à n'importe quelle attente d'un mal à venir.

3. Quant à la gloire de l'âme, il ne peut y avoir, pour la raison que nous venons de dire, un véritable désir chez les bienheureux sous l'aspect où le désir regarde le futur. On dit que la faim et la soif existent là-haut, pour écarter l'idée qu'on s’ennuierait. C'est pour la même raison qu'on dit que le désir existe chez les anges. - Mais par rapport à la gloire du corps, dans les âmes des saints il peut bien y avoir un désir, mais non une espérance à proprement parler; ni au sens précis où elle est vertu théologale, car alors son objet est Dieu et non un bien créé; ni au sens où elle est prise en général. Parce que l'objet de l'espérance est quelque chose d'ardu, avons-nous dit. Or, aussitôt que nous possédons la cause inéluctable d'un bien il ne se présente plus à nous sous un aspect ardu. Ainsi, lorsque quelqu'un a de l'argent, et qu'il y a des choses qu'il peut acheter tout de suite, on ne dit pas à proprement parler qu'il espère les avoir. Et pareillement, ceux qui possèdent la gloire de l'âme, on ne dit pas à proprement parler qu'ils espèrent la gloire du corps; on dit seulement qu'ils la désirent.

ARTICLE 5: Demeure-t-il quelque chose de la foi, ou de l'espérance?

Objections: 1. Il semble qu'il en demeure quelque chose dans la gloire. En effet, écartez ce qui est propre, il demeure ce qui est commun. On lit ainsi au livre Des Causes: « Une fois écarté l'être raisonnable, il reste le vivant; et une fois écarté le vivant, il reste l'être. » Mais la foi a quelque chose de commun avec la béatitude, à savoir la connaissance même; elle a d'autre part quelque chose qui lui est propre, à savoir l'énigme: elle est en effet une « connaissance en énigme ». Donc, une fois écarté le caractère énigmatique de la foi, il reste encore la connaissance même de la foi.

2. La foi est dans l'âme une lumière spirituelle, selon l'Apôtre (Ep 1,18): « Que les yeux de votre coeur soient illuminés pour la connaissance de Dieu. » Mais cette lumière est imparfaite par rapport à la lumière de gloire dont il est dit dans le Psaume (36,10): « Dans ta lumière nous verrons la lumière. » Or une lumière imparfaite demeure même quand survient la lumière parfaite: un cierge ne s'éteint pas quand survient la clarté du soleil. Il semble donc que la lumière de foi demeure avec la lumière de gloire.

Page 7: Ia.-IIae (2)

3. On n'enlève pas sa substance à un habitus du fait qu'on lui ôte sa matière; on peut garder l'habitus de la libéralité même après qu'on a perdu son argent, mais on ne peut plus en avoir l'acte. Or la foi a pour objet la vérité première non vue. Une fois cette matière enlevée par le fait même de la vision de la vérité première, il peut donc y avoir encore l'habitus même de la foi.

En sens contraire, la foi est un habitus simple. Or une chose simple ou disparaît tout entière ou demeure tout entière. Donc, puisque la foi ne peut pas demeurer entièrement mais, comme nous l'avons dit, est vidée de ce qui la définit, il semble qu'elle soit totalement enlevée.

Réponse: Pour certains, l'espérance disparaît tout à fait, tandis que la foi disparaît en partie, c'est-à-dire quant à l'énigme, et demeure en partie, c'est-à-dire quant à la substance de la connaissance. Si l'on entend par là qu'elle reste, non dans une identité numérique mais dans une identité générique, c'est tout à fait vrai, car la foi s'accorde avec la vision de la patrie dans un genre, celui de la connaissance. L'espérance, au contraire, ne s'accorde pas avec la béatitude dans un genre; en effet, l'espérance est comparée à la jouissance de la béatitude, comme le mouvement est comparé au repos que l'on goûte en arrivant au terme.

Mais si l'on veut dire que la connaissance qu'on a dans la foi reste numériquement la même dans la patrie, c'est tout à fait impossible. Car lorsqu'on enlève la différence constitutive d'une espèce, la substance du genre ne reste plus numériquement la même; ainsi, quand vous ôtez ce qui fait la blancheur, la substance de la couleur ne demeure pas numériquement la même, de sorte qu'une couleur numériquement la même serait tantôt le blanc et tantôt le noir. Le genre, en effet, ne se compare pas à la différence spécifique comme la matière à la forme, au point que la substance du genre puisse rester identique numériquement, même après qu'on a changé la différence, comme la substance de la matière demeure identique numériquement, même quand la forme a changé. Le genre et la différence ne sont pas des parties de l'espèce; autrement, on n'en ferait pas des prédicats de l'espèce. Mais, de même que l'espèce signifie le tout, c'est-à-dire le composé de matière et de forme dans les réalités matérielles, de même la différence représente le tout, et pareillement le genre; mais le genre désigne le tout par ce qui en est pour ainsi dire la matière, tandis que la différence le désigne par ce qui en est pour ainsi dire la forme; mais l'espèce le désigne par l'un et l'autre côté. Ainsi, dans l'homme, la nature sensible se présente matériellement par rapport à la nature intellectuelle; on appelle animal ce qui a la nature sensible; raisonnable, ce qui a la nature intellectuelle; homme enfin, ce qui est en possession des deux. C'est bien le même tout qui est signifié par ces trois choses, mais non du même point de vue.

De toute évidence par conséquent, puisque la différence ne fait que préciser le genre, si l'on écarte la différence, la substance du genre ne peut rester la même, car ce n'est pas la même animalité qui demeure si c'est une autre sorte d'âme qui constitue l'animal. - Par conséquent il n'est pas possible qu'une connaissance qui a existé d'abord sous forme d'énigme, devienne ensuite une vision à découvert en demeurant numériquement la même. Ainsi est-il évident que rien de ce qui est dans la foi ne demeure dans la patrie, identique numériquement ou spécifiquement; ce n'est identique que génériquement.

Solutions: 1. Otez le raisonnable, le vivant ne demeure plus le même numériquement, mais par le genre, nous venons de le montrer.

2. L'imperfection de la lumière d'un cierge ne s'oppose pas à la perfection de la lumière solaire, parce qu'il ne s'agit pas du même sujet. Mais l'imperfection de la foi et la perfection de la gloire s'opposent entre elles et regardent le même sujet. Elles ne peuvent donc exister ensemble, pas plus que dans l'air la clarté ne peut coexister avec l'obscurité.

3. Celui qui perd de l'argent ne perd pas la possibilité d'en avoir, et c'est pourquoi il peut très bien garder l'habitus de la libéralité. Mais dans l'état de gloire non seulement on perd en acte l'objet de foi,

Page 8: Ia.-IIae (2)

c'est-à-dire ce qu'on ne voit pas; mais on perd jusqu'à la possibilité de le recouvrer, étant donné la stabilité de la béatitude. Aussi un tel habitus demeurerait pour rien.

ARTICLE 6: La charité demeure-t-elle après cette vie?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car, dit l'Apôtre (1 Co 13,10), « quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel (c'est-à-dire imparfait) disparaîtra ». Mais la charité de l'homine voyageur est imparfaite. Donc elle disparaîtra lorsqu'adviendra la perfection de la gloire.

2. Habitus et actes se distinguent d'après les objets. Mais l'objet de l'amour est le bien appréhendé. Comme on appréhende tout autrement dans la vie présente et dans la vie future, il semble donc que la charité ne doive pas rester la même des deux côtés.

3. Dans les choses qui sont d'une même essence, l'imparfait peut s'élever au niveau de la perfection par un accroissement continu. Mais la charité dans l'état de voyage, quelle que soit sa croissance, ne peut jamais parvenir à égaler la charité dans la patrie. Il semble donc que la charité du voyage ne demeure pas dans la patrie.

En sens contraire, l'Apôtre assure (1 Co 13,8): « La charité ne disparaîtra jamais. »

Réponse: Quand l'imperfection d'une chose, avons-nous dit, n'appartient pas à la définition de son espèce, rien n'empêche qu'en demeurant identique numériquement, ce qui fut d'abord imparfait ne devienne ensuite parfait, comme l'homme se perfectionne par croissance, et la blancheur par intensification. Or la charité est un amour. Il n'est aucune imperfection qui soit essentielle à l'amour; il peut avoir pour objet aussi bien ce qu'on possède que ce qu'on ne possède pas, ce qu'on voit que ce qu'on ne voit pas. Aussi la charité ne disparaît pas par la perfection même de la gloire, mais elle reste numériquement la même.

Solutions: 1. L'imperfection de la charité lui advient par accident; l'imperfection n'est pas essentielle à l'amour. Or, quand on ôte ce qui est accidentel, il reste néanmoins la substance de la réalité. Dès lors l'imperfection de la charité est supprimée, la charité elle-même ne l'est pas.

2. La charité n'a pas pour objet la connaissance même; dans ce cas en effet, elle ne serait pas la même dans le voyage et dans la patrie. Mais elle a pour objet la réalité connue qui, elle, reste identique, à savoir Dieu même.

3. Si la charité du voyage ne peut parvenir par accroissement à égaler celle de la patrie, cela tient à une différence du côté de la cause; la vision est en effet une cause de l'amour, dit Aristote. Or Dieu est d'autant plus parfaitement aimé qu'il est plus parfaitement connu.

QUESTION 68: LES DONS DU SAINT-ESPRIT

1. Les dons diffèrent-ils des vertus? - 2. La nécessité des dons. - 3. Sont-ils des habitus? 4. Quels sont-ils, et combien? - 5. Sont-ils connexes? - 6. Demeurent-ils dans la patrie? 7. Leurs rapports mutuels. - 8. Leur rapport avec les vertus.

ARTICLE 1: Les dons sont-ils différents des vertus?

Page 9: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Il ne semble pas. Sur ce passage de Job (1,2): « Sept fils lui sont nés », S. Grégoire dit en effet: « Sept fils nous naissent quand, par la conception des bonnes pensées, les sept vertus du Saint-Esprit germent en nous. » Et il cite alors ce passage d'Isaïe (11, 2): « Sur lui reposera l'esprit d'intelligence, etc. », où sont énumérés les sept dons du Saint-Esprit. Donc ces sept dons sont des vertus.

2. S. Augustin exposant le passage qu'on lit en S. Matthieu (12,45): « Alors il s'en va et prend avec lui sept autres esprits », dit ceci: « Ce sont là sept vices contraires aux sept vertus du Saint-Esprit », c'est-à-dire aux sept dons. Or ces sept vices sont contraires à ce qu'on appelle communément des vertus. C'est la preuve que les dons ne se distinguent pas de ce qu'on appelle communément les vertus.

3. Si des choses ont la même définition, c'est que ce sont les mêmes choses. Mais la définition de la vertu convient aux dons; chaque don est effectivement « la bonne qualité d'esprit par laquelle on a une vie droite, etc. ». Pareillement, la définition du don convient aux vertus infuses: le don est en effet, selon le Philosophe, « le cadeau qu'on ne peut rendre ». Par conséquent vertus et dons ne se distinguent pas.

4. Plusieurs choses énumérées parmi les dons sont des vertus. Car, on l'a dit plus haut, la sagesse, l'intelligence et la science sont des vertus intellectuelles; le conseil appartient à la prudence; la piété est une espèce de justice; la force est une vertu morale. Il semble donc qu'il n'y a pas de distinction entre les vertus et les dons.

En sens contraire, S. Grégoire distingue les sept dons, qu'il dit symbolisés par les sept fils de Job, d'avec les trois vertus théologales, qu'il dit symbolisées par les trois filles de Job. Puis, il distingue les mêmes sept dons d'avec les quatre vertus cardinales, qu'il dit symbolisées par les quatre angles de la maison.

Réponse: Si nous parlons du don et de la vertu d'après leur définition nominale, ils n'ont aucune opposition l'un à l'autre. Car le concept de vertu est pris de ce qu'elle perfectionne l'homme pour le faire agir bien, comme on l'a dit plus haut, tandis que la notion du don est prise par rapport à la cause d'où il vient. Or rien n'empêche ce qui vient d'un autre à titre de don, d'être chez quelqu'un principe de perfection pour agir bien d'autant plus, nous l'avons dit plus haut, qu'il y a des vertus infusées en nous par Dieu. Aussi, à ce titre, le don ne peut-il se distinguer de la vertu. Et c'est pourquoi certains ont soutenu qu'il n'y avait pas à distinguer les dons des vertus. - Mais il leur reste une difficulté qui n'est pas moindre, c'est de dire pour quelle raison certaines vertus sont appelées dons, et non pas toutes; et pourquoi certaines choses sont comptées parmi les dons et ne le sont pas parmi les vertus, comme c'est flagrant pour la crainte.

Aussi d'autres ont-ils affirmé qu'il y avait lieu de distinguer les dons d'avec les vertus, mais ils n'ont pas assigné à la distinction une cause appropriée, c'est-à-dire qui fût à ce point commune aux vertus qu'elle ne dût aucunement s'appliquer aux dons, ou inversement. Certains, en effet, considérant qu'entre les sept dons quatre se rapportent à la raison: sagesse, science, intelligence et conseil; et trois à l'appétit: force, piété et crainte, ont prétendu que les dons perfectionnaient le libre arbitre selon qu'il est faculté de raison; les vertus au contraire, selon qu'il est faculté de volonté, parce qu'ils n'ont trouvé que deux vertus, foi et prudence, qui fussent dans la raison ou intelligence, tandis qu'ils ont mis les autres dans la faculté d'appétit ou d'affectivité. Mais il faudrait, si cette distinction était juste, que toutes les vertus fussent dans la faculté appétitive, et tous les dons dans la raison.

D'autre part, considérant ce que dit S. Grégoire, que « le don du Saint-Esprit qui forme la tempérance, la prudence, la justice et la force dans l'esprit qui lui est soumis, le prémunit aussi par les sept dons contre chaque tentation » certains ont prétendu que les vertus sont ordonnées à bien agir, les dons au contraire à résister aux tentations. Mais ce n'est pas là encore une distinction suffisante, parce que même les vertus résistent aux tentations lorsque celles-ci induisent à des péchés qui sont contraires

Page 10: Ia.-IIae (2)

aux vertus; chaque être en effet résiste naturellement à son contraire, ce qui est surtout évident pour la charité dont il est dit dans le Cantique (8,7): « Les grandes eaux ne pourraient éteindre la charité. »

D'autres, considérant que ces dons sont révélés dans l'Écriture selon qu'ils furent dans le Christ, comme on le voit en Isaïe (11,2), ont affirmé que les vertus sont ordonnées absolument à bien agir; mais que les dons sont faits pour que nous puissions grâce à eux nous conformer au Christ, principalement dans ce qu'il a eu à souffrir, parce que c'est surtout dans sa passion que ces dons ont resplendis. - Mais cela non plus ne semble pas suffisant. Car c'est surtout selon l'humilité et la douceur que le Seigneur lui-même nous engage à la conformité avec lui: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur » (Mt 11,29); et aussi selon la charité: « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,12). Et ce sont là aussi les vertus qui ont brillé surtout dans la passion du Christ.

Voilà pourquoi, si nous voulons distinguer les dons d'avec les vertus nous devons suivre la manière de parler de l'Écriture. Or, les dons nous sont révélés non pas sous ce nom-là mais plutôt sous celui d'esprits. C'est ainsi qu'il est dit en Isaïe (11,2): « Sur lui reposera l'esprit de sagesse et d'intelligence, etc. ». De telles paroles donnent manifestement à entendre que ces sept choses sont énumérées là en tant qu'elles sont en nous par inspiration divine. Or l'inspiration signifie une motion venant du dehors. Il faut en effet considérer qu'il y a dans l'homme deux principes de mouvement: l'un intérieur qui est la raison, l'autre extérieur qui est Dieu, avons-nous dit plus hauti; et le Philosophe dit la même chose au chapitre de la Bonne Fortune.

Mais il est évident que tout ce qui est mû doit nécessairement être proportionné à ce qui le meut; et la perfection du mobile en tant que tel, c'est d'être bien disposé à se laisser mouvoir par son moteur. Donc, dans la mesure où le moteur est élevé, il est nécessaire que le mobile lui soit proportionné par une disposition plus parfaite; ainsi voyons-nous que l'élève doit être préparé plus parfaitement pour recevoir de son maître un enseignement plus élevé. Or il est manifeste que les vertus humaines perfectionnent l'homme en tant qu'il est apte par nature à être mû par la raison dans ses actes intérieurs ou extérieurs. Il faut donc qu'il y ait en lui des perfections plus hautes qui le disposent à être mû par Dieu. Et ces perfections sont appelées des dons, non seulement parce qu'elles sont infusées par Dieu, mais parce que, grâce à elles l'homme est disposé à subir promptement l'impulsion de l'inspiration divine. C'est ce qui est écrit en Isaïe (50,5): « Le Seigneur m'a ouvert l'oreille; et moi je n'ai pas résisté, je ne me suis pas dérobé. » Le Philosophe dit encore que les hommes mus par un instinct divin ne doivent pas délibérer selon la raison humaine, mais suivre leur instinct intérieur, parce qu'ils sont mus par un principe meilleur que la raison humaine. Et c'est ce que disent certains: les dons perfectionnent l'homme pour des actes plus élevés que les actes des vertus.

Solutions: 1. Ces dons sont parfois appelés vertus au sens général du mot. Ils possèdent cependant quelque chose qui dépasse la notion commune de vertu: ce sont des vertus divines qui perfectionnent l'homme en tant qu'il est mû par Dieu. Si bien que le Philosophe place au-dessus de la vertu commune une vertu héroïque ou divine d'après laquelle on dit de quelques-uns qu'ils sont des hommes divins.

2. Les vices, en tant qu'ils sont contraires au bien de la raison, s'opposent aux vertus; mais en tant qu'ils sont contraires à l'instinct divin, ils s'opposent aux dons. Car on s'oppose en même temps à Dieu et à la raison, dont la lumière vient de Dieu.

3. Nous avons là une définition de la vertu dans ce qu'elle a de commun. Dès lors, si nous voulons restreindre la définition aux vertus en tant qu'elles se distinguent des dons, nous dirons que cette clause « par quoi on mène une vie droite » doit s'entendre de la rectitude de vie entendue selon la règle de raison. - Pareillement le don, en tant qu'il se distingue de la vertu infuse, peut se définir ce qui est donné par Dieu à l'homme en vue de le mouvoir, parce qu'ainsi Dieu lui fait suivre aisément ses impulsions.

Page 11: Ia.-IIae (2)

4. La sagesse est appelée vertu intellectuelle selon qu'elle procède du jugement de la raison; mais elle est appelée don selon qu'elle opère par une impulsion divine. Et il faut dire la même chose des autres dons.

ARTICLE 2: La nécessité des dons

Objections: 1. Il ne semble pas que les dons soient nécessaires à l'homme pour son salut. En effet ils sont ordonnés à une perfection qui est au-delà de la perfection commune des vertus. Or, il n'est pas nécessaire pour le salut d'atteindre à une perfection de ce genre, qui est au-delà de l'état commun de la vertu; car cette sorte de perfection ne tombe pas sous le précepte mais sous le conseil. Les dons ne sont donc pas nécessaires à l'homme pqur le salut.

2. Pour le salut il suffit que l'on se comporte bien dans le domaine divin et dans le domaine humain. Mais par les vertus théologales on se comporte bien dans le domaine divin, et par les vertus morales dans le domaine humain. Les dons ne sont donc pas nécessaires au salut.

3. S. Grégoire dit que le Saint-Esprit donne la sagesse contre la sottise, l'intelligence contre la stupidité, le conseil contre la précipitation, la force contre la crainte, la science contre l'ignorance, la piété contre la dureté, la crainte contre l'orgueil. Mais un remède suffisant pour enlever tous ces maux peut être fourni par les vertus. Les dons ne sont donc pas nécessaires pour le salut.

En sens contraire, parmi les dons, la sagesse paraît être le plus haut; la crainte le plus bas. Or l'un comme l'autre est nécessaire au salut. De la sagesse il est écrit (Sg 7,28): « Dieu n'aime que celui qui habite avec la sagesse. » De la crainte il est écrit (Si 1,28 Vg): « Celui qui ignore la crainte ne pourra être justifié. » Par conséquent les autres dons intermédiaires sont nécessaires aussi au salut.

Réponse: Comme on vient de le dire, les dons sont pour l'homme des perfections qui le disposent à bien suivre l'impulsion divines. Aussi, dans les choses où l'impulsion de la raison ne suffit pas, mais où celle du Saint-Esprit est nécessaire, le don est nécessaire par voie de conséquence.

Or la raison de l'homme reçoit de Dieu une double perfection: une qui est naturelle, c'est-à-dire conforme à la lumière naturelle de la raison, une autre q'ui est surnaturelle, au moyen des vertus théologales, comme on l'a dit plus haut. Et bien que cette seconde perfection soit plus grande que la première, cependant la première est plus parfaitement en notre possession que la seconde, car on a la première comme en pleine possession, la seconde comme en possession imparfaite: en effet, c'est imparfaitement que nous aimons Dieu et le connaissons. Or, c'est évident, chaque fois qu'un être possède parfaitement une nature ou forme, ou une vertu, il peut par lui-même agir d'après elle, sans exclure cependant l'opération de Dieu qui, en toute nature et en toute volonté, opère au-dedans. Mais l'être qui possède imparfaitement une nature ou forme, ou une vertu, ne peut opérer par lui-même à moins d'être mû par un autre. Ainsi le soleil, parce qu'il est un foyer parfait de lumière, peut illuminer par lui-même; mais la lune, dans laquelle la lumière n'existe qu'à l'état imparfait, n'éclaire que si elle est éclairée. De même, un médecin qui connaît parfaitement l'art de la médecine peut opérer par lui-même; mais son élève, qui n'est pas encore pleinement instruit, ne peut opérer par lui-même à moins que le maître ne l'instruise.

Ainsi donc, pour les choses qui sont soumises à la raison humaine, c'est-à-dire en rapport avec la fin qui lui est connaturelle, l'homme peut agir par le jugement de la raison. Si cependant, même en cela, il est aidé par Dieu au moyen d'une inspiration spéciale, ce sera l'effet d'une bonté surabondante; aussi, selon les philosophes, quiconque avait les vertus morales acquises n'avait pas de ce fait les vertus héroïques ou divines. Mais dans l'ordination à la fin ultime surnaturelle, à laquelle la raison meut selon qu'elle est quelque peu et imparfaitement formée par les vertus théologales, cette motion de la

Page 12: Ia.-IIae (2)

raison ne suffit pas si l'instinct et l'impulsion supérieure de l'Esprit Saint n'intervient pas, selon S. Paul (Rm 8,14.17): « Ceux qui sont menés par l'Esprit de Dieu sont fils et donc héritiers de Dieu. » Et l'on dit dans le Psaume (143,10): « Que ton Esprit bon me conduise sur une terre unie. » C'est-à-dire que nul ne peut parvenir à hériter cette terre des bienheureux s'il n'est mû et conduit par l'Esprit Saint. Et voilà pourquoi il est nécessaire à l'homme, pour atteindre cette fin, d'avoir le don du Saint-Esprits.

Solutions: 1. Les dons dépassent la perfection commune des vertus, non quant au genre d'oeuvres, de la manière dont les conseils dépassent les préceptes, mais quant à la manière d'agir, selon qu'on est mû par un principe plus élevé.

2. Par les vertus théologales et morales l'homme n'est pas perfectionné à l'égard de la fin ultime à ce point qu'il n'ait pas toujours besoin d'être mû par une impulsion supérieure du Saint-Esprit, pour la raison déjà dite.

3. Tout n'est pas connu par la raison humaine, et tout ne lui est pas possible, soit qu'on la prenne dans la perfection de son développement naturel, soit qu'on la prenne dans la perfection que lui donnent les vertus théologales. Aussi ne peut-elle sur tous les points repousser la sottise ni les autres maux du même genre dont le texte allégué fait mention. Mais Dieu, à la science et au pouvoir de qui tout est soumis, nous met à l'abri, par sa motion, de toute sottise, ignorance, hébétude, dureté, etc. Et c'est pourquoi les dons du Saint-Esprit, qui nous aident à suivre l'impulsion que cet Esprit nous communique, sont présentés comme des dons qui remédient à ces défauts.

ARTICLE 3: Les dons du Saint-Esprit sont-ils des habitus?

Objections: 1. Vraisemblablement non. L'habitus est une qualité qui demeure dans l'homme, « une qualité difficile à changer » comme il est dit au livre des Catégories. Mais il est propre au Christ que les dons du Saint-Esprit reposent sur lui, dit Isaïe (11,2). Et en S. Jean (1,33) on lit aussi: « Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et sur lequel il demeure, c'est lui qui baptise, etc. » ce que S. Grégoire commente en disant: « Le Saint-Esprit vient dans tous les fidèles, mais c'est seulement dans le Médiateur qu'il demeure toujours, à titre unique. » Les dons du Saint-Esprit ne sont donc pas des habitus.

2. Les dons du Saint-Esprit perfectionnent l'homme selon qu'il est conduit par l'Esprit de Dieu, avons-nous dit. Mais l'homme, en tant qu'il est conduit par l'Esprit de Dieu, se comporte en quelque sorte comme un instrument par rapport à lui. Or il ne convient pas à l'instrument, mais à l'agent principal, d'être perfectionné par un habitus.

3. Comme les dons du Saint-Esprit, le don de prophétie provient de l'inspiration divine. Mais la prophétie n'est pas un habitus car, dit S. Grégoire « l'esprit de prophétie n'est pas toujours présent aux prophètes ». Donc les dons du Saint-Esprit ne sont pas davantage des habitua.

En sens contraire, le Seigneur dit à ses disciples en parlant du Saint-Esprit (Jn 14,17 Vg): « Il demeurera chez vous et il sera en vous. » Or le Saint-Esprit n'est pas chez les hommes sans ses dons. Ceux-ci demeurent donc dans les hommes. Par conséquent ils ne sont pas seulement des actes ou des passions, ils sont encore des habitus permanents.

Réponse: Les dons, avons-nous dit, sont des perfections qui disposent l'homme à bien suivre l'impulsion du Saint-Esprit. Or il est évident, d'après ce qui a été dit précédemment, que les vertus morales perfectionnent la faculté appétitive selon qu'elle participe en quelque manière de la raison, c'est-à-dire en tant qu'il lui est naturel d'être mue par le commandement de celle-ci. Ainsi donc, les dons du Saint-Esprit ont pour l'homme par rapport au Saint-Esprit le même rôle que remplissent les

Page 13: Ia.-IIae (2)

vertus morales our la faculté appétitive par rapport à la raison. Or, les vertus morales sont des habitus par lesquels nos facultés appétitives sont disposées à obéir promptement à la raison. Par suite, les dons du Saint-Esprit sont eux aussi des habitua par lesquels on est parfaitement adapté à obéir promptement au Saint-Esprit.

Solutions: 1. S. Grégoire résout la difficulté au même endroit, lorsqu'il dit: « Pour les dons sans lesquels on ne peut parvenir à la vie éternelle, le Saint-Esprit demeure toujours en tous les élus, tandis que pour les autres dons il n'est pas toujours à demeure. » Or les sept dons, avons-nous dit à l'Article précédent, sont nécessaires au salut. Aussi, quant à ceux-là, le Saint-Esprit demeure toujours dans les saints.

2. Cette raison est valable pour un instrument auquel il appartient non pas d'agir mais seulement d'« être agi ». Or l'homme n'est pas un instrument de cette sorte, mais il « est agi » par le Saint-Esprit de telle manière qu'il agit aussi, en tant qu'il garde son libre arbitre. C'est pourquoi il a besoin d'un habitus.

3. La prophétie fait partie de ces dons qui sont utiles à la manifestation du Saint-Esprit, mais non pas nécessaires au salut. Aussi n'est-ce pas pareil.

ARTICLE 4: Quels sont les dons et combien sont-ils?

Objections: 1. L'énumération des sept dons du Saint-Esprit ne se justifie pas. En effet, dans cette énumération on met quatre dons se rapportant aux vertus intellectuelles: sagesse, intelligence, science et conseil, lequel se rapporte à la prudence; mais on ne met rien qui se rapporte à l'art, lequel est pourtant la cinquième vertu intellectuelle. De même, on met bien quelque chose qui se rapporte à la justice, savoir la piété, et quelque chose qui se rapporte à la force, savoir le don de force; mais on ne met rien qui se rapporte à la tempérance.

2. La piété est une partie de la justice. Mais au sujet de la force, on ne met pas comme don une partie de la force mais la force elle-même. On ne devrait donc pas énumérer la piété, mais la justice elle-même.

3. Ce sont les vertus théologales qui nous ordonnent surtout à Dieu. Puisque les dons perfectionnent l'homme selon qu'il est mû par Dieu, il semble qu'on aurait dû énumérer quelques dons relatifs aux vertus théologales.

4. De même qu'on craint Dieu, on l'aime aussi, on espère en lui et on se délecte de lui. Or l'amour, l'espérance et la délectation sont d'autres passions que la crainte. Donc, de même que la crainte est comptée comme un don, de même ces trois autres passions doivent l'être aussi.

5. A l'intelligence est jointe la sagesse qui la régit; à la force, le conseil; à la piété, la science. Il eût donc fallu ajouter aussi à la crainte un don qui pût la diriger. Ce n'est donc pas assez des sept.

En sens contraire, il y a l'autorité de l'Écriture avec Isaïe (11,2).

Réponse: Les dons, avons-nous dit, sont des habitus qui perfectionnent l'homme pour qu'il suive promptement l'impulsion du Saint-Esprit, de même que les vertus morales disposent les facultés appétitives à obéir à la raison. Or, de même qu'il est naturel pour les facultés appétitives d'être mues par le commandement de la raison; de même il est naturel pour toutes les facultés humaines d'être mues par l'impulsion de Dieu comme par une puissance supérieure. Voilà pourquoi, dans toutes les

Page 14: Ia.-IIae (2)

facultés de l'homme qui peuvent être principes d'actes humains (c'est-à-dire dans la raison et dans la faculté d'appétit), de même qu'il y a des vertus, il y a des dons.

Mais la raison est spéculative et pratique. Et d'un côté comme de l'autre, il y a une saisie de la vérité qui est affaire de découverte, puis de jugement sur cette vérité. Pour la saisie de la vérité, la raison spéculative est donc perfectionnée par le don d'intelligence, la raison pratique par celui de conseil. Pour bien juger, la raison spéculative est perfectionnée par la sagesse, la raison pratique par la science. - Quant à la puissance appétitive, en ce qui regarde autrui elle est perfectionnée par la piété; en ce qui regarde le sujet lui-même elle est perfectionnée par la force contre la terreur des périls, et contre la convoitise désordonnée des choses agréables elle est perfectionnée par la crainte, selon le mot des Proverbes (15,27 Vg): « Par la crainte du Seigneur tout homme s'éloigne du mal », et dans le Psaume (118,120): « Que ta crainte transperce ma chair, car j'ai eu la crainte de tes commandements. » Ainsi est-il clair que ces dons s'étendent à toutes les choses auxquelles s'étendent également les vertus tant intellectuelles que morales.

Solutions: 1. Les dons du Saint-Esprit perfectionnent l'homme dans ce qui a trait au bien-vivre. Ce n'est pas à cela que l'art est ordonné, mais aux choses extérieures à fabriquer: l'art est droite règle non de la conduite à tenir mais de la chose à fabriquer, comme il est dit au livre VI de l'Éthique. Cependant, si l'on considère l'infusion des dons, on peut dire qu'il y a là tout un art; cet art appartient au Saint-Esprit qui est moteur à titre principal, mais non point aux hommes qui sont pour l'Esprit des instruments, tout le temps qu'ils sont mus par lui. - A la tempérance répond d'une certaine manière le don de crainte. De même en effet qu'il appartient à la vertu de tempérance, selon sa raison propre, d'éloigner quelqu'un des plaisirs mauvais à cause du bien de la raison, de même il appartient au don de crainte de l'en éloigner à cause de la crainte de Dieu.

2. Le nom de justice est donné d'après la rectitude de raison: aussi convient-il mieux pour nommer une vertu que pour nommer un don. Mais le nom de piété rappelle la révérence que nous avons pour notre père et notre patrie; et, parce que Dieu est notre père à tous, le culte même que nous avons pour lui se nomme piété, comme dit S. Augustin. Voilà pourquoi le don par lequel quelqu'un agit bien envers tout le monde en raison de la révérence qu'il porte à Dieu se nomme très justement piété.

3. L'esprit de l'homme n'est pas mû par le Saint-Esprit sans lui être uni de quelque manière, comme l'instrument n'est pas mû par l'artiste si ce n'est au moyen d'un contact ou d'un autre mode d'union. Or la première union de l'homme à Dieu se fait par la foi, l'espérance et la charité. C'est pourquoi ces vertus sont présupposées aux dons: elles sont comme les racines des dons. De là vient que tous les dons se rapportent à ces trois vertus ils en sont pour ainsi dire des dérivations.

4. L'amour, l'espérance et la délectation ont pour objet le bien. Or, le souverain bien c'est Dieu: de là vient que les noms de ces passions sont transférés aux vertus théologales par lesquelles l'âme est unie à Dieu. La crainte, au contraire, a pour objet le mal, qui d'aucune manière ne s'applique à Dieu; elle n'implique donc pas l'union à Dieu, mais plutôt l'éloignement de certaines choses par révérence pour Dieu; aussi n'est-elle pas un nom de vertu théologale mais de don, le nom de ce don qui nous retire du mal, bien plus puissamment que la vertu morale.

5. La sagesse dirige à la fois et l'intellectualité de l'homme et son affectivité. C'est pourquoi on met deux dons comme en correspondance avec les directions de la sagesse: du côté de l'intellectualité, le don d'intelligence; du côté de l'affection, le don de crainte. En effet, le motif pour craindre Dieu se tire surtout de la considération de l'excellence divine, objet de la sagesse.

ARTICLE 5: Les dons du Saint-Esprit sont-ils connexes?

Page 15: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. L'Apôtre (1 Co 12,8) n'a pas l'air de le dire: « L'un reçoit de l'Esprit la parole de sagesse; l'autre la parole de science selon le même Esprit. » Mais sagesse et science sont comptées parmi les dons du Saint-Esprit. Donc ceux-ci sont donnés à des individus divers et, chez le même, ils ne sont pas en connexion les uns avec les autres.

2. S. Augustin assure que « la plupart des fidèles ne brillent pas par la science, bien qu'ils brillent beaucoup par la foi ». Mais la foi s'accompagne de quelque don, au moins celui de crainte. Il semble donc que les dons ne soient pas nécessairement connexes dans un seul et même individu.

3. S. Grégoire affirme: « Bien petite est la sagesse, si elle manque d'intelligence; et tout à fait inutile est l'intelligence, si elle ne s'appuie pas sur la sagesse. Le conseil est mesquin, lorsque l’oeuvre de la force lui fait défaut, et la force est tout à fait détruite, si elle n'est pas soutenue par le conseil. Nulle est la science, si elle n'a pas l'utilité de la piété, et tout à fait inutile est la piété, si elle manque du discernement de la science. Si la crainte elle-même n'est pas accompagnée de ces vertus, on ne verra surgir aucune entreprise généreuse. » Il semble d'après cette manière de parler qu'on puisse avoir un don sans un autre. Par conséquent les dons du Saint-Esprit ne sont pas connexes.

En sens contraire, S. Grégoire dit d'abord « Dans ce repas en commun des enfants, il semble qu'il y ait lieu d'approfondir qu'ils s'invitent mutuellement à manger. » Or ces enfants de Job dont il parle, symbolisent les dons du Saint-Esprit. Donc ceux-ci sont liés entre eux, par cela même qu'ils se restaurent mutuellement.

Réponse: On peut facilement d'après ce qui précède établir sur ce point la vérité. En effet, comme on l'a dit plus haut, de même que les facultés d'appétit sont, par les vertus morales, bien disposées dans leur rapport avec le gouvernement de la raison, de même toutes les facultés de l'âme sont, par les dons, bien disposées par rapport au Saint-Esprit qui les meut. Or, selon l'Apôtre (Rrn 5,5): « L'amour de Dieu s'est répandu dans nos coeurs grâce au Saint-Esprit qui nous a été donné »; si le Saint-Esprit habite en nous, c'est par la charité; de même que si notre raison est rendue parfaite, c'est par la prudence. Ainsi, comme les vertus morales sont liées entre elles dans la prudence, ainsi les dons du Saint-Esprit sont-ils liés entre eux dans la charité; ce qui revient à dire que celui qui a la charité a tous les dons du Saint-Esprit et qu'on ne peut en avoir aucun sans la charité.

Solutions: 1. La sagesse et la science peuvent d'abord être considérées comme grâces gratuitement données. On veut dire par là que quelqu'un abonde tellement dans la connaissance des réalités divines et humaines qu'il puisse et instruire les fidèles et réfuter les adversaires. Et dans les textes cités, l'Apôtre parle de la sagesse et de la science en ce sens-là, c'est pourquoi il est fait mention expressément de « parole de sagesse » et de « parole de science ». - Mais la sagesse et la science peuvent être envisagées autrement, comme dons du Saint-Esprit. A ce point de vue, elles ne sont pas autre chose que des perfections de l'esprit humain par lesquelles celui-ci est préparé à suivre l'impulsion du Saint-Esprit dans la connaissance des choses divines ou humaines. Et sous cet aspect il est clair que de tels dons existent chez tous ceux qui possèdent la charité.

2. S. Augustin parle de science en commentant l'autorité de l'Apôtre qu'on vient de lire; aussi parle-t-il de la science dans le sens que nous venons de dire - de grâce « gratuitement donnée ». On le voit bien par ce qu'il ajoute: « Une chose est de savoir seulement ce que l'on doit croire pour obtenir cette vie bienheureuse, qui n'est autre que la vie éternelle; autre chose est de savoir en faire profiter les fidèles et la défendre contre les infidèles: c'est là, semble-t-il, ce que l'Apôtre appelle proprement la science. »

3. De même q.u'on prouve la connexion des vertus cardinales par ce fait que chacune d'elles vient en quelque sorte se parfaire dans une autre comme on l'a dit plus haut, ainsi S. Grégoire veut prouver de la même manière la connexion des dons par ce fait qu'aucun d'eux ne peut être achevé sans un autre. De là cette phrase qui précède le passage allégué: « Chaque vertu s'effondre si elle n'est pas étayée par une autre. » Ce texte ne donne donc pas à entendre qu'un don puisse exister sans un autre, mais que

Page 16: Ia.-IIae (2)

l'intelligence, si elle était sans la sagesse, ne serait pas un don, de même que la tempérance, si elle était sans la justice, ne serait pas une vertu.

ARTICLE 6: Les dons du Saint-Esprit demeurent-ils dans la patrie?

Objections: 1. Il semble bien que non. Car S. Grégoire affirme: « Par les sept dons, le Saint-Esprit forme notre esprit à résister à chacune des tentations de la vie. » Mais dans la pauie il n'y aura plus de ces épreuves, selon la parole d'Isaïe (11,9): « On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma sainte montagne. » Les dons du Saint-Esprit n'existeront donc plus dans la patrie.

2. Ces dons sont, avons-nous dit, des habitus. Or c'est bien inutilement qu'il y aurait des habitus s'il ne peut plus y avoir d'actes. Mais les actes de certains dons ne peuvent avoir lieu dans la patrie. S. Grégoire dit en effet « L'intelligence fait pénétrer ce qu'on entend, le conseil empêche la précipitation, la force empêche de craindre l'adversité, la piété emplit le fond du coeur d'oeuvres de miséricorde. » Or tout cela ne convient pas à l'état de la patrie. Donc ces dons n'existeront plus dans l'état de gloire.

3. Parmi les dons, les uns, comme la sagesse et l'intelligence, perfectionnent l'homine dans la vie contemplative; les autres, comme la piété et la force, le perfectionnent dans la vie active. Mais, dit S. Grégoire: « La vie active se termine avec la vie présente. » Donc dans l'état de gloire il n'y aura pas tous les dons du Saint-Esprit.

En sens contraire, S. Ambroise écrit dans son livre sur le Saint-Esprit: « La cité de Dieu, la Jérusalem céleste, n'est pas arrosée par le cours d'un fleuve terrestre; mais le Saint-Esprit qui découle de la fontaine de vie, dont une petite gorgée nous contente, semble jaillir avec plus d'abondance dans les esprits célestes, bouillonnant à plein dans le canal des sept vertus qui émanent de lui. »

Réponse: Nous pouvons parler des dons de deux manières. - 1° En les considérant dans leur essence même. A ce point de vue, ils existeront dans la patrie à leur degré le plus parfait, comme le fait voir l'autorité de S. Ambroise qu'on vient de citer. La raison en est que les dons du Saint-Esprit perfectionnent l'âme humaine pour lui faire suivre la motion du Saint-Esprit; ce qui aura lieu surtout dans la patrie quand Dieu sera « tout en tous » comme dit l'Apôtre (1 Co 15,28) et que l'homme sera totalement soumis à Dieu. - 2° On peut aussi considérer les dons quant à la matière sur laquelle ils s'exercent. A cet égard ils ont à s'exercer présentement dans une matière qui aura disparu dans l'état de gloire. Et à ce point de vue ils ne demeureront pas dans la patrie, ainsi que nous l'avons dit auparavant à propos des vertus cardinales.

Solutions: 1. S. Grégoire parle là des dons selon qu'ils conviennent à l'état présent; c'est bien par eux en effet que nous sommes protégés contre les tentations des maux de cette vie. Mais dans l'état de gloire, tous les maux ayant cessé, les dons du Saint-Esprit serviront encore à nous parfaire dans le bien.

2. S. Grégoire met en chacun des dons quelque chose qui passe avec l'état présent, et quelque chose q ui demeure dans la vie future. Il dit en effet que « la sagesse rassasie l'âme par l'espérance et la certitude des biens éternels ». De ces deux choses, l'espérance passe, mais la certitude demeure. - De l'intelligence il dit « qu'elle pénètre l'enseignement entendu, et par là même en éclaire les ténèbres en nous rassasiant le coeur ». De ces deux choses, l'enseignement entendu passe, puisque « l'homme n'aura plus à enseigner son frère » comme il est écrit en Jérémie (31,34) mais l'illumination de l'esprit demeurera. - Du conseil, il dit qu'il « empêche la précipitation », ce qui est nécessaire dans la vie présente, et en outre, qu'il « remplit l'âme de raison », ce qui est nécessaire même dans la vie future. - De la force il dit qu'elle « ne craint pas l'adversité », ce qui est nécessaire à présent, et en outre, qu'elle « nourrit la confiance », ce qui demeure même à l'avenir. - Pour la science il est vrai qu'il mentionne

Page 17: Ia.-IIae (2)

une seule chose, qu'elle « surmonte le jeûne de l'ignorance », ce qui appartient à l'état présent. Mais ce qu'il ajoute: « dans le ventre de l'esprit », peut au figuré s'entendre d'une plénitude de connaissance, ce qui demeure même dans l'état futur. - Pour la piété il dit qu'elle « remplit les entrailles du coeur d'oeuvres de miséricorde ». C'est là une chose qui littéralement n'appartient qu'à l'état présent. Mais ce sentiment profond à l'égard du prochain, que désigne le mot « entrailles », appartient aussi à l'état futur, où la piété ne se répandra plus en oeuvres de miséricorde mais en gratitude réciproque. - A propos de la crainte, il dit qu'elle « abaisse l'esprit pour l'empêcher de s'enorgueillir du présent », ce qui est bien pour le présent; il dit aussi qu'« au sujet des réalités futures, elle le réconforte en le nourrissant d'espérance ». C'est encore pour maintenant, quant à l'espérance; mais ce peut être aussi pour l'état à venir, quant au réconfort que procurent ces réalités espérées ici-bas et obtenues là-haut.

3. Cette raison est valable si l'on regarde la matière des dons. Car les oeuvres de la vie active ne seront plus la matière des dons. Mais tous exerceront leurs actes sur les choses de cette vie contemplative qu'est la vie bienheureuse.

ARTICLE 7: Les rapports mutuels entre les dons

Objections: Il semble que la dignité des dons ne soit pas à envisager selon leur énumération par Isaïe (11,2). En effet, ce qui semble le plus important dans les dons, c'est ce que Dieu requiert de l'homme par-dessus tout. Or c'est la crainte, car il est écrit au Deutéronome (10,12): « Et maintenant, Israël, que te demande le Seigneur ton Dieu, sinon que tu craignes le Seigneur ton Dieu? » Et en Malachie (1,6): « Si c'est moi le Seigneur, où est la crainte qui M'est due? » Il semble donc que la crainte, qui est énumérée en dernier, n'est pas le plus infime des dons mais le plus grand.

2. La piété semble être un bien universel. L'Apôtre dit (1 Tm 4,8) qu'elle est « utile à tout ». Mais un bien universel l'emporte sur les biens particuliers. Donc la piété, que l'énumération met l'avant-dernière, paraît être le plus excellent des dons.

3. La science parfait le jugement de l'homme, tandis que le conseil se rapporte à l'investigation. Mais le jugement est supérieur à celle-ci. La science est donc un don plus excellent que le conseil, alors qu'elle est cependant énumérée après lui.

4. La force se rapporte à la faculté d'appétit; la science, à la raison. Mais la raison est supérieure à la faculté d'appétit. Donc la science est un don supérieur à la force, qui pourtant est énumérée avant elle. Donc la dignité des dons ne correspond pas à l'ordre dans lequel ils sont énumérés.

En sens contraire, S. Augustin dit dans son commentaire du Sermon sur la montagne: « Il me semble que l'opération septiforme du Saint-Esprit, dont parle Isaïe, s'accorde bien à ces degrés et à ces sentences (dont il est fait mention en Matthieu 5,3); mais il y a une différence d'ordre. Là (c'est-à-dire en Isaïe), l'énumération commence par ce qui est plus excellent, ici, par ce qui est moindre. »

Réponse: La dignité des dons peut être considérée de deux façons: de façon absolue, c'est-à-dire par rapport à leurs actes propres tels qu'ils découlent de leurs principes; et relativement, c'est-à-dire par rapport à leur matière.

A parler de la dignité des dons de façon absolue, le titre de comparaison est le même en eux que dans les vertus, puisqu'ils perfectionnent l'homme dans tous les actes des puissances de l'âme pour lesquels les vertus le perfectionnent aussi, comme nous l'avons dit plus hautn. Aussi, de même que les vertus intellectuelles l'emportent sur les vertus morales, et que parmi les vertus intellectuelles elles-mêmes, les vertus contemplatives l'emportent sur les vertus actives, comme la sagesse, l'intelligence et la science l'emportent sur la prudence et l'art, de sorte que pourtant la sagesse l'emporte sur l'intelligence,

Page 18: Ia.-IIae (2)

et l'intelligence sur la science, comme la prudence et le bon sens l'emportent sur le bon conseil; pareillement, parmi les dons, la sagesse et l'intelligence, la science et le conseil l'emportent sur la piété, la force et la crainte; et parmi ceux-ci encore, la piété l'emporte sur la force, et la force sur la crainte, comme la justice l'emporte sur la force et celle-ci sur la tempérance.

Mais si l'on regarde la matière, la force et le conseil sont supérieurs à la science et à la piété, pour cette raison que la force et le conseil interviennent dans les affaires ardues, tandis que la piété et même la science interviennent dans les affaires courantes. Ainsi donc, la dignité des dons répond à l'ordre dans lequel ils sont énumérés. En partie, de façon absolue, les dons de sagesse et d'intelligence étant supérieurs à tous. En partie, selon l'ordre de la matière, les dons de conseil et de force étant, selon cet ordre, supérieurs à ceux de science et de piété.

Solutions: 1. La crainte est requise par-dessus tout comme élément primordial dans le développement des dons parce que « le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur », et non pour ce motif qu'elle serait plus digne que tout le reste. Et en effet, à suivre l'ordre de génération, quelqu'un doit en premier lieu s'éloigner du mal, ce qui se fait par la crainte comme il est écrit dans les Proverbes (16,6), avant de s'engager dans le bien, ce qui se fait par les autres dons.

2. La piété est comparée dans le texte de l'Apôtre non pas à tous les dons de Dieu mais uniquement « aux exercices du corps », dont il vient de dire qu'ils sont « utiles à peu de chose ».

3. Bien que la science soit supérieure au conseil par son lien avec le jugement, le conseil lui est supérieur en raison de la matière: car il n'intervient que dans les affaires ardues, comme dit Aristote, alors que le jugement de science intervient en toutes choses.

4. Les dons qui ont un rôle directeur, et qui appartiennent à la raison, sont plus dignes que les dons d'exécution, si on les considère par rapport aux actes tels qu'ils émanent des puissances: en effet, la raison est au-dessus de l'appétit, comme le régulateur est au-dessus de ce qu'il règle. Mais en raison de la matière, le conseil est adjoint à la force comme le dirigeant à l'exécutant, et semblablement la science à la piété; cela parce que le conseil et la force interviennent dans les affaires ardues, tandis que la science et la piété interviennent même dans la vie courante. C'est pourquoi le conseil est énuméré en même temps que la force, en raison de la matière, avant la science et la piété.

ARTICLE 8: Le rapport des dons avec les vertus

Objections: 1. Il semble qu'on doive faire passer les vertus avant les dons. S. Augustin dit en effet, parlant de la charité: « Rien n'est plus excellent que ce don de Dieu. Il est seul à séparer les fils du royaume éternel d'avec ceux de la perdition éternelle. D'autres présents sont encore donnés par le Saint-Esprit mais sans la charité ils ne sont d'aucun profit. » Or la charité est une vertu. Donc la vertu est supérieure aux dons du Saint-Esprit.

2. Il semble que les choses qui sont premières par nature sont les plus importantes. Or les vertus sont antérieures aux dons du Saint-Esprit. En effet, S. Grégoire nous dit: « Le don du Saint-Esprit qui, dans l'âme soumise, forme avant toute autre vertu la justice, la prudence, la force et la tempérance, équilibre bientôt cette âme par les sept vertus (entendez les dons). Contre la sottise elle lui donne la sagesse, contre la stupidité l'intelligence, contre la précipitation le conseil, contre la crainte la force, contre l'ignorance la science, contre la dureté la piété, contre l'orgueil la crainte. » Donc les vertus sont plus importantes que les dons.

3. « Des vertus, dit S. Augustin r . nul ne peut faire mauvais usage. » Or on peut mal user des dons. S. Grégoire dit en effet': « Nous immolons l'hostie de notre prière de peur que la sagesse ne nous élève;

Page 19: Ia.-IIae (2)

de peur que l'intelligence, dans ses démarches subtiles, nous égare; que le conseil en se compliquant nous embrouille; que la force, en nous donnant de l'assurance, nous fasse tomber; que la science ne nous enfle si nous connaissons sans aimer; que la piété en nous écartant de la rigueur, fausse notre jugement; que la crainte, en nous faisant trembler plus que de raison, nous jette dans le désespoir. » Donc les vertus sont plus dignes que les dons du Saint-Esprit.

En sens contraire, les dons sont accordés pour aider les vertus contre les défaillances, comme on le voit dans les textes qui viennent d'être avancés. Ainsi voit-on qu'ils perfectionnent ce que les vertus ne peuvent perfectionner. Donc, ils sont supérieurs aux vertus.

Réponse: D'après ce qui a été dit plus haut les vertus se partagent en trois genres: théologales, intellectuelles, morales. Les vertus théologales sont celles par lesquelles l'âme humaine est unie à Dieu. Les vertus intellectuelles sont celles par lesquelles la raison est perfectionnée en ellemême. Les vertus morales sont celles par lesquelles l'appétit est perfectionné pour obéir à la raison. Quant aux dons du Saint-Esprit, c'est eux qui rendent toutes les facultés de l'âme capables de se soumettre à la motion divine.

Ainsi donc on découvre le même rapport entre les dons et les vertus théologales par lesquelles l'homme est uni au Saint-Esprit qui le meut, et entre les vertus morales et les vertus intellectuelles par lesquelles est perfectionnée la raison qui est motrice des vertus morales. C'est pourquoi, de même que les vertus intellectuelles l'emportent sur les vertus morales et les règlent, de même les vertus théologales l'emportent sur les dons du Saint-Esprit et les règlent. D'où la remarque de S. Grégoire: « Les sept fils (c'est-à-dire les sept dons) ne peuvent atteindre la perfection du chiffre dix, si tout ce qu'ils font n'est pas accompli dans la foi, l'espérance et la charité. »

Mais, si nous comparons les donà aux autres vertus intellectuelles ou morales, ils leur sont supérieurs, car ils perfectionnent les facultés de l'âme dans leur rapport au Saint-Esprit qui les meut, tandis que les vertus perfectionnent, ou la raison elle-même, ou les autres facultés dans leur subordination à la raison. Or il est évident qu'à l'égard d'un moteur plus élevé le mobüe à besoin d'être disposé par une perfection plus grande. Par conséquent, les dons sont plus parfaits que les vertus.

Solutions: 1. La charité est une vertu théologale, nous concédons qu'elle est supérieure aux dons.

2. Une réalité est antérieure à une autre de deux façons. Soit dans l'ordre de perfection et de dignité, comme l'amour de Dieu passe avant l'amour du prochain. A cet égard, les dons passent avant les vertus intellectuelles et les vertus morales, mais après les vertus théologales. Soit dans l'ordre de génération ou de disposition, comme l'amour du prochain précède l'amour de Dieu quant aux actes. A cet égard les vertus morales et les vertus intellectuelles passent avant les dons; car du fait que l'homme se comporte bien selon sa propre raison, il est disposé à bien se comporter dans la subordination à Dieu.

3. La sagesse, l'intelligence, etc. sont des dons du Saint-Esprit en tant qu'informés par la charité qui, selon l'Apôtre (1 Co 13,4) « ne fait de mal à personne ». Et c'est pourquoi personne ne fait mauvais usage de la sagesse, de l'intelligence, etc. selon que ce sont des dons du Saint-Esprit. Mais, pour qu'ils ne s'écartent pas de la perfection de la charité, l'un est aidé par l'autre. Et c'est ce que S. Grégoire veut dire.

QUESTION 69: LES BÉATITUDES

1. Les béatitudes se distinguent-elles des dons et des vertus? - 2. Les récompenses des béatitudes appartiennent-elles à cette vie? - 3. Le nombre des béatitudes. - 4. La convenance des récompenses attribuées aux béatitudes.

Page 20: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 1: Les béatitudes se distinguent-elles des dons et des vertus?

Objections: 1. Apparemment non. Car S. Augustin attribue les béatitudes énumérées en S. Matthieu aux dons du Saint-Esprit. S. Ambroise attribue celles de S. Luc aux quatre vertus cardinales. Donc les béatitudes ne sont distinctes ni des vertus ni des dons.

2. Pour la volonté humaine il n'y a qu'une double règle: la raison et la loi éternelle, comme on l'a établi plus haute. Mais il résulte de ce que nous venons de dire que les vertus perfectionnent l'homme en l'ordonnant à la raison, et les dons en l'ordonnant à la loi éternelle du Saint-Esprit. Donc il ne peut rien exister d'autre, concernant la rectitude de la volonté humaine, en dehors des vertus et des dons. Les béatitudes ne s'en distinguent donc pas.

3. Dans l'énumération des béatitudes il y a la douceur, la justice, la miséricorde, qu'on dit être des vertus. Donc les béatitudes ne se distinguent pas des vertus et des dons.

En sens contraire, certaines choses sont énumérées parmi les béatitudes, qui ne sont ni des vertus ni des dons, comme la pauvreté, l'affliction, la paix. C'est donc que les béatitudes diffèrent des vertus et des dons.

Réponse: Comme on l'a dit plus haut, la béatitude est la fin ultime de la vie humaine. Or on dit qu'un homme possède déjà une fin à cause de son espoir de l'obtenir. De là cette affirmation du Philosophe: « Les enfants sont appelés bienheureux à cause de leur espérance. » Et celle-ci de l'Apôtre (Rm 8,24): « C'est en espérance que nous avons été sauvés. » Mais l'espoir d'une fin à conquérir surgit du fait qu'on est mis comme il faut en mouvement vers elle et qu'on en approche ce qui suppose une certaine action. Or, vers cette fin qu'est la béatitude, on est mis en mouvement et on approche d'elle par l'activité des vertus; et surtout par l'activité provenant des dons, si nous parlons de la béatitude éternelle, puisque pour elle la raison ne suffit pas, mais que le Saint-Esprit y introduit; et ce sont ses dons qui nous perfectionnent pour nous permettre de lui obéir et de le suivre. Voilà pourquoi les béatitudes se distinguent des vertus et des dons, non comme des habitus distincts d'eux, mais comme les actes se distinguent des habitus.

Solutions: 1. S. Augustin et S. Ambroise attribuent les béatitudes aux dons et aux vertus comme on attribue les actes aux habitus. Or les dons, avons-nous dit, sont supérieurs aux vertus cardinales. C'est pourquoi S. Ambroise, qui commente les béatitudes proposées aux foules, les attribue aux vertus cardinales; tandis que S. Augustin, qui commente les béatitudes proposées aux disciples sur la montagne comme à de plus parfaits, les attribue aux dons du Saint-Esprits.

2. Cet argument prouve qu'effectivement, en dehors des vertus et des dons, il n'y a pas d'autres habitus rectifiant la vie humaine.

3. La douceur est prise pour l'acte de la mansuétude, et il faut dire la même chose de la justice et de la miséricorde. Et, bien qu'elles paraissent des vertus, elles sont cependant attribuées aux dons, parce que, comme nous l'avons dit, même les dons perfectionnent l'homme sur tous les points où les vertus le perfectionnent aussi.

ARTICLE 2: Les récompenses des béatitudes appartiennent-elles à cette vie?

Page 21: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Non, semble-t-il. Certains sont appelés bienheureux, on vient de le dire, parce qu'ils espèrent des récompenses. Mais l'objet de l'espérance, c'est la béatitude future. Donc ces récompenses sont pour la vie future.

2. En S. Luc, par opposition aux béatitudes il y a des peines, lorsqu'il est dit (6,25): « Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous aurez faim. Malheur à vous qui nez maintenant, parce que vous serez dans l'affliction et dans les larmes. » Mais ces peines ne s'entendent pas de cette vie puisque fréquemment les gens n'y sont pas punis et, selon la parole de Job (21,13), « coulent leurs jours dans le bien-être ». Donc les récompenses des béatitudes ne sont pas non plus pour cette vie.

3. Le royaume des cieux, récompense de la pauvreté, c'est la béatitude céleste; S. Augustin le dit dans la Cité de Dieu . De même, le plein rassasiement n'est possédé que dans la vie future, selon le Psaume (16,15): « je serai rassasié lorsque ta gloire m'aura été révélée. » De même, la vue de Dieu et la manifestation de notre filiation divine appartiennent à la vie future selon S. Jean (I, 3,2): « Maintenant nous sommes enfants de Dieu et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que, lorsque cela aura été Manifesté, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est. » Ces récompenses sont donc bien pour la vie future.

En sens contraire, S. Augustin écrit « Ce sont là des choses qui peuvent être accomplies en cette vie, comme nous croyons qu'elles l'ont été chez les Apôtres. Car cette transformation totale, ce changement en une forme angélique qui est promis après cette vie, il n'est aucune parole qui puisse en faire l'exposé. »

Réponse: Au sujet de ces récompenses, les commentateurs de la Sainte Écriture se sont exprimés diversement. Certains disent qu'elles appartiennent toutes à la béatitude future: S. Ambroise par exemples. S. Augustin au contraire dit qu'elles sont pour la vie présente. S. Jean Chrysostome dans ses « Homélies » dit que certaines appartiennent à la vie future et certaines à la vie présente.

Pour éclaircir cela il faut considérer que l'espérance de la béatitude future peut se trouver en nous pour deux motifs: 1° du fait d'une certaine préparation ou disposition à cette béatitude, ce qui a lieu par mode de mérite; 2° comme un certain commencement imparfait de cette béatitude future chez les saintes gens, même en cette vie. En effet, l'espérance de voir l'arbre fructifier se présente différemment à l'époque de la frondaison verdoyante, et lorsque déjà commencent d'apparaître les prémices des fruits.

Ainsi donc, tout ce qui, dans les béatitudes, est présenté comme du mérite prépare ou dispose à la béatitude, soit achevée, soit commencée. Mais tout ce qui fait partie des récompenses peut être ou la béatitude achevée, et alors il s'agit de la vie future; ou quelque commencement de la béatitude, comme cela existe chez les parfaits, et alors les récompenses appartiennent à la vie présente. En effet, lorsque quelqu'un commence à avancer dans les actes des vertus et des dons, on peut espérer qu'il parviendra et à la perfection du voyage et à celle de la patrie.

Solutions: 1. L'espérance porte sur la béatitude future comme sur la fin ultime; mais elle peut aussi porter sur le secours de la grâce comme sur un moyen qui mène à la fin, selon la parole du Psaume (28,7): « Mon coeur a espéré en Dieu et j'ai été secouru. »

2. Les méchants, bien que parfois ils ne souffrent pas en cette vie de peines temporelles, en souffrent cependant de spirituelles. D'où cette affirmation de S. Augustin: « Tu as ordonné, Seigneur, et il en est ainsi, qu'une âme en désordre soit à elle-même son châtiment. » Et le Philosophe dit des méchants: « Leur âme se débat, ceci la tire d'un côté, cela d'un autre »; après quoi il conclut: « S'il est à ce point misérable d'être méchant, il faut fuir la méchanceté de toutes ses forces. » - Pareillement, en sens inverse, les bons, bien que parfois ils ne possèdent pas en cette vie les récompenses corporelles, ne

Page 22: Ia.-IIae (2)

manquent cependant jamais des spirituelles même en cette vie, selon cette parole en S. Matthieu (19,29) et en S. Marc (10,30): « Vous recevrez le centuple même en ce monde. »

3. Toutes ces récompenses seront parfaitement consommées dans la vie future; mais en attendant, même en cette vie, certains commencent d'y avoir part. Car le royaume des cieux peut s'entendre, au dire de S. Augustin, du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel, chez eux, l'esprit commence à régner. De même, la possession de la terre signifie la bonne affection d'une âme qui se repose en désir dans la stabilité de l'héritage éternel, symbolisé par la terre. Ils sont consolés dès cette vie en participant au Saint-Esprit, appelé le Paraclet c'est-à-dire le Consolateur. Ils sont encore rassasiés en cette vie par cette nourriture dont le Seigneur dit (Jn 4,34): « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. » En cette vie, ils obtiennent la miséricorde de Dieu. En cette vie également, lorsque le regard est purifié par le don d'intelligence, Dieu peut être vu d'une certaine manière. Pareillement, même en cette vie, ceux qui pacifient les mouvements de leur âme, s'approchant ainsi de la ressemblance avec Dieu sont appelés fils de Dieu. - Cependant tous ces biens existeront avec plus de perfection dans la patrie ".

ARTICLE 3: Le nombre des béatitudes

Objections: 1. Il semble que l'énumération des béatitudes soit maladroite. Car les béatitudes sont attribuées aux dons, avons-nous dit. Mais parmi les dons, certains se rapportent à la vie contemplative, ceux de sagesse et d'intelligence. Or aucune béatitude n'est située dans l'acte de la contemplation, mais toutes se rattachent à la vie active. L'énumération en est donc insuffisante.

2. A la vie active se rapportent non seulement les dons d'exécution, mais aussi certains dons de direction comme la science et le conseil. Or on ne met rien parmi les béatitudes qui semble se rapporter directement à l'acte de la science ou du conseil. Les béatitudes sont donc présentées de façon insuffisante.

3. Parmi les dons d'exécution dans la vie active, la crainte est mise en rapport avec la pauvreté; quant à la piété, elle semble se rapporter à la béatitude de la miséricorde. Mais rien n'est mis directement en rapport avec la force. Donc l'énumération des béatitudes est insuffisante.

4. La Sainte Écriture allègue beaucoup d'autres béatitudes. Dans Job (5,17): « Bienheureux l'homme qui est corrigé par le Seigneur. » Dans le Psaume (1,1): « Bienheureux l'homme qui n'est pas allé au conseil des impies. » Dans les Proverbes (3,13): « Bienheureux l'homme qui a trouvé la sagesse. » Donc l'énumération des béatitudes est insuffisante.

En sens contraire, il semble qu'il y ait du superflu dans cette énumération. Il y a en effet sept dons du Saint-Esprit. Or on présente huit béatitudes.

En outre, en S. Luc il n'y a que quatre béatitudes. Il y a donc du superflu dans les sept ou huit énumérées en S. Matthieu.

Réponse: Ces béatitudes sont énumérées de la manière la plus satisfaisante. Pour éclaircir cette question, il faut considérer que l'on a parlé d'une triple béatitude: les uns ont mis la béatitude dans la vie voluptueuse, d'autres l'ont placée dans la vie active, d'autres dans la vie contemplative. Or ces trois béatitudes ont un rapport très différent avec la béatitude future, dont l'espérance fait que nous sommes appelés dès à présent bienheureux. Car la béatitude voluptueuse, parce qu'elle est fausse et contraire à la raison, est un obstacle à la béatitude future. La béatitude de la vie active dispose à la béatitude future. Quant à la béatitude contemplative, si elle est parfaite, elle constitue essentiellement la béatitude future elle-même; si elle est imparfaite, elle en est un commencement.

Page 23: Ia.-IIae (2)

Voilà pourquoi le Seigneur a placé en premier lieu certaines béatitudes, parce qu'elles écartent l'obstacle de la béatitude voluptueuse. En effet la vie voluptueuse consiste en deux choses: Dans l'abondance des biens extérieurs, soit les richesses, soit les honneurs. De cela l'homme est détourné par la vertu, de façon à faire de ces biens un usage modéré; mais par le don, d'une manière plus excellente, jusqu'à les mépriser totalement. D'où la première béatitude: « Bienheureux les pauvres en esprit »; ce qui peut se rapporter soit au mépris des richesses, soit au mépris des honneurs par le moyen de l'humilité. - Mais la vie voluptueuse consiste aussi à suivre ses passions, celles de son appétit irascible, ou celles de son appétit concupiscible. La vertu nous retient de suivre les passions de l'irascible, en nous empêchant, selon la règle de la raison, de nous laisser déborder par elles. Le don y parvient d'une manière plus excellente en rendant l'homme, confbrmément à la volonté divine, tout à fait tranquille à l'égard de ces passions. D'où la deuxième béatitude: « Bienheureux les doux. » La vertu nous retient de suivre les passions du concupiscible en les utilisant avec mesure. Mais le don, en les rejetant totalement si c'est nécessaire; qui plus est, en faisant, si c'est nécessaire, qu'on accepte volontairement l'aflliction. D'où la troisième béatitude: « Bienheureux ceux qui pleurent. »

Quant à la vie active, elle consiste principalement dans les services que nous rendons au prochain, soit au titre d'une dette, soit au titre d'un bienfait spontané. - Pour le premier point, la vertu nous dispose à ne pas refuser de rendre au prochain ce que nous lui devons, ce qui ressortit à la justice. Mais le don nous induit à le faire avec plus de sentiment pour que nous accomplissions les oeuvres de la justice avec un désir fervent, comme celui qui a faim et qui a soif aspire ardemment à manger et à boire. D'où la quatrième béatitude: « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice. » - En ce qui concerne les dons spontanés, la vertu parfaite nous fait donner à ceux à qui la raison nous prescrit de donner, les amis par exemple et les autres personnes qui nous sont unies, ce qui ressortit à la vertu de libéralité. Mais le don du Saint-Esprit, à cause de la révérence qu'il nous inspire envers Dieu, ne regarde que la nécessité chez ceux à qui il procure des bienfaits tout gratuits. D'où cette parole en S. Luc (14,12): « Quand tu offres à dîner ou à souper, n'invite pas tes amis ou tes frères... mais invite des pauvres, des estropiés, etc. », ce qui est le propre de la miséricorde. Voilà pourquoi on trouve, comme cinquième béatitude: « Bienheureux les miséricordieux. »

Quant à ce qui se rapporte à la vie contemplative, ou bien c'est la béatitude finale elle-même, ou bien c'en est le commencement; et c'est pourquoi on ne le met pas dans les béatitudes à titre de mérite, mais à titre de récompense. Mais on propose comme des mérites les effets de la vie active, par lesquels on se dispose à la vie contemplative. - Or, l'effet de la vie active, quant aux vertus et aux dons par lesquels l'homme est perfectionné en lui-même, c'est la pureté du coeur, qui fait que l'âme en nous n'est plus souillée par les passions. D'où la sixième béatitude: « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur. » - Quant aux vertus et aux dons par lesquels on est rendu parfait à l'égard du prochain, l'effet de la vie active est la paix selon Isaïe (32,17): « L'oeuvre de la justice, c'est la paix. » Et c'est pourquoi l'on donne comme septième béatitude: « Bienheureux les pacifiques. »

Solutions: 1. L'activité des dons qui ont rapport à la vie active est exprimée dans les mérites mêmes, mais l'activité des dons qui ont rapport à la vie contemplative est exprimée dans les récompenses pour la raison qu'on vient de dire. Voir Dieu correspond en effet au don d'intelligence, et se conformer à Dieu par une filiation adoptive appartient au don de sagesse.

2. Dans la vie active, la connaissance n'est pas recherchée pour elle-même mais pour l'action, au dire même du Philosophe. Et c'est pourquoi, puisque la béatitude implique quelque chose d'ultime, on ne compte pas parmi les béatitudes les actes des dons qui dirigent la vie active, du moins les actes qu'ils émettent eux-mêmes, comme délibérer est l'acte du conseil et juger est l'acte de la science; mais, en fait de béatitudes, on attribue plutôt à ces dons les actes qu'ils dirigent; ainsi on attribue les larmes au don de science, et la miséricorde au don de conseil.

3. Dans l'attribution des béatitudes aux dons, on peut considérer deux points. Le premier est la conformité de la matière. A ce point de vue, les cinq premières béatitudes peuvent toutes être

Page 24: Ia.-IIae (2)

attribuées à la science et au conseil, comme aux dons qui dirigent. Mais elles se répartissent entre les dons qui exécutent, c'est-à-dire que la faim et la soif de justice, et aussi la miséricorde, se rapportent à la piété, qui a en effet pour fonction de parfaire l'homme dans les actes envers autrui; tandis que la douceur se rattache à la force, S. Ambroise dit: « C'est à la force de vaincre la colère et de retenir l'indignation »; en effet, la force concerne les passions de l'irascible, mais la pauvreté et les larmes se rattachent au don de crainte, puisque c'est par lui que l'on s'éloigne des cupidités et des délectations du monde. - Sous un autre aspect, nous pouvons dans ces béatitudes considérer les motifs qui les inspirent; alors certains d'entre eux obligent à une autre attribution. En effet, ce qui meut surtout la mansuétude, c'est la révérence envers Dieu, qui se rattache au don de piété. Ce qui porte aux larmes, c'est principalement la science, par laquelle l'homme connaît ses propres défauts et ceux des choses de ce monde, selon le mot de l'Ecclésiaste (1,18): « Qui ajoute de la science ajoute aussi de la douleur. » C'est surtout la force de l'âme qui pousse à avoir faim des oeuvres de la justice. C'est surtout le conseil de Dieu qui pousse à la pitié, selon la parole de Daniel (4,24): « Que mon conseil plaise au roi: Rachète tes péchés par des aumônes, et tes iniquités par les miséricordes que tu fais aux pauvres. » C'est ce mode d'attribution que suit S. Augustin dans son livre commentant le Sermon du Seigneur sur la montagne.

4. Il est nécessaire que toutes les béatitudes énoncées dans la Sainte Écriture se ramènent à celles-ci, soit quant aux mérites, soit quant aux récompenses, puisqu'il est nécessaire que toutes se rapportent de quelque façon ou à la vie active ou à la vie contemplative. C'est pourquoi, dire « Bienheureux l'homme que le Seigneur corrige » appartient à la béatitude des larmes. « Bienheureux l'homme qui n'est pas allé au conseil des impies », appartient à la pureté de coeur. Mais quand on dit « Bienheureux l'homme qui a trouvé la sagesse », c'est la récompense de la septième béatitude. Et il en est évidemment de même pour tous les autres textes qu'on peut apportera

5. En sens contraire, la huitième béatitude est une confirmation et une explication de toutes celles qui précèdent. Car, du fait qu'un homme est confirmé dans la pauvreté d'esprit, dans la douceur et dans toute la suite des béatitudes, il en résulte qu'aucune persécution ne l'éloigne de ces biens. Aussi la huitième béatitude se rapporte-t-elle d'une certaine manière aux sept précédentes.

6. D'après le récit de S. Luc, le sermon du Seigneur a été adressé aux foules. C'est pourquoi les béatitudes y sont énumérées selon la capacité des foules, qui ne connaissent que la béatitude voluptueuse, temporelle et terrestre. Aussi le Seigneur se borne à exclure par quatre béatitudes les quatre choses qui semblent appartenir à cette béatitude-là. La première est l'abondance des biens extérieurs; il l'exclut en disant: « Bienheureux les pauvres. » La deuxième est le bien-être du corps dans la nourriture, la boisson etc., il l'exclut par cette deuxième parole: « Bienheureux vous qui avez faim. » La troisième est le bien-être quant à la joie du coeur; il l'exclut en troisième lieu par ces mots: « Bienheureux vous qui pleurez maintenant. » La quatrième est la faveur publique: il l'exclut en quatrième lieu par les mots: « Bienheureux serez-vous quand les hommes vous haïront- » Et, comme dit S. Ambroise: « La pauvreté se rattache à la tempérance, qui ne cherche pas les biens trompeurs; la faim se rattache à la justice, parce que celui qui a faim est compatissant et, compatissant, se montre généreux; les larmes se rapportent à la prudence, à qui il appartient de pleurer ce qui est périssable; souffrir la haine des hommes appartient à la force. »

ARTICLE 4: La convenance des récompenses attribuées aux béatitudes

Objections: 1. Il semble que les récompenses des béatitudes soient énumérées de façon malheureuse. Car le Royaume des cieux, qui est la vie éternelle, contient tous les biens. Après l'avoir proposé, il ne fallait pas proposer d'autres récompenses.

Page 25: Ia.-IIae (2)

2. Le royaume des cieux est placé comme récompense et dans la première béatitude et dans la huitième. On devait donc au même titre le mettre dans toutes.

3. Dans les béatitudes on suit, dit S. Augustin, une marche ascendante. Dans les récompenses au contraire la marche parait être descendante, car la possession de la terre est inférieure au royaume des cieux. Il n'y a donc pas là un bon catalogue des récompenses.

En sens contraire, il y a l'autorité du Seigneur lui-même qui les propose de cette manière.

Réponse: Ces récompenses sont désignées de la manière la plus appropriée si l'on considère la condition des béatitudes d'après les trois espèces de béatitude que nous venons de cataloguer.

En effet, les trois premières béatitudes se caractérisent par l'éloignement de ce qui procure la béatitude voluptueuse. L'homme désire cette béatitude en cherchant ce qui est l'objet naturel du désir non là où il doit le chercher, c'est-à-dire en Dieu, mais dans les réalités temporelles et périssables. Et c'est pourquoi les récompenses des trois premières béatitudes sont caractérisées d'après ces biens mêmes que certains vont chercher dans la béatitude terrestre. Effectivement, dans les biens extérieurs, les richesses et les honneurs, les hommes recherchent une certaine excellence et une certaine abondance; or, le royaume des cieux implique l'une et l'autre puisqu'il procure l'excellence et l'abondance des biens en Dieu. C'est pourquoi le Seigneur a promis à ceux qui sont pauvres en esprit le royaume des cieux. Ce que cherchent au moyen de procès et de guerres les hommes féroces et sans douceur, c'est d'acquérir pour eux-mêmes la sécurité en détruisant leurs ennemis. Aussi le Seigneur a-t-il promis aux doux la possession sûre et tranquille de cette terre des vivants qui symbolise la solidité des biens éternels. Ce que cherchent les hommes dans les désirs et dans les plaisirs du monde, c'est d'avoir de la consolation contre les peines de la vie présente. Et c'est pourquoi le Seigneur a promis la consolation à ceux qui pleurent.

Après quoi deux autres béatitudes se rapportent aux oeuvres de la béatitude active. Ce sont celles des vertus qui ordonnent l'homme à son prochain. De ces oeuvres certains sont détournés par un amour désordonné de leur bien propre. Aussi le Seigneur attribue-t-il comme récompenses à ces béatitudes les choses mêmes à cause desquelles les hommes s'éloignent des bonnes oeuvres. Il y en a, en effet, qui s'éloignent des oeuvres de justice, ne rendant pas ce qu'ils doivent, mais plutôt volant ce qui ne leur appartient pas, afin de se rassasier de biens temporels. Voilà pourquoi, à ceux qui sont affamés de justice, le Seigneur a promis un rassasiement. Il y en a encore qui s'éloignent des oeuvres de miséricorde pour ne pas se mêler des misères d'autrui. Voilà pourquoi, aux miséricordieux le Seigneur a promis une miséricorde qui puisse les délivrer de toute misère.

Quant aux deux dernières béatitudes, elles se rapportent à la félicité ou béatitude de la contemplation. Aussi les récompenses y sont-elles accordées en conformité avec les dispositions qu'on trouve dans le mérite. Car la pureté de I'oeil consiste à voir clair; aussi les coeurs purs reçoivent-ils la promesse de la vision de Dieu. Quant au fait d'établir la paix ou en soi-même ou entre les autres, il manifeste que l'on est imitateur de Dieu, le Dieu d'unité et de paix. Aussi le pacifique reçoit-il en récompense la gloire de cette filiation divine qui consiste en la parfaite union à Dieu par une sagesse consommée.

Solutions: 1. Comme dit S. Jean Chrysostome, toutes ces récompenses ne sont en réalité qu'une seule chose: la vie éternelle, que l'intelligence humaine ne saisit pas. C'est pourquoi il a fallu les lui décrire par les différents biens qui nous sont connus, en ayant soin de les mettre en harmonie avec les mérites auxquels les récompenses sont attachées.

2. Comme la huitième béatitude est une sorte de confirmation de toutes les béatitudes, les récompenses de toutes les béatitudes lui sont dues. Voilà pourquoi on revient au début pour faire comprendre que lui sont attribuées logiquement toutes les récompenses. - Ou encore, selon S.

Page 26: Ia.-IIae (2)

Ambroise, le royaume des cieux est promis aux pauvres en esprit quant à la gloire de l'âme, mais à ceux qui souffrent persécution dans leur corps, le royaume est promis quant à la gloire du corps.

3. Les récompenses aussi s'enchaînent selon une progression. Car posséder la terre du royaume des cieux est plus que d'avoir simplement le royaume; il y a beaucoup de choses en effet que nous avons sans les posséder fermement et pacifiquement. De même être consolé dans le royaume, c'est plus que d'avoir et de posséder; il y a en effet bien des choses que nous possédons dans la douleur. De même, être rassasié est plus que d'être simplement consolé, car le rassasiement implique l'abondance de la consolation. Quant à la miséricorde, elle dépasse le rassasiement, elle signifie qu'on reçoit plus qu'on ne mérite, plus même qu'on ne pouvait désirer. Mais c'est encore une plus grande chose de voir Dieu, de même que celui-là est plus grand qui est admis non seulement à manger à la cour du roi, mais aussi à le voir face à face. Toutefois, la souveraine dignité dans la maison du roi, c'est au fils du roi qu'elle appartient.

QUESTION 70: LES FRUITS DU SAINT-ESPRIT

1. Les fruits du Saint-Esprit sont-ils des actes? - 2. Diffèrent-ils des béatitudes? - 3. Leur nombre. - 4. Leur opposition aux oeuvres de la chair.

ARTICLE 1: Les fruits du Saint-Esprit sont-ils des actes?

Objections: 1. Ce que l'Apôtre dans son épître aux Galates appelle les fruits du Saint-Esprit ne semble pas consister en des actes. En effet, ce qui a un fruit ne doit pas être appelé fruit: ce serait aller à l'infini. Or nos actes ont du fruit. Il est écrit dans la Sagesse (3,15 Vg): « Le bon labeur a un fruit glorieux »; et en S. Jean (4,36): « Celui qui moissonne reçoit la récompense et ramasse du fruit pour la vie éternelle. » Donc nos actes eux-mêmes ne sont pas appelés fruits.

2. S. Augustin dit: « Nous jouissons des choses que nous connaissons dès que la volonté se repose avec délectation dans ces choses pour elles-mêmes. » Mais notre volonté ne doit pas se reposer dans nos actes pour eux-mêmes. Nos actes ne doivent donc pas être appelés des fruits.

3. Entre les fruits du Saint-Esprit l'Apôtre énumère des vertus: charité, mansuétude, foi et chasteté. Or les vertus ne sont pas des actes mais des habitus, avons-nous dit. Donc les fruits ne sont pas des actes.

En sens contraire, il est dit en S. Matthieu (12,33): « L'arbre se reconnaît à ses fruits », ce qui signifie, comme les Pères l'expliquent à cet endroit: « On connaît l'homme à ses oeuvres. » Ce sont donc les actes humains eux-mêmes qui sont appelés des fruits.

Réponse: Ce nom de fruit a été transposé du corporel au spirituel. Or, dans les réalités corporelles, on appelle fruit ce que produit une plante parvenue à son point de perfection et ce qui a en soi une certaine douceur. Ce fruit a une double relation: à l'arbre qui le produit, et à l'homme qui le prend à l'arbre. Ainsi donc, dans le domaine spirituel, nous pouvons entendre ce mot de fruit dans une double acception. Dans un sens on dira « le fruit de l'homme », comme si l'homme était l'arbre qui le produit. Dans l'autre sens on appellera « fruit de l'homine » ce que l'homme obtient.

Or, tout ce que l'homme obtient n'a pas raison de fruit, mais seulement ce qui est ultime et comporte de la délectation. En effet l'homme possède le champ et l'arbre: ce n'est pas eux qu'on appelle des fruits, mais seulement ce qui est ultime, ce que l'homme entend recevoir du champ et de l'arbre. En ce sens, on appelle fruit de l'homme sa fin ultime, dont il doit avoir la jouissance.

Page 27: Ia.-IIae (2)

Si l'on appelle fruit de l'homme ce qui est produit par lui, alors ce sont les actes humains eux-mêmes qui sont appelés fruits. L'action est en effet l'acte second de celui qui agit, et elle comporte de la délectation si elle lui convient. Donc, si l'activité de l'homme émane de lui selon la capacité de sa raison, on dit qu'elle est le fruit de la raison. Mais si elle procède de lui selon une vertu plus haute, celle du Saint-Esprit, on dit que l'action de l'homme est le fruit du Saint-Esprit, comme d'une semence divine, car il est écrit dans la première épître de Jean (3,9): « Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché parce que la semence de Dieu demeure en lui. »

Solutions: 1. Puisque le fruit a, d'une certaine manière, raison de réalité ultime et de fin, rien n'empêche qu'un fruit ait un autre fruit, ainsi qu'une fin est ordonnée à une fin. Donc nos oeuvres, en tant qu'elles sont des effets du Saint-Esprit opérant en nous, ont raison de fruits; mais, en tant qu'elles sont ordonnées à leur fin qui est la vie éternelle, elles ont plutôt raison de fleurs, d'où le mot de l'Ecclésiastique (24,17 Vg): « Mes fleurs sont des fruits d'honneur et d'honnêteté. »

2. Quand on dit que la volonté se délecte d'une réalité à cause de la réalité même, cela peut se comprendre de deux façons. Ou « à cause de » s'entend de la cause finale, et ainsi on ne se délecte d'une réalité pour elle-même que si c'est la fin ultime. Ou bien « à cause de » désigne une cause formelle, et alors quelqu'un peut trouver à se délecter de la chose même en tout ce qui est délectable selon sa forme. Il est évident par exemple que le malade se délecte de la santé pour elle-même comme en une fin; dans le remède, si celui-ci est doux, on trouve aussi du plaisir, non comme en une fin, mais comme en une chose qui a un goût agréable; mais, si le remède est amer, le malade n'y prend aucun plaisir d'aucune sorte pour la chose en soi, mais uniquement en vue d'autre chose. Ainsi donc il faut dire qu'on doit se délecter en Dieu à cause de lui-même comme à cause d'une fin ultime; dans les actes vertueux, au contraire, on doit se délecter non pas comme s'ils étaient une fin, mais à cause de l'honnêteté qu'ils renferment et qui est agréable à leurs auteurs. Ce qui fait dire à S. Ambroise: « Les oeuvres des vertus sont appelés des fruits parce qu'elles procurent à leurs possesseurs la réfection d'une sainte et pure délectation ».

3. Les noms des vertus sont pris parfois pour les actes de ces vertus, comme S. Augustin dit que « la foi est l'acte de croire ce que vous ne voyez pas », ete « la charité, un mouvement d'âme pour aimer Dieu et le prochain ». C'est de cette manière qu'on emploie aussi des noms de vertus dans l'énumération des fruits.

ARTICLE 2: Les fruits diffèrent-ils des béatitudes?

Objections: 1. Il semble que non. Car les béatitudes sont attribuées aux dons, on l'a dit plus haut. Mais les dons perfectionnent l'homme pour qu'il se laisse mouvoir par le Saint-Esprit. Les béatitudes sont donc elles-mêmes des fruits du Saint-Esprit.

2. Le rapport du fruit de la vie éternelle à la béatitude future, qui est une possession réelle, se retrouve entre les fruits de la vie présente et la béatitude de la vie présente, qui viennent de l'espérance. Mais le fruit de la vie éternelle, c'est la béatitude de la vie éternelle elle-même. Donc les fruits de la vie présente, ce sont aussi les béatitudes elles-mêmes.

3. La raison de fruit comporte qu'il soit quelque chose d'ultime et de délectable. Mais, on l'a dit plus hautg, cela appartient aussi à la raison de béatitude. Le fruit et la béatitude ont une raison identique. Donc ils ne doivent pas être distingués l'un de l'autre.

En sens contraire, quand les espèces ne sont pas les mêmes, les choses non plus ne sont pas les mêmes. Mais les fruits d'une part, les béatitudes de l'autre, se répartissent sur des espèces qui ne sont

Page 28: Ia.-IIae (2)

pas les mêmes, comme on le voit par leurs dénombrements respectifs. Donc les fruits diffèrent des béatitudes.

Réponse: On exige plus pour la raison de béatitude que pour celle de fruit. Car, pour la raison de fruit, il suffit qu'on ait quelque chose d'ultime et de délectable. Mais la raison de béatitude exige en outre que ce soit quelque chose de parfait et d'excellent. Ainsi toutes les béatitudes peuvent-elles être appelées des fruits, mais non inversement. En effet, toutes les oeuvres vertueuses dans lesquelles on trouve de la délectation sont des fruits. Mais on appelle béatitudes uniquement les oeuvres parfaites qui, en raison même de leur perfection, sont attribuées plutôt aux dons qu'aux vertus, comme on l'a dit ci-dessus.

Solutions: 1. Cet argument prouve que les béatitudes sont des fruits, mais non que tous les fruits soient des béatitudes.

2. Le fruit de la vie éternelle est ultime et parfait absolument, et c'est pourquoi il n'est distinct en rien de la béatitude éternelle à venir. Mais dans la vie présente les fruits ne sont pas ultimes ni parfaits absolument, et c'est pourquoi ils ne sont pas tous des béatitudes.

3. Il y a quelque chose de plus, nous venons de le dire, dans ia raison de béatitude que dans celle de fruit.

ARTICLE 3: Le nombre des fruits

Objections: 1. Il semble que l'Apôtre ait eu tort d'en compter douze dans l'épître aux Galates (5,22). Ailleurs, en effet, dans l'épître aux Romains (6,22), il dit qu'il n'y a qu'un seul fruit pour la vie présente: « Vous avez votre fruit dans la sanctification. » Et en Isaïe (27,9) il est écrit: « Tel sera tout le fruit qu'il recueillera en renonçant à son péché. » Il n'y a donc pas à énumérer douze fruits.

2. Le fruit est ce qui sort, avons-nous dit, d'une semence spirituelle. Mais le Seigneur (Mt 13,23) présente un triple fruit provenant d'une semence semée en bonne terre: cent, soixante et trente pour un. Il n'y a donc pas à présenter douze fruits.

3. La raison de fruit implique qu'il soit chose ultime et délectable. Mais cette raison ne se trouve pas dans tous les fruits énumérés par l'Apôtre: la patience et la longanimité semblent bien exister dans les choses affligeantes; la foi n'a pas raison de chose ultime, mais plutôt de premier fondement. Il y a donc quelque chose de trop dans l'énumération des fruits.

En sens contraire, il semble au contraire que cette énumération n'est pas suffisante et qu'il y manque quelque chose. Nous avons dit en effet que toutes les béatitudes peuvent être appelées des fruits; mais toutes ne sont pas énumérées ici. Il n'y a rien non plus qui se rapporte à l'acte de la sagesse, ni de beaucoup d'autres vertus.

Réponse: Ce nombre de douze fruits énumérés par l'Apôtre est justifié. On peut même en voir le symbole dans ces douze fruits dont il est parlé à la fin de l'Apocalypse (22,2): « Des deux côtés du fleuve l'arbre de vie portant douze fruits. » Mais puisqu'on donne ce nom de fruit à ce qui sort d'un principe comme d'une semence ou d' une racine, on devra tenir compte de la distinction de ces fruits d'après les différents progrès du SaintEsprit en nous. Ces progrès consistent en ce que l'homme spirituel est bien ordonné, premièrement en lui-même; deuxièmement par rapport à ce qui est à côté de lui; troisièmement par rapport à ce qui est au-dessous de lui.

Page 29: Ia.-IIae (2)

L'homme spirituel est bien disposé en lui-même quand il se possède parfaitement dans la prospérité comme dans l'adversité. Or à l'égard du bien, la première disposition de l'esprit humain se fait par l'amour, lequel est la première des affections, la racine de toutes, comme nous l'avons dit. C'est pourquoi parmi les fruits de l'esprit, on met en premier lieu la charité, en laquelle le Saint-Esprit est donné d'une manière spéciale, comme en sa propre ressemblance, puisque lui-même aussi est amour. Aussi l'Apôtre dit-il (Rm 5,5): « L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. » Mais l'amour de charité entrâine nécessairement la joie. Toujours en effet celui qui aime se réjouit d'être uni à l'aimé. Or la charité a toujours présent le Dieu qu'elle aime, selon S. Jean (1, 4,16): « Qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. » C'est pourquoi la joie est une conséquence de la charité. Or, la perfection de la joie c'est la paix. La paix à deux points de vue:

1° Quant au repos, à l'abri des causes extérieures de trouble. En effet, on ne peut se réjouir parfaitement du bien qu'on aime, si sa jouissance est troublée par les autres. Au contraire, celui qui a le coeur parfaitement pacifié dans un unique objet, ne peut être importuné par rien d'autre, parce qu'il tient pour rien tout le reste, d'où cette parole du Psaume (119,165): « Grande paix pour ceux qui aiment ta loi, et il n'y a pas pour eux de scandale », c'est-à-dire que les choses du dehors ne les troublent pas dans leur jouissance de Dieu.

2° La paix est aussi la perfection de la joie en ce qu'elle calme les remous du désir, car il ne possède pas la joie parfaite, celui à qui l'objet de sa joie ne suffit pas. Or la paix comporte ces deux éléments: que du dehors rien ne nous trouble, et que nos désirs se reposent en un objet unique. C'est pourquoi après la charité et la joie on met en troisième lieu la paix. - A l'égard des maux, l'esprit est en parfaite possession de lui-même sur deux points: que l'imminence des maux ne parvienne pas à le troubler ce qui est 1'oeuvre de la patience; ni l'attente prolongée des biens, ce qui est l'affaire de la longanimité, car « être privé d'un bien, comme il est dit dans 1'Ethique a raison de mal ».

Par rapport à ce qui est à côté de lui, c'est-à-dire le prochain, l'homme spirituel est en de bonnes dispositions, 1° quant à la volonté de bien faire, et à cela se rapporte la bonté; 2° quant à la bienfaisance effective, et à cela se rapporte la bénignité; car on attribue celle-ci aux hommes qu'un « bon feu d'amour » enflamme à faire du bien au prochain; 3° quant à l'égalité d'âme pour supporter les maux infligés par les proches, et c'est à cela que se rapporte la mansuétude, qui refrène les colères; 4° quant au fait de ne nuire aucunement au prochain, non seulement par colère, mais non plus par fraude ou par ruse, et à cela s'applique la foi, prise au sens de fidélité. Mais si nous la prenons au sens de la foi par laquelle on croit en Dieu, alors, par cette foi, l’homme est ordonné à ce qui est au-dessus de lui, c'est-à-dire à soumettre à Dieu son intelligence et, par voie de conséquence, tout ce qui est à lui.

Mais par rapport à ce qui est au-dessous de lui l'homme est en de bonnes dispositions, 1° quant aux actions extérieures, grâce à la modestie qui garde la mesure en tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait. 2° Quant aux convoitises intérieures, grâce à la continence et à la chasteté, soit que l'on distingue ces deux choses par ce fait que la chasteté refrène ce qui est illicite, tandis que la continence refrène même ce qui est licite; soit qu'on les distingue par ce fait que le continent éprouve les convoitises mais n'est pas entraîné par elles, tandis que le chaste ni ne les éprouve ni n'est entraîné par elles.

Solutions: 1. La sanctification provient de toutes les vertus, qui enlèvent aussi les péchés. C'est pourquoi, aux endroits cités, le fruit est nommé au singulier en raison de l'unité de genre. Genre qui se partage en de multiples espèces d'après lesquelles sont désignés les multiples fruits.

2. Les fruits ne sont pas différenciés par cent, soixante, et trente, d'après les diverses espèces d'actes vertueux, mais d'après les divers degrés de perfection, même dans une seule vertu. Ainsi, on dit que la continence dans le mariage est symbolisée par le fruit à trente pour un, celle du veuvage par le fruit à soixante, tandis que celle de la virginité est représentée par le cent pour un. - Les Pères ont aussi d'autres façons de distinguer dans ces trois fruits évangéliques comme trois degrés dans la vertu. Et

Page 30: Ia.-IIae (2)

l'on suppose trois degrés parce que, en tout domaine, la perfection se présente selon un commencement, un milieu et une fin.

3. Le fait même de ne pas être troublé dans les tristesses de la vie se présente comme un fruit délectable. La foi aussi, même si on la prend en tant qu'elle est le fondement de la vie spirituelle, possède un certain aspect de chose ultime et délectable selon qu'elle contient une certitude. D'où ce commentaire de la Glose: « La foi, c'est-à-dire la certitude de l'invisible. »

4. En sens contraire, comme dit S. Augustin dans son commentaire de l'épître aux Galates, « l'Apôtre n'a pas adopté ce chiffre pour enseigner combien il y a d'oeuvres de la chair ou de fruits de l'esprit, mais pour montrer dans quelle genre de choses celles-là sont à éviter, ceux-ci à rechercher ». Aussi auraient-ils pu être énumérés en nombre plus ou moins grand. Et cependant, tous les actes des dons et des vertus peuvent, selon une certaine convergence, se ramener à ces fruits selon que toutes les vertus et tous les dons ordonnent nécessairement l'âme selon l'une des modalités qu'on vient de dire. Aussi les actes de la sagesse, et ceux de tous les dons qui nous ordonnent au bien, se ramènent-ils à la charité, à la joie et à la paix. Néanmoins, si Paul a donné cette énumération plutôt qu'une autre, c'est parce que les fruits énumérés ici impliquent davantage soit une jouissance des biens, soit un adoucissement des maux: ce qui, semble-t-il, appartient à la raison de fruit.

ARTICLE 4: L'opposition des fruits aux oeuvres de la chair

Objections: 1. L'Apôtre énumère aussi les oeuvres de la chair (Ga 5,19). A ce qu'il semble, les fruits ne leur sont pas contraires. Les contraires sont dans un même genre. Mais on ne dira pas que les oeuvres de la chair sont des fruits. Donc les fruits de l'esprit ne leur sont pas contraires.

2. Une chose est contraire à une autre. Or l'Apôtre énumère plus d'oeuvres de la chair que de fruits de l'esprit. Donc fruits de l'esprit et oeuvres de la chair ne sont pas des contraires.

3. Au premier rang des fruits de l'esprit on met la charité, la joie, la paix, auxquelles ne correspondent pas les oeuvres de la chair énumérées en premier, qui sont la fornication, l'impureté, l'impudicité. Donc les fruits de l'esprit ne sont pas contraires aux oeuvres de la chair.

En sens contraire, l'Apôtre dit dans le même passage que « la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair ».

Réponse: Oeuvres de la chair et fruits de l'esprit peuvent être pris dans une double acception: 1° Sous un aspect général. En ce sens les fruits du Saint-Esprit sont, dans l'ensemble, contraires aux oeuvres de la chair. Le Saint-Esprit meut en effet l'esprit humain vers ce qui est selon la raison, ou plutôt vers ce qui est au-dessus de la raison. L'appétit de la chair, qui est l'appétit sensible, entraîne vers les biens sensibles, qui sont au-dessous de l'homme. Aussi, de même que dans la nature un mouvement vers le haut et un mouvement vers le bas sont contraires, de même dans les oeuvres humaines les oeuvres de la chair et les oeuvres de l'esprit.

2° On peut considérer autrement les fruits énumérés sous l'aspect qui est propre à chacun d'eux, et pareillement les oeuvres de la chair. En ce sens, il n'est pas nécessaire qu'ils se fassent opposition un par un, parce que, comme nous l'avons dit, l'Apôtre n'a pas l'intention d'énumérer toutes les oeuvres spirituelles ni toutes les oeuvres charnelles. Pourtant, avec une certaine ingéniosité, S. Augustin oppose un par un les actes de la chair aux fruits de l'esprit. « La fornication est la passion d'assouvir les désirs charnels en dehors d'une union légitime: c'est l'opposé de la charité, par laquelle l'âme est unie à Dieu, et en laquelle se trouve aussi la vraie chasteté. Quant aux impuretés, ce sont tous les troubles que fait naître la fornication, à quoi s'oppose la joie de la tranquillité. La servitude des idoles

Page 31: Ia.-IIae (2)

mène la guerre contre l'évangile de Dieu; son opposé est la paix. Aux maléfices, aux inimitiés, disputes et rivalités, aux animosités et dissensions, s'oppose la longanimité pour supporter les misères des hommes chez qui l'on vit, la bénignité pour y porter remède, et la bonté pour pardonner. Aux hérésies s'oppose la foi; à l'envie la mansuétude; aux excès du boire et du manger, la continence. »

Solutions: 1. Ce qui vient d'un arbre contrairement à sa nature, on ne dit pas que c'en est le fruit, on dit plutôt que c'en est la corruption. Aussi, comme les oeuvres des vertus sont connaturelles à la raison alors que les oeuvres des vices lui sont contraires, on donne à celles-là le nom de fruits mais pas à celles-ci.

2. « Le bien arrive d'une seule manière, dit Denys; le mal de beaucoup de façons n »: de là vient qu'à une seule vertu s'opposent plusieurs vices. Et c'est pourquoi il n'est pas étonnant que l'on compte plus d'oeuvres de la chair que de fruits de l'esprit.

3. Ce qu'on vient de dire donne la solution.

LES VICES ET LES PÉCHÉS

Après l'étude des vertus vient celle des vices et des péchés. Et à ce propos six grandes sortes de considération se présentent: 1° Les vices et les péchés en eux-mêmes (Q. 71); 2° la distinction des péchés (Q. 72); 3° leurs relations mutuelles (Q. 73); 4° le sujet du péché (Q. 74); 5° sa cause (Q. 75-84); 6° ses effets (Q. 85-89).

QUESTION 71: LA NATURE DU PÉCHÉ

1. Le vice est-il le contraire de la vertu? - 2. Est-il contraire à la nature? - 3. Quel est le pire: le vice, ou l'acte vicieux? - 4. L'acte vicieux peut-il coexister avec la vertu? - 5. En tout péché y a-t-il un acte? - 6. La définition donnée par S. Augustin: « Le péché est tout ce qui est dit, fait ou désiré contre la loi éternelle. »

ARTICLE 1: Le vice est-il le contraire de la vertu?

Objections: 1. Il ne semble pas, car une chose, dit le Philosophe, n'a qu'un contraire. Or le contraire de la vertu c'est le péché et sa malice. Ce n'est donc pas le vice, qui se dit d'ailleurs de toutes sortes de choses, par exemple d'un organisme aux membres mal conformés.

2. La vertu dénote la perfection d'une puissance. Mais le vice ne dénote rien qui se rattache à la puissance.

3. Cicéron dit que la vertu est la santé de l'âme. Le contraire de la santé est l'indisposition ou la maladie plutôt que le vice.

En sens contraire, S. Augustin dit que « le vice est la qualité par laquelle une âme est mauvaise ». Or la vertu est la qualité qui rend bon celui qui la possède. Vertu et vice sont donc deux contraires.

Réponse: Il y a deux choses à considérer dans la vertu: son essence et son but. Et dans l'essence de la vertu on peut considérer ce qui se présente directement et ce qui est une conséquence. Directement, la vertu est la disposition d'un être à bien se comporter conformément à sa nature. D'où cette définition du Philosophe: « La vertu est chez l'être parfait la disposition au meilleur. J'appelle parfait ce qui est disposé selon sa nature. » Conséquemment, la vertu est une bonté, car la bonté consiste pour chacun à

Page 32: Ia.-IIae (2)

se réaliser adéquatement dans le sens de sa nature. Quant au but de la vertu, c'est de faire accomplir de bonnes actions, nous l'avons déjà montré.

D'après cela, trois choses vont donc se trouver en opposition avec la vertu. L'une est le péché, qui s'oppose à elle du côté de son but, car le péché nomme à proprement parler l'action désordonnée, au lieu que l'action vertueuse est celle qui est dans l'ordre et dans le devoir. La deuxième chose contraire à la notion de vertu en tant que celle-ci est une certaine bonté, c'est la malice. Enfin, sur le point qui lui est directement essentiel, la vertu a pour opposé le vice. Car le vice de toute chose, c'est bien, semble-t-il, de ne pas être dans les dispositions qui conviennent à sa nature. Ce qui fait dire à S. Augustin: « Ce que vous voyez manquer à la perfection d'une nature, vous pouvez dire que c'est du vice. »

Solutions: 1. Péché, malice et vice, ce sont là trois choses contraires à la vertu, mais à des points de vue différents. Le péché contrarie la vertu dans son aptitude à bien agir, la malice dans sa bonté, le vice dans sa qualité propre de vertu.

2. La vertu n'implique pas seulement la perfection de la puissance qui est au principe de l'acte, elle implique aussi la bonne disposition du sujet dont elle est la vertu; et cela parce que chacun agit conformément à ce qu'il est en acte. Il est donc requis, pour être en mesure de bien agir, que l'on ait en soi de bonnes dispositions. C'est par là que le vice s'oppose à la vertu.

3. Selon Cicéron au même endroit: « La maladie et les indispositions acheminent à un état vicié de tout l'organisme: il y a d'abord la maladie, la fièvre par exemple, qui indique que le corps est en mauvais état; puis viennent l'indisposition et la maladie qui épuisent les forces; enfin il y a vice quand les organes sont en désaccord. » Parfois, le corps est malade sans être paralysé, par exemple lorsqu'on est mal disposé intérieurement, sans être empêché de vaquer extérieurement à ses activités habituelles. Cependant, Cicéron le dit lui-même, en ce qui concerne l'esprit, on ne peut distinguer ces deux états que par la pensée. Lorsque l'on est intérieurement mal disposé, cela vient nécessairement d'une affection désordonnée qui nous rend incapables d'accomplir nos devoirs; c'est ce que dit l'Évangile (Mt 12,33): « On reconnaît l'arbre à son fruit », c'est-à-dire l'homme à ses oeuvres. Quant au « vice de l'âme », Cicéron explique dans ce même passage que « c'est, dans toute la vie, une décomposition des habitus et des affections, une sorte de désagrégation interne ». Et cela peut se présenter même en dehors d'un état de maladie ou d'incapacité, par exemple lorsque l'on pèche par faiblesse ou passion. Il résulte donc de tout cela que le vice dit quelque chose de plus que la maladie ou l'incapacité, de même que la vertu dit quelque chose de plus que la santé; car la santé n'est d'après Aristote qu'une certaine vertu. C'est pourquoi il vaut mieux opposer le vice à la vertu plutôt que la maladie ou l'incapacité.

ARTICLE 2: Le vice est-il contraire à la nature?

Objections: 1. Cela ne parait pas possible. On vient de voir que le vice est le contraire de la vertu. Mais la vertu ne nous est pas naturelle, elle est chez nous infuse ou acquise. Les vices ne sont donc pas contraires à la nature.

2. On ne peut pas s'accoutumer à ce qui est contraire à la nature: « Une pierre ne s'accoutume jamais à monter en l'air » dit Aristote. Or il y a des gens qui s'accoutument aux vices. Ceux-ci ne sont donc pas contraires à la nature.

3. Ce qu'il y a de plus commun chez ceux qui ont une nature ne saurait être contraire à la nature. Or le vice est ce qu'il y a de plus commun parmi les hommes, suivant la parole de l'Évangile (Mt 7,13): « La route qui mène à la perdition est large, et il y passe beaucoup de monde. » Donc le vice n'est pas contre la nature.

Page 33: Ia.-IIae (2)

4. D'après ce que nous avons dit ii le péché se rattache au vice comme l'acte à l'habitus. Mais le péché est défini par S. Augustin comme « une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de Dieu ». Or la loi de Dieu est au-dessus de la nature. Il vaut donc mieux dire aussi que le vice est contre la loi plutôt que contre la nature.

En sens contraire, S. Augustin affirme « Tout vice, du fait qu'il est un vice, est contraire à la nature. »

Réponse: Le vice est le contraire de la vertu, nous venons de le dire. Or la vertu consiste pour chacun à être dans les bonnes dispositions qui conviennent à sa nature, nous l'avons dit précédemment. Il faut donc appeler vice, en quelque réalité que ce soit, le fait que celle-ci est dans des dispositions contraires à sa nature. C'est bien en pareil cas qu'il y a lieu de vitupérer, ce qui fait croire, dit S. Augustin, que « le mot vitupération dérive du mot vice ».

Mais il faut remarquer que la nature d'une chose c'est avant tout sa forme, qui lui donne l'espèce. Or ce qui fait l'espèce humaine c'est l'âme raisonnable. Voilà pourquoi tout ce qui est contre l'ordre de la raison est proprement contre la nature de l'homme considéré en tant qu'homme, et ce qui est selon la raison est selon la nature de l'homme en tant qu'homme: « Le bien de l'homme, dit Denys, est de se conformer à la raison, et son mal est de s'en écarter. » Par conséquent, la vertu humaine, celle qui rend l'homme bon, et son oeuvre aussi, est en conformité avec la nature humaine dans la mesure même où elle est en harmonie avec la raison, et le vice est contre la nature humaine dans la mesure où il est contre l'ordre de la raison.

Solutions: 1. Les vertus ne sont pas causées par la nature, du moins en leur état parfait. Cependant elles nous inclinent dans le sens de la nature, autrement dit de la raison. Cicéron dit en effet que « la vertu est l'habitus qui se conforme à la raison comme naturellement ». C'est ainsi que la vertu est appelée conforme à la nature, et le vice, tout à l'opposé, contraire à la nature.

2. Le Philosophe parle là de ce qui est contraire à la nature dans le sens où cela s'oppose à ce qui est un effet de la nature; non en ce sens où contraire à la nature s'oppose à ce qui est conforme à la nature. C'est ainsi qu'on dit les vertus conformes à la nature en tant qu'elles inclinent à ce qui convient à la nature.

3. Il y a dans l'homme une double nature, raisonnable et sensible. Et puisque c'est par l'activité des sens que l'on parvient à celle de la raison, il y a plus de gens à suivre les inclinations de la nature sensible qu'il y en a à suivre l'ordre de la raison; car il se trouve toujours plus de monde pour commencer une chose que pour la finir. Or les vices et les péchés proviennent justement chez les hommes de ce qu'on suit le penchant de la nature sensible contre l'ordre de la raisons.

4. C'est la même chose de pécher contre une oeuvre d'art et de pécher contre l'art dont elle est le produit. Or la loi éternelle est dans le même rapport avec l'ordre de la raison humaine que l'art avec l'oeuvre d'art. Aussi est-ce au même titre que le vice et le péché s'opposent à l'ordre de la raison humaine, et qu'ils s'opposent à la loi éternelle. Ce qui explique cette affirmation de S. Augustin: « Dieu donne à toutes les natures d'être ce qu'elles sont. Et elles deviennent vicieuses dans la mesure où elles s'éloignent de l'art de celui qui les a créées. »

ARTICLE 3: Quel est le pire: le vice ou l'acte vicieux?

Objections: 1. Il semble que le vice, qui est un habitus mauvais, soit pire que le péché, qui est un acte mauvais. En effet, l'acte passe et l'habitus demeure. Or, si un bien est meilleur lorsqu'il est plus durable, le mal qui se prolonge est pire. Or l'habitus vicieux est plus durable que les actes vicieux, qui passent aussitôt. Donc l'habitus vicieux est pire que l'acte vicieux.

Page 34: Ia.-IIae (2)

2. Plusieurs maux sont plus à redouter qu'un seul. Or un habitus mauvais est virtuellement la source de beaucoup de mauvaises actions. Donc l'habitus du vice est pire que son acte.

3. Une cause est plus puissante que son effet. Or l'habitus est la cause qui donne à l'acte toute sa bonté comme toute sa malice. L'habitus est donc plus puissant que l'acte, dans le bien comme dans le mal.

En sens contraire, on est puni pour un acte vicieux et c'est justice, tandis qu'on ne l'est pas pour un habitus, si cet habitus ne passe pas à l'acte. C'est donc que dans le vice l'acte est pire que l'habitus.

Réponse: L'habitus tient le milieu entre la puissance et l'acte. Or il est évident que l'acte l'emporte sur la puissance dans le bien comme dans le mal; il est mieux de bien agir que de pouvoir bien agir, et semblablement plus blâmable de mal agir que de pouvoir mal agir. Par suite, l'habitus doit tenir dans le bien comme dans le mal un rang intermédiaire entre la puissance et l'acte; ce qui revient à dire que si le bon ou le mauvais habitus ont plus de bonté ou de malice que la puissance, ils en ont moins que l'acte.

C'est du reste visible dans le fait que l'habitus n'est qualifié bon ou mauvais que parce qu'il incline à l'acte bon ou à l'acte mauvais. Aussi est-ce la bonté ou la malice de l'acte qui fait la qualité de l'habitus. Et ainsi, l'acte est plus chargé de bonté ou de malice que l'habitus; car en toute chose ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus fort.

Solutions: 1. Rien n'empêche qu'une chose soit plus importante qu'une autre absolument, et moins importante relativement. On juge supérieur absolument ce qui l'emporte quant à ce qui est considéré essentiellement chez les deux êtres que l'on compare; et supérieur relativement ce qui se rattache par accident à ces deux êtres. Or nous venons de montrer d'après l'essence même des deux êtres, que l'acte l'emporte sur l'habitus dans le bien comme dans le mal. Que l'habitus soit plus durable que l'acte, c'est accidentel, et cela vient de ce que l'un et l'autre se trouvent dans une nature qui ne peut agir toujours et dont l'action consiste en un mouvement passager. Ainsi donc l'acte a une supériorité absolue dans le bien comme dans le mal, mais l'habitus a une supériorité relative.

2. Un habitus n'est pas absolument parlant plusieurs actes; il les contient virtuellement, c'est-à-dire d'une manière toute relative. On ne peut donc conclure de cet argument que l'habitus soit absolument plus fort que l'acte en bonté ou en malice.

3. L'habitus est pour l'acte une cause efficiente, mais l'acte est pour l'habitus une cause finale. Or c'est de la cause finale que dépend la raison de bien et de mal. Et c'est pour cela que l'acte l'emporte sur l'habitus dans le bien et dans le mal.

ARTICLE 4: L'acte vicieux peut-il coexister avec la vertu?

Objections: 1. Apparemment non, puisque les contraires ne peuvent coexister dans le même être. Or le péché, nous venons de le voir, est contraire à la vertu. Il ne peut donc coexister avec elle.

2. Le péché est pire que le vice, c'est-à-dire que l'acte mauvais est pire que l'habitus mauvais. Mais le vice ne peut coexister avec la vertu dans le même sujet. Donc le péché pas davantage.

3. Le péché arrive dans les choses de la volonté comme il arrive dans celles de la nature, dit Aristote. Or le péché n'arrive jamais dans les choses naturelles que par une désorganisation de la vertu naturelle; c'est ainsi, dit-il, « que les monstres se produisent lorsqu'un principe a été détruit dans la semence ». Dans les choses volontaires aussi, le péché n'arrive que par la destruction d'une vertu de l'âme. Ainsi donc le péché et la vertu ne peuvent coexister dans le même individu.

Page 35: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, le Philosophe affirme que la vertu s'engendre et se détruit par des causes contraires. Mais un seul acte vertueux ne fait pas la vertu, nous l'avons vu. Donc un seul acte ne l'enlève pas non plus. Donc vertu et péché peuvent coexister dans le même sujet.

Réponse: Le péché se compare à la vertu comme l'acte mauvais à l'habitus bon. Or un habitus dans l'âme se comporte autrement que la forme dans une réalité naturelle. Une forme naturelle produit nécessairement l'acte qui lui convient, aussi ne peut-elle coexister avec l'acte d'une forme contraire; ainsi l'acte de refroidissement ne peut coexister avec la chaleur, un mouvement de descente avec la légèreté, à moins de subir la violence d'une poussée extérieure. Mais dans l'âme un habitus ne produit pas nécessairement son acte, on s'en sert comme on veut. Cela explique que tout en ayant un habitus on puisse ne pas s'en servir, ou même agir en sens contraire. Et c'est ainsi qu'en ayant de la vertu on peut faire un acte de péché.

L'acte de péché, considéré par rapport à l'habitus vertueux, n'a pas de quoi le détruire s'il reste unique; car, de même qu'un seul acte n'engendre pas un habitus, un seul acte ne le fait pas perdre. Mais si l'acte de péché est considéré par rapport à la cause des vertus, il est possible alors que des vertus soient détruites par un seul acte. En effet, tout péché mortel s'oppose à la charité, qui est la racine de toutes les vertus infuses en tant que vertus; c'est donc assez d'un seul acte de péché mortel, qui a exclu la charité, pour exclure toutes les vertus infuses, en tant que vertus. Je mets cette précision à cause de la foi et de l'espérance qui restent après le péché mortel, mais à l'état d'habitus informes, et ainsi ne sont plus des vertus. - Le péché véniel n'étant pas, lui, contraire à la charité, ne la fait pas perdre, ni les autres vertus non plus. Quant aux vertus acquises, elles ne sont enlevées par un seul acte d'aucun péché. Ainsi donc le péché mortel ne peut coexister avec les vertus infuses; il peut cependant coexister avec les vertus acquises

Solutions: 1. Le péché ne s'oppose pas à la vertu en elle-même, mais dans son acte. C'est pourquoi le péché ne peut coexister avec l'acte vertueux, mais peut coexister avec l'habitus vertueux.

2. Le vice s'oppose directement à la vertu, comme le péché à l'acte vertueux. Et c'est pourquoi le vice exclut l'acte de la vertu.

3. Les vertus de la nature agissent par nécessité; c'est ce qui explique que si elles sont intègres on ne puisse y trouver de péché en acte. Mais les vertus de l'âme ne produisent pas leurs actes par nécessité. Le cas n'est donc pas le même.

ARTICLE 5: En tout péché y a-t-il un acte?

Objections: 1. Vraisemblablement oui. Car ce qu'est le mérite par rapport à la vertu, le péché l'est par rapport au vice. Or il n'y a pas de mérite sans acte. Donc pas de péché non plus.

2. S. Augustin fait observer que « tout péché est tellement volontaire que ce qui n'est pas volontaire n'est pas péché ». Mais on ne peut avoir quelque chose de volontaire si ce n'est par un acte de volonté. Donc tout péché comporte un acte.

3. Si le péché existait sans aucun acte, il s'ensuivrait qu'on pécherait du seul fait de cesser l'acte que l'on doit faire. Or celui qui ne fait jamais son devoir cesse continuellement d'agir comme il devrait. Donc il pécherait continuellement, ce qui est faux. Il n'est donc pas vrai qu'on puisse pécher sans accomplir d'acte.

En sens contraire, nous lisons en S. Jacques (4,17): « Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas commet un péché. » Mais cela ne comporte aucun acte. Donc il peut y avoir péché sans aucun acte.

Page 36: Ia.-IIae (2)

Réponse: C'est principalement le péché d'omission qui soulève cette question. Sur la nature de ce péché les opinions sont partagées. Certains disent que dans tout péché de cette sorte il y a un acte, soit intérieur, soit extérieur. Acte intérieur, par exemple lorsqu'on veut ne pas aller à l'église quand on y est tenu. Acte extérieur, par exemple lorsqu'à l'heure d'aller à l'église ou même avant, on se livre à des occupations qui vont empêcher d'y aller. Ce dernier cas ne paraît pas d'ailleurs si différent du premier, car vouloir une chose lorsqu'elle est incompatible avec une autre, c'est vouloir positivement se passer de cette autre; sauf peut-être si l'on ne mesure pas que ce que l'on veut faire empêche ce que l'on est tenu de faire, ce qui peut être jugé une négligence coupable. - D'autres disent au contraire qu'il n'y a pas nécessairement un acte dans le péché d'omission; ne pas faire ce qu'on doit, c'est pécher.

Ces deux opinions ont une part de vrai. Si l'on ne comprend en effet, dans le péché d'omission, que ce qui appartient essentiellement à la raison de péché, alors il y suffit parfois d'un acte intérieur, comme vouloir ne pas se rendre à l'église; mais il peut même quelquefois se passer d'acte, aussi bien intérieur qu'extérieur, comme il arrive à celui qui à l'heure d'aller à l'église ne songe à rien, pas plus à y aller qu'à ne pas y aller. - Si au contraire on comprend aussi dans le péché d'omission les motifs ou les occasions d'omettre, il faut nécessairement qu'il y ait un acte dans le péché d'omission. Il n'y a en effet péché d'omission que lorsqu'on laisse de côté une chose qu'on peut faire ou ne pas faire. Si l'on en vient à ne pas faire ce qu'on pourrait faire ou non, il faut qu'il y ait à cela une cause ou une occasion, soit sur le moment, soit précédemment. Et même s'il s'agit d'une cause qui ne dépen pas de nous, l'omission n'a pas raison de péché, par exemple quand on ne va pas à l'église pour cause de maladie. Mais si la cause ou l'occasion dépend de la volonté, l'omission a raison de péché; et alors il faut toujours que cette cause, en tant qu'elle est volontaire, contienne un acte au moins intérieur de volonté.

Cet acte de volonté porte parfois directement sur l'omission même; par exemple lorsqu'on veut ne pas aller à l'église pour éviter un effort. Un tel acte est essentiellement péché d'omission, car la volonté que l'on met à un péché, quel qu'il soit, c'est cela même qui fait le péché, puisque l'acte volontaire appartient à la raison de péché. - D'autres fois l'acte de volonté porte directement sur autre chose qui empêche de faire ce qu'on doit; soit que la chose se présente au moment même, comme il arrive à qui veut a ler au eu quand le devoir serait d'aller à l'église; soit qu'elle ait lieu auparavant, comme lorsqu'on s'obstine à veiller tard le soir et qu'après cela on ne puisse aller à l'église de bon matin. Alors, cet acte intérieur ou extérieur n'est une omission que par accident, car l'omission se produit sans qu'on en ait eu l'intention, ce qui définit l'action accidentelle pour Aristote. Il est donc évident que le péché d'omission dans ce cas-là est toujours accompagné ou précédé d'un acte, mais que cet acte pourtant lui demeure accidentel. Or, on doit juger des choses d'après ce qui leur est essentiel et non d'après ce qui leur est accidentel. Aussi peut-on dire avec plus de vérité qu'il peut y avoir un péché en dehors de tout acte. Sans quoi il faudrait pareillement rapporter à l'essence des autres péchés actuels les actes et occasions qui ne sont que des circonstances.

Solutions: 1. Il faut plus de choses pour le bien que pour le mal, puisque « le bien est produit, dit Denys, par une cause parfaite, et le mal par n'irnporte quel défaut ». C'est pourquoi il peut y avoir péché, soit à faire ce qu'on ne doit pas, soit à ne pas faire ce qu'on doit; mais il n'y a mérite que si l'on fait volontairement tout ce qu'on doit. Et voilà pourquoi le mérite ne peut exister sans acte, tandis que le péché le peut.

2. Une chose est volontaire, est-il dit dans les Éthiques, non seulement parce qu'elle est l'objet d'un acte de volonté, mais parce qu'il est en notre pouvoir qu'elle soit ou ne soit pas. Aussi le fait même de ne pas vouloir peut être dit volontaire, puisqu'il est au pouvoir de l'homme de vouloir et de ne pas vouloir.

3. Le péché d'omission s'oppose au précepte positif qui oblige toujours mais non à tout moment. Aussi est-ce un péché qui existe seulement quand on cesse d'agir au moment où le précepte affirmatif oblige.

Page 37: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 6: La définition du péché par S. Augustin: « Une parole, un acte ou un désir contraire à la loi éternelle. »

Objections: 1. Cette définition est inexacte, car elle implique toujours un acte. Or nous venons de voir que tous les péchés n'impliquent pas d'acte. Donc cette définition n'englobe pas tous les péchés.

2. S. Augustin définit le péché dans un autre livre: « La volonté de retenir ou d'acquérir ce que la justice interdit. » Mais cette volonté, c'est une convoitise, c'est le désir au sens le plus large du mot. Il eût donc suffi de dire: « Le péché est un désir contraire à la loi éternelle », et il ne fallait pas ajouter « une parole ou un acte ».

3. Le péché consiste proprement à se détourner de sa fin; car le bien et le mal sont envisagés à titre principal par rapport à la fin, on l'a montré.

De là vient que S. Augustin le définit aussi par rapport à la fin, en disant que « pécher n'est autre chose que négliger les réalités étemelles pour s'attacher aux réalités temporelles ». Et dans un autre livre, il dit que « toute la perversité humaine consiste à se servir de ce dont on devrait jouir, et à jouir de ce dont on devrait se servir ». Or la définition soumise à notre examen ne fait aucune mention de cet éloignement de la fin obligée. Elle n'est donc pas suffisante pour définir le péché.

Dire qu'une chose est contraire à la loi, c'est dire qu'elle est défendue. Mais tous les péchés ne sont pas mauvais parce qu'ils sont défendus, il y en a qui sont défendus parce qu'ils sont mauvais. C'est donc une erreur de définir en général le péché comme contraire à la loi de Dieu.

5. Le péché, a-t-on dit, c'est l'acte humain mauvais. Or le mal de l'homme, dit Denys , c'est d'aller contre la raison. Il eût donc mieux valu définir que le péché est contre la raison plutôt que le dire contraire à la loi éternelle.

En sens contraire, l'autorité de S. Augustin s'impose.

Réponse: Le péché, d'après ce que nous avons dit, n'est rien d'autre que l'acte humain mauvais. - Un acte est humain dès lors qu'il est volontaire ou émanant de la volonté, comme le fait même de vouloir ou de choisir; ou de façon impérée, comme l'activité extérieure de parole ou d'action. - Un acte humain est mauvais du fait qu'il manque de mesure. Or une chose est mesurée si elle s'ajuste à une règle, et démesurée si elle s'écarte de la règle. La volonté humaine a une double règle, l'une toute proche et homogène qui est la raison humaine elle-même; l'autre qui sert de règle suprême et c'est la loi éternelle, la raison de Dieu en quelque sorte.

Voilà pourquoi S. Augustin a mis dans la définition du péché deux parties. L'une concerne la substance de l'acte humain, et c'est pour ainsi dire le matériel du péché, que désignent ces mots « action, parole ou désir ». L'autre se rapporte à ce qu'il y a de mal dans l'acte, et c'est pour ainsi dire le formel du péché, qui tient dans les mots « contraire à la loi éternelle ».

Solutions: 1. Affirmation et négation sont du même genre, comme le dit S. Augustin au sujet de l'engendré et de l'inengendré dans la Trinité. C'est pourquoi il faut entendre comme identiques ce qui est dit et non dit, ce qui est fait et non fait.

2. La cause première du péché est dans la volonté, qui commande tous les actes volontaires, les seuls dans lesquels on trouve du péché. Voilà pourquoi S. Augustin le définit quelquefois uniquement par la volonté. Mais comme les actes extérieurs, en outre, appartiennent à la substance du péché, puisqu'ils sont mauvais en eux-mêmes, nous l'avons dit, il était nécessaire de mettre dans la définition quelque chose qui se rapportât à eux.

Page 38: Ia.-IIae (2)

3. La loi éternelle, premièrement et à titre principal, ordonne l'homme à sa fin, mais conséquemment elle lui ordonne de bien se comporter dans l'usage des moyens. Aussi, dire que le péché est contraire à la loi éternelle, cela touche à l'éloignement de la fin et à tous les autres désordres.

4. Lorsque l'on dit que tout péché n'est pas mauvais parce que défendu, cela s'entend d'une défense portée par le droit positif. Car, si l'on se réfère au droit naturel contenu premièrement dans la loi éternelle et secondairement dans la faculté de juger naturelle à la raison humaine, alors on peut dire que le péché est toujours mauvais parce que défendu; car ce qui n'est pas dans l'ordre s'oppose par le fait même au droit naturel.

5. Les théologiens considèrent le péché principalement comme une offense contre Dieu; le philosophe moraliste y voit un acte contraire à la raison. S. Augustin a donc mieux fait de le définir par opposition à la loi éternelle que par opposition à la raison. D'autant plus que la loi éternelle nous servira de règle sur beaucoup de points qui dépassent la raison humaine, par exemple en tout ce qui relève de la foi.

QUESTION 72: LA DISTINCTION ENTRE LES PÉCHÉS

1. Les péchés se distinguent-ils spécifiquement par leurs objets? - 2. La distinction entre péchés de l'esprit et péchés de la chair. - 3. Se distinguent-ils d'après leurs causes? - 4. D'après les personnes qu'ils visent? - 5. D'après la diversité de leur dette de peine? - 6. Selon omission et commission? - 7. Selon leurs divers degrés de réalisation? - 8. Selon excès ou défaut? - 9. Selon des circonstances diverses?

ARTICLE 1: Les péchés se distinguent-ils spécifiquement par leurs objets?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car les actes humains sont dits bons ou mauvais surtout par rapport à leur fin, on l'a montré plus haut. Mais le péché n'est pas autre chose qu'un acte humain mauvais, on l'a dit aussi. Il semble donc qu'on doive distinguer spécifiquement les péchés d'après leurs fins plutôt que d'après leurs objets.

2. Le mal, étant une privation, se distingue spécifiquement d'après les diverses espèces de réalité auxquelles il s'oppose. Or le péché, c'est le mal dans le genre des actes humains. La distinction des péchés dépend donc des réalités auxquelles ils s'opposent plutôt que de leurs objets.

3. Si la différence venait ici des objets, il serait impossible de rencontrer un péché de même espèce avec des objets différents. Et pourtant cela se rencontre: ainsi l'orgueil existe dans le domaine spirituel et dans le domaine matériel, selon S. Grégoire; l'avarice existe également en des domaines divers. La distinction spécifique ne tient donc pas aux objets.

En sens contraire, « le péché est action, parole ou désir contraire à la loi de Dieu ». Mais ce sont là des actes, et les actes se distinguent spécifiquement par leurs objets, nous l'avons vud. Donc les péchés aussi.

Réponse: Deux éléments, avons-nous dit, concourent à la raison de péché: l'acte volontaire et le désordre qui lui vient de son éloignement de la loi divine. Mais de ces deux éléments le pécheur n'a directement en vue que le premier, car il a l'intention d'accomplir en telle matière tel acte volontaire; l'autre élément, c'est-à-dire le désordre de l'acte, ne se relie que par accident à l'intention du pécheur; car, selon Denys, « nul n'agit en portant son intention au mal ». Or il est évident qu'une espèce se tire toujours de ce qui est essentiel et non de ce qui est accidentel, parce que ce qui est accidentel est extérieur à la notion de l'espèce. Et c'est pourquoi la distinction entre les péchés se fait du côté des actes volontaires plutôt que du désordre qui y est impliqué. Mais les actes volontaires, comme nous

Page 39: Ia.-IIae (2)

l'avons montré dans les traités précédents, se distinguent spécifiquement par leurs objets. Il en découle que la distinction proprement spécifique entre les péchés se fait selon leurs objets.

Solutions: 1. C'est la fin qui, à titre de principe, a raison de bien; et c'est pourquoi elle se rattache à l'acte volontaire, qui est primordial en tout péché, comme étant son objet. Aussi cela revient-il au même, que les péchés se distinguent selon les objets ou selon les fins.

2. Le péché n'est pas pure privation, mais un acte privé de l'ordre qu'il devrait avoir. Et c'est pourquoi on distingue les péchés selon les objets que ces actes poursuivent, plutôt que par leurs opposés. D'ailleurs c'est aux vertus qu'ils s'opposent, et s'il fallait les distinguer par là, cela reviendrait au même, puisque les vertus se distinguent, elles aussi, par leurs objets, nous l'avons vu précédemment.

3. Rien n'empêche de trouver, en des réalités d'espèce ou de genre différents, un seul et même objet formel d'où le péché reçoit sa note spécifique. C'est ainsi qu'en des domaines divers l'orgueil cherche uniquement l'excellence, et l'avarice, au contraire, une certaine abondance de ce qui facilite la vie.

ARTICLE 2: La distinction entre péchés de l'esprit et péchés de la chair

Objections: 1. Cette distinction semble inadéquate. Car l'Apôtre dit aux Galates (5,19.21) « On sait bien tout ce que produit la chair fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie », etc. On voit par là que tous les genres de péché sont les oeuvres de la chair. Il n'y a donc pas à distinguer les péchés charnels des péchés spirituels.

2. Celui qui pèche se conduit selon la chair, d'après l'épître aux Romains (8,13): « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez. Mais si, par l'esprit, vous faites mourir les oeuvres de la chair, vous vivrez. » Mais vivre ou se conduire selon la chair semble appartenir à la raison de péché charnel. Donc tous les péchés sont charnels et il n'y a pas à distinguer les péchés charnels des spirituels.

3. La partie supérieure de l'âme qui est la raison est appelée esprit selon ce texte de la lettre aux Éphésiens (4,23): « Renouvelez-vous par une transformation de votre esprit », où « esprit » est synonyme de raison, selon la Glose. Mais tout péché découle de la raison par le consentement; car c'est l’oeuvre de la raison supérieure de consentir à l'acte du péché, comme on le verra plus loin. Donc les mêmes péchés sont charnels et spirituels, ils ne doivent donc pas être distingués.

4. Si certains péchés sont spécialement charnels, on doit surtout l'entendre de ces péchés par lesquels on pèche contre son propre corps. Mais comme dit l'Apôtre (1 Co 6,18): « Tout péché que l'homme peut commettre est extérieur à son corps; celui qui commet la fornication pèche contre son propre corps. » Donc la fornication serait le seul péché charnel, alors que dans l'épître aux Éphésiens (5,3), l'Apôtre range l'avarice parmi les péchés de la chair.

En sens contraire, S. Grégoire dit que sur les sept péchés capitaux il y en a cinq qui sont des péchés de l'esprit, et deux qui sont des péchés de la chair.

Réponse: Les péchés, comme nous l'avons dit, sont spécifiés par leurs objets. Or tout péche consiste dans l'appétit d'un bien périssable que l'on désire de façon désordonnée et dans la possession duquel, par conséquent, on se délecte d'une manière déréglée. Mais nous avons vu antérieurement qu'il y a deux sortes de délectations. Une délectation d'âme qui se consomme dans la seule idée d'une chose désirée et possédée; on peut dire que c'est là un plaisir spirituel, celui que l'on prend par exemple à la louange humaine ou à quelque chose d'analogue. Et puis il y a la délectation corporelle ou naturelle qui s'achève dans le toucher et qu'on peut aussi appeler plaisir charnel. Ainsi donc les péchés qui s'achèvent dans les plaisirs spirituels sont appelés péchés de l'esprit, tandis que ceux qui s'achèvent

Page 40: Ia.-IIae (2)

dans le plaisir charnel sont appelés péchés de la chair: la gourmandise par exemple, qui s'accomplit dans le plaisir de manger, et la luxure, qui s'accomplit dans les plaisirs sexuels. D'où cette recommandation de l'Apôtre (2 Co 7,1): « Purifions-nous de toute souillure de la chair et de l'esprit. »

Solutions: 1. Comme la Glose l'explique, ces vices sont appelés des oeuvres de la chair, mais non parce que tous s'achèveraient dans le plaisir charnel. La chair ici désigne l'homme: tant qu'il a la prétention de vivre à sa guise, on peut affirmer qu'il vit selon la chair, dit S. Augustin. Cela vient de ce que toute défaillance de la raison humaine provient en quelque manière d'une cause charnelle.

2. Cela donne aussi la réponse à la deuxième objection.

3. Il y a jusque dans les péchés de la chair un acte spirituel: l'acte de la raison. Mais si l'on nomme ainsi ces péchés, c'est parce qu'ils cherchent leur fin dans le plaisir de la chair.

4. La Glose dit que d'une manière spéciale, dans le péché de fornication, l'âme devient l'esclave du corps, « à ce point qu'elle n'est plus capable sur le moment de songer à rien d'autre ». Le plaisir de la gourmandise, bien que charnel aussi, n'absorbe pas à ce point la raison. On pourrait dire encore qu'il y a dans ce péché une injustice envers le corps, du fait qu'on le souille d'une façon contraire à l'ordre; cela explique que l'on attribue à cette faute-là uniquement de « pécher contre son propre corps ». - Quant à l'avarice, si elle est comptée parmi les péchés de la chair, c'est qu'elle est prise pour l'adultère où l'on s'empare injustement de la femme d'un autre. Ou bien on peut encore remarquer que le bien dont l'avare se délecte est quelque chose de corporel et à ce titre son péché est charnel. Mais le plaisir qu'il y prend ne ressortit pas à la chair mais à l'esprit, et c'est pourquoi selon S. Grégoire l'avarice est un péché spirituel.

ARTICLE 3: Les péchés se distinguent-ils d'après leurs causes?

Objections: 1. Il y a des raisons de le penser. Une chose reçoit son espèce de cela même qui la fait exister. Or les péchés tiennent l'existence de leurs causes. C'est donc aussi d'elles qu'ils tirent leur espèce. Ils diffèrent donc d'espèce selon la diversité de leurs causes.

2. Entre toutes, la cause qui importe le moins à l'espèce, semble-t-il, c'est la cause matérielle. Mais dans le péché l'objet fait fonction de cause matérielle. Donc, si l'on peut distinguer les péchés selon leurs objets, à plus forte raison selon les autres causes.

3. S. Augustin, commentant le Psaume (80,17): « la vigne détruite, incendiée », dit que « tout péché vient ou bien d'une crainte qui inspire un abattement mauvais, ou bien d'un amour qui donne une ferveur mauvaise ». En effet, on lit dans la première épître de S. Jean (2,16): « Tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux ou orgueil de la vie. » Il est dit que quelque chose « est dans le monde » à cause du péché, selon que « le mot monde signifie ceux qui aiment le monde », dit S. Augustin. En outre, S. Grégoire distingue tous les péchés selon les sept vices capitaux. Or toutes ces divisions concernent les causes des péchés. Il semble donc que les péchés diffèrent en espèce selon la diversité des causes.

En sens contraire, d'après ce principe, tous les péchés seraient d'une seule espèce, n'ayant au fond qu'une seule cause. On lit en effet dans l'Ecclésiastique (10,15 Vg) que « l'orgueil est le commencement de tout péché », et dans la première épître à Timothée (6,10) que « la cupidité est la racine de tous les maux ». Et pourtant il y a manifestement diverses espèces de péchés. Cette diversité ne vient donc pas des causes.

Page 41: Ia.-IIae (2)

Réponse: Comme il y a quatre genres de causes, l'attribution s'en fait diversement à diverses choses. La cause formelle et la cause matérielle concernent proprement la substance, et c'est pourquoi les substances se classent par espèces et par genres d'après la forme et la matière. La cause efficiente et la cause finale concernent directement le mouvement et l'action, et c'est pourquoi les mouvements et les actions sont caractérisés par ces causes; mais non toujours de la même manière.

Les principes actifs de la nature sont toujours déterminés aux mêmes actes; c'est pourquoi les espèces diverses dans les actions de la nature sont envisagées non seulement selon les objets, qui sont des fins ou des termes, mais encore selon les principes actifs. Ainsi, chauffer et refroidir se distinguent selon le chaud et le froid qui sont au principe. - Mais dans les actes volontaires comme sont les péchés, les principes actifs ne sont pas déterminés nécessairement à un seul effet. Aussi un seul principe ou motif d'action peut-il conduire à différentes espèces de péchés: la mauvaise crainte par exemple, qui abat et démoralise, peut pousser un homme à voler, à tuer, à abandonner le troupeau dont il a la garde; et les mêmes effets peuvent également venir de l'amour. Il est évident par là que la différence d'espèce entre les péchés ne s'explique pas par la diversité des causes qui sont principes ou motifs d'action, mais uniquement par la diversité de la cause finale. C'est la fin qui est l'objet de la volonté; car on l'a montré précédemment: c'est d'elle que les actes humains tirent leur espèce.

Solutions: 1. Dans les actes volontaires, comme le principe actif n'est pas déterminé à un seul effet, on peut dire qu'il n'est pas suffisant pour la production d'un acte humain. Il faut que la volonté soit déterminée à une chose par l'intention de la fin, selon Aristote. Aussi est-ce la fin qui l'accomplit dans son existence et son espèce.

2. Pour l'acte extérieur, l'objet est la matière sur laquelle il s'exerce; mais pour l'acte intérieur de volonté, il est une fin, et c'est par là qu'il donne une espèce à l'action. Comme matière de l'acte extérieur l'objet est le terme du mouvement et lui donne son espèce, d'après Aristote. Cependant, ce n'est une espèce morale que dans la mesure où ces termes du mouvement ont eux-mêmes raison de fin.

3. Ce sont là des classifications qui n'ont pas pour but de distinguer les espèces des péchés, mais de manifester leurs causes diverses.

ARTICLE 4: Les péchés se distinguent-ils d'après les personnes qu'ils visent?

Objections: 1. La distinction entre péchés contre Dieu, contre le prochain et contre soi-même, semble inadéquate. En effet, ce qui est commun à tout péché ne doit pas entrer à titre de partie dans la division du péché. Or il est commun à tout péché de s'opposer à la loi de Dieu puisque, nous l'avons vu, cela fait partie de la division même du péché. Être commis contre Dieu ne doit donc pas être donné comme formant une catégorie dans la distinction des péchés.

2. Les membres d'une division doivent toujours s'opposer les uns aux autres. Mais ces trois catégories de péchés ne s'opposent pas; car celui qui pèche contre le prochain, pèche aussi contre lui-même. Cette division en trois termes n'est donc pas bonne.

3. Ce qui est extérieur ne confère pas l'espèce. Mais Dieu et le prochain sont extérieurs à nous. Ils ne sauraient donc servir à une distinction spécifique des péchés.

En sens contraire, S. Isidore en distinguant les péchés dit que l'homme pèche contre luimême, contre Dieu et contre le prochain.

Page 42: Ia.-IIae (2)

Réponse: Nous avons dit que le péché est un acte désordonné. Or il doit y avoir dans l'homme trois sortes d'ordre. L'un selon la référence à la règle de raison, en tant que toutes nos actions et passions doivent être mesurées selon la règle de raison. Un autre ordre se réfère à la règle de la loi divine, qui doit diriger l'homme en tout. Et si l'homme était par nature un animal solitaire, cet ordre double suffirait. Mais parce que « l'homme est par nature un animal politique et social », comme le prouve Aristote, il doit nécessairement exister un troisième ordre pour ordonner l'homme à ses semblables avec lesquels il doit vivre.

De ces différents ordres, le premier contient le deuxième et le dépasse. Car tout ce qui est contenu sous l'ordre de la raison l'est aussi sous celui de Dieu même; mais parmi les choses contenues sous l'ordre de Dieu même, il y en a qui dépassent la raison humaine, telles les choses de la foi et tout ce qui n'est dû qu'à Dieu. Aussi celui qui pèche en ces matières est dit pécher contre Dieu, comme l'hérétique, le sacrilège, le blasphémateur. Pareillement, le deuxième ordre contient le troisième et le dépasse. Il faut en effet que dans tous nos devoirs envers le prochain nous soyons gouvernés par la raison; mais la raison nous gouverne en outre dans certaines choses qui ne regardent que nous et non le prochain. Et quand il y a faute en ces matières, on dit que c'est pécher contre soi-même; c'est le cas du gourmand, du luxurieux, du prodigue. - Quand, au contraire, on fait une faute dans l'ordre des devoirs envers le prochain, on dit que c'est pécher contre le prochain; tel est le cas du voleur et de l'homicide.

C'est d'ailleurs par des réalités diverses que l'homme s'ordonne à Dieu, à son prochain et à lui-même. De sorte que nous avons là entre péchés une distinction d'après les objets. Et comme c'est par les objets que se diversifient les espèces, cette distinction dénote proprement une diversité d'espèces. - Car les vertus aussi, auxquelles s'opposent les péchés, se distinguent spécifiquement selon cette différence. Il est clair en effet que par les vertus théologales l'homme s'ordonne envers Dieu, par la force et la tempérance envers lui-même, par la justice envers le prochain.

Solutions: 1. Pécher contre Dieu, en tant que notre ordre à Dieu englobe tout ordre humain, est commun à tout péché. Mais en tant que l'ordre de Dieu dépasse les deux autres, le péché contre Dieu constitue un genre spécial.

2. Lorsqu'on distingue des choses incluses l'une dans l'autre, la distinction s'entend évidemment d'après ce qui fait non que l'une est dans l'autre, mais selon que l'une dépasse l'autre. Cela se voit clairement dans la division des figures et des nombres; lorsqu'on veut par exemple distinguer un triangle d'un carré, on ne regarde pas ce qu'il peut y avoir de l'un dans l'autre, mais ce qu'il y a de plus dans l'un que dans l'autre.

3. Dieu et le prochain sont extérieurs au pécheur mais non au péché; ils sont rattachés à cet acte comme étant ses objets propres.

ARTICLE 5: Les péchés se distinguent-ils d'après la diversité de leur dette de peine?

Objections: 1. La division des péchés selon leur dette de peine semble spécifique, par exemple quand on les divise entre péchés mortels et péchés véniels. En effet, quand des choses diffèrent à l'infini, c'est qu'elles ne sont ni d'une seule espèce ni même d'un seul genre. Or péché mortel et péché véniel diffèrent à l'infini. Car le péché véniel encourt une peine temporelle, le péché mortel une peine éternelle; car la mesure de la peine répond à l'importance de la culpabilité, selon le Deutéronome (25,2): « Le nombre de coups sera proportionné au délit. » Donc péché véniel et péché mortel ne sont pas du même genre, et encore moins de la même espèce.

Page 43: Ia.-IIae (2)

2. Il y a des péchés qui sont mortels par nature comme l'homicide et l'adultère, et d'autres qui sont véniels comme les paroles oiseuses et superflus. Donc il y a une différence d'espèce entre le péché mortel et le péché véniel.

3. Ce que la récompense est à l'acte vertueux, la peine l'est au péché. Mais la récompense est la fin de l'acte vertueux. Donc la peine est aussi la fin du péché. Or nous avons dit que les péchés se distinguent spécifiquement par leurs fins. C'est dire qu'ils se distinguent aussi par leur dette de peine.

En sens contraire, ce qui concerne l'espèce, comme la différence spécifique, vient toujours en premier. Mais la peine suit la faute comme l'effet de cette faute. Les péchés ne trouveront donc pas une différence spécifique dans leur dette de peine.

Réponse: Entre des réalités qui ne sont pas de même espèce on trouve deux sortes de différences. Il y en a une qui est constitutive des espèces. Celle-là, on ne peut jamais la rencontrer que dans des réalités d'espèces diverses: ainsi le rationnel et l'irrationnel, ce qui est animé et ce qui est inanimé. - Il y a une autre différence qui est seulement consécutive à la diversité des espèces. Cette sorte de différence, bien qu'elle soit en certains êtres une conséquence de leur diversité spécifique, peut cependant se rencontrer ailleurs chez des individus de même espèce. Ainsi le blanc et le noir sont pour le cygne et le corbeau la conséquence d'une diversité spécifique, et cependant c'est une différence qui se retrouve chez les hommes qui forment une même espèce.

Il faut donc dire que la différence entre péché mortel et péché véniel, ou toute autre différence prise à la dette de peine, ne peut constituer une diversité spécifique. Jamais en effet ce qui existe par accident n'est constitutif. Or ce qui a lieu en dehors des intentions de celui qui agit, est accidentel, dit le Philosophe. Évidemment, la peine est en dehors des intentions du pécheur. Du côté du pécheur elle est donc accidentelle au péché. - Pourtant, de l'extérieur, elle est ordonnée au péché par la justice du juge qui proportionne exactement les différentes peines aux différents péchés. De sorte que la différence entre les péchés qui provient de leur dette de peine peut être consécutive à leur diversité spécifique, mais elle ne constitue pas cette diversité.

La différence entre péché mortel et péché véniel est une différence consécutive à la diversité du désordre qui achève la raison de péché. Il y a en effet deux sortes de désordres: l'un consiste à ôter à l'ordre son principe; l'autre, sans toucher au principe, s'attaque à ce qui vient après lui. De même, dans l'organisme, le désordre va parfois jusqu'à la destruction du principe vital, et c'est la mort; mais parfois, ce principe étant sauf, le trouble n'est que dans les humeurs, et alors c'est la maladie. Or le principe de tout l'ordre moral est la fin ultime qui joue dans l'action le rôle du principe indémontrable dans la spéculation. C'est pourquoi, lorsqu'une âme est déréglée par le péché jusqu'à être détournée de sa fin ultime, c'est-à-dire de Dieu, à qui nous sommes unis par la charité, alors la faute est mortelle; au contraire, quand le désordre se produit en deçà de cette séparation d'avec Dieu, alors la faute est vénielle. En effet, de même que, dans l'organisme, la mort provoque, en s'attaquant au principe même de la vie, un désordre irréparable par la nature; mais il y a toujours moyen de réparer le désordre de la maladie, parce que le principe vital est sauf; ainsi en est-il dans l'âme. Car, dans la spéculation, celui qui se trompe sur les principes ne peut être ramené à la vérité; mais celui qui se trompe en sauvegardant les principes peut être ramené par ces principes mêmes. Pareillement, en matière d'action, celui qui en péchant se détourne de la fin ultime, par la nature de son péché, fait une chute irréparable, et c'est pourquoi l'on dit qu'il pèche mortellement et qu'il aura à expier éternellement. Au contraire, celui qui pèche en deçà de la séparation d'avec Dieu est dans un désordre que la nature même du péché rend réparable parce que le principe est sauf; aussi assure-t-on que celui-ci pèche véniellement, ce qui revient à dire qu'il n'est pas coupable au point de mériter une peine interminable.

Solutions: 1. Péché mortel et péché véniel diffèrent à l'infini quant à l'aversion, mais non pas quant à la conversion, laquelle regarde l'objet d'où péché tire son espèce. Aussi rien n'empêche de rencontrer dans la même espèce un péché mortel et un péché véniel; ainsi, en fait d'adultère, il y a de premiers

Page 44: Ia.-IIae (2)

mouvements qui sont péchés véniels; et des paroles oiseuses qui sont ordinairement vénielles, peuvent aussi être mortelles.

2. Du fait qu'on rencontre un péché qui est mortel par sa catégorie, et un autre véniel par sa catégorie, il s'ensuit qu'une telle différence est la conséquence d'une diversité spécifique des péchés, mais non pas qu'elle en soit la cause. Or une telle différence peut aussi se rencontrer, nous venons de le dire, dans des réalités de même espèce.

3. La récompense se rattache à l'intention de celui qui mérite ou agit vertueusement. La peine n'entre pas dans l'intention de celui qui pèche, elle est plutôt contre sa volonté. Aussi la comparaison ne vaut pas.

ARTICLE 6: Les péchés se distinguent-ils selon omission et commission?

Objections: 1. Il semble que ce soit une différence spécifique. En effet l'épître aux Éphésiens (2,1) distingue délits et péchés en disant: « Vous étiez morts par vos délits et vos péchés. » La Glose explique: par vos délits « en ne faisant pas ce qui est prescrit »; par vos péchés « en faisant ce qui est interdit ». Il est évident que le délit désigne la faute d'omission, et le péché la faute de commission. Il y a donc là une différence spécifique, distinguant des contraires.

2. Il est essentiel au péché d'être contraire à la loi de Dieu: c'est dans sa définition même, nous l'avons vu. Mais dans la loi de Dieu, autres sont les préceptes affirmatifs auxquels s'oppose le péché d'omission, et les préceptes négatifs auxquels s'oppose le péché de commission. Il y a donc entre eux une différence d'espèce.

3. Omission et commission diffèrent comme affirmation et négation. Mais l'affirmation et la négation ne peuvent pas être de la même espèce parce que la négation n'a pas d'espèce; « dans le non-être, dit le Philosophe, il n'y a ni espèces ni différences ». Impossible donc que commission et omission se rangent dans une seule espèce.

En sens contraire, nous les rencontrons dans une même espèce de péché. Voyez l'avare; il pille le bien des autres, ce qui est un péché de commission, et ne leur donne pas ce qu'il doit leur donner, ce qui est un péché d'omission. Donc omission et commission ne sont pas des différences spécifiques.

Réponse: Il y a entre les péchés une double différence, l'une matérielle, et l'autre formelle. La différence matérielle est envisagée selon l'espèce naturelle des actes; la différence formelle selon leur ordre à une fin propre, qui est leur objet propre. Cela fait que des actes qui sont matériellement d'espèces différentes appartiennent pourtant formellement à la même espèce de péché parce qu'ils sont ordonnés au même but. Ainsi, égorger, lapider, poignarder ressortissent à la même espèce, l'homicide, bien que ces actes par leur nature soient spécifiquement différents. Donc, si nous prenons le péché d'omission et le péché de commission matériellement, ils diffèrent d'espèce, en prenant toutefois l'espèce dans une large acception où la négation, comme la privation, peut avoir une espèce. Mais si nous considérons ces deux sortes de péchés formellement, alors ils ne diffèrent pas d'espèce, parce qu'ils sont ordonnés au même but et procèdent du même motif. Ainsi, c'est toujours pour amasser de l'argent que l'avare pille les autres et ne donne pas ce qu'il doit donner. De même, c'est pour satisfaire sa gloutonnerie que le gourmand mange trop et qu'il omet les jeûnes prescrits. Et ainsi en tout; car en fait, une négation est toujours fondée sur une affirmation qui est en quelque façon sa cause; aussi dans la nature est-ce pour le même motif que le feu produit la chaleur et non du froid.

Solutions: 1. Cette division n'est pas prise selon diverses espèces formelles, mais matérielles seulement, on vient de le dire.

Page 45: Ia.-IIae (2)

2. Il fut nécessaire dans la loi de Dieu de formuler divers préceptes affirmatifs et négatifs pour amener graduellement les hommes à la vertu, d'abord par l'abstention du mal, à quoi nous induisent les préceptes négatifs, puis par la pratique du bien, à quoi nous induisent les préceptes affirmatifs. Ainsi les préceptes affirmatifs et les préceptes négatifs ne se rapportent pas à des vertus diverses mais à divers degrés dans la vertu. Et par conséquent il ne faut pas non plus les opposer à des péchés d'espèces différentes. En outre, le péché n'est pas caractérisé spécifiquement du côté de l'aversion puisqu'il est de ce côté négation ou privation, mais il l'est du côté de la conversion aux choses périssables, parce que c'est en cela qu'il est un acte. De là vient que les péchés ne sont pas diversifiés spécifiquement d'après la diversité des préceptes de la loi divine.

3. Cette objection s'appuie sur la diversité matérielle des espèces. Encore faut-il savoir que si la négation n'est pas à proprement parler dans une espèce, elle s'y trouve placée cependant parce qu'elle se ramène à l'affirmation dont elle est la suite.

ARTICLE 7: Les péchés se distinguent-ils selon leurs divers degrés de réalisation?

Objections: 1. Il semble inadéquat de distinguer entre péché du coeur, de bouche et d'action. Car S. Augustin reconnaît trois degrés dans le péché: le premier existe « lorsque le sens charnel insinue sa séduction », ce qui est le péché de pensée; le deuxième degré est « quand on se contente du seul plaisir de l'imagination »; le troisième « quand on décide d'agir en donnant son consentement ». Mais tout cela est dans le coeur: c'est le péché de pensée. Il n'y a donc pas de raison de faire de ce péché comme une catégorie spéciale.

2. S. Grégoire distingue quatre degrés dans la faute: d'abord elle se cache dans le coeur; ensuite elle se manifeste extérieurement; puis elle s'affermit par l'habitude; enfin elle conduit au désespoir. Là on ne distingue pas entre péché d'action et péché de parole, et on ajoute deux autres degrés à la division proposée au début, qui est donc inadéquate.

3. Il ne peut y avoir péché de parole ou d'action s'il n'y a d'abord péché dans le coeur. Ce ne sont donc pas là différentes espèces de péchés; et elles ne doivent pas être opposées les unes aux autres.

En sens contraire, S. Jérôme assure que « le genre humain est sujet à trois grandes sortes de péchés: par pensée, parole ou action ».

Réponse: Il y a deux façons de trouver que des choses ne sont pas de la même espèce. Ou bien chacune a son espèce achevée: ainsi le boeuf et le cheval diffèrent d'espèce. Ou bien l'on prend pour autant d'espèces les divers degrés d'une chose en voie de formation ou d'évolution. Ainsi, dans le bâtiment, il y a la maison complètement finie, mais il y a également, comme autant d'espèces inachevées selon Aristote, les travaux de fondation, puis le gros oeuvre. Et on peut parler de même dans la génération des animaux. - Telle est précisément la division du péché par pensée, parole et action. Il ne s'agit pas de trois espèces parfaites car, le péché n'étant vraiment consommé que dans l'action, seul le péché par action représente une espèce parfaite. Mais sa première ébauche, ses travaux de fondation en quelque sorte, sont dans le coeur; son deuxième degré d'avancement est sur les lèvres; en ce sens que l'homme explose facilement pour manifester les sentiments qu'il nourrit dans son coeur; le troisième degré enfin, c'est l'action où la faute est consommée. Ce sont donc bien là trois choses qui diffèrent comme autant de degrés dans le péché. Il est clair pourtant que ces trois choses ne font qu'une seule espèce complète, puisqu'elles procèdent du même motif: c'est en effet par soif de vengeance que le coléreux est d'abord troublé dans son coeur, puis éclate en paroles injurieuses, et finalement en arrive à des actions violentes; et il en est de même dans la luxure et dans tout autre péché.

Page 46: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. Tous les péchés gardés dans le coeur ont pour trait commun de rester secrets. C'est en cela qu'ils constituent un premier degré dans la faute. Degré qui pourtant se subdivise en trois: pensée, complaisance et consentement.

2. Le péché par parole et le péché par action ont tous deux le caractère d'une manifestation, et c'est pour cela que S. Grégoire les range dans une seule catégorie. S. Jérôme les distingue pour cette raison que dans le péché de parole il y a simplement et avant tout la manifestation, dans le péché d'action au contraire, avant tout la mise à exécution de ce qu'on a dans le coeur, mais la manifestation y est aussi par voie de conséquence. Quant à l'habitude et au désespoir, ce sont des degrés qui viennent après que le péché a atteint son espèce parfaite, de même que l'adolescence et la jeunesse arrivent après que la génération est tout à fait achevée.

3. Le péché de pensée et le péché de parole ne sont pas distincts du péché d'action quand ils se produisent en même temps que lui, mais lorsque l'un d'entre eux se trouve isolé. De même une partie du mouvement ne se distingue pas du mouvement total quand celui-ci est continu mais seulement quand il s'arrête au milieu de son cours.

ARTICLE 8: Les péchés se distinguent-ils selon excès ou défaut?

Objections: 1. Ce n'est jamais que la différence du plus et du moins. Il ne semble pas qu'elle soit spécifique.

2. Il y a faute dans l'action du fait que l'on s'écarte de la rectitude de la raison; de même qu'il y a fausseté dans la spéculation du fait qu'on s'écarte de la vérité des choses. Mais la fausseté n'est pas spécifique par le fait qu'on affirme plus ou moins qu'il n'y a en réalité. Donc pas davantage l'espèce du péché ne vient de ce qu'on s'écarte de la rectitude de la raison en plus ou en moins.

3. « Avec deux espèces on ne forme pas une espèce », dit Porphyre. Or l'excès et le défaut s'unissent dans un même péché: il y a des gens qui sont prodigues tout en manquant de libéralité, ce qui est pécher d'un côté par excès, de l'autre par défaut. Ce n'est donc pas là une différence spécifique.

En sens contraire, les contraires diffèrent d'espèce, car leur contrariété tient à la forme, selon Aristote. Or l'excès et le défaut sont des contraires dans le vice: le manque de libéralité est le contraire de la prodigalité. Ils diffèrent donc quant à l'espèce.

Réponse: Il y a deux éléments dans le péché l'acte lui-même, et le désordre de cet acte en tant qu'il s'écarte de l'ordre de la raison et de la loi divine; mais on n'envisage pas l'espèce du péché à partir du désordre, qui n'est pas voulu par le pécheur, on l'a dit précédemment; mais il faut faire attention surtout à l'acte lui-même, voir à quoi il se termine et vers quel objet se porte l'intention du pécheur. Aussi, chaque fois qu'il y a dans l'intention un motif différent de mal faire, il y a une espèce différente de péché. Or il est évident qu'il n'y a pas le même motif de mal faire dans les péchés par excès que dans les péchés par défaut; bien plus, il y a des motifs contraires; le motif de l'intempérance est l'amour des plaisirs du corps, celui de l'insensibilité est la haine de ces plaisirs. C'est pourquoi des péchés de cette sorte ne sont pas seulement différents quant à l'espèce, ils sont en outre contraires les uns aux autres.

Solutions: 1. Bien que le plus et le moins ne soient pas cause d'une diversité spécifique, ils en sont pourtant parfois la conséquence, en tant qu'ils proviennent de formes diverses, comme quand on dit que le feu est plus léger que l'air. Ainsi, à ceux qui ne veulent pas admettre que les amitiés soient de plusieurs espèces, sous le prétexte qu'elles ne diffèrent entre elles que par le plus et le moins, le Philosophe fait observer que ce n'est pas là un indice suffisant. Dans ce même sens, aller au-delà ou

Page 47: Ia.-IIae (2)

rester en deçà de ce qui est raisonnable indique des péchés d'espèces diverses en tant qu'ils sont consécutifs à des motifs divers.

2. Le pécheur n'a pas l'intention de s'écarter de la raison, et c'est pourquoi le péché par excès et le péché par défaut n'ont pas la même raison d'être, alors qu'ils s'éloignent de la même rectitude raisonnable. Mais celui qui dit une fausseté peut avoir l'intention de cacher la vérité; à cet égard peu importe qu'il affirme plus ou moins. Cependant, s'il n'a pas proprement l'intention de s'écarter de la vérité, alors il est évident que des causes diverses le portent soit à dire plus, soit à dire moins qu'il n'y a en réalité, et il y a par là même diverses espèces de faussetés. C'est clair chez le vantard qui parle faussement par exagération pour se faire valoir; et chez le fraudeur qui diminue sa dette pour avoir moins à rembourser. Ainsi certaines opinions fausses sont-elles contraires les unes aux autres.

3. Quelqu'un peut être prodigue et mesquin, quand ce n'est pas pour la même chose . on sera mesquin dans ses exigences, et prodigue dans ses dons. Rien n'empêche que des contraires se rencontrent dans le même sujet quand ce n'est pas sur le même point.

ARTICLE 9: Les péchés se distinguent-ils selon des circonstances diverses?

Objections: 1. Il semble que oui. Car Denys affirme: « Le mal résulte de n'importe quel défaut. » Or les défauts particuliers tiennent au mauvais état de circonstances particulières. Donc chaque circonstance malheureuse donne lieu à des péchés d'espèce différente.

2. Les péchés sont des actes humains et, nous l'avons vu, l'acte humain reçoit parfois son espèce des circonstances. Donc les péchés diffèrent d'espèce selon l'état fâcheux des circonstances diverses.

3. On distingue diverses espèces de gourmandise, selon les termes condensés dans un vers latin: « Précipitation, raffinement, excès, avidité, recherche. » Tout cela concerne des circonstances diverses, car il y a précipitation à manger avant qu'il ne faut, excès à manger plus qu'il ne faut, etc. Donc les espèces du péché se distinguent selon les diverses circonstances.

En sens contraire, le Philosophe fait observer que dans chaque vice le tort qu'on a, c'est d'agir quand il ne faut pas, plus qu'il ne faut, et ainsi de suite pour toutes les autres circonstances. Ce n'est donc pas par les circonstances que les vices se diversifient.

Réponse: Nous venons de le dire: chaque fois qu'il se présente un autre motif de mal faire, il y a une autre espèce de péché, pour cette raison que le motif de mal faire c'est la fin, l'objet. Or il arrive parfois que diverses circonstances sont mauvaises pour un même motif. L'avare, dont le vice s'oppose à la libéralité, n'a qu'un seul et même motif pour prendre quand il ne le faut pas, où il ne faut pas, plus qu'il ne faut, et ainsi de suite; il agit ainsi par désir immodéré de l'argent. Dans ces cas-là, les diverses circonstances mauvaises ne font pas différentes espèces de péchés, mais se rapportent à une seule et même espèce. Parfois au contraire, si diverses circonstances sont mauvaises, cela provient de motifs divers. La gourmandise en est un exemple. Si l'on mange avec précipitation, cela peut venir de ce qu'étant facilement épuisé on ne saurait souffrir le moindre retard dans les repas. Recherche-t-on au contraire une nourriture trop abondante, cela peut venir de ce qu'ayant un fort tempérament on est capable d'assimiler beaucoup. Mais si l'on recherche les mets délicats, c'est pour le plaisir de la table. Voilà par conséquent des cas où les diverses circonstances mauvaises amènent diverses espèces de péchés.

Solutions: 1. Le mal en tant que tel est une privation; et à cet égard, comme toutes les autres privations, il se diversifie d'après les choses dont on est privé. Mais le péché, nous l'avons dit, n'est pas

Page 48: Ia.-IIae (2)

déterminé spécifiquement par la privation ou l'aversion, mais par la conversion vers l'objet de son acte.

2. Une circonstance ne change l'espèce d'un acte que quand il y a un autre motif.

3. Dans les diverses espèces de gourmandise, il y a des motifs différents, on vient de le dire.

QUESTION 73: LA COMPARAISON DES PÉCHÉS ENTRE EUX

1. Tous les péchés et les vices sont-ils connexes? - 2. Tous sont-ils égaux? - 3. Leur gravité est-elle évaluée selon leurs objets? - 4. Selon la dignité des vertus auxquelles ils s'opposent? - 5. Les péchés de la chair sont-ils plus graves que ceux de l'esprit? - 6. La gravité des péchés est-elle évaluée selon leur cause? - 7. Selon les circonstances? - 8. Selon l'importance de leur nocivité? - 9. Selon la condition de la personne contre qui l'on pèche? - 10. Le péché est-il aggravé par la haute situation du pécheur?

ARTICLE 1: Tous les péchés et les vices sont-ils connexes?

Objections: 1. S. Jacques (2,10) semble le dire: « Quiconque aura observé toute la loi, s'il vient à pécher contre un seul commandement, devient coupable sur tous les points. » Etre coupable sur tous les préceptes de la loi, c'est avoir tous les péchés; car, dit S. Ambroise: « Le péché est une transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements du ciel. » Quiconque par conséquent tombe en un seul péché est sujet à tous les autres.

2. Tout péché exclut la vertu contraire. Mais celui qui manque d'une seule vertu n'a pas les autres, d'après ce que nous savons de leur connexion. Donc celui qui commet un seul péché est dépouillé de toutes les vertus. Mais n'avoir pas une vertu c'est avoir le vice contraire. Donc avoir un seul péché c'est les avoir tous.

3. Il a été établi précédemment que toutes les vertus sont connexes lorsqu'elles ont en commun un même principe. Mais les péchés aussi ont en commun un même principe. Car, de même que l'amour de Dieu qui édifie la cité de Dieu est le principe et la racine de toutes les vertus, de même l'amour de soi qui édifie la cité de Babylone est la racine de tous les péchés, comme le montre S. Augustin dans la Cité de Dieu. Donc tous les vices et péchés, eux aussi, sont connexes, à tel point qu'en avoir un, c'est les avoir tous.

En sens contraire, certains vices sont contraires entre eux, comme le montre Aristote. Or il est impossible que des contraires existent ensemble dans le même sujet. Il est donc impossible que tous les vices et les péchés soient en connexion.

Réponse: L'intention de celui qui agit par vertu cherche à suivre la raison tout autrement que l'intention du pécheur ne tend à s'en écarter. Car tout homme qui agit par vertu a l'intention de suivre la règle de raison, et c'est pourquoi l'intention de toutes les vertus tend à la même fin. Aussi toutes les vertus sont-elles connexes entre elles dans la droite règle de l'action qui est la prudence, nous l'avons dit. Mais chez le'pécheur, l'intention n'est pas de s'écarter de ce qui est raisonnable, elle est plutôt de tendre à un bien désirable, et c'est ce bien qui la caractérise spécifiquement. Or ces biens vers lesquels l'intention du pécheur se dirige en s'écartant de la raison, sont divers et sans aucune connexion entre eux; bien plus, ils sont même parfois contraires les uns aux autres. Comme c'est de l'objet de leur attachement que les vices et les péchés reçoivent leur espèce, il est évident que cet élément qui achève de les caractériser spécifiquement ne leur donne aucune connexion entre eux. Commettre le péché ne

Page 49: Ia.-IIae (2)

consiste pas en effet à passer de la multitude à l'unité, comme c'est le cas pour les vertus lorsqu'elles sont connexes, mais plutôt à s'éloigner de l'unité vers la multiplicité.

Solutions: 1. S. Jacques parle du péché non pas sous l'angle de la conversion par laquelle les péchés se distinguent, nous l'avons dit; il en parle sous l'angle de l'aversion, en tant que l'homme en péchant s'éloigne du précepte de la loi. Or tous les commandements de la loi n'ont qu'un seul et même auteur, comme il le dit lui-même à cet endroit, et c'est le même Dieu que l'on méprise en tout péché. Par là aussi il est permis de dire que « celui qui pèche sur un point devient coupable de tous », puisque, en commettant un seul péché, il encourt la dette de peine du fait qu'il méprise Dieu, mépris qui engendre la culpabilité de tout péché.

2. Comme nous l'avons déjà dit, tout acte de péché ne détruit pas la vertu contraire: le péché véniel ne détruit aucune vertu. Le péché mortel détruit la vertu infuse parce qu'il détourne de Dieu. Mais un seul acte, même de péché mortel, ne détruit pas l'habitus de la vertu acquise. Seulement, si les actes se multiplient au point d'engendrer un habitus contraire, l'habitus de la vertu acquise est éliminé. Avec lui est éliminée aussi la prudence, car lorsqu'un homme agit contre une vertu quelconque, il agit contre la prudence, puisque sans celle-ci aucune vertu morale ne peut exister, nous l'avons vu. Avec la prudence sont exclues par conséquent toutes les autres vertus morales, du moins quant à cette existence parfaite et formelle de vertu qu'elles possèdent en participant de la prudence. Il reste cependant des inclinations aux actes vertueux, lesquelles n'ont pas formellement raison de vertu. - Mais il ne s'ensuit pas que l'on encoure tous les vices ni tous les péchés. D'abord, parce qu'à une vertu s'opposent plusieurs vices, de sorte que la vertu puisse être éliminée par un seul d'entre eux, même si un autre n'est pas là. Ensuite, parce que le péché s'oppose directement à l'inclination de la vertu vers son acte, nous l'avons dit. On ne peut donc pas affirmer, tant qu'il reste quelques inclinations vertueuses, que l'homme ait les vices ou les péchés contraires.

3. L'amour de Dieu rassemble les affections humaines en les ramenant du multiple à l'un, et c'est pour cela que les vertus causées par l'amour de Dieu sont en connexion les unes avec les autres. Mais l'amour de soi disperse les affections humaines dans la diversité, car, en s'aimant lui-même, l'homme recherche pour lui les biens de ce monde, qui sont variés et divers; c'est pourquoi les vices et les péchés que cause l'amour de soi ne sont pas connexes.

ARTICLE 2: Tous les péchés et les vices sont-ils égaux?

Objections: 1. Il semble que oui. Car pécher, c'est faire ce qui n'est pas permis. Mais cette désobéissance est reprochée à tous de la même manière, donc de même les péchés. Par conséquent l'un n'est pas plus grave que l'autre.

2. Tout péché consiste à transgresser la règle de la raison qui joue auprès des actes humains le rôle d'un instrument de règle linéaire dans le domaine corporel. Pécher c'est donc en quelque sorte déborder un tracé. Mais qu'on s'éloigne beaucoup du tracé ou qu'on en reste assez près, c'est toujours pareil: dans les privations il n'y a pas de plus et de moins. Donc tous les péchés sont égaux.

3. Les péchés s'opposent aux vertus. Mais toutes les vertus sont égales, dit Cicéron. Donc tous les péchés sont égaux.

En sens contraire, le Seigneur dit à Pilate (Jn 19,11): « Celui qui m'a livré à toi se charge d'un plus grand péché. » Et il est bien évident pourtant que Pilate a péché. Donc un péché est plus grand qu'un autre.

Page 50: Ia.-IIae (2)

Réponse: Ce sont les stoïciens et Cicéron à leur suite qui ont estimé toutes les fautes égales. De là dérive aussi l'erreur de certains hérétiques qui, admettant l'égalité de tous les péchés, admettent de même l'égalité de toutes les peines de l'enfer. Autant qu'on peut s'en rendre compte par ce que dit Cicéron, ce qui conduisait les stoïciens à cette opinion, c'est qu'ils ne considéraient dans la faute que la privation, c'est-à-dire l'éloignement de ce qui est raisonnable; aussi, jugeant absolument qu'aucune privation ne saurait avoir de plus ou de moins, ils ont soutenu que tous les péchés sont égaux.

Mais si l'on réfléchit bien, on trouvera qu)il y a deux sortes de privations. Il y a la privation pure et simple qui consiste pour ainsi dire dans un état de complète destruction. C'est ainsi que la mort est la privation de la vie, et les ténèbres la privation de la lumière. De telles privations ne supportent pas le plus et le moins, puisqu'il ne reste rien de l'état opposé. On n'est pas moins mort le premier, le troisième ou le quatrième jour, qu'on ne l'est au bout d'un an quand le cadavre est décomposé. Pareillement, une maison n'est pas plus obscure lorsque vous en avez bouché la fenêtre avec plusieurs tentures que si vous l'avez fait avec une seule qui intercepte déjà totalement la lumière.

A côté de cela, il y a une autre sorte de privation. Ce n'est plus la privation pure et simple. Elle retient quelque chose de l'état opposé, si bien qu'elle est un acheminement vers la destruction plutôt qu'un état de destruction complète. Tel est le cas de la maladie qui fait perdre le bon équilibre des humeurs, de manière pourtant qu'il en reste quelque chose, sans quoi l'animal ne serait plus en vie. Tel est pareillement le cas de la laideur et des états analogues. Or, de telles privations, par ce qui reste de la disposition qu'elles détruisent, sont susceptibles de plus et de moins. Il importe beaucoup en effet à la maladie ou à la laideur de s'écarter plus ou moins du bon équilibre des humeurs et de la juste proportion des membres. Et il faut dire la même chose des vices et des péchés. Car s'ils font perdre le bon équilibre de la raison, ce n'est pas au point d'abolir entièrement l'ordre de la raison. Autrement, si le mal était intégral, il se détruirait lui-même, comme il est dit au livre IV des Éthiques; en effet il ne pourrait rien subsister de la substance d'un acte ni des affections de celui qui agit s'il ne gardait rien de l'ordre conforme à la raison. Et c'est pourquoi il importe beaucoup à la gravité du péché qu'on s'éloigne plus ou moins de la rectitude raisonnable. Et ainsi faut-il dire que tous les péchés ne sont pas égaux.

Solutions: 1. S'il n'est pas permis de commettre les péchés, c'est à cause du désordre qu'ils comportent. Donc ceux qui contiennent un plus grand désordre sont plus illicites que les autres, et par conséquent plus graves.

2. On raisonne là à propos du péché comme s'il s'agissait d'une privation pure et simple.

3. Les vertus sont proportionnellement égales chez un seul et même individu. Et pourtant, l'une en précède une autre en dignité, selon son espèce. En outre, dans la même espèce de vertu, un individu est plus vertueux qu'un autre, nous l'avons déjà dit. Cependant, même si les vertus étaient égales, il ne s'ensuivrait pas que les vices fussent égaux, car il y a connexion entre les vertus, mais non entre les vices et les péchés.

ARTICLE 3: La gravité des péchés et des vices est-elle évaluée selon leurs objets?

Objections: 1. Il semble que non. Car la gravité du péché ressortit à son mode ou à sa qualité; mais l'objet est la matière du péché lui-même. Donc la gravité des péchés ne varie pas selon divers objets.

2. La gravité du péché, c'est l'intensité de sa malice. Or, le péché n'a pas raison de malice sous l'angle de la conversion à son propre objet, qui est un bien désirable, mais plutôt sous l'angle de l'aversion. Donc la gravité du péché ne varie pas selon ses objets.

Page 51: Ia.-IIae (2)

3. Ayant des objets divers, les péchés sont de genres divers. Mais lorsque les choses sont ainsi de divers genres, elles ne sont plus comparables, comme le prouve Aristote. Ce ne sont donc pas les objets qui permettent de comparer la gravité d'un péché à celle d'un autre.

En sens contraire, les péchés sont spécifiés par leurs objets, on l'a montré. Mais de deux péchés l'un est plus grave que l'autre par son espèce; ainsi l'homicide est plus grave que le vol. Donc la gravité des péchés diffère selon les objets.

Réponse: D'après ce que nous avons vu plus haut, la différence de gravité se présente pour les péchés comme pour les maladies. De même que le bien de la santé consiste dans un certain équilibre des humeurs en rapport avec la nature de l'animal, de même le bien de la vertu consiste dans un certain équilibre de l'acte humain en harmonie avec la règle de la raison. Or il est évident qu'une maladie est d'autant plus grave que le bon équilibre est rompu à l'égard d'un principe plus fondamental; ainsi, une maladie du coeur, principe de la vie, ou de la région du coeur, est la plus dangereuse. Il faut donc qu'un péché soit d'autant plus grave qu'il porte le désordre sur un principe de plus grande importance dans le gouvernement de la raison. Mais en matière d'action, la raison gouverne tout d'après la fin. Voilà pourquoi le péché est d'autant plus grave qu'il provient, dans les actes humains, d'une fin plus élevée.

Or nous avons vu que les objets des actes sont leurs fins. C'est ce qui fait qu'à la diversité des objets correspond celle de la gravité des péchés. Ainsi est-il évident que les réalités extérieures sont ordonnées à l'homme comme à leur fin; et l'homme à son tour est ordonné à Dieu comme à la sienne. C'est pourquoi le péché qui s'attaque à la substance même de l'homme, par exemple l'homicide, est plus grave que celui qui s'attaque aux biens extérieurs, comme le vol; et plus grave encore est le péché qui est commis immédiatement contre Dieu, comme l'infidélité, le blasphème, etc. Enfin dans chacune de ces catégories un péché est plus ou moins grave selon qu'il porte sur un point plus ou moins fondamental. Et puisque les péchés sont déterminés spécifiquement par leurs objets, la différence de gravité qui résulte de ces objets est vraiment première et principale, comme consécutive à l'espèce même.

Solutions: 1. Sans doute l'objet est la matière à laquelle se termine l'acte. Cependant il a raison de fin en tant que l'intention de l'agent porte sur lui, nous l'avons dit récemment. Or nous avons montré que la forme d'un acte moral dépend de sa fin.

2. La conversion illégitime à un bien périssable engendre l'aversion du bien impérissable, en laquelle s'accomplit la raison de mal. C'est pourquoi il faut que la diversité des choses auxquelles on s'attache entraîne une gravité différente dans la malice du péché.

3. Il y a un ordre entre tous les objets des actes humains. Ainsi tous les actes humains se rejoignent d'une certaine façon en un seul genre par leur ordination à la fin ultime. C'est pourquoi rien n'empêche que tous les péchés soient comparables.

ARTICLE 4: La gravité des péchés est-elle évaluée selon la dignité des vertus auxquelles ils s'opposent?

Objections: 1. Il semble que non, car alors à la vertu la plus haute s'opposerait le péché le plus grave. Or c'est le contraire qui est vrai, semble-t-il. Selon les Proverbes (15,5 Vg), c'est quand la justice abonde que la vertu a son maximum. Mais le Seigneur affirme en S. Matthieu (5,20) que, lorsque la justice abonde, elle arrête la colère, péché bien moindre que l'homicide, qu'une plus faible justice suffit à empêcher. Donc le plus petit péché s'oppose à la plus grande vertu.

Page 52: Ia.-IIae (2)

2. Il est dit au livre II des Éthiques que la vertu a pour matière un bien difficile. D'après cela il semble qu'une vertu plus grande doive avoir pour matière une chose plus difficile. Mais pour le péché c'est l'inverse: le péché est d'autant moins grave que la chose offre plus de difficulté. Donc à une vertu plus grande s'oppose un moindre péché.

3. La charité est une plus grande vertu que la foi et l'espérance, d'après S. Paul (1 Co 13,13). Pourtant la haine qui s'oppose à la charité n'est pas un péché aussi grave que l'infidélité ou le désespoir, qui s'opposent à la foi et à l'espérance. Donc à une plus grande vertu s'oppose un péché moindre.

En sens contraire, le Philosophe déclare que « le meilleur a pour contraire le pire ». Or en morale ce qu'il y a de meilleur, c'est la plus grande vertu, et ce qu'il y a de pire, c'est le péché le plus grave. Donc le péché le plus grave s'oppose à la plus grande vertu.

Réponse: Un péché s'oppose à la vertu de deux façons. L'opposition fondamentale et directe est celle où le péché et la vertu ont le même objet, car alors ce sont vraiment deux contraires au même point de vue. Et de cette façon il faut qu'à une vertu plus grande s'oppose un péché plus grave. C'est en effet l'objet qui donne plus de gravité à la faute, comme il donne plus de dignité à la vertu, car dans un cas comme dans l'autre il détermine l'espèce, nous l'avons montré Il. Il faut par suite que le plus grand péché soit directement à l'opposé de la plus grande vertu, comme les deux extrêmes du même genre. - L'autre sorte d'opposition entre la vertu et le péché est fondée sur la répression de celui-ci par le développement de celle-là. Car plus une vertu grandit, plus elle éloigne l'homme du péché contraire, au point qu'elle met obstacle non seulement au péché lui-même mais encore à tout ce qui peut y conduire. Et ainsi il est évident que plus une vertu grandit, plus elle empêche jusqu'aux moindres péchés, de même que plus une santé s'améliore, plus elle élimine jusqu'aux moindres malaises. De cette manière-là, il est vrai qu'à une plus grande vertu s'oppose un moindre péché sous l'angle de l'effet.

Solutions: 1. Cet argument se fonde sur la seconde sorte d'opposition, celle qui se fait par répression du péché car c'est en ce sens qu'une justice abondante arrête jusqu'à de menues fautes.

2. Si une vertu est plus grande parce qu'elle vise à un bien plus difficile, elle a directement pour contraire le péché qui vise à un mal plus difficile. Dans les deux cas on trouve une certaine supériorité, du fait que la volonté s'y révèle plus fortement engagée dans le bien ou dans le mal, par cela même que la difficulté ne l'a pas abattue.

3. La charité n'est pas un amour quelconque, mais l'amour de Dieu. Aussi ce qui s'oppose directement à la charité, ce n'est pas une haine quelconque, mais la haine de Dieu, laquelle est bien le plus grave de tous les péchés.

ARTICLE 5: Les péchés de la chair sont-ils plus graves que ceux de l'esprit?

Objections: 1. Il ne paraît pas qu'ils soient moins coupables. Les Proverbes disent (6,30.32): « Ce n'est pas une grande faute de voler... Mais l'adultère, par la folie de son coeur, perdra son âme. » Pourtant le vol tient à l'avarice, péché de l'esprit, l'adultère à la luxure, péché de la chair. Donc les péchés de la chair sont plus coupables.

2. S. Augustin nous assure que le diable se réjouit surtout des péchés de luxure et d'idolâtrie. Mais il se réjouit davantage des fautes les plus grandes. Comme la luxure est un péché charnel, il semble donc que ces péchés sont parmi les fautes les plus grandes.

Page 53: Ia.-IIae (2)

3. Le Philosophe prouve qu'il « est plus honteux de ne pouvoir contenir sa convoitise que de ne pouvoir contenir sa colère ». Or, selon S. Grégoire, la colère est un péché spirituel, tandis que la convoitise ressortit aux péchés charnels. Le péché de la chair est donc plus grave que celui de l'esprit.

En sens contraire, S. Grégoire affirme a que les péchés de la chair sont moins coupables et plus infamants que ceux de l'esprit.

Réponse: Les péchés spirituels sont plus coupables que les péchés charnels. Ce qui ne veut pas dire que n'importe lequel des premiers soit plus coupable que n'importe lequel des seconds, mais que, toutes choses égales d'ailleurs, si l'on considère uniquement cette différence de l'esprit et de la chair, les péchés de l'esprit sont plus graves. Trois raisons à cela.

- 1. A cause du sujet du péché. Les péchés spirituels relèvent de l'esprit, par lequel on se tourne vers Dieu, par lequel aussi on se détourne de lui. Au contraire, les péchés charnels se consomment dans les plaisirs de l'appétit sensible, auquel il appartient surtout de s'attacher aux biens corporels. C'est pourquoi le péché charnel en tant que tel présente plus de conversion, et à cause de cela aussi, plus d'attachement aux choses; mais le péché spirituel comporte plus de cette aversion d'où procède la raison de faute, et c'est pourquoi le péché spirituel comme tel est une faute plus grande.

- 2. A cause de celui contre qui l'on pèche. Car le péché de la chair en tant que tel offense le corps, lequel n'est pas à aimer dans l'ordre de la charité autant que Dieu et le prochain, qui sont offensés par les péchés de l'esprit. C'est pourquoi ceux-ci comme tels sont plus coupables.

- 3. A cause du motif. Plus l'homme est fortement poussé à pécher, moins il pèche gravement, nous le verrons tout à l'heure. Or, les péchés de la chair comportent une impulsion plus forte, cette convoitise qui nous est innée. Et c'est pourquoi les péchés de l'esprit, comme tels, sont plus coupables.

Solutions: 1. L'adultère n'est pas seulement un péché de luxure, il est aussi un péché d'injustice. Et par là il peut être rattaché à l'avarice. Comme dit la Glose: « Tout fornicateur est ou impur ou avare. » Et alors l'adultère est plus grave que le vol, dans la mesure où l'on aime son épouse plus que ses richesses.

2. Si, dit-on, le diable se réjouit extrêmement de la luxure, c'est que dans ce péché l'attachement est extrême, et qu'il est difficile à l'homme de s'y arracher; car « l'appétit de jouir », dit le Philosophe, « est insatiable ».

3. Comme dit le Philosophe « Il est plus honteux de ne pouvoir retenir sa concupiscence que de ne pouvoir retenir sa colère », parce que celle-ci participe moins de la raison. Et c'est pour cela qu'il dit aussi que les péchés d'intempérance sont les plus exécrables, parce qu'ils ont pour objet les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, et que de tels péchés font de l'homme une brute. De là vient aussi l'affirmation de S. Grégoire, que ces fautes sont plus infamantes.

ARTICLE 6: La gravité des péchés est-elle évaluée selon leur cause?

Objections: 1. Il ne paraît pas que la gravité soit en proportion de la cause. Plus la cause est forte plus elle pousse violemment au péché, et plus il est difficile d'y résister. Mais si la résistance est plus difficile, le péché en est diminué; en effet, c'est une marque de faiblesse chez le pécheur de ne pouvoir facilement résister au péché; or le péché de faiblesse est jugé plus léger. Le péché ne tire donc pas sa gravité de sa cause.

Page 54: Ia.-IIae (2)

2. La convoitise est une cause générale de péché. D'où (sur Rm 7,7: « J'avais ignoré la convoitise... »), ce commentaire de la Glose: « La loi est bonne puisqu'en prohibant la convoitise, elle prohibe tout mal. » Mais la faute est d'autant moindre que l'on a été vaincu par une convoitise plus forte. La gravité du péché est donc diminuée par la grandeur de la cause.

3. De même que la rectitude de la raison est cause de l'acte vertueux, de même, semble-t-il, la défaillance de la raison est cause du péché. Or, plus cette défaillance est grande, moindre est le péché, tellement que celui qui est privé de l'usage de la raison est tout à fait excusé, et que celui qui pèche par ignorance pèche plus légèrement. La gravité de la faute n'est donc pas accrue par la grandeur de la cause.

En sens contraire, multiplier la cause c'est multiplier l'effet. Donc si un péché a une cause plus grande, il sera plus grave.

Réponse: Dans le péché, comme en tout autre genre de chose, il peut y avoir une double cause.

D'abord la cause essentielle et propre, qui n'est autre ici que la volonté même de pécher, car cette volonté est à l'acte du péché comme l'arbre à son fruit, dit la Glose (sur Mt 7,18: « Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits. ») Cette sorte de cause, plus elle se sera développée, plus la faute sera grave, car un homme pèche d'autant plus gravement qu'il aura déployé plus de volonté à mal faire.

A côté de cela, il y aura d'autre causes, en quelque sorte extrinsèques et éloignées, qui inclinent la volonté à pécher. Entre elles il faut faire une distinction. Les unes induisent la volonté à pécher dans le sens même de sa nature: la fin par exemple, objet propre de la volonté. Et avec une telle cause la faute se trouve accrue, car on pèche plus gravement lorsque la volonté se propose intensément une fin plus mauvaise. Il y a d'autres causes, au contraire, qui inclinent la volonté à pécher en dehors de sa nature et de son ordre propres, alors qu'il lui est naturel de se mouvoir d'elle-même en toute liberté selon le jugement de la raison. Ce sont les causes qui diminuent le jugement de la raison, comme l'ignorance, ou celles qui diminuent le libre mouvement de la volonté, comme l'infirmité, la violence, la crainte, etc. De telles causes diminuent le péché comme elles diminuent le volontaire, tellement que si l'acte devient tout à fait involontaire, il n'a plus raison de péché.

Solutions: 1. Cette objection procède de la cause efficiente extrinsèque, qui diminue le volontaire; l'accroissement de cette cause diminue le péché, on vient de le dire.

2. Si sous le nom de convoitise on comprend même le mouvement de la volonté, dans ce cas, là où règne une plus grande convoitise, il y a un plus grand péché. Mais si l'on appelle ainsi cette passion qui est le mouvement du concupiscible, alors une plus grande convoitise, devançant le jugement de la raison et le mouvement de la volonté, diminue la faute; parce que celui qui pèche sous l'aiguillon d'une plus grande convoitise succombe à une tentation plus grave, ce qui le rend moins responsable. Si, au contraire, cette convoitise suit le jugement de la raison et le mouvement de la volonté, alors on peut dire que là où elle est plus grande, la faute est plus grave; parfois en effet le mouvement de convoitise surgit avec plus de force, du fait que la volonté tend vers son objet sans aucun frein.

3. Cet argument vaut pour la cause qui produit de l'involontaire; et celle-là diminue le péché, on vient de le voir.

ARTICLE 7: La gravité des péchés et des vices est-elle évaluée selon les circonstances?

Page 55: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Il ne semble pas. Car le péché tire sa gravité de son espèce. Or l'espèce ne dépend nullement d'une circonstance, celle-ci n'étant qu'un accident. Donc la gravité du péché n'est pas envisagée à partir de la circonstance.

2. Ou la circonstance est mauvaise, ou elle ne l'est pas. Si elle est mauvaise, c'est elle-même qui détermine l'espèce du mal. Si elle n'est pas mauvaise, elle n'a pas de quoi augmenter le mal. Donc la circonstance n'augmente d'aucune manière la malice du péché.

3. La malice du péché dépend de l'aversion, tandis que les circonstances sont la conséquence de la conversion aux biens terrestres. Les circonstances n'augmentent donc pas la malice du péché.

En sens contraire, l'ignorance d'une circonstance diminue le péché; car celui qui pèche par ignorance d'une circonstance mérite le pardon, assure le Philosophe. Donc la circonstance aggrave le péché.

Réponse: Chaque chose reçoit naturellement sa croissance du principe même qui la cause. Le Philosophe en fait la remarque à propos de l'habitus vertueux. Or il est évident que le péché a pour cause quelque circonstance défectueuse; car s'éloigner de l'ordre raisonnable, c'est agir sans observer les circonstances voulues. Il est donc par là même évident que le péché est ainsi fait qu'une simple circonstance l'aggrave.

Mais cela peut se présenter de trois manières.

1° La circonstance change le genre du péché. Ainsi la fornication consiste à s'approcher d'une femme qui n'est pas à soi. Si l'on ajoute cette circonstance que c'est la femme d'un autre, alors on passe à un autre genre de péché, à une injustice, en tant qu'on usurpe le bien d'autrui. C'est ce qui rend l'adultère plus grave que la fornication.

2° Mais parfois la circonstance aggrave le péché non en le faisant pour ainsi dire changer de nature, mais en multipliant seulement sa raison de mal. Ainsi, lorsqu'un prodigue fait des largesses quand il ne le doit pas et à qui il ne le doit pas, il donne à son péché, dans le même genre, plus d'étendue que s'il se borne à faire ses largesses à qui il ne le doit pas. Et de ce fait la faute devient plus grave, comme une maladie devient plus grave lorsqu'elle infecte plus profondément l'organisme. D'où cette sentence de Cicéron « Il y a dans le parricide des péchés multiples car c'est porter atteinte à qui vous a engendré, nourri, instruit, à qui vous a fait une place dans l'existence, dans la famille et dans l'Etat. »

3° La circonstance aggrave le péché en ajoutant à la difformité morale provenant d'une autre circonstance. Ainsi prendre le bien d'autrui constitue le vol. S'il s'y ajoute cette circonstance de prendre en grande quantité le bien d'autrui, la faute sera plus grave, quoique le fait de prendre peu ou beaucoup ne signale pas de lui-même la raison de bien ou de mal.

Solutions: 1. Nous avons vui qu'en morale l'espèce d'un acte dépend quelquefois d'une circonstance. Cependant, la circonstance qui n'est pas spécifique peut aggraver le péché. Parce que, comme la bonté d'une chose n'est pas appréciée uniquement d'après son espèce mais aussi d'après certains traits accidentels, de même la malice d'un acte n'est pas estimée seulement d'après l'espèce de l'acte, mais encore d'après les circonstances.

2. La circonstance peut aggraver la faute de deux façons. Elle le peut si elle est mauvaise, et il n'est même pas nécessaire pour cela qu'elle constitue une nouvelle espèce de péché; il suffit, comme nous venons de le dire, qu'elle ajoute une nouvelle raison de malice dans la même espèce. Si la circonstance n'est pas mauvaise, elle peut quand même aggraver la faute en contribuant à la malice d'une autre circonstance.

Page 56: Ia.-IIae (2)

3. La raison doit régler l'acte non seulement quant à l'objet, mais encore dans toutes les circonstances. Et c'est pourquoi l'aversion envers la règle de la raison révèle le caractère mauvais de n'importe quelle circonstance; par exemple si l'on agit là où il ne faut pas, ou bien quand il ne faut pas. Cette aversion suffit à la raison de mal. Mais cette aversion entraîne la séparation d'avec Dieu, car c'est en suivant la droite raison que l'homme doit s'unir à lui.

ARTICLE 8: La gravité des péchés et des vices est-elle évaluée selon l'importance de leur nocivité?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car la nocivité produit un événement consécutif au péché. Mais l'événement qui vient après un acte n'ajoute ni à la bonté ni à la malice de l'acte, on l'a vu antérieurement.

2. C'est surtout dans les péchés contre le prochain qu'on trouve de la nocivité, car personne ne veut se nuire à soi-même, et personne ne peut nuire à Dieu, selon ce texte de Job (35,6.8): « Si tu multiplies tes iniquités, que feras-tu contre lui? C'est à tes semblables que nuira ton impiété. » Donc, si la gravité était en proportion du dommage, il s'ensuivrait que le péché contre le prochain serait plus grave que le péché commis contre Dieu ou contre soi-même.

3. On nuit davantage à quelqu'un en le privant de la vie de la grâce, qu'en le privant de la vie de la nature; parce que la vie de la grâce est meilleure que la vie naturelle, tellement qu'on doit mépriser celle-ci pour ne pas perdre celle-là. Mais l'homme qui incite une femme à la fornication lui fait perdre, autant qu'il est en lui, la vie de la grâce en la poussant au péché mortel. Donc, si la gravité était en proportion de la nocivité, la fornication simple serait plus grave que l'homicide; ce qui et manifestement faux. Donc le péché n'est pas plus grave parce qu'il nuit davantage.

En sens contraire, S. Augustin dit ceci « Parce que le vice s'oppose à la nature, tout ce qui est retranché à l'intégrité de la nature est ajouté à la malice des vices. » Mais ce qui est retranché à l'intégrité de la nature, c'est ce qui lui nuit. Donc le péché est d'autant plus grave que sa nocivité est plus grande.

Réponse: Le dommage causé par le péché peut se rattacher à lui de trois façons: 1° Il est prévu et voulu, par exemple lorsque l'on agit avec le dessein de nuire, comme fait l'homicide ou le voleur: en ce cas la grandeur du dommage augmente directement la gravité de la faute puisqu'alors le dommage est par soi l'objet du péché. 2° Le dommage est prévu mais non voulu. C'est le cas de l'individu qui coupe à travers champs pour aller plus vite à ses débauches; il nuit à ce qui est ensemencé dans les champs, sciemment, bien que sans dessein de nuire. Alors, la quantité du dommage aggrave aussi la faute, mais indirectement; c'est-à-dire que la volonté fortement inclinée à pécher fait qu'on n'hésite pas à nuire à soi-même ou à d'autres ce qu'on ne voudrait pas de volonté absolue. 3° Le dommage n'a été ni prévu ni voulu. Si c'est par accident qu'il découle du péché, il ne l'aggrave pas directement. Néanmoins, pour sa négligence à envisager les conséquences nuisibles de ses actes, on impute au châtiment du responsable des méfaits qui arrivent sans qu'il l'ait fait exprès, si du moins il se livrait à une activité illicite. Si au contraire le dommage est par lui-même une suite du péché, bien qu'il ne soit ni prévu ni voulu, il aggrave directement la faute; parce que tout ce qui est par soi une conséquence du péché ressortit d'une certaine manière à l'espèce même de ce péché. Par exemple, si un individu commet une fornication en public, c'est un scandale pour beaucoup, et il y a là un dommage qui, bien que l'auteur lui-même ne le veuille, ni peut-être ne le prévoie, aggrave directement sa faute.

Pourtant, il semble en être autrement lorsque le dommage a le caractère d'une peine encourue par le pécheur lui-même. Un dommage de cette sorte, si c'est par accident qu'il se rattache à l'acte du péché, et s'il n'est ni prévu ni voulu n'aggrave pas le péché et n'est pas une conséquence de son aggravation;

Page 57: Ia.-IIae (2)

tel est le cas de celui qui heurte un obstacle et se blesse le pied en courant commettre un meurtre. Si au contraire ce genre de dommage est une conséquence essentielle de l'acte du péché, bien qu'il ne soit peut-être ni prévu ni voulu, son importance n'augmente pas la gravité de la faute; mais inversement la gravité de la faute entraîne celle du dommage. C'est ainsi qu'un infidèle, qui n'a jamais entendu parler des peines de l'enfer, y sera puni plus sévèrement pour un homicide que pour un vol, et cela à cause même des fautes; en effet, parce qu'il n'a ni voulu ni prévu le châtiment, son péché n'en est pas aggravé comme cela peut arriver chez le fidèle, qui semble pécher plus gravement du fait qu'il méprise de plus grands châtiments pour assouvir sa volonté de mal faire; au contraire, dans la supposition que nous faisons, c'est uniquement la gravité du péché qui cause celle du dommage.

Solutions: 1. Comme on l'a déjà dit précédemment, lorsqu'il s'agissait de la bonté et de la malice des actes extérieurs, l'événement postérieur au péché ajoute à la bonté ou à la malice de l'acte s'il a été prévu et voulu.

2. Quoique le dommage aggrave le péché, il ne s'ensuit pas cependant qu'il soit seul à l'aggraver. Et même, si un péché est plus grave, on peut dire que c'est par lui-même, à cause du désordre qu'il renferme, comme nous l'avons dit dans les articles précédents. C'est pourquoi le dommage lui-même aggrave le péché dans la mesure où il rend l'acte plus désordonné. Il ne s'ensuit pas que, si le dommage a lieu surtout dans les péchés contre le prochain, ce soient là les fautes les plus graves; car il y a un désordre beaucoup plus grave dans les péchés contre Dieu et même dans quelques-uns des péchés contre soi-même. - Cependant on peut dire ceci. Bien que personne ne puisse nuire à la substance même de Dieu, on peut cependant tenter de nuire à ce qui appartient à Dieu, en ruinant la foi par exemple, en violant les choses saintes; ce sont là des péchés très graves. De même on peut sciemment et volontairement se faire du tort à soi-même: c'est le cas des suicidés, bien qu'ils rapportent cela à une fin qui est un bien apparent, comme de se délivrer d'une angoisse.

3. Cette objection n'est pas concluante pour deux raisons: 1° L'homicide veut directement le préjudice du prochain, tandis que le fornicateur qui séduit une femme ne cherche pas à nuire mais à trouver son plaisir. 2° L'homicide est par lui-même et de façon suffisante cause de la mort corporelle, tandis que nul ne peut être pour un autre cause de mort spirituelle par lui-même et de façon suffisante, car personne ne meurt spirituellement si ce n'est en péchant volontairement lui-même.

ARTICLE 9: La gravité des péchés est-elle évaluée selon la condition de la personne contre qui l'on pèche?

Objections: 1. Il semble que le péché ne soit pas aggravé par la condition de la personne contre qui l'on pèche. Car s'il en était ainsi, le péché serait particulièrement aggravé d'être commis contre un homme juste et saint. Mais cela n'aggrave pas le péché, car l'homme vertueux est moins atteint par l'injustice, qu'il supporte d'une âme égale, que d'autres qui en outre souffrent intérieurement le scandale. Donc la condition de la personne contre qui l'on pèche n'aggrave pas le péché.

2. S'il en était ainsi, la proche parenté aggraverait le péché au maximum car, dit Cicéron n « Si c'est pécher une fois que de tuer son esclave, c'est pécher plusieurs fois que de tuer son père ». Et pourtant la proche parenté ne semble pas si aggravante; en cffet, on n'a rien de plus proche que soi-même; or il est moins grave de se faire tort à soi-même que de nuire à autrui, moins grave par exemple d'abattre son propre cheval que celui d'un autre, dit le Philosophe. La proche parenté n'aggrave donc pas la faute.

3. Si la condition de celui qui commet le péché est une circonstance aggravante, c'est surtout en raison de la dignité de la personne en cause ou de sa science selon la Sagesse (6,7 Vg): « Les puissants seront puissamment châtiés », et cette parole du Seigneur en S. Luc (12,47): « Le serviteur qui, connaissant

Page 58: Ia.-IIae (2)

la volonté de son maître, ne l'aura pas accomplie, recevra un grand nombre de coups. » Donc, par une raison semblable, en ce qui concerne celui envers qui l'on pèche, la dignité ou la science de l'offensé devraient aggraver la faute. Mais il ne paraît pas plus grave d'être injuste envers quelqu'un qui est plus riche et plus puissant que de l'être envers un pauvre; parce « Dieu ne fait pas de différence entre les hommes » (Rm 2,11), et c'est à son jugement que doit être examinée la gravité du péché. Donc la condition de la personne offensée n'ajoute rien à la gravité de l'offense.

En sens contraire, la Sainte Écriture blâme spécialement le péché contre les serviteurs de Dieu (1 R 19,14): « Ils ont détruit tes autels et tué tes prophètes par le glaive. » Elle blâme aussi très fort le péché contre les proches selon Michée (7,6): « Le fils insulte son père, la fille se dresse contre sa mère. » Elle blâme également d'une manière spéciale le péché commis envers les personnes constituées en dignité: « Celui qui traite le roi d'apostat, et les chefs d'imp'les... » (Jb 34,8). Donc la condition personnelle de l'offensé aggrave la faute.

Réponse: La personne envers laquelle est commis le péché, en est en quelque sorte l'objet. Or nous avons dit plus haut que c'est l'objet qui fait la gravité première de la faute. De là vient que le péché est d'autant plus grave qu'il a pour objet une fin plus essentielle. Les fins fondamentales des actes humains sont Dieu, l'homme lui-même et le prochain. Quoi que nous fassions en effet nous le faisons pour l'un de ces objets, encore qu'il y ait une subordination de l'un à l'autre. On peut donc, eu égard à ces trois objets, voir dans le péché plus ou moins de gravité suivant la condition de la personne offensée.

1° On est d'autant plus uni à Dieu qu'on est plus vertueux ou plus consacré à lui. C'est pourquoi l'injustice faite à une personne de cette qualité rejaillit davantage sur Dieu, selon Zacharie (2,12): « Qui vous touche, me touche à la pupille de l'oeil. » Aussi un péché devient-il plus grave par le fait qu'il est commis envers une personne plus unie à Dieu soit par sa vertu soit par sa fonction.

2° A l'égard de soi-même, il est évident qu'on est d'autant plus coupable que l'on offense une personne à laquelle on est uni par des liens plus étroits de parenté, de bienfaits, ou par quelque autre lien, car alors on a l'air de pécher davantage contre soi-même, et pour autant l'on pèche plus gravement suivant l'Ecclésiastique (14,5): « Celui qui est mauvais envers lui-même, envers qui sera-t-il bon? »

3° A l'égard du prochain, la faute est d'autant plus grave qu'elle touche un plus grand nombre. C'est pourquoi un péché commis envers un personnage public, roi ou prince par exemple, qui représente toute une multitude en sa personne, est plus grave qu'un péché commis envers une personne privée. D'où ce précepte spécial de l'Exode (22,27): « Tu ne maudiras pas le prince de ton peuple. » Pareillement, une injustice commise envers quelqu'un de grand renom, du fait qu'elle a pour un très grand nombre un retentissement de scandale et de trouble, paraît être plus grave.

Solutions: 1. Celui qui offense le vertueux fait bien tout ce qui dépend de lui pour troubler cet homme, intérieurement et extérieurement. Que le vertueux n'en soit pas ému intérieurement, c'est le résultat de sa perfection, laquelle ne diminue en rien le péché de l'offenseur.

2. Le dommage qu'un individu se fait à lui-même dans les choses qui sont de son domaine propre, dans ses biens par exemple, est moins coupable que le tort fait à un autre, parce que si l'on agit ainsi c'est qu'on le veut bien. Mais dans ce qui n'est pas du domaine de la volonté, comme les biens naturels et les biens spirituels, il est plus grave de se nuire à soi-même; en effet, il est plus grave de se suicider que de tuer autrui. Pour le dommage causé aux biens de nos proches, étant donné que ce bien n'est pas soumis à notre volonté, on ne saurait soutenir qu'en pareille matière la faute soit moins grave, à moins que peut-être nos proches n'y consentent ou ne la ratifient.

Page 59: Ia.-IIae (2)

3. Si Dieu punit plus gravement celui qui pèche contre des personnes plus éminentes, ce n'est pas parce qu'il fait des différences entre les hommes; il fait cela parce qu'il y a une faute qui nuit à plus de gens.

ARTICLE 10: Le péché est-il aggravé par la haute situation du pécheur?

Objections: 1. Il semble que non, car l'homme est d'autant plus grand qu'il adhère davantage à Dieu, selon l'Ecclésiastique (25,10): « Qu'il est grand, celui qui a trouvé la sagesse et la science 1 Mais personne ne surpasse celui qui craint le Seigneur. » Or, plus quelqu'un adhère à Dieu, moins on lui impute de péché. Car on lit au 2° livre des Chroniques (30,18): « Le Seigneur, dans sa bonté, pardonnera à tous ceux qui cherchent de tout leur coeur le Seigneur Dieu de leurs pères, et ne leur reprochera pas d'être insuffisamment sanctifiés. » Donc le péché n'est pas aggravé par la haute situation du pécheur.

2. « Dieu ne fait pas de différence entre les hommes »; lisons-nous dans l'Épître aux Romains (2,11). Il ne va donc pas, pour le même péché, punir celui-ci plus que celui-là.

3. Nul ne doit tirer désavantage de ce qu'il a de bon. C'est pourtant ce qui arriverait si les actes étaient imputés plus sévèrement à un personnage éminent. Donc la grandeur du pécheur n'aggrave pas le péché.

En sens contraire, S. Isidore affirme: « plus le pécheur est haut placé, plus on donne d'importance à son péché ».

Réponse: Il y a deux sortes de péchés. L'un d'eux est commis par surprise, à cause de la faiblesse naturelle de l'homme. Un tel péché est moins reproché à celui qui est le plus avancé dans la vertu, parce qu'il néglige moins qu'un autre de réprimer de tels péchés que la faiblesse humaine ne peut totalement éviter.

Les autres péchés sont commis de propos délibéré. Ils sont imputés d'autant plus gravement au pécheur que celui-ci est haut placé. Et cela peut se justifier par quatre raisons.

1° Il y a chez les grands, ainsi chez ceux qui se distinguent par la science et par la vertu, plus de facilité pour résister au péché. C'est à propos d'eux que le Seigneur déclare en S. Luc (12,47): « Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, ne l'aura pas accomplie, recevra un grand nombre de coups. »

2° Il y a de l'ingratitude dans le péché des grands; car tout ce qui donne de la grandeur à l'homme est un bienfait de Dieu, et celui qui pèche contre lui est un ingrat. A cet égard n'importe quelle grandeur, même temporelle, aggrave le péché selon la Sagesse (6,7 Vg): « Les puissants seront puissamment châtiés. »

3° Il y a parfois une particulière contradiction entre l'acte du péché et la grandeur de la personne, comme lorsque le prince se met à violer la justice, lui qui en est le gardien; ou lorsque le prêtre se livre à la fornication, lui qui a fait voeu de chasteté.

4° Il y a la raison de l'exemple ou du scandale. Comme le fait remarquer S. Grégoire: « La faute déploie un exemple bien plus entraînant, quand la situation du pécheur le met à l'honneur. » Car les péchés des grands sont connus par plus de gens, et l'on s'en indigne davantage.

Solutions: 1. L'autorité alléguée parle des négligences arrachées par surprise à la faiblesse humaine.

Page 60: Ia.-IIae (2)

2. Dieu ne fait pas de différence entre les hommes quand il punit davantage les grands, parce que leur grandeur contribue à la gravité de la faute, nous venons de le dire.

3. L'homme éminent ne tire pas désavantage du bien qu'il a reçu, mais du mauvais usage qu'il en fait.

QUESTION 74: LE SIÈGE DU PÉCHÉ

1. La volonté peut-elle être le siège du péché? - 2. Elle seule? - 3. La sensualité peut-elle être le siège du péché? - 4. Du péché mortel? - 5. La raison peut-elle être le siège du péché? - 6. Est-ce dans la raison inférieure que réside la délectation prolongée (morose) ou non? - 7. Est-ce dans la raison supérieure que réside le consentement à l'acte? - 8. La raison inférieure peut-elle être le siège du péché mortel? - 9. La raison supérieure peut-elle être le siège du péché véniel? - 10. Peut-il y avoir péché véniel dans la raison supérieure, quand il s'agit de son objet propre?

ARTICLE 1: La volonté peut-elle être le siège du péché?

Objections: 1. Cela semble impossible. Denys dit en effet que le mal se tient en dehors de la volonté et de l'intention. Mais le péché, c'est le mal. Donc il ne peut pas être dans la volonté.

2. La volonté se porte toujours au bien ou à un bien apparent. Si c'est réellement le bien qu'elle veut, elle n'est pas en faute. Si elle veut un bien apparent qui n'est pas vraiment un bien, cela dénote plutôt, semble-t-il, un défaut d'intelligence qu'un défaut de volonté. Donc ni d'une manière ni de l'autre le péché n'est dans la volonté.

3. La même faculté ne peut à la fois être le sujet du péché et sa cause efficiente. Car le sujet du péché, c'est en réalité sa cause matérielle. Et il n'y a pas coïncidence de la cause matérielle et de la cause efficiente, dit le Philosophe. Or la volonté est la cause efficiente du péché: elle en est, dit S. Augustin, la cause première. Elle n'en est donc pas le sujet.

En sens contraire, S. Augustin dit aussi « C'est par la volonté que l'on pèche, et que l'on vit vertueusement. »

Réponse: Nous avons dit que le péché est un acte. Parmi les actes, il y en a, comme brûler ou couper, qui sont transitifs. Ces actes-là ont pour matière et pour sujet la chose dans laquelle passe l'action. Le Philosophe dit en ce sens, au livre III des Physiques que « le mouvement est l'acte transmis au mobile par le moteur ». Il y a au contraire d'autres actes qui ne passent pas dans une matière extérieure, mais qui demeurent dans l'agent, comme désirer et connaître; tels sont tous les actes moraux, aussi bien ceux des vertus que ceux des péchés. Aussi faut-il qu'un acte de péché ait pour sujet propre la faculté qui en est le principe propre. Mais comme c'est le propre des actes moraux d'être volontaires, on l'a vu précédemment, il s'ensuit que la volonté, principe des actes volontaires, bons et mauvais, est le principe des péchés. C'est pourquoi le péché est dans la volonté comme dans son siège.

Solutions: 1. On dit que le mal est en dehors de la volonté, parce que la volonté ne tend pas vers lui sous sa raison de mal. Mais parce que certain mal a l'apparence du bien, la volonté désire parfois un mal. Et ainsi le péché est dans la volonté.

2. Si la défaillance de la connaissance ne dépendait nullement de la volonté, il n'y aurait faute ni dans la volonté ni dans l'intelligence, comme cela se voit dans les cas d'ignorance invincible. C'est pourquoi il faut conclure que même une défaillance de l'intelligence qui dépend de la volonté, est imputée à péché.

Page 61: Ia.-IIae (2)

3. Ce raisonnement est vrai lorsqu'il s'agit des causes efficientes dont l'action passe dans une matière extérieure; ces causes ne se meuvent pas elles-mêmes, elles meuvent autre chose. Dans le cas de la volonté, c'est le contraire. L'argument est donc sans portée.

ARTICLE 2: La volonté seule est-elle le siège du péché?

Objections: 1. Oui semble-t-il. Car, dit S. Augustin, « on ne pèche que par la volonté ». Or le péché a pour siège la puissance d'où il émane. Donc la volonté seule est le siège du péché.

2. Le péché est un mal contraire à la raison. Mais le bien et le mal qui se rapportent à la raison sont objet de la seule volonté. Celle-ci est donc seule le siège du péché.

3. Tout péché est un acte volontaire; car, dit S. Augustin, « il est tellement volontaire, que s'il n'y a plus rien de volontaire, il n'y a plus de péché ». Or les actes des autres facultés ne sont volontaires que dans la mesure où c'est la volonté qui les met en mouvement. Cela ne suffit pas pour qu'elles soient le siège du péché. Car, dans ces conditions, même les membres extérieurs, puisque la volonté les fait mouvoir, seraient le siège du péché: ce qui est évidemment faux. La volonté est donc seule le siège du péché.

En sens contraire, le péché est le contraire de la vertu, et les contraires portent sur le même point. Mais les vertus siègent dans l'âme en d'autres facultés que la volonté, nous l'avons dit, donc les péchés aussi.

Réponse: Il résulte de ce que nous avons dit que le péché a pour siège toute faculté qui est le principe d'un acte volontaire. Or les actes volontaires ne sont pas seulement les actes émanés de la volonté mais aussi les actes impérés par elle, comme nous l'avons dit au traité de l'acte volontaire. Par conséquent ce n'est pas seulement la volonté qui peut être le siège du péché, mais toutes les facultés dont la volonté peut mouvoir ou arrêter les actes. Et ces mêmes facultés seront aussi le siège des habitus moraux, bons ou mauvais, parce que l'acte et l'habitus ont la même origine.

Solutions: 1. Le péché n'existe en effet que si la volonté en est le premier moteur. Mais d'autres facultés s'y trouvent engagées comme recevant le mouvement de la volonté.

2. Le bien et le mal ressortissent à la volonté comme étant ses objets essentiels. Mais les autres puissances ont un bien et un mal déterminés. Et c'est en raison de quoi il peut y avoir dans ces facultés, pour autant qu'elle participent de la volonté et de la raison, vertu, vice et péché.

3. Les membres du corps ne sont pas les principes, mais seulement les organes des actes humains; aussi sont-ils pour l'âme qui les meut, comme l'esclave qui est mené et qui ne mène pas. Mais les facultés intérieures de désir sont comme les enfants de la maison qui, d'une certaine manière, mènent et sont menés, comme l'explique le livre I des Politiques. - En outre, les actes des membres extérieurs sont des actions transitives, par exemple l'action de frapper dans un péché d'homicide. Et c'est pour cela qu'on ne peut pas raisonner pour les membres extérieurs comme pour les facultés intérieures.

ARTICLE 3: La sensualité peut-elle être le siège du péché?

Objections: 1. Cela semble impossible. Car le péché est propre à l'homme qui est par ses actes digne de louange ou de blâme. La sensualité au contraire est commune à nous et aux bêtes. Le péché ne peut donc résider en elle.

Page 62: Ia.-IIae (2)

2. « Nul ne pèche, dit S. Augustin, dans les choses qu'il ne peut éviter. » Mais on ne peut éviter que la sensualité ait des actes désordonnés, car elle est dans une perpétuelle dépravation tant que nous sommes en cette vie mortelle, et à cause de cela S. Augustin la représente sous le symbole du serpent. Les mouvements désordonnés de la sensualité ne sont donc pas des péchés.

3. Ce que l'homme ne fait pas lui-même ne lui est pas imputé à péché. Mais nous ne sommes vraiment nous-mêmes, semble-t-il, que dans ce que nous faisons avec délibération de la raison, comme dit le Philosophe. Donc le mouvement de la sensualité, qui surgit sans délibération de la raison, n'est pas imputé à péché.

En sens contraire, il est dit dans l'épître aux Romains (7,15): « je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. » S. Augustin l'interprète du mal de la convoitise, lequel est toujours un mouvement de sensualité. Donc il y a un péché dans la sensualité.

Réponse: D'après ce que nous venons de direr, on peut trouver le péché dans toute faculté dont l'acte peut être volontaire et désordonné, car c'est en cela que consiste la raison de péché. Or il est évident qu'un acte de sensualité peut être volontaire puisqu'il est naturel à la sensualité, autrement dit appétit sensible - de se laisser mouvoir par la volonté. Il reste donc que le péché puisse se trouver dans la sensualité.

Solutions: 1. Certaines facultés sensibles, bien que communes à nous et aux bêtes, possèdent cependant une certaine excellence du fait qu'elles sont unies à la raison. C'est ainsi que notre connaissance sensible se distingue de celle des autres animaux, ainsi que nous l'avons dit dans la première Partie, par la cogitative et la réminiscence. Tel se présente aussi chez nous l'appétit sensible; il a quelque chose de plus que chez les autres animaux: il lui est naturel d'obéir à la raison. C'est par là qu'il peut être le principe d'un acte volontaire, et partant le siège du péché.

2. Par cette perpétuelle dépravation de la sensualité il ne faut pas entendre autre chose que le foyer de corruption qui nous vient du péché originel et, en effet, ne disparaît jamais complètement durant cette vie; car ce péché originel a une culpabilité qui passe et une activité qui demeure. Mais ce foyer persistant de mal n'empêche pas que l'homme ne puisse par sa volonté raisonnable réprimer, s'il les sent venir, chacun des mouvements désordonnés de la sensualité, par exemple en détournant sa pensée vers autre chose. Mais il peut se faire, pendant qu'on détourne ainsi sa pensée sur autre chose, qu'un mouvement désordonné s'élève aussi sur ce point-là. Lorsqu'un individu, voulant éviter des mouvements de convoitise, détache sa pensée des plaisirs de la chair pour l'appliquer aux spéculations de la science, ceci peut faire naître un mouvement de vaine gloire qui n'était pas prémédité. Voilà pourquoi l'homme ne peut éviter tous ces mouvements désordonnés qui procèdent du foyer que nous avons dit; mais il suffit pour qu'il y ait vraiment faute volontaire, qu'il puisse les éviter un à un.

3. Ce que l'homme fait sans délibération de la raison, ce n'est pas parfaitement lui qui le fait, parce que rien n'agit alors de ce qui est principal en lui. Aussi n'est-ce pas parfaitement un acte humain. Et par là ce ne peut être un acte achevé de vertu ou de vice, mais quelque chose d'inachevé dans le genre. Aussi un tel mouvement de sensualité, lorsqu'il devance la raison, est-il péché véniel, c'est-à-dire quelque chose d'inachevé dans le genre péché.

ARTICLE 4: La sensualité peut-elle être le siège du péché mortel?

Objections: 1. Il semble bien. Car l'acte se connaît à l'objet. Or il y a des objets de sensualité, les jouissances de la chair par exemple, qui sont matière à pécher mortellement. Donc l'acte de sensualité peut être péché mortel. Et ainsi le péché mortel se trouve dans la sensualité.

Page 63: Ia.-IIae (2)

2. Le péché mortel est le contraire de la vertu. Mais la vertu peut résider dans la sensualité; la tempérance et la force sont en effet « les vertus des puissances non raisonnables de l'âme », dit le Philosophe. Ainsi, les contraires étant faits pour se porter sur le même point, il peut donc y avoir péché mortel dans la sensualité.

3. Le péché véniel est une disposition au péché mortel. Mais disposition et habitus se tiennent dans la même puissance. Si le péché véniel se tient dans la sensualité comme on vient de le dire, le péché mortel pourra donc s'y tenir aussi.

En sens contraire, on lit chez S. Augustin, ce qu'on trouve dans la Glose, que « le mouvement déréglé de la convoitise, qui n'est autre que le péché de sensualité, peut exister même chez ceux qui sont en état de grâce ». Pourtant il n'y a pas en eux de péché mortel. Le mouvement déréglé de la sensualité n'est donc pas un péché mortel.

Réponse: De même que le désordre qui attaque le principe de la vie corporelle cause la mort corporelle, de même celui qui attaque ce principe de vie spirituelle qu'est la fin ultime cause, avons-nous dit, cette mort spirituelle qu'est le péché mortel. Or il appartient non à la sensualité mais uniquement à la raison d'ordonner les choses à leur fin; pareillement, de les en détourner. C'est la preuve que le péché mortel ne peut pas exister dans la sensualité, mais seulement dans la raison.

Solutions: 1. L'acte de sensualité peut concourir au péché mortel. Mais l'acte même du péché mortel ne reçoit pas cependant son caractère mortel de ce qu'il vient de la sensualité; il le tient de ce qu'il appartient à la raison, chargée d'ordonner toutes choses à leur fin. Et c'est pourquoi le péché mortel n'est pas attribué à la sensualité, mais à la raison.

2. L'acte de la vertu ne reçoit pas sa perfection de la sensualité seulement, mais bien davantage de la raison et de la volonté, parce que ce sont elles qui donnent la faculté de choisir, et qu'il n'y a pas d'acte de la vertu morale sans choix. De là vient qu'il y a toujours, avec l'acte de la vertu morale qui vient parfaire la puissance appétitive, un acte de la prudence qui vient parfaire la puissance rationnelle. Et il en est encore de même pour le péché mortel, nous venons de le dire.

3. Une disposition se présente de trois façons par rapport à la chose à laquelle elle prépare. C'est parfois la même chose dans la même puissance, comme une science à ses débuts est la disposition à une science parfaite. Parfois, c'est encore dans le même sujet, mais ce n'est pas la même chose, comme la chaleur dispose à la forme qu'est le feu. Parfois enfin ce n'est ni la même chose ni dans la même puissance, ainsi qu'il arrive pour les réalités qui ont entre elles un tel rapport qu'on peut passer de l'une à l'autre, comme une bonne qualité d'imagination est une disposition à la science qui réside dans l'intelligence. Voilà de quelle façon le péché véniel, qui est dans la sensualité, est une disposition au péché mortel, qui est dans la raison.

ARTICLE 5: La raison peut-elle être le siège du péché?

Objections: 1. Il ne semble pas, car le péché d'une puissance est un défaut de cette puissance. Mais si la raison fait défaut, ce n'est pas un péché, c'est plutôt une excuse; car on excuse quelqu'un d'avoir péché quand il l'a fait par ignorance. Donc il ne peut y avoir de péché dans la raison.

2. On a dit que le premier siège du péché est la volonté. Mais la raison passe devant la volonté, puisqu'elle dirige celle-ci. Donc le péché ne peut se trouver dans la raison.

Page 64: Ia.-IIae (2)

3. Il ne peut y avoir de péché que dans les choses qui dépendent de nous. Or il ne dépend pas de nous d'avoir beaucoup de raison ou d'en manquer; cela vient de la nature. Par conséquent le péché ne réside pas dans la raison.

En sens contraire, S. Augustin affirme que le péché réside dans la raison inférieure comme dans la raison supérieure.

Réponse: Il ressort de ce que nous avons dit que le péché d'une puissance quelconque consiste dans l'acte même de cette puissance. Or la raison a deux actes, l'un tout intime et relatif à son objet propre, qui est de connaître le vrai; l'autre qui est de diriger les autres facultés. De deux façons par conséquent, le péché peut se loger dans la raison: en premier lorsqu'il y a erreur dans la connaissance du vrai, erreur ou ignorance qui sont coupables chaque fois qu'il s'agit d'une chose que la raison peut et doit savoir; en second lieu, lorsqu'elle commande les mouvements désordonnés des facultés inférieures, ou que, même après avoir délibéré, elle ne les maîtrise pas.

Solutions: 1. Cette objection est valable s'il s'agit d'un défaut de la raison dans son acte propre face à son objet propre; et cela sur un point que l'individu ne peut pas savoir et n'est pas tenu de savoir. Alors, l'absence de raison n'est pas un péché mais une excuse, comme cela est évident dans les actes commis par des fous. Mais si le manque de raison se produit sur un point que l'homme peut et doit savoir, il n'est pas complètement excusé, et le défaut de raison lui-même est imputé à péché. - Quant à ce manque de raison, lorsqu'il s'agit seulement de diriger les autres facultés, il est toujours coupable, parce que c'est là une défaillance à laquelle la raison peut remédier par sa propre activité.

2. Nous l'avons expliqué précédemment, en traitant des actes de la volonté et de la raison: d'une manière la volonté meut la raison et la précède, et d'une certaine manière, la raison meut et précède la volonté; si bien que le mouvement de la volonté peut être rationnel, et l'acte de la raison peut être dit volontaire. Et ainsi le péché se trouve dans la raison: soit parce que la défaillance de celle-ci est volontaire, soit parce que l'acte de la raison est le principe d'un acte de la volonté.

3. Ce que nous avons dit donne la réponse.

ARTICLE 6: Est-ce dans la raison inférieure que réside la délectation prolongée ou non?

Objections: 1. Le péché de délectation morose ou prolongée, ne semble pas résider dans la raison. Car, nous l'avons dit, la délectation implique un mouvement de l'appétit, et l'appétit est distinct de la raison qui est une faculté de connaissance.

2. L'objet permet de reconnaître à quelle puissance appartient l'acte qui ordonne la puissance à l'objet. Or la délectation s'attarde parfois aux biens sensibles sans se soucier de ceux de la raison. C'est la preuve que le péché de délectation morose n'est pas dans la raison.

3. S'attarder implique longueur de temps. Mais la longueur de temps n'est pas une raison pour qu'un acte appartienne à une puissance. Donc la délectation prolongée ne relève pas de la raison.

En sens contraire, S. Augustin estime que « si l'acquiescement aux mauvais attraits ne va pas plus loin que la pensée de la délectation, c'est que la femme est encore seule à avoir mangé le fruit défendu ». Mais la femme, S. Augustin l'explique au même endroit, c'est la raison inférieure. Donc le péché de délectation morose est dans la raison.

Réponse: Le péché, avons-nous dit, réside parfois dans la raison, non seulement lorsqu'elle procède à son acte propre, mais parfois aussi en tant qu'elle dirige les autres actes humains. Or il est évident

Page 65: Ia.-IIae (2)

qu'elle n'a pas seulement la direction des actes extérieurs, mais aussi celle des passions intérieures. C'est pourquoi, lorsqu'elle est en défaut dans ce gouvernement des passions, on dit que le péché est dans la raison, comme aussi lorsqu'elle est en défaut dans la direction des actes extérieurs. Or, elle a deux manières d'être en défaut dans le gouvernement des passions. La première, c'est de commander des passions illicites comme celui qui provoque en soi délibérément un mouvement de colère ou de convoitise; la seconde, c'est de ne pas réprimer un mouvement illicite de passion, comme celui qui, après s'être rendu compte que le mouvement passionné qui surgit est désordonné, s'y arrête néanmoins et ne le chasse pas. En ce sens on dit que le péché de délectation prolongée réside dans la raison.

Solutions: 1. La délectation est bien dans l'appétit comme en son principe prochain, mais elle est dans la raison comme en son moteur premier, suivant ce que nous avons dit plus haut des actions immanentes, qui ont pour sujet le principe même d'où elles émanent.

2. La raison a un acte propre portant sur son objet propre, et qui peut être illicite. Mais elle a aussi une direction à exercer sur tous les objets des facultés inférieures soumises à son gouvernement. C'est ainsi que même la délectation se rapportant aux biens sensibles relève de la raison.

3. La délectation est appelée « morose » non pas à cause de sa prolongation (mora), mais du fait que la raison délibérante s'y attarde (immoratur), au lieu de la repousser. Comme dit S. Augustin: « On retient et on rumine avec plaisir ce qu'on aurait dû rejeter aussitôt que l'esprit en a été frôlé. »

ARTICLE 7: Est-ce dans la raison supérieure que réside le consentement à l'acte?

Objections: 1. Il ne semble pas, car consentir est un acte de l'appétit, on l'a vu au traité des actes humains. Mais la raison est une faculté de connaissance.

2. La raison supérieure est celle qui, selon S. Augustin « s'applique à pénétrer et à consulter les raisons éternelles ». Or il lui arrive parfois de consentir à l'acte sans avoir consulté les raisons éternelles, car l'homme ne pense pas toujours aux réalités divines lorsqu'il consent à un acte. Ce péché n'est donc pas toujours dans la raison supérieure.

3. Les raisons éternelles, de même qu'elles peuvent être pour l'homme la règle des actes extérieurs, peuvent être aussi la règle des délectations et autres passions intérieures. Or, le fait de consentir à la délectation « sans avoir le dessein de passer à l'acte », selon S. Augustin, est un acte de la raison inférieure. Donc la faute de consentir à l'acte du péché doit être attribuée de temps à autre à la raison inférieure.

4. La raison supérieure est au-dessus de la raison inférieure, comme la raison est au-dessus de l'imagination. Or, il arrive à l'homme d'agir sous l'impression de son imagination sans aucune délibération de la raison, comme lorsqu'on fait machinalement un mouvement de la main ou du pied. Pareillement, il peut donc arriver à la raison inférieure de consentir à un acte de péché, indépendamment de la raison supérieure.

En sens contraire, S. Augustin dit, plus loin dans le même livre: « Si l'acquiescement au mauvais usage du corps et des sens est tellement décidé qu'on est prêt à aller jusqu'au bout si l'on peut, cela signifie que la femme a donné le fruit défendu à l'homme » qui symbolise la raison supérieure. C'est donc à la raison supérieure qu'il appartient de consentir à l'acte du péché.

Réponse: Le consentement implique un jugement sur le point où l'on consent; car la raison pratique rend jugement et sentence en matière d'action, comme la raison spéculative en matière de pensée. Or il faut remarquer qu'en tout jugement la sentence définitive est réservée à la plus haute instance

Page 66: Ia.-IIae (2)

judiciaire; de même nous le voyons en matière spéculative: on n'est définitivement fixé sur une proposition que si on la ramène aux premiers principes. En effet, tant qu'il reste un principe supérieur, à la lumière duquel la question peut être encore examinée, on peut dire que le jugement demeure en suspens, parce que la sentence finale n'est pas encore rendue. Or, il est évident que les actes humains peuvent être soumis à la règle de la raison humaine, règle tirée des réalités créées telles que l'homme les connaît naturellement; et en outre, à la règle de la loi divine, ainsi qu'il a été dit au traité des actes humains. puisque cette règle de la loi divine est la règle supérieure, il faut en conclure que la sentence ultime, celle qui met fin au jugement, appartient à la raison supérieure, c'est-à-dire à celle qui s'applique aux réalités éternelles. - D'autre part, lorsqu'il y a plusieurs choses à juger, le jugement doit se clore sur celle qui vient en dernier lieu. Or ce qui vient en dernier lieu dans les actions humaines, c'est l'acte lui-même; la délectation, qui induit à l'acte, est comme le préambule. Voilà pourquoi il appartient en propre à la raison supérieure de consentir à l'acte; au contraire, à la raison inférieure dont le jugement est moins élevé, il appartient de rendre ce jugement préliminaire qui concerne la délectation. Toutefois, la raison supérieure peut juger même de la délectation, du fait que tout ce qui est soumis au jugement de l'inférieur l'est aussi au jugement du supérieur, mais ce n'est pas réciproque.

Solutions: 1. Consentir est un acte de l'appétit, non absolument toutefois, mais, comme nous l'avons dit en son lieu, c'est un acte de la volonté consécutif à un acte de la raison délibérant et jugeant. Le consentement s'achève en effet dans l'adhésion de la volonté à ce qui est désormais jugé par la raison. De là vient que l'on peut attribuer le consentement et à la volonté et à la raison.

2. De fait que la raison supérieure ne dirige pas les actions humaines selon la loi divine en empêchant l'acte du péché, on dit qu'elle consent, qu'elle songe ou qu'elle ne songe pas à la loi éternelle. Car lorsqu'elle songe à la loi de Dieu, elle la méprise effectivement. Mais lorsqu'elle n'y songe pas, il y a dans cette omission une négligence. De toute façon par conséquent, le fait de consentir à l'acte du péché provient de la raison supérieure parce que, selon S. Augustin, « on ne peut décréter efficacement en son esprit de perpétrer efficacement le péché, sans que cette intention de l'esprit, qui a tout pouvoir pour mettre les membres à l’oeuvre ou les en détourner, abdique devant la mauvaise action ou y contribue ».

3. La raison supérieure peut, par la considération de la loi éternelle, diriger ou arrêter l'acte extérieur, et de même la délectation intérieure. Cependant, avant qu'on en vienne au jugement de la raison supérieure, dès que la sensualité propose la délectation, la raison inférieure, délibérant avec des motifs temporels, accepte parfois cette délectation; c'est alors que le consentement appartient à la raison inférieure. Si au contraire, même après avoir réfléchi aux raisons éternelles, l'homme persévère dans ce même consentement, celui-ci appartiendra à la raison supérieure.

4. La connaissance par l'imagination est subite et non délibérée; c'est pourquoi elle peut faire naître un acte avant que la raison, supérieure ou inférieure, ait le temps de délibérer. Au contraire, le jugement de la raison inférieure ne va pas sans délibération, et cette délibération demande du temps, pendant lequel la raison supérieure peut délibérer elle aussi. Par suite, si par sa délibération elle n'empêche pas l'acte du péché, cet acte lui est imputé.

ARTICLE 8: La raison inférieure peut-elle être le siège du péché mortel?

Objections: 1. Il semble que le consentement à la délectation ne soit pas un péché mortel. En effet, ce consentement est un acte de la raison inférieure, qui n'a pas à s'appliquer aux raisons éternelles ou à la loi divine, ni par conséquent à s'en détourner. Or, tout péché mortel provient de l'aversion à l'égard de la loi divine, comme on le voit par la définition de S. Augustin placée en tête de ce traité.

Page 67: Ia.-IIae (2)

2. Consentir à une chose n'est mauvais que parce que la chose à laquelle on consent est mauvaise. Mais c'est un principe qu'en toute chose, ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus fort; en tout cas ce ne peut être moindre. Ce à quoi l'on consent ne peut donc être moins mauvais que le consentement. Or la délectation sans l'action n'est pas péché mortel, mais seulement véniel. Donc le consentement à la délectation n'est pas péché mortel.

3. Le Philosophe enseigne que la différence morale des délectations correspond à celle des opérations. Or la pensée, acte intérieur, est une tout autre opération que l'acte extérieur, celui de la fornication par exemple. Donc la délectation qui s'attache à l'acte de la pensée diffère moralement de celle qui s'attache à la fornication, autant qu'une pensée intérieure diffère d'un acte extérieur. Et par conséquent la même différence se retrouve aussi dans le fait de consentir à ces deux délectations. Mais l'acte intérieur de pensée n'est pas un péché mortel, pas davantage le consentement qu'on y donne, ni non plus par conséquent celui qu'on donne à sa délectation.

4. L'acte extérieur de la fornication ou de l'adultère n'est pas un péché mortel en raison de la délectation, puisque celle-ci se trouve aussi bien dans l'acte du mariage, mais en raison du désordre de l'acte même. Or celui qui consent à la délectation ne consent pas pour autant au désordre de l'acte. Il semble donc qu'il ne pèche pas mortellement.

5. Le péché d'homicide est plus grave que celui de fornication simple. Or, le fait de consentir à la délectation qui s'attache à la pensée de l'homicide, n'est pas un péché mortel. Donc beaucoup moins encore le fait de consentir à la délectation qui s'attache à la pensée de la fornication.

6. S. Augustin dit que l'oraison dominicale se récite chaque jour pour la rémission des péchés véniels. Or il enseigne que le consentement à la délectation est une faute que doit effacer l'oraison dominicale. Il affirme en effet: « Il est beaucoup moins grave de se délecter ainsi dans la pensée du péché que d'être décidé à l'accomplir en réalité, et c'est pour ces sortes de mauvaises pensées qu'il faut demander pardon, se frapper la poitrine, et dire: "Pardonnez-nous nos offenses. » Donc ce consentement à la délectation est péché véniel.

En sens contraire, S. Augustin ajoute: « L'homme sera damné tout entier si par la grâce du Médiateur il n'obtient pas la rémission de ces sortes de fautes qui, parce qu'on n'a pas la volonté de les commettre mais qu'on a cependant la volonté de s'y délecter en esprit, ne sont que des péchés de pensée. » Mais l'on n'est damné que pour le péché mortel. Le consentement à la délectation est donc péché mortel.

Réponse: Sur ce point les avis sont partagés. Les uns ont dit: ce consentement n'est que véniel. Les autres ont dit: il est mortel. L'opinion de ces derniers est plus commune et plus vraisemblable.

Il faut en effet considérer que toute délectation, selon la doctrine des Éthiques, découle d'une opération. Et puisque toute délectation a un objet, on peut toujours mettre une délectation en relation avec deux choses: l'opération qu'elle accompagne, et l'objet qui lui plaît. Or, on peut lui donner pour objet une opération tout comme on lui donnerait autre chose, car il est possible de trouver dans l'opération elle-même un bien et une fin où l'on se délecte et où l'on se repose. Et parfois même, c'est la propre opération à laquelle se rattache la délectation qui devient l'objet de celle-ci, dans la mesure où l'appétit auquel il appartient de se délecter fait retour sur l'opération elle-même, ainsi que sur une bonne chose; c'est le cas de celui qui pense et qui se délecte à penser parce que sa pensée lui plaît. Parfois au contraire, la délectation attachée à une opération, à une pensée par exemple, a pour objet une autre opération qui est comme la réalité à laquelle on pense; alors une telle délectation provient de ce qu'on a de l'inclination non pas précisément pour la pensée, mais pour l'opération vers laquelle se porte la pensée.

Ainsi donc, celui qui pense à la fornication peut se délecter de deux choses: sa propre pensée, ou l'acte auquel il pense. La délectation que lui donne cette pensée fait suite à son inclination affective pour

Page 68: Ia.-IIae (2)

cette pensée. Or la pensée n'est pas en soi un péché mortel. Elle peut être un péché simplement véniel, par exemple quand on retient inutilement une pensée comme celle qu'on vient de dire. Mais elle peut aussi être tout à fait exempte de péché, quand il est utile de la garder, par exemple lorsqu'on veut prêcher ou discuter là-dessus. Voilà pourquoi l'inclination et la délectation que l'on éprouve ainsi pour une pensée de fornication ne sont pas matière à péché mortel; c'est parfois péché véniel, et parfois ce n'est pas péché du tout. Le consentement à cette délectation n'est donc pas non plus péché mortel, et à cet égard la première opinion est dans le vrai.

Mais si celui qui pense à la fornication se délecte dans l'acte même auquel il pense, cela vient de ce que son coeur incline déjà à cet acte, et partant le fait de consentir à cette sorte de délectation n'est pas autre chose que de consentir à aimer la fornication, car on ne se délecte que dans ce qui est conforme à son désir. Or choisir délibérément d'aimer ce qui est matière à péché mortel, c'est péché mortel. Aussi ce consentement à une délectation qui a pour objet un péché mortel, est lui-même péché mortel, comme le veut la seconde opinion.

Solutions: 1. Le consentement à la délectation est le fait non seulement de la raison inférieure, mais aussi de la raison supérieure, nous venons de le dire. Et pourtant la raison inférieure elle-même peut être détournée des raisons éternelles. Car, si elle n'a pas à s'occuper de gouverner d'après elles, ce qui est le propre de la raison supérieure, elle veut cependant être gouvernée selon elles, ce qui fait qu'en se détournant d'elles, elle peut pécher mortellement. Car il n'est pas jusqu'aux actes des facultés inférieures et même des membres, qui ne puissent être des péchés mortels lorsqu'ils ne sont pas soumis aux ordres de la raison supérieure les réglant selon les raisons éternelles.

2. Consentir à un péché qui est véniel par nature, c'est un péché véniel. Et ainsi l'on peut conclure que le consentement donné à la délectation qui n'a pour objet que la vaine pensée de la fornication, est péché véniel. Mais la délectation, qui a pour objet l'acte même de la fornication, est péché mortel par nature. S'il arrive qu'il y ait avant le consentement un péché véniel seulement, c'est par accident, uniquement à cause de l'inachèvement de l'acte. Cet inachèvement disparaît dès que survient le consentement délibéré. Aussi, de ce fait, le péché est amené à sa nature de péché mortel.

3. Cet argument vaut pour la délectation qui a la pensée pour objet.

4. La délectation qui a pour objet l'acte extérieur ne peut exister sans complaisance pour et acte tel qu'il est en soi, même si l'on n'est pas décidé à l'accomplir, à cause d'une interdiction supérieure. Aussi l'acte devient-il désordonné, et par conséquent la délectation sera désordonnée.

5. Le consentement donné à la délectation qui provient d'une complaisance dans la pensée d'un projet homicide est péché mortel. Ce qui n'en est pas un, c'est le consentement donné à la délectation qui provient d'une complaisance dans des pensées sur la question de l'homicide.

6. L'oraison dominicale est à réciter non seulement contre les péchés véniels mais aussi contre les péchés mortels.

ARTICLE 9: La raison supérieure peut-elle être le siège du péché véniel?

Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas place pour le péché véniel dans la raison supérieure en tant que celle-ci dirige les facultés inférieures, c'est-à-dire en tant qu'elle consent à l'acte du péché.

En effet, S. Augustin dit que la raison supérieure « s'attache aux raisons éternelles ». Mais on pèche mortellement par aversion des raisons éternelles. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir dans la raison supérieure d'autre péché que le péché mortel.

Page 69: Ia.-IIae (2)

2. La raison supérieure est dans la vie spirituelle comme un principe, ainsi que le coeur dans la vie corporelle. Or les maladies du coeur sont mortelles. Donc les péchés de la raison supérieure sont mortels.

3. Le péché véniel devient mortel s'il est fait par mépris. Mais pécher de propos délibéré, même véniellement, ne paraît pas exempt de mépris. Donc, puisque le consentement de la raison supérieure s'accompagne toujours de délibération sur la loi divine, il semble qu'elle ne peut pécher que mortellement, par mépris de la loi divine.

En sens contraire, le consentement à l'acte du péché appartient, nous l'avons dit, à la raison supérieure. Or le consentement à l'acte de péché véniel est lui-même péché véniel. Il peut donc y avoir péché véniel dans la raison supérieure.

Réponse: Comme dit S. Augustin, la raison supérieure s'attache à pénétrer et à consulter les raisons éternelles. A les pénétrer en regardant leur vérité, à les consulter en jugeant et en réglant tout le reste à la lumière de ces raisons éternelles. Et c'est en délibérant à cette lumière que la raison supérieure consent à un acte ou s'y oppose. Or il arrive que le désordre de l'acte auquel on consent, parce qu'il ne marque aucun éloignement de la fin ultime, ne soit pas contraire aux raisons éternelles comme l'est un acte de péché mortel; il est seulement en dehors d'elles, comme l'acte du péché véniel. Par conséquent, lorsque la raison supérieure consent à un acte de péché véniel, elle ne se détourne pas des raisons éternelles. Aussi ne pèche-t-elle pas mortellement mais véniellement.

Solutions: 1. Cela donne réponse à la première objection.

2. Il y a deux sortes de maladies du coeur. L'une atteint l'organe dans sa substance même et en modifie la constitution naturelle: cette maladie est toujours mortelle. L'autre sorte de maladie provient d'un désordre dans le mouvement du coeur ou dans la région du coeur, et cela n'est pas toujours mortel. Il en est de même dans la raison supérieure: il y a toujours péché mortel quand disparaît totalement son ordination à son propre objet par les raisons éternelles. Mais quand le désordre est extérieur, le péché n'est pas mortel, il est véniel.

3. Le consentement délibéré au péché ne montre pas toujours du mépris pour la loi divine mais seulement quand le péché est contraire à celle-ci.

ARTICLE 10: Peut-il y avoir péché véniel dans la raison supérieure, quand il s'agit de son acte (objet) propre?

Objections: 1. Il ne semble pas qu'il y ait place pour le péché véniel dans la raison supérieure lorsqu'il s'agit d'elle-même, c'est-à-dire lorsqu'elle pénètre les raisons éternelles. En effet, l'acte d'une puissance n'est en défaut que parce qu'il est déréglé par rapport à son objet. Or, la raison supérieure a pour objet les raisons étemelles à l'égard desquelles on ne peut être déréglé sans péché mortel. Donc la raison supérieure ne peut avoir par elle-même de péché véniel.

2. Puisque la raison est la faculté délibérante, son acte s'accompagne toujours de délibération. Mais en ce qui concerne Dieu, tout mouvement désordonné, s'il s'accompagne de délibération, est péché mortel. Donc, dans la raison supérieure considérée en elle-même, il n'y a jamais de péché véniel.

3. Un péché de surprise peut parfois être véniel. Mais un péché délibéré est mortel, du fait que la raison qui délibère recourt à quelque bien supérieur, et que celui qui agit contre ce bien pèche plus gravement; ainsi, lorsqu'en délibérant sur un acte agréable qui est désordonné, la raison comprend qu'il est contraire à la loi de Dieu, son consentement est plus grave que si elle considérait seulement

Page 70: Ia.-IIae (2)

cet acte comme contraire à la vertu morale. Mais la raison supérieure ne peut avoir recours à quelque chose qui soit plus élevé que son objet. Donc, si le mouvement imprévu n'est pas péché mortel, la délibération survenant ne pourra faire qu'il le soit: ce qui est évidemment faux. Donc, dans la raison supérieure prise en elle-même, il ne peut y avoir de péché véniel.

En sens contraire, un mouvement imprévu d'infidélité est péché véniel. Mais il appartient à la raison supérieure selon ce qu'elle a de propre. Donc il y a place en elle, selon ce qu'elle a de propre, pour le péché véniel.

Réponse: La raison supérieure se porte différemment vers son objet, et vers les objets des facultés qu'elle a sous sa direction. En effet, elle ne se porte vers les objets des autres facultés que pour consulter à leur sujet les raisons éternelles, ce qui ne peut se faire que par manière de délibération. Or un consentement délibéré en matière de péché mortel est lui-même péché mortel. C'est pourquoi la raison supérieure pèche toujours mortellement si les actes des facultés inférieures auxquels elle consent sont des péchés mortels.

Mais à l'égard de son objet propre elle a deux actes: la simple intuition, et la délibération lorsqu'elle en vient à consulter même sur son objet propre les raisons éternelles. Or, dans la simple intuition elle peut éprouver par rapport aux choses divines un mouvement désordonné, un soudain mouvement d'infidélité par exemple. Alors, bien que l'infidélité soit mortelle de sa nature, ce brusque mouvement n'est cependant que véniel. Puisqu'un péché mortel n'existe que s'il est contraire à la loi de Dieu, un point de foi peut se présenter brusquement à l'esprit sous un tout autre aspect, avant que l'on consulte ou que l'on puisse même consulter à son sujet la raison éternelle, c'est-à-dire la loi de Dieu. Tel est le cas de celui qui voit soudain la résurrection des morts comme impossible à la nature et qui, à cette pensée, se relâche, avant d'avoir le temps de se rappeler que cela nous a été donné à croire, selon la loi divine. Mais si après une pareille délibération, le mouvement d'infidélité persiste, il y a un péché mortel.

C'est pourquoi, à l'égard de son objet propre, et même lorsqu'il y a matière à péché mortel, la raison supérieure peut pécher véniellement par des mouvements imprévus, ou bien mortellement s'il y a consentement délibéré. Mais dans le gouvernement des facultés inférieures, elle pèche toujours mortellement lorsqu'il y a matière à péché mortel, non lorsqu'il y a matière à péché véniel.

Solutions: 1. Le péché contraire aux raisons éternelles, bien que mortel de sa nature, peut cependant être véniel à cause de l'imperfection de l'acte soudain.

2. Dans l'action, la raison à laquelle appartient la délibération doit avoir aussi l'intuition simple des principes d'où procède la délibération; de même, dans la spéculation, c'est à la raison de faire les syllogismes et aussi de formuler les propositions. C'est pourquoi la raison aussi peut avoir un mouvement soudain.

3. Une seule et même réalité peut offrir plusieurs aspects, dont l'un est plus élevé que l'autre. Ainsi, l'existence de Dieu peut être considérée soit comme une réalité connaissable à la raison humaine, soit comme un objet de la révélation divine, ce qui est un aspect plus élevé. C'est pourquoi, bien que l'objet de la raison supérieure soit ce qu'il y a de plus élevé au plan de la nature, il peut donner lieu à une considération plus élevée. Et pour cette raison, ce qui n'est pas péché mortel, à cause de la soudaineté du mouvement, devient péché mortel, comme nous venons de l'exposer, parce que la délibération l'a fait passer sur un plan plus élevé.

Nous devons étudier à présent les causes du péché, d'abord en général (Q. 75), puis en particulier (Q. 76-84).

Page 71: Ia.-IIae (2)

QUESTION 75: LES CAUSES DU PÉCHÉ CONSIDÉRÉES EN GÉNÉRAL

1. Le péché a-t-il une cause? - 2. A-t-il une cause intérieure? - 3. A-t-il une cause extérieure? - 4. Le péché est-il cause de péché?

ARTICLE 1: Le péché a-t-il une cause?

Objections: 1. Il ne paraît pas qu'il en ait une, car le péché, avons-nous dit, a raison de mal, et Denys nous assure que le mal n'a pas de cause.

2. Une cause est ce qui est nécessairement suivi d'effet. Mais ce qui arrive nécessairement n'est pas péché, semble-t-il, puisque tout péché est volontaire. Le péché n'a donc pas de cause.

3. S'il en a une, ou c'est le bien ou c'est le mal. Ce n'est pas le bien, car le bien ne produit que le bien, et « un bon arbre ne peut pas donner de mauvais fruits » (Mt 7,18). Mais ce n'est pas le mal non plus, car le mal de peine est une suite du péché, et le mal de coulpe est la même chose que le péché. Donc le péché n'a pas de cause.

En sens contraire, tout ce qui se produit a une cause: « Rien sur la terre n'arrive sans cause », est-il écrit au livre de Job (5,6 Vg). Or le péché se produit: c'est « tout ce qui est dit ou fait ou convoité contre la loi de Dieu ». Donc le péché a une cause.

Réponse: Le péché est un acte désordonné. Donc, du côté de l'acte il peut avoir par soi une cause, comme tout autre acte; mais comme désordre il a une cause à la façon dont une négation ou privation peut avoir une cause. Or une négation peut s'expliquer de deux façons. 1° La négation d'une cause est cause de négation par elle-même; en effet l'absence de cause explique l'absence d'effet: ainsi la cause de l'obscurité est l'absence de soleil. 2° La cause de l'affirmation suivie d'une négation est par accident cause de la négation qui s'ensuit; ainsi le feu, en causant de la chaleur, ce qui est son effet fondamental, cause par suite l'absence de froid.

De ces deux explications la première peut suffire s'il s'agit d'une simple négation. Mais le désordre du péché, comme d'ailleurs n'importe quel mal, n'est pas une simple négation, c'est la privation de ce qu'un être doit naturellement avoir. Il est donc nécessaire qu'un tel désordre s'explique de la deuxième manière, c'est-à-dire ait une cause agissant par accident; car ce qui doit naturellement être présent ne serait jamais absent s'il n'y avait une cause l'empêchant d'exister. Aussi est-ce d'après cela qu'on a coutume de dire que le mal, puisqu'il consiste dans une véritable privation, a une cause, cause défaillante, ou cause agissant par accident.

Mais toute cause accidentelle se ramène à une cause essentielle. Donc, puisque le péché en tant que désordre a une cause agissant par accident, il a en tant qu'acte une cause essentielle; il s'ensuit que le désordre du péché est consécutif à la cause même de l'acte. Ainsi donc, c'est la volonté qui, n'étant plus dirigée par la règle de la raison ni par celle de la loi divine, et recherchant un bien périssable, cause l'acte du péché directement et par soi; mais elle cause aussi le désordre de l'acte par accident et en dehors de toute intention; en effet, le manque d'ordre dans l'acte provient du manque de direction dans la volonté.

Solutions: 1. Le péché ne signifie pas seulement cette privation de bien qu'est le manque d'ordre, mais il signifie l'acte affecté de cette privation, laquelle a raison de mal. Comment cela a une cause, nous venons de le dire.

Page 72: Ia.-IIae (2)

2. Si l'on veut que cette définition de la cause soit vraie dans tous les cas, il faut l'entendre de la cause suffisante et non empêchée. Car il y a des cas où une chose est la cause suffisante d'une autre, et cependant l'effet ne suit pas nécessairement, à cause d'un empêchement qui survient. Sans cela, il faudrait dire que tout advient nécessairement, dit Aristote. Ainsi donc, bien que le péché ait une cause, il ne s'ensuit pas que ce soit une cause nécessaire puisque l'effet peut être empêché.

3. Comme nous venons de le dire, la cause du péché c'est la volonté agissant indépendamment de la règle de raison ou de la loi divine. Or cette indépendance n'a pas par soi raison de mal, ni de peine ni de coulpe, avant qu'on ne passe à l'acte. Aussi, de cette façon, la cause du premier péché n'a pas pour cause un mal, mais un bien auquel manque un autre bien.

ARTICLE 2: Le péché a-t-il une cause intérieure?

Objections: 1. Il semble que non, car ce que l'on a en soi, on l'a toujours. Donc si l'homme avait en lui-même une cause de péché il pécherait toujours, puisque, si vous posez la cause, vous posez l'effet.

2. Une même chose n'est pas à elle-même sa cause. Or des mouvements intérieurs de l'homme sont du péché. Ils n'en sont donc pas la cause.

3. Tout ce qui est intérieur à l'homme est ou naturel ou volontaire. Mais ce qui est naturel ne peut pas être une cause de péché, puisque le péché est contre nature, selon le Damascène. Quant à ce qui est volontaire, si c'est déréglé c'est déjà du péché. Rien d'intérieur par conséquent ne peut être cause de péché.

En sens contraire, S. Augustin affirme: « La volonté est la cause du péché. »

Réponse: Comme nous venons de le dire, il faut trouver la cause essentielle du péché du côté de l'acte lui-même. Or l'acte humain peut avoir en nous une cause médiate et une cause immédiate. Sa cause immédiate est la raison et la volonté, par lesquelles nous avons le libre arbitre. Sa cause éloignée, ce sont les connaissances sensibles et aussi l'appétit sensible; car de même que le jugement de la raison porte la volonté à quelque chose de raisonnable, de même les connaissances sensibles donnent une inclination à l'appétit sensible. Cette inclination elle-même, nous le verrons plus loin, entraîne parfois la volonté et la raison. Ainsi donc on peut assigner au péché une double cause intérieure: l'une prochaine, du côté de la raison et de la volonté; l'autre éloignée, du côté de l'imagination ou de l'appétit sensible.

Mais nous avons dit h que la cause du péché se compose du motif d'un bien apparent, avec l'absence du motif obligé, qui est la règle de la raison ou de la loi divine; aussi, le bien apparent, motif de l'acte, ressortit à la connaissance et à l'appétit sensible. Mais l'absence de la règle obligée ressortit à la raison, puisque c'est la raison qui a pour fonction de considérer cette règle. Mais l'achèvement même de ce qu'il y a de volontaire dans l'acte du péché ressortit à la volonté, de sorte que l'acte même de cette puissance, dans les conditions que nous avons énoncées, est déjà un péché.

Solutions: 1. Ce qu'on a en soit comme faculté naturelle, on l'a toujours; mais ce qu'on a en soi comme acte intérieur de connaissance ou d'appétit, on ne l'a pas toujours. Or c'est la faculté de la volonté qui est la cause potentielle du péché. Mais elle est amenée à l'acte par les mouvements précédents, d'abord ceux de la partie sensible, et conséquemment ceux de la raison. Car du fait qu'une réalité s'offre aux sens comme désirable et que l'appétit sensible se porte vers elle, la raison cesse parfois de considérer la règle obligée; et c'est ainsi que la volonté produit l'acte du péché. Et puisque ces mouvements qui le précèdent ne sont pas toujours en acte, il faut conclure que le péché n'est pas non plus toujours en acte.

Page 73: Ia.-IIae (2)

2. Les mouvements intérieurs de l'âme ne sont pas tous de la substance même du péché, qui consiste fondamentalement dans l'acte de volonté; mais certains précèdent et d'autres suivent le péché lui-même.

3. Ce qui est cause du péché, la puissance qui en produit l'acte, est chose naturelle. Le mouvement même de la puissance sensible dont le péché est la suite est parfois naturel, comme quand on pèche parce qu'on a faim. Mais ce qui fait que le péché n'est pas naturel, c'est qu'il lui manque la règle naturelle à laquelle l'homme selon sa nature doit veiller.

ARTICLE 3: Le péché a-t-il une cause extérieure?

Objections: 1. Il ne semble pas, car le péché est un acte volontaire, et les choses volontaires sont de celles qui sont en nous et ainsi n'ont pas de causes extérieures.

2. Au même titre que la nature, la volonté est un principe intérieur. Or, dans les choses de la nature, le péché n'arrive jamais que par une cause intérieure; l'enfantement d'un monstre par exemple provient de la destruction d'un principe intérieur. Donc, en morale non plus, le péché ne peut arriver que par une cause intérieure.

3. Multiplier la cause, c'est multiplier l'effet. Mais plus les provocations extérieures au péché sont nombreuses et considérables, moins le dérèglement des actes est imputable à péché. Donc rien d'extérieur ne peut être cause du péché.

En sens contraire, nous lisons dans les Nombres (31,16): « Ce sont ces femmes-là qui ont séduit les enfants d'Israël et vous ont fait renier le Seigneur, en plus du crime de Péor. » Donc quelque chose d'extérieur peut être une cause qui fait pécher.

Réponse: La cause intérieure du péché, on vient de le dire, c'est tout ensemble la volonté qui accomplit l'acte, la raison qui le laisse sans la règle obligée, et l'appétit sensible avec son penchant. Ainsi donc, une réalité extérieure pourrait être cause de péché de trois façons: soit qu'elle puisse mouvoir immédiatement la volonté elle-même, soit qu'elle puisse mouvoir la raison, ou encore l'appétit sensible. Mais la volonté, nous l'avons dit précédemment, Dieu seul peut la mouvoir intérieurement; et Dieu, nous allons le montrer plus loin, ne peut pas être cause de péché. Par conséquent il reste qu'aucune réalité extérieure ne peut être cause de péché si ce n'est dans la mesure où elle peut mouvoir la raison, comme l'homme ou le démon qui pousse au péché; ou bien mouvoir l'appétit sensible, comme font certains objets sensibles extérieurs à nous. Mais la persuasion venant du dehors ne peut pas, en matière d'action, mouvoir la raison de façon nécessaire; l'attrait extérieur des choses ne peut pas non plus mouvoir l'appétit sensible de façon nécessaire, sauf peut-être quand cet appétit se trouve en de certaines dispositions; et cependant, même alors, l'appétit sensible ne meut pas la raison ni la volonté. Par conséquent une réalité extérieure peut bien être une cause qui porte à pécher, sans pourtant suffire à y entraîner; car la cause suffisante de l'accomplissement du péché, c'est uniquement la volonté.

Solutions: 1. Du fait même que les excitations extérieures n'induisent pas d'une manière suffisante et nécessitante à pécher, il s'ensuit que pécher et ne pas pécher demeure en notre pouvoir.

2. Attribuer au péché une cause intérieure n'exclut pas une cause extérieure; car ce qui est à l'extérieur n'est cause de péché que par l'intermédiaire de la cause intérieure, on vient de le dire.

Page 74: Ia.-IIae (2)

3. Multiplier les causes extérieures qui inclinent au péché, c'est multiplier les actes de,péché, puisqu'elles inclinent le plus souvent à de tels actes. Mais la culpabilité en est diminuée car elle consiste en ce que la faute soit volontaire et vienne vraiment de nous.

ARTICLE 4: Le péché est-il cause de péché?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car il y a quatre genres de causes, dont aucun ne peut expliquer que le péché soit cause du péché. En effet, la fin a raison de bien; cela ne convient pas au péché qui par définition est un mal. Pour la même raison il ne peut être cause efficiente, car « le mal n'est pas une cause agissante mais quelque chose d'infirme et d'impuissant », selon Denys. Quant à la cause matérielle et à la cause formelle, elles n'existent que dans les composés naturels de matière et de forme. Donc le péché ne peut avoir de cause matérielle et formelle.

2. « Produire un être semblable à soi » appartient à une réalité parfaite, dit Aristote. Mais le péché par définition est imparfait. Donc le péché ne peut être cause de péché.

3. Si la cause de tel péché est un autre péché, pour la même raison la cause de celui-ci sera encore un autre péché, et ainsi à l'infini, ce qui n'est pas possible. Donc le péché ne peut être cause de péché.

En sens contraire, S. Grégoire affirme « Le péché qui n'est pas promptement effacé par la pénitence est péché et cause de péché. »

Réponse: Puisque c'est comme acte que le péché a une cause, un seul péché pourrait être cause d'un autre à la manière dont un seul acte humain peut être cause d'un autre acte. C'est ce qui arrive selon les quatre genres de cause. -. 1° Selon le mode de la cause efficiente ou motrice, le péché cause le péché par soi et aussi par accident. Il est cause accidentelle connne l'est celle qui supprime un empêchement. En effet, quand, par un seul acte de péché, on perd la grâce, la charité, la pudeur, ou tout ce qui éloigne du péché, on tombe dans un autre péché; et ainsi le premier est cause du second par accident. Le péché est cause par soi lorsque, par un seul acte de péché, on se dispose à commettre facilement un autre acte semblable; en effet les actes causent des dispositions et des habitus inclinant à des actes semblables. - 2° Dans le genre de la cause matérielle, un péché est cause d'un autre en tant qu'il prépare à celui-ci sa matière; ainsi la cupidité prépare une matière à la dispute, qui vient le plus souvent du désir de s'enrichir. - 3° Selon le genre de la cause finale, un péché est cause d'un autre lorsque, pour atteindre la fin d'un péché, on en commet un autre: par exemple la simonie pour satisfaire son ambition, ou la fomication pour voler. - 4° Et puisqu'en morale c'est la fin qui donne la forme, il suit de là qu'un péché peut être également cause formelle d'un autre: ainsi, dans cet acte de fomication commis en vue d'un vol, la fornication est en quelque sorte l'élément matériel, le vol l'élément formel.

Solutions: 1. Comme désordre, le péché a raison de mal; mais comme acte, il a pour fin un bien au moins apparent. Ainsi peut-il être, en tant qu'acte, cause à la fois finale et efficiente d'un autre péché, bien qu'il ne le puisse pas en tant que désordre. Par ailleurs, le péché a une matière non pas d'où on le tire, mais sur laquelle il porte, et une forme qui lui vient de sa fin. Et c'est pourquoi, selon les quatre causes, il peut être dit lui-même cause de péché.

2. L'imperfection du péché est une imperfection morale qui tient à son aspect de désordre. Mais comme acte, le péché peut avoir une perfection de nature, et c'est par là qu'il peut être cause.

3. La cause du péché n'est pas toujours un péché. Aussi n'y a-t-il pas lieu de remonter à l'infini, d'un péché à un autre; on peut au contraire parvenir à un premier péché dont la cause n'est pas un autre péché.

Page 75: Ia.-IIae (2)

Nous passons maintenant à l'étude détaillée des causes du péché 1° des causes intérieures (Q. 76-78); 2° des causes extérieures (Q. 79-83); 3° des péchés qui sont causes d'autres péchés (Q. 84).

L'étude des causes intérieures comprendra trois parties conformément aux prémisses posées, car il sera question: 1° de l'ignorance qui est cause du péché du fait de la raison (Q. 76); 2° de la faiblesse ou passion, qui est cause du péché du fait de l'appétit sensible (Q. 77); 3° de la malice qui est cause du péché du fait de la volonté (Q. 78).

QUESTION 76: LE PÉCHÉ D'IGNORANCE

1. L'ignorance est-elle cause de péché? - 2. Est-elle un péché? - 3. Excuse-t-elle complètement du péché? - 4. Diminue-t-elle le péché?

ARTICLE 1: L'ignorance est-elle cause de péché?

Objections: 1. Cela ne paraît pas possible, car ce qui n'est pas n'est cause de rien. Or l'ignorance est un non-être, puisque c'est une privation de science. Donc elle n'est pas cause de péché.

2. Les causes du péché doivent être tirées de la conversion qu'il comporte, on l'a déjà dit. Mais l'ignorance paraît regarder l'aversion. On ne doit donc pas la ranger parmi les causes du péché.

3. Tout péché, avons-nous dit , se tient dans la volonté. Or la volonté ne se porte qu'à une chose connue: le bien perçu est son objet. Donc l'ignorance ne peut être cause de péché.

En sens contraire, S. Augustin dit que certains pèchent par ignorance.

Réponse: Il y a, d'après le Philosophe, deux sortes de causes motrices: l'une est essentielle, l'autre accidentelle. La cause essentielle est celle qui meut par sa vertu propre, comme le principe générateur des éléments est la cause de leurs mouvements vers le bas ou vers le haut. La cause par accident est celle qui éloigne l'obstacle ou qui est elle-même l'éloignement de l'obstacle. C'est de cette manière que l'ignorance peut être cause de l'acte de péché; elle est en effet une privation de la science qui perfectionne la raison, laquelle empêche le péché en tant qu'elle dirige les actes humains.

Mais il faut remarquer que la raison dirige les actes humains selon une double science: la science de l'universel, et la science du particulier. En effet, celui qui raisonne sur ce qu'il faut faire emploie un syllogisme dont la conclusion est un jugement, c'est-à-dire un choix et finalement une action; or une action est toujours un cas singulier. Aussi la conclusion du syllogisme pratique est-elle une proposition singulière. Mais on ne peut conclure de l'universel au singulier que par l'intermédiaire d'une proposition singulière. Ainsi, un homme s'interdit le parricide parce qu'il sait qu'on ne doit pas tuer son père, et parce qu'il sait que cet homme est son père. L'ignorance de l'une de ces deux propositions peut donc devenir une cause de parricide, c'est-à-dire l'ignorance du principe général, qui est une règle de la raison, et l'ignorance de la circonstance singulière.

Aussi voit-on clairement que ce n'est pas n'importe quelle ignorance dans l'esprit du pécheur qui est cause de péché, mais celle-là seulement qui supprime chez lui une science prohibant l'acte du péché. De la sorte, si un homme avait sa volonté disposée de façon à ne pas s'interdire le parricide, même au cas où il reconnaîtrait son père, la méconnaissance de son père ne serait pas la cause du péché, mais accompagnerait le péché. Un tel homme, dit Aristote « ne pèche pas parce qu'il ignore, mais pèche tout en ignorant ».

Page 76: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. Le non-être ne peut pas être la cause essentielle de quelque chose, mais peut en être la cause accidentelle, comme la suppression d'un facteur prohibant.

2. De même que le savoir, que l'ignorance supprime, intéresse le péché dans ce qui regarde la conversion, de même aussi l'ignorance, en ce qui regarde l'aversion, est cause de péché comme supprimant l'obstacle.

3. Si une chose est ignorée de tous points, la volonté ne peut nullement s'y porter. Mais si une chose est connue en partie et en partie ignorée, la volonté peut la vouloir. Et c'est ainsi qu'une ignorance est cause de péché; par exemple on sait qu'on tue quelqu'un mais on ne sait pas qu'on tue son père; ou bien on sait qu'un acte est délectable, cependant on ignore que c'est un péché.

ARTICLE 2: L'ignorance est-elle un péché?

Objections: 1. Il semble que non. Car le péché, nous l'avons vu, est « une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de Dieu ». Or l'ignorance n'implique aucun acte, ni intérieur ni extérieur. Donc elle n'est pas un péché.

2. Le péché est plus directement opposé à la grâce qu'à la science. Or la privation de la grâce n'est pas un péché, c'est plutôt une peine consécutive au péché. Donc l'ignorance, qui est la privation de la science, n'est pas un péché.

3. Si l'ignorance est un péché, c'est seulement en tant qu'elle est volontaire. Mais alors il semble que le péché soit plutôt dans l'acte de volonté que dans l'ignorance. Donc celle-ci ne sera pas un péché mais plutôt une suite du péché.

4. Tout péché est enlevé par la pénitence, et aucun péché dont la culpabilité est passée n'a une activité qui demeure, sinon uniquement le péché originel. Or l'ignorance n'est pas enlevée par la pénitence, mais elle demeure active après que la pénitence a fait disparaître toute culpabilité. I,Iignorance n'est donc pas un péché, à moins que ce ne soit peut-être le péché originel.

5. Si l'ignorance était un péché, aussi longtemps qu'elle resterait dans l'homme, il pécherait en acte. Mais c'est continûment que l'ignorance est chez l'ignorant. Celui-ci serait donc continûment dans le péché. Ce qui est évidemment faux, car l'ignorance serait ainsi ce qu'il y a de plus grave. Donc elle n'est pas un péché.

En sens contraire, il n'y a que le péché qui mérite une peine. Mais l'ignorance mérite une peine selon l'Apôtre (1 Co 14,38): « Celui qui ignore sera ignoré (de Dieu). » Donc l'ignorance est un péché.

Réponse: L'ignorance n'est pas sirnplernent l'absence de science, qui est une simple négation. Chaque fois qu'il y a des choses qu'un esprit ne sait pas, on peut dire qu'il y a chez lui absence de science; Denys affirme que cela existe chez les anges. L'ignorance au contraire implique une privation de science, qui a lieu lorsqu'on ne sait pas des choses qu'on est naturellement apte à savoir. - Or, parmi ces choses, il y en a qu'on est tenu de savoir, celles sans la connaissance desquelles on ne peut faire correctement son devoir. Ainsi tout le monde est tenu de savoir en général les vérités de la foi et les préceptes universels du droit, et chacun en particulier est tenu de savoir ce qui regarde son état ou sa fonction. Au contraire, il y a des choses qu'on n'est pas tenu de savoir, bien qu'il soit tout naturel qu'on les sache, comme les théorèmes de la géométrie et, sauf en certains cas, les événements contingents.

Évidemment, quiconque néglige d'avoir ou de faire ce qu'il est tenu d'avoir ou de faire, pèche par omission. Aussi, à cause d'une négligence de cette sorte, l’ignorance des choses qu'on est tenu de

Page 77: Ia.-IIae (2)

savoir est un péché. Mais on ne peut imputer à négligence de ne pas savoir ce qu'on ne peut pas savoir. Dans ce cas, l'ignorance est dite invincible parce qu'aucune étude ne peut la vaincre. Et comme une telle ignorance n'est pas volontaire, puisqu'il n'est pas en notre pouvoir de la chasser, elle n'est pas un péché. Il est clair par là que l'ignorance invincible n'est jamais un péché, mais l'ignorance qu'on peut vaincre en est un, si elle porte sur ce qu'on est tenu de savoir, non si elle porte sur ce qu'on n'est pas tenu de savoir.

Solutions: 1. Nous avons fait observer qu'en définissant le péché comme une parole, un acte ou un désir il fallait l'entendre également de toutes les négations opposées, selon quoi l'omission a raison de péché. C'est comme négligence que l'ignorance est un péché, et à ce titre elle rentre dans la définition en tant qu'on omet de dire, de faire ou de désirer ce qu'il faudrait pour acquérir la science qu'on devrait avoir.

2. Bien que la privation de grâce ne soit pas en soi un péché, cependant, parce qu'on a négligé de se préparer à la grâce, cette privation peut se présenter comme un péché, au même titre que l'ignorance. Et pourtant le cas n'est pas le même: l'homme peut acquérir de la science par ses propres actes, tandis que la grâce ne s'acquiert pas par nos actes, elle est un don de Dieu.

3. De même que pour le péché de transgression, la faute n'est pas seulement dans l'acte de la volonté, mais aussi dans l'acte voulu, c'est-à-dire commandé par la volonté, de même pour le péché d'omission, ce n'est pas seulement l'acte de la volonté qui est une faute, c'est aussi l'omission elle-même en tant qu'elle est de quelque façon volontaire. De cette façon il y a péché dans la négligence à savoir, ou encore dans l'inattention à ce qu'on sait.

4. Il est vrai que, malgré l'effacement de la culpabilité par le moyen de la pénitence, l'ignorance demeure en tant que privation de science: cependant, il ne demeure plus cette négligence qui fait que l'ignorance est appelée un péché.

5. Il en est des péchés d'ignorance comme des autres péchés d'omission: l'homme ne pèche effectivement qu'au moment où un précepte positif oblige. En effet, l'ignorant ne pèche pas continûment d'une façon actuelle, mais seulement lorsque c'est le moment pour lui d'acquérir la science qu'il est tenu d'avoir.

ARTICLE 3: L'ignorance excuse-t-elle complètement du péché?

Objections: 1. Il le semble, car S. Augustin affirme: « Tout péché est volontaire. » Mais l'ignorance rend l'acte involontaire, nous venons de le voir. Donc l'ignorance excuse totalement le péché.

2. Ce qu'on fait sans en avoir l'intention, on le fait par accident. Mais on ne peut avoir l'intention de faire ce qu'on ignore. Donc tout ce que l'homme fait par ignorance est accidentel aux actes humains. Et ce qui existe par accident n'est pas spécifique. Donc, rien de ce qui est fait par ignorance ne doit être jugé vertueux ou vicieux dans les actes humains.

3. L'homme est sujet à la vertu comme au vice, en tant qu'il participe de la raison. Or l'ignorance exclut la science, qui perfectionne la raison. Elle excuse donc totalement du péché.

En sens contraire, S. Augustin dit: « On a raison de désapprouver certaines choses faites par ignorance. » Mais on ne désapprouve que les péchés. Donc certains actes accomplis par ignorance sont des péchés. Donc l'ignorance n'excuse pas totalement du péché.

Page 78: Ia.-IIae (2)

Réponse: L'ignorance a par elle-même pour effet de rendre involontaire l'acte qu'elle cause. Mais l'acte qu'elle cause, nous l'avons déjà dit, c'est celui que prohibait la science en s'y opposant. Et ainsi, éclairé par cette science, l'acte serait contraire à la volonté, ce qu'implique le mot « involontaire ». Au contraire, si cette science, empêchée par l'ignorance, n'interdisait pas l'acte, à cause du penchant que la volonté a pour lui, cette ignorance ne fait pas qu'on est l'auteur involontaire de l'acte, mais simplement l'auteur sans le vouloir, comme dit le Philosophe. Et une telle ignorance, n'étant pas cause de l'acte de péché, nous l'avons dit, puisqu'elle ne le rend pas involontaire, n'excuse pas du péché. La même raison s'applique à toute ignorance qui n'est pas vraiment cause, mais qui est consécutive ou concomitante. Mais l'ignorance qui est cause de l'acte a par elle-même, parce qu'elle le rend involontaire, de quoi excuser du péché, puisqu'il est essentiel au péché d'être volontaire.

Il peut arriver néanmoins de deux côtés que l'ignorance n'excuse pas complètement.

1° Du côté de la chose ignorée. L'ignorance excuse en effet le péché que dans la mesure où on ignore qu'il y a péché. Or il peut arriver ceci: on ignore une circonstance du péché; si on la connaissait on s'écarterait du péché, que cette constance contribue ou non à la raison de péché; et cependant on sait encore assez de choses pour comprendre que ce qu'on fait est un péché. Par exemple, lorsqu'un homme en frappe un autre, cela suffit à la raison de péché; et cependant il ignore que cet homme est son père, ce qui est une circonstance qui change l'espèce du péché; ou peut-être ignore-t-il que la victime en se défendant va rendre les coups; cela n'ajoute rien à la faute mais, s'il le savait, il ne frapperait pas. Dans ces cas-là par conséquent, bien que l'individu pèche réellement par ignorance, il n'est pas complètement excusé puisqu'il lui reste encore la connaissance du péché.

2° Du côté de l'ignorance elle-même, la même chose peut arriver, parce que l'ignorance est voulue, soit directement, comme lorsqu'on tient volontairement à ne pas savoir certaines choses pour pécher plus librement; soit indirectement, comme lorsqu'on néglige à cause de son travail ou de ses autres occupations d'apprendre ce qui retiendrait de pécher. Une telle négligence en effet rend l'ignorance elle-même volontaire et en fait un péché, du moment qu'elle porte sur ce qu'on est tenu de savoir, et qu'on peut savoir. C'est pourquoi une telle ignorance n'excuse pas complètement du péché. S'il s'agit au contraire d'une ignorance tout à fait involontaire, soit parce qu'elle est invincible, soit parce qu'elle porte sur un point qu'on n'est pas tenu de savoir, elle excuse tout à fait du péché.

Solutions: 1. Comme nous l'avons rappelé, ce n'est pas toute ignorance qui rend l'acte involontaire, aussi n'est-ce pas toute ignorance qui excuse totalement du péché.

2. Dans la mesure où il demeure du volontaire chez l'ignorant, il demeure dans son péché quelque chose d'intentionnel, et par là ce péché ne sera pas commis par accident.

3. Si l'ignorance était telle qu'elle vînt exclure totalement l'usage de la raison, elle excuserait tout à fait la faute, comme on le voit chez les idiots et chez les fous. Mais l'ignorance cause de péché n'est pas toujours telle: Et c'est pourquoi elle n'excuse pas toujours complètement.

ARTICLE 4: L'ignorance diminue-t-elle le péché?

Objections: Il semble que non, car ce qui est commun à tout péché ne diminue pas le péché. Or l'ignorance est commune à tout péché, puisque le Philosophe assure que « tout méchant est un ignorant ». Donc l'ignorance ne diminue pas le péché.

2. Un péché ajouté à un péché fait un plus grand péché. Or l'ignorance elle-même est un péché, nous venons de le dire. Donc elle ne diminue pas le péché.

Page 79: Ia.-IIae (2)

3. Cela même qui aggrave le péché ne peut pas le diminuer. Mais l'ignorance aggrave le péché car, sur le texte de l'Apôtre (Rm 2,4): « Ignores-tu que la bonté de Dieu... » S. Ambroise affirme: « Tu pèches d'une manière extrêmement grave, si tu ignores. »

4. S'il y a une ignorance qui diminue le péché, il semble que ce soit surtout celle qui supprime totalement l'usage de la raison. Et pourtant cette sorte d'ignorance ne diminue pas la faute mais l'augmente, car le Philosophe affirme: « Celui qui est ivre mérite double châtiment. »

En sens contraire, tout ce qui est un motif de remettre le péché allège celui-ci. Ainsi en est-il de l'ignorance, au témoignage de l'Apôtre (1 Tm 1,13) - « J'ai obtenu Miséricorde parce que j'ignorais ce que je faisais. » Donc l'ignorance diminue ou allège le péché.

Réponse: Puisque tout péché est volontaire, l'ignorance peut ie diminuer dans la mesure où elle en diminue le caractère volontaire; sans cela, elle ne le diminue pas du tout. Évidemment, l'ignorance qui excuse complètement du péché parce qu'elle lui ôte tout caractère volontaire, ne diminue pas le péché mais le supprime totalement. Quant à celle qui n'est pas la cause mais l'accompagnement du péché, elle ne le diminue ni ne l'augmente. La seule ignorance q.ui peut le diminuer est celle qui le cause, et cependant n'en excuse pas entièrement.

Or il arrive parfois qu'une telle ignorance est voulue directement et par soi comme lorsqu'on ignore quelque chose de son plein gré, pour pécher plus librement. Pareille ignorance accroît, semblet-il, le volontaire et le péché; car l'intention volontaire de pécher fait que l'on veut subir l'inconvénient de l'ignorance pour avoir la liberté de pécher. - Parfois l'ignorance cause du péché n'est pas directement volontaire, mais indirectement et par accident; par exemple chez celui qui est ignorant pour n'avoir pas voulu travailler durant ses études, ou celui qui veut boire trop de vin, ce qui entraîne l'ivresse et l'inconscience. Cette ignorance diminue le volontaire et par conséquent le péché. En effet, lorsqu'un acte n'est pas reconnu comme péché, on ne peut pas dire que la volonté se porte directement et d'elle-même vers le péché: elle s'y porte par accident; aussi y a-t-il un moindre mépris et par suite moindre péché.

Solutions: 1. Cette ignorance à cause de laquelle tout méchant est un ignorant n'est pas une cause du péché, mais quelque chose de consécutif à la cause, c'est-à-dire une suite de la passion ou de l'habitus qui incline au péché.

2. Un péché ajouté à un péché fait un plus grand nombre de péchés mais ne fait pas toujours un péché plus grand, parce que peut-être cela ne se ramène pas à un même péché mais donne lieu à plusieurs. Et il peut arriver, si le premier diminue le second, que tous les deux ensemble ne soient pas aussi graves qu'un seul. Ainsi l'homicide est plus grave s'il est commis par un homme sobre que par un homme ivre, bien qu'il y ait dans ce dernier cas deux péchés, parce que l'ébriété diminue le péché qui la suit en lui enlevant plus de gravité qu'elle n'en a elle-même.

3. Cette parole de S. Ambroise peut s'entendre de l'ignorance absolument voulue; ou bien d'une espèce d'ingratitude, le comble de l'ingratitude étant en effet de ne pas savoir reconnaître les bienfaits reçus. Ou enfin, de l'ignorance d'infidélité, qui ruine par la base tout l'édifice spirituel.

4. L'homme ivre mérite bien d'être châtié deux fois pour les deux péchés qu'il commet, celui d'ivresse et celui qui en découle. Et pourtant l'ivresse, en raison de l'ignorance qui s'y joint, diminue le péché qu'elle fait faire; peut-être même lui enlève-t-elle, nous venons de le dire, plus de gravité qu'elle n'en comporte elle-même. - On peut dire encore que la réflexion du Philosophe est inspirée d'une ordonnance du législateur Pittacus, statuant que « ceux qui se mettraient à frapper en état d'ivresse devraient être plus fortement punis, sans égard pour ce qu'il peut y avoir de pardonnable dans leur cas, mais par mesure d' utilité publique et pour parer à ce fait que les hommes sont beaucoup plus querelleurs une fois qu'ils sont ivres que lorsqu'ils sont sobres ». Nous le savons par Aristote.

Page 80: Ia.-IIae (2)

Étudions à présent la part de l'appétit sensible comme cause du péché: la passion est-elle cause de péché?

QUESTION 77: LE PÉCHÉ DE PASSION

1. La passion de l'appétit sensible peut-elle mouvoir ou incliner la volonté? - 2. Peut-elle dominer la raison contre le savoir de celle-ci? - 3. Le péché qui vient de la passion est-il un péché de faiblesse? - 4. Cette passion qu'est l'amour de soi est-elle cause de tous les péchés? - 5. Les trois causes énoncées par S. Jean: « Convoitise des yeux, convoitise de la chair, orgueil de la vie ». - 6. La passion qui est cause du péché, le diminue-t-elle? - 7. Excuse-t-elle entièrement? - 8. Le péché de passion peut-il être mortel?

ARTICLE 1: La passion de l'appétit sensible peut-elle mouvoir ou incliner la volonté?

Objections: 1. Il semble que la volonté ne puisse être mue par une passion de l'appétit sensible. Car aucune puissance passive n'est jamais mue que par son objet. Or la volonté est une puissance active et passive tout ensemble: « Elle meut et elle est mue », comme le Philosophe le dit de toutes les facultés d'appétit. Donc, puisque l'objet de la volonté n'est pas la passion mais plutôt le bien de la raison, il semble que la passion ne meut pas la volonté.

2. Le moteur supérieur n'est pas mû par l'inférieur; ainsi l'âme n'est pas mue par le corps. Or la volonté, appétit rationnel, est pour l'appétit sensible un moteur supérieur; elle le meut comme une sphère céleste meut la sphère située au-dessous d'elle, selon le Philosophe. Donc la volonté ne peut être mue par la passion de l'appétit sensible.

3. Rien d'immatériel ne peut être mû par ce qui est matériel. Or la volonté est une puissance immatérielle; ayant son siège « dans la raison », elle n'a pas besoin d'organe corporel, dit encore le Philosophe. L'appétit sensible est une faculté matérielle qui doit être fondée sur un organe corporel. Donc une passion de l'appétit sensible ne peut pas mouvoir l'appétit de l'âme intellectuelle.

En sens contraire, il est dit en Daniel (13,56): « La passion a perverti ton coeur. »

Réponse: La passion ne peut pas directement attirer ou mouvoir la volonté. Mais elle le peut indirectement et cela de deux façons:

1° Par une sorte de détournement des énergies de l'âme. En effet, parce que toutes les puissances de l'âme sont enracinées dans une même essence, quand l'une a un acte intense, il faut nécessairement qu'une autre soit relâchée dans le sien ou même tout à fait empêchée. D'abord, parce que toute énergie lorsqu'elle est dispersée s'amoindrit, ce qui fait qu'inversement, lorsqu'elle est concentrée sur un point, elle est moins capable de se disperser sur d'autres. Et aussi parce que les oeuvres de l'âme exigent une tension qui, fortement appliquée à une chose, ne peut s'appliquer fortement à une autre. Ainsi, par une sorte de détournement, lorsque le mouvement de l'appétit sensible s'engage avec force dans une passion quelconque, le mouvement de l'appétit rationnel ou volonté doit nécessairement se relâcher ou même s'arrêter tout à fait.

2° Du côté de l'objet de la volonté, qui est le bien appréhendé par la raison. En effet, le jugement et la connaissance de la raison sont paralysés par des apports violents et désordonnés de l'imagination, et par le jugement de l'estimative, comme on le voit clairement chez les fous. Or il est évident que la passion de l'appétit sensible détermine la connaissance de l'imagination et le jugement de l'estimative, comme l'état de la langue détermine le jugement du goût. Aussi voyons-nous que les hommes engagés dans une passion ne détournent pas facilement leur imagination des choses auxquelles ils sont

Page 81: Ia.-IIae (2)

attachés. La conséquence, c'est que la raison ne fait le plus souvent que suivre la passion, et que la volonté fait de même, puisque sa nature est de suivre toujours le jugement de la raison.

Solutions: 1. La passion fait modifier, on vient de le dire, le jugement qu'on porte sur l'objet de la volonté, bien qu'elle ne soit pas elle-même directement l'objet de la volonté.

2. Le supérieur n'est pas mû par l'inférieur directement; mais il peut l'être indirectement d'une certaine manière, comme nous venons de le dire.

3. Même réponse pour cette objection.

ARTICLE 2: La passion peut-elle dominer la raison contre le savoir de celle-ci?

Objections: 1. Cela ne semble pas possible. Le plus fort n'est pas vaincu par le plus faible. Mais la science, à cause de sa certitude, est ce qu'il y a de plus fort en nous. Elle ne peut donc être surpassée par la passion qui est « débile et passagère ».

2. Il n'y a de volonté que pour le bien ou le bien apparent. Lorsque la passion attire la volonté vers ce qui est vraiment du bien, elle n'incline pas la raison à l'encontre du vrai savoir. Lorsqu'elle attire la volonté vers ce qui semble du bien et n'en est pas, elle l'attire vers ce qui paraît tel à la raison; or ce qui paraît à la raison fait partie de son savoir. Donc la passion n'incline jamais la raison contre son savoir.

3. Si l'on dit que la passion amène la raison à juger dans un cas particulier de façon contraire à ce qu'elle sait en général, nous objectons ceci: Une proposition universelle et une proposition particulière ne peuvent s'opposer que contradictoirement, comme le oui et le non; or deux opinions qui sont contradictoires sont contraires aussi selon Aristote. Donc, si quelqu'un jugeait dans un cas particulier à l'opposé de ce qu'il sait en général, il aurait en lui en même temps deux opinions contraires, ce qui est impossible.

4. Tout homme qui sait une chose d'une manière universelle la sait aussi en particulier, dans les applications qu'il en voit; ainsi, pour emprunter l'exemple cité par le Philosophe, celui qui sait que toutes les mules sont stériles, sait que cet animal est stérile, dès qu'il discerne que c'est une mule. Mais si l'on connaît une chose de façon universelle, on en reconnaît tout naturellement les applications particulières; quand on sait qu'il ne faut jamais commettre aucune fornication, on discerne parfaitement que tel acte est un cas de fornication. Il semble donc que le savoir s'étende tout naturellement du général au particulier.

5. Les mots sont les signes de la pensée, dit Aristote. Or l'homme qui vit dans la passion avoue souvent que ce qu'il choisit est mal, même dans le cas particulier. Il sait donc ce qu'il faut savoir, même dans le cas particulier. Par conséquent il ne semble pas que les passions puissent entraîner la raison à contredire ce qu'elle sait en général, puisqu'il n'est pas possible de savoir une chose en général, et de penser le contraire dans un cas particulier.

En sens contraire, l'Apôtre écrit (Rm 7,23) « je vois une autre loi dans mes membres qui s'oppose à la loi de mon esprit et m'emprisonne sous la loi du péché. » Cette loi qui est dans les membres, c'est la convoitise, dont l'Apôtre avait parlé plus haut. Puisque la convoitise est une passion, il semble que la passion attire la raison à contredire même ce qu'elle sait.

Réponse: Au témoignage du Philosophe, l'opinion de Socrate fut que jamais la science ne pourrait être dominée par la passion; aussi Socrate faisait-il de toute vertu une science et de tout péché une

Page 82: Ia.-IIae (2)

ignorance. En cela il y a du vrai. La volonté étant la faculté du bien, au moins apparent, elle ne se porte jamais au mal sans que la raison y voie quelque apparence de bien, et c'est pour cela que la volonté ne tendrait jamais au mal s'il n'y avait, du côté de la raison, ignorance ou erreur. D'où la parole des Proverbes (14,22): « Ils sont dans l'erreur, ceux qui font le mal. » - Mais c'est un fait d'expérience que beaucoup agissent contrairement à ce qu'ils savent. Ce fait est même confirmé par l'autorité divine, dans le passage de S. Luc (12,47) sur « le serviteur qui a connu la volonté de son maître et n'en a rien fait », et dans celui de S. Jacques (4,17): « Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas, commet un péché. » Ce que dit Socrate n'est donc pas absolument vrai, et il faut faire à ce sujet plusieurs distinctions, comme l'enseigne le Philosophe au livre VII des Éthiques.

En effet, pour bien se conduire, l'homme a besoin d'une double science: universelle et particulière. Un défaut de l'une ou de l'autre suffit à empêcher, comme nous l'avons dit plus haut, la rectitude de la volonté et celle de l'action. Il peut donc arriver à quelqu'un d'avoir la science au plan universel, par exemple de savoir qu'il ne faut jamais commettre la fornication, et de ne pas savoir cependant que dans le cas particulier il ne faut pas faire cet acte qui est une fornication. Et cela suffit déjà pour que la volonté ne suive pas la science universelle de la raison. - Il faut encore remarquer que rien n'empêche une chose d'être sue par habitus et pourtant de ne pas être considérée en acte. Si bien qu'il peut arriver qu'on sache parfaitement ce qu'il faut faire non seulement en règle universelle mais aussi dans le cas particulier, et que cependant on ne l'ait pas actuellement présent à l'esprit. Et alors il ne semble pas difficile de comprendre qu'on puisse agir en dehors d'une pensée qu'on n'a pas présente actuellement.

Quant au fait même de ne pas être attentif dans un cas particulier à ce que l'on sait par habitus, il vient parfois uniquement du manque d'application, comme quand un bon géomètre ne prend pas garde à des conclusions de géométrie qui devraient lui sauter aux yeux; parfois cela vient de quelque empêchement, par exemple d'une occupation extérieure ou d'une infirmité.

Et c'est ainsi que l'homme pris par la passion en arrive à ne plus avoir présent à l'esprit dans les cas particuliers ce qu'il sait pourtant bien d'une manière universelle, en tant que la passion l'empêche d'y porter son attention.

Cet empêchement se produit de trois façons 1° par cette sorte de détournement d'énergie que nous avons exposée plus haut; 2° par opposition directe, du fait que la passion incline le plus souvent à l'opposé des principes universels que l'on connaît; 3° par la modification qu'elle provoque dans l'organisme, et par laquelle la raison est comme liée au point de ne pouvoir librement passer à l'acte. Le sommeil ou l'ivresse produisent de ces troubles organiques et en arrivent à lier aussi l'usage de la raison. Que cela ait lieu dans les passions, c'est évident par le fait que parfois, lorsqu'elles sont extrêmement intenses, l'homme perd totalement l'usage de la raison; beaucoup, par excès d'amour et par excès de colère, ont versé dans la folie. Et ainsi la passion entraîne la raison à juger dans les cas particuliers à l'opposé des principes universels qu'elle possède.

Solutions: 1. Dans l'action, la science de l'universel, qui est très certaine, n'a pas le rôle principal, qui revient plutôt à la science du particulier, du fait que l'action est toujours un cas singulier. Il n'est donc pas étonnant qu'en matière d'action la passion agisse à l'opposé de principes généraux qui d'ailleurs ne sont pas présents à l'esprit dans les cas particuliers.

2. Le fait même que la raison puisse dans un cas particulier trouver bien ce qui ne l'est pas, vient de quelque passion. Pourtant, ce jugement particulier va contre la science universelle de la raison.

3. Il ne pourrait pas arriver qu'on eût dans l'esprit d'une manière actuelle une science ou une opinion vraie qui serait une affirmation universelle, en même temps qu'une opinion fausse qui serait d'une manière actuelle une négative particulière, ou inversement. Mais il peut fort bien arriver qu'on ait d'une manière habituelle une vraie science soutenant une affirmative universelle, et d'une manière

Page 83: Ia.-IIae (2)

actuelle une opinion fausse soutenant une négative particulière, car un acte ne s'oppose pas directement à un habitus, mais à un autre acte.

4. Celui qui a la science universelle est empêché par la passion de s'y soumettre et de parvenir ainsi à la conclusion; mais il place son action sous un autre principe universel, que lui suggère l'inclination à la passion et d'après lequel il conclut. C'est pourquoi le Philosophe dit que le syllogisme pratique de celui qui ne se maîtrise pas comprend en réalité quatre propositions, deux particulières et deux universelles. De celles-ci, une est le fait de la raison, par exemple: il ne faut commettre aucune fornication; l'autre, le fait de la passion, par exemple: il faut chercher son plaisir. Donc la passion lie la raison pour qu'elle ne fasse aucune application et ne tire aucune conclusion du premier de ces principes; aussi, tout le temps que dure la passion, la raison procède et conclut selon le second principe.

5. De même que l'homme ivre peut parfois proférer des paroles profondes qu'il est cependant bien incapable d'apprécier, parce que l'ivresse l'en empêche, de même celui qui est dans la passion, encore qu'il profère des lèvres que ce qu'il fait n'est pas à faire, sent bien dans son for intérieur ce qu'il faut faire.

ARTICLE 3: Le péché qui vient de la passion est-il un péché de faiblesse?

Objections: 1. Il ne semble pas, car la passion est un mouvement véhément de l'appétit sensible. Or la véhémence d'un mouvement témoigne de sa force plus que de sa faiblesse. Donc le péché qui vient de la passion ne doit pas être appelé péché de faiblesse.

2. On envisage la faiblesse de l'homme surtout à partir de ce qu'il y a en lui de plus fragile. Or c'est la chair, ce qui fait dire au Psaume (78,39): « Il s'est souvenu qu'ils n'étaient que chair. » Donc, s'il y a un péché de faiblesse, c'est celui qui vient d'une défaillance du corps plutôt que d'une passion de l'âme.

3. A l'égard de ce qui est soumis à sa volonté, on ne peut pas dire que l'homme soit faible. Or il dépend bien de la volonté de l'homme de faire ou de ne pas faire ce à quoi la passion le porte, selon la parole de la Genèse (4,7 Vg): « Tu auras au-dessous de toi tes appétits et tu les domineras. » Le péché de passion n'est donc pas un péché de faiblesse.

En sens contraire, Cicéron appelle les passions de l'âme des maladies. Or les maladies s'appellent aussi des faiblesses. Le péché de passion doit donc être appelé péché de faiblesse.

Réponse: La cause propre du péché vient de l'âme, où le péché a son principe. Mais on peut parler d'une faiblesse de l'âme par ressemblance avec une infirmité du corps. Or, on dit que le corps de l'homme est faible quand il est débilité ou entravé dans l'exécution de ses propres activités par quelque dérèglement de l'organisme, si bien que les humeurs et les membres n'obéissent plus à l'énergie faite pour les régir et les mouvoir. Ainsi dit-on qu'un membre est faible quand il ne peut plus accomplir l'activité d'un membre sain, comme l'oeil quand il ne voit plus clair, dit Aristote. Aussi dit-on pareillement que l'âme est faible quand elle est entravée dans son activité propre à cause du dérèglement de ses facultés. Et de même que les différentes parties du corps sont dites déréglées quand elles ne suivent plus l'ordre de la nature, de même les facultés de l'âme quand elles n'obéissent plus à la raison, la raison étant en effet la faculté qui doit tout régir dans l'âme.

Ainsi donc, lorsque le concupiscible ou l'irascible sont affectés d'une passion qui les fait sortir de l'ordre rationnel, et que cela met obstacle, de la manière expliquée plus haut. à la façon dont l'action humaine doit s'accomplir, on dit qu'il y a péché de faiblesse. Et c'est pourquoi le Philosophe compare celui qui ne sait pas se contenir au paralytique qui n'est plus maître de ses mouvements.

Page 84: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. De même qu'il y a dans le corps une faiblesse d'autant plus grande que le mouvement en dehors de l'ordre naturel aura été plus fort, de même dans l'âme la faiblesse est d'autant plus grande que le mouvement de passion se sera manifesté plus fortement en dehors de l'ordre de raison.

2. Le péché consiste fondamentalement dans l'acte de la volonté. Or cet acte n'est pas entravé par la faiblesse du corps: on peut être faible de corps et avoir une volonté très prompte à agir. Mais il est, avons-nous dit, entravé par la passion. Aussi, quand on parle du péché de faiblesse, ce doit être par référence à la faiblesse de l'âme plutôt qu'à celle du corps. Cependant, même la faiblesse de l'âme peut s'appeler faiblesse de la chair, en tant que notre condition charnelle explique que des passions s'élèvent en nous, parce que l'appétit sensible est une faculté qui emploie un organe corporel.

3. Il est bien au pouvoir de la volonté d'adhérer ou non aux inclinations de la passion, et pour autant on peut dire que nous dominons nos appétits. Mais cette acceptation ou ce refus de la volonté est empêché par la passion de la manière que nous avons dite.

ARTICLE 4: Cette passion qu'est l'amour de soi est-elle cause de tous les péchés?

Objections: 1. Il semble que non, car ce qui est de soi un bien et un devoir n'est pas la cause propre du péché. Mais l'amour de soi-même est de soi un bien et un devoir; aussi est-il prescrit (Lv 19,18) d'aimer le prochain comme soi-même.

2. S. Paul affirme (Rm 7,8): « Saisissant l'occasion, le péché par le moyen du précepte produit en moi toute espèce de convoitise. » Là-dessus la Glose explique que la loi est bonne puisqu'en prohibant la convoitise elle prohibe tout mal. Mais la convoitise est une autre passion que l'amour, nous l'avons vu. Donc l'amour de soi n'est pas la cause de tous les péchés.

3. Sur ces mots du Psaume (80,17): « Notre vigne a été incendiée et ravagée », S. Augustin écrit: « Tout péché vient de la flamme d'un amour mauvais, ou de l'abattement d'une crainte mauvaise. » Donc l'amour de soi n'est pas la seule cause de péché.

4. De même que l'homme pèche parfois par un amour désordonné de lui-même, de même il pèche aussi de temps en temps par un amour désordonné du prochain. L'amour de soi n'est donc pas la cause de tous les péchés.

En sens contraire, S. Augustin déclare « L'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu fait la cité de Babylone. » Mais tout péché nous fait appartenir à la cité de Babylone. L'amour de soi est donc la cause de tous les péchés.

Réponse: Comme nous l'avons dit plus haut, ce qui est proprement et par soi cause du péché doit être cherché du côté de la conversion aux biens périssables. Or à cet égard tout acte de péché provient de l'appétit désordonné d'un bien temporel. Mais cet appétit provient de l'amour désordonné de soi, car c'est aimer quelqu'un que de lui vouloir du bien. Aussi est-il évident que tout péché a pour cause l'amour désordonné de soi-même.

Solutions: 1. L'amour bien ordonné de soi-même est obligatoire et naturel, en ce sens qu'on doit se vouloir à soi-même le bien qui est juste. Mais l'amour désordonné de soi-même poussé jusqu'au mépris de Dieu, S. Augustin en fait la cause du péché.

2. La convoitise par laquelle on désire pour soi-même du bien se ramène à l'amour de soi comme à sa cause, nous venons de le dire.

Page 85: Ia.-IIae (2)

3. On a l'amour à la fois du bien que l'on souhaite pour soi, et de soi-même à qui l'on souhaite du bien. Donc l'amour du bien que l'on souhaite pour soi, par exemple l'amour du vin ou de l'argent, peut avoir pour cause la crainte, qui se rattache à la fuite du mal. Tout péché provient donc effectivement soit de l'appétit désordonné d'un bien, soit de la fuite désordonnée d'un mal. Mais l'un et l'autre se ramène à l'amour de soi-même, car si l'homme désire les biens ou fuit les maux, c'est parce qu'il s'aime soi-même.

4. Un ami est comme un autre soi-même. C'est pourquoi pécher pour l'amour d'un ami c'est encore pécher pour l'amour de soi-même.

ARTICLE 5: Les trois causes énoncées par S. Jean: « Convoitise des yeux, convoitise de la chair, orgueil de la vie. »

Objections: 1. Cette énumération des causes du péché par S. Jean ne semble pas acceptable. Car selon S. Paul (1 Tm 6,10): « La racine de tous les maux, c'est la cupidité. » Or l'orgueil de la vie ne rentre pas dans la cupidité. On ne doit donc pas le compter parmi les causes de péchés.

2. C'est surtout par les yeux que s'excite la convoitise de la chair: « La beauté t'a séduit », dit Daniel (13,56). On ne doit donc pas séparer la convoitise des yeux de celle de la chair.

3. La convoitise, avons-nous dit au traité des passions, est l'appétit de ce qui délecte. Or les délectations ne viennent pas seulement par la vue, mais aussi par les autres sens. On devrait donc parler aussi de la convoitise de l'ouïe et des autres sens.

4. Nous venons de dire que si l'homme est induit à pécher par la recherche désordonnée du bien, il l'est aussi par la fuite désordonnée du mal. Or rien ne fait allusion à cette fuite dans l'énumération des trois convoitises. Les causes des péchés n'y sont donc pas complètement présentées.

En sens contraire, on lit dans la 1° épître de S. Jean (2,16): « Tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux, orgueil de la vie. » Or on dit: « Tout ce qui est dans le monde », à cause du péché, car S. Jean dit dans la même épître (5,19): « Le monde entier est au pouvoir du mauvais. » Donc les trois termes cette énumération sont les causes des péchés.

Réponse: Comme nous l'avons dit tout à l'heure, l'amour désordonné de soi-même est la cause de tous les péchés. Mais dans cet amour de soi est inclus l'appétit désordonné du bien, car on désire toujours du bien à celui qu'on aime. D'où il est évident que l'appétit désordonné du bien est aussi la cause de tous les péchés. Or, le bien est de deux façons l'objet de cet appétit sensible où se trouvent les passions, causes du péché: comme chose bonne absolument, ce qui en fait l'objet du concupiscible; et comme chose difficile, ce qui en fait l'objet de l'irascible, on l'a vu antérieurement.

Or, il y a une double convoitise, on l'a vu précédemment. L'une est naturelle et elle convoite tout ce qui peut physiquement sustenter le corps, soit pour la conservation de l'individu, nourriture, boisson, etc., soit pour la conservation de l'espèce, comme les actes sexuels. L'appétit désordonné de tout cela s'appelle « convoitise de la chair ». L'autre convoitise tient à l'âme, c'est-à-dire qu'elle convoite des choses qui ne se présentent pas aux sens pour l'entretien et le plaisir de la chair, mais qui plaisent à l'imagination, ou qu'on est content d'avoir en sa possession, comme l'argent, le luxe vestimentaire, etc. Cette sorte de convoitise est appelée « convoitise des yeux ». Soit qu'on l'entende du besoin même de voir et qu'on la rattache ainsi à la curiosité, comme l'explique S. Augustin, soit qu'on l'entende, comme d'autres, du désir de tout ce qui flatte la vue et qu'on la rattache ainsi à la cupidité. Quant à l'appétit désordonné du bien difficile, c'est lui qui donne lieu à « l'orgueil de la vie », l'orgueil étant une recherche déréglée de la supériorité, comme nous le dirons plus loin.

Page 86: Ia.-IIae (2)

Ainsi est-il évident qu'on peut ramener à ces trois sortes de convoitises toutes les passions qui sont cause de péché. Aux deux premières se ramènent toutes les passions de l'appétit concupiscible. A la troisième, toutes les passions de l'irascible, et il n'y a pas ici à diviser en deux, parce que toutes les passions de l'irascible se présentent sous la seconde forme de la convoitise.

Solutions: 1. La cupidité, dans son acception la plus générale, comporte le désir de n'importe quel bien; en ce sens elle comprend même l'orgueil de la vie. Comme vice spécial, elle se nomme l'avarice et nous dirons plus loin comment elle peut être, même sous cet aspect, la racine de tous les péchés.

2. La convoitise des yeux ne signifie pas ici la convoitise de toutes les choses qu'on peut voir de ses yeux, mais seulement la convoitise de celles où l'on cherche non le plaisir charnel du toucher, mais uniquement le plaisir des yeux, compris comme désignant toute faculté de connaissance.

3. La vue est le plus excellent de tous les sens et celui qui s'étend au plus grand nombre d'objets, comme il est dit au livre I des Métaphysiques. C'est pourquoi l'on prête le nom de ce sens à tous les autres et même aux facultés internes de connaissance comme le dit S. Augustin.

4. La fuite du mal est causée par l'appétit du bien, nous l'avons déjà dit. Aussi parlons-nous uniquement des passions qui poussent à rechercher le bien, les considérant comme les causes de celles qui poussent d'une manière déréglée à fuir le mal.

ARTICLE 6: La passion qui est cause du péché, le diminue-t-elle?

Objections: 1. Il semble que non, car l'accroissement de la cause accroît aussi l'effet. Or la passion est une cause de péché. Donc, plus elle devient intense, plus le péché grandit. La passion ne diminue donc pas le péché mais l'augmente.

2. Une passion mauvaise est avec le péché dans le même rapport qu'une passion bonne avec le mérite. Or une passion bonne augmente le mérite; car on a, semble-t-il, d'autant plus de mérite à secourir les pauvres qu'on le fait avec plus de miséricorde. Donc une mauvaise passion aggrave le péché plus qu'elle ne l'atténue.

3. Un péché paraît d'autant plus grave qu'on le commet avec une volonté plus intense. Or la passion, par l'impulsion qu'elle donne à la volonté, la fait se porter avec plus de véhémence à l'acte du péché. Donc elle aggrave le péché.

En sens contraire, cette passion qu'est la convoitise de la chair, on l'appelle la tentation de la chair. Or lorsqu'on est terrassé par une tentation plus forte, on pèche d'autant moins, selon S. Augustin. Donc la passion diminue le péché.

Réponse: Le péché consiste essentiellement dans un acte du libre arbitre, « faculté de volonté et de raison ». La passion est un mouvement de l'appétit sensible. Or l'appétit sensible peut tantôt devancer le libre arbitre, et tantôt le suivre. Il le devance lorsque la passion attire ou incline la raison ou la volonté, comme nous l'avons dit plus haut. Il suit lorsque le mouvement des facultés supérieures est assez fort pour se répercuter dans les facultés inférieures; car la volonté ne peut se porter intensément à quelque chose sans qu'une passion soit excitée dans l'appétit sensible.

Donc, s'il s'agit de la passion en tant qu'elle précède l'acte du péché, nécessairement elle diminue la faute. En effet, un acte est un péché dans la mesure où il est volontaire et où il est en nous. Or c'est par la raison et par la volonté que quelque chose est en nous. Aussi, plus la raison et la volonté agissent d'elles-mêmes et non par impulsion de la passion, plus l'acte est volontaire et réellement nôtre. Et à cet

Page 87: Ia.-IIae (2)

égard la passion diminue la faute dans la mesure où elle en diminue le caractère volontaire. Quant à la passion qui suit l'acte, elle ne diminue pas le péché mais plutôt l'augmente, ou plus exactement elle est le signe de sa gravité, c'est-à-dire qu'elle démontre la forte tendance de la volonté à l'acte du péché. Et en ce sens il est vrai de dire que le péché est d'autant plus grand qu'on pèche avec plus de désir sensuel ou convoitise.

Solutions: 1. La passion est cause du péché sur le plan de la conversion. Mais la gravité du péché est envisagée surtout au plan de l'aversion, qui découle de la conversion par accident, c'est-à-dire sans intention chez le pécheur. Or les causes qui s'accroissent par accident n'augmentent pas les effets, mais seulement les causes propres.

2. Une passion bonne accroît le mérite si elle suit le mouvement de la raison. Mais si elle le précède de telle sorte qu'on soit poussé à bien agir plus par le mouvement de la passion que par le jugement de la raison, alors la passion diminue ce qu'il y a de bon et de louable dans l'acte.

3. Bien que le mouvement de la volonté soit plus intense une fois qu'il est excité par la passion, il n'appartient plus aussi proprement à la volonté que s'il était poussé à pécher par la raison seule.

ARTICLE 7: La passion excuse-t-elle entièrement?

Objections: 1. Oui, semble-t-il. Car tout ce qui rend l'acte involontaire excuse entièrement du péché. Ainsi fait la convoitise de la chair, qui est une passion, selon S. Paul (Ga 5,17): « La chair convoite contre l'esprit, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez. »

2. On a vu que la passion cause une certaine ignorance dans un cas particulier. Mais l'ignorance du cas particulier excuse entièrement du péché, comme on l'a établie.

3. La faiblesse de l'âme est plus grave que celle du corps. Or cette dernière excuse totalement du péché, comme on le voit chez les fous furieux. La passion qui est une maladie de l'âme excuse donc bien davantage.

En sens contraire, si l'Apôtre peut parler de « passions de péchés » (Rm 7,5) c'est uniquement parce que les passions sont des causes de péchés. Ce qui ne serait pas si elles excusaient totalement.

Réponse: Lorsqu'un acte est foncièrement mauvais, ce qui peut en excuser tout à fait, c'est uniquement ce qui le rend tout à fait involontaire. Donc, si la passion est telle qu'elle rende complètement involontaire l'acte qu'elle entraîne, elle excuse complètement du péché; autrement elle n'en excuse pas complètement.

Là-dessus il y a deux choses à considérer, semble-t-il. 1° Un acte peut être volontaire, ou en soi, quand la volonté s'y porte directement, ou dans sa cause, lorsque c'est vers la cause et non vers l'effet que la volonté se porte, ainsi qu'on le voit chez celui qui s'enivre volontairement; de ce fait, on lui impute comme un acte volontaire ce qu'il commet par ivresse. 2° Quelque chose est volontaire directement ou indirectement: directement si la volonté porte à cela; indirectement si c'est une chose que la volonté a pu empêcher et qu'elle n'empêche pas. - Voici donc d'après cela les distinctions qu'il faut faire. La passion est parfois si forte qu'elle enlève complètement l'usage de la raison, comme il arrive chez ceux que l'amour ou la colère rend fous. Alors, si une telle passion a été volontaire dans son principe, ses actes sont imputés à péché parce qu'ils sont volontaires dans leur cause, comme on vient de le dire pour l'ivresse; si au contraire la cause n'a pas été volontaire mais naturelle, comme lorsque c'est par maladie, ou par une autre cause de ce genre que quelqu'un tombe dans une passion telle qu'il en perd tout à fait la raison, l'acte est rendu complètement involontaire et par conséquent

Page 88: Ia.-IIae (2)

complètement excusé de péché. Mais lorsque la passion n'est pas tellement forte qu'elle interrompe totalement l'usage de la raison, alors la raison peut l'éloigner en détournant l'esprit vers d'autres pensées, ou du moins elle peut empêcher la passion de produire son effet, puisque les membres extérieurs ne s'appliquent à leurs actes que par le consentement de la raison, comme on l'a vu antérieurement. Aussi une telle passion n'excuse-t-elle pas complètement du péché.

Solutions: 1. Quand on dit: « Vous ne faites pas ce que vous voudriez », cela doit être rapporté non aux actes extérieurs mais au mouvement intérieur de la convoitise: on voudrait en effet ne jamais convoiter le mal. C'est encore expliqué par S. Paul (Rm 7,5): « Je fais le mal que je hais. » Ou bien, cela peut être rapporté aux mouvements de volonté qui précèdent la passion, comme on en voit chez ceux qui ne savent pas se contenir, et que leur convoitise fait agir contre leur bon propos.

2. L'ignorance particulière qui excuse complètement est celle qui porte sur une circonstance de fait qu'avec tout le zèle voulu il n'y a pas moyen de connâltre. Mais l'ignorance causée par la passion porte sur une application particulière d'un point de droit, c'est-à-dire que la passion empêche d'appliquer à un acte particulier ce que l'on sait pourtant être vrai en général. Toutefois la raison peut chasser cette passion, nous venons de le dire.

3. La faiblesse du corps est involontaire. Ce serait pareil s'il s'agissait d'une faiblesse volontaire, comme nous l'avons dit pour l'ivresse, qui est bien une infirmité corporelle.

ARTICLE 8: Le péché de passion peut-il être mortel?

Objections: 1. Il semble que non, car le péché véniel s'oppose au mortel. Mais le péché de passion est véniel, puisqu'il a en lui-même la cause du pardon. Donc, puisque le péché de passion est un péché de faiblesse, il semble qu'il ne puisse pas être mortel.

2. La cause est plus forte que l'effet. Mais la passion ne peut pas être péché mortel, puisque nous avons vu qu'il n'y a pas de péché mortel dans la sensualité. Le péché qui vient de la passion ne peut donc pas être mortel.

3. Il résulte de ce que nous avons dit que la passion détourne de la raison. Mais c'est à la raison qu'il appartient de se tourner vers Dieu; ou de se détourner de Dieu, ce qui définit le péché mortel. Le péché venu de la passion ne peut donc pas être mortel.

En sens contraire, on lit chez l'Apôtre (Rm 7,5): « Les passions de péchés produisent en nos membres des fruits de mort. » Or il est propre au péché mortel de fructifier pour la mort. Donc le péché qui vient de la passion peut être mortel.

Réponse: Le péché mortel, nous l'avons dit précédemment, consiste à se détourner de la fin dernière qui est Dieu. Cette aversion est le fait de la raison délibérante, à laquelle il appartient aussi d'ordonner toutes choses à leur fin. Donc, s'il peut arriver que l'inclination de l'âme à un acte contraire à la fin ultime ne soit pas péché mortel, c'est uniquement parce que la raison délibérante ne peut pas intervenir, ce qui arrive avec des mouvements subits. Mais lorsqu'un individu en vient par passion à l'acte du péché ou au consentement délibéré, ce ne peut être subitement. Aussi la raison délibérante a-t-elle la possibilité d'intervenir: elle peut en effet, comme nous l'avons dit, exclure ou du moins entraver la passion. Si elle n'intervient pas, il y a péché mortel; nous voyons que beaucoup d'homicides et beaucoup d'adultères sont commis par passion.

Solutions: 1. Un péché peut être dit véniel à plusieurs titres. A raison de sa cause, c'est-à-dire lorsqu'il a en lui une cause qui diminue le péché, et c'est ainsi que le péché d'ignorance et le péché de faiblesse

Page 89: Ia.-IIae (2)

sont dits véniels. A raison de ce qui le suit: par la pénitence toute faute peut devenir vénielle, c'est-à-dire obtenir le pardon. Enfin le péché est appelé véniel à cause de son genre: les paroles oiseuses par exemple. C'est seulement dans ce dernier sens que véniel s'oppose à mortel, alors que l'objection est fondée sur le premier sens.

2. La passion cause dans le péché la conversion aux biens périssables. Or ce qui le rend mortel, c'est son aversion; et celle-ci résulte par accident de la conversion, nous l'avons dit. Aussi l'objection ne porte pas.

3. La raison n'est pas toujours complètement empêchée dans son acte par la passion. Il lui reste donc assez de libre arbitre pour pouvoir se détourner de Dieu, ou se tourner vers lui. Si cependant l'usage de la raison se trouvait entièrement aboli, il n'y aurait plus alors de péché, ni mortel ni véniel.

QUESTION 78: LE PÉCHÉ DE MALICE

1. Peut-on pécher par malice volontaire, autrement dit par calcul? - 2. Celui qui pèche par habitus pèche-t-il par malice volontaire? - 3. Celui qui pèche par malice volontaire pèche-t-il par habitus? - 4. Celui qui pèche par malice volontaire pèche-t-il plus gravement que par passion?

ARTICLE 1: Peut-on pécher par malice volontaire, autrement dit par calcul?

Objections: 1. Personne, semble-t-il, ne peut pécher par calcul ou malice volontaire. Car l'ignorance s'oppose au calcul ou à la malice volontaire. Or, d'après le Philosophe « tout méchant est un ignorant », et il est écrit dans les Proverbes (14,22): « Ils se trompent, ceux qui font le mal. » Donc personne ne pèche par malice volontaire.

2. Denys dit que « personne ne fait le mal par intention ». Or, pécher par malice, cela semble bien être vouloir le mal par son péché. Car ce qui échappe à l'intention a valeur d'accident et ne qualifie pas l'acte. Donc personne ne pèche par malice.

3. La malice elle-même, c'est le péché. Si c'est aussi une cause du péché, il s'ensuivra que le péché sera cause du péché à l'infini, ce qui est inadmissible. Donc personne ne pèche par malice.

En sens contraire, il est écrit au livre de Job (34,27): « Ils se sont éloignés de Dieu par calcul et n'ont pas voulu comprendre ses voies. » S'éloigner de Dieu, c'est pécher. Il y en a donc qui pèchent par calcul, autrement dit, par malice volontaire.

Réponse: Comme toute autre réalité, l'homme a naturellement l'appétit du bien. Lorsque son appétit se détourne vers le mal, cela vient d'une corruption ou d'une désorganisation dans l'un de ses principes; car c'est ainsi qu'on trouve du péché dans les activités de la nature. Les principes des actes humains, ce sont l'intelligence et l'appétit: appétit rationnel ou volonté, et appétit sensible. Donc le péché s'introduit parfois dans les actes humains par une défaillance de l'intelligence, comme quand on pèche par ignorance; par une défaillance de l'appétit sensible, comme lorsqu'on pèche par passion; de même encore par une défaillance de la volonté, c'est-à-dire par un désordre chez celle-ci.

Le désordre de la volonté, c'est d'aimer davantage ce qui est un moindre bien. Il s'ensuit qu'on choisit de laisser perdre le bien qu'on aime moins, pour s'emparer de celui qu'on aime davantage; par exemple, on veut bien, même très sciemment, endurer la perte d'un membre pour conserver la vie, qu'on aime davantage. De cette façon, lorsqu'une volonté déréglée aime un bien temporel, comme les richesses ou la volupté, plus que l'ordre de la raison ou de la loi divine, plus que l'amour de Dieu ou toute autre chose du même genre, la volonté veut bien perdre un bien spirituel pour posséder un bien

Page 90: Ia.-IIae (2)

temporel. Or le mal n'est pas autre chose que la privation d'un bien. Ainsi, on veut sciemment un mal spirituel, qui est un mal absolu, par lequel on se prive du bien spirituel, pour posséder un bien temporel. C'est ce qu'on appelle pécher par malice volontaire, ou par calcul, parce qu'on choisit sciemment le mal.

Solutions: 1. Parfois l'ignorance exclut la science par laquelle on sait, dans l'absolu, que ce qu'on fait est mal: c'est alors qu'on parle de péché par ignorance. Parfois elle exclut la science par laquelle on sait que ceci est maintenant le mal, comme lorsqu'on pèche par passion. Parfois l'ignorance exclut la science, par laquelle on sait que ceci est un mal qu'on ne doit pas accepter pour obtenir ce bien-là; mais on sait, dans l'absolu, que c'est mal. C'est en ce sens qu'on attribue de l'ignorance à celui qui pèche par malice volontaire.

2. On ne peut vouloir le mal pour lui-même. On peut cependant le vouloir pour éviter un autre mal, ou pour se procurer un autre bien, nous venons de le dire. Et dans ce dernier cas, on préférerait se procurer le bien qu'on veut pour lui-même, sans avoir à en perdre un autre; le débauché voudrait bien pouvoir jouir de ses plaisirs sans offenser Dieu, mais ayant à choisir entre les deux, il aime mieux offenser Dieu par le péché que se priver de plaisir.

3. Quand on dit de quelqu'un qu'il pèche par malice, cela peut s'entendre d'une malice habituelle: c'est ainsi que le Philosophe appelle malice l'habitus mauvais, comme il appelle vertu l'habitus bon. Et à ce point de vue pécher par malice c'est pécher par un penchant habituel. - Mais cela peut s'entendre aussi d'une malice actuelle. Soit qu'on désigne par là le parti pris de mal faire, et en ce sens on dit que quelqu'un pèche par malice dans la mesure où il agit par véritable choix du mal. Soit qu'on parle d'une faute précédente qui est à l'origine d'une faute subséquente, comme lorsqu'un individu, par jalousie de ses frères, entre en lutte avec la grâce d'en haut. Dans ces deux derniers cas, la même faute n'est pas à elle-même sa propre cause, mais un acte intérieur est cause de l'acte extérieur. Et un péché est cause d'un autre péché, mais non pas à l'infini, car on en arrive, comme nous l'avons dit, à un premier péché qui n'est pas causé par un péché antérieur.

ARTICLE 2: Celui qui pèche par habitus pèche-t-il par malice volontaire?

Objections: 1. Il ne paraît pas que celui qui pèche par habitus y mette toujours une malice volontaire. Le péché de malice volontaire est toujours très grave. Or il peut arriver que l'on commette par habitus une faute légère, comme de dire une parole oiseuse. Tout péché d'habitus n'est donc pas un péché de malice volontaire.

2. Les actes issus d'un habitus sont pareils à ceux qui l'engendrent. Or les actes antérieurs à l'habitus vicieux ne viennent pas d'une malice volontaire. Les péchés qui proviennent de cet habitus ne viennent donc pas d'une malice volontaire.

3. Celui qui fait quelque chose par malice volontaire se réjouit de l'avoir fait: les Proverbes (2,14) parlent de ces gens « qui mettent leur joie à faire le mal et se complaisent dans la perversité ».

Cela vient de ce que chacun trouve délectable d'obtenir ce qu'il recherche et de faire ce qui lui est en quelque sorte devenu connaturel par habitus. Mais au contraire, ceux qui pèchent par habitus, « les méchants » c'est-à-dire ceux qui ont un habitus vicieux « sont bourrelés de remords », dit Aristote. Donc les péchés commis par habitus ne viennent pas d'une malice volontaire.

En sens contraire, on appelle péché de malice volontaire celui qui vient de ce qu'on a choisi le mal. Mais chacun choisit ce qui est dans le sens son propre habitus, comme le Philosophe le fait remarquer

Page 91: Ia.-IIae (2)

à propos de l'habitus vertueux. Le péché de malice volontaire est donc bien celui qui vient d'un habitus.

Réponse: Pécher en ayant un habitus et pécher en vertu de cet habitus, ce n'est pas la même chose. Car l'usage d'un habitus n'est pas fatal, mais soumis à la volonté de celui qui le possède, et c'est pourquoi l'habitus est défini comme un principe intérieur qu'on emploie quand on veut. Aussi peut-il arriver à celui qui a un habitus vicieux, de produire brusquement un acte de vertu pour ce motif que le mauvais habitus ne détruit pas totalement la raison mais laisse subsister en elle quelque chose d'intègre, permettant ainsi au pécheur de faire encore de bonnes actions. Et de même peut-il arriver qu'un homme ayant un habitus vicieux, agisse de temps à autre sous le coup de la passion ou même par ignorance, sans que son habitus y soit pour rien. Mais chaque fois qu'il se sert de cet habitus, nécessairement il pèche par malice volontaire. En effet, celui qui possède un habitus trouve préférable en soi tout ce qui est conforme à son propre habitus; cela lui devient en quelque sorte connaturel, dans la mesure où l'accoutumance et l'habitus finissent par être comme une seconde nature. Or ce qui agrée à quelqu'un selon son habitus vicieux est exclusif du bien spirituel. Il s'ensuit que l'homme choisit le mal spirituel pour obtenir le bien qui lui agrée selon son habitus mauvais. Cela, c'est pécher par malice volontaire. Il est donc évident que quiconque pèche par habitus pèche par malice volontaire.

Solutions: 1. Les péchés véniels n'excluent pas ce bien spirituel qu'est la grâce de Dieu, ou la charité. Aussi ne les appelle-t-on pas mauvais de façon absolue, mais sous un certain rapport. C'est pourquoi leurs habitus ne peuvent être appelés mauvais absolument, mais seulement de façon relative.

2. Les actes qui procèdent des habitus sont bien de même espèce que ceux qui engendrent les habitus. Ils en diffèrent cependant comme le parfait diffère de l'imparfait. Et c'est précisément la différence entre le péché de malice volontaire et le péché de passion.

3. Celui qui pèche par habitus, tant qu'il agit par son habitus se réjouit toujours de ce qu'il fait grâce à lui. Mais il peut ne pas employer son habitus et, par sa raison qui n'est pas complètement viciée, il peut méditer autre chose. Alors il arrive parfois que, n'exerçant pas son habitus, il regrette ce que celui-ci lui a fait commettre. - Cependant, le plus souvent, des pécheurs s'attristent du péché, non que le péché en lui-même leur déplaise, mais à cause d'un dommage que le péché leur fait encourir.

ARTICLE 3: Celui qui pèche par malice volontaire pèche-t-il par habitus?

Objections: 1. Il semble bien qu'en péchant par malice volontaire on pèche toujours par habitus. En effet, le Philosophe dit que commettre des injustices à la manière de l'homme injuste, c'est-à-dire par choix, n'est pas le fait de n'importe qui mais seulement de celui qui en a l'habitus. Mais ce choix du mal, c'est le péché de malice, on vient de le dire. Donc le péché de malice volontaire est réservé à celui qui a un habitus.

2. Selon Origène: « On ne tombe pas soudainement, mais il a fallu se laisser aller progressivement et par chutes partielles. » Or il semble que la chute grave consiste à pécher par malice volontaire. Donc, ce n'est pas dès le début, mais par une longue accoutumance qui permet la naissance des habitus, qu'on en arrive à pécher par malice volontaire.

3. Chaque fois que quelqu'un pèche par malice volontaire, il faut que sa volonté d'elle-même se porte au mal, puisqu'elle le choisit. Or, par la nature de cette faculté, l'homme n'est pas porté au mal mais plutôt au bien. S'il choisit le mal, il faut donc que quelque chose soit survenu, qui est la passion ou l'habitus. Or, quand on pèche par passion, on ne pèche pas par malice, mais par faiblesse, nous l'avons diti. Donc chaque fois qu'un homme pèche par malice volontaire, ce ne peut être que par habitus.

Page 92: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, l'habitus mauvais fait choisir le mal comme l'habitus bon fait choisir le bien. Mais parfois, sans avoir l'habitus de la vertu, on choisit ce qui est bon selon la vertu. Donc pareillement, sans avoir l'habitus du vice, on peut quelquefois choisir le mal, et c'est là pécher par malice volontaire.

Réponse: La volonté n'a pas la même relation avec le bien et avec le mal. En effet, sa nature l'incline vers le bien de la raison comme vers son objet propre, et c'est pourquoi l'on dit que tout péché est contraire à la nature. Pour qu'elle en arrive à choisir un mal, il faut donc que cela lui vienne d'ailleurs. Parfois, cela vient d'une défaillance de la raison comme dans le péché d'ignorance, et parfois de l'impulsion de l'appétit sensible comme dans le péché de passion. Mais ce n'est pas là pécher par malice volontaire. On ne pèche par malice volontaire que lorsque, d'elle-même, la volonté se porte au mal. Ce qui peut arriver de deux façons: 1° Parce qu'il y a dans l'homme une disposition faussée qui l'incline au mal, si bien que, par cette disposition, ce mal devient pour l'homme quelque chose qui lui agrée et qui lui ressemble; et en raison de cet accord, la volonté y tend comme vers un bien, car tout être tend de lui-même à ce qui lui est accordé. Or une telle disposition faussée, ou bien est quelque habitus acquis par accoutumance et passé à l'état de nature; ou bien un état maladif du corps qui fait qu'un individu est naturellement prédisposé à certaines fautes par sa nature vicieuse. 2° Il arrive aussi que la volonté tende d'elle-même vers le mal parce que ce qui l'arrêtait a été enlevé, qu'il n'y a plus rien qui l'arrête. Par exemple quelqu'un est arrêté, non parce que le péché en soi lui déplaît, mais parce qu'il espère la vie éternelle ou parce qu'il craint l'enfer. Si le désespoir lui enlève cette espérance, ou si la présomption lui enlève cette crainte, il en vient, n'ayant pour ainsi dire aucun frein, à pécher par malice volontaire.

En somme, il résulte de tout cela que le péché de malice volontaire présuppose toujours dans l'homme un désordre, qui cependant n'est pas toujours un habitus. Il n'est pas nécessaire par conséquent que tout péché de malice volontaire soit un péché venant d'un habitus.

Solutions: 1. Commettre une injustice à la manière de l'homme injuste, c'est le faire non seulement par malice volontaire, mais aussi par plaisir et sans opposition sérieuse de la raison. Cela est uniquement le fait de celui qui a un habitus.

2. On ne tombe pas tout d'un coup dans le péché de malice volontaire; il est précédé par quelque chose qui cependant n'est pas toujours un habitus, nous l'avons dit.

3. Ce qui incline la volonté au mal ce n'est pas toujours l'habitus ou la passion, c'est quelquefois autre chose, nous l'avons dit.

4. On ne peut pas faire le même raisonnement pour le choix du bien et pour le choix du mal. Car le mal n'existe jamais sans qu'il y ait un bien naturel, mais le bien peut exister sans le mal d'une faute tonnelle.

ARTICLE 4: Celui qui pèche par malice volontaire pèche-t-il plus gravement que par passion?

Objections: 1. Il n'est pas plus grave, semble-t-il de pécher par malice que de pécher par passion. En effet, l'ignorance excuse le péché en tout ou en partie. Or l'ignorance est plus grande chez celui qui pèche par malice volontaire que chez celui qui pèche par passion. Car celui qui pèche par malice volontaire souffre de l'ignorance du principe, qui est la plus grave, selon Aristote; en effet il juge mal de la fin, qui joue le rôle de principe dans l'action. Donc celui qui pèche par malice volontaire est plus excusable que celui qui pèche par passion.

2. Le péché est d'autant moins grave que l'impulsion au mal a été plus forte, comme on le voit chez celui qui a été jeté dans le péché par un mouvement de passion plus violent. Or celui qui pèche par

Page 93: Ia.-IIae (2)

malice est poussé par l'habitus, dont l'impulsion est plus forte que celle de la passion. Donc, celui qui pèche par habitus est moins coupable que celui qui pèche par passion.

3. Le péché de malice volontaire vient de ce qu'on choisit le mal. Mais dans le péché de passion aussi on choisit le mal. Il n'y a donc pas moins de gravité dans l'un que dans l'autre.

En sens contraire, le péché commis par calcul mérite une peine plus grave par cela même. Il est écrit au livre de Job (34,26 Vg): « Dieu a frappé aux yeux de tous, comme des impies, ceux qui se sont retirés de lui par calcul. » Mais on n'augmente un châtiment qu'en raison de la gravité de la faute. Donc le péché est aggravé du fait qu'il y entre du calcul, c'est-à-dire de la malice volontaire.

Réponse: Le péché de malice volontaire est plus grave que le péché de passion pour trois raisons: 1° Comme le péché consiste principalement dans la volonté, il est d'autant plus grave, toutes choses égales d'ailleurs, que son mouvement appartient davantage en propre à la volonté. Or, quand on pèche par malice volontaire, le mouvement appartient plus proprement à la volonté qui se porte d'elle-même au mal, que si l'on pèche par passion, la volonté étant alors poussée à mal faire comme par une force extérieure. Aussi, par cela même que l'on pèche par malice, le péché devient plus grave, et d'autant plus que la malice aura été plus violente; au contraire, lorsqu'il est fait par passion, il est atténué, et d'autant plus que la passion aura été plus violente. 2° La passion qui incline la volonté à pécher passe vite, et ainsi l'homme revient vite au bon propos en regrettant son péché. Mais l'habitus qui fait pécher par malice dure davantage. Aussi le Philosophe compare-t-il l'intempérant, qui pèche par malice, à l'infirme dont le mal est continu; et l'incontinent, qui pèche par passion, à celui dont le mal est intermittent. 3° Celui qui pèche par malice volontaire est dans de mauvaises dispositions envers la fin elle-même, laquelle est principe en matière d'action. Et ainsi sa défaillance est bien plus dangereuse que la défaillance de celui qui pèche par passion. Ce dernier garde le bon propos de tendre à la fin véritable, encore que ce bon propos soit temporairement interrompu à cause de la passion. Or la défaillance portant sur le principe est toujours la pire. Il est donc évident que le péché de malice est plus grave que le péché de passion.

Solutions: 1. L'objection part de l'ignorance qui accompagne le choix. Mais c'est là, nous l'avons dit plus haut-, une ignorance qui n'excuse ni ne diminue le péché. Donc lorsqu'elle est plus grande, elle ne rend pas le péché plus petit.

2. L'impulsion qui vient de la passion est pour ainsi dire extérieure par rapport à la volonté. Mais celle que la volonté reçoit de l'habitus lui vient de l'intérieur. Ce n'est donc pas pareil.

3. Pécher en faisant un choix est une chose, pécher par choix en est une autre. Celui qui pèche par passion fait un choix, et cependant il ne pèche pas par choix; le choix n'est pas chez lui le principe premier du péché, c'est la passion qui l'induit à choisir ce qu'il ne choisirait pas S'il était étranger à la passion. Mais celui qui pèche par malice volontaire choisit le mal en lui-même de la manière que nous avons dite; C'est pourquoi chez lui le choix est le principe du péché, et à cause de cela on dit qu'il pèche par choix.

LES CAUSES EXTÉRIEURES DU PÉCHÉ

Après les causes intérieures il faut étudier les causes extérieures du péché: 1° Du côté de Dieu (Q. 79). - 2° Du côté du diable (Q. 80). - 3° Du côté de l'homme (Q. 81-89).

QUESTION 79: LA CAUSE DU PÉCHÉ DU CÔTÉ DE DIEU

1. Dieu est-il cause du péché? - 2. L'acte du péché vient-il de Dieu? - 3. Dieu est-il cause de l'aveuglement et de l'endurcissement de certains? - 4. Cet aveuglement et cet endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs?

Page 94: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 1: Dieu est-il cause du péché?

Objections: 1. Il semble que oui, car l'Apôtre (Rm 1,28) dit de certains hommes: « Dieu les a livrés à leur jugement pervers pour qu'ils fassent ce qui ne convient pas. » Et la Glose précise: « Dieu agit dans le coeur des hommes, inclinant leur volonté à tout ce qu'il veut, en bien comme en mal. » Faire ce qui ne convient pas, avoir dans la volonté une inclination au mal, c'est le péché. Dieu est donc pour les hommes, cause de péché.

2. Il est écrit dans la Sagesse (14,11): « Les créatures de Dieu ont été faites en haine des hommes et pour la tentation de leurs âmes. » Or, on appelle ordinairement tentation tout ce qui provoque à pécher. Puisque les créatures n'ont été faites que par Dieu, comme on l'a vu dans la première Partie, il semble qu'il provoque lui-même au mal et qu'il est ainsi une cause du péché.

3. La cause d'une cause est aussi la cause de l'effet. Or Dieu est la cause du libre arbitre, lequel est la cause du péché. Dieu est donc la cause du péché.

4. Tout mal s'oppose au bien. Malgré cela, il n'est pas contraire à la bonté divine que Dieu soit l'auteur du mal de peine. C'est de ce mal en effet que parle Isaïe, lorsqu'il dit (45,7) que « Dieu en est le créateur », et Amos, lorsqu'il dit (3,6): « Y a-t-il dans la cité un malheur que Dieu n'ait pas envoyé? » Il n'est donc pas plus contraire à la bonté divine que Dieu soit l'auteur du mal de faute.

En sens contraire, il est écrit au livre de la Sagesse (11,25): « Tu ne hais rien de ce que tu as fait. » Or Dieu hait le péché, puisqu'il est dit au même livre (14,9): « Dieu déteste l'impie avec son impiété. » Dieu n'est donc pas la cause du péché.

Réponse: L'homme peut être de deux manières cause de péché, du sien ou de celui d'autrui. D'une manière directe, s'il incline sa volonté ou celle d'autrui à pécher. D'une manière indirecte, lorsqu'en certains cas il ne retire pas les autres du péché. C'est pourquoi, dans Ezéchiel (3,18) il est dit au veilleur: « Si tu ne dis pas à l'impie: "Tu mourras",... c'est à toi que je demanderai compte de son sang. » - Mais Dieu ne peut pas être directement cause du péché, ni pour lui ni pour autrui. Car tout péché se fait par éloignement de l'ordre qui a Dieu pour fin. Or Dieu, au contraire, incline et ramène tout à soi comme à l'ultime fin, selon Denys. Il est donc impossible qu'il soit cause d'éloignement, pour lui-même ou pour d'autres, d'un ordre qui est tout orienté vers lui. Il ne peut donc être directement cause du péché.

Indirectement, pas davantage. Car il lui arrive de ne pas donner à certains le secours dont ils auraient besoin pour éviter des péchés; s'il le leur accordait, ils ne pécheraient pas. Mais Dieu fait cela selon l'ordre de sa sagesse et de sa justice, puisqu'il est lui-même sagesse et justice. On ne peut donc nullement lui imputer, comme s'il en était cause, le péché de personne. Le pilote n'est vraiment rendu responsable du naufrage d'un navire que s'il quitte le gouvernail au moment où il a le pouvoir et le devoir d'y être. Ainsi, de toute évidence, Dieu n'est en aucune manière cause du péché.

Solutions: 1. Pour ce qui est des paroles de l'Apôtre, la solution ressort du texte même. Si Dieu livre certains à leur sens réprouvé, c'est donc qu'ils ont déjà ce sens pour faire ce qui ne convient pas. Dire que Dieu les livre à ce sens pervers, c'est dire qu'il ne les empêche pas de le suivre, comme on peut dire que nous exposons ceux que nous ne protégeons pas. Quant au passage de S. Augustin d'où la Glose a été tirée, il faut l'entendre ainsi: Dieu incline directement la volonté vers le bien; quant au mal, Dieu se borne à ne pas l'empêcher, comme nous venons de le dire; et cela même n'a lieu que parce que des fautes antérieures l'ont mérité.

Page 95: Ia.-IIae (2)

2. Dans ce passage de la Sagesse la préposition « pour » indique non pas une causalité mais une conséquence. Car Dieu n'a pas fait les créatures pour le mal des hommes, mais la chose est arrivée par suite de leur folie. Aussi le texte ajoute-t-il que les créatures sont tendues « comme un piège aux insensés », c'est-à-dire à ceux qui par leur propre folie font des créatures un autre usage que celui auquel elles ont été destinées.

3. Lorsqu'une cause intermédiaire produit son effet en se soumettant à la cause première, l'effet remonte jusqu'à celle-ci. Mais si la cause intermédiaire produit son effet en se soustrayant au plan de la cause première, cet effet n'est plus rapporté à celle-ci. Ainsi, quand un serviteur agit contre les ordres de son maître, on ne rapporte pas cette action au mâître comme à sa cause. Pareillement, le péché que le libre arbitre commet contre le commandement divin ne se rapporte pas à Dieu comme à sa cause.

4. La peine est le mal qui s'oppose au bien de celui qui est puni en le privant d'un bien quelconque. Mais la faute s'oppose au bien de l'ordre ayant Dieu pour fin; c'est pourquoi elle s'oppose directement à la bonté divine. A cause de cela, on ne peut pas raisonner sur la faute par analogie avec la peine.

ARTICLE 2: L'acte du péché vient-il de Dieu?

Objections: 1. S. Augustin dit que l'acte du péché n'est pas une réalité. Or tout ce qui vient de Dieu est réalité. Donc l'acte du péché ne vient pas de Dieu.

2. L'homme est dit cause du péché uniquement parce qu'il est cause de l'acte du péché; car, selon Denys « nul ne fait le mal en voulant le mal ». Mais nous venons de dire que Dieu n'est pas cause du péché. Donc il n'est pas cause de l'acte du péché.

3. Il y a des actes qui sont par leur espèce des maux et des péchés. Or tout ce qui est cause d'un être est cause de ce qui le caractérise spécifiquement. Donc, si Dieu était cause de l'acte du péché, il serait par suite cause du péché lui-même. Mais nous avons montré que ce n'est pas vrai. Donc Dieu n'est pas cause de l'acte du péché.

En sens contraire, l'acte du péché est un mouvement du libre arbitre. Mais, selon S. Augustin « la volonté de Dieu est cause de tous les mouvements ». Elle est donc cause de l'acte du péché.

Réponse: L'acte du péché est à la fois être et action; à ce double titre il a de quoi dépendre de Dieu. En effet tout être, de quelque façon que ce soit, doit dériver du premier être, selon Denys. De même, toute action est causée par un être existant en acte, car aucun être n'agit sinon dans la mesure où il est en acte; or tout être en acte se ramène à l'acte premier, c'est-à-dire à Dieu, comme à la cause qui est acte par son essence. Il faut conclure que Dieu est la cause de toute action, en tant qu'elle est action.

Mais le péché qualifie un être et une action affectés d'un défaut. Or, ce défaut vient d'une cause créée, le libre arbitre, en tant qu'il manque à l'ordre voulu par la première cause, Dieu. Aussi un tel défaut ne se ramène pas à Dieu comme à sa cause, mais au libre arbitre, de même que le fait de boiter est attribué à la déformation de la jambe, et non à la faculté motrice, de laquelle vient cependant tout ce qu'il y a encore de mouvement dans la démarche boiteuse. Ainsi Dieu est cause de l'acte du péché, et cependant n'est pas cause du péché parce qu'il n'est pas cause qu'il y ait un défaut dans l'acte.

Solutions: 1. Par réalité S. Augustin entend ce qui est réalité au sens absolu, c'est-à-dire la substance. Car c'est en ce sens que l'acte du péché n'est pas une réalité.

Page 96: Ia.-IIae (2)

2. Il faut attribuer à l'homme, à titre de cause, non seulement l'acte mais encore le défaut qui est dans l'acte; car il ne se soumet pas à qui il doit se soumettre, bien que ce ne soit pas là son intention première. Et c'est pourquoi l'homme est cause du péché. Mais Dieu est cause de l'acte de telle manière qu'il n'est nullement cause du défaut concomitant, et voilà pourquoi il n'est pas la cause du péché.

3. Comme nous l'avons dit plus haut, l'acte et l'habitus ne sont pas caractérisés spécifiquement par la privation même dans laquelle réside le mal, mais par un objet auquel se trouve jointe cette privation. Et ainsi, ce défaut dans l'acte, qu'on dit ne pas être de Dieu, est consécutif à l'espèce de l'acte mais ne la constitue pas comme ferait une différence spécifique.

ARTICLE 3: Dieu est-il cause de l'aveuglement et de l'endurcissement de certains?

Objections: 1. Il semble que non. Car S. Augustin affirme: « Dieu n'est pas cause qu'un homme se dégrade. » Or l'aveuglement et l'endurcissement dégradent l'homme. Dieu ne peut donc pas en être la cause.

2. S. Fulgence affirme: « Dieu ne tire pas vengeance d'un être dont il est l'auteur ». Mais Dieu tire vengeance du coeur endurci, selon l'Ecclésiastique (3,17): « Le coeur dur connaîtra le malheur au dernier iour. » Dieu n'est donc pas la cause de son endurcissement.

3. Le même effet ne peut pas être attribué à des causes contraires. Or la cause de l'aveuglement c'est la malice de l'homme, d'après la Sagesse (2,21): « Leur malice les aveugle »; et c'est aussi le diable d'après S. Paul (2 Co 4,4): « Le dieu de ce monde a aveuglé l'entendement des incrédules. » ce sont là des causes qui apparaissent comme contraires à Dieu. Dieu n'est donc pas cause d'aveuglement et d'endurcissement.

En sens contraire, nous lisons en Isaïe (6,10): « Aveugle le coeur de ce peuple et endurcis ses oreilles. » Et dans l'épître aux Romains (9,18): « Dieu prend pitié de qui il veut, et il endurcit qui il veut. »

Réponse: L'aveuglement et l'endurcissement impliquent deux choses. Un mouvement de l'âme humaine qui adhère au mal et se détourne de la lumière divine. A cet égard, Dieu n'est pas la cause de l'aveuglement et de l'endurcissement, comme il n'est pas la cause du péché. En outre, aveuglement et endurcissement comportent une soustraction de grâce à la suite de quoi l'esprit n'est plus éclairé par Dieu pour bien voir, ni le coeur attendri pour bien vivre. Et à cet égard, Dieu est cause de l'aveuglement et de l'endurcissement.

Il faut considérer que Dieu est la cause universelle de l'illumination des âmes, selon S. Jean (1,9): « Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde », comme le soleil est la cause universelle de l'illumination des corps. Avec des différences cependant, car le soleil répand sa lumière par nécessité de nature, tandis que Dieu agit volontairement et suivant le plan de sa sagesse. Le soleil, autant que cela dépend de lui, éclaire bien tous les corps; néanmoins, s'il en était un où il rencontre un obstacle, il le laisse dans l'obscurité, par exemple une maison dont les fenêtres sont demeurées closes. Et pourtant, la cause de cette obscurité n'est nullement le soleil puisque ce n'est pas par son propre jugement qu'il ne pénètre pas dans la maison; la cause est uniquement celui qui tient les volets fermés. Pour Dieu au contraire, s'il n'envoie plus les rayons de grâce dans les âmes où il trouve un obstacle, c'est par son propre jugement. Aussi la cause de cette soustraction de grâce n'est-elle pas seulement celui qui présente l'obstacle, mais encore Dieu qui par son jugement n'offre plus la grâce. De cette manière, Dieu est vraiment cause qu'on ne voit plus, qu'on n'entend plus, et que le coeur est endurci. - Ces effets se distinguent comme ceux de la grâce elle-même. Car, en même temps qu'elle perfectionne l'intelligence par le don de sagesse, elle amollit le coeur au feu de la charité. Et servie par deux sens, la

Page 97: Ia.-IIae (2)

vue qui aide à découvrir, et l'ouïe à apprendre, il s'ensuit que l'on parle de cécité pour la vue, de surdité pour l'ouïe, et d'endurcissement pour le coeur.

Solutions: 1. L'aveuglement et l'endurcissement, par le côté où ils supposent une soustraction de la grâce, sont des peines; à cet égard ce ne sont pas eux qui dégradent l'homme. C'est lui qui, dégradé par sa faute, encourt par elle ces châtiments et tous les autres.

2. L'objection est valable si l'on considère l'endurcissement comme une faute.

3. La malice est une cause méritoire de l'aveuglement, comme la faute est cause de la peine. Et de même on dit aussi que le diable aveugle les esprits en tant qu'il induit à la faute.

ARTICLE 4: L'aveuglement et l'endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs?

Objections: 1. Oui, toujours, semble-t-il. S. Augustin dit en effet: « Dieu, comme il est souverainement bon, ne permettrait aucun mal si de chaque mal il ne pouvait faire sortir un bien. » A plus forte raison doit-il donc ordonner au bien le mal dont lui-même est la cause. Or il est la cause, on vient de le dire, de l'aveuglement et de l'endurcissement. Ces maux sont donc ordonnés par lui au salut de ceux qui les subissent.

2. Il est dit dans la Sagesse (1,13 Vg): « Dieu ne prend pas plaisir à la perte des impies. » Or il semblerait y prendre plaisir s'il ne tournait pas à leur bien l'aveuglement dont il les frappe, de même qu'un médecin aurait l'air de prendre plaisir à faire souffrir son malade si la médecine amère qu'il lui donne à boire n'avait pas pour but de lui rendre la santé. Donc Dieu fait tourner leur aveuglement au bien de ceux qu'il aveugle.

3. Dieu ne fait pas acception de personnes, est-il dit au livre des Actes (10,34). Or il y a des cas où Dieu aveugle pour sauver. Ce fut, au témoignage même des Actes (2,37) et selon le commentaire qu'en donne S. Augustin, le cas de quelques-uns des Juifs: Dieu les avait aveuglés pour qu'ils ne croient pas au Christ et que, ne croyant pas en lui, ils le mettent à mort afin qu'après cela, tout contrits, ils se convertissent, comme on le voit dans les Actes (2,37) et comme l'expose S. Augustin. Donc Dieu fait tourner l'aveuglement de tous à leur salut.

En sens contraire, « il ne faut pas faire le mal pour qu'il en sorte le bien », est-il dit dans l'épître aux Romains (3,8). Mais l'aveuglement est un mal. Donc Dieu n'aveugle pas des âmes pour leur bien.

Réponse: L'aveuglement est comme un prélude au péché. Or le péché est ordonné à deux fins: par lui-même à la damnation; mais à d'autres effets par la miséricorde et la providence de Dieu: à la guérison, en ce sens que Dieu permet que certains tombent dans le péché afin, dit S. Augustin, que reconnaissant leur faute ils s'humilient et se convertissent. Aussi l'aveuglement spirituel, de sa propre nature, mène à la damnation, et c'est pourquoi on y voit même un signe de réprobation; mais par la divine miséricorde il est ordonné temporairement, comme un traitement médicinal, au salut de ceux qui sont aveuglés. Néanmoins cette miséricorde n'est pas accordée à tous, mais uniquement aux prédestinés, chez qui « tout concourt au bien », comme dit l'Apôtre (Rm 8,28). De sorte que pour les uns l'aveuglement aboutit à la guérison, mais pour d'autres à la damnation, selon S. Augustin.

Solutions: 1. Tous les maux que Dieu fait ou permet sont destinés à quelque bien; pas toujours cependant au bien de celui chez qui est le mal, mais quelquefois au bien d'un autre, ou encore au bien de tout l'univers. C'est ainsi qu'il ordonne la faute des tyrans au bien des martyrs, et la peine des damnés à la gloire de sa justice.

Page 98: Ia.-IIae (2)

2. Dieu ne prend pas plaisir à la perte des hommes pour le plaisir même de les perdre, mais en raison de sa justice, ou pour le bien qui découle de leur châtiment.

3. Que Dieu ordonne l'aveuglement de certains à leur salut, cela vient de sa miséricorde; qu'il ordonne l'aveuglement des autres à leur damnation, cela vient de sa justice. Qu'il fasse miséricorde à certains et non à tous, ce n'est point chez lui acception de personnes, nous l'avons montré dans la première Partie.

4. En sens contraire. Il ne faut pas faire le mal de faute pour qu'il en sorte du bien; mais le mal de peine, il faut l'infliger pour le bien.

QUESTION 80: LA CAUSE DU PÉCHÉ DU COTÉ DU DIABLE

1. Le diable est-il directement cause du péché? - 2. Induit-il à pécher par suggestion intérieure? - 3. Peut-il mettre dans la nécessité de pécher? - 4. Tous les péchés proviennent-ils de la suggestion du diable?

ARTICLE 1: Le diable est-il directement cause du péché?

Objections: 1. Il semble bien. Car le péché consiste directement dans une affection. Or S. Augustin nous dit: « Le diable inspire à ses alliés ses affections mauvaises. » S. Bède: « Le diable attire l'âme à aimer le mal. » Et S. Isidore: « Le diable remplit le coeur de l'homme de désirs cachés. » Donc le diable est directement cause du péché.

2. Pour S. Jérôme, de même que Dieu accomplit le bien, de même le diable accomplit le mal. Mais Dieu est directement la cause de notre bien. Le diable est donc directement cause de notre mal.

3. Le Philosophe, dans un chapitre de la Morale à Eudème, prétend qu'il faut à la délibération humaine un principe extrinsèque. Or l'homme délibère non seulement sur le bien mais aussi sur le mal. Donc, de même que Dieu pousse aux bonnes réSolutions et, par là, est la cause directe du bien, de même le diable pousse l'homme aux mauvaises et, par conséquent, est directement la cause du péché.

En sens contraire, S. Augustin prouve que « l'esprit de l'homme ne devient esclave de la concupiscence que par sa propre volonté ». Or l'homme ne devient esclave de la concupiscence que par le péché. Donc la cause de celui-ci ne peut être le diable, mais seulement la volonté de l'homme.

Réponse: Le péché est un acte. On peut donc être cause directe du péché comme on est cause directe d'un acte, ce qui n'arrive que si l'on met en mouvement le principe propre de l'acte. Puisque tout péché est volontaire, le principe propre de l'acte du péché, c'est la volonté. Rien par conséquent ne peut être directement cause du péché, si ce n'est ce qui peut pousser la volonté à l'action. Or la volonté, nous l'avons dit, peut être mue par deux causes: d'une part l'objet, et en ce sens on dit qu'une chose désirable et saisie comme telle meut l'appétit; et, d'autre part, ce qui du dedans incline la volonté à vouloir. Et ce ne peut être, nous l'avons montré, que la volonté elle-même ou bien Dieu. Mais Dieu ne peut pas être cause du péché, nous l'avons dit ii il reste que, de ce côté, la volonté de l'homme est la seule cause directe de son péché.

Du côté de l'objet, la cause capable de mouvoir la volonté peut s'entendre de trois façons. 1° De l'objet proposé lui-même; en ce sens, nous disons qu'un mets donne envie de manger. 2° De celui qui propose ou offre un objet de cette sorte. 3° De celui qui persuade que l'objet proposé a raison de bien, car celui-là, en un sens, offre à la volonté son objet propre qui est le bien tel que le voit la raison, vrai ou apparent. - Ainsi donc, selon le premier mode, les réalités sensibles telles qu'elles se présentent extérieurement portent la volonté de l'homme à pécher. Mais, selon le deuxième et le troisième modes,

Page 99: Ia.-IIae (2)

le diable et même l'homme ont le pouvoir d'inciter à pécher, soit en offrant à la sensation quelque chose de désirable, soit en persuadant la raison. Néanmoins, selon aucun de ces trois modes il ne peut y avoir une cause directe de péché, parce que la volonté n'est mue nécessairement par aucun objet autre que la fin ultime, nous l'avons dit antérieurement; par conséquent, ni la réalité offerte extérieurement, ni celui qui la propose, ni celui qui persuade ne sont une cause suffisante du péché. Il s'ensuit donc que le diable n'est pas cause du péché d'une manière directe ou suffisante, mais uniquement à la façon de quelqu'un qui persuade, ou à la façon de quelqu'un qui propose une chose désirable.

Solutions: 1. Il faut rapporter toutes ces autorités, et les autres qu'on pourrait trouver, à ce fait que le diable par ses suggestions ou par la présentation d'objets désirables, induit à l'amour du péché.

2. Le rapprochement est à retenir en ce que le diable est d'une certaine façon cause de nos péchés, comme Dieu est d'une certaine façon cause de nos bonnes actions. Il n'y a pourtant rien semblable quant à la manière d'être cause, car Dieu cause le bien en mouvant intérieurement la volonté, ce qu'on ne peut attribuer au diable.

3. Dieu est le principe universel de tous les mouvements intérieurs de l'homme; mais que la volonté humaine se détermine à un mauvais dessein, cela vient directement de cette volonté même, et du diable par mode de persuasion ou de proposition.

ARTICLE 2: Le diable induit-il à pécher par suggestion intérieure?

Objections: 1. Il ne semble pas qu'il ait ce pouvoir. En effet, les mouvements intérieurs de l'âme sont des activités vitales; or les activités vitales, même celles de la vie végétative qui sont les plus élémentaires, ne peuvent jamais venir que d'un principe intrinsèque. Donc le diable n'a pas le pouvoir de s'insinuer dans les mouvements intérieurs de l'homme pour l'inciter au mal.

2. Tous ces mouvements intérieurs, si l'on suit l'ordre de la nature, ont leur origine dans les sens extérieurs. Or il n'appartient qu'à Dieu de faire quelque chose en dehors de l'ordre de la nature, on l'a dit dans la première Partie. Donc le diable ne peut rien faire dans les mouvements intérieurs de l'homme, si ce n'est par le moyen de ce qui frappe les sens extérieurs.

3. Les actes intérieurs de l'âme sont l'acte de comprendre et celui d'imaginer. Or sur aucun des deux le diable ne peut rien. Car, on l'a établi dans la première Partie, le diable ne peut rien imprimer dans l'intelligence humaine. Même sur l'imagination il semble bien qu'il ne peut rien non plus, car les formes qui s'impriment dans l'imagination sont d'ordre plus élevé, étant plus spirituelles, que celles qui sont dans la matière sensible et sur lesquelles pourtant le diable ne peut rien, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Le diable ne peut donc pas utiliser les mouvements intérieurs de l'homme pour l'induire à pécher.

En sens contraire, d'après cela le diable ne pourrait jamais tenter l'homme qu'à condition d'apparaître visiblement, ce qui est évidemment faux.

Réponse: L'âme en son intimité est intellectuelle et sensible. Intellectuelle, elle contient l'intelligence et la volonté. Pour ce qui est de la volonté, nous venons de dire comment le diable se comporte envers elle. Quant à l'intelligence, elle est mise en mouvement par ce qui lui apporte de la lumière pour la connaissance de la vérité. Or ce n'est pas cela que le diable cherche à faire chez l'homme; il cherche plutôt à obscurcir sa raison pour le faire consentir au péché. Et comme cet obscurcissement provient de l'imagination et de l'appétit sensible, il semble que toute l'action intérieure du diable concerne ces deux facultés. C'est en les agitant l'une et l'autre qu'il peut induire au péché, car il peut faire que des

Page 100: Ia.-IIae (2)

formes imaginaires se présentent à l'imagination. Il peut faire également que l'appétit sensible soit excité à quelque passion.

Nous avons dit en effet dans la première Partie que le monde des corps obéit naturellement à celui des esprits pour ce qui est mouvement local. Par conséquent le diable a le pouvoir de causer dans ce monde inférieur tout ce qui peut provenir du mouvement local, à moins d'être retenu par la puissance divine. Or le fait que des formes se présentent à l'imagination est parfois la suite d'un mouvement local. Le Philosophe dit, au livre sur le Sommeil et la Veille, que « lorsqu'un animal s'est endormi, si le sang afflue en abondance aux organes sensoriels, y affluent en même temps les mouvements », c'est-à-dire les empreintes laissées par les objets extérieurs et conservées dans les images sensibles; et ces empreintes agissent sur le principe de connaissance, en lui apparaissant comme si le principe sensible était modifié alors par la présence des réalités extérieures. Il y a donc là un mouvement local, simple déplacement d'humeurs ou d'esprits animaux, qui peut être provoqué par les démons chez l'homme soit endormi soit éveillé, et qui influe sur son imagination.

Pareillement, l'appétit sensible est excité à des passions par des mouvements déterminés du coeur et des esprits animaux. Aussi le diable peut-il également coopérer à cela. Et du fait que des passions sont ainsi excitées dans l'appétit sensible, il s'ensuit que l'imagination perçoit plus vivement l'impression sensible ramenée en elle de la manière que nous avons dite, pour cette raison notée par le Philosophe dans le même livre: « Ceux qui aiment sont portés à retrouver dans la moindre ressemblance l'image de ce qu'ils aiment. » Il arrive en outre, la passion étant ainsi excitée, que ce qui s'offre à l'imagination, on juge devoir le poursuivre, parce que celui qui est pris par une passion trouve bon tout ce qui est dans le sens de sa passion. Et voilà de quelle façon le diable induit intérieurement à pécher.

Solutions: 1. Les activités vitales viennent toujours d'un principe intrinsèque; cependant un principe actif extérieur peut y concourir aussi. C'est ainsi que, même pour les activités de la vie végétative, la chaleur ambiante apporte son concours en facilitant la digestion des aliments.

2. Cette apparition de formes dans l'imagination ne se fait pas tout à fait en dehors de l'ordre de la nature, ni non plus au seul commandement de la volonté; mais elle se fait, avons-nous dit, par l'intermédiaire du mouvement local.

3. C'est ce qui permet de répondre à la troisième objection, car ces formes tirent leur origine de la sensation.

ARTICLE 3: Le diable peut-il mettre dans la nécessité de pécher?

Objections: 1. Il semble qu'il ait ce pouvoir sur l'homme, comme une puissance plus grande sur une plus petite. Au livre de Job (41,25) il est écrit du diable: « Il n'y a pas une puissance sur terre qui puisse lui être comparée. » L'homme qui est terrestre peut donc être mis par le diable dans la nécessité de faire le mal.

2. La raison humaine ne peut être mue que par ce qui est d'abord proposé aux sens extérieurs, puis représenté à l'imagination, car toute notre connaissance vient des sens et nous ne saurions penser sans image, d'après Aristote. Or le diable peut mouvoir l'imagination, nous l'avons dit. Il peut aussi mouvoir les sens extérieurs puisque S. Augustin assure que « ce mal qui vient du diable se glisse par l'ouverture de toutes les sensations, se communique à la figure des choses, s'allie aux couleurs, se colle aux sons, s'infuse dans les saveurs ». Par tous ces moyens il n'est pas douteux que le diable puisse nécessiter la raison humaine à pécher.

Page 101: Ia.-IIae (2)

3. Selon S. Augustin « il y a péché quand la chair convoite contre l'esprit ». Or le diable peut causer la convoitise charnelle, comme il peut causer les autres passions, de la manière que nous avons décrite. Il peut donc contraindre l'homme à pécher.

En sens contraire, S. Pierre dit (1 P 5,8) « Votre ennemi le diable, pareil à un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi. » Un pareil avertissement serait inutile si l'homme devait nécessairement succomber. Donc le diable ne met pas l'homme dans la nécessité de pécher.

Réponse: Le diable, par sa propre puissance, peut, si Dieu ne l'arrête, amener nécessairement quelqu'un à faire des actes qui sont matériellement des péchés, mais il ne peut pas lui imposer la nécessité de pécher. C'est évident du fait qu'à un motif de pécher l'homme ne résiste que par la raison. Le diable peut arrêter complètement l'usage de la raison en troublant l'imagination et l'appétit sensible, comme cela se voit chez les possédés. Mais alors, quoi que l'homme puisse faire, si sa raison est liée de la sorte, l'acte ne lui est pas imputé à péché. Si au contraire la raison n'est pas complètement liée, elle peut, par ce qu'elle a de libre, résister au péché, comme il a été dit plus haut. Ainsi est-il clair que le diable ne peut aucunement nécessiter l'homme à pécher.

Solutions: 1. Ce n'est pas n'importe quelle puissance supérieure à l'homme qui peut mouvoir la volonté, mais uniquement Dieu, nous l'avons vu.

2. Ce qui est appréhendé par le sens ou l'imagination ne meut pas la volonté de façon nécessitante, si l'homme a l'usage de sa raison, et cet usage n'est pas toujours lié par ces sortes d'appréhensions sensibles.

3. La convoitise de la chair contre l'esprit, quand la raison y oppose une résistance actuelle, n'est pas péché, mais matière à exercer la vertu. D'autre part, que la raison ne lui résiste pas, ce n'est pas au pouvoir du diable. C'est pourquoi celui-ci ne peut mettre personne dans la nécessité de pécher.

ARTICLE 4: Tous les péchés proviennent-ils de la suggestion du diable?

Objections: 1. Il le semble bien. Car Denys: « La multitude des démons est la cause de tous les maux, pour eux-mêmes et pour les autres. »

2. Celui qui pèche mortellement devient l'esclave du diable, comme il est dit en S. Jean (8,34): « Celui qui commet le péché devient esclave du péché. » Mais selon S. Pierre (2 P 2,19): « On est esclave de ce qui vous domine. » Commettre le péché, c'est donc être dominé par le diable.

3. Si la faute du diable est irréparable, c'est parce que, dit S. Grégoire, il est tombé de lui-même et sans que personne lui ait suggéré de pécher. Donc, si des hommes péchaient en pleine liberté et sans que personne le leur suggère, leur péché serait irrémédiable; ce qui est évidemment faux. Tous les péchés des hommes se font donc à la suggestion du diable.

En sens contraire, il est dit au livre des Croyances ecclésiastiques: « Ce n'est pas toujours le diable qui éveille en nous les mauvaises pensées; elles surgissent quelquefois par le mouvement de notre libre arbitre. »

Réponse: Occasionnellement et indirectement, le diable est la cause de tous nos péchés, puisque c'est lui qui a induit le premier homme à pécher et qu'à la suite de son péché la nature humaine a été tellement viciée que nous sommes tous maintenant enclins au mal; comme si l'on disait que, si le bois brûle, c'est à cause de celui qui l'a fait sécher, puisque c'est une fois sec qu'il s'enflamme facilement. -

Page 102: Ia.-IIae (2)

Mais, directement, le diable n'est pas la cause de toutes les fautes des hommes, au point de nous faire consentir à chacun de nos péchés. Origène le prouve par le fait que, même si le diable n'existait pas, les hommes auraient l'appétit de la nourriture, des plaisirs sexuels, etc.; appétit qui pourrait être désordonné sans la régulation de la raison, ce qui est au pouvoir du libre arbitre.

Solutions: 1. La multitude des démons est en effet la cause de tous nos maux dans leur première origine, comme nous venons de le dire.

2. On ne devient pas l'esclave de quelqu'un seulement quand on est dominé par lui mais encore lorsqu'on se soumet volontairement à lui. Et c'est ainsi que celui qui pèche de son propre mouvement devient l'esclave du diable.

3. Le péché du diable a été irrémédiable parce qu'il l'a commis sans que personne le lui eût suggéré et sans avoir un penchant au mal causé par une suggestion antérieure. On ne peut en dire autant d'aucun péché de l'homme.

LA CAUSE DU PÉCHÉ DU COTÉ DE L'HOMME

Étudions maintenant la part de l'homme comme cause du péché. Or, bien que l'homme soit pour un autre homme une cause du péché du fait qu'il le lui suggère de l'extérieur comme fait aussi le diable, il a une manière spéciale de porter le péché chez les autres, qui est de le leur transmettre originellement. Aussi faut-il traiter du péché originel 1. Et, par rapport à ce péché, il y a trois choses à considérer: 1° sa transmission (Q. 81); 2° son essence (Q. 82); 3° son sujet (Q. 83).

QUESTION 81: LA TRANSMISSION DU PÉCHÉ ORIGINEL

1. Le premier péché de l'homme se transmet-il à la postérité par voie d'origine? - 2. Tous les autres péchés du premier père, ou même d'autres ancêtres, se transmettent-ils à la postérité par voie d'origine? - 3. Le péché originel est-il transmis à tous ceux qui descendent charnellement d'Adam? - 4. Serait-il transmis à ceux qui seraient miraculeusement formés d'une partie du corps humain? - 5. Si la femme avait péché, mais non pas l'homme, y aurait-il eu transmission du péché originel?

ARTICLE 1: Le premier péché de l’homme se transmet-il à la postérité par voie d'origine?

Objections: 1. Il ne semble pas que le premier péché du premier père puisse, par une telle voie, se transmettre à d'autres. Il est dit en Ézéchiel (18, 20): « Le fils ne portera pas l'iniquité du père. » Or il la porterait s'il recevait de lui l'iniquité. Personne donc ne reçoit d'aucun de ses ancêtres, par son origine, un péché quelconque.

2. Un accident ne se transmet pas par voie d'origine, sinon par la transmission du sujet, car l'accident ne passe pas de sujet en sujet. Mais l'âme rationnelle qui est le siège de la faute ne se transmet pas héréditairement, nous l'avons montré dans la première Partie. Donc la faute ne peut se transmettre par voie d'origine.

3. Tout ce qui se transmet par origine humaine est produit par la semence. Or celle-ci ne peut pas produire le péché, n'ayant pas en elle cette âme raisonnable qui seule peut être cause du péché. Donc nul ne peut contracter un péché du fait de son origine.

4. Ce qui est d'une nature plus parfaite a plus de force pour agir. Or, la chair humaine parfaitement formée n'a pas le pouvoir d'infecter l'âme qui lui est unie; sans quoi cette âme ne pourrait être purifiée

Page 103: Ia.-IIae (2)

de la faute originere tant qu'elle reste unie à la chair. La semence a donc encore moins de pouvoir pour infecter l'âme.

5. Selon le Philosophe: « Nul ne blâme ceux qui sont laids par nature, mais on blâme ceux qui le sont par fainéantise et négligence. » Mais nous appelons laids par nature ceux qui le sont précisément par leur origine. Donc rien de ce qui est originel n'est blâmable et n'est péché.

En sens contraire, l'Apôtre dit (Rm 5, 12) « Le péché est entré dans le monde par un seul homme. » Cela ne peut s'entendre d'une simple influence d'exemple ou d'excitation, comme quand la Sagesse (2, 14) dit: « C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde. » Reste donc que le péché soit entré dans le monde du fait du premier homme et par voie d'origine.

Réponse: Selon la foi catholique, il faut tenir que le premier péché du premier homme passe à la postérité par voie d'origine. C'est pour cela que les enfants sont portés au baptême aussitôt après leur naissance, comme devant être lavés de la mouillure d'une faute. C'est le contraire de l'hérésie pélagienne, comme on le voit par S. Augustin dans un très grand nombre de ses livres.

Lorsqu'il s'est agi de découvrir comment le péché du premier père peut originellement passer à sa postérité, divers auteurs s'y sont diversement essayés. Les uns, considérant que le sujet du péché est l'âme raisonnable, ont soutenu que cette âme se transmet avec la semence, de manière que les âmes infectées semblent dériver d'une âme infectée. D'autres, au contraire, rejetant cela comme une erreur, se sont efforcés de montrer comment une faute de l'âme des parents se transmet aux enfants sans même qu'il y ait transmission d'âme, et par cela seul que les défauts du corps sont transmis par les parents à leurs enfants; de même un lépreux engendre un lépreux, et un goutteux engendre un goutteux, à cause d'une corruption de la semence qui n'est pourtant ni la lèpre ni la goutte. Puisque le corps est proportionné à l'âme et que les défauts de l'âme se répercutent sur le corps, et réciproquement, on dit de la même façon que le défaut coupable de l'âme passe à l'enfant par la transmission de la semence, bien que la semence ne soit pas en acte le siège de la faute.

Tous ces essais sont pourtant insuffisants. Car, en admettant que des défauts corporels passent de père en fils par le seul fait de l'origine, et même certains défauts de l'âme par voie de conséquence, en raison du mauvais état du corps, comme il y a de temps à autre des idiots engendrés par des idiots; il n'en reste pas moins que ce fait même de tenir un défaut de son origine paraît exclure toute idée de faute, puisqu'il est essentiel à la faute d'être volontaire. Aussi, à supposer même que l'âme raisonnable serait transmise, la souillure, dès lors qu'elle ne serait pas dans la volonté de l'enfant, perdrait le caractère spécifique d'une faute obligeant à une peine: « Personne, dit le Philosophe, ne blâmera un aveugle-né, on le plaindra plutôt. »

Il faut donc essayer une autre voie, en disant que tous les hommes qui naissent d'Adam, nous pouvons les considérer comme un seul homme. En effet, ils ont la même nature reçue du premier père: et c'est ainsi que dans la cité tous les membres d'une même communauté sont considérés comme un seul corps, et leur communauté tout entière comme un seul homme. Porphyre lui-même dit que « par leur participation à l'espèce, plusieurs hommes n'en font qu'un ». Ainsi donc, les multiples humains dérivés d'Adam sont comme autant de membres d'un seul corps. - Or dans le corps, si l'acte d'un membre, comme de la main, est volontaire, il n'est pas volontaire par la volonté de la main elle-même, mais par celle de l'âme, de l'âme qui est la première à mouvoir ce membre. C'est pourquoi l'homicide que commet une main ne lui serait pas imputé à péché si on la considérait comme séparée du corps; mais il lui est imputé en tant qu'elle est quelque chose de l'homme et qu'elle reçoit le mouvement de ce qui est dans l'homme le premier principe moteur.

C'est donc ainsi que le désordre qui se trouve dans cet individu engendré par Adam, est volontaire non par sa volonté à lui fils d'Adam, mais par celle de son premier père, lequel imprime le mouvement, dans l'ordre de la génération, à tous ceux de sa race, comme fait la volonté de l'âme à tous les

Page 104: Ia.-IIae (2)

membres dans l'ordre de l'action. Aussi appelle-t-on originel ce péché qui rejaillit du premier père sur sa postérité, comme on appelle actuel le péché qui rejaillit de l'âme sur les membres du corps. Le péché actuel, qui est commis par un membre, n'est le péché de tel membre que dans la mesure où ce membre est quelque chose de l'homme lui-même, et on le nomme à cause de cela péché de la personne humaine. De même, le péché originel n'est le péché de telle personne en particulier que dans la mesure où elle reçoit sa nature du premier père, et il est appelé à cause de cela péché de la nature, au sens où l'Apôtre dit (Ep 2, 3): « Nous étions par nature fils de colère. »

Solutions: 1. On doit dire que le fils ne porte pas le péché de son père, parce qu'il n'est puni pour le péché de son père que si réellement il participe de sa faute. Et c'est précisément ce qui arrive dans le cas du péché originel, car la faute passe du père au fils par origine, comme le péché actuel passe d'un homme à l'autre par imitation.

2. L'âme n'est pas transmise, parce que la semence ne peut causer une âme raisonnable. Elle la prépare cependant de façon diapositive. Aussi est-ce vraiment par l'activité séminale que la nature humaine est transmise de père en fils, et, en même temps que la nature, le mal dont elle est infectée. En effet, celui qui naît à la vie humaine est associé à la faute du premier père du fait qu'il reçoit de lui la nature humaine par le flux des générations.

3. Bien que la faute originelle n'existe pas en acte dans la semence, elle y est cependant en vertu de la nature humaine qu'une telle faute accompagne toujours.

4. La semence est le principe de la génération, et celle-ci est l'acte propre de la nature, au service de sa propagation. C'est pourquoi l'âme est infectée davantage par la semence que par la chair complètement formée, qui est dès lors celle d'une personne déterminée.

5. Il n'y a pas à reprocher à celui qui vient au monde ce qu'il tient de son origine, si on ne regarde que lui. Mais, si l'on considère cet individu par rapport à quelque principe, alors on peut lui reprocher ce qu'il a de naissance. C'est ainsi que quelqu'un peut avoir à souffrir de la déchéance de sa race, causée par la faute d'un de ses ancêtres.

ARTICLE 2: Tous les autres péchés du premier père, ou même d'autres ancêtres, se transmettent-ils à la postérité par voie d'origine?

Objections: 1. Il semble bien que les autres péchés, soit du premier père lui-même, soit des autres ancêtres les plus proches, se transmettent à leurs descendants. Car la peine n'est jamais due qu'à la faute. Or certains sont punis, par sentence divine, pour une faute de leurs ancêtres les plus proches, suivant l'Exode (20, 5): « je suis un Dieu jaloux, poursuivant l'iniquité des pères dans leurs fils jusqu'à la troisième et quatrième génération. » Et de même, par sentence humaine, dans le crime de lèse-majesté, des fils sont déshérités pour la faute de leurs parents. Donc même la faute des proches parents passe à leur postérité.

2. On peut plus efficacement transférer à autrui ce qu'on a par soi-même que ce qu'on tient d'un autre; pour chauffer, le feu a plus d'action que l'eau chaude. Or l'homme communique à sa race par voie d'origine le péché qu'il tient d'Adam. Donc à plus forte raison celui qu'il a commis lui-même.

3. Si nous contractons le péché originel du fait de notre premier père, c'est parce que nous étions réellement en lui comme dans le principe même d'une nature que lui-même a corrompue. Mais nous étions pareillement dans nos ancêtres les plus proches comme en certains principes d'une nature qui, bien que déjà corrompue, peut l'être encore davantage par le péché. Les fils contractent donc, par voie

Page 105: Ia.-IIae (2)

d'origine, les péchés de leurs ancêtres les plus proches, comme ils contractent celui de leur premier père.

En sens contraire, le bien a, plus que le mal, tendance à se répandre. Mais les mérites des ancêtres les plus proches ne sont pas transmis aux descendants. Les péchés le sont donc beaucoup moins.

Réponse: S. Augustin agite cette question dans son Enchiridion et la laisse sans solution. Mais si l'on y réfléchit bien, il est impossible qu'aucun péché de nos ancêtres les plus proches, ou de notre plus lointain ancêtre, autre que le premier péché, se transmette par voie d'origine. Et la raison en est que l'homme engendre bien un autre lui-même quant à l'espèce, mais non pas quant à l'individu. C'est pourquoi tout ce qui est strictement individuel, comme les actes personnels et ce qui s'y rapporte, n'est pas transmis par les parents aux enfants; un grammairien ne transmet pas à son fils la science de la grammaire qu'il a acquise par son travail personnel. Au contraire, ce qui est spécifique se transmet des parents aux enfants, à moins d'une défaillance de la nature; ainsi quelqu'un qui a bonne vue engendre des enfants qui ont bonne vue, si sa nature n'est pas en défaut. Et si la nature est vigoureuse, il y a même quelques traits individuels qui se transmettent aux enfants à titre de dispositions naturelles: agilité du corps, souplesse d'esprit, etc.; jamais pourtant ce qui est purement personnel, comme on vient de le dire.

Par ailleurs, de même que la personne possède quelque chose d'elle-même et quelque chose par don gratuit, de même aussi la nature peut avoir quelque chose par elle-même, c'est-à-dire venant de ses propres principes, et quelque chose par don gratuit. Tel fut précisément le cas de la justice originelle, nous l'avons dit dans la première Partie: elle était un don gracieux fait par Dieu à la nature humaine tout entière en la personne du premier père. Le premier homme a perdu ce don par le premier péché. Aussi, de même que la justice eût été transmise aux descendants en même temps que la nature, de même maintenant le désordre opposé à cette justice. - Quant aux autres péchés actuels du premier père ou des autres ancêtres, ils ne gâtent pas ce qu'il y a de naturel dans la nature, mais seulement ce qu'il y a de personnel, c'est-à-dire le penchant à l'acte; aussi ces autres péchés ne se transmettent pas.

Solutions: 1. S'il s'agit d'une peine spirituelle, explique S. Augustin, les fils ne sont jamais punis pour leurs pères, à moins qu'ils n'aient participé à leur faute, soit par origine, soit par imitation; car toutes les âmes, comme il est écrit en Ézéchiel (18, 4), viennent immédiatement de Dieu. Mais s'il s'agit d'une peine corporelle, de temps à autre, par sentence divine ou humaine, les fils sont punis pour leurs pères dans la mesure où corporellement le fils est quelque chose du père.

2. Ce qu'on a par soi-même, on peut en effet le transmettre plus efficacement, pourvu que ce soit transmissible. Or les péchés actuels de nos ancêtres les plus proches ne sont pas transmissibles parce qu'ils sont, on vient de le dire, purement personnels.

3. Le premier péché a corrompu la nature humaine d'une corruption qui affectait la nature; mais les autres péchés la corrompent d'une corruption qui affecte seulement la personne.

ARTICLE 3: Le péché originel est-il transmis à tous ceux qui descendent charnellement d’Adam?

Objections: 1. Il semble que le péché d'Adam ne passe pas, par voie d'origine, à tous les hommes. En effet la mort est la peine consécutive au péché originel. Or elle ne frappera pas, semble-t-il, tous les descendants d'Adam puisque l'Apôtre (1 Th 4, 14) paraît dire que ceux qui seront trouvés vivants à l'avènement du Seigneur ne mourront jamais. Donc ceux-là ne contractent pas le péché originel.

Page 106: Ia.-IIae (2)

2. On ne donne pas à autrui ce qu'on n'a pas soi-même. Mais le baptisé n'a plus le péché originel. Il ne le transmet donc pas à sa lignée.

3. Le don du Christ est plus grand que le péché d'Adam dit l'Apôtre (Rm 5, 15). Pourtant le don du Christ ne passe pas à tous les humains. Donc le péché d'Adam non plus.

En sens contraire, l'Apôtre affirme (Rm 5, 12 Vg): « La mort a passé sur tous, dans la personne de celui en qui tous ont péché. »

Réponse: Selon la foi catholique, il faut tenir fermement qu'à la seule exception du Christ, tous les humains dérivés d'Adam contractent par Adam le péché originel. Sans quoi tous n'auraient pas besoin de la rédemption qui se fait par le Christ, ce qui est une erreur.

On peut en rendre raison par ce que nous avons dit plus haut h: par le péché du premier père, la faute originelle est transmise à la postérité de la même manière que par la volonté de l'âme le péché actuel est transmis à tous les membres auxquels il appartient d'être mus par la volonté. Or il est évident que le péché actuel peut être transmis à tous les membres qui sont naturellement sous la motion de la volonté. Par conséquent, la faute originelle est transmise, elle aussi, à tous ceux dont la génération dépend de la motion d'Adam.

Solutions: 1. Il est plus probable et plus logique de penser que tous ceux qui seront encore vivants à l'avènement du Seigneur, mourront et ressusciteront peu après, ainsi que nous l'exposerons plus complètement dans la troisième Partie. Si pourtant il est vrai que ceux-là n'auront pas à mourir, comme d'aucuns le pensent - S. Jérôme rapporte à ce sujet les opinions de plusieurs - il faut répondre ceci à l'objection: Bien que ces gens ne meurent pas, ils sont cependant astreints à la mort, mais Dieu leur remet cette peine, lui qui peut même remettre les peines des péchés actuels.

2. Par le baptême le péché originel est enlevé quant à la culpabilité, et l'âme dans sa partie spirituelle retrouve la grâce. Cependant, le péché originel reste en activité dans ce foyer qu'est le désordre des facultés inférieures de l'âme et celui du corps lui-même. Or c'est par le corps que l'homme engendre, et non par l'esprit. Voilà pourquoi les baptisés transmettent le péché originel; car les parents n'engendrent pas en tant qu'ils ont été renouvelés par le baptême, mais en tant qu'ils gardent encore quelque chose de la vétuste du premier péché.

3. De même que le péché d'Adam est transmis à tous ceux qui sont engendrés corporellement par Adam, de même la grâce du Christ est transmise à tous ceux qui sont engendrés spirituellement par lui, au moyen de la foi et du baptême; et ce n'est pas seulement pour éloigner la faute du premier père, mais aussi pour écarter les péchés actuels et faire accéder à la gloire.

ARTICLE 4: Le péché originel serait-il transmis à ceux qui seraient miraculeusement formés d'une partie du corps humain?

Objections: 1. Il semble que si quelqu'un était miraculeusement formé de chair humaine, il contracterait le péché originel. En effet, une certaine Glose affirme, au sujet du chapitre 4 de la Genèse: « Toute la postérité d'Adam a été totalement corrompue dans sa puissance génératrice, car elle a commencé à se distinguer de lui non au paradis de vie, mais plus tard sur la terre d'exil. » Mais si un homme était formé miraculeusement comme on l'a dit, sa chair se distinguerait de celle d'Adam sur la terre d'exil. Donc il contracterait le péché originel.

Page 107: Ia.-IIae (2)

2. C'est l'infection de l'âme par la chair qui cause en nous le péché originel. Mais la chair de l'homme est tout entière infectée. Quelle que soit donc la portion de cette chair dont l'homme serait formé, son âme serait infectée du mal originel.

3. Le péché originel du premier père nous atteint tous dans la mesure où tous étaient en lui lorsqu'il pécha. Or, ceux mêmes qui seraient formés de chair humaine auraient existé en Adam. Donc ils contracteraient le péché originel.

En sens contraire, ils n'auraient pas existé en Adam comme dans un principe séminal; or cela seulement cause la transmission du péché originel, d'après S. Augustin.

Réponse: On vient de le dire, le péché originel est transmis par le premier père à ses descendants dans la mesure où ils reçoivent de lui l'influence de la génération, comme les membres sont mus par l'âme à commettre le péché actuel. Or il n'y a réellement de génération que par le moyen de la vertu active qui s'y emploie. Aussi, ceux-là seuls contractent le péché originel qui descendent du premier homme par la vertu dérivée d'Adam, à l'origine, dans l'acte de la génération; c'est ainsi qu'on descend de lui par le principe séminal; car celui-ci n'est rien d'autre que la vertu à l'oeuvre dans la génération. Or, si quelqu'un était formé de chair humaine par une vertu divine, il est manifeste que ce ne serait pas par une force active venue d'Adam. Aussi cet homme ne contracterait pas le péché originel, pas plus que la main n'aurait part au péché de la personne, si cette main était mise en mouvement non par la volonté de la personne, mais par une force extérieure.

Solutions: 1. Adam n'a été dans le lieu d'exil qu'après son péché. Ce n'est donc pas parce qu'il est en exil mais parce qu'il a péché, que la faute originelle est transmise à tous ceux qui ont vraiment été engendrés par son action.

2. L'âme n'est infectée par la chair que dans la mesure où celle-ci est le principe actif servant à la génération, nous venons de le dire.

3. Celui qui serait formé simplement de la chair humaine serait issu de la substance corporelle, mais non du principe séminal du premier homme, et c'est pourquoi il ne contracterait pas le péché originel.

ARTICLE 5: Si la femme avait péché, mais non pas l'homme, y aurait-il transmission du péché originel?

Objections: 1. Selon toute apparence, oui. Car nous recevons de nos parents le péché originel dans la mesure où nous avons existé en eux, selon le mot de l'Apôtre (Rm 5, 12 Vg): « Celui en qui tous ont péché. » Mais l'homme ne préexiste pas moins dans sa mère que dans son père. Il contracterait donc le péché originel à partir du péché de sa mère, comme il le contracte à partir du péché de son père.

2. Si Ève avait péché mais non pas Adam, les enfants naîtraient cependant passibles et mortels, puisque « dans la génération c'est la mère qui donne la matière », dit le Philosophe; la mort, comme toute passibilité, provient de l'exigence de la matière. Mais la passibilité et la nécessité de mourir sont la peine du péché originel. Donc si Ève avait péché et non pas Adam, les enfants contracteraient le péché originel.

3. Le Damascène dit que « l'Esprit Saint a prévenu cette faute chez la Vierge » et l'en a purifiée, afin que le Christ pût naître de Marie sans la souillure originelle. Mais une telle purification n'aurait pas été nécessaire si la souillure ne venait pas aussi de la mère. Donc l'infection du péché originel se communique par la mère. Ainsi le péché d’Ève eût fait dériver sur ses enfants la faute originelle, même si Adam n'avait pas péché.

Page 108: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, d'après l'Apôtre (Rm 5, 12): « Par un seul homme le péché est entré dans le monde. » Si la femme avait transmis à sa descendance le péché originel, il aurait mieux valu dire « par deux », puisque tous deux ont péché; ou plutôt « par la femme », puisqu'elle a péché la première. Donc les enfants ne reçoivent pas le péché originel de la mère mais du père.

Réponse: La solution de ce problème ressort de ce qui précède. Nous avons dit en effet n que le péché originel est transmis par le premier père dans la mesure où c'est vraiment lui qui contribue à la génération de ses descendants. Voilà pourquoi, avons-nous dit, si quelqu'un n'était fils d'Adam que matériellement et par la chair, il ne contracterait pas le péché originel. Or il est évident, d'après ce que disent les philosophes que dans la génération le principe actif vient du père et que la mère fournit la matière. C'est pourquoi le péché originel ne vient pas de la mère mais du père; de sorte que si Ève avait péché et non pas Adam, les enfants ne contracteraient pas le péché originel, tandis que ce serait le contraire si Adam avait péché et non pas Ève.

Solutions: 1. Le fils préexiste en son père comme dans un principe actif, en sa mère comme dans un principe matériel et passif. Aussi la comparaison ne vaut pas.

2. Certains pensent que si Ève avait péché et non Adam, les enfants auraient été exempts de la faute, mais auraient eu à endurer la nécessité de mourir et les autres possibilités de souffrir qui proviennent des exigences de la matière, puisque c'est la mère qui fournit la matière, non à titre de peine mais avec les limites qui lui viennent de la nature. - Mais cela ne parait pas cohérent. L'immortalité et l'impassibilité de l'état primitif ne dépendaient pas des conditions de la matière, comme nous l'avons dit dans la première Partie mais bien de la justice originelle, par laquelle le corps était soumis à l'âme aussi longtemps que l'âme serait soumise à Dieu. Or, l'absence de cette justice originelle, c'est le péché originel. Donc si, Adam ne péchant pas, le péché d'Ève n'eût pas suffi à transmettre le péché originel à ses enfants, il est évident qu'il n'y aurait pas eu chez ceux-ci absence de justice originelle ni, par suite, passibilité d'aucune sorte ou nécessité de mourir.

3. Cette purification prévenante en faveur de la Bienheureuse Vierge n'était pas requise pour empêcher la transmission du péché originel, mais parce qu'il fallait que la Mère de Dieu brillât d'une pureté extrême. Car rien n'est digne d'être la demeure de Dieu, sans la pureté, selon le Psaume (93, 5): « La sainteté convient à ta maison, Seigneur. »

QUESTION 82: LE PÉCHÉ ORIGINEL: SON ESSENCE

1. Le péché originel est-il un habitus? - 2. N'y a-t-il en chaque homme qu'un seul péché originel? - 3. Est-il la convoitise? - 4. Existe-t-il également chez tous?

ARTICLE 1: Le péché originel est-il un habitus?

Objections: 1. Il ne semble pas. En effet le péché originel est l'absence de justice originelle, d'après S. Anselme. Ainsi, c'est une privation. Mais la privation s'oppose à l'habitus. Donc le péché originel n'est pas un habitus.

2. Le péché actuel a plus de culpabilité que le péché originel parce qu'il a davantage raison de volontaire. Mais l'habitus du péché n'a pas de culpabilité; autrement l'homme qui dort serait coupable de péché. Donc aucun habitus originel n'a raison de faute.

3. Dans le mal, l'acte précède toujours l'habitus; en effet l'habitus mauvais n'est jamais infus; il est acquis. Mais aucun acte ne précède le péché originel. Celui-ci n'est donc pas un habitus.

Page 109: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, S. Augustin affirme que par suite du péché originel, les petits enfants ont déjà une aptitude à la convoitise bien qu'ils n'en aient pas encore l'acte. Mais l'aptitude correspond à un habitus. Le péché originel est donc bien un habitus.

Réponse: Comme nous l'avons dit plus haut, il y a deux sortes d'habitus. Il y a celui qui incline la puissance à agir; les sciences et les vertus sont des habitus de cette sorte; non le péché originel. - L'habitus est aussi, dans une nature composée de plusieurs éléments, une disposition bonne ou mauvaise à l'égard de quelque chose, et surtout quand cette disposition est pour ainsi dire passée à l'état de nature: tel est le cas de la maladie et de la santé. Et en ce sens le péché originel est un habitus. Il est en effet une certaine disposition désordonnée provenant de la rupture de cette harmonie qu'était la justice originelle, de même que la maladie est une disposition déréglée du corps, laquelle détruit l'équilibre qu'est la santé. Aussi le péché originel est-il appelé « une langueur de la nature ».

Solutions: 1. De même qu'une maladie du corps est une privation, parce qu'elle détruit l'équilibre de la santé, et a quelque chose de positif: les humeurs qui sont mal réglées, de même le péché originel comporte la privation de la justice originelle, et avec cela le dérèglement des différentes parties de l'âme. Ce péché n'est donc pas pure privation mais un habitus faussé.

2. Le péché actuel est un désordre de l'acte, tandis que le péché originel, étant le péché de la nature, est une disposition déréglée de la nature elle-même; cette disposition a raison de faute en tant qu'elle découle du premier père comme on l'a dit. Or, dans cette nature, une disposition désordonnée de cette sorte a raison d'habitus, tandis que la disposition désordonnée de l'acte n'a pas raison d'habitus. C'est pourquoi le péché originel peut être un habitus, mais non le péché actuel.

3. Cette objection se fonde sur l'habitus qui incline la puissance à l'acte. Le péché originel n'est pas un habitus de cette sorte, bien qu'il entraîne après lui un penchant à des actes désordonnés; il ne le fait pas directement mais indirectement, c'est-à-dire en éloignant cet obstacle que la justice originelle opposait aux mouvements déréglés; de même aussi une maladie organique entraîne indirectement à sa suite la propension à des mouvements corporels déréglés. - On ne doit pas dire non plus que le péché originel est un habitus infus; ni un habitus acquis par l'acte, à moins qu'on ne veuille dire l'acte du premier père, et non celui de telle ou telle personne. C'est un habitus inné, dû à notre origine viciée.

ARTICLE 2: N'y a-t-il en chaque homme qu'un seul péché originel?

Objections: 1. Il semble qu'il y en ait plusieurs, puisqu'on dit dans le Psaume (51, 7): « Voici que j'ai été conçu dans les iniquités, dans les péchés ma mère m'a conçu. » Mais ce péché dans lequel l'homme est conçu, c'est le péché originel. Donc il y en a plusieurs dans un seul homme.

2. Un seul et même habitus n'incline pas à des choses contraires, car un habitus incline à la manière de la nature, qui ne tend jamais qu'à une seule chose. Or le péché originel, même en un seul homme, incline à des péchés divers et contraires. Il n'est donc pas un seul habitus, mais plusieurs.

3. Le péché originel infecte toutes les parties de l'âme. Or les diverses parties de l'âme sont, comme nous l'avons vu . les sujets divers du péché. Mais puisqu'un même péché ne peut exister en divers sujets, il semble donc que le péché originel n'est pas unique mais multiple.

En sens contraire, il est dit en S. Jean (1, 29): « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du monde. » La Glose explique que l'on dit « le péché du monde » au singulier parce qu'il s'agit du péché originel, qui est unique.

Page 110: Ia.-IIae (2)

Réponse: Il n'y a qu'un seul péché originel dans un homme. Et l'on peut trouver à cela une double raison.

1° La cause de ce péché. Nous l'avons dit, il n'y a que la première faute du premier père qui soit transmise à la postérité. Par suite, le péché originel en chaque homme est numériquement un, et chez tous les hommes proportionnellement un; par référence à son principe premier.

2° L'essence même du péché originel. En effet, dans toute disposition désordonnée, l'unité spécifique dépend de la cause; l'unité numérique, du sujet. Ainsi les diverses espèces de maladies sont celles qui procèdent de causes diverses, par exemple d'un excès de chaud ou de froid, d'une lésion du foie ou du poumon; et une maladie spécifiquement une ne peut donner lieu, chez un individu, qu'à une maladie numériquement une. Or, cette mauvaise disposition qui s'appelle le péché originel n'a qu'une cause: la privation de la justice originelle, par laquelle a été supprimée la soumission de l'esprit humain à Dieu. A cause de cela, le péché originel est spécifiquement un et, chez un individu, ne peut être que numériquement un. Chez les divers individus, il est un spécifiquement et proportionnellement, mais se diversifie numériquement.

Solutions: 1. Le pluriel « dans les péchés » est conforme à cet usage de la Sainte Écriture d'employer fréquemment le pluriel pour le singulier, ainsi en Matthieu (2, 20): « Ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant. » Ou bien parce que tous les péchés actuels préexistent virtuellement dans le péché originel comme dans un principe, ce qui confère à ce péché une multiplicité virtuelle. Ou bien encore parce qu'il y eut dans ce péché du premier père transmis par origine plusieurs difformités morales: orgueil, désobéissance, gourmandise, etc. Ou enfin parce que de multiples parties de l'âme sont infectées par le péché originel.

2. Un seul habitus ne peut incliner par lui-même et directement, autrement dit par sa forme propre, à des choses contraires. Mais il le peut indirectement et par accident, c'est-à-dire en éloignant l'obstacle. Ainsi, une fois détruite l'harmonie d'un corps mixte, les éléments s'en vont en sens contraire. Et pareillement, une fois détruite l'harmonie de la justice originelle, les diverses puissances de l'âme se portent à des objets divers.

3. Le péché originel infecte les diverses parties de l'âme selon qu'elles constituent un tout, de même que la justice originelle les contenait toutes dans l'unité. C'est pourquoi il n'y a qu'un seul péché originel. De même il n'y a qu'une fièvre dans un individu, bien que diverses parties du corps en soient incommodées.

ARTICLE 3: Le péché originel est-il la convoitise?

Objections: 1. Il ne semble pas. Le Damascène dit que tout péché est contre la nature. Or la convoitise est conforme à la nature puisqu'elle est l'acte du concupiscible qui est une puissance naturelle. La convoitise n'est donc pas le péché originel.

2. Par le péché originel s'installe en nous ce que l'Apôtre appelle « les passions des péchés » (Rm 7, 5). Mais il y a beaucoup d'autres passions que la convoitise. Le péché originel n'est donc pas plus celle-là qu'une autre.

3. Par le péché originel toutes les parties de l'âme sont déréglées, a-t-on dit. Mais ce qu'il y a de plus élevé dans l'âme, au dire du Philosophe, c'est l'intelligence. Le péché originel est donc l'ignorance plutôt que la convoitise.

En sens contraire, S. Augustin déclare: « La convoitise est la rançon du péché originel. »

Page 111: Ia.-IIae (2)

Réponse: Tout être est déterminé spécifiquement par sa forme. D'autre part, nous venons de dire que ce qui détermine spécifiquement le péché originel, c'est sa cause. Il faut donc que ce qu'il y a de formel en lui soit défini par sa cause. Mais comme des choses opposées ont des causes opposées, il y a lieu de définir la cause du péché originel par celle de la justice originelle qui en est l'opposé. Or tout le plan de la justice originelle tient à ceci: que la volonté de l'homme était soumise à Dieu. Cette soumission se faisait avant tout et principalement par la volonté, parce que c'est à elle qu'il appartient, nous le savons, de mouvoir à leur fin toutes les autres parties de l'âme. Aussi est-ce la volonté qui, en se détournant de Dieu, a amené le désordre dans toutes les autre facultés. Ainsi donc, la privation de cette justice par laquelle la volonté demeurait soumise à Dieu est ce qu'il y a de formel dans le péché originel et tout autre désordre dans les facultés de l'âme se présente en ce péché comme l'élément matériel. - Mais ce qui constitue ce désordre des autres facultés, c'est surtout qu'elles sont tournées outre mesure vers les biens périssables. Et c'est là le désordre auquel on peut donner le nom général de convoitise. Ainsi le péché originel est matériellement la convoitise, mais formellement l'absence de justice originelle.

Solutions: 1. Ce qui est naturel chez l'homme, c'est que le concupiscible soit régi par la raison; c'est pourquoi les actes de convoitise ne sont vraiment naturels chez nous que dans la mesure où ils sont subordonnés à la raison; s'ils sortent des limites de la raison, c'est, pour l'homme, contre la nature. Telle est précisément la convoitise dans le péché originel.

2. Ainsi que nous l'avons dit en parlant des passions, celles de l'irascible se ramènent aux passions du concupiscible comme aux plus fondamentales. Et parmi celles-ci la convoitise, avons-nous dit, agit avec plus de violence et est plus vivement sentie. C'est pourquoi le désordre originel lui est attribué comme une passion majeure, dans laquelle toutes les autres sont en quelque sorte incluses.

3. De même que dans le bien l'intelligence et la raison ont la primauté, de même dans le mal c'est au contraire la partie inférieure de l'âme qui se trouve au premier rang, parce que c'est elle qui obscurcit la raison et l'entraîne, nous l'avons dit. Voilà pourquoi nous disons que le péché originel, c'est plutôt la convoitise que l'ignorance, bien que l'ignorance soit aussi comprise dans ces défauts qui sont la matière du péché originel.

ARTICLE 4: Le péché originel existe-t-il également chez tous?

Objections: 1. En apparence non, puisque tout le monde n'est pas également enclin à la convoitise, et que le péché originel n'est pourtant pas autre chose. Donc le péché originel n'existe pas également chez tous.

2. Le péché originel est un mauvais état de l'âme comme la maladie est un mauvais état du corps. Mais il y a du plus et du moins dans la maladie. Donc aussi dans le péché originel.

3. S. Augustin dit que « c'est le désir charnel qui transmet le péché originel aux descendants. » Or, il arrive que ce désir est plus fort chez l'un que chez l'autre dans les actes de la génération. Le péché originel peut donc être plus grand chez l'un que chez l'autre.

En sens contraire, le péché originel est le péché de la nature, nous l'avons dito. Mais, la nature étant égale chez tous, ce péché l'est aussi.

Réponse: Dans le péché originel il y a deux choses - l'absence de la justice originelle, et le rapport de cette absence avec le péché du premier père, dont elle découle par le vice même des origines. Quant à la première chose, le péché originel n'admet pas de plus et de moins, car le don de la justice originelle a disparu tout entier; il y a là une de ces privations absolues, comme sont la mort et les ténèbres, qui

Page 112: Ia.-IIae (2)

n'admettent pas, avons-nous dit, le plus et le moins. Et il en est de même quant à la seconde chose; tous en effet nous avons la même relation avec ce principe premier de nos origines viciées d'Où le péché originel a reçu sa raison de faute; car les relations n'admettent pas le plus et le moins. Il est donc évident que le péché originel ne peut pas être plus chez l'un que chez l'autre.

Solutions: 1. La justice originelle était le lien qui maintenait dans l'ordre toutes les facultés de l'âme. Chacune d'elles, une fois ce lien brisé, tendra à son propre mouvement avec d'autant plus de véhémence qu'elle aura eu plus de force. Mais ü arrive que des facultés de l'âme soient plus fortes chez l'un que chez l'autre, à cause de la diversité des complexions. Donc, le fait qu'un homme soit plus qu'un autre enclin à la convoitise, n'est pas en raison du péché originel, puisque le lien de la justice originelle est également brisé chez tous, et que chez tous également les parties inférieures de l'âme sont abandonnées à elles-mêmes; mais le fait se produit, nous l'avons dit, à cause d'une diversité dans la disposition des puissances.

2. La maladie corporelle, même si elle est d'une même espèce, n'a pas chez tous une cause égale. Supposons qu'il s'agisse de la fièvre putride provoquée par le choléra; l'état de décomposition peut être plus ou moins avancé, et plus proche ou plus éloigné du principe de la vie. Tandis que la cause du péché originel est égale chez tous. Ce n'est donc pas comparable.

3. Le désir charnel qui transmet le péché originel à la descendance, ce n'est pas le désir actuel; car, supposé même que par le secours divin il fût accordé à quelqu'un de ne ressentir dans l'acte de la génération aucun désir déréglé, il transmettrait encore à sa descendance le péché originel. Ce désir charnel doit s'entendre d'un désir qui est un habitus, du fait que l'appétit sensible n'est plus contenu sous l'empire de la raison parce que le lien de la justice originelle est défait. Et un tel désir est égal chez tous.

QUESTION 83: LE PÉCHÉ ORIGINEL: SON SIÈGE EN NOUS

1. Le siège du péché originel est-il d'abord la chair ou bien l'âme? -2. Est-il dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances? - 3. Est-ce la volonté avant les autres puissances? - 4. Quelques-unes de ces puissances - la puissance générative, l'appétit concupiscible et le sens du toucher - sont-elles spécialement infectées?

ARTICLE 1: Le sujet du péché originel est-il d'abord la chair, ou bien l'âme?

Objections: 1. Il semble que le péché originel soit dans la chair plutôt que dans l'âme. En effet, l'opposition de la chair à l'égard de l'esprit provient de la corruption du péché originel. Mais la racine de cette opposition, se situe dans la chair; car l'Apôtre dit (Rm 7, 23): « je vois dans mes membres une autre loi, qui s'oppose à celle de mon esprit. »

2. Il y a toujours plus dans la cause que dans l'effet, plus de chaleur par exemple dans le feu qui chauffe que dans l'eau qui est chauffée. Or, si l'âme est infectée de la tache originelle, c'est par la semence, qui est charnelle. Donc le péché originel est davantage dans la chair que dans l'âme.

3. Nous contractons ce péché du fait de notre premier père, selon que nous étions en lui dans le principe séminal. Or il n'y avait pas là notre âme, mais seulement notre chair. Le péché originel n'est donc pas dans l'âme mais dans la chair.

4. L'âme raisonnable est créée par Dieu et infusée par lui à un corps. Donc, si elle était infectée par le péché originel, sa souillure serait le résultat de sa création, ou bien de son infusion dans la chair, et Dieu serait ainsi la cause du péché, puisqu'il est l'auteur de la création comme de l'infusion de l'âme.

Page 113: Ia.-IIae (2)

5. Aucun homme sage ne verserait une liqueur précieuse dans un vase infecté, en sachant que la liqueur en serait infectée elle-même. Mais l'âme rationnelle est plus précieuse que toute liqueur. Si par son union avec le corps elle pouvait être infectée de la souillure originelle, Dieu qui est la sagesse même, n'opérerait jamais une telle infusion dans le corps. Il l'opère pourtant. Donc l'âme n'est pas souillée par la chair, et le péché originel n'est pas dans l'âme, mais dans la chair.

En sens contraire, le sujet de la vertu est le même que celui de son contraire, le vice ou le péché. Or la chair ne peut pas être le sujet de la vertu. Car l'Apôtre dit aux Romains (7, 18): « je sais que le bien n'habite pas en moi, je veux dire dans ma chair. » Donc ce n'est pas la chair mais l'âme seulement qui peut être le sujet du péché originel.

Réponse: Une chose peut se trouver dans une autre à double titre: comme dans sa cause principale ou instrumentale, ou comme dans son siège. Ainsi le péché originel de tous les hommes a existé dans le premier homme comme dans sa cause première et principale, Adam étant, selon l'Apôtre (Rm 5, 12 Vg), « celui en qui tous ont péché ». Dans la semence corporelle, le péché originel existe comme dans une cause instrumentale car c'est par la vertu active de la semence que le péché est transmis à la postérité avec la nature humaine. Mais, pour ce qui est de son siège, le péché originel ne peut nullement exister dans la chair, il ne peut exister que dans l'âme.

La raison en est que le péché originel se transmet de la volonté du premier père à la postérité par le mouvement de la génération, de la même manière, avons-nous dit, que le péché actuel découle de la volonté d'un individu sur les autres parties de sa personne. En cette dérivation on peut précisément observer que tout ce qui provient de la motion de la volonté pécheresse pour atteindre une partie de l'être humain capable d'avoir part elle-même au péché d'une manière quelconque, soit comme sujet, soit comme instrument du péché, tout cela a raison de faute; ainsi, une volonté de gourmandise communique à l'appétit concupiscible la convoitise de la nourriture, aux mains et à la bouche l'acte de l'absorber, et toutes ces facultés, dans la mesure où la volonté les porte à mal faire, sont des instruments du péché. Au contraire, ce qui se propage après coup dans la faculté de nutrition et dans les organes intéressés qui ne sont pas de nature à être mus par la volonté, tout cela n'a pas raison de faute.

Ainsi donc, puisque l'âme peut être le siège de la faute, la chair n'a rien en elle pour l'être. Tout ce que la corruption du premier péché apporte à l'âme, a raison de faute. Tout ce qu'elle apporte à la chair n'a pas raison de faute, mais de peine. Ainsi donc c'est l'âme qui est le siège du péché originel et non la chair.

Solutions: 1. Comme le fait remarquer S. Augustin, l'Apôtre parle là de l'homme déjà racheté, qui a été délivré de la faute mais demeure soumis à la peine; c'est à ce titre que le péché est dit habiter dans la chair. Il ne s'ensuit donc pas que la chair ait à porter une faute, mais seulement une peine.

2. Le péché originel est causé par la semence à titre de cause instrumentale. Or il n'est pas nécessaire qu'il y ait davantage dans la cause instrumentale que dans l'effet. C'est seulement dans la cause principale qu'il doit y avoir davantage. Tel a été le cas du péché originel: il a existé plus fortement chez Adam puisqu'il a été en lui sous forme de péché actuel.

3. Nos âmes, par la voie du principe séminal, n'étaient pas en Adam au moment de son péché comme dans une cause effective mais comme dans une cause dispositive; en effet, la semence corporelle n'a pas la vertu de produire une âme raisonnable, mais de disposer à sa venue.

4. L'infection du péché originel n'est nullement causée par Dieu, mais uniquement par le péché du premier père, au moyen de la génération charnelle. Voilà pourquoi, comme la création met l'âme en rapport avec Dieu seul, on ne peut pas dire que nos âmes soient souillées du fait de leur création. - Mais leur infusion la met en rapport, d'une part avec Dieu auteur de cette infusion, d'autre part avec la

Page 114: Ia.-IIae (2)

chair dans laquelle l'âme est infusée. C'est pourquoi, si l'on regarde du côté de Dieu qui opère cette infusion, on ne peut pas dire qu'ele soit pour l'âme la cause de la souillure originelle; il faut regarder pour cela uniquement du côté du corps auquel l'âme est infusée.

5. Le bien commun passe avant le bien particulier. Aussi Dieu dans sa sagesse ne va pas abandonner l'ordre général des choses qui veut que telle âme soit infusée en tel corps, afin d'éviter l'infection de cette âme particulière. D'autant plus que la nature de l'âme humaine comporte qu'elle commence à exister uniquement dans un corps, comme on l'a vu dans la première Parties. D'ailleurs il vaut encore mieux pour elle exister ainsi, suivant la nature, que de ne pas exister du tout; surtout quand on sait qu'elle peut, par la grâce, échapper à la damnation.

ARTICLE 2: Le péché originel est-il dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances?

Objections: 1. Il semble que le péché originel ne réside pas dans l'essence de l'âme avant de résider dans ses puissances. En effet, l'âme est par nature sujet du péché quant à ce qui peut être mû par la volonté. Or la volonté ne peut pas mouvoir l'âme jusqu'en son essence, elle ne peut la mouvoir que dans ses puissances. Le péché originel réside donc seulement dans les puissances.

2. Le péché originel s'oppose à la justice originelle. Mais la justice originelle existait dans une puissance de l'âme, celle où siège la vertu. Le péché originel est donc, lui aussi, dans la puissance plus que dans l'essence de l'âme.

3. De même que le péché originel découle de la chair jusque dans l'âme, de même il découle de l'essence de l'âme jusqu'aux puissances. Mais le péché originel est dans l'âme plus que dans la chair. Donc il est aussi dans les puissances de l'âme plus que dans l'essence.

4. Le péché originel, avons-nous dit, c'est la convoitise. Mais celle-ci se tient dans les puissances de l'âme. Donc le péché originel aussi.

En sens contraire, nous avons dit que le péché originel est appelé péché naturel. Or c'est par son essence et non par ses puissances que l'âme est la forme du corps et lui donne sa nature. On l'a vu dans la première Partie. C'est donc principalement dans son essence que l'âme est le siège du péché originel.

Réponse: Dans l'âme, ce qui est le siège primordial d'un péché, c'est ce qui se rattache en premier lieu à la cause effective du péché. Si cette cause est le plaisir des sens par exemple, ce plaisir appartenant à la faculté concupiscible comme son objet propre, c'est là que doit être le siège propre de ce péché. Or il est manifeste que la cause du péché originel est causée par notre origine même. Par suite, la partie de l'âme qui est la première atteinte par l'origine humaine est le premier siège du péché originel. Mais au terme de la génération, l'origine atteint l'âme en tant qu'elle est la forme du corps, et ce rôle, avons-nous dit dans la première Partie revient à ce qui est proprement l'essence. C'est donc dans son essence que l'âme est le siège premier du péché originel.

Solutions: 1. De même que la motion de la volonté chez un particulier s'étend aux puissances de l'âme mais ne va pas jusqu'à l'essence, de même la motion de la volonté du premier homme qui a engendré va d'abord à l'essence de l'âme, par la voie de la génération, ainsi que nous venons de le dire.

2. La justice originelle, elle aussi, se rapportait de façon primordiale à l'essence de l'âme; elle était en effet le don accordé par Dieu à la nature humaine, et c'est l'essence de l'âme que vise cette nature, avant les puissances. Car celles-ci semblent se rapporter plutôt à la personne, étant les principes des

Page 115: Ia.-IIae (2)

actes personnels. Aussi sont-elles proprement le siège des péchés actuels, qui sont des péchés personnels.

3. Le corps est par rapport à l'âme comme la matière par rapport à la forme; celle-ci, bien qu'étant la dernière dans l'ordre de la génération, est cependant la première dans l'ordre de la perfection et de la nature. Mais l'essence de l'âme est par rapport aux puissances comme sont les sujets par rapport à leurs accidents propres: ces derniers sont postérieurs à leurs sujets et dans l'ordre de la génération et dans celui de la perfection. On ne peut donc pas faire le même raisonnement dans les deux cas.

4. La convoitise n'a qu'un rôle matériel dans le péché originel et s'y présente comme une conséquence, nous l'avons dit récemment.

ARTICLE 3: Le péché originel a-t-il pour siège la volonté avant les autres puissances?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car tout péché appartient fondamentalement à la puissance qui le cause par son acte. Mais le péché originel est causé par l'acte de la puissance d'engendrer. C'est donc à cette puissance entre toutes les autres qu'il semble plutôt appartenir.

2. Le péché originel se transmet par la semence charnelle. Mais il y a d'autres puissances de l'âme qui sont plus proches de la chair que la volonté; c'est évident pour les puissances sensibles puisqu'elles se servent d'un organe corporel. C'est donc là plutôt que dans la volonté que se tient le péché originel.

3. L'intelligence passe avant la volonté, puisqu'il n'y a de volonté que pour un bien saisi intellectuellement. Donc si le péché originel infecte toutes les puissances de l'âme, il semble qu'il doive commencer par l'intelligence, puisqu'elle est la première.

En sens contraire, S. Anselme dith que la justice originelle est la rectitude de la volonté. C'est dire qu'elle regarde d'abord la volonté. Son contraire, le péché originel, regarde donc aussi la volonté avant toute autre puissance.

Réponse: Dans l'infection originelle il y a deux aspects à considérer. D'abord son inhérence à un sujet, et de ce côté elle regarde, comme nous l'avons dit, l'essence de l'âme. Ensuite, il faut considérer son inclination à l'acte, et de cette façon elle regarde les puissances de l'âme. Il faut donc qu'elle regarde avant tout celle des facultés qui est la première dans l'inclination à pécher. Or d'après ce que nous avons dit plus haut, c'est la volonté. Donc le péché originel regarde d'abord la volonté.

Solutions: 1. Ce qui cause le péché originel dans l'homme, ce n'est pas la faculté d'engendrer qui est en puissance chez l'enfant, mais celle qui est en acte chez le père. Il n'est donc pas nécessaire que la puissance d'engendrer soit chez l'enfant le premier siège du péché originel.

2. Il y a dans le péché originel un double processus, un de la chair à l'âme, l'autre de l'essence de l'âme aux puissances. Le premier est selon l'ordre de la génération, mais le second selon l'ordre de la perfection. Et c'est pourquoi, bien que d'autres puissances, les puissances sensibles, soient plus proches de la chair, cependant, parce que la volonté est, comme puissance supérieure, plus proche de l'essence de l'âme, c'est à elle que parvient en premier lieu l'infection du péché originel.

3. D'une certaine manière l'intelligence précède la volonté en tant qu'elle lui propose son objet. Mais d'une autre manière la volonté précède l'intelligence dans l'ordre de la motion à l'acte, et c'est cette motion qui intéresse le péché.

Page 116: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 4: Quelques-unes de ces puissances - la puissance génératrice, l'appétit concupiscible et le sens du toucher - sont-elles spécialement infectées?

Objections: 1. Il semble qu'elles ne soient pas plus infectées que les autres puissances. En effet, l'infection du péché originel semble concerner davantage la partie de l'âme qui peut être avant toute autre le sujet du péché. Or c'est la partie raisonnable de l'âme, et principalement la volonté. C'est donc elle qui est le plus infectée par le péché originel.

2. Aucune puissance de l'âme n'est infectée par une faute, si ce n'est dans la mesure où elle peut obéir à la raison. Or le Philosophe fait remarquer que la puissance d'engendrer ne peut pas obéir à la raison. Elle n'est donc pas la puissance la plus infectée par le péché originel.

3. La vue est plus spirituelle que les autres sens, et plus proche de la raison, en ce qu'elle « découvre plus de différences entre les choses », d'après Aristote. Mais l'infection d'une faute est premièrement dans la raison. La vue est donc plus infectée que le toucher.

En sens contraire, S. Augustin dit que « l'infection du péché originel apparaît surtout dans le mouvement des organes génitaux, lesquels ne sont pas soumis à la raison ». Ces organes sont précisément au service de la puissance d'engendrer, et celle-ci s'exerce dans l'union des sexes, où le plaisir du toucher excite extrêmement la convoitise. Donc l'infection de la faute originelle s'attache surtout à ces trois choses: la puissance d'engendrer, l'appétit concupiscible et le sens du toucher.

Réponse: Ce qu'on a coutume d'appeler infection, c'est la corruption qui est de nature à se communiquer; aussi est-ce le nom que l'on donne aux maladies contagieuses comme la lèpre, la gale, etc. Mais si la corruption du péché originel se communique, c'est, nous l'avons dit,, par l'acte de la génération. Par conséquent, ce sont surtout les puissances qui concourent à cet acte que l'on peut dire infectées. Or cet acte est, d'une part, au service de la puissance d'engendrer, en tant qu'elle est ordonnée à la génération. D'autre part, il comporte en lui-même une délectation du toucher, laquelle est l'objet majeur de l'appétit concupiscible. Voilà pourquoi, bien que l'on doive dire que toutes les parties de l'âme ont été corrompues par le péché originel, on dit que les trois qui viennent d'être nommées sont dites spécialement corrompues et infectées.

Solutions: 1. Par le côté où il incline aux péchés actuels, le péché originel s'attache principalement à la volonté, nous venons de le dire. Mais par le côté où il se transmet à la descendance, il se rattache de façon toute proche aux puissances en question, et à la volonté de façon éloignée.

2. L'infection de la faute actuelle n'intéresse que les puissances qui sont mues par la volonté du pécheur. Mais l'infection de la faute originelle ne vient pas de la volonté de celui qui la contracte, elle découle de la nature par la voie même des origines, auxquelles s'emploie la puissance d'engendrer. Voilà pourquoi l'infection du péché originel est dans cette puissance.

3. La vue n'intéresse l'acte de la génération que comme préparation éloignée, dans ce sens qu'elle nous montre l'apparence de ce qui est désirable. Mais la délectation s'achève dans le toucher. C'est pourquoi l'infection originelle est attribuée au toucher plus qu'à la vue.

QUESTION 84: LES PÉCHÉS CAPITAUX

Dans cette recherche des causes du péché il faut enfin examiner comment un péché peut être cause d'un autre.

1. La cupidité est-elle la racine de tous les péchés? - 2. L'orgueil est-il le commencement de tout péché? - 3. En dehors de l'orgueil et de l'avarice, y a-t-il d'autres péchés spéciaux qui doivent être appelés vices capitaux? - 4. Combien y en a-t-il, et quels sont-ils?

Page 117: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 1: La cupidité est-elle la racine de tous les péchés?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car la cupidité, le désir immodéré des richesses, s'oppose à la vertu de libéralité. Or la libéralité n'est pas la racine de toutes les vertus. La cupidité n'est donc pas la racine de tous les vices.

2. Le désir des moyens procède du désir de la fin. Or les richesses, objet de la cupidité, ne sont désirées que comme des moyens utiles à une certaine fin, d'après Aristote. Donc la cupidité n'est pas la racine de tout péché, mais avant elle il y a une autre racine d'où elle sort.

3. Il se trouve fréquemment que l'avarice, nommée aussi cupidité, a son origine en d'autres péchés; par exemple, on désire l'argent par ambition ou pour satisfaire la gourmandise. L'avarice n'est donc pas la racine de tous les péchés.

En sens contraire, l'Apôtre affirme (1 Tm 6, 10): « La racine de tous les maux, c'est la cupidité. »

Réponse: Selon certains, le mot cupidité peut être pris en trois sens. 1° Le désir désordonné des richesses. A ce titre, c'est un péché spécial. 2° La recherche déréglée d'un bien temporel quelconque, et à cet égard c'est l'élément générique de tout péché, puisqu'il y a en tout péché, comme on sait , une conversion désordonnée au bien périssable. 3° On emploie encore le mot pour signifier cette inclination de la nature corrompue à rechercher de façon désordonnée les biens corruptibles. Et c'est à ce titre que l'on appelle la cupidité, la racine de tous les péchés; elle ressemble à la racine par laquelle l'arbre tire son aliment du sol, car c'est de l'amour des choses temporelles que provient tout péché.

Assurément tout cela est vrai. Cependant il ne semble pas que ce soit conforme à la pensée de l'Apôtre lorsqu'il dit que la cupidité est la racine de tous les péchés. Manifestement en effet il parle à cet endroit (1 Tm 6, 9) contre ceux qui « pour vouloir devenir riches, tombent dans les tentations et dans le piège du diable... du fait que la racine de tous les maux est la cupidité ». Il est donc évident qu'il parle de la cupidité comme du désir immodéré des richesses. Et c'est en ce sens qu'il faut dire que la cupidité, comme péché spécial, est appelée la racine de tous les péchés, à la manière d'une racine qui fournit de la nourriture à l'arbre tout entier. Nous voyons en effet que l'homme acquiert avec la richesse la faculté de perpétrer n'importe quel péché et celle d'en avoir le désir, du fait que l'argent peut aider à se procurer les biens de ce monde quels qu'ils soient, selon le mot de l'Ecclésiaste (10, 19 Vg): « A l'argent tout obéit. » C'est évidemment par là que la cupidité des richesses est la racine de tous les péchés.

Solutions: 1. La vertu n'a pas la même origine que le péché. Le péché a son origine dans l'appétit des biens périssables; c'est pourquoi le désir de ce qui aide à obtenir tous les biens de ce monde est appelé la racine des péchés. La vertu au contraire a son origine dans l'appétit des biens impérissables; c'est pourquoi la charité, qui est l'amour de Dieu, se place à la racine des vertus, selon l'expression de l'Apôtre (Ep 3, 17) « Enracinés et fondés dans la charité. »

2. On dit que le désir de l'argent est la racine des péchés, non pas que les richesses soient recherchées pour elles-mêmes comme une fin dernière, mais parce qu'elles sont très recherchées comme utiles à toutes les fins temporelles. Et parce qu'un bien universel est plus désirable qu'un bien particulier, l'argent excite la convoitise plus que ne font certains biens particuliers, parce qu'avec lui on peut avoir des biens en même temps que beaucoup d'autres.

3. Dans les choses naturelles on ne cherche pas ce qui se fait toujours, mais ce qui arrive le plus souvent, parce qu'il est dans la nature des choses corruptibles de pouvoir être empêchées, si bien qu'elles n'agissent pas toujours de la même manière. De même, en morale, on considère ce qui existe

Page 118: Ia.-IIae (2)

la plupart du temps, mais non ce qui existe toujours, parce que la volonté n'agit pas de façon nécessaire. L'avarice n'est donc pas appelée la racine de tous les maux au point de n'avoir pas quelquefois un autre mal pour racine; mais parce que c'est d'elle que sortent le plus souvent les autres maux pour la raison que nous venons de dire.

ARTICLE 2: L'orgueil est-il le commencement de tout péché?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car la racine est le commencement de l'arbre. Mais nous venons de dire que la cupidité est la racine de tous les péchés. C'est donc elle aussi, et non l'orgueil, qui en est le commencement.

2. Il est dit dans l'Ecclésiastique (11, 12) que « le commencement de l'orgueil, c'est d'abandonner Dieu ». Or cette apostasie est un péché très déterminé. Il y a donc un péché qui est le commencement de l'orgueil, et l'orgueil n'est pas le commencement de tout péché.

3. Le péché qui est le commencement de tous les autres, c'est, semble-t-il, celui qui les fait accomplir tous. Or tel est « l'amour désordonné de soi-même, qui fait la cité de Babylone », comme dit S. Augustin. C'est donc l'amour de soi qui est le commencement de tout péché, mais non pas l'orgueil.

En sens contraire, il est dit dans l'Ecclésiastique (10, 13 Vg): « Le commencement de tout péché, c'est l'orgueil. »

Réponse: Certains prétendent que le mot orgueil signifie trois choses. - 1° L'appétit désordonné de sa propre excellence. Et c'est alors un péché spécial - 2° Un certain mépris actuel de Dieu, manifesté par la non-soumission à ses commandements. On dit alors que c'est un péché général. - 3° Un certain penchant de la nature corrompue à cette sorte de mépris. C'est en ce sens-là, disent-ils, que l'orgueil est le commencement de tout péché. Il diffère de la cupidité, car la cupidité regarde dans le péché la conversion au bien périssable où le péché trouve en quelque sorte sa nourriture et son entretien, et c'est pourquoi on parle de « racine ». Mais l'orgueil regarde le péché sous l'angle de l'aversion à l'égard de Dieu, au précepte de qui l'homme refuse de se soumettre; c'est pourquoi l'orgueil est appelé un « commencement », parce que c'est dans cette aversion que commence à se réaliser la raison de mal.

Certes, tout cela est vrai. Cependant ce n'est pas la pensée du Sage lorsqu'il dit: « Le commencement de tout péché, c'est l'orgueil. » Manifestement en effet il parle de l'orgueil comme de l'appétit désordonné de la propre excellence, ainsi qu'on le voit clairement par ce qui suit (10, 15): « Dieu a renversé de leur place les chefs orgueilleux. » C'est de cela du reste que parle l'auteur à cet endroit dans presque tout le chapitre. Voilà pourquoi il faut dire que l'orgueil, même en tant que péché spécial, est le commencement de tout péché. - Il faut bien se rendre compte, en effet, que dans les actes volontaires, comme sont les péchés, il y a deux ordres: l'ordre d'intention, et l'ordre d'exécution. Dans l'ordre d'intention, c'est la fin qui a raison de principe, comme nous l'avons maintes fois répété. Or la fin de l'homme, dans l'acquisition de tous les biens temporels, c'est d'obtenir par ce moyen une perfection et une excellence particulières. Aussi à cet égard l'orgueil, qui est la recherche de l'excellence, est donné comme le commencement de tout péché. Mais dans l'ordre d'exécution, ce qu'il y a de premier c'est ce qui fournit le moyen de contenter tous les mauvais désirs, ce qui est comme une racine nourricière, à savoir les richesses. Voilà pourquoi l'avarice est supposée être, de ce côté, la racine de tous les maux, dans le sens que nous avons dit à l'Article précédent.

Solutions: 1. Cela répond clairement à la première objection.

Page 119: Ia.-IIae (2)

2. L'apostasie est appelée le commencement de l'orgueil, du côté de l'aversion à l'égard de Dieu. Car du fait que l'homme ne veut pas se soumettre à Dieu, il est amené à vouloir démesurément sa propre supériorité dans les choses de ce monde. De sorte que dans ce passage l'apostasie n'est pas prise comme un péché spécial, mais plutôt comme une condition générale de tout péché, celle qui consiste à se détourner du bien impérissable. - On peut encore dire qu'apostasier Dieu est appelé le commencement de l'orgueil, parce que c'en est la forme première. Car le propre de l'orgueil est de ne vouloir se soumettre à aucun supérieur, et principalement de ne pas vouloir se soumettre à Dieu. De là vient que l'homme s'élève indûment au-dessus de lui-même selon toutes les autres espèces d'orgueil.

3. L'homme s'aime lui-même en ce qu'il veut son excellence, car c'est une même chose de s'aimer et de se vouloir du bien. Aussi revient-il au même de supposer au commencement de tout péché l'orgueil, ou l'amour de soi.

ARTICLE 3: En dehors de l'orgueil et de l'avarice, y a-t-il d'autres péchés spéciaux qui doivent être appelés vices capitaux?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car, selon Aristote « la tête semble avoir les mêmes fonctions chez les animaux que la racine dans les plantes »; car les racines sont comme la bouche de la plante. Donc, si la cupidité est appelée « racine de tous les maux », elle seule semble devoir être appelée aussi le vice capital, à l'exclusion d'aucun autre péché.

2. La tête représente un certain ordre dans tout le corps, puisque c'est elle qui en quelque sorte distribue à tous les membres la sensibilité et le mouvement. Au contraire, qui dit péché, dit privation d'ordre. Donc un péché n'a pas raison de tête. Ainsi, on ne doit pas soutenir l'existence de péchés capitaux.

3. On donne ce nom aux crimes qui sont frappés de la peine capitale. Or il s'en trouve en chaque genre de faute. S'il y a des péchés capitaux, ce ne sont donc pas des espèces déterminées.

En sens contraire, S. Grégoire énumère certains vices spéciaux qu'il dit être péchés capitaux.

Réponse: Capital vient de caput, qui veut dire tête. Or la tête, au sens propre, est cet organe qui est le principe et qui a la direction de l'organisme tout entier. De là, métaphoriquement, le nom de tête donné à tout ce qui est principe et exerce une direction. Ainsi, des hommes qui dirigent les autres et les gouvernent, on dit qu'ils sont à la tête des autres. (On parle aussi de vice appelé « capital » au sens propre du mot: c'est celui que l'on paye de la peine capitale, c'est-à-dire de sa tête. Mais ce n'est pas dans ce sens-là que nous voulons parler maintenant de péchés capitaux.) Nous prenons le mot au figuré en tant qu'il désigne une faute qui est le principe et qui a la direction d'autres fautes. Et ainsi on appelle vice capital celui qui donne naissance à d'autres vices, principalement en qualité de cause finale, puisque c'est là, avons-nous dit, ce qu'il y a de formel en fait d'origine. C'est pourquoi le vice capital n'est pas seulement le principe d'autres vices, mais encore il les dirige et en quelque sorte les guide; toujours, en effet, l'art ou l'habitus qui visent à une fin exercent un rôle de principe et de commandement pour les moyens de cette fin. Aussi S. Grégoire compare-t-il ces sortes de péchés capitaux à des chefs d'armées.

Solutions: 1. Capital vient en effet de tête, toutefois par une sorte de dérivation ou participation, comme une chose ayant quelques-unes des propriétés de la tête, mais n'étant pas la tête absolument parlant. C'est pourquoi les vices appelés capitaux ne sont pas seulement ceux qui constituent la première origine des péchés, comme l'avarice qui est dénommée la racine du mal, et l'orgueil qui en est appelé le commencement, mais ce sont aussi ceux qui constituent une origine prochaine à l'égard de plusieurs autres péchés.

Page 120: Ia.-IIae (2)

2. Le péché est privé d'ordre au plan de l'aversion; c'est par là en effet qu'il a raison de mal; or, selon S. Augustin, « le mal est une privation de mesure, d'ordre et de beauté ». Mais en ce qui concerne la conversion, le péché regarde un certain bien. Aussi à cet égard peut-on dire qu'il a un ordre.

3. Cet argument est fondé sur la faute qui est dite capitale en raison de la peine encourue, mais ce n'est pas de cela que nous parlons ici.

ARTICLE 4: Combien y a-t-il de péchés capitaux, et quels sont-ils?

Objections: 1. Il ne semble pas qu'on puisse dire qu'il y a sept péchés capitaux, qui sont: la vaine gloire, l'envie, la colère, l’avarice, la tristesse, la gourmandise, la luxure. En effet, les péchés s'opposent aux vertus. Or les vertus principales sont, on l'a dit, au nombre de quatre. Donc les vices principaux ou capitaux ne sont que quatre.

2. Les passions de l'âme sont des causes de péché, on l'a dit. Or les passions principales sont au nombre de quatre. Deux d'entre elles ne sont pas mentionnées dans cette liste: l'espoir et la crainte. Or, on énumère des vices auxquels se rattachent la délectation et la tristesse, car la délectation ressortit à la gourmandise et à la luxure, la tristesse à l'acédie et à l'envie. Donc cette énumération des péchés principaux est mauvaise.

3. La colère n'est pas une passion principale on ne devrait donc pas la mettre parmi les vices principaux.

4. De même que la cupidité ou avarice est la racine des fautes, l'orgueil en est, avons-nous dit'. le commencement. Si l'on compte l'avarice au rang des péchés capitaux, on devrait donc aussi compter l'orgueil.

5. On commet des péchés qui ne peuvent être causés par aucun de ceux-ci, comme se tromper par ignorance, ou faire une faute avec une bonne intention, par exemple, voler pour faire l'aumône. Le dénombrement des péchés capitaux n'est donc pas suffisant.

En sens contraire, cette énumération a pour elle l'autorité de S. Grégoire.

Réponse: On appelle vices capitaux, avons-nous dit, ceux qui donnent naissance à d'autres, principalement selon la raison de cause finale. Or cette origine peut être considérée de deux façons. 1° D'après la condition du pécheur: il est attaché au maximum à une fin, à partir de laquelle il passe le plus souvent à d'autres péchés. Mais cette origine ne peut faire la matière d'une technique, parce que les dispositions particulières des individus varient à l'infini. 2° D'après la nature même des choses et le rapport des fins entre elles. A ce point de vue, un vice sort le plus souvent d'un autre vice, ce qui fait que ce mode d'origine peut être l'objet d'une connaissance technique.

D'après cela donc, on appelle vices capitaux ceux dont les fins présentent certaines raisons primordiales de mouvoir l'appétit. La distinction de ces raisons permet de distinguer les péchés capitaux. Or, un objet peut mouvoir l'appétit de deux manières. 1° Directement et par lui-même; c'est ainsi que le bien nous incite à le poursuivre, et que le mal, pour la même raison, nous incite à le fuir. 2° Indirectement et par l'intermédiaire d'autre chose; ainsi lorsque nous recherchons un mal à cause d'un bien qui s'y trouve joint, ou que nous fuyons un bien à cause d'un mal qui y est annexé.

Or il y a pour l'homme trois espèces de biens. D'abord, un certain bien de l'âme, celui dont l'attrait tient uniquement à l'idée qu'on se fait de la chose: ainsi, l'excellence que confèrent la louange ou les honneurs. C'est ce bien que la vaine gloire poursuit d'une manière désordonnée. Puis, il y a le bien du

Page 121: Ia.-IIae (2)

corps; tantôt il regarde la conservation de l'individu, comme le boire et le manger, et c'est lui que la gourmandise poursuit d'une manière déréglée; tantôt, la conservation de l'espèce, comme l'union des sexes, et c'est à cela que s'ordonne la luxure. Enfin, il y a les biens extérieurs, les richesses, et c'est à cela que s'ordonne l'avarice. Et ces quatre mêmes vices capitaux fuient d'une manière désordonnée les quatre sortes de maux contraires aux biens qu'on vient de dire.

Autre justification. Le bien excite surtout la convoitise lorsqu'il participe de l'essence ou de quelqu'une des propriétés de la félicité que tout le monde désire naturellement. Or, pour réaliser cette félicité, il faut d'abord une certaine perfection, car la félicité est le bien parfait; et c'est à quoi visent l'excellence ou l'éclat, que recherchent l'orgueil ou la vaine gloire. Il faut en second lieu une suffisance de ressources; c'est elle que l'avarice recherche dans les richesses qui la promettent. En troisième lieu, la condition pour être heureux c'est le plaisir; sans lui pas de félicité, dit le Philosophe; or c'est le plaisir que recherchent la gourmandise et la luxure.

Pour ce qui est de fuir le bien à cause d'un mal qui s'y trouve annexé, cela se produit de deux façons. Tantôt c'est à l'égard de son bien propre, et alors c'est l'acédie qui est une tristesse provoquée par le bien spirituel à cause du labeur corporel qui s'y joint. Tantôt c'est à propos du bien des autres: si on le fuit sans le combattre, c'est l'envie, qui consiste à s'attrister du bien d'autrui dans la mesure où il est de nature à empêcher l'excellence personnelle; si l'on se dresse contre le bien d'autrui dans un mouvement de revanche, alors c'est la colère. - Ajoutons qu'il appartient à ces mêmes vices de poursuivre le mal contraire aux biens qu'ils fuient.

Solutions: 1. L'origine des vertus ne s'explique pas comme celle des vices, car les vertus sont causées par la subordination du désir à la raison, voire au bien impérissable, qui est Dieu, tandis que les vices naissent de l'appétit du bien périssable. Il n'est donc pas nécessaire que les principaux vices s'opposent aux principales vertus.

2. La crainte et l'espoir sont des passions de l'irascible. Or, toutes les passions de l'irascible naissent des passions du concupiscible, lesquelles sont toutes ordonnées au plaisir et à la tristesse. Voilà pourquoi le plaisir et la tristesse sont énumérées en tête des péchés capitaux, comme étant les plus fondamentales des passions, nous l'avons dit antérieurement.

3. La colère n'est pas une passion principale. Cependant, elle a une raison d'être spéciale dans le mouvement affectif; elle fait qu'on s'attaque au bien d'autrui sous couleur d'honnêteté, c'est-à-dire de juste vindicte. Voilà pourquoi la colère a un rôle distinct parmi les autres vices capitaux.

4. Si l'on dit que l'orgueil est le commencement de tous les péchés, c'est parce qu'il a raison de fin, comme nous l'avons expliqué. Et pour la même raison on le met au premier rang des vices capitaux. Aussi l'orgueil n'est pas compté au nombre des autres vices comme une sorte de vice universel, mais il est placé à leur tête à tous plutôt comme leur roi, selon le mot de S. Grégoire. Quant à l'avarice, si elle est appelée la racine de tous les maux, c'est sous un autre aspect, nous l'avons dit.

5. Tous ces vices sont appelés capitaux parce que la plupart du temps ils donnent naissance à d'autres. Rien n'empêche par conséquent que de temps en temps il y ait des péchés sortant d'autres causes. On peut dire cependant que tous les péchés qui proviennent de l'ignorance peuvent se ramener à l'acédie, puisque c'est à ce vice que se rattache la négligence par laquelle on refuse d'acquérir les biens spirituels à cause du labeur que cela coûte; en effet, l'ignorance qui peut être cause de péché vient de la négligence comme nous l'avons dit plus haut 1. Pour ce qui est de commettre un péché par une bonne intention, c'est affaire d'ignorance, semble-t-il, car c'est ignorer qu'il ne faut pas faire le mal pour qu'arrive le bien.

LES EFFETS DU PÉCHÉ.

Page 122: Ia.-IIae (2)

Il faut traiter maintenant des effets du péché: 1° La corruption du bien de la nature (Q. 85) 2° la souillure de l'âme (Q. 86); 3° la dette de peine (Q. 87-89).

QUESTION 85: LA CORRUPTION DU BIEN DE LA NATURE

1. Le bien de la nature est-il diminué par le péché? - 2. Peut-il être totalement supprimé? - 3. Les quatre blessures qui, selon Bède, ont frappé la nature humaine à cause du péché. - 4. La privation de mesure, de beauté et d'ordre est-elle l'effet du péché? - 5. La mort et les autres défauts corporels sont-ils des effets du péché? - 6. Ces défauts sont-ils de quelque manière naturels à l'homme?

ARTICLE 1: Le bien de la nature est-il diminué par le péché?

Objections: 1. Vraisemblablement non. En effet, le péché de l'homme n'est pas plus grave que celui du démon. Or Denys affirme que, chez les démons, les biens naturels demeurent entiers après le péché. Donc le péché ne diminue pas non plus le bien de la nature humaine.

2. En changeant ce qui vient en second, on ne change pas ce qui vient en premier: les accidents ont beau se modifier, la substance reste la même. Or, la nature préexiste à l'action volontaire. Donc, après que le péché a causé du désordre dans l'action volontaire, la nature ne se trouve pas pour cela modifiée au point d'être diminuée dans son bien.

3. Pécher c'est agir, diminuer c'est pâtir. Or un agent n'a jamais à pâtir du fait même de son agir; tout ce qui peut lui arriver, c'est d'agir d'un côté et de pâtir d'un autre. Donc, celui qui pèche, ce n'est pas par le péché qu'il diminue le bien de sa nature.

4. Aucun accident n'agit sur son sujet, car pour pâtir il faut être en puissance; or ce qui sert de sujet à un accident est déjà en acte par rapport à cet accident. Mais le péché vient s'insérer dans le bien de la nature comme un accident dans un sujet. Donc le péché est sans action sur le bien de la nature et par conséquent ne le diminue pas, car diminuer un être, c'est agir.

En sens contraire, l'homme dont il est question en S. Luc (10, 30), « qui descend de Jérusalem à Jéricho », c'est celui qui tombe dans le désordre du péché et qui est de ce fait « dépouillé des dons de la grâce et blessé dans ceux de la nature », comme l'explique S. Bèdeb. Le péché diminue donc le bien de la nature.

Réponse: Sous ce nom de bien de la nature on peut comprendre trois sortes de choses: 1° Les principes constitutifs de la nature elle-même, avec les propriétés qui en découlent, comme les puissances de l'âme et autres réalités du même genre. 2° Puisque la nature donne à l'homme de l'inclination à la vertu dans le sens que nous avons dit plus haut, cette inclination à la vertu est un bien de nature. 3° On peut même appeler bien de nature ce don de la justice originelle qui fut, en la personne du premier homme, accordé à l'humanité tout entière. - Ainsi donc, de ces biens de nature, le premier n'est ni enlevé ni diminué par le péché. Le troisième, au contraire, a été totalement enlevé par la faute du premier père. Mais celui du milieu, l'inclination naturelle à la vertu, est diminué par le péché. En effet, les actes humains engendrent un penchant aux actes semblables, comme nous l'avons vu précédemment. Mais du fait qu'on est incliné à l'un des contraires, l'inclination à l'autre est diminuée. Aussi, puisque le péché est contraire à la vertu, du fait que l'homme pèche ce bien de nature qu'est l'inclination à la vertu se trouve diminué.

Solutions: 1. Denys parle de la première catégorie des biens de nature: l'être, la vie, l'intelligence. La chose est évidente si l'on regarde attentivement son texte.

Page 123: Ia.-IIae (2)

2. La nature, bien qu'antérieure à l'action volontaire, a cependant de l'inclination vers elle. Aussi les variations de l'action volontaire ne font pas varier le fond même de la nature, mais elles font varier l'inclination elle-même dans son orientation vers son terme.

3. L'action volontaire procède de puissances diverses, les unes actives, les autres passives. Par là il arrive à l'homme de s'ajouter ou de s'ôter à lui-même quelque chose, au moyen des actions volontaires dont il est l'auteur; nous avons dit cela à propos de la génération des habitus.

4. Un accident n'a aucune action sur son sujet comme cause efficiente. Il en a cependant une comme cause formelle, selon cette manière de parler qui fait dire que la blancheur rend une chose blanche. De cette façon rien n'empêche que le péché diminue le bien de la nature, de manière pourtant que cette sorte de diminution se rapporte au désordre de l'acte. - Mais pour ce qui est du désordre de l'agent, il faut dire qu'il est causé par le fait qu'il y a dans les actes de l'âme quelque chose d'actif et quelque chose de passif; ainsi l'objet sensible meut l'appétit sensible, celui-ci à son tour entraîne la volonté et la raison comme nous l'avons dit plus haut, et c'est ce qui cause le désordre. Il n'y a pas là d'accident agissant sur son propre sujet, mais un objet agissant sur une puissance, et une puissance agissant sur une autre et la déréglant.

ARTICLE 2: Le bien de la nature peut-il être totalement supprimé par le péché?

Objections: Il semble bien, car la nature humaine étant finie, son bien l'est aussi. Or une chose finie se consume si on lui enlève quelque chose sans discontinuer. Le bien de la nature pouvant être diminué continûment par le péché, il semble donc qu'il puisse aussi être consumé entièrement.

2. Chez les êtres qui ont la même nature, le tout et les parties ont la même raison: on voit cela dans l'air, l'eau, la chair et dans tous les corps homogènes. Mais le bien de la nature est un tout homogène. Donc, s'il est vrai qu'une partie de ce bien peut être enlevée par le péché, il semble que le tout peut l'être aussi.

3. Le bien naturel qui est diminué par le péché, c'est l'aptitude à la vertu. Or il en est chez qui cette aptitude a totalement disparu par suite du péché, par exemple les damnés, qui ne peuvent pas plus être rétablis dans la vertu qu'un aveugle ne peut recouvrer la vue. Le péché peut donc ôter entièrement le bien de la nature.

En sens contraire, S. Augustin dit que « le mal ne peut exister que dans un bien ». Mais le mal de faute ne peut pas exister dans le bien de la vertu ou de la grâce, puisque c'en est le contraire. Il faut donc qu'il existe dans le bien de la nature. Donc il ne détruit pas complètement ce bien.

Réponse: Comme nous venons de le dire, le bien de la nature qui peut être diminué par le péché, c'est l'inclination naturelle à la vertu. Cette inclination convient à l'homme du fait qu'il est un être rationnel: c'est cela en effet qui lui permet d'agir selon la raison, ce qui est agir selon la vertu. Or, le péché ne peut pas complètement enlever à l'homme cette qualité d'être rationnel, puisque ce serait le rendre incapable de péché. Il n'est pas possible par conséquent que ce bien de nature soit totalement enlevé.

Comme il arrive pourtant que cette sorte de bien est continûment diminué par le péché, certains ont voulu l'expliquer au moyen d'un exemple où l'on trouve qu'une chose finie diminue à l'infini sans pourtant jamais s'épuiser entièrement. Le Philosophe dit en effet que si d'une grandeur finie on ôte constamment quelque chose selon la même quantité, au bout du compte elle sera réduite à rien; par exemple, lorsque j'aurai constamment retranché d'une longueur quelconque la valeur d'une palme; tandis que si la soustraction se fait, non pas selon la même quantité, mais selon la même proportion, elle pourra continuer indéfiniment; par exemple, si une quantité est partagée en deux et que de la

Page 124: Ia.-IIae (2)

moitié on retranche la moitié, on pourra ainsi avancer indéfiniment, de manière cependant que ce qui est retranché la seconde fois sera toujours moindre que ce qui l'était la première. - Mais ceci n'a pas lieu dans le cas qui nous occupe; car le péché suivant ne diminue pas le bien de la nature moins que ne faisait le péché précédent; peut être même, s'il est plus grave, le diminue-t-il davantage.

Il faut donc parler autrement. L'inclination dont nous parlions se conçoit comme un milieu entre deux extrêmes; elle a un fondement, une sorte de racine, dans la nature rationnelle, et elle tend au bien de la vertu comme à un terme et à une fin. Par conséquent, la diminution peut se concevoir de deux façons: du côté de la racine, et du côté du terme. Du côté de la racine, le péché ne produit aucune diminution puisque, nous l'avons dit, il ne diminue pas la nature elle-même. Mais, de la seconde manière, il y a une diminution, c'est-à-dire qu'il y a empêchement d'aboutir au terme. S'il y a diminution par la racine, nécessairement l'inclination à la vertu serait parfois totalement consumée, la nature rationnelle ayant été totalement consumée elle-même. Mais, puisqu'il y a diminution du côté de l'obstacle posé pour empêcher d'atteindre le terme, il est évident que cela peut aller à l'infini, car on peut mettre indéfiniment des obstacles, en ce sens que l'homme peut ajouter indéfiniment péché sur péché; cependant l'inclination ne peut pas être complètement consumée puisqu'il en reste toujours la racine. On a un exemple de cela dans le corps diaphane qui, du fait même qu'il est diaphane, a une inclination à recevoir la lumière; cette inclination ou aptitude est diminuée par les nuages qui surviennent, bien qu'elle subsiste toujours à la racine de la nature.

Solutions: 1. Cette objection porte quand il y a diminution par soustraction. Mais ici il y a diminution par apposition d'obstacle, ce qui n'enlève ni ne diminue, nous venons de le dire, la racine de l'inclination naturelle.

2. L'inclination naturelle est assurément un tout homogène; elle a cependant rapport et à un principe et à un terme; et selon cette diversité elle est diminuée d'une manière, et de l'autre elle ne l'est pas.

3. Même chez les damnés, il demeure une inclination naturelle à la vertu; autrement il n'y aurait pas en eux de remords de conscience. Mais si cette inclination ne passe pas à l'acte, cela vient de ce que, par un dessein de la justice divine, la grâce fait défaut. Ainsi, même chez l'aveugle, il demeure encore à la racine de la nature une aptitude à voir, en tant qu'il est un vivant ayant naturellement la vue; mais cette aptitude ne passe pas à l'acte, faute de la cause qui pouvait l'y amener en formant l'organe nécessaire à la vision.

ARTICLE 3: Les quatre blessures qui, selon Bède, ont frappé la nature humaine à cause du péché

Objections: 1. L'énumération de ces quatre blessures affectant la nature en conséquence du péché - faiblesse, ignorance, malice et convoitise - est maladroite. Car ce qui est l'effet d'une chose ne peut pas en être la cause. Or il y a là, d'après ce qu'on a dit, des causes de péchés. Nous ne devons donc pas mettre cela au rang des effets.

2. La malice est le nom d'un péché. Il n'y a donc pas à la compter comme un effet du péché.

3. La convoitise est chose naturelle, puisque c'est l'acte de la faculté concupiscible. Mais on ne doit pas prendre ce qui est naturel pour une blessure de la nature.

4. Pécher par faiblesse et pécher par passion, on a dit que c'était la même chose. Mais la convoitise est une passion. Il n'y a donc pas à la distinguer de la faiblesse.

Page 125: Ia.-IIae (2)

5. S. Augustin met dans l'âme pécheresse un double effet pénal: l'ignorance et la difficulté, qui engendrent à leur tour l'erreur et le tourment. Ces effets ne concordent pas avec les quatre en question. Il semble donc que d'un côté ou de l'autre le classement est inadapté.

En sens contraire, ce classement a en sa faveur l'autorité de Bède.

Réponse: Par la justice originelle la raison maîtrisait parfaitement les facultés inférieures de l'âme, et elle-même trouvait la perfection dans sa soumission à Dieu. Or, cette justice originelle a été soustraite, comme nous l'avons dit, par le péché du premier père. Et c'est pourquoi toutes les facultés de l'âme demeurent en quelque manière dépouillées de leur ordre propre, qui les porte naturellement à la vertu. Et ce dépouillement est appelé une blessure infligée à la nature. Mais il y a dans l'âme quatre puissances qui peuvent être, comme nous l'avons dit, le sujet des vertus: la raison où réside la prudence, la volonté où réside la justice, l'irascible où se trouve la force, le concupiscible où se trouve la tempérance. Donc, en tant que la raison est dépouillée de son adaptation au vrai, il y a blessure d'ignorance; en tant que la volonté est dépouillée de son adaptation au bien, il y a blessure de malice; en tant que l'irascible est dépouillé de son adaptation à ce qui est ardu, il y a blessure de faiblesse; en tant que le concupiscible est dépouillé de son adaptation à des plaisirs modérés par la raison, il y a blessure de convoitise. - Ce sont donc bien là les quatre blessures infligées à toute la nature humaine par le péché du premier père. Mais, parce que l'inclination au bien de la vertu est diminuée en chaque homme par le péché actuel, d'après ce que nous avons dit, ces quatre blessures sont en outre consécutives aux autres péchés. C'est-à-dire que par le péché, la raison se trouve hébétée, surtout en matière d'action, et la volonté endurcie à l'égard du bien, cependant que s'accroît la difficulté de bien agir et que la convoitise s'enflamme davantage.

Solutions: 1. Rien n'empêche que ce qui est l'effet d'un péché soit la cause d'un autre. De ce que l'âme est déréglée par une faute précédente, elle est en effet plus facilement inclinée à pécher.

2. Nous ne prenons pas ici la malice pour le péché du même nom, mais pour une certaine propension de la volonté au mal, selon le mot de la Genèse (8, 21): « Les desseins du coeur de l'homme sont portés au mal dès l'adolescence. »

3. Comme nous l'avons dit, la convoitise est naturelle à l'homme dans la mesure où elle est soumise à la raison; mais, qu'elle sorte des limites de la raison, c'est pour l'homme contre nature.

4. On peut appeler communément faiblesse toute passion, en tant qu'elle débilite la force de l'âme et entrave la raison. Mais Bède a pris le mot dans le sens strict où la faiblesse s'oppose à la force, laquelle appartient à l'irascible.

5. La difficulté qui est un des effets supposés par S. Augustin, comprend ces trois choses qui se rapportent aux puissances affectives: la malice, la faiblesse, la convoitise; ce sont en effet ces trois choses qui font qu'on n'a pas de facilité pour tendre au bien. Quant à l'erreur et à la douleur, ce sont des blessures qui sont les suites des autres; on s'attriste en effet de se sentir si faible en face de l'objet de ses convoitises.

ARTICLE 4: La privation de mesure, de beauté et d'ordre est-elle l'effet du péché?

Objections: 1. Il ne semble pas que le péché ait pour effet de nous priver de ces trois choses « Partout où elles sont grandes, dit S. Augustin, le bien est grand; là où elles sont petites, le bien est petit; là où elles sont nulles, le bien est nul. » Or le péché ne rend pas nul le bien de la nature. Donc il ne prive pas de mesure, de beauté et d'ordre.

Page 126: Ia.-IIae (2)

2. Rien n'est cause de soi-même. Mais S. Augustin, définit le péché comme « la privation de mesure, de beauté et d'ordre ». Donc cette privation n'est pas un effet du péché.

3. Des péchés divers ont des effets divers. Mais la mesure, la beauté, l'ordre sont précisément choses diverses. Elles supposent donc, semble-t-il, des privations diverses, suites de divers péchés, et l'on ne peut pas dire que la privation de mesure, de beauté et d'ordre soit l'effet de n'importe quel péché.

En sens contraire, le péché est dans une âme comme la maladie dans un corps, selon la parole du Psaume (6, 3): « Pitié pour moi, Seigneur, je suis sans force. Guéris-moi. » Or la maladie prive le corps de son équilibre, de sa beauté et de son ordre. Donc le péché inflige à l'âme les mêmes privations.

Réponse: Comme nous l'avons dit dans la première Partie, la mesure, la beauté, l'ordre sont partout les suites du bien créé en tant que tel, et même de tout être. Toujours en effet, l'être qui est le bien se manifeste par une forme de laquelle il tire sa beauté. D'autre part, la forme de chaque chose, quelle qu'elle soit, forme substantielle ou forme accidentelle, est conforme à une mesure; c'est pourquoi il est dit au livre VIII des Métaphysiques que les formes des choses sont comme les nombres, et cela représente un certain mode d'être qui est affaire de mesure. Enfin, par sa forme, chaque être est ordonné à autre chose.

Ainsi, aux divers degrés de biens correspondent divers degrés de mesure, de beauté et d'ordre. Il y a donc un bien constituant le fond même de la nature qui a sa mesure, sa beauté, son ordre; celui-là n'est ni enlevé ni diminué. Il y a encore un autre bien, celui de l'inclination de la nature: ce bien a aussi son mode, sa beauté, son ordre, et le péché a pour effet, nous l'avons dit, de le diminuer mais non de le supprimer totalement. Enfin il y a encore un bien, celui de la vertu et de la grâce, qui a également son mode, sa beauté et son ordre; et celui-là est totalement supprimé par le péché mortel. Il y a encore le bien de l'acte lui-même, lorsque cet acte est parfaitement ordonné; ce bien aussi a sa mesure, sa beauté, son ordre; et la privation de ce bien est essentiellement le péché. De sorte qu'on voit clairement comment le péché est lui-même une privation de mesure, de beauté et d'ordre, et comment il entraîne après lui une privation et une diminution de mesure de beauté et d'ordre.

Solutions: 1 et 2. Cela donne la réponse.

3. La mesure, la beauté et l'ordre se suivent et s'enchaînent, nous venons de le montrer. Aussi est-ce simultanément qu'ils disparaissent ou diminuent.

ARTICLE 5: La mort et les autres défauts corporels sont-ils des effets du péché?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car à égalité de cause il devrait y avoir égalité d'effet. Or ces sortes de défauts n'existent pas également chez tous, mais plus abondamment chez certains; pourtant, le péché originel est égal chez tous, et c'est surtout de lui que semblent provenir ces défauts. Ils ne sont donc pas l'effet du péché.

2. La suppression de la cause amène celle de l'effet. Or la suppression de tout péché par le baptême ou par la pénitence n'entraîne pas celle des défauts en question. Donc ils ne sont pas les effets du péché.

3.Il y a plus de culpabilité dans le péché actuel que dans le péché originel. Pourtant le péché actuel ne change pas en défaut les choses qui sont naturelles au corps. Donc, beaucoup moins encore, le péché originel. Par conséquent, la mort et les autres défauts du corps ne sont pas les effets du péché.

Page 127: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, l'Apôtre dit (Rm 5, 12) « Par un seul homme le péché est entré en ce monde, et par le péché, la mort. »

Réponse: Une chose est cause d'une autre de deux façons: proprement et par soi, ou bien par accident. Elle est par soi cause d'une autre lorsque c'est en vertu même de sa nature ou de sa forme qu'elle produit son effet; d'où il suit que l'effet est directement cherché par la cause. Manifestement, ce n'est pas le cas, car la mort et les défauts de même sorte sont en dehors des intentions du pécheur; le péché n'est donc pas par soi la cause de ces défauts.

Par accident, une chose est cause d'une autre si elle supprime l'obstacle: qui secoue la colonne, dit le Philosophe, remue par accident la pierre qui la surmonte. C'est de cette manière que le péché du premier père est cause de la mort et de toutes les déficiences analogues de la nature humaine, en tant que le péché du premier père a supprimé la justice originelle; or, par cette justice, non seulement les facultés inférieures de l'âme étaient maîtrisées par la raison qui les préservait de tout désordre, mais le corps tout entier était préservé par l'âme de tout défaut, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Aussi, une fois supprimée cette justice originelle par le péché du premier père, de même que la nature humaine a été blessée quant à l'âme par le dérèglement des puissances, de même le corps a été rendu corruptible par son propre dérèglement. Or, la soustraction de la justice originelle a raison de peine, comme la soustraction de la grâce. Aussi la mort et toutes les faiblesses du corps sont, elles aussi, la peine du péché originel. Et bien qu'elles ne soient pas voulues par le pécheur, elles sont ordonnées par Dieu comme des châtiments de sa justice.

Solutions: 1. Avec la cause propre, à égalité de cause il y a égalité d'effet; augmenter ou diminuer la cause essentielle, c'est augmenter ou diminuer l'effet. Mais l'égalité de la cause par accident, celle qui enlève l'obstacle, n'appelle pas l'égalité de l'effet. Si d'une secousse égale vous renversez deux colonnes, il ne s'ensuit pas que les pierres qui les surmontent doivent avoir un mouvement égal: celle-là tombera plus vite, qui sera plus lourde par sa nature à laquelle elle se trouve abandonnée lorsque l'obstacle est enlevé. Ainsi, la justice originelle étant enlevée, la nature du corps humain est abandonnée à elle-même; et, par suite de la diversité des complexions naturelles, il est, chez certains, sujet à plus de faiblesses, chez d'autres à moins, bien que le péché originel existe chez tous également.

2. Celui qui enlève la faute originelle et la faute actuelle est aussi celui qui enlève tous les défauts de la nature, selon la parole de l'Apôtre (Rm 8, 11): « Il vivifiera vos corps mortels par l'habitation en vous de son Esprit. » Mais les deux choses se font suivant l'ordre de la sagesse divine, au temps convenable. Il faut en effet, pour parvenir à l'immortalité et à l'impassibilité de cette gloire qui a commencé dans le Christ et nous a été acquise par le Christ, que nous soyons d'abord devenus conformes à ses souffrances. Il faut donc que la passibilité elle-même demeure en nos corps pour que nous méritions l'impassibilité de la gloire conformément au Christ.

3. Dans le péché actuel nous pouvons considérer deux choses: la substance même de l'acte, et la raison de faute. Par la substance de l'acte le péché actuel peut fort bien amener la faiblesse du corps; il y en a qui sont malades et qui meurent d'avoir trop mangé. Mais du côté de la faute, le péché actuel fait perdre la grâce; or celle-ci est donnée à l'homme pour redresser les actes de l'âme, mais non pour empêcher les déficiences du corps, comme faisait la justice originelle. C'est pourquoi le péché actuel n'est pas cause de ces sortes de faiblesses au même titre que le péché originel.

ARTICLE 6: Ces défauts sont-ils de quelque manière naturels à l'homme?

Objections: 1. Il semble bien. « Corruptible et incorruptible constituent, selon Aristote, deux genres d'êtres différents. » Or l'homme est du même genre que les autres animaux, qui sont naturellement corruptibles. Donc l'homme aussi est corruptible par nature.

Page 128: Ia.-IIae (2)

2. Tout ce qui est composé d'éléments contraires est corruptible par nature, ayant pour ainsi dire en soi la cause même de sa corruption. Mais le corps humain est de cette sorte.

3. Il est naturel que la chaleur consume l'humidité. Or la vie de l'homme se conserve par le chaud et l'humidité. Donc, puisque les opérations vitales s'accomplissent par une dépense de chaleur, d'après Aristote, il semble que la mort et les faiblesses analogues soient naturelles à l'homme.

En sens contraire, 1. Tout ce qui est naturel à l'homme, c'est Dieu qui l'a fait dans l'homme. Or il est dit dans la Sagesse (1, 13): « Dieu n'a pas fait la mort. » Donc elle n'est pas naturelle à l'homme.

2. Ce qui est selon la nature ne peut être appelé ni peine ni mal, parce qu'il y a convenance entre une chose et ce qui lui est naturel. Or la mort et les déficiences analogues sont, avons-nous dit, la peine du péché originel. Elles ne sont donc pas naturelles à l'homme.

3. La matière est proportionnée à la forme, et chaque chose à sa fin. Or la fin de l'homme est la béatitude perpétuelle, nous l'avons dit. La forme du corps humain est l'âme rationnelle, laquelle est incorruptible, nous l'avons vu dans la première Partie. Donc le corps humain est incorruptible par nature.

Réponse: De chaque réalité corruptible nous pouvons parler de deux façons: du point de vue de la nature en général, et du point de vue d'une nature particulière. - Une nature particulière est la vertu active propre à chaque chose et travaillant à conserver cette chose. Par rapport à elle, toute corruption et toute privation sont contre nature, dit le Philosophe, puisqu'il y a une vertu qui cherche l'existence et la conservation de l'être en qui elle existe.

La nature universelle au contraire est la vertu active qui réside en quelque grand principe de l'univers, par exemple dans l'un des corps célestes ou dans l'une des substances supérieures; c'est ainsi que Dieu est appelé par certains « la nature naturante ». Cette grande force cherche le bien et la conservation de l'univers, ce qui exige alternance de génération et de corruption dans les choses. De ce point de vue, la corruption et les privations sont naturelles aux choses, non certes d'après les tendances de la forme, qui est principe d'existence et de perfection, mais d'après celles de la matière, laquelle est attribuée à telle et telle forme suivant une certaine proportion distributive que règlent les grands agents de l'univers. Et, bien que toute forme cherche, autant qu'elle peut, à exister perpétuellement, aucune cependant dans l'ordre des réalités corruptibles ne peut obtenir la perpétuité de son être. Sauf l'âme rationnelle, parce qu'elle n'est pas entièrement soumise comme les autres formes au monde de la matière et qu'elle a en propre, bien au contraire, une activité immatérielle, on l'a établi dans la première Partie e. Il résulte de là que, du côté de sa forme, la non-corruption est chose plus naturelle à l'homme qu'elle ne l'est aux autres réalités corruptibles. Mais, parce que cette forme a elle-même une matière composée d'éléments contraires, la corruptibilité du tout est un effet de l'inclination de la matière. Ainsi, l'homme est naturellement corruptible suivant la nature d'une matière laissée à elle-même, mais non point suivant la nature de sa forme.

Or les trois premières objections données ci-dessus sont tirées des exigences de la matière; les trois autres, en sens contraire, des exigences de la forme. Par conséquent, pour les résoudre, il faut considérer que la forme de l'homme, qui est l'âme rationnelle, a été, par son incorruptibilité, bien proportionnée à sa fin qui est la béatitude perpétuelle. Mais le corps humain, qui est corruptible si on le considère dans sa nature, a été proportionné à sa forme d'une certaine façon, et non d'une autre façon. On peut en effet tenir compte d'une double condition dans une matière: celle qui répond au choix de l'agent, et celle qui n'a pas été choisie par lui mais dépend de la nature même de la matière. Ainsi le coutelier choisit pour faire des couteaux une matière à la fois dure et ductile, qui puisse s'aiguiser pour être apte à couper, et l'acier qui remplit cette condition est une matière bien adaptée à la coutellerie; mais, que ce métal soit cassant et prenne la rouille, c'est une conséquence de sa composition naturelle, et l'artisan ne la choisit pas; il la refuserait plutôt s'il le pouvait. Aussi y a-t-il là

Page 129: Ia.-IIae (2)

une disposition matérielle qui n'est proportionnée ni au dessein de l'artisan ni à celui de son art. Le corps humain est quelque chose de semblable à cela. Il est une matière que la nature a choisie comme étant de bonne complexion pour pouvoir être l'organe le plus convenable du toucher et des autres facultés de sensation et de mouvement. Mais qu'il soit corruptible, cela tient aux conditions de la matière, et n'a pas été choisi par la nature, laquelle choisirait plutôt au contraire une matière incorruptible, si elle pouvait. Mais Dieu, à qui toute nature est soumise, suppléa dans la création même de l'homme au défaut de la nature et accorda au corps, par le don de la justice originelle, une certaine incorruptibilité, comme nous l'avons dit dans la première Partie. C'est pourquoi il est dit que « Dieu n'a pas fait la mort » et qu'elle est la peine du péché.

Solutions: On vient évidemment de répondre aux objections.

QUESTION 86: LA TACHE DU PÉCHÉ

1. La tache de l'âme est-elle un effet du péché? - 2. Cette tache demeure-t-elle dans l'âme après l'acte du péché?

ARTICLE 1: La tache de l'âme est-elle un effet du péché?

Objections: 1. La chose ne paraît pas possible. Une nature supérieure ne peut pas être souillée par le contact d'une nature inférieure: « Le rayon de soleil, dit S. Augustin, ne se salit pas au contact des corps les plus fétides. » Or, l'âme humaine est d'une nature bien supérieure aux réalités périssables vers lesquelles elle se tourne lorsqu'elle pèche. Donc ces réalités ne lui font pas contracter une tache par le péché.

2. Le péché est fondamentalement dans la volonté, nous l'avons dit. Mais pour Aristote « la volonté est dans la raison ». Or la raison, ou intelligence, ne se souille pas, mais plutôt se perfectionne, à considérer les choses, quelles qu'elles soient. Donc la volonté ne se souille pas par le péché.

3. Si le péché produit une tache, ou la tache est quelque chose de positif, ou elle est une pure privation. Si elle est quelque chose de positif, ce ne peut être qu'une disposition ou un habitus; car un acte ne laisse pas autre chose dans l'âme. Or ce n'est ni une disposition ni un habitus, car il arrive que l'un ou l'autre ayant disparu, la tache demeure encore. Cela se voit chez celui qui a péché mortellement par prodigalité, et qui après cela pèche encore mortellement, mais en changeant son habitus pour le vice opposé. La tache ne met donc pas dans l'âme quelque chose de positif.

Pareillement, elle n'est pas pure privation. Puisqu'à cet égard tous les péchés se rejoignent dans l'aversion loin de Dieu et la privation de la grâce, il s'ensuivrait que pour tous les péchés la tache serait unique. Donc la tache n'est pas l'effet du péché.

En sens contraire, l'Ecclésiastique (47, 20) dit à Salomon: « Tu as fait une tache à ta gloire »; et l'Apôtre aux Éphésiens (5, 17): « Il voulait se présenter à lui-même une Église éclatante, n'ayant ni tache ni ride. » Dans un passage comme dans l'autre on parle de la tache du péché. Donc la tache est l'effet du péché.

Réponse: Le mot tache se dit à proprement parler des choses matérielles, quand un corps brillant, costume, objet d'or, d'argent, etc. perd son éclat au contact d'un autre corps. Dans le domaine spirituel « tache » doit avoir une signification analogue. Or l'âme de l'homme possède un double éclat: le premier lui vient du resplendissement de la lumière naturelle de la raison; c'est par cette clarté qu'il se dirige dans la vie. Un autre éclat lui vient du resplendissement d'une lumière divine, la sagesse et la grâce, et par ce surcroît de lumière on a toute la perfection qu'il faut pour agir bien et avec beauté.

Page 130: Ia.-IIae (2)

D'autre part, l'âme a comme un contact avec les réalités quand elle s'y attache par amour. Or, lorsqu'elle pèche, elle adhère à quelque chose contrairement aux lumières de la raison et de la loi divine. C'est pourquoi la diminution d'éclat provenant d'un tel contact s'appelle métaphoriquement la tache de l'âme.

Solutions: 1. Les réalités inférieures n'ont pas la vertu de salir l'âme comme si elles avaient une véritable action sur elle. C'est plutôt l'inverse: l'âme se salit elle-même par son action, en s'attachant d'une façon déréglée aux réalités inférieures, contrairement aux lumières de la raison et de la loi divine.

2. L'acte intellectuel est perfectionné dans la mesure où les réalités intelligibles sont dans l'intelligence suivant le mode de l'intelligence elle-même; et c'est pourquoi l'intelligence n'est pas salie mais perfectionnée par elles. Au contraire, l'acte volontaire consiste dans un mouvement vers les choses mêmes, au point que l'amour colle une âme à l'objet aimé; et c'est par là que l'âme se salit, lorsqu'elle s'attache d'une manière désordonnée, selon le mot d'Osée (9, 10): « Ils sont devenus abominables, comme les objets qu'ils ont aimés. ». La tache n'est pas quelque chose de positif dans l'âme. Elle ne signifie pas non plus privation pure et simple; elle signifie une privation d'éclat dans l'âme relativement à sa cause qui est le péché. C'est pourquoi la diversité des péchés amène la diversité des taches. Il en est comme d'une tache d'ombre qui est privation de lumière provenant de ce qu'il y a un corps par-devant: la diversité des corps qui sont ainsi devant la lumière produit la diversité des ombres.

ARTICLE 2: Cette tache demeure-t-elle dans l'âme après l'acte du péché?

Objections: 1. Il ne semble pas. Après l'acte, il ne reste rien dans l'âme, si ce n'est l'habitus ou la disposition. Or, nous l'avons vu, la tache n'est ni un habitus ni une disposition. Donc, elle ne reste pas dans l'âme après l'acte du péché.

2. Nous venons de voir qu'un péché fait une tache comme un corps fait de l'ombre. Mais, lorsque le corps passe, l'ombre ne reste pas. Donc, quand l'acte du péché passe, lui aussi, la tache ne reste pas.

3. Tout effet dépend de sa cause. Or la tache a pour cause l'acte du péché. Une fois que cet acte s'est éloigné, il ne reste donc plus de tache dans l'âme.

En sens contraire, il est écrit au livre de Josué (22, 17): « N'est-ce donc rien pour vous d'avoir péché à Béelphegor, quand la tache de ce crime demeure en vous jusqu'aujourd'hui? »

Réponse: La tache du péché demeure dans l'âme, même si l'acte du péché vient à passer. La raison en est que la tache, avons-nous dit, comporte un manque d'éclat parce qu'on s'est éloigné des lumières de la raison ou de la loi divine. C'est pourquoi aussi longtemps qu'un homme reste en dehors de ces lumières, la tache du péché demeure en lui; mais, dès qu'il revient à la lumière de la raison et à la lumière divine, ce qui se fait à l'aide de la grâce, alors la tache cesse. Or, bien que l'homme mette fin à l'acte par lequel il s'est éloigné des lumières de la raison ou de la loi divine, il ne revient pas aussitôt à l'état où il se trouvait auparavant, mais il a besoin pour cela d'un mouvement de volonté contraire au premier. De même que, si un homme est éloigné d'un autre à la suite d'un mouvement, il ne se rapprochera pas de lui aussitôt que son mouvement cesse; il faut qu'il se rapproche en revenant par un mouvement contraire.

Solutions: 1. Après l'acte du péché, il ne reste rien positivement dans l'âme que des dispositions ou des habitus; négativement, il reste cependant quelque chose: l'absence d'union à la lumière divine.

Page 131: Ia.-IIae (2)

2. Quand l'obstacle qui faisait de l'ombre a passé, le corps diaphane demeure envers celui qui donne la lumière dans la même proximité et le même rapport qu'auparavant, et c'est pourquoi l'ombre passe aussitôt. Mais, quand l'acte du péché a été écarté, l'âme ne se retrouve plus dans le même état vis-à-vis de Dieu; aussi le cas n'est-il pas le même.

3. L'acte du péché crée une distance de Dieu qui est suivie par la perte de la lumière, de la même manière que le mouvement local crée la distance dans l'espace. Aussi, le mouvement local cessant, la distance ne disparaît pas; de même il ne suffit pas de cesser l'acte du péché pour que la tache disparaisse.

LA DETTE DE PEINE

Il faut considérer la dette de peine, 1° en elle-même (Q. 87) puis, 2° la question du péché mortel et du péché véniel, qui se distinguent l'un de l'autre d'après cette dette (Q. 88-89).

QUESTION 87: LA DETTE DE PEINE, EN ELLE-MÊME

1. La dette de peine est-elle un effet du péché? - 2. Un péché peut-il être la peine d'un autre? - 3. Y a-t-il un péché qui rende passible d'une peine éternelle? - 4. D'une peine infinie en grandeur? - 5. Tout péché rend-il passible d'une peine éternelle et infinie? - 6. La dette de peine peut-elle demeurer après le péché? - 7. Toute peine est-elle infligée pour un péché? - 8. Quelqu'un peut-il être tenu à une peine pour le péché d'autrui?

ARTICLE 1: La dette de peine est-elle un effet du péché?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car ce qui arrive par accident à un être, ne parait pas être son effet propre. Mais la dette de peine a un rapport accidentel avec le péché, puisqu'elle est en dehors de l'intention du pécheur. Elle n'est donc pas l'effet du péché.

2. Le mal n'est pas la cause du bien. Or la peine est un bien, puisqu'elle est juste et vient de Dieu. Elle n'est donc pas l'effet du péché qui est un mal. S. Augustin affirme: « Une âme qui est dans le désordre est à elle-même sa peine. » Or une peine n'entraîne pas l'obligation à une autre peine, car on irait ainsi à l'infini. Donc le péché n'entraîne pas la dette de la peine.

En sens contraire, l'Apôtre affirme (Rm 2, 9) « Il y a tribulation et angoisse pour toute âme qui fait le mal. » Faire le mal, c'est pécher. Le péché amène donc cette peine, désignée sous le nom de tribulation et d'angoisse.

Réponse: C'est un fait, qui des réalités de la nature passe à celles de l'humanité, que tout ce qui s'élève contre une chose doit en recevoir du dommage. Nous voyons en effet dans la nature un élément agir avec plus de force s'il vient à rencontrer son contraire; c'est pour cela que « l'eau chauffée gèle plus fort », comme dit le livre I des Météores. Aussi rencontre-t-on chez les hommes cette inclination naturelle: chacun rabaisse celui qui s'insurge contre lui. Mais il est manifeste que tous les êtres englobés dans un ordre ne font qu'un en quelque sorte dans leur relation au principe de cet ordre. Par conséquent, tout ce qui s'insurge contre un ordre de choses doit normalement être réprimé par cet ordre et par son principe. Et puisque le péché est un acte désordonné, il est manifeste que quiconque pèche agit contre un ordre. C'est pourquoi il est normal qu'il soit réprimé par cet ordre même. Et cette répression, c'est la peine.

De là, selon les trois ordres auxquels est soumise la volonté humaine, le triple régime de peines par lequel l'homme peut être châtié. En effet, la nature humaine est premièrement subordonnée à l'ordre de

Page 132: Ia.-IIae (2)

sa propre raison; deuxièmement à l'ordre extérieur de ceux qui gouvernent, au spirituel et au temporel, dans la cité ou dans la famille; troisièmement à l'ordre universel du gouvernement divin. Or, il n'est aucun de ces trois ordres qui ne soit renversé par le péché, puisque celui qui pèche agit tout à la fois contre la raison, contre la loi humaine et contre la loi divine. D'où la triple peine encourue par lui: l'une lui vient de lui-même: le remords de conscience; une autre des hommes; une troisième de Dieu.

Solutions: 1. La peine suit le péché dans la mesure où il est un mal en raison de son désordre. Par suite, de même que, dans l'acte, le mal est accidentel et hors des intentions du pécheur, de même la dette de peine.

2. Il est certain que la peine peut être juste et qu'elle peut avoir été infligée par Dieu et par les hommes; aussi n'est-elle pas elle-même directement l'effet du péché; le péché dispose seulement à la peine. Il fait que l'homme est passible de peine, et c'est là qu'est le mal. Denys dit en effet: « Subir la peine n'est pas un mal; le mal est de la mériter. » Par conséquent, la dette de la peine se présente directement comme l'effet du péché.

3. Cette peine d'une âme en désordre est due au péché parce qu'il trouble l'ordre de la raison. Mais il est passible d'une autre peine encore, du fait qu'il trouble l'ordre des lois divines et humaines.

ARTICLE 2: Un péché peut-il être la peine d'un autre?

Objections: 1. Apparemment non, puisque les peines ont été introduites, selon le Philosophe, pour ramener les hommes à la vertu. Or le péché ne ramène pas l'homme à la vertu, mais à l'opposé. Le péché n'est donc pas la peine du péché.

2. Les justes châtiments sont de Dieu, comme l'explique S. Augustin; tandis que le péché n'est pas de Dieu et est chose injuste. Le péché ne peut donc pas être le châtiment du péché.

3. Il est de l'essence d'une peine de s'opposer à la volonté. Le péché, au contraire, vient de la volonté, nous l'avons montré plus haut, Il ne peut donc pas être une peine du péché.

En sens contraire, S. Grégoire affirme « Certains péchés sont des punitions du péché. »

Réponse: Quand nous parlons du péché, nous pouvons le considérer en ce qu'il a d'essentiel et en ce qu'il a d'accidentel. Par soi le péché ne peut être d'aucune manière la peine du péché. Ainsi considéré, en effet, il est un acte sortant de la volonté, car c'est à cette condition qu'il a raison de faute. Or. comme nous l'avons établi dans la première Partie, il est essentiel à la peine de contrarier la volonté. Il est donc évident qu'à parler formellement le péché ne peut d'aucune manière être la peine du péché.

Mais par accident il peut l'être, de trois façons. - 1° Comme cause écartant un obstacle. Passions, tentations du diable, sont en effet des causes qui inclinent au péché. Ces causes rencontrent un obstacle dans le secours de la grâce divine, laquelle est enlevée par le péché. Comme cette soustraction de grâce est elle-même une peine, et voulue par Dieu, nous l'avons dit, il s'ensuit que par accident le péché qui en est la suite est, lui aussi, une peine. L'Apôtre parle en ce sens quand il dit (Rm 1, 24): « ... C'est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leur coeur. » Ces désirs, ce sont les passions; car les hommes, abandonnés par le secours de la grâce divine, sont vaincus par les passions. De cette façon le péché est toujours la peine d'un péché antérieur. - 2° D'une autre manière, le péché peut être une peine, par la substance même de son acte, à cause de l'affliction qu'il apporte; soit l'acte intérieur, comme cela se voit dans la colère et l'envie; soit l'acte extérieur, comme c'est évident chez certains lorsque, pour accomplir l'acte du péché, ils sont accablés de travaux et de difficultés, selon ce mot de la Sagesse (6, 7 Vg): « Nous nous sommes fatigués sur le chemin de l'iniquité. » - 3° Un péché peut

Page 133: Ia.-IIae (2)

encore être une peine par ses effets; il sera dit tel à raison de ses conséquences. Et selon ces deux dernières façons, un péché n'est pas seulement la peine d'un péché précédent, il est à lui-même sa propre peine.

Solutions: 1. Quand Dieu punit certains en permettant qu'ils se laissent aller à des péchés, c'est en réalité pour le bien de la vertu. C'est même quelquefois pour le bien des pécheurs eux-mêmes, lorsque après le péché ils se relèvent plus humbles et plus prudents. Mais c'est toujours pour l'amendement des autres, afin que ceux qui voient des gens tomber ainsi de faute en faute redoutent davantage de pécher. - Quant aux deux autres cas que nous avons dis, il est évident que la peine y est ordonnée à l'amendement; ainsi le fait même de subir des travaux et des dommages en commettant le mal est de nature à détourner les hommes du péché.

2. Cet argument tient compte du péché en soi.

3. Même réponse.

ARTICLE 3: Y a-t-il un péché qui rende passible d'une peine éternelle?

Objections: 1. Il ne semble pas qu'aucun péché puisse avoir de pareilles suites. Une peine, pour être juste, doit être égale à la faute, car la justice est une égalité; d'où ce mot d'Isaïe (27, 8 Vg): « Mesure pour mesure, en rejetant [cette nation] tu ne feras que lui rendre justice. » Or le péché est temporel. Il n'engage donc pas la dette d'une peine éternelle.

2. « Les peines sont des remèdes », dit le Philosophe. Or un remède ne doit jamais être infini, puisqu'il est ordonné à une fin et que ce qui est ordonné à une fin, selon le Philesophe, n'est pas infini. Donc nulle peine ne doit être infinie.

3. Nul ne fait une chose s'il n'y trouve pour soi-même un plaisir. Or, la Sagesse (1, 13) assure que « Dieu ne prend pas plaisir à la perdition des hommes ». Il ne les punira donc pas d'un châtiment éternel.

4. Rien de ce qui existe par accident n'est infini. Or la peine existe par accident, puisqu'elle n'est pas conforme à la nature de celui qui en est frappé. Elle ne peut donc pas durer à l'infini.

En sens contraire, il est dit en S. Matthieu (25, 46): « Ils s'en iront au supplice éternel »; et en S. Marc (3, 29): « Celui qui aura blasphémé contre le Saint-Esprit n'aura jamais de rémission, mais sera coupable d'une faute éternelle. »

Réponse: Nous venons de le dire: le péché entraîne une dette de peine du fait qu'il bouleverse un ordre. Or. la cause persistant, l'effet demeure. Par conséquent, il est nécessaire que la dette de peine demeure aussi longtemps que demeure le bouleversement de l'ordre. Or, lorsque quelqu'un bouleverse l'ordre, parfois c'est réparable, mais parfois c'est irréparable. En effet, le mal est toujours irréparable s'il ôte à l'ordre son principe. Si, au contraire, le principe reste sauf, les autres défauts peuvent être réparés par sa vertu. Ainsi, lorsque la vue est corrompue dans son principe même, il n'y a plus moyen de la recouvrer, sinon uniquement par la vertu divine; si, au contraire, le principe de la vue restant sauf, il survient seulement quelque gêne dans la vision, la nature ou l'art sont capables d'y remédier. Or, tout ordre comporte un principe; et c'est en se rattachant à ce principe qu'on devient participant de cet ordre. C'est pourquoi, si le péché détruit dans son principe l'ordre par lequel la volonté de l'homme est soumise à Dieu, le désordre sera de soi irréparable, encore qu'il puisse être réparé par la vertu divine. Or, le principe, en cet ordre de choses, c'est la fin ultime à laquelle on adhère par la charité. C'est pourquoi tous les péchés qui détournent de Dieu en faisant perdre la charité, entraînent, autant qu'il est en eux, l'obligation à une peine éternelle.

Page 134: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. Aussi bien dans les jugements de Dieu que dans celui des hommes, la peine est, quant à sa rigueur, proportionnée au péché. Mais, comme le dit S. Augustin, dans aucun jugement n'est requis que la peine soit égale à la faute quant à la durée. Car, parce que l'adultère ou l'homicide se commettent en un moment, ce n'est pas une raison de les châtier par une peine d'un moment. Au contraire, on les punit quelquefois de prison perpétuelle ou d'exil, quelquefois même de mort. Et, dans cette peine de mort, on ne regarde pas le temps qu'il faut pour l'exécuter, mais plutôt le fait que le coupable sera retranché à tout jamais de la société des vivants: ainsi, cette peine représente à sa manière l'éternité du châtiment divin. - « Il est pourtant juste, selon S. Grégoire, que l'homme ayant, dans son éternité, péché contre Dieu, trouve son châtiment dans l'éternité de Dieu. » Or, on dit de quelqu'un qu'il a péché dans son éternité, non seulement lorsqu'il a continué l'acte durant toute sa vie d'homme, mais par le fait que, s'il met sa fin dernière dans le péché, c'est qu'il a la volonté de le faire éternellement. Aussi S. Grégoire ajoute-t-il: « Les méchants auraient voulu vivre sans fin pour pouvoir demeurer sans fin dans leurs iniquités. »

2. La peine, même celle qu'infligent les lois humaines, n'est pas toujours médicinale pour celui qu'elle frappe. Parfois, elle l'est seulement pour les autres. Ainsi, lorsqu'un bandit est pendu, ce n'est pas pour son propre amendement, mais à cause des autres afin qu'au moins la crainte du châtiment arrête leurs méfaits, selon la parole des Proverbes (19, 25): « Flagellez les êtres pernicieux, et les sots seront plus sages. » C'est donc de cette manière que les peines éternelles des réprouvés, infligées par Dieu, sont médicinales: pour ceux qui s'abstiennent des péchés par la pensée de ces grands châtiments. Selon ce passage du Psaume (60, 6): « Tu as fait signe à ceux qui te craignent d'éviter le trait qui frappe, pour sauver tes bien-aimés. »

3. Dieu ne prend pas plaisir aux châtiments pour eux-mêmes; mais il prend plaisir à l'ordre de sa justice, qui les exige.

4. Bien que la peine ne soit ordonnée à la nature que par accident, elle est ordonnée de soi à la privation d'ordre et à la justice de Dieu. C'est pourquoi la peine dure toujours aussi longtemps que le désordre.

ARTICLE 4: Y a-t-il un péché qui rende passible d'une peine infinie en grandeur?

Objections: 1. Il semble bien, car on lit en Jérémie (10, 24): « Corrige-moi, Seigneur, mais que ce soit pourtant dans ta justice et non dans ta fureur, de crainte que tu ne me réduises à néant. » La colère de Dieu ou sa fureur signifie par métaphore la vindicte de la justice divine. Quant à être réduit à rien, c'est une peine infinie, de même que faire quelque chose de rien est d'une puissance infinie. Donc, selon la vindicte divine, le péché est puni d'une peine infinie en grandeur.

2. A la grandeur de la faute correspond celle de la peine. Selon le Deutéronome (25, 2): « On fouettera le coupable à la mesure de son péché. » Mais le péché commis contre Dieu est infini. Car un péché est d'autant plus grave que la personne contre laquelle il est commis est plus grande; ainsi est-il plus grave de frapper le prince que de frapper un particulier. Or la grandeur de Dieu est infinie. Il faut donc une peine infinie pour le péché commis contre Dieu.

3. Une chose est infinie de deux manières, en durée et en grandeur. Or en durée, la peine est infinie. Elle l'est donc aussi en grandeur.

En sens contraire, s'il en était ainsi, la peine serait égale pour tous les péchés mortels, car il n'y a pas d'infini plus grand que l'infini.

Page 135: Ia.-IIae (2)

Réponse: La peine est proportionnée au péché. Or dans le péché il y a deux choses. L'aversion à l'égard d'un bien impérissable, qui est infini; à cet égard, par conséquent, le péché est infini. D'autre part, la conversion désordonnée au bien périssable; de ce côté le péché est fini, non seulement parce que le bien périssable est lui-même fini, mais encore parce que l'attachement est fini, lui aussi, car les actes de la créature ne peuvent être infinis. Ainsi donc, ce qui correspond à l'aversion de Dieu dans le péché, c'est la peine du dam, laquelle est infinie comme cette aversion, puisqu'elle est la perte d'un bien infini, c'est-à-dire de Dieu. Mais ce qui correspond dans le péché à la conversion désordonnée, c'est la peine du sens, laquelle aussi est finie.

Solutions: 1. Il ne convient pas à la justice de Dieu que le pécheur soit tout à fait réduit à néant, parce que ce serait contraire à la perpétuité de la peiné, qu'exige, avons-nous dit, la justice divine. Mais de celui qui est privé des biens spirituels, on dit qu'il est réduit à rien: « Si je n'ai pas la charité, je ne suis rien », dit l'Apôtre (1 Co 13, 2).

2. Cet argument est valable si l'on considère le péché sous l'angle de l'aversion; car ainsi l'homme pèche contre Dieu.

3. La durée de la peine répond à la durée de la faute, en tenant compte non pas de l'acte mais de la tache qu'il laisse dans l'âme; la dette de peine dure aussi longtemps que cette tache. Mais la rigueur de la peine répond à la gravité de la faute; or, si la faute est de soi irréparable, elle a de quoi durer à perpétuité, et c'est pourquoi une peine éternelle lui est due. Mais sous l'angle de la conversion, elle ne comporte pas l'infinité, elle n'est pas tenue, de ce fait, à une peine infinie en grandeur.

ARTICLE 5: Tout péché rend-il passible d'une peine éternelle et infinie?

Objections: 1. Il semble que tout péché conduise à cela. Nous venons de dire que la peine est proportionnée à la faute. Or, il y a une différence infinie entre une peine éternelle et une peine temporelle; tandis qu'entre un péché et un autre la différence, semble-t-il, n'est jamais infinie puisque tout péché est un acte humain et que l'acte humain ne peut être infini. Donc, étant admis qu'il y a des péchés auxquels une peine éternelle est due, il semble qu'il n'y en ait pas auquel soit due seulement une peine temporelle.

2. Le péché originel est le moindre des péchés. Aussi, selon S. Augustin, « la peine la plus douce est réservée à ceux qui sont punis pour le seul péché originel ». Or, c'est déjà une peine perpétuelle. Jamais, en effet, les enfants morts sans baptême, avec le péché originel, ne verront le royaume de Dieu, comme cela ressort de ce que dit le Seigneur (Jn 3, 3): « Nul, s'il ne renaît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu. » Par conséquent, à plus forte raison, pour tous les autres péchés la peine sera éternelle.

3. Un péché ne mérite pas une peine plus grande du fait d'être uni à un autre péché, chacun des deux ayant son propre châtiment taxé selon la justice divine. Or le péché véniel est frappé d'une peine éternelle s'il se trouve uni au péché mortel chez un damné, puisqu'il ne peut y avoir de rémission en enfer. Donc le péché véniel mérite purement et simplement une peine éternelle et à aucun péché n'est due une peine temporelle.

En sens contraire, S. Grégoire dit que « certaines fautes plus légères sont remises après cette vie ». Tous les péchés ne sont donc pas punis d'une peine éternelle.

Réponse: Le péché cause, avons-nous dit, l'obligation à une peine éternelle dans la mesure où il contrarie d'une manière irréparable l'ordre de la justice divine en s'opposant au principe même de l'ordre, c'est-à-dire de la fin ultime. Or il est évident qu'en certains péchés, s'il y a quelque désordre, ce

Page 136: Ia.-IIae (2)

n'est cependant pas par opposition à la fin ultime, mais seulement dans les moyens d'y atteindre, en tant qu'on s'applique à ces moyens plus ou moins qu'on ne devrait, mais en préservant l'ordre à la fin ultime. C'est ce qui arrive, par exemple, lorsqu'un homme trop épris d'une réalité temporelle ne voudrait pourtant pas à cause d'elle offenser Dieu en faisant quoi que ce soit contre son commandement. Le péché, dans ce cas-là, n'expose donc pas à une peine éternelle, mais à une peine temporelle.

Solutions: 1. Il n'y a pas une différence infinie entre les péchés sous l'angle de la conversion au bien périssable, conversion en quoi consiste la substance de l'acte. Mais il y a différence infinie sous l'angle de l'aversion, car il y a des péchés que l'on commet par aversion de la fin ultime, et il y en a au contraire qui supposent un désordre dans les moyens qui y conduisent. Or, entre la fin ultime et les moyens d'y atteindre, la différence est infinie.

2. Le péché originel ne mérite pas une peine éternelle en raison de sa gravité, mais en raison de la condition du sujet, c'est-à-dire de l'homme, qui se trouve sans la grâce, alors que c'est seulement par la grâce que se fait la rémission de la peine.

3. Il faut dire la même chose du péché véniel. L'éternité de la peine, en effet, ne répond pas à la grandeur de la faute mais, comme nous l'avons dit, à sa nature irrémissible.

ARTICLE 6: La dette de peine peut-elle demeurer après le péché?

Objections: 1. La chose ne paraît pas possible, car écarter la cause c'est écarter l'effet. Or le péché est cause de la dette de peine; donc, s'il est écarté, la dette de peine cesse.

2. Le péché est écarté par là même que l'on revient à la vertu. Mais lorsqu'on est vertueux, on n'encourt plus de peine, on mérite plutôt la récompense. Donc, le péché étant écarté, il n'y a plus dette de peine.

3. « Les peines sont des remèdes », dit le Philosophe. Mais, une fois que quelqu'un est guéri de la maladie, on ne lui donne plus de remède. Donc si l'on est guéri du péché, la dette de peine ne subsiste pas.

En sens contraire, nous lisons au 2e livre de Samuel (12, 13.14) que David dit à Nathan: « J'ai péché devant le Seigneur », et Nathan répond à David: « Le Seigneur pardonne ton péché, tu ne mourras pas; cependant, parce que tu as été cause que les ennemis du Seigneur ont blasphémé son nom, le fils qui t'est né va mourir. » Voilà donc quelqu'un que Dieu punit même après que son péché lui est remis. Ainsi, la dette de peine subsiste après que le péché a été écarté.

Réponse: Dans le péché nous pouvons considérer deux choses, l'acte de la faute, et la tache qui en est la suite.

Pour ce qui est de l'acte, il est clair que dans tous les péchés actuels, l'acte cessant, la dette de peine demeure. L'acte du péché, en effet, rend un homme passible de la peine dans la mesure où cet homme transgresse l'ordre de la justice divine; il ne rentre dans l'ordre que par la compensation de la peine.

Celle-ci rétablit la juste égalité; elle fait que celui qui a cédé plus qu'il ne devait à sa propre volonté en agissant contre le commandement de Dieu, se rend aux exigences de la justice divine en subissant, de bon coeur ou par force, quelque chose qui contrarie sa volonté. Ce point est observé même dans les injustices faites aux hommes: on vise à rétablir intégralement la juste égalité par la compensation de la

Page 137: Ia.-IIae (2)

peine. Aussi est-il évident que, pour le péché comme pour l'injustice commise, lorsque l'acte cesse, la dette de peine subsiste encore.

Mais, si nous parlons de l'effacement de la tache, alors il est manifeste que la tache du péché ne peut être effacée de l'âme que lorsque celle-ci se retrouve unie à Dieu, puisque c'est en s'éloignant de lui qu'elle venait à perdre son propre éclat, ce qui est la tache, comme nous l'avons expliqué plus haut. Or, l'homme s'unit à Dieu par la volonté. C'est pourquoi la tache du péché ne peut être enlevée à l'homme sans que sa volonté accepte l'ordre de la justice divine; ce qui signifie, ou que lui-même spontanément prendra sur lui de se punir en compensation de la faute passée, ou encore qu'il supportera patiemment la peine que Dieu lui envoie; dans les deux cas, en effet, la peine a un caractère de satisfaction. Mais une peine satisfactoire enlève quelque chose à la raison de peine, car il est essentiel à la peine d'être contre la volonté. Or la peine satisfactoire, bien qu'elle soit dans l'absolu opposée à la volonté, ne l'est cependant pas dans le concret; de ce fait elle est volontaire. Somme toute, elle est purement et simplement volontaire, encore qu'involontaire à un certain égard, selon ce que nous avons dit plus haut sur la qualité volontaire ou involontaire des actes. Donc il faut conclure que, la tache de la faute étant effacée, il peut subsister quand même une dette de peine; ce n'est plus toutefois une peine au sens absolu, mais une peine satisfactoire.

Solutions: 1. De même que, l'acte cessant, la tache demeure comme nous l'avons dit plus haut, de même la dette peut demeurer aussi. Mais la tache s'effaçant, la dette ne subsiste plus avec le même caractère, comme nous venons de le dire.

2. A l'homme vertueux la peine ne doit plus être appliquée de façon absolue, mais elle peut lui être due comme peine satisfactoire, parce que ceci même appartient à la vertu: chercher à satisfaire pour tout ce qui offense Dieu ou les hommes.

3. Une fois la tache effacée, on peut considérer comme guérie la blessure que le péché faisait à la volonté. Mais la peine est encore requise pour la guérison des autres facultés de l'âme que la faute passée avait déréglées, si bien qu'il faut maintenant les soigner par un traitement contraire. La peine est requise aussi pour rétablir l'équilibre de la justice, et pour écarter le scandale des autres; il importe que l'expiation édifie ceux que la faute a scandalisés; c'est ce qui se voit dans l'exemple de David, allégué ci-dessus.

ARTICLE 7: Toute peine est-elle infligée pour un péché?

Objections: 1. Non, semble-t-il. Il est dit en S. Jean (9, 2.3) au sujet de l'aveugle-né: « Ni lui ni ses parents n'ont péché, pour qu'il soit né aveugle. » Nous voyons pareillement beaucoup d'enfants, même baptisés, souffrir des peines graves; fièvres, vexations des démons, et quantité d'afflictions, alors que pourtant il n'y a plus de péché en eux après qu'ils ont été baptisés. Et avant qu'ils aient été baptisés, il n'y avait pas plus de péché chez eux que chez d'autres enfants qui n'ont pas eu a souffrir ainsi. Toute peine n'est donc pas pour un péché.

2. Il y a la même raison, semble-t-il, à ce que des pécheurs soient dans la prospérité et des innocents dans la peine. Or nous rencontrons fréquemment l'un et l'autre dans la vie des hommes. A propos des pécheurs, le Psaume (73, 5) dit en effet: « Ils n'ont pas le tracas des autres hommes; ils ne seront pas châtiés avec tout le monde. » Et Job (21, 7): « Les impies sont bien vivants, ils ont eu le soulagement et le réconfort de leurs richesses. » Habacuc (1, 13) dit aussi: « Pourquoi regarder les perfides et te taire quand l'impie foule aux pieds un plus juste que lui? » Donc toute peine n'est pas infligée pour une faute.

Page 138: Ia.-IIae (2)

3. S. Pierre (1 P 2, 22) dit du Christ: « Il n'a pas commis de faute, il n'y a pas eu de mensonge dans sa bouche », et pourtant il ajoute au même endroit: « Il a souffert pour nous. » Donc la peine n'est pas toujours infligée par Dieu pour une faute.

En sens contraire, nous lisons au livre de Job (4, 7-9): « Quel est l'innocent qui a jamais péri? Ou quand les gens de bien ont-ils été rayés de ce monde? N'ai-je pas vu plutôt périr au soufre de Dieu ceux qui commettent l'iniquité? » Et S. Augustin affirme que toute peine est juste, et qu'elle est administrée pour un péché.

Réponse: La peine, on vient de le dire, peut être considérée de deux manières: de façon absolue, et comme une peine satisfactoire.

La peine satisfactoire est en quelque sorte volontaire. Et, comme il arrive que des gens très différemment passibles de la peine ne fassent qu'un par la volonté dans l'amour qui les unit, il suit de là que parfois quelqu'un qui n'a pas péché supporte volontairement une peine pour autrui, de même que dans les affaires humaines nous voyons aussi que quelqu'un peut endosser la dette d'un autre.

Mais si nous parlons de la peine considérée absolument, en tant qu'elle a raison de peine, alors elle est toujours ordonnée à une faute propre; mais tantôt à une faute actuelle, comme lorsqu'on est puni par Dieu ou par les hommes pour le mal qu'on a commis; tantôt, au contraire, la peine est ordonnée à la faute originelle, et cela, soit à titre de principe, soit à titre de conséquence. A titre de principe, la peine du péché originel est que la nature humaine se trouve abandonnée à elle-même, étant destituée du secours de la justice originelle; de là viennent toutes les misères qui tombent sur l'humanité par suite de la déchéance de la nature.

Il faut cependant savoir que parfois certaines choses paraissent être des peines, qui pourtant n'ont pas absolument raison de peine. En effet, la peine est une espèce de mal, nous l'avons dit dans la première Partie; et le mal est une privation de bien. Mais, comme les biens de l'homme sont de plusieurs sortes, ceux de l'âme, ceux du corps, et les biens extérieurs, il arrive parfois que, si l'on subit préjudice dans un bien moindre, c'est pour grandir dans un bien meilleur; ainsi quand on subit une perte d'argent pour soigner sa santé, ou une perte à la fois d'argent et de santé pour le salut de son âme et pour la gloire de Dieu. De telles pertes ne sont pas alors pour l'homme un mal absolu mais un mal relatif. Elles n'ont donc pas absolument raison de peines, mais de remèdes, car les médecins eux aussi font prendre des potions amères aux malades afin de leur rendre la santé. Et puisque de pareilles épreuves n'ont pas proprement raison de peine, elles ne se ramènent pas à des fautes comme à leur cause, sinon dans la mesure où cette nécessité même d'appliquer des peines médicinales à la nature humaine provient de la corruption de cette nature, châtiment du péché originel. Dans l'état d'innocence, en effet, il n'y aurait pas eu besoin d'amener personne à progresser dans la vertu par le moyen d'exercices pénibles. C'est pourquoi ce qu'il y a de réellement pénible en cela se rattache à la faute originelle comme à sa cause.

Solutions: 1. Ces défauts que l'on a de naissance ou encore dès l'enfance sont l'effet et le châtiment du péché originel, on l'a dit. Ils demeurent même après le baptême, pour la raison rapportée plus haut. Qu'ils n'existent pas également chez tous, cela tient aux diversités d'une nature qui est abandonnée à elle-même, comme nous l'avons expliqué. - Ces défauts cependant sont dans le plan providentiel ordonnés au salut des hommes: soit de ceux qui les subissent, soit des autres pour qui ils sont un avertissement. Ils sont ordonnés aussi à la gloire de Dieu.

2. Les biens temporels et corporels sont assurément des biens pour l'homme, mais de petits biens; au contraire, les biens spirituels sont les grands biens de l'homme. Il appartient donc à la justice divine d'accorder aux gens vertueux des biens spirituels, et de leur donner, en fait de biens temporels, ce qui suffit à la vertu. Comme dit Denys en effet « ce n'est pas à la justice divine d'amollir la force des meilleurs par l'abondance des choses matérielles ». Quant aux autres, le fait même que les biens

Page 139: Ia.-IIae (2)

temporels leur sont donnés, tourne à leur détriment spirituel; de là cette conclusion du Psaume (73, 6): « C'est par là que l'orgueil s'est emparé d'eux. »

3. Le Christ a enduré une peine satisfactoire, non point pour ses péchés mais pour les nôtres.

ARTICLE 8: Quelqu'un peut-il être tenu à une peine pour le péché d'autrui?

Objections: 1. Il semble que cela arrive puisqu'on lit dans l'Exode (20, 5): « Je suis un Dieu jaloux, poursuivant l'iniquité des pères dans les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération pour ceux qui me haïssent. » En S. Matthieu (23, 35) nous lisons: « Que retombe sur vous tout le sang des justes qui a été versé sur la terre. »

2. La justice humaine dérive de la justice divine. Or suivant la justice humaine les fils sont quelquefois punis pour leurs parents, par exemple, dans le crime de lèse-majesté. Donc, suivant la justice divine aussi, quelqu'un est puni pour le péché d'autrui.

3. Si l'on objectait qu'un fils n'est pas puni pour le péché de son père, mais pour son propre péché en tant qu'il imite la malice paternelle, on ne le dirait pas davantage des fils que des étrangers qui sont punis de la même peine que ceux dont ils imitent les péchés. Il ne semble donc pas que les fils soient punis pour leurs propres péchés, mais pour les péchés de leurs parents.

En sens contraire, il est écrit en Ézéchiel (18, 20): « Le fils ne portera pas l'iniquité du père. »

Réponse: Si nous parlons de la peine satisfactoire, celle qui est assumée volontairement, il arrive que quelqu'un la porte pour un autre en tant qu'ils sont un en quelque sorte, nous l'avons déjà dit. - Si nous parlons de la peine infligée pour le péché en tant qu'elle a raison de peine, alors chacun est puni uniquement pour sa propre faute, parce que l'acte du péché est quelque chose de personnel. Si nous parlons de la peine à caractère médicinal, il arrive à quelqu'un d'être puni pour le péché d'autrui. Nous avons dit en effetf que la perte des biens du corps, ou encore celle du corps lui-même, sont des peines médicinales ordonnées au salut de l'âme. Rien n'empêche, par conséquent, que quelqu'un soit frappé de peines de cette nature, par Dieu ou par les hommes, pour le péché d'un autre, comme les fils pour leurs pères et les sujets pour leurs seigneurs, en tant qu'ils font partie de leur avoir. Cependant, si le fils participe à la faute de son père ou le sujet à celle de son seigneur, ce genre d'épreuve a raison de peine des deux côtés, c'est-à-dire visant celui qui est puni comme celui pour qui il est puni. Si, au contraire, le fils et le sujet ne participent pas à la faute, l'épreuve a le caractère d'un châtiment à l'adresse de ceux pour qui ils sont punis; tandis qu'elle a seulement, chez ceux qui sont punis, le caractère d'un remède, sauf par accident, en tant qu'ils consentent au péché d'autrui; car, s'ils supportent patiemment cette épreuve, elle est ordonnée au bien de leur âme. Mais, pour ce qui est des châtiments spirituels, ils ne sont pas seulement des remèdes, parce que le bien de l'âme n'est pas ordonné à un bien meilleur. C'est pourquoi nul ne subit de dommage dans les biens de l'âme sans faute personnelle. C'est pourquoi S. Jérôme dit dans une de ses lettres que par de telles peines personne n'est puni pour autrui parce que, quant à l'âme, le fils n'appartient pas au père. Le Seigneur dit pourquoi en Ézéchiel (18, 4) « Toutes les âmes sont à moi. »

Solutions: 1. Ces deux passages doivent être rapportés aux peines temporelles ou corporelles; on y considère les enfants comme le bien des parents, les héritiers comme le bien de leurs devanciers. Autrement, si l'on applique ces textes aux peines spirituelles, ils signifient qu'il y a imitation dans la faute, d'où cette addition dans l'Exode: « Ceux qui me haïssent », et dans S. Matthieu: « Vous comblez la mesure de vos pères. » - On dit que les péchés des parents sont punis chez leurs enfants, parce que les enfants élevés dans les péchés de leurs parents sont encore plus enclins à pécher, tant à cause de l'habitude qu'ils ont prise que de l'exemple que leur a fait suivre l'autorité de leurs parents. Et les

Page 140: Ia.-IIae (2)

enfants méritent même d'être châtiés plus que les parents, si la vue des peines infligées à ceux-ci n'a pas réussi à les corriger eux-mêmes. Le texte de l'Exode dit encore: « jusqu'à la troisième et quatrième génération », parce que d'ordinaire les hommes vivent suffisamment pour voir la troisième et quatrième génération; et ainsi, mutuellement, les enfants peuvent voir les péchés des parents pour les imiter, et les parents, les peines de leurs enfants pour s'en attrister.

2. Ce sont des peines corporelles et temporelles que la justice humaine inflige à quelqu'un pour le péché d'autrui. Ce sont des remèdes ou médecines contre les fautes suivantes, soit en punissant les coupables, soit en détournant les autres d'imiter leur exemple.

3. Lorsqu'il s'agit de punitions pour les péchés des autres, les proches sont punis plus que les étrangers, d'abord parce que la peine qui frappe les proches rejaillit en quelque sorte sur ceux qui ont fait le mal, étant donné que le fils est, comme nous venons de l'expliquer, un avoir du père; et aussi parce que les exemples comme les châtiments touchent davantage quand ils sont dans la famille; de là vient que lorsqu'un enfant a été élevé dans les mauvais exemples des parents, il les suit avec plus de force; et, si les peines de ceux-ci ne l'ont pas effrayé, c'est qu'il apparaît plus obstiné qu'eux, et mérite par là même un châtiment plus grand.

PÉCHÉ VÉNIEL ET PÉCHÉ MORTEL

La distinction entre péché mortel et péché véniel étant fondée sur la dette de peine, c'est maintenant qu'il faut traiter de ces deux sortes de péchés. Et d'abord du péché véniel comparé au péché mortel (Q. 88). Puis, du péché véniel considéré en lui-même (Q. 89).

QUESTION 88: LE PÉCHÉ VÉNIEL COMPARÉ AU PÉCHÉ MORTEL

1. Convient-il d'opposer péché véniel à péché mortel? - 2. Se distinguent-ils par le genre? - 3. Le péché véniel est-il une disposition au péché mortel? - 4. Peut-il devenir mortel? - 5. Une circonstance aggravante peut-elle faire d'un péché véniel un péché mortel? - 6. Le péché mortel peut-il devenir véniel?

ARTICLE 1: Convient-il d'opposer péché véniel à péché mortel?

Objections: 1. Cette opposition n'est pas fondée car S. Augustin nous a dit: « Le péché est une parole, un acte ou un désir contraire à la loi éternelle. » Mais être contraire à la loi éternelle fait que le péché est mortel. Donc tout péché est mortel et il n'y a pas lieu d'opposer péché véniel à péché mortel.

2. « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, ou quelque autre chose que vous fassiez, dit l'Apôtre (1 Co 10, 31), faites tout pour la gloire de Dieu. » Mais quiconque pèche va contre ce précepte, car un péché n'est jamais pour la gloire de Dieu. Et, comme c'est un péché mortel d'aller contre un précepte, il apparaît qu'on ne peut jamais pécher que mortellement.

3. Quiconque s'attache par amour à une chose, s'y attache, au dire de S. Augustin, soit comme quelqu'un qui en jouit, soit comme quelqu'un qui en use. Or le pécheur ne s'attache jamais au bien périssable comme quelqu'un qui en use seulement, car il ne rapporte pas ce bien à celui qui nous béatifie, ce qui est proprement user des choses, ainsi que S. Augustin l’explique au même endroit. Pécher, c'est donc toujours jouir du bien périssable. Mais « jouir des choses quand il faudrait seulement s'en servir, c'est la perversité humaine », selon S. Augustin. Comme la perversité qualifie le péché mortel, cela revient à dire semble-t-il, que quiconque pèche, pèche mortellement.

Page 141: Ia.-IIae (2)

4. S'approcher d'un terme, c'est par le fait même s'éloigner d'un autre. Or quiconque pèche s'approche du bien périssable. Donc il s'éloigne du bien impérissable. Donc il pèche mortellement. Donc la distinction entre péché véniel et péché mortel est sans valeur.

En sens contraire, S. Augustin qualifie de criminel ce qui mérite la damnation, mais de véniel ce qui ne la mérite pas. Or le crime désigne le péché mortel. Donc le péché véniel est à juste titre opposé au péché mortel.

Réponse: Il y a des choses qui prises au sens propre ne paraissent pas être opposées, mais qui se trouvent l'être si on les prend au sens figuré. Ainsi, rire ne s'oppose pas à se dessécher; mais dès que l'on dit métaphoriquement d'une prairie qu'elle est riante à cause de son aspect verdoyant et fleuri, c'est tout l'opposé d'une prairie qui se dessèche. De même, mortel, pris au sens propre et par référence à la mort corporelle, ne semble pas être en opposition avec véniel ni appartenir au même genre. Mais au sens figuré, qu'on emploie en parlant des péchés, mortel s'oppose à véniel.

Puisque le péché est une maladie de l'âme, comme nous l'avons vu, on dit qu'un péché est mortel comme on dit qu'une maladie est mortelle du fait qu'en s'attaquant à un principe elle introduit dans l'organisme un mal irréparable, nous l'avons dit Or, le principe de la vie spirituelle, conforme à la vertu, c'est l'ordre de la fin ultime, nous l'avons dit précédemmentg. Si cet ordre est détruit, on ne peut le restaurer par un principe intrinsèque, mais seulement par la vertu divine, nous l'avons dit déjà. Car, si le désordre est seulement dans les moyens, la fin le répare, comme la vérité des principes corrige l'erreur si celle-ci ne tombe que sur les conclusions. Par conséquent le désordre relatif à la fin ultime ne peut être réparé par rien d'autre qui soit plus fondamental que lui, pas plus que ne peut être redressée l'erreur qui porte sur les principes. C'est pourquoi les péchés de cette sorte sont appelés mortels, comme étant irréparables.

Pour ce qui est, au contraire, des péchés qui représentent un désordre dans les moyens, ils sont réparables, tant qu'on garde le sens de la fin ultime. Et ce sont eux qu'on appelle véniels, car un péché obtient le pardon (venia), lorsqu'il n'entraîne plus aucune dette de peine, et nous avons dit comment pouvait cesser cette dette après que le péché lui-même avait cessé. - Il résulte donc de tout cela que mortel et véniel s'opposent comme irréparable et réparable. Quand je dis irréparable, j'entends par un principe intérieur, mais non par référence à la vertu divine, qui peut remédier à toute maladie, corporelle et spirituelle. Et c'est pourquoi on a raison d'opposer péché véniel à péché mortel.

Solutions: 1. Cette division du péché n'est pas celle d'un genre en autant d'espèces, participant à titre égal de la nature du genre, mais le partage d'une réalité analogique qu'on attribue selon des degrés divers. C'est pourquoi la parfaite raison de péché, définie par S. Augustin convient au péché mortel. Le péché véniel est appelé péché selon une raison imparfaite et par référence au péché mortel, de même que l'accident est appelé être par référence à la substance et selon une raison imparfaite de l'être. En effet, le péché véniel n'est pas contre la loi, parce que celui qui pèche véniellement ne fait pas ce que la loi prohibe et n'omet pas, non plus, ce à quoi elle oblige par précepte; mais il agit en dehors de la loi, parce qu'il n'observe pas la mesure raisonnable que la loi a en vue.

2. Ce précepte de l'Apôtre est affirmatif; aussi n'oblige-t-il pas à tout moment, de sorte qu'on ne va pas contre ce précepte chaque fois qu'on ne rapporte pas, d'une manière actuelle, à la gloire de Dieu, tout ce que l'on fait. Il suffit donc que quelqu'un, d'une manière habituelle, rapporte à Dieu sa personne et tous ses biens, pour qu'il ne commette pas un péché mortel toutes les fois qu'un acte de sa vie n'est pas rapporté à la gloire de Dieu d'une manière actuelle. Or le péché véniel n'exclut pas la référence habituelle de l'acte humain à la gloire de Dieu; il exclut seulement la référence actuelle, car il n'exclut pas la charité, qui oriente d'une manière habituelle vers Dieu. Il ne s'ensuit donc pas que celui qui pèche véniellement pèche mortellement.

Page 142: Ia.-IIae (2)

3. Celui qui pèche véniellement s'attache aux biens temporels, non comme quelqu'un qui en jouit, puisqu'il n'y met pas sa fin, mais comme quelqu'un qui en use, les rapportant à Dieu non en acte, mais par habitus.

4. Le bien périssable, à moins qu'on ne fasse de lui une fin, ne se présente pas comme un terme s'opposant au bien périssable, car il est un moyen et le moyen n'a pas raison de fin.

ARTICLE 2: Le péché mortel et le péché véniel se distinguent-ils par le genre?

Objections: 1. Il ne semble pas que péché véniel et péché mortel diffèrent par le genre en ce sens que certain péché serait mortel par son genre, et un autre véniel par son genre. Car le genre bon et mauvais se prend, dans les actes humains, par rapport à la matière ou à l'objet, nous l'avons dit. Mais en n'importe quel objet ou quelle matière, il arrive de pécher mortellement et véniellement; n'importe quel bien périssable, l'homme peut en effet l'aimer soit moins que Dieu, ce qui est pécher véniellement, soit plus que Dieu, ce qui est pécher mortellement. Il n'y a donc pas entre péché véniel et péché mortel une différence de genre.

2. Comme nous l'avons dit, on appelle péché mortel celui qui est irréparable, péché véniel celui qui est réparable. Or, être irréparable convient au péché de malice, que certains appellent irrémissible; être réparable convient au péché commis par faiblesse ou par ignorance, que l'on appelle rémissible. Il y a donc entre le péché mortel et le péché véniel la même différence qu'entre le péché de malice et celui de faiblesse ou d'ignorance. Or ce n'est pas là une différence de genre mais de cause, ainsi qu'il a été dit précédemment. Donc il n'y a pas de différence générique entre péché véniel et péché mortel.

3. On dit plus haut - que les mouvements imprévus, aussi bien de sensualité que de raison sont des péchés véniels. Or les mouvement imprévus se rencontrent en n'importe quel genre de péché. Il n'y a donc pas de péchés véniels par leur genre.

En sens contraire, S. Augustin énumère, dans un sermon sur le purgatoire, certains genres de péchés véniels et certains genres de péché mortels.

Réponse: Véniel vient de venia, qui veut dire pardon. Par conséquent, un péché peut être appelé véniel en plusieurs sens. 1° Parce qu'il aura effectivement obtenu le pardon: c'est ainsi, pour S. Ambroise, que tout péché devient véniel par la pénitence; et c'est là un péché véniel par son issue. 2° Autrement, un péché est appelé véniel parce qu'il n'est pas tel, en soi, qu'il ne puisse obtenir le pardon, totalement ou en partie. En partie, lorsqu'il y a en lui quelque chose qui diminue la faute, par faiblesse ou ignorance; on l'appelle véniel par sa cause. Mais il est véniel en totalité, lorsqu'il ne supprime pas l'ordre à la fin dernière et que, par suite, il ne mérite pas une peine éternelle mais une peine temporelle; et c'est cette sorte de véniel qui nous intéresse en ce moment.

Il est avéré en effet que les deux premières manières ne représentent pas un genre déterminé. Mais ce qui est appelé véniel de la troisième manière peut avoir un genre déterminé, à tel point qu'on pourra parler, en fait de péché, d'un genre véniel et d'un genre mortel, dans le sens où le genre d'un acte, comme son espèce, est déterminé par l'objet. - En effet, lorsque la volonté se porte à une chose qui, de soi, s'oppose à la charité par laquelle on est ordonné à la fin ultime, le péché, par son objet même, a de quoi être mortel. Il est par conséquent d'un genre mortel; qu'il soit contre l'amour de Dieu, comme le blasphème, le parjure, etc. ou contre l'amour du prochain, comme l'homicide, l'adultère, etc. Ce sont donc là des péchés mortels par leur genre même. En revanche, la volonté du pécheur se porte quelquefois à quelque chose qui contient en soi un désordre mais n'est pas cependant contraire à l'amour de Dieu et du prochain, tel que parole oiseuse, rire superflu, etc.; de tels péchés sont, véniels par leur genre, comme nous l'avons dit plus haut.

Page 143: Ia.-IIae (2)

Mais les actes moraux reçoivent leur raison de bien ou de mal non seulement de l'objet, mais aussi, comme nous l'avons établi en son lieu, de certaine disposition de l'agent; il arrive donc parfois que ce qui est un péché du genre véniel en raison de son objet devient mortel en raison de l'agent. Ou bien parce que celui-ci y met sa fin ultime, ou bien parce qu'il se dispose par là à quelque chose qui est du genre péché mortel, par exemple quand un individu tient des propos oiseux en vue de commettre l'adultère. De même encore, du fait de l'agent, il arrive qu'un péché dont le genre est mortel devient véniel parce que l'acte est inachevé, c'est-à-dire non délibéré par la raison, laquelle est le principe propre de l'acte mauvais; c'est ce que nous avons expliqué plus haut à propos des mouvements imprévus d'infidélité.

Solutions: 1. Du fait que quelqu'un choisit ce qui contredit la charité divine, il est convaincu de le préférer à celle-ci et par conséquent de l'aimer plus que Dieu. Voilà pourquoi, si des péchés sont d'un tel genre qu'ils contredisent de soi la charité, c'est qu'il y a en eux quelque chose qui est aimé au-dessus de Dieu. Et ainsi, ils sont mortels par leur genre même.

2. Cet argument est valable pour le péché qui est véniel par sa cause.

3. Cet argument vaut pour le péché qui est véniel par inachèvement de l'acte.

ARTICLE 3: Le péché véniel est-il une disposition au péché mortel?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car un des termes opposés ne dispose pas à l'autre. Or le péché véniel et le péché mortel se distinguent en s'opposant, on vient de le dires. Donc le péché véniel ne dispose pas au péché mortel.

2. Un acte dispose à quelque chose qui lui ressemble dans la même espèce: ainsi, dit le Philosophe, la répétition d'actes semblables engendre des dispositions ou habitus semblables. Mais nous venons de dire que péché mortel et péché véniel ne sont ni dans le même genre ni dans la même espèce. Donc le péché véniel ne dispose pas au péché mortel.

3. Si l'on appelle péché véniel ce qui prépare au péché mortel, il faudra que tout ce qui prépare au péché mortel soit péché véniel. Or toutes les bonnes oeuvres sont dans ce cas, puisque S. Augustin dit dans sa « Règle » que « l'orgueil s'insinue dans les bonnes oeuvres, pour les détruire ». Donc, même les bonnes oeuvres seront des péchés véniels, ce qui est absurde.

En sens contraire, il est dit dans l'Ecclésiastique (29, 1 Vg): « Celui qui méprise les petites choses, se perd peu à peu. » Or celui qui pèche véniellement semble bien mépriser les petites choses. Donc peu à peu il se prépare à tomber tout à fait par le péché mortel.

Réponse: La disposition est en quelque manière une cause. Aussi y a-t-il deux sortes de dispositions, comme il y a deux sortes de causes. Il y a une cause qui meut directement à l'effet, comme ce qui est chaud donne de la chaleur. Il y a une cause qui meut indirectement en écartant l'obstacle: celui qui remue la colonne, on dit qu'il remue la pierre posée dessus. D'après cela, l'acte du péché a deux façons de disposer à un résultat. 1° Il a une manière directe, qui est de disposer à un acte de même espèce. De cette manière, premièrement et par soi, un péché du genre véniel ne prépare pas à un péché du genre mortel, puisqu'ils ne sont pas de même espèce. Mais de cette manière pourtant le péché véniel peut déjà disposer, suivant un certain enchaînement, à un péché qui soit mortel par le fait de l'agent; en effet, si la disposition ou habitus s'est accrue par des actes répétés de péchés véniels, le désir de pécher peut croître dans une telle proportion que celui qui pèche mettra sa fin dans le péché véniel; car, lorsque quelqu'un a un habitus, toute sa fin consiste à agir suivant cet habitus, de sorte qu'en multipliant ainsi les péchés véniels on se dispose au péché mortel. 2° L'acte humain a une autre

Page 144: Ia.-IIae (2)

manière de disposer à quelque chose, c'est d'écarter l'obstacle. De cette manière un péché de genre véniel peut fort bien disposer à un péché de genre mortel. En effet, celui qui pèche dans le genre véniel transgresse un ordre et, par le fait même qu'il s'accoutume à ne pas soumettre sa volonté dans les petites choses, à l'ordre voulu, il se dispose à ne pas la soumettre non plus aux exigences de la fin ultime, en faisant un choix qui sera un péché mortel.

Solutions: 1. Péché véniel et péché mortel ne s'opposent pas comme deux espèces d'un même genre, mais comme un accident vis-à-vis de la substance. Aussi, de même qu'un accident peut être une disposition à une forme substantielle, de même le péché véniel au péché mortel.

2. Le péché véniel ne ressemble pas au péché mortel par son espèce. Cependant, ce sont deux genres qui se ressemblent en tant qu'ils comportent liun et l'autre, bien que différemment, l'absence de l'ordre voulu.

3. Une bonne oeuvre n'est pas par soi une disposition au péché mortel; cependant elle peut en être par accident la matière ou l'occasion. Mais le péché véniel, nous l'avons dit, dispose par soi au péché mortel.

ARTICLE 4: Le péché véniel peut-il devenir mortel?

Objections: Il semble bien. S. Augustin commentant S. Jean: « Celui qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie », déclare: « Les péchés moindres (ou véniels) si on les néglige, en viennent à tuer. » Mais on appelle péché mortel celui qui tue l'âme spirituellement. Donc le péché véniel peut devenir mortel.

2. Le mouvement de sensualité qui précède le consentement de la raison est péché véniel; mais celui qui suit ce consentement est péché mortel, on l'a dit. Donc un péché véniel peut devenir mortel.

3. Péché véniel et péché mortel diffèrent comme maladie curable et maladie incurable, nous l'avons dit. Or une maladie curable peut devenir incurable. Donc le péché véniel peut devenir mortel.

4. Une disposition peut se transformer en habitus. Or le péché véniel est une disposition au péché mortel, on vient de le dire. Il peut donc se transformer en péché mortel.

En sens contraire, des choses qui diffèrent à l'infini ne sauraient être transformées l'une en l'autre. Or tel est, d'après ce que nous avons dit, le cas du péché mortel et du péché véniel. Donc le péché véniel ne peut pas devenir mortel.

Réponse: Que le péché véniel devienne mortel, cela peut s'entendre de trois manières. 1° Dans ce sens qu'un acte numériquement identique serait d'abord péché véniel et ensuite mortel. Cela n'est pas possible, parce que le péché, comme tout acte moral, consiste principalement dans un acte de la volonté; ce qui fait que si la volonté change, on ne peut plus dire qu'il y a moralement un seul acte, bien ue l'action dans son être naturel soit continue; et, si la volonté ne change pas, il n'est pas possible de passer du péché véniel au péché mortel. 2° On peut vouloir dire que ce qui est véniel en son genre devient mortel. La chose est possible lorsque l'on met sa fin dans le péché véniel, ou qu'on le rapporte à un péché mortel comme à une fin, nous l'avons dit. 3° On peut vouloir dire que beaucoup de péchés véniels font un péché mortel. Si l'on entend par là qu'avec de nombreux péchés véniels on pourrait constituer un seul péché mortel dans son entier, c'est faux.

Car tous les péchés véniels du monde ne peuvent être passibles de peine autant qu'un seul péché mortel. Quant à la durée, c'est évident, puisque le péché mortel est passible d'une peine éternelle, et le

Page 145: Ia.-IIae (2)

péché véniel d'une peine temporelle. Quant à la peine du dam, c'est évident aussi, puisque le péché mortel encourt la privation de la vision divine, à quoi nul autre châtiment ne peut être comparé, dit S. Jean Chrysostome. Quant à la peine du sens, c'est évident aussi en ce qui concerne le ver rongeur de la conscience, bien que pour la peine du feu les châtiments ne soient peut-être pas sans proportion. Mais, si l'on veut dire que la multiplication des péchés véniels prédispose à un péché mortel, alors c'est vrai, comme nous l'avons montré dans les deux sens où le péché véniel dispose au péché mortel.

Solutions: 1. S. Augustin parle en ce sens que la multiplication des péchés véniels prédispose au péché mortel.

2. Le même mouvement de sensualité qui a devancé le consentement de la raison ne deviendra jamais un péché mortel. Il y faut l'acte de la raison consentante.

3. La maladie corporelle n'est pas un acte mais une disposition permanente; aussi, tout en demeurant la même, elle peut changer. Tandis que le péché véniel est un acte qui passe et ne peut être repris. A cet égard il n'y a donc pas de ressemblance.

4. La disposition qui devient un habitus est comme une chose inachevée qui s'achève dans la même espèce; ainsi, une science imparfaite, lorsqu'elle arrive à se parfaire, devient un habitus. Mais le péché véniel est une disposition d'un autre genre; elle aboutit au péché mortel comme un accident aboutit à une forme substantielle, sans jamais se transformer en elle.

ARTICLE 5: Une circonstance aggravante peut-elle faire d'un péché véniel un péché mortel?

Objections: 1. Apparemment oui. S. Augustin dit en effet que « la colère, si elle dure, et l'ivresse, si elle devient fréquente, passe au nombre des péchés mortels ». Or la colère et l'ivresse, par leur genre même, ne sont pas des péchés mortels mais des péchés véniels; sans quoi ce seraient toujours des péchés mortels. Donc la circonstance fait que le péché véniel est mortel.

2. Le Maître des Sentences dit, de son côté, que « la délectation, si on la prolonge, est péché mortel, et si on ne la prolonge pas, péché véniel ». Mais la prolongation n'est qu'une circonstance. Donc, la circonstance fait d'un péché véniel un péché mortel.

3. Il y a plus de différence entre le mal et le bien qu'entre le péché véniel et le péché mortel, qui sont tous les deux dans le genre mal. Or une circonstance fait d'un acte bon un acte mauvais, comme quand on donne l'aumône par vaine gloire. Elle peut donc, bien plus encore, faire d'un péché véniel un péché mortel.

En sens contraire, puisque la circonstance est un accident, sa grandeur ne peut dépasser la grandeur de l'acte lui-même, celle qu'il tient de son genre, car le sujet l'emporte toujours sur l'accident dont il est affecté. Donc, si l'acte est péché véniel par son genre, il ne pourra, par suite d'une circonstance, devenir péché mortel, puisque le péché mortel dépasse en quelque sorte à l'infini la grandeur du péché véniel, nous l'avons montré.

Réponse: Ainsi que nous l'avons dit en traitant des circonstances la circonstance comme telle est l'accident de l'acte moral. Cependant il peut arriver qu'elle se présente comme la différence spécifique de l'acte; elle perd alors la qualité de circonstance et constitue l'espèce morale. Or cela se produit dans les péchés lorsque la circonstance ajoute une laideur ou difformité d'un genre nouveau; ainsi lorsque quelqu'un s'approche d'une femme qui n'est pas à lui, l'acte a toute la laideur opposée à la chasteté; mais, s'il s'approche d'une femme qui n'est pas la sienne et qui est l'épouse d'un autre, c'est une nouvelle laideur, opposée à la justice, puisqu'il est contraire à la justice de s'emparer du bien d'autrui;

Page 146: Ia.-IIae (2)

et dans ce cas une circonstance comme celle-là constitue une nouvelle espèce de péché, appelée l'adultère.

Or il est impossible qu'une circonstance fasse d'un péché véniel un péché mortel si elle n'apporte pas une laideur d'un autre genre. En effet, nous avons dit que la laideur du péché véniel consiste en ce qu'il comporte un désordre dans les moyens; alors que la laideur du péché mortel implique un désordre à l'égard de la fin ultime. Manifestement donc, la circonstance ne peut faire d'un péché véniel un péché mortel lorsqu'elle demeure une circonstance, mais seulement lorsqu'elle fait passer dans une autre espèce l'acte moral et qu'elle en devient en quelque sorte la différence spécifique.

Solutions: 1. La longueur de temps n'est pas une circonstance qui entraîne dans une autre espèce, pas plus que la fréquence ou l'assiduité, à moins que ce ne soit par accident, à cause d'un élément supplémentaire. En effet, une chose n'acquiert pas une nouvelle espèce du fait qu'elle se multiplie ou se prolonge, à moins que dans l'acte prolongé ou multiplié quelque élément ne survienne qui change l'espèce, par exemple de la désobéissance, du mépris ou quelque chose de ce genre.

Pour la colère donc, comme elle est un mouvement de l'âme qui porte à nuire au prochain, voici ce qu'il faut dire. Si la nuisance vers laquelle tend le mouvement de colère est telle que par Son genre même elle soit péché mortel, homicide ou vol par exemple, une pareille colère est par son genre péché mortel. Pour qu'elle soit péché véniel, il faut qu'elle reste inachevée dans son acte en tant qu'elle est un mouvement soudain de sensualité. Mais, si elle se prolonge, c'est qu'il y a consentement de la raison, et le mouvement revient alors à ce qu'il est naturellement dans son genre. Si, au contraire, la nuisance vers laquelle tend le mouvement de colère est vénielle en son genre, comme lorsqu'on se fâche contre quelqu'un et qu'on veut lui dire une parole vive et moqueuse pour le blesser un peu, cette colère, si prolongée qu'elle soit, ne sera pas péché mortel, sauf peut-être par accident, comme s'il devait en sortir un grave scandale, ou pour quelque motif de cette sorte.

Pour l'ivresse, il faut dire qu'elle est, par son essence même, péché mortel. Qu'un homme, sans nécessité, se rende impuissant à se servir de sa raison, de cette raison par laquelle l'homme s'ordonne à Dieu et se soustrait à de multiples occasions de pécher, qu'il fasse cela uniquement pour le plaisir de boire, c'est expressément contraire à la vertu. S'il n'y a là parfois que péché véniel, c’est par ignorance ou par faiblesse; tel est le cas de celui qui ne sait pas la force du vin, ou ne connaît pas sa propre faiblesse, et ne pense donc pas qu'il va s'enivrer; alors, en effet, on ne lui reproche pas précisément de s'être enivré mais seulement d'avoir trop bu. Mais l'homme qui s'enivre souvent ne peut s'excuser par cette ignorance; on voit plutôt que sa volonté préfère subir l'ivresse que s'abstenir de trop boire; aussi le péché revient-il alors à sa propre nature.

2. Nous ne prétendons pas que la délectation à laquelle on s'est arrêté soit péché mortel, si ce n'est dans les matières qui, par leur genre même, sont des péchés mortels. Et dans ces matières, si la délectation à laquelle on ne s'est pas arrêté n'est que péché véniel, cela tient à l'inachèvement de l'acte, ainsi qu'on vient de le dire à propos de la colère. On parle, en effet, de colère durable et de délectation prolongée ou « morose », à cause de l'approbation donnée par la raison délibérante.

3. La circonstance ne fait d'un acte bon un acte mauvais que si elle constitue l'espèce du péché; nous l'avons établi en son lieu.

ARTICLE 6: Le péché mortel peut-il devenir véniel?

Objections: 1. Il semble bien, car la distance entre péché véniel et péché mortel est la même dans le sens contraire. Or le péché véniel devient mortel, nous venons de le dire. Donc le péché mortel peut aussi devenir véniel.

Page 147: Ia.-IIae (2)

2. De péché véniel à péché mortel nous plaçons la différence en ce que l'homme qui pèche mortellement aime la créature plus que Dieu, tandis que celui qui pèche véniellement aime la créature moins que Dieu. Or, il arrive que, tout en faisant une chose qui dans son genre est péché mortel, quelqu'un aime cependant la créature moins que Dieu; c'est le cas de l'individu qui, ne sachant pas que la fornication simple est péché mortel, et contraire à l'amour divin, la commet, de telle manière pourtant qu'il serait prêt à y renoncer, pour l'amour de Dieu, s'il savait qu'en faisant cela il agit contre cet amour. Donc il péchera véniellement, et c'est ainsi qu'un péché mortel peut devenir véniel.

3. On l'a dit, il y a plus de différence entre le bien et le mal qu'entre le péché véniel et le t)éché mortel. Or un acte qui de soi est mauvais peut devenir bon; ainsi, l'homicide peut devenir un acte de justice, comme on le voit chez le juge qui exécute un criminel. Donc, bien davantage un péché mortel peut devenir véniel.

En sens contraire, l'éternel ne peut jamais devenir temporel. Or le péché mortel mérite une peine éternelle, le péché véniel une peine temporelle. Donc, jamais le péché mortel ne peut devenir véniel.

Réponse: Véniel et mortel diffèrent, nous l'avons dit, comme parfait et imparfait dans le genre péché. Or l'imparfait peut par addition venir à la perfection. C'est pourquoi ce qui est véniel est rendu mortel par le fait même qu'il s'y ajoute une difformité morale appartenant au genre péché mortel, comme lorsqu'on dit des paroles oiseuses afin de commettre la fornication. Mais ce qui est déjà parfait ne peut pas devenir imparfait par addition. Et c'est pourquoi le péché mortel ne devient pas véniel par le fait qu'il s'y ajoute quelque difformité appartenant au genre péché véniel; le péché de celui qui commet la fornication pour dire des paroles oiseuses, n'est pas diminué mais plutôt aggravé par cette laideur qui s'y ajoute.

Cependant, ce qui est mortel en son genre peut être véniel à cause de l'imperfection de l'acte, parce que cet acte, ainsi qu'il ressort de ce que nous avons dit, ne parvient pas à réaliser parfaitement la raison même de l'acte moral, du fait qu'il n'est pas délibéré mais imprévu. Et cela se produit par une certaine soustraction, un manque de raison délibérée. Et parce que c'est la raison délibérée qui donne son espèce à l'acte moral, il s'ensuit qu'une terre soustraction dissout l'espèce morale.

Solutions: 1. Véniel diffère de mortel comme l'imparfait du parfait, comme l'enfant de l'adulte. Or, d'enfant on devient adulte, mais non l'inverse. Aussi l'argument ne porte pas.

2. Si l'ignorance est telle qu'elle excuse entièrement la faute, comme chez le furieux ou le dément, alors celui qui commet la fornication par suite d'une ignorance pareille ne pèche ni véniellement ni mortellement. Mais si l'ignorance n'est pas invincible, alors elle est elle-même un péché et contient un manque d'amour de Dieu, puisque l'homme néglige d'apprendre ce par quoi il peut demeurer dans l'amour divin.

3. Comme dit S. Augustin, « les actes mauvais en eux-mêmes ne peuvent être rendus bons par aucune fin ». Or l'homicide est le meurtre d'un innocent, et d'aucune manière on ne peut faire que cela soit bon. Mais « le juge qui fait mourir le bandit, ou le soldat qui tue l'ennemi de l'État, on ne les appelle pas des homicides », dit encore S. Augustin.

QUESTION 89: LE PÉCHÉ VÉNIEL EN LUI-MÊME

1. Le péché véniel produit-il une tache dans l'âme? - 2. La caractéristique du péché véniel figurée par « le bois, le foin et la paille » (1 Co 3, 12). - 3. Dans l'état d'innocence, l'hornme aurait-il pu pécher véniellement? - 4. L'ange, bon ou mauvais, le peut-il? - 5. Les premiers mouvements des infidèles sont-ils des péchés véniels? - 6. Le péché véniel peut-il coexister avec le péché originel seul?

Page 148: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 1: Le péché véniel produit-il une tache dans l'âme?

Objections: 1. Il semble que oui, car S. Augustin affirme: « Si les péchés véniels se multiplient, ils ravagent à tel point notre beauté qu'ils nous privent des embrassements de l'époux céleste. » Or, la tache n'est pas autre chose que cette perte de la beauté. Donc, les péchés véniels produisent une tache dans l'âme.

2. Le péché mortel produit une tache dans l'âme à cause du dérèglement qu'il cause dans les actes et dans les affections du pécheur. Or, dans le péché véniel il y a un certain dérèglement des actes et des affections. Donc il produit une tache dans l'âme.

3. La tache de l'âme vient de son contact, par l'amour, avec une réalité temporelle, on l'a déjà dit. Or, dans le péché véniel, ce contact existe, par un amour désordonné. Donc, le péché véniel introduit dans l'âme une tache.

En sens contraire, lorsque le Seigneur a voulu, comme dit l'Apôtre (Ep 5, 25), « se présenter à lui-même une Église éclatante n'ayant ni tache ni ride », cela veut dire, d'après la Glose, « n'ayant rien de criminel ». C'est donc, semble-t-il, le propre du péché mortel de produire une tache dans l'âme.

Réponse: Nous l'avons dit, cette tache est une perte d'éclat par suite d'un contact, comme on le voit dans les choses matérielles, d'où le mot est passé par comparaison avec les choses de l'âme. Or, le corps a un double éclat: l'un qui provient du bon état intrinsèque des membres et du teint; l'autre du rayonnement extérieur qui vient s'y ajouter. De même, il y a aussi dans l'âme un double éclat, l'un qui est dans les habitus et comme intrinsèque, l'autre qui est dans les actes comme un rayonnement extérieur. Or, le péché véniel empêche bien l'éclat des actes, mais non celui des habitus, car il n'exclut ni ne diminue, ainsi que nous le verrons par la suite, l'habitus de la charité et des autres vertus; il en empêche seulement les actes. - D'autre part, une tache étant quelque chose qui reste sur l'objet taché se rapporte plutôt, semble-t-il, à la perte de l'éclat habituel qu'à celle de l'éclat actuel. Donc, à proprement parler, le péché véniel ne fait pas de tache dans l'âme. Et, si on le dit quelquefois, c'est en ce sens tout à fait relatif qu'il empêche l'éclat provenant de l'activité des vertus.

Solutions: 1. S. Augustin veut parler du cas où les péchés véniels prédisposent au péché mortel. Autrement, ils ne rendraient pas indigne des embrassements de l'époux céleste.

2. Le dérèglement de l'acte détruit l'habitus de la vertu dans le péché mortel, mais non dans le péché véniel.

3. Dans le péché mortel, l'âme s'applique par amour à une réalité temporelle comme à une fin, et par là l'influx de la lumière de grâce est totalement arrêté, puisqu'il rejoint ceux qui adhèrent à Dieu comme à leur fin ultime, par la charité. Mais dans le péché véniel l'homme n'adhère pas à la créature comme à sa fin ultime. Ce n'est donc pas pareil.

ARTICLE 2: La caractéristique du péché véniel figurée par « le bois, le foin et la paille » (1 Co 3, 12)

Objections: 1. Cette caractéristique est inexacte. Car l'Apôtre en cet endroit (3, 12) parle de ceux qui bâtissent avec ces matériaux sur un fondement spirituel. Or les péchés véniels sont en dehors de l'édifice spirituel, tout comme les opinions fausses sont en dehors de la science. Donc les matériaux en question désignent mal les péchés véniels.

Page 149: Ia.-IIae (2)

2. Celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, on dit qu'il « sera sauvé comme à travers le feu ». Mais quelquefois celui qui commet des péchés véniels ne sera pas sauvé du tout, même par le feu; ainsi, lorsque les péchés véniels se rencontrent chez celui qui meurt avec le péché mortel. Donc le texte s'applique mal aux péchés véniels.

3. D'après l'Apôtre, il y en a d'autres qui bâtissent avec « de l'or, de l'argent et des pierres précieuses », c'est-à-dire l'amour de Dieu, l'amour du prochain et les bonnes oeuvres; et d'autres qui bâtissent avec « du bois, du foin et de la paille ». Or, même ceux qui aiment Dieu et le prochain et qui font de bonnes oeuvres, commettent des péchés véniels, car il est écrit dans la 1e épître de S. Jean (1, 8): « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous abusons. » Donc, les trois choses en question ne désignent pas exactement les péchés véniels.

4. Il y a dans les péchés véniels beaucoup plus de trois différences ou degrés. On ne peut donc pas dire que tous les péchés véniels soient compris sous ces trois mots.

En sens contraire, l'Apôtre dit de celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, qu'il « sera sauvé comme par le feu », c'est-à-dire qu'il subira une peine, mais qui ne sera pas éternelle. Or, l'obligation à une peine temporelle appartient en propre au péché véniel. Donc ces trois mots signifient bien les péchés véniels.

Réponse: Certains ont pensé que le fondement dont il s'agit ici, c'est la foi informe, sur laquelle les uns élèvent de bonnes oeuvres, que figurent l'or, l'argent et les pierres précieuses, tandis que d'autres élèvent des péchés, même des péchés mortels, que représentent le bois, le foin et la paille. Mais S. Augustin n'approuve pas cette interprétation. L'Apôtre dit, en effet, dans l'épître aux Galates (5, 21): « Celui qui accomplit les oeuvres de la chair, n'obtiendra pas le royaume de Dieu », qui est le salut. Et, par ailleurs, il assure que « celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, sera sauvé, comme à travers le feu ». On ne peut donc pas comprendre par là les péchés mortels.

Aussi certains disent-ils qu'on doit entendre par là les bonnes oeuvres, celles qui font vraiment partie de l'édifice spirituel, mais auxquelles se mêlent cependant des péchés véniels. Ainsi un homme a le souci de sa famille, ce qui est une bonne chose, mais il mêle à ce souci un trop grand amour de sa femme, de ses enfants ou de ses biens, tout en étant cependant soumis à Dieu, au point que, même pour eux, il ne voudrait rien faire contre Dieu.

Mais ce n'est pas encore là, semble-t-il, la bonne explication. Manifestement, en effet, toutes les bonnes oeuvres se réfèrent à la charité pour Dieu et le prochain. Elles font songer, par conséquent, à l'or, à l'argent, aux pierres précieuses; nullement au bois, au foin ni à la paille.

Il faut donc entendre par ces choses les péchés véniels eux-mêmes, tels qu'ils se mélangent aux soucis terrestres. Car, de même que ces sortes de matériaux s'entassent dans une maison sans appartenir à la substance même de l'édifice, et peuvent être brûlés alors que l'édifice subsiste, de même, les péchés véniels peuvent aussi se multiplier dans l'homme, tandis que l'édifice spirituel subsiste. Et c'est pour ces péchés-là que l'homme doit endurer la purification par le feu, soit le feu de l'épreuve temporelle en cette vie, soit celui du purgatoire après cette vie, et il obtient cependant le salut éternel.

Solutions: 1. Lorsqu'on dit que les péchés véniels s'élèvent sur le fondement spirituel, ce n'est pas comme s'ils y étaient directement superposés; mais ils y sont juxtaposés: c'est ainsi que le Psaume (137, 1) dit: « Sur les fleuves de Babylone », pour dire: A côté d'eux. De fait, les péchés véniels ne détruisent pas l'édifice spirituel, nous venons de le dire.

2. On ne dit pas de tous ceux qui bâtissent avec du bois, du foin et de la paille, qu'ils sont sauvés comme à travers le feu; on le dit seulement de celui « qui bâtit sur le fondement », lequel n'est pas, comme quelques-uns le croyaient, la foi informe, mais la foi informée par la charité, selon l'Apôtre

Page 150: Ia.-IIae (2)

(Ep 3, 17): « Enracinés et fondés dans la charité. » Donc, celui qui meurt avec un péché mortel et des péchés véniels a bien dans sa construction du bois, du foin et de la paille; mais ces matériaux ne sont pas bâtis sur le fondement spirituel, et c'est pourquoi cet homme-là ne sera pas sauvé, même comme par le feu.

3. Ceux qui sont dégagés du soin des choses temporelles, bien que parfois ils pèchent véniellement, ne commettent cependant que de légers péchés véniels, et s'en purifient très fréquemment par la ferveur de leur charité. Aussi ceux-là ne bâtissent pas avec des péchés véniels, parce qu'ils gardent ceux-ci peu longtemps. Au contraire, les péchés véniels de ceux qui sont occupés aux affaires terrestres restent plus longtemps parce qu'ils ne peuvent avoir aussi fréquemment la ressource d'effacer ces péchés véniels par la ferveur de la charité.

4. Comme dit le Philosophe, « toutes choses se résument en trois: le commencement, le milieu et la fin ». D'après cela, tous les degrés de péchés véniels se ramènent à ces trois éléments: le bois qui dure plus longtemps dans le feu; la paille dont on est plus vite débarrassé; et le foin qui est quelque chose d'intermédiaire. En effet, selon que les péchés véniels présentent plus ou moins d'adhérence ou de gravité, le feu les purifie plus ou moins vite.

ARTICLE 3: Dans l'état d'innocence, l'homme aurait-il pu pécher véniellement?

Objections: Apparemment oui. Sur un passage de la 1re épître à Timothée (2, 14): « Ce n'est pas Adam qui s'est laissé séduire », la Glose commente: « N'ayant pas fait l'expérience de la sévérité divine, il a pu se tromper au point de croire véniel l'acte qu'il avait commis. » Mais il ne l'aurait pas cru s'il n'avait pas pu pécher véniellement. Donc il aurait pu pécher véniellement, sans pécher mortellement.

2. S. Augustin dit, dans son Commentaire littéral de la Genèse: « Il ne faut pas penser que le tentateur eût fait tomber l'homme, si celui-ci n'avait auparavant dans l'âme un mouvement d'élévation, qu'il aurait dû réprimer. » Ce mouvement d'élévation, précédant une chute dans le péché mortel, n'a pu être qu'un péché véniel. Pareillement, dans le même livre, S. Augustin dit encore: « Adam, quand il vit que sa femme n'était pas morte d'avoir mangé le fruit défendu, fut fortement agité d'un violent désir de faire l'expérience. » Il semble aussi qu'il y eut chez Eve un mouvement d'infidélité; elle a douté de la parole du Seigneur, comme on le voit par ses paroles: « De crainte que peut-être nous ne mourions. » Or, ce désir chez l'homme, ce doute chez la femme, sont péchés véniels, semble-t-il. Le premier homme a donc pu pécher véniellement, avant de pécher mortellement.

3. Le péché mortel est plus opposé que le péché véniel à l'intégrité de l'état primitif. Or l'homme a pu pécher mortellement, nonobstant l'intégrité de son premier état. Donc il a pu aussi pécher véniellement.

En sens contraire, tout péché rend passible d'une peine. Or une peine n'a pu exister dans l'état d'innocence, d'après S. Augustin. L'homme n'a donc pu commettre un péché qui ne l'exclût pas de cet état d'intégrité. Or le péché véniel ne change pas l'état de l'homme. Donc celui-ci n'a pas pu pécher véniellement.

Réponse: Il est communément admis que l'homme dans l'état d'innocence n'a pas pu pécher véniellement. Mais la chose ne doit pas s'entendre en ce sens que ce qui est véniel pour nous, si le premier homme l'avait commis, eût été mortel pour lui à cause de la grandeur de son état. Car la dignité de la personne est une circonstance qui aggrave le péché, mais elle n'en change pas l'espèce, sauf peut-être quand survient une difformité spéciale, provenant d'une désobéissance, d'un voeu ou de quelque chose de semblable, ce qui ne peut être allégué dans le cas en question. Donc, ce qui de soi

Page 151: Ia.-IIae (2)

est véniel n'a pas pu être transformé en péché mortel à cause de la dignité de l'état primitif. Donc, il faut comprendre que le premier homme n'a pas pu pécher véniellement parce qu'il n'a pas pu commettre quelque chose qui de soi fût péché véniel, avant d'avoir perdu par un acte de péché mortel l'intégrité du premier état.

La raison en est que le péché véniel, chez nous, se produit soit parce que l'acte est imparfait dans le genre de péché mortel comme le sont des impressions soudaines; soit parce que le désordre s'affirme seulement dans les moyens, en gardant l'ordre obligatoire à la fin. Or ces deux conditions se réalisent, l'une comme l'autre, par un manque d'ordre résultant de ce qu'en nous l'élément inférieur n'est pas fermement maintenu sous la dépendance de l'élément supérieur. En effet, qu'un mouvement subit de sensualité s'élève en notre âme, cela vient de ce que cette puissance n'est pas entièrement soumise à la raison. Qu'un mouvement subit s'élève dans la raison elle-même, cela provient chez nous de ce que l'exécution même des actes de la raison n'est pas soumise à la délibération, qui s'inspire d'un bien plus élevé, nous l'avons dit précédemment. Que l'esprit humain soit déréglé dans le choix des moyens tout en gardant l'ordre à la fin, cela vient de ce qu'il ne sait pas infailliblement plier les moyens à la fin, laquelle tient, nous l'avons dit, la place suprême d'un principe parmi les choses désirables.

Or, dans l'état d'innocence, comme nous l'avons vu dans la première Partie, régnait solidement un ordre infaillible; grâce à lui l'inférieur y serait toujours maintenu par le supérieur aussi longtemps que la partie suprême de l'homme se garderait soumise à Dieu, comme dit encore S. Augustin. Voilà pourquoi il est impossible que le désordre s'introduise chez l'homme à moins de commencer par une insubordination de la partie suprême de l'homme à l'égard de Dieu, ce qui est le fait d'un péché mortel. D'où il est évident que l'homme dans l'état d'innocence n'a pas pu pécher véniellement avant d'avoir péché mortellement.

Solutions: 1. Véniel n'est pas pris là dans le sens où nous en parlons maintenant: il veut dire ce qui est facilement rémissible.

2. Ce mouvement d'élévation qui a pris les devants dans l'esprit de l'homme, ce fut son premier péché mortel. Quand on dit qu'il a précédé la chute, on veut dire la chute dans l'acte extérieur du péché. A la suite de cette coupable élévation, se sont produits, et le violent désir chez l'homme de tenter l'expérience, et le doute chez la femme. Celle-ci, du reste, s'est jetée de son côté dans un mouvement d'élévation du seul fait qu'elle a prêté l'oreille au serpent qui lui parlait du précepte, comme si elle refusait de s'y soumettre.

3. Le péché mortel s'oppose tellement à l'intégrité de l'état primitif qu'il la détruit, ce que le péché véniel ne peut faire. Et s'il est vrai qu'aucun désordre n'est possible en même temps que cet état d'intégrité, il s'ensuit que le premier homme ne pouvait pas pécher véniellement avant d'avoir péché mortellement.

ARTICLE 4: L'ange, bon ou mauvais, peut-il pécher véniellement?

Objections: 1. Oui, semble-t-il. Car, dans cette partie supérieure de l'âme, appelée esprit, l'homme se rencontre avec les anges. Comme dit S. Grégoire: « L'homme est intelligent avec les anges. » Or l'homme, par la partie supérieure de l'âme, peut pécher véniellement. Donc, l'ange aussi.

2. Qui peut le plus peut le moins. Or l'ange a pu aimer le bien créé plus que Dieu, ce qu'il a fait en péchant mortellement. Donc il a pu aussi aimer le bien créé au-dessous de Dieu, de façon désordonnée cependant, en péchant véniellement.

Page 152: Ia.-IIae (2)

3. Les mauvais anges semblent faire certaines choses qui sont, dans leur genre, péchés véniels, comme provoquer les hommes au rire et aux autres légèretés de même sorte. Or, nous savons 0 que la circonstance ne fait pas d'une faute vénielle une faute mortelle, sauf s'il survient une prohibition spéciale, ce qui n'est pas le cas. Donc, l'ange peut pécher véniellement.

En sens contraire, la perfection de l'ange est plus grande que ne l'était celle de l'homme dans le premier état. Or, dans le premier état, l'homme n'a pas pu pécher véniellement. L'ange le peut donc beaucoup moins.

Réponse: L'intelligence de l'ange, comme nous l'avons vu dans la première Partie, n'est pas discursive, c'est-à-dire qu'elle ne passe pas des principes aux conclusions en les comprenant séparément, comme il arrive chez nous. Par conséquent, chaque fois que l'ange considère une conclusion, il faut qu'il la voie telle qu'elle est dans les principes. Or, dans le domaine du désir, nous l'avons dit maintes fois, les fins sont comme des principes, les moyens comme des conclusions. C'est pourquoi l'esprit de l'ange ne se porte vers les moyens que selon qu'ils sont commandés par la fin. A cause de cela, la nature même des anges exige qu'il ne puisse y avoir en eux de désordre à l'égard des moyens, s'il n'y a en même temps du désordre à l'égard de la fin elle-même, ce qui a lieu par le péché mortel. Or, les bons anges ne se portent à des moyens qu'en vue de la fin qu'on doit avoir, qui est Dieu; et, à cause de cela, tous leurs actes sont des actes de charité. Ainsi ne peut-il y avoir chez eux de péché véniel. Les mauvais anges, au contraire, ne se portent à rien que pour la fin de leur péché d'orgueil. Et voilà comment, en tout, ils pèchent mortellement, quoi qu'ils fassent, du moins lorsque c'est par leur volonté propre. Il en est d'ailleurs autrement lorsque c'est par l'appétit naturel du bien, appétit qui est en eux, comme nous l'avons expliqué au traité des anges.

Solutions: 1. L'homme se rencontre bien avec les anges par l'esprit ou intelligence; mais il diffère d'eux, nous venons de le dire, dans la manière d'être intelligent.

2. Il n'est pas possible que l'ange ait aimé une créature moins que Dieu sans l'avoir en même temps rapportée comme à une fin ultime, soit à Dieu, soit à une fin désordonnée et cela pour la raison que nous venons de dire.

3. Les démons s'emploient à toutes ces choses qui nous paraissent vénielles pour attirer les hommes dans leur familiarité et les amener ainsi au péché mortel. En tout cela donc, les démons pèchent mortellement, à cause de la fin qu'ils se proposent.

ARTICLE 5: Les premiers mouvements des infidèles sont-ils des péchés véniels?

Objections: 1. Il semble que ce soient des péchés mortels. S. Paul dit en effet (Rm 8, 1): « Il n'y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus... qui ne se conduisent pas selon la chair. » Et l'on voit par ce qui précède, qu'il parle à cet endroit des convoitises sensuelles. Ainsi donc, la cause pour laquelle un mouvement de convoitise n'est pas condamnable chez ceux qui ne se conduisent pas selon la chair, c'est-à-dire chez ceux qui ne vont pas jusqu'à consentir à la convoitise, c'est qu'ils sont dans le Christ Jésus. Mais les infidèles ne sont pas dans le Christ Jésus. Donc chez eux cela est condamnable; par suite, leurs premiers mouvements sont péchés mortels.

2. S. Anselme dit: « Ceux qui ne sont pas dans le Christ, dès qu'ils éprouvent des sentiments charnels, encourent la damnation, même s'ils n'ont pas une conduite charnelle. » Or la damnation n'est due qu'au péché mortel. Comme les impressions charnelles se font sentir avec le premier mouvement de convoitise, il semble donc que ce premier mouvement, chez les infidèles, soit péché mortel.

Page 153: Ia.-IIae (2)

3. S. Anselme dit encore au même endroit « L'homme a été ainsi fait qu'il ne devrait pas éprouver la convoitise. » Il semble que cette obligation soit remise par la grâce baptismale, que les infidèles n'ont pas. Chaque fois donc qu'un infidèle éprouve la convoitise, même s'il ne consent pas, il pèche mortellement, puisqu'il agit contre son devoir.

En sens contraire, il est écrit dans les Actes (10, 34): « Dieu ne fait pas acception des personnes. » Par conséquent, ce qu'il n'impute pas à l'un pour sa damnation, il ne l'impute pas non plus à l'autre. Or, aux fidèles il n'impute pas leurs premiers mouvements pour leur damnation. Donc aux infidèles non plus.

Réponse: Il n'est pas raisonnable de dire que, chez les infidèles, les premiers mouvements soient péchés mortels, s'ils n'y consentent pas. Et c'est doublement évident. 1° Parce que la sensualité elle-même ne peut être le siège du péché mortel, ainsi que nous l'avons établi plus haut. Or, la nature de la sensualité est la même chez les infidèles et chez les fidèles. Il n'est donc pas possible qu'un mouvement de sensualité, à lui seul, soit un péché mortel chez un infidèle. 2° La chose est encore rendue évidente par l'état du pécheur. Jamais en effet, la dignité de la personne ne diminue le péché; de ce que nous avons dit plus haut, il ressort plutôt qu'elle l'augmente. Par conséquent, le péché n'est pas moins grave chez le fidèle que chez l'infidèle, mais bien davantage. Car, d'une part, l'ignorance dans laquelle se trouvent les infidèles rend leurs péchés plus dignes de pardon comme S. Paul le dit (1 Tm 1, 13): « J'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai agi par ignorance, n'ayant pas encore la foi. » D'autre part, la grâce des sacrements reçus rend plus graves les péchés des fidèles, selon l'épître aux Hébreux (10, 29): « Ne pensez-vous pas qu'il méritera de pires supplices, celui qui aura profané le sang de l'Alliance qui l'avait sanctifié? »

Solutions: 1. L'Apôtre parle de la condamnation due au péché originel, laquelle, en effet, nous est enlevée par la grâce de jésus Christ, bien que le foyer de la convoitise demeure. Aussi, que les fidèles éprouvent de la convoitise n'est plus chez eux, comme ce l'est chez les infidèles, le signe de la condamnation du péché originel.

2. Et c'est aussi de cette manière qu'il faut entendre la parole de S. Anselme.

3. Ce devoir de ne pas convoiter tenait à la justice originelle. Aussi, ce qui est en opposition avec un tel devoir ne se rattache pas au péché actuel mais au péché originel.

ARTICLE 6: Le péché véniel peut-il coexister avec le péché originel seul?

Objections: 1. Oui, semble-t-il. Car la disposition précède l'habitus. Or le péché véniel est une disposition au péché mortel, nous l'avons vu. Donc, chez un infidèle à qui le péché originel n'est pas remis, on trouve le péché véniel avant le péché mortel. Ainsi les infidèles ont-ils quelquefois des péchés véniels avec le péché originel sans avoir de péchés mortels.

2. Il y a moins de connexion et de rapprochement entre péché véniel et péché mortel qu'entre péché mortel et péché mortel. Or, l'infidèle soumis au péché originel peut commettre tel péché mortel et non tel autre. Donc il peut aussi commettre un péché véniel et non un péché mortel.

3. On peut fixer le temps où l'enfant commence à pouvoir être l'auteur d'un péché actuel. Lorsqu'il est parvenu à ce temps-là, il peut se tenir, au moins pendant un court intervalle, sans pécher mortellement, puisque cela arrive même chez les plus grands scélérats. Or, dans cet intervalle, si court soit-il, l'enfant peut pécher véniellement. Donc, le péché véniel peut coexister avec le péché originel et sans le péché mortel.

Page 154: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, pour le péché originel, les humains sont punis dans le limbe des enfants, où n'existe pas la peine du sens, ainsi que nous le dirons dans la suite. Quant à l'enfer, les hommes y sont précipités uniquement à cause du péché mortel. Il n'y aura donc pas d'endroit où puisse être puni celui qui a le péché véniel avec le péché originel seulement.

Réponse: Il est impossible que le péché véniel existe chez quelqu'un avec le péché originel et sans péché mortel. Et voici pourquoi. Avant que l'homme parvienne à l'âge de discrétion, le défaut des années, en empêchant en lui l'usage de la raison, l'excuse de péché mortel, et par conséquent l'excuse beaucoup plus encore de péché véniel, s'il vient à commettre un acte qui soit tel par son genre. Au contraire, une fois que l'homme a commencé à avoir l'usage de la raison, il n'est pas tout à fait excusé de la culpabilité dcs péchés tant véniels que mortels. Mais la première chose qui doit se présenter à sa réflexion, c'est de délibérer sur lui-même. Et si réellement il s'est ordonné à la fin voulue, il obtiendra par la grâce la rémission du péché originel. Tandis que, s'il ne s'oriente pas vers la bonne fin, autant qu'à cet âge-là il est capable de la discerner, il péchera mortellement, ne faisant pas tout son possible. Et dès lors, il n'y aura plus chez lui péché véniel sans péché mortel, si ce n'est après que tout lui aura été remis par la grâce.

Solutions: 1. Le péché véniel n'est pas une disposition qui précède le péché mortel de façon nécessaire, mais de façon contingente. C'est ainsi que parfois la fatigue prédispose à la fièvre, mais non pas comme l'élévation de chaleur prédispose à la forme du feu.

2. Ce qui empêche le péché véniel de coexister avec le péché originel seul, ce n'est pas leur éloignement ou leur convergence, c'est l'absence d'usage de la raison, on vient de le dire.

3. L'enfant qui commence à avoir l'usage de la raison peut pendant quelque temps s'abstenir des autres péchés mortels, mais il n'est pas exempt de ce péché d'omission que nous venons de dire, s'il ne se tourne vers Dieu le plus tôt qu'il peut. Car ce qui s'impose en premier à l'homme qui a le discernement, c'est de réfléchir sur lui-même, et tout le reste est ordonné à cela comme à sa fin, laquelle a la primauté dans l'ordre d'intention. Aussi, est-ce à ce moment qu'il tombe sous l'obligation du précepte affirmatif proclamé par le Seigneur (Za 1, 3): « Revenez à moi, et je reviendrai à vous. »

Somme Théologique Ia-IIae

PROLOGUE

Il faut étudier maintenant les principes externes des actes humains. Le principe extérieur qui porte à l'acte mauvais, c'est le diable; nous avons parlé de sa tentation dans la première Partie. Le principe externe qui nous fait bien agir, c'est Dieu, soit qu'il nous instruise par sa loi, soit qu'il nous soutienne de sa grâce. Aussi convient-il d'examiner successivement la loi (Q. 90-108), puis la grâce (Q. 109-114).

Au sujet de la loi, il faut d'abord l'étudier en elle-même d'une manière générale (Q. 90-97); il faudra ensuite en considérer les parties (Q. 98-108). Quant à la loi considérée en général, il y a lieu d'étudier trois points: premièrement son essence, deuxièmement la diversité des lois (Q. 91), troisièmement les effets de la loi (Q. 92-97).

QUESTION 90: L'ESSENCE DE LA LOI

1. La loi est-elle oeuvre de raison? - 2. La fin de la loi. - 3. Sa cause. - 4. Sa promulgation.

Page 155: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 1: La loi est-elle oeuvre de raison?

Objections: 1. Il semble que la loi ne relève pas de la raison. S. Paul écrit en effet aux Romains (7, 23): « je vois une autre loi dans mes membres, etc. » Mais rien de ce qui est de la raison ne se trouve dans les membres; la raison n'utilise en effet aucun organe corporel. Donc la loi n'est pas oeuvre de raison.

2. Dans la raison il n'y a que la puissance, l'habitus et l'acte. La loi n'est pas la raison elle-même; elle n'est pas non plus un habitus rationnel; car les habitus de raison sont les vertus intellectuelles dont nous avons parlé plus haut. Elle n'est pas davantage un acte de raison, puisqu'en ce cas la loi n'existerait plus lorsque l'acte de la raison serait suspendu, par exemple chez ceux qui dorment. Donc la loi n'est pas oeuvre de la raison.

3. La loi fait agir correctement ceux qui lui sont soumis. Or faire agir relève proprement de la volonté, comme on l'a montré précédemment. Donc la loi ne relève pas de la raison, mais plutôt de la volonté; aussi Justinien déclare-t-il: « C'est ce qu'a décidé le prince qui a force de loi. »

En sens contraire, c'est à la loi qu'il appartient de commander et d'interdire. Mais commander relève de la raison, comme on l'a vu e. Donc la loi relève de la raison.

Réponse: La loi est une règle d'action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui signifie lier par ce fait que la loi oblige à agir, c'est-à-dire qu'elle lie l'agent à une certaine manière d'agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c'est la raison, qui est le principe premier des actes humains, comme nous l'avons montré précédemment. C'est en effet à la raison qu'il appartient d'ordonner quelque chose en vue d'une fin; et la fin est le principe premier de l'action, selon le Philosophe. Mais dans tout genre d'êtres, ce qui est principe est à la fois règle et mesure de ce genre; comme l'unité dans le genre nombre et le premier mouvement dans le genre mouvement. Il suit de là que la loi relève de la raison.

Solutions: 1. Puisque la loi est une règle et une mesure, elle peut être considérée sous deux aspects. D'abord en celui qui pose la règle ou établit la mesure. Ces opérations étant propres à la raison, la loi se trouve en ce cas être dans la raison seule. Ensuite, la loi peut être considérée en celui qui est soumis à la règle et à la mesure. Ainsi la loi se rencontre-t-elle en tous les êtres qui subissent une inclination par le fait d'une loi. Et puisque toute inclination à agir suppose une loi, elle peut être appelée elle-même une loi, non point à titre essentiel, mais à titre de participation. C'est de cette façon que les appétits de nos membres corporels peuvent être appelés « la loi des membres ».

2. Dans nos actes qui se manifestent extérieurement, il y a lieu de distinguer l'opération elle-même, et l'oeuvre réalisée, par exemple l'action de construire, et l'édifice; de même dans les opérations intellectuelles, il y a lieu de distinguer l'action elle-même de la raison qui est la pensée et le raisonnement, et d'autre part ce qui est le résultat produit par cette activité. Dans l'ordre spéculatif, ce résultat s'appelle la définition, puis la proposition, enfin le syllogisme et la démonstration. Et la raison pratique utilise également le syllogisme pour son activité, comme nous l'avons vu, selon l'enseignement d'Aristote. C'est pourquoi il est normal de trouver dans la raison pratique quelque chose qui joue, par rapport aux opérations à effectuer, le rôle que remplit le principe par rapport aux conclusions dans la raison spéculative. Et ces propositions universelles de la raison pratique ordonnées aux actions ont raison de loi. Ces propositions tantôt sont considérées de façon actuelle, et tantôt conservées par la raison à l'état d'habitus.

3. La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement, comme il a été déjà dit. C'est en effet parce qu'on veut la fin que la raison impose les moyens de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements qu'elle porte, doit être elle-même réglée par une raison. On

Page 156: Ia.-IIae (2)

comprend ainsi que la volonté du prince a force de loi; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu'une loi.

ARTICLE 2: La fin de la loi

Objections: 1. Il semble que la loi ne soit pas toujours ordonnée au bien commun comme à sa fin. C'est à la loi qu'il revient de prescrire et de prohiber. Or les préceptes sont ordonnés à certains biens particuliers. Donc le but de la loi n'est pas toujours le bien commun.

2. La loi imprime à l'homme une direction en vue de l'action. Mais les actions humaines ne se réalisent que dans les faits particuliers. Donc la loi est ordonnée à quelque bien particulier.

3. Isidore de Séville écrit: « Si la loi est constituée par la raison, sera loi tout ce que la raison établira. » Mais la raison établit ce qui est ordonné au bien privé tout autant que ce qui est ordonné au bien commun. Donc la loi n'est pas ordonnée seulement au bien commun, mais aussi au bien privé.

En sens contraire, Isidore de Séville déclare « La loi n'est écrite pour l'avantage d'aucun particulier, mais pour l'utilité commune des citoyens. »

Réponse: On vient de le dire: la loi relève de ce qui est le principe des actes humains, puisqu'elle en est la règle et la mesure. Mais de même que la raison est le principe des actes humains, il y a en elle quelque chose qui est principe de tout le reste. Aussi est-ce à cela que la loi doit se rattacher fondamentalement et par-dessus tout. Or, en ce qui regarde l'action, domaine propre de la raison pratique, le principe premier est la fin ultime. Et la fin ultime de la vie humaine, c'est la félicité ou la béatitude, comme on l'a vu précédemment Il faut par conséquent que la loi traite surtout de ce qui est ordonné à la béatitude.

En outre, chaque partie est ordonnée au tout, comme l'imparfait est ordonné au parfait; mais l'individu est une partie de la communauté parfaite. Il est donc nécessaire que la loi envisage directement ce qui est ordonné à la félicité commune. C'est pourquoi le Philosophe, dans sa définition des lois, fait mention de la félicité et de la solidarité politique. Il dit en effet que « nous appelons justes les dispositions légales qui réalisent et conservent la félicité ainsi que ce qui en fait partie, par la solidarité politique ». Car, pour lui la société parfaite c'est la cité.

En n'importe quel genre le terme le plus parfait est le principe de tous les autres, et ces autres ne rentrent dans le genre que d'après leurs rapports avec ce terme premier; ainsi le feu qui est souverainement chaud, est cause de la chaleur dans les corps composés qui ne sont appelés chauds que dans la mesure où ils participent du feu. En conséquence, puisque la loi ne prend sa pleine signification que par son ordre au bien commun, tout autre précepte visant un acte particulier ne prend valeur de loi que selon son ordre à ce bien commun. C'est pourquoi toute loi est ordonnée au bien communs.

Solutions: 1. Le précepte implique l'application de la loi aux actes réglés par elle. L'ordre au bien commun, qui relève de la loi, est applicable aux fins particulières. C'est en ce sens que sont portés des préceptes relatifs à certains cas particuliers.

2. Les actions ne se réalisent que dans des cas particuliers; mais ces cas particuliers peuvent être rapportés au bien commun, non point en ce sens qu'ils seraient classés sous le même genre ou sous la même espèce que ce qui regarde essentiellement le bien commun, mais parce qu'ils sont considérés comme des moyens de contribuer au bien commun; en ce sens, le bien général est appelé la fin commune.

Page 157: Ia.-IIae (2)

3. Rien n'est ferme et certain dans le domaine de la raison spéculative que si on le ramène aux premiers principes indémontrables. De même, rien n'est fermement établi par la raison pratique que si l'on saisit son rapport avec la fin ultime qui est le bien commun. C'est précisément ce qui est établi de cette manière par la raison, qui a valeur de loi.

ARTICLE 3: La cause de la loi

Objections: 1. Il semble que la raison de n'importe qui puisse faire la loi. Car l'Apôtre déclare (Rm 2, 14): « Les païens qui n'ont pas de loi, quand ils accomplissent par nature ce qui fait l'objet de la loi, sont à eux-mêmes leur loi. » Or ces paroles s'appliquent universellement à tous. Donc tout individu peut se faire à lui-même la loi.

2. Le Philosophe remarque: « Le but du législateur est d'amener l'homme à la vertu. » Mais n'importe quel individu peut inciter son semblable à la vertu. Donc la raison de tout homme est capable de faire loi.

3. De même que le chef de la cité en est le gouverneur, ainsi le père de famille pour sa maison. Or le chef de la cité légifère pour la cité. Donc tout père de famille peut faire la loi dans sa maison.

En sens contraire, Isidore de Séville écrit, dans ses Étymologies, et son texte se retrouve dans les Décrets: « La loi est une constitution du peuple selon laquelle les nobles, de concert avec les plébéiens, ont sanctionné quelque décision. » Il n'appartient donc pas à tout le monde de faire la loi.

Réponse: Rappelons-nous que la loi vise premièrement et à titre de principe l'ordre au bien commun. Ordonner quelque chose au bien commun revient au peuple tout entier ou à quelqu'un qui représente le peuple. C'est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de toute la multitude. C'est parce que, en tous les autres domaines, ordonner à la fin revient à celui dont la fin relève directement.

Solutions: 1. Il a été dit précédemment que la loi existe chez quelqu'un non seulement comme dans l'auteur de la règle, mais aussi d'une façon participée comme dans le sujet de cette règle. C'est ainsi que chacun est à soi-même sa loi, en tant qu'il participe de l'ordre établi par celui qui a posé la règle. C'est pourquoi S. Paul précise au même endroit: « Ceux-ci montrent la réalité de cette loi écrite dans leurs coeurs. »

2. Un personnage privé ne peut induire efficacement à la vertu. Il peut seulement conseiller, mais si son conseil n'est pas reçu, il ne dispose d'aucun moyen de coercition, ce que la loi doit comporter, pour amener efficacement ses sujets à la pratique du bien, dit Aristote. Cette force contraignante appartient à la société ou à celui qui dispose de la force publique pour imposer des sanctions, comme on l'expliquera plus loin.

C'est donc à celui-là seul qu'il appartient de légiférer.

3. Si l'homme est partie d'une famille, la famille elle-même est partie de la société politique, et c'est cette dernière qui constitue la société parfaite, selon le livre I des Politiques. C'est pourquoi, de même que le bien d'un seul individu n'est pas la fin ultime mais est ordonné au bien commun; de même encore le bien d'une famille est ordonné au bien de la cité, qui est la société parfaite. Aussi, celui qui gouverne une famille peut bien faire des prescriptions et des statuts, ceux-ci n'auront pas raison de loi.

Page 158: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 4: La promulgation de la loi

Objections: 1. Il semble que la promulgation ne soit pas une partie essentielle de la loi. La loi qui mérite le plus ce nom est la loi naturelle. Mais la loi naturelle n'a pas besoin de promulgation. Il n'est donc pas essentiel à la loi d'être promulguée.

2. C'est un attribut propre de la loi que d'obliger à faire ou ne pas faire quelque chose. Or tous sont obligés de se soumettre à la loi, non seulement ceux qui sont présents à sa promulgation mais encore les autres. Donc la promulgation n'est pas essentielle à la loi.

3. L'obligation porte même sur l'avenir, puisque « les lois imposent leur contrainte aux affaires futures », selon le Droit. Or la promulgation ne touche que les personnes présentes. Elle n'est donc pas essentielle à la loi.

En sens contraire, il est dit dans les Décrets « Les lois sont instituées lorsqu'elles sont promulguées. »

Réponse: La loi, avons-nous dit, est imposée aux autres par manière de règle et de mesure. La règle et la mesure s'imposent du fait qu'on les applique à ce qui est réglé et mesuré. Aussi, pour que la loi obtienne force obligatoire, ce qui est le propre de la loi, il faut qu'elle soit appliquée aux hommes qui doivent être réglés par elle. Or, une telle application se réalise par le fait que la loi est portée à la connaissance des intéressés par la promulgation même. La promulgation est donc nécessaire pour que la loi ait toute sa force.

Des quatre articles qui précèdent, on peut ainsi condenser la définition de la loi: Une ordonnance de raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté.

Solutions: 1. La promulgation de la loi naturelle existe par le fait même que Dieu l'a introduite dans l'esprit des hommes de telle manière qu'elle soit connaissable naturellement.

2. Ceux devant qui la loi n'est pas immédiatement promulguée sont soumis aux obligations qu'elle comporte dans la mesure où la connaissance des dispositions légales leur parvient par des intermédiaires, ou tout au moins peut leur parvenir, en raison même de la promulgation.

3. La promulgation présente s'étend à l'avenir, par la fixité de l'écrit qui la promulgue en quelque sorte toujours. Aussi Isidore de Séville écrit-il: « La loi prend son étymologie du verbe lire parce qu'elle est écrite. »

QUESTION 91: LES DIVERSES ESPÈCES DE LOIS

1. Existe-t-il une loi éternelle? - 2. Une loi naturelle? - 3. Une loi humaine? - 4. Une loi divine? - 5. Existe-t-il une seule loi divine, ou davantage? - 6. Existe-t-il une loi de péché?

ARTICLE 1: Existe-t-il une loi éternelle?

Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas de loi éternelle. Toute loi s'impose à des sujets. Or il n'y a pas eu de toute éternité un sujet auquel la loi ait pu s'imposer, car Dieu seul est éternel. Donc aucune loi n'est éternelle.

2. La promulgation est essentielle à la loi. Or aucune promulgation n'a pu exister de toute éternité, parce qu'il n'y avait de toute éternité aucun sujet auquel cette promulgation ait pu être faite. Donc aucune loi ne peut être éternelle.

Page 159: Ia.-IIae (2)

3. La notion de loi implique ordre à une fin. Mais rien n'est éternel dans l'ordre des moyens, puisque seule la fin ultime est éternelle. Donc aucune loi n'est éternelle.

En sens contraire, S. Augustin écrit: « La loi qui s'appelle la raison suprême est forcément considérée par quiconque en saisit la notion, comme immuable et éternelle. »

Réponse: On a vu que la loi n'est pas autre chose qu'une prescription de la raison pratique chez le chef qui gouverne une communauté parfaite. Il est évident par ailleurs - étant admis que le monde est régi par la providence divine -, que toute la communauté de l'univers est gouvernée par la raison divine. C'est pourquoi la raison, principe du gouvernement de toutes choses, considérée en Dieu comme dans le chef suprême de l'univers, a raison de loi. Et puisque la raison divine ne conçoit rien dans le temps mais a une conception éternelle, comme disent les Proverbes (8, 23), il s'ensuit que cette loi doit être déclarée éternelle.

Solutions: 1. Les choses qui n'existent pas en elles-mêmes existent déjà chez Dieu en tant qu'elles sont connues et ordonnées à l'avance par lui, selon l'épître aux Romains (4, 17): « Il appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont déjà. » C'est ainsi que la conception éternelle de la loi divine a raison de loi éternelle, parce qu'elle est ordonnée par Dieu au gouvernement des choses qu'il connaît d'avance.

2. La promulgation peut se faire par parole et par écrit. Des deux façons, la loi éternelle reçoit sa promulgation: d'abord de Dieu son promulgateur; car le Verbe divin est éternel, et ce qui est écrit au livre de vie est éternel. Toutefois, du côté de la créature qui entend ou regarde, il ne peut y avoir de promulgation éternelle.

3. La notion de loi comporte une orientation active vers une fin, puisque son rôle est d'y ordonner certains moyens; non d'une façon passive, en ce sens que la loi elle-même serait ordonnée à une fin extérieure, à moins que, par accident, elle soit faite par un gouvernement qui a sa fin en dehors de lui-même. Dans ce cas il ordonnerait nécessairement la loi à cette fin. La fin que poursuit le gouvernement divin est Dieu lui-même, et sa loi n'est pas autre chose que lui-même. Aussi la loi éternelle n'est nullement ordonnée à une autre fin qu'elle-même.

ARTICLE 2: Existe-t-il une loi naturelle?

Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas en nous de loi naturelle. Car l'homme est suffisamment gouverné par la loi éternelle. S. Augustin écrit en effet: « La loi éternelle est celle par laquelle il est juste que toutes choses soient parfaitement ordonnées. » Mais la nature ne multiplie pas les êtres superflus, pas plus qu'elle n'est insuffisante en ce qui est nécessaire. Il n'y a donc pas de loi naturelle pour l'homme.

2. C'est par la loi que l'homme est ordonné à sa fin par ses actions. Mais l'ordination des actes humains à leur fin ne vient pas de la nature, comme c'est le cas des créatures sans raison qui n'agissent pour une fin qu'en raison d'un instinct naturel; l'homme agit pour une fin par raison et volonté. Donc il n'y a pas pour l'homme de loi naturelle.

3. Plus on est libre, moins on est soumis à une loi. Or l'homme est le plus libre de tous les vivants, en raison du libre arbitre qu'il possède par privilège sur tous les autres animaux. Donc, si les autres animaux ne sont pas soumis à une loi naturelle, l'homme ne doit pas l'être.

En sens contraire, nous lisons dans l'épître aux Romains (2, 14): « Les païens qui n'ont pas de loi, accomplissent par nature ce qui est l'objet de la loi. » Et la Glose précise: « S'ils n'ont pas de loi écrite,

Page 160: Ia.-IIae (2)

ils ont cependant la loi naturelle selon laquelle chacun prend conscience de ce qui est bien et de ce qui est mal. »

Réponse: On a dit tout à l'heure que la loi, étant une règle et une mesure, peut se trouver en quelqu'un d'une double manière: tout d'abord comme en celui qui établit la règle et la mesure; et en second lieu comme en celui qui est soumis à celle-ci, puisque ce dernier est réglé et mesuré pour autant qu'il participe en quelque manière de la règle et de la mesure. Par conséquent, comme tous les êtres qui sont soumis à la providence divine sont réglés et mesurés par la loi éternelle (selon les explications données), il est évident que ces êtres participent en quelque façon de la loi éternelle par le fait qu'en recevant l'impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres.

Or, parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d'une manière plus excellente par le fait qu'elle participe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d'agir et à la fin qui sont requis. C'est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle. Aussi, quand le Psaume (4, 6) disait: « Offrez un sacrifice de justice », il ajoutait, comme pour ceux qui demandaient quelles sont ces oeuvres de justice: « Beaucoup disent: qui nous montrera le bien? » et il leur donnait cette réponse: « Seigneur, nous avons la lumière de ta face imprimée en nous », c'est-à-dire que la lumière de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal, n'est rien d'autre qu'une impression en nous de la lumière divine. Il est donc évident que la loi naturelle n'est pas autre chose qu'une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable.

Solutions: 1. L'argument porterait si la loi naturelle était quelque chose de différent de la loi éternelle; mais elle n'en est qu'une sorte de participation, nous venons de le dire.

2. Toute opération de raison et de volonté dérive en nous de ce qui est conforme à notre nature, on l'a déjà dit, car tout raisonnement se fonde sur des principes connus naturellement, et tout vouloir portant sur les moyens qui concourent à une fin dérive de l'attrait naturel pour la fin ultime. Ainsi faut-il aussi que l'orientation première de nos actes vers leur fin soit assurée par la loi naturelle.

3. Les animaux sans raison participent eux-mêmes, comme la nature raisonnable, de la pensée éternelle, mais à leur façon. Et parce que la créature raisonnable possède cette participation sous un mode intelligent et rationnel, il s'ensuit que la participation de la loi éternelle en la créature raisonnable mérite proprement le nom de loi; car la loi relève de la raison, comme il a été dit précédemment. Dans la créature privée de raison, la participation n'existe pas sous un mode rationnel; aussi ne peut-elle être appelée loi que par analogie.

ARTICLE 3: Existe-t-il une loi humaine?

Objections: 1. Il semble que non. La loi naturelle, en effet, est une participation de la loi éternelle, on vient de le montrer. Mais, en vertu de la loi éternelle, « toutes choses sont parfaitement ordonnées », affirme S. Augustin. La loi naturelle suffit donc à ordonner toutes choses humaines, et donc il n'est pas nécessaire qu'il y ait une loi humaine.

2. La notion de loi inclut celle de mesure, on l'a dit. Mais la raison humaine n'est nullement la mesure des choses; c'est plutôt le contraire selon le livre X des Métaphysiques. Donc aucune loi ne peut procéder de la raison humaine.

Page 161: Ia.-IIae (2)

3. Une mesure doit être aussi sûre que possible, selon le même ouvrages. Or la prescription de la raison humaine relative à ce qu'il faut faire est incertaine, selon cette parole de la Sagesse (9, 14): « Les pensées des mortels sont hésitantes, et nos prévisions incertaines. » Donc aucune loi ne peut émaner de la raison humaine.

En sens contraire, S. Augustin distingue deux lois: l'une est éternelle et l'autre, temporelle, et c'est cette dernière qu'il appelle loi humaine.

Réponse: Nous savons par ce qui a été exposé, que la loi est une prescription de la raison pratique. Or, on peut trouver un processus semblable dans la raison pratique et dans la raison spéculative. Toutes deux, en effet, progressent à partir de quelques principes pour aboutir à certaines conclusions, nous l'avons déjà établi. Ainsi donc, il faut dire ceci: de même que dans la raison spéculative les conclusions des diverses sciences sont les conséquences de principes indémontrables, la connaissance de ces conclusions n'étant pas innée en nous, mais étant le fruit de l'activité de notre esprit, - de même il est nécessaire que la raison humaine, partant des préceptes de la loi naturelle qui sont comme des principes généraux et indémontrables, aboutissent à certaines dispositions plus particulières. Ces dispositions particulières découvertes par la raison humaine sont appelées lois humaines, du moment que nous retrouvons en elles les autres conditions qui intègrent la notion de loi, selon les explications déjà données. C'est pourquoi Cicéron déclare: « L'origine première du droit est produite par la nature; puis, certaines dispositions passent en coutumes, la raison les jugeant utiles; enfin ce que la nature avait établi et que la coutume avait confirmé, la crainte et la sainteté des lois l'ont sanctionné. »

Solutions: 1. La raison humaine ne peut participer de la raison divine selon la plénitude de son autorité, mais à sa manière et selon un mode imparfait. C'est pourquoi, dans le domaine de la raison spéculative, il y a en nous par une participation naturelle de la sagesse divine, la connaissance de certains principes généraux, mais non la connaissance propre de n'importe quelle vérité qui se trouve dans la sagesse divine. De même encore, dans le domaine de la raison pratique, l'homme participe naturellement de la loi éternelle selon certains principes généraux, non toutefois par une science détaillée des prescriptions particulières visant les cas concrets, bien que ces prescriptions soient contenues dans la loi éternelle. Aussi est-il en outre nécessaire que la raison humaine aboutisse à des dispositions légales visant les cas particuliers.

2. La raison humaine n’est pas, par elle-même, la règle des choses; mais les principes innés en elle sont les règles et les mesures universelles de tout ce que l'homme doit faire. De cette action humaine la raison naturelle est règle et mesure; elle ne l'est pas vis-à-vis de ce qui est oeuvre de nature.

3. La raison pratique a pour objet l'action humaine, qui est particulière et contingente, non les réalités nécessaires dont s'occupe la raison spéculative. C'est pourquoi les lois humaines ne peuvent pas posséder l'infaillibilité dont jouissent les conclusions démonstratives des sciences. Il n'est pas requis, du reste, que toute mesure soit absolument infaillible et certaine; il suffit que ce soit possible selon son genre.

ARTICLE 4: Existe-t-il une loi divine?

Objections: 1. Il semble qu'une loi divine ne soit pas nécessaire. La loi naturelle, nous l'avons dit, est une participation de la loi éternelle. Or la loi éternelle, c'est la loi divine. Donc il n'est pas requis qu'outre la loi naturelle et les lois humaines qui en découlent, il y ait une loi divine.

2. Il est écrit, dans l'Ecclésiastique (15, 14) « Dieu a laissé l'homme à son propre conseil. » Or le conseil est un acte de raison, nous le savons ". Donc l'homme a été remis au gouvernement de sa

Page 162: Ia.-IIae (2)

propre raison. Mais la sentence de la raison humaine, c'est la loi humaine. Il ne faut donc pas que l'homme soit gouverné par une autre loi qui serait divine.

3. La nature humaine se suffit à elle-même de façon plus parfaite que les créatures sans raison. Or les créatures sans raison n'ont d'autre loi divine que l'inclination naturelle innée en elles. Donc la créature raisonnable doit moins encore avoir une loi divine, outre sa loi naturelle.

En sens contraire, David demande à Dieu de lui donner une loi (Psaume 119, 33): « Donne-moi ta loi, Seigneur, sur la route de ta justice. »

Réponse: Il était nécessaire à la direction de la vie humaine qu'il y eût une loi divine, outre la loi naturelle et la loi humaine. Il y a quatre raisons à cela:

1° C'est par la loi que l'homme est guidé pour accomplir ses actes propres en les ordonnant à la fin ultime. Donc, si l'homme n'était ordonné qu'à une fin proportionnée à sa capacité naturelle, il n'aurait pas besoin de recevoir, du côté de sa raison, un principe directeur supérieur à la loi naturelle et à la loi humaine qui en découle. Mais, parce que l'homme est ordonné à la fin de la béatitude éternelle qui dépasse les ressources naturelles des facultés humaines, comme on l'a dit, il était nécessaire qu'au-dessus de la loi naturelle et de la loi humaine il y eût une loi donnée par Dieu pour diriger l'homme vers sa fin.

2° Le jugement humain est incertain, principalement quand il s'agit des choses contingentes et particulières; c'est pourquoi il arrive que les jugements portés sur les actes humains soient divers, et que, par conséquent, ces jugements produisent des lois disparates et opposées. Pour que l'homme puisse connaître sans aucune hésitation ce qu'il doit faire et ce qu'il doit éviter, il était donc nécessaire qu'il fût dirigé, pour ses actes propres, par une loi donnée par Dieu; car il est évident qu'une telle loi ne peut contenir aucune erreur.

3° L'homme ne peut porter de loi que sur ce dont il peut juger. Or le jugement humain ne peut porter sur les mouvements intérieurs qui sont cachés, mais seulement sur les actes extérieurs qui se voient. Pourtant il est requis pour la perfection de la vertu que l'homme soit rectifié dans ses actes aussi bien intérieurs qu'extérieurs. C'est pourquoi la loi humaine ne pouvait réprimer et ordonner efficacement les actes intérieurs; et c'est ce qui rend nécessaire l'intervention d'une loi divine.

4° S. Augustin déclare que la loi humaine ne peut punir ni interdire tout ce qui se fait de mal; car, en voulant extirper tout le mal, elle ferait disparaître en même temps beaucoup de bien, et s'opposerait à l'avantage du bien commun, nécessaire à la communication entre les hommes. Aussi, pour qu'il n'y eût aucun mal qui demeurât impuni et non interdit, il était nécessaire qu'une loi divine fût surajoutée en vue d'interdire tous les péchés.

Il est fait allusion à ces quatre motifs dans le Psaume (19, 8) où il est écrit: « La loi du Seigneur est immaculée », c'est-à-dire ne tolérant aucune souillure de péché; « convertissant les âmes » parce qu'elle rectifie non seulement les actions extérieures mais encore les actes intérieurs, « témoignage fidèle du Seigneur », à cause de la certitude de sa vérité et de sa droiture; « apportant la sagesse aux petits », en tant qu'elle ordonne l'homme à sa fin surnaturelle et divine.

Solutions: 1. Par la loi naturelle, la loi éternelle est participée selon la capacité de la nature humaine. Mais il faut que l'homme soit dirigé vers sa fin ultime surnaturelle selon un mode supérieur. C'est pourquoi la loi divine a été surajoutée, et par elle la loi éternelle est participée selon ce mode supérieur.

Page 163: Ia.-IIae (2)

2. Le conseil est une sorte de recherche; il faut donc qu'il parte de quelques principes. Il ne suffit pas qu'il parte de principes naturellement innés, tels que les principes de la loi naturelle, on vient de le dire. Il faut encore que d'autres principes soient surajoutés, à savoir les préceptes de la loi divine.

3. Les créatures privées de raison ne sont pas ordonnées à une fin supérieure à celle qui est proportionnée à leurs ressources naturelles. C'est pourquoi la comparaison ne porte pas.

ARTICLE 5: Existe-t-il une seule loi divine ou davantage?

Objections: 1. Il semble que la loi divine soit unique. Dans un royaume, en effet, et pour un seul roi il n'y a qu'une loi. Mais le genre humain tout entier peut être considéré dans ses rapports avec Dieu comme si celui-ci en était le seul roi, selon le Psaume (47, 8): « Dieu est le roi de toute la terre. » Donc il n'y a qu'une seule loi divine.

2. Toute loi est établie en vue de la fin que le législateur se propose pour ceux auxquels il impose la loi. Mais c'est un seul et même but que Dieu se propose pour tous les hommes, selon cette parole de S. Paul (1 Tm 2, 4): « Il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » Il n'y a donc qu'une seule loi divine.

3. La loi divine semble se rapprocher davantage de la loi éternelle qui est une, que la loi naturelle, d'autant que la révélation de grâce est supérieure à la connaissance de nature. Or la loi naturelle est unique pour tous les hommes. Donc à plus forte raison la loi divine.

En sens contraire, l'Apôtre écrit (He 7, 12): « Le sacerdoce ayant été changé, il est nécessaire que la loi le soit aussi. » Mais le sacerdoce est double, comme il est dit au même endroit: le sacerdoce lévitique, et le sacerdoce du Christ. Donc la loi divine aussi est double: loi ancienne et loi nouvelle.

Réponse: Il a été dit dans la première Partie, que la distinction est cause du nombre. Or, on trouve deux manières dont les choses peuvent être distinctes. La première est celle qui porte sur les choses totalement diversifiées par leur espèce, telles que le cheval et le bœuf. La seconde peut se rencontrer entre ce qui est parfait, et ce qui est imparfait dans la même espèce, comme l'homme et l'enfant. C'est ainsi que la loi divine se divise en loi ancienne et loi nouvelle. Voilà pourquoi dans l'épître aux Galates (3, 24), S. Paul compare l'état de la loi ancienne à celui d'un enfant qui se trouve encore soumis à un surveillant, tandis qu'il assimile l'état de la loi nouvelle à celui d'un homme parfait qui n'est plus sous la tutelle du surveillant.

Or on peut envisager un triple état de perfection selon les trois fonctions de la loi que nous avons signalées précédemment.

1° La loi doit être ordonnée au bien commun comme à sa fin. Cela se réalise à deux niveaux. Celui du bien sensible et terrestre; c'est celui auquel la loi ancienne ordonnait directement; aussi voit-on dès le début de la Loi mosaïque (Ex 3, 3-17) le peuple invité tout d'abord à s'emparer du royaume terrestre des Cananéens. Et il y a le bien commun spirituel et céleste; c'est celui auquel ordonne la loi nouvelle. C'est pourquoi dès le début de sa prédication, le Christ a invité les hommes au Royaume des cieux, quand il disait: « Faites pénitence, le Royaume des cieux approche » (Mt 4, 17). C'est pourquoi S. Augustin nous dit: « Les promesses des biens temporels sont contenues dans l'Ancien Testament, qui est appelé ancien pour cette raison; mais la promesse de la vie éternelle appartient au Nouveau Testament. »

2° C'est à la loi qu'il revient de régir les actes humains, selon l'ordre de la justice. A ce point de vue, la loi nouvelle l'emporte sur l'ancienne, parce qu'elle rectifie même les actes internes du coeur, selon ces

Page 164: Ia.-IIae (2)

paroles en S. Matthieu (5, 20): « Si votre justice n'est pas supérieure à celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux. » Aussi dit-on que la loi ancienne est un frein pour la main, et la loi nouvelle pour l'esprit.

3° C'est à la loi qu'il appartient de conduire les hommes à l'observation des commandements. La loi ancienne le faisait par la crainte des châtiments; la loi nouvelle le fait par l'amour qui est infusé en nos coeurs par la grâce du Christ; celle-ci est donnée par la loi nouvelle, elle n'était que figurée par la loi ancienne. C'est pourquoi S. Augustin dit encore: « La différence est petite entre la Loi et l'Évangile, c'est: crainte (timor) et amour (amor). »

Solutions: 1. De même que le père de famille, dans sa maison, porte des commandements différents pour les enfants et pour les adultes; de même Dieu, seul roi de son unique royaume, a donné une loi pour les hommes encore imparfaits, et une autre loi plus parfaite pour ceux qui avaient déjà été conduits par la première loi à une plus grande capacité de divin.

2. Le salut des hommes ne pouvait être assuré que par le Christ, selon les Actes des Apôtres (4, 12): « Il n'a pas été donné aux hommes d'autre nom en lequel nous devions être sauvés. » C'est pourquoi la loi qui conduit tout le monde de façon parfaite au salut n'a pu être donnée qu'après la venue du Christ. Auparavant, il fallut donner au peuple dont le Christ devait naître une loi qui le prépare à accueillir le Christ, et cette loi devait comprendre certains premiers éléments de la justice qui les sauverait.

3. La loi naturelle dirige les hommes selon certains préceptes communs, vis-à-vis desquels parfaits et imparfaits sont à égalité; aussi cette loi est-elle unique pour tous. Mais la loi divine dirige l'homme également selon certaines dispositions particulières vis-à-vis desquels parfaits et imparfaits ne se comportent pas de la même façon. C'est pourquoi il fallait que la loi divine fût double, comme nous venons de l'expliquer.

ARTICLE 6: Existe-t-il une loi du péché?

Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas de loi de convoitise. S. Isidore écrit, en effet: « La loi est oeuvre de raison. » Mais la convoitise n'est pas oeuvre de raison, elle est plutôt une déviation de la raison. Donc la convoitise n'a pas raison de loi.

2. Toute loi est obligatoire, de telle sorte que ceux qui ne l'observent pas sont appelés transgresseurs. Mais le foyer de convoitise ne rend pas quelqu'un transgresseur du fait qu'il ne lui obéit pas; il le deviendrait plutôt en lui obéissant. Le foyer de convoitise n'a donc pas raison de loi.

3. La loi est ordonnée au bien commun, on l'a démontrée. Or ce foyer n'incline pas au bien commun mais plutôt au bien particulier. Il n'a donc pas raison de loi.

En sens contraire, S. Paul constate (Rm 7, 23): « je vois en mes membres une autre loi qui s'oppose à la loi de ma raison. »

Réponse: On l'a dit précédemment, la loi se trouve essentiellement en celui qui établit la règle ou la mesure; et de façon participée en celui auquel s'applique cette règle ou cette mesure. C'est pourquoi toute inclination ou ordination qu'on trouve dans les êtres soumis à une loi, est appelée loi par participation. Mais dans les êtres qui sont soumis à une loi, il peut y avoir une inclination provenant du législateur, d'une double manière. D'abord, ce législateur peut incliner directement ses sujets à un but; et il arrive qu'il impose des actes divers à des sujets divers: ainsi peut-on dire que la loi est différente pour les soldats et pour les marchands. Il y a une seconde manière indirecte d'imposer une inclination; elle vient de ce que le législateur destitue un de ses sujets d'une dignité et par suite le fait

Page 165: Ia.-IIae (2)

passer à un ordre nouveau et comme à une nouvelle loi; par exemple si un soldat est démobilisé, il passe sous la loi des paysans ou des marchands.

Ainsi, sous le gouvernement de Dieu législateur, les créatures diverses ont diverses inclinations naturelles, en sorte que ce qui pour l'une joue en quelque sorte le rôle de la loi, est pour une autre contraire à sa loi; comme si je disais que devenir furieux est en quelque sorte la loi du chien, tandis que c'est contraire à la loi de la brebis ou d'un autre animal pacifique. Donc la loi de l'homme qu'il reçoit de l'ordonnance divine, adaptée à la condition qui lui est propre, est qu'il agisse selon la raison. Cette loi fut si puissante dans l'état originel que rien ne pouvait surprendre l'homme, qui échappât à sa raison ou lui fût contraire. Mais quand l'homme s'est éloigné de Dieu, il est tombé en cet état où il est emporté par la fougue de sa sensualité; et cela arrive à chacun d'entre nous en particulier dans la mesure où il ne suit plus la raison, et où il est en quelque sorte assimilé aux animaux qui sont emportés par l'ardeur de la sensualité, selon le Psaume (49, 21): « L'homme comblé n'a pas eu l'intelligence; il a été mis au rang des bêtes sans raison, il leur est devenu semblable. »

En résumé, l'inclination de la sensualité, que l'on appelle foyer de convoitise, a chez les autres animaux raison de loi, dans toute l'acception du terme, au sens pourtant où en eux on peut l'appeler loi, parce qu'elle les incline directement. Mais, en cette acception, elle n'a pas raison de loi chez les hommes; ce serait plutôt une déviation de la loi de raison. Mais comme, par la justice divine, l'homme est destitué de la justice originelle et de la vigueur de sa raison, cette ardeur de sensualité qui le mène a raison de loi, en ce sens qu'elle est une loi pénale que la loi divine inflige à l'homme en le destituant de sa dignité propres.

Solutions: 1. L'argument est valable pour le foyer de convoitise considéré en lui-même, selon qu'il incline au mal. Car en ce sens il n'a pas raison de loi, on vient de le dire, mais selon qu'il procède, par justice, de la loi divine. Comme si l'on attribuait à une loi qu'un noble, pour avoir commis une faute, puisse être astreint à des travaux serviles.

2. Cette objection procède de la notion de loi considérée comme règle et mesure. Ceux qui s'écartent de la loi prise en ce sens deviennent des transgresseurs. Mais précisément, le foyer de convoitise n'est pas une loi entendue de cette manière; il ne mérite ce nom que par une certaine participation, nous venons de le dire.

3. Cet argument procède de la notion de foyer de convoitise considéré quant à son inclination propre, et non quant à son origine. Toutefois, si l'on envisage l'attrait sensuel tel qu'il se rencontre chez les animaux autres que l'homme, il est ordonné au bien commun, c'est-à-dire à la conservation de la nature de chaque être dans l'espèce comme chez l'individu. Et cela même existe chez l'homme, en tant que sa sensualité est soumise à la raison. Mais précisément on parle de « foyer » selon que la convoitise échappe à l'ordre de la raison.

QUESTION 92: LES EFFETS DE LA LOI

1. La loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons? - 2. Les effets de la loi sont-ils de « commander, interdire, permettre et punir », comme dit Justinien?

ARTICLE 1: La loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons?

Objections: 1. Il semble que non. En effet, les hommes sont bons quand ils sont vertueux; car « la vertu rend bon celui qui la possède », selon les Éthiques. Mais la vertu est en l'homme l'oeuvre de Dieu seul: lui-même « la met en nous, sans nous », comme on l'a établi dans la définition de la vertu. Donc ce n'est pas la loi qui rend les hommes bons.

Page 166: Ia.-IIae (2)

2. La loi n'est utile à l'homme que s'il lui obéit. Mais le fait même d'obéir à la loi vient de la bonté; celle-ci doit donc précéder la loi chez l'homme. Ce n'est donc pas la loi qui rend les hommes bons.

3. La loi est faite en vue du bien commun, on l'a dit plus haut. Mais il y a des gens qui se comportent bien en ce qui regarde le bien commun, et non dans leur vie privée. Ce n'est donc pas à la loi qu'il appartient de rendre les hommes bons.

4. Certaines lois sont tyranniques, dit le Philosophe. Or le tyran ne vise pas la bonté de ses sujets, mais seulement son utilité personnelle. Ce n'est donc pas la loi qui rend les hommes bons.

En sens contraire, le Philosophe écrite que « la volonté de tout législateur est de rendre bons les citoyens ».

Réponse: Nous avons dit précédemment que la loi n'est pas autre chose qu'une prescription de raison en celui qui commande, par laquelle les sujets sont gouvernés. Or, c'est la vertu propre d'un subordonné que d'être bien soumis à celui qui le gouverne; de même constatons-nous que la vertu propre de l'irascible et du concupiscible consiste en ce qu'ils obéissent bien à la raison. Et de cette manière « la vertu, pour n'importe quel sujet, consiste à être bien soumis à celui qui commande », dit le Philosophe. Or toute loi est ordonnée à être obéie de ses sujets. Aussi est-il évident que le propre de la loi est d'amener ses sujets à ce qui constitue leur vertu propre. Donc, puisque la vertu est définie: « ce qui rend bon celui qui la possède », il s'ensuit que l'effet propre de la loi sera de rendre bons ceux auxquels elle est donnée, cette bonté pouvant être absolue ou relative. Si, en effet, l'intention du législateur tend au vrai bien, qui est le bien commun réglé conformément à la justice divine, il s'ensuit que par la loi les hommes sont rendus bons de façon absolue. Si, au contraire, l'intention du législateur se porte vers quelque chose qui n'est pas le bien absolu, mais qui est utile ou agréable, ou contraire à la justice divine, alors la loi ne rend pas les hommes bons absolument mais relativement, c'est-à-dire par rapport à un régime politique donné. C'est ainsi que l'on trouve du bien même dans les choses intrinsèquement mauvaises; comme on parle d'un bon voleur, parce qu'il opère d'une manière appropriée à son but.

Solutions: 1. La vertu se présente sous deux formes: acquise et infuse, comme on l'a vu précédemment. Pour chacune d'elles, la répétition des actes joue son rôle, mais de façon diverse. Elle est cause de la vertu acquise; mais elle dispose à la vertu infuse; puis, une fois celle-ci possédée, elle la conserve et la développe. Puisque la loi est donnée pour diriger les actes humains dans la mesure même où ceux-ci coopèrent à la vertu, dans cette même mesure elle rend les hommes bons. Aussi le Philosophe dit-il que « les législateurs rendent bons par les habitudes qu'ils donnent ».

2. On n'obéit pas toujours à la loi selon la perfection de bonté qui convient à la vertu, mais parfois par crainte du châtiment; parfois aussi par le seul motif de la raison, ce qui est un principe de vertu, nous l'avons dit.

3. La bonté d'une partie s'apprécie d'après son rapport avec le tout; c'est pourquoi S. Augustin écrit que « toute partie est difforme quand elle n'est pas accordée à son tout ». Donc, puisque tout homme est une partie de la cité, il est impossible qu'un homme soit bon s'il n'est pas proportionné au bien commun. Et le tout lui-même ne peut être bien constitué, sinon par des parties qui lui sont proportionnées. C'est pourquoi il est impossible que le bien commun d'une cité se réalise bien si les citoyens ne sont pas vertueux, tout au moins ceux à qui revient le commandement. Il suffit toutefois au bien de la communauté que les autres soient vertueux dans la mesure où ils obéissent aux ordres des chefs. C'est pourquoi Aristote dit que « la vertu du chef est identique à celle de l'homme bon; mais ce n'est pas vrai d'un citoyen quelconque ».

4. La loi tyrannique n'étant pas conforme à la raison n'est pas une loi à proprement parler. Elle est plutôt une perversion de la loi. Toutefois, dans la mesure où elle possède quelque chose de la raison de

Page 167: Ia.-IIae (2)

loi, elle est ordonnée à rendre les citoyens bons. Car elle n'a pas raison de loi sinon en tant qu'elle est une prescription du chef à l'égard de ses sujets, et elle tend à ce que les sujets soient bien obéissants. Ce qui revient à dire qu'ils sont bons non pas d'une façon absolue, mais relativement à un tel régime politique.

ARTICLE 2: Les effets de la loi sont-ils de « commander, interdire, permettre et punir », comme dit Justinien?

Objections: 1. Cette énumération ne semble pas convenir car, d'après Justinien, « la loi est toute ordonnance générale ». Or commander est synonyme d'ordonner. Les trois autres actes sont donc superflus.

2. L'effet de la loi est de conduire les sujets au bien, nous venons de le dire. Mais le conseil porte sur un bien supérieur à celui du précepte. Il appartient donc davantage à la loi de conseiller que de commander.

3. De même qu'un homme est incité par les châtiments à bien agir, il l'est également par les récompenses. Donc, si l'on met parmi les effets de la loi celui de punir, il faut également y mettre l'acte de récompenser.

4. Le but du législateur est de rendre les hommes bons, comme on vient de le dire. Mais celui qui n'obéit aux lois que par crainte des châtiments, n'est pas bon. En effet: « Si l'on agit par crainte servile, c'est-à-dire par crainte du châtiment, alors même que l'on ferait le bien, on n'accomplirait pas bien cette oeuvre », dit S. Augustin. Il ne semble donc pas que punir soit le propre de la loi.

En sens contraire, Isidore de Séville écrit « Toute loi ou bien permet, par exemple: "que l'homme courageux sollicite une récompense". Ou bien elle défend, par exemple: "il n'est permis à personne de demander en mariage une vierge consacrée". Ou bien elle punit, par exemple: celui qui aura commis un meurtre sera puni de mort". »

Réponse: De même que la phrase est une sentence de la raison sous forme dénonciation, de même la loi est une sentence de la raison émise sous forme de précepte. Or le propre de la raison est de partir d'une donnée pour amener à un autre point. C'est pourquoi, de même que dans les sciences de démonstration, la raison procède de manière à faire admettre une conclusion au moyen de certains principes, ainsi procède-t-elle pour faire adhérer au précepte de la loi par un moyen terme.

Or, les préceptes de la loi portent sur les actes humains, puisque c'est eux que la loi dirige, comme nous l'avons dit. Or il y a trois catégories différentes d'actes humains. Quelques-uns sont bons selon leur genre, et ce sont les actes des vertus; à leur égard, on dit que la loi prescrit ou commande, car elle prescrit tous les actes des vertus, selon Aristote. D'autres actes sont mauvais, selon leur genre, comme les actes vicieux que la loi a pour rôle d'interdire. D'autres actes enfin sont indifférents selon leur genre; la loi a pour rôle de les permettre. On pourrait classer parmi ces actes indifférents ceux qui sont légèrement bons ou légèrement mauvais. Enfin, c'est par la crainte du châtiment que la loi amène ses sujets à obéir; et sous ce rapport l'effet de la loi est de punir.

Solutions: 1. De même que cesser de faire le mal a raison de bien, de même l'interdiction a raison de précepte. Ainsi, en prenant le mot précepte au sens large, on dit d'une manière générale que la loi est un précepte.

Page 168: Ia.-IIae (2)

2. Conseiller n'est pas l'acte propre de la loi, mais peut être aussi le fait d'une personne privée qui n'a pas à porter une loi. Aussi S. Paul, en donnant un conseil (1 Co 7, 12), déclare-t-il: « C'est moi qui le dis, non le Seigneur. » C'est pourquoi le conseil n'est pas nommé parmi les effets de la loi.

3. N'importe qui peut récompenser; mais punir n'appartient qu'au ministre de la loi, par l'autorité duquel la peine est infligée. C'est pourquoi récompenser n'est pas mis parmi les actes de la loi, mais seulement punir.

4. Du fait que quelqu'un commence à s'accoutumer, par crainte du châtiment, à éviter le mal et à faire le bien, il se trouve parfois amené à agir ainsi avec plaisir et de son plein gré. De cette façon la loi, même par ses châtiments, conduit les hommes à devenir bons.

Il faut maintenant étudier chaque loi en particulier: la loi éternelle (Q. 93), la loi naturelle (Q. 94), la loi humaine (Q. 95-97), la loi ancienne (Q. 98-105), et la loi nouvelle qui est la loi de l’Évangile (Q. 106-108). Quant à la sixième loi qui est la loi du foyer de convoitise, il suffit de se rapporter à ce qui a été dit au traité du péché originel (Q. 81-83).

QUESTION 93: LA LOI ÉTERNELLE

1. Qu'est-ce que la loi éternelle? - 2. Est-elle connue de tous? - 3. Toute loi en découle-t-elle? - 4. Les êtres nécessaires lui sont-ils soumis? - 5. Les êtres naturels et contingents lui sont-ils soumis? - 6. Toutes les choses humaines lui sont-elles soumises?

ARTICLE 1: Qu'est-ce que la loi éternelle?

Objections: 1. Il semble que la loi éternelle ne soit pas la raison suprême existant en Dieu. Car la loi éternelle est unique. Au contraire, les idées des choses, telles qu'elles existent dans la pensée divine, sont multiples. S. Augustin dit que « Dieu a fait chacune des créatures selon les idées qui lui sont propres ». Donc il ne semble pas que la loi éternelle soit identique à la raison qui existe dans la pensée divine.

2. Il appartient à la raison de loi d'être promulguée par la parole, comme on l'a dit plus haut. Mais, en Dieu, le Verbe est désigné comme personne, nous l'avons dit dans la première Partie; la raison, au contraire, est considérée comme appartenant à l'essence. La loi éternelle n'est donc pas la même chose que la raison divine.

3. S. Augustin écrit: « Il apparaît qu'au-dessus de notre esprit se trouve une loi qui est appelée vérité. » La loi qui existe au-dessus de notre esprit est la loi éternelle. Donc la vérité est la loi éternelle. Mais les notions de vérité et de raison ne sont pas identiques. Donc la loi éternelle n'est pas la même chose que la loi suprême.

En sens contraire, S. Augustin déclare: « La loi éternelle est la raison suprême à laquelle il faut toujours se soumettre. »

Réponse: De même qu'en tout artisan préexiste une idée des objets créés par son art, ainsi faut-il qu'en tout gouvernant préexiste l'idée d'un ordre pour les actes qui doivent être accomplis par ses sujets. Or, de même que l'idée des objets à faire s'appelle proprement l'art, ou encore le modèle des choses fabriquées; de même la raison du chef qui règle la conduite de ses sujets a valeur de loi, sans oublier toutefois les autres conditions que nous avons précédemment déclarées requises à la raison de loi. Or, c'est par sa sagesse que Dieu est créateur de toutes choses, pour lesquelles il peut être comparé à un artisan à l'égard de ses oeuvres, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Mais Dieu est aussi celui qui gouverne tous les actes et tous les mouvements que l'on remarque en chaque créature, comme nous l'avons dit encore dans la première Partie. Aussi de même que la raison de la sagesse

Page 169: Ia.-IIae (2)

divine, par laquelle toutes choses ont été créées, a raison d'art, de modèle exemplaire ou d'idée, de même la raison de la sagesse divine qui meut tous les êtres à la fin requise a-t-elle raison de loi. Et, à ce titre, la loi éternelle n'est pas autre chose que la pensée de la Sagesse divine, selon que celle-ci dirige tous les actes et tous les mouvements.

Solutions: 1. S. Augustin parle dans ce passage des raisons idéales relatives aux natures propres des choses particulières; c'est pourquoi on y trouve une diversité et une pluralité, selon leurs rapports divers aux réalités, comme on l'a expliqué dans la première Partie. Mais nous avons dit! que la loi a un rôle de direction pour ordonner nos actes au bien commun. Or les choses qui sont diverses en elles-mêmes sont considérées comme faisant un seul être en tant qu'elles sont ordonnées à quelque chose de commun. C'est pourquoi la loi éternelle est une, parce qu'elle est la raison de cet ordre.

2. Au sujet d'une parole quelconque, on peut considérer soit la parole elle-même, soit les réalités qu'elle exprime. La parole extérieure, en effet, est proférée par les lèvres de l'homme; mais toutes les choses signifiées par les mots humains sont exprimées par cette parole. Il en va de même du verbe mental de l'homme qui est quelque chose de conçu par l'esprit et par quoi l'homme exprime mentalement ce qu'il pense. Ainsi donc, en Dieu, le Verbe lui-même, qui est la conception de l'intelligence du Père, est signifié comme une personne; mais toutes les choses qui sont comprises dans la science du Père, qu'elles soient essentielles ou personnelles, ou qu'elles soient même des oeuvres de Dieu, sont exprimées par ce Verbe, comme S. Augustin l'a montré. Or, parmi tout ce qui est exprimé par ce Verbe, se trouve la loi éternelle elle-même. Il ne s'ensuit pourtant pas que la loi éternelle soit appelée une personne en Dieu. Toutefois, elle est appropriée au Fils, à cause de la parenté entre la raison et la parole.

3. La raison de l'intellect divin n'est pas dans le même rapport avec les choses que celle de l'intellect humain. Car l'intellect humain est mesuré par les choses, en ce sens que la pensée de l'homme n'est pas vraie par elle-même; elle n'est dite vraie que par son accord avec la réalité; en effet, « de ce que la chose existe ou n'existe pas, l'opinion elle-même est vraie ou fausse ». Au contraire, l'intellect divin est la mesure des réalités, en ce sens que chaque chose ne réalise en elle-même la vérité que dans la mesure où elle reproduit le modèle conçu par l'intellect divin, comme on l'a expliqué dans la première Partie. C'est pourquoi l'intellect divin est vrai par lui-même; par conséquent sa conception est la vérité elle-même.

ARTICLE 2: La loi éternelle est-elle connue de tous?

Objections: 1. Il ne semble pas. Car l'Apôtre écrit (1 Co 2, 11): « Personne ne connaît ce qui est en Dieu, sinon l'Esprit de Dieu. » Mais la loi éternelle est une idée existant dans la pensée divine. Donc elle est inconnue de tout le monde, sauf de Dieu seul.

2. S. Augustin écrit « Par la loi éternelle, il convient que toutes choses soient parfaitement ordonnées. » Mais tout le monde ne peut connaître comment toutes choses sont parfaitement ordonnées. Donc tout le monde ne connaît pas la loi éternelle.

3. S. Augustin écrit encore « La loi éternelle est celle dont les hommes ne peuvent pas juger. » Mais on lit dans les Éthiques: « Chacun juge bien ce qu'il connaît. » Donc la loi éternelle ne nous est pas connue.

En sens contraire, S. Augustin déclare: « La connaissance de la loi éternelle a été imprimée en nous. »

Réponse: On peut connaître une chose d'une double manière: soit en elle-même, soit dans l'effet qu'elle produit, où l'on retrouve quelque ressemblance de sa cause. C'est ainsi que quelqu'un ne voyant

Page 170: Ia.-IIae (2)

pas le soleil dans sa substance, le connaît cependant dans son rayonnement. C'est en ce sens qu'il faut dire que nul ne peut connaître la loi éternelle telle qu'elle est en elle-même, sauf Dieu et les bienheureux qui voient Dieu par son essence. Mais toute créature raisonnable connaît cette loi éternelle selon le rayonnement, plus ou moins grand, de cette loi. En effet, toute connaissance de la vérité est un rayonnement et une participation de la loi éternelle qui est, elle-même, vérité immuable, dit S. Augustin. La vérité, tous les hommes la connaissent quelque peu, tout au moins quant aux principes premiers de la loi naturelle. Pour le reste, les uns participent davantage, d'autres moins à la connaissance de la vérité; et par suite, connaissent plus ou moins la loi éternelle.

Solutions: 1. Les choses qui sont en Dieu ne peuvent être connues par nous en elles-mêmes; mais elles nous sont manifestées dans leurs effets, selon l'épître aux Romains (1, 20): « Les mystères invisibles de Dieu sont perçus par notre intelligence à travers les créatures. »

2. Bien que chacun connaisse la loi éternelle selon sa capacité, de la façon qu'on vient de dire, personne ne peut la saisir dans toute sa compréhension. Elle ne peut pas, en effet, se manifester intégralement par ses effets. C'est pourquoi connaître la loi éternelle de cette façon n'exige pas que l'on connaisse tout l'ordre des choses selon lequel toutes les créatures sont parfaitement ordonnées.

3. On peut concevoir de deux manières le fait de porter un jugement. D'une part, à la manière dont une faculté de connaissance juge de son objet propre selon ce qui est dit au livre de Job (12, 11): « L'oreille ne juge-t-elle pas les paroles, et le palais de celui qui mange ne juge-t-il pas la saveur? » C'est selon ce mode que le Philosophe déclare que « chacun juge bien ce qu'il connaît », c'est-à-dire en jugeant si ce qui est proposé est vrai. D'autre part, un supérieur porte sur un inférieur une sorte de jugement pratique pour savoir si celui-ci doit ou non se comporter de telle manière. Évidemment nul ne peut juger de cette façon la loi éternelle.

ARTICLE 3: Toute loi découle-t-elle de la loi éternelle?

Objections: 1. Il semble que non. Nous avons établi, en effet, qu'il y avait une loi du foyer de convoitises. Or celle-ci ne découle pas de la loi divine qui est la loi éternelle; c'est en effet de la convoitise que relève la prudence de la chair dont l'Apôtre dit (Rm 8, 7): « Elle ne peut pas être soumise à la loi de Dieu. » Toute loi ne procède donc pas de la loi éternelle.

2. De la loi éternelle rien d'inique ne peut découler; car, comme on l'a dit: « Par la loi éternelle il convient que toutes choses soient parfaitement ordonnées. » Or, certaines lois sont iniques, selon Isaïe (10, 1): « Malheur à ceux qui portent des lois iniques. » Par conséquent toute loi ne procède pas de la loi éternelle.

3. S. Augustin remarque que « la loi qui est écrite pour régir le peuple, permet à juste titre beaucoup de choses qui sont punies par la providence divine ». Donc même toute loi juste ne procède pas de la loi éternelle.

En sens contraire, au livre des Proverbes (6,15), la Sagesse divine déclare: « C'est par moi que les rois règnent et que les législateurs portent de justes lois. » Mais les principes de la Sagesse divine constituent la loi éternelle, comme nous l'avons dit ci-dessus. Donc toutes les lois procèdent de la loi éternelle.

Réponse: Nous avons dit précédemment que la loi comportait une raison qui dirige les actes à leur fin. Or, en toute série ordonnée de moteurs, il convient que la force d'un moteur second lui vienne d'un moteur premier, puisque celui qui meut comme agent second ne meut que dans la mesure où il reçoit lui-même le mouvement du premier. Nous voyons la même chose chez tous les gouvernants: le

Page 171: Ia.-IIae (2)

programme de gouvernement se transmet du chef suprême aux gouvernants en second; par exemple le plan qui doit être réalisé dans la cité est communiqué par le roi à ses subalternes sous forme de précepte. De même encore, dans le domaine des arts techniques, les procédés de fabrication sont communiqués par l'ingénieur aux artisans subalternes qui travaillent de leurs mains. Donc, puisque la loi éternelle est le programme du gouvernement chez le gouverneur suprême, il est nécessaire que tous les plans de gouvernement, qui existent dans les gouvernants subalternes, dérivent de la loi éternelle. Il s'ensuit que toutes les lois, quelles qu'elles soient, dérivent de la loi éternelle dans la mesure où elles procèdent de la raison droite. C'est pourquoi S. Augustin dit que « dans la loi temporelle, il n'est rien de juste ni de légitime que les hommes n'aient tiré de la loi éternelle ».

Solutions: 1. Le foyer de convoitise a raison de loi dans l'homme en tant qu'il est une peine imposée par la justice divine; et de ce fait, il est évident qu'il découle de la loi éternelle. Toutefois, en tant qu'il incline au péché, il est contraire à la loi de Dieu, et n'a pas raison de loi, ce qui ressort des explications précédentes.

2. La loi humaine a raison de loi en tant qu'elle est conforme à la raison droite; à ce titre il est manifeste qu'elle découle de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s'écarte de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n'a plus raison de loi, elle est plutôt une violence. Toutefois, dans une loi inique, en tant qu'elle garde une apparence de loi, à raison de l'ordre émanant de l'autorité qui la porte, il y a encore une dérivation de la loi éternelle. Car « toute autorité vient du Seigneur Dieu » selon S. Paul (Rm 13, 1).

3. Lorsqu'on dit que la loi humaine permet certaines choses, ce n'est pas toujours qu'elle les approuve, mais plutôt parce qu'elle est impuissante à les redresser. La loi divine, elle, impose sa direction à beaucoup de faits qui échappent au pouvoir de la loi humaine. Il y a en effet plus de choses soumises à la cause supérieure qu'aux causes subalternes. Aussi le fait que la loi humaine ne se mêle pas des choses qu'elle est incapable de régenter, cela même provient de la loi éternelle. Il en serait autrement si elle approuvait ce que la loi éternelle interdit. Il ne s'ensuit donc pas que la loi humaine ne découle pas de la loi éternelle, mais seulement qu'elle ne peut coïncider parfaitement avec elle.

ARTICLE 4: Les êtres nécessaires sont-ils soumis à la loi éternelle?

Objections: 1. Ce qui est nécessaire et éternel est soumis, semble-t-il à la loi éternelle. En effet, tout ce qui est raisonnable est soumis à la raison. Or la volonté divine est raisonnable, puisqu'elle est juste. Elle est donc soumise à la loi éternelle. Mais la loi éternelle, c'est la raison divine. Donc la volonté de Dieu est soumise à la loi éternelle; et comme elle-même est une réalité éternelle, on peut conclure que même les choses nécessaires et éternelles sont soumises à la loi éternelle.

2. Tout ce qui est soumis au roi est soumis à la loi du roi. Or le Fils de Dieu, dit la 1e épître aux Corinthiens (15, 24.28), « sera soumis à son Père quand il lui remettra son règne ». Donc le Fils, qui est éternel, est soumis à la loi éternelle.

3. La loi éternelle est la raison de la providence divine. Or beaucoup de réalités nécessaires sont soumises à la providence divine: par exemple les éléments immuables des substances incorporelles et des corps célestes. Donc, même ce qui est nécessaire est soumis à la loi éternelle.

En sens contraire, ce qui est nécessaire ne peut se comporter différemment et n'a donc pas besoin d'en être détourné. Si la loi, au contraire, est imposée aux hommes, c'est pour qu'ils soient détournés du mal nous l'avons vu. Donc ce qui est nécessaire n'est pas soumis à la loi.

Page 172: Ia.-IIae (2)

Réponse: Nous avons démontré que la loi éternelle est la raison, le plan, du gouvernement divin. Donc, tout ce qui est soumis au gouvernement divin est soumis aussi à la loi éternelle; et ce qui échappe au gouvernement éternel, échappe aussi à la loi éternelle. Cette distinction peut être éclairée par un exemple emprunté à ce qui nous concerne. C'est seulement ce que l'homme peut faire qui est soumis au gouvernement humain; mais ce qui relève de la nature même de l'homme échappe à ce gouvernement, par exemple que l'homme ait une âme, des pieds et des mains. Ainsi donc, est soumis à la loi éternelle tout ce qui se trouve dans les êtres créés par Dieu, qu'il s'agisse de réalités nécessaires ou contingentes. Mais ce qui se rapporte à la nature ou à l'essence divine, n'est pas sujet de la loi éternelle; c'est en réalité cette loi éternelle elle-même.

Solutions: 1. Il y a deux manières d'envisager la volonté divine. D'abord en elle-même, et alors la volonté de Dieu s'identifie avec son essence, et n'est donc pas soumise au gouvernement divin ni à la loi éternelle: elle s'identifie avec cette loi. D'une autre manière, nous pouvons envisager la volonté divine par rapport aux effets que Dieu veut dans les créatures; ces effets créés sont soumis à la loi éternelle, en tant que leur raison existe dans la sagesse divine. C'est en fonction de ces effets que la volonté de Dieu est dite raisonnable. En elle-même, elle devrait plutôt être appelée la raison.

2. Le Fils de Dieu n'est pas fait par Dieu. Il est engendré naturellement par lui. C'est pourquoi il n'est pas soumis à la providence divine ni à la loi éternelle; il est plutôt la loi éternelle par appropriation, comme l'établit S. Augustin. On dit pourtant qu'il est soumis au Père, eu égard à la nature humaine qu'il a assumée, et de ce point de vue on dit également que le Père est plus grand que lui (Jn 14, 28).

3. Nous acceptons l'objection, parce qu'elle porte sur les êtres nécessaires qui sont créés.

4. (Argument en sens contraire.) Le Philosophe écrit: « Certaines réalités nécessaires ont une cause de leur nécessité »; et c'est ainsi que l'impossibilité même de se comporter différemment, elles la tiennent d'un autre. Leur nécessité est une sorte d'empêchement souverainement efficace qu'elles subissent. De fait, tout être qui est empêché l'est dans la mesure où il ne peut se comporter autrement qu'on en a disposé pour lui.

ARTICLE 5: Les êtres naturels et contingents sont-ils soumis à la loi éternelle?

Objections: 1. Il semble que non. En effet, la promulgation est essentielle à la loi, on nous l'a dit. Mais la promulgation ne peut être faite qu'à des créatures raisonnables auxquelles on peut édicter quelque chose. Seules, par conséquent, les créatures douées de la raison sont soumises à la loi éternelle, non les êtres naturels contingents.

2. « Ce qui obéit à la raison participe de quelque manière de la raison ». dit le livre 1 des Éthiques. Mais la loi éternelle est la raison suprême, nous venons de le dire. Puisque les réalités naturelles contingentes ne participent de la raison en aucune façon, et sont entièrement irrationnelles, il semble qu'elles ne soient pas soumises à la loi éternelle.

3. La loi éternelle est souverainement efficace. Or, c'est dans les réalités naturelles contingentes que se produisent des déficiences. Ces réalités ne sont donc pas soumises à la loi éternelle.

En sens contraire, il est écrit au livre des Proverbes (8, 29): « Quand Dieu assignait à l'océan ses limites et qu'il imposait aux flots la loi de ne pas dépasser leurs rives... »

Réponse: Il faut parler différemment de la loi de l'homme, et de la loi éternelle qui est la loi de Dieu. En effet, la loi de l'homme ne s'étend qu'aux créatures raisonnables qui sont soumises à l'homme. La raison en est que la loi imprime une direction aux actes qui conviennent aux sujets d'un gouvernement

Page 173: Ia.-IIae (2)

quelconque; c'est pourquoi nul à proprement parler n'impose de loi à ses propres actes. Or, tout ce que l'on fait dans l'usage des créatures irrationnelles soumises à l'homme, se fait par l'action de l'homme lui-même qui meut de tels êtres; car les créatures sans raison ne se conduisent pas par elles-mêmes, mais sont conduites par d'autres, nous l'avons dit antérieurement. C'est pourquoi l'homme ne peut pas imposer de loi aux êtres sans raison, quel que soit leur état de dépendance envers lui. Quant aux êtres raisonnables qui lui sont soumis, il peut leur imposer une loi, en tant que par son précepte ou par quelque déclaration il imprime en leur pensée une règle qui devient leur principe d'action. Or, de même que l'homme imprime, par son ordre ainsi déclaré, une sorte de principe interne d'action chez un autre homme qui lui est soumis, Dieu aussi imprime à toute la nature les principes de ses actes propres. C'est pourquoi l'on dit que Dieu commande de cette façon à tout nature selon cette parole du Psaume (148, 6): « Il a posé une loi qui ne disparaîtra pas. » Pour ce motif aussi tous les mouvements et tous les actes de la nature entière sont soumis à la loi éternelle: Cependant les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle d'une manière particulière, en ce qu'elles sont mues par la providence divine et non plus par l'intelligence du précepte divin, comme c'est le cas des créatures raisonnables.

Solutions: 1. L'impression du principe interne d'action dans les êtres de la nature, joue le même rôle que la promulgation de la loi à l'égard des hommes; car la promulgation de la loi imprime dans les hommes une sorte de principe de direction des actes humains, nous venons de le dire.

2. Les créatures sans raison ne participent pas de la raison humaine et ne lui obéissent pas; elles participent cependant de la raison divine en y obéissant. La puissance de la raison divine s'étend plus loin, en effet, que celle de la raison humaine. Et de même que les membres du corps humain se meuvent au commandement de la raison, sans toutefois participer de cette raison, parce qu'ils n'ont pas en eux-mêmes une connaissance d'ordre rationnel, de même les créatures non raisonnables sont mues par Dieu sans être pour autant dotées de raison.

3. Les déficiences qui se produisent dans les êtres de nature sont certes étrangères à l'ordre des causes particulières, mais non des causes universelles, et de la cause première, qui est Dieu, à la providence de qui rien ne peut échapper comme nous l'avons dit dans la première Partie, et puisque la loi éternelle est la raison, le plan de la providence divine, comme nous l'avons dit, les déficiences des êtres de nature sont soumises à la loi éternelle.

ARTICLE 6: Toutes les choses humaines sont-elles soumises à la loi éternelle?

Objections: 1. Il ne semble pas. S. Paul écrit en effet (Ga 5, 18): « Si vous êtes conduits par l'esprit de Dieu, vous n'êtes plus sous la loi. » Mais les hommes justes qui sont enfants de Dieu par adoption sont conduits par l'Esprit de Dieu, selon l'épître aux Romains (8, 14): Donc les hommes ne sont pas tous sous la loi éternelle.

2. S. Paul écrit encore (Rm 8, 7): « La prudence de la chair est ennemie de Dieu; elle n'est donc pas soumise à la loi de Dieu. » Or, nombreux sont les hommes qui se laissent dominer par la prudence de la chair. Donc tous les hommes ne sont pas soumis à la loi éternelle qui est la loi de Dieu.

3. S. Augustin remarquait que « la loi éternelle est celle d'après laquelle les méchants méritent le malheur, et les bons la vie bienheureuse ». Or les hommes qui sont maintenant bienheureux ou damnés ne sont pas en état de mériter. Donc ils ne sont pas soumis à la loi éternelle.

En sens contraire, S. Augustin écrit aussi « Rien n'échappe, aucunement, aux lois du Créateur et de l'ordonnateur suprême qui assure la paix de l'univers. »

Réponse: Il y a deux manières pour une chose d'être soumise à la loi éternelle, comme nous l'avons dit à l'Article précédent. Ou bien la loi éternelle est participée par mode de connaissance, ou bien par mode d'action et de passion, en tant que participée sous forme de principe interne d'activité. C'est de

Page 174: Ia.-IIae (2)

cette seconde manière que les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle, comme nous venons de l'établir. Mais la créature raisonnable, en possédant ce qui est commun avec toutes les créatures, a cependant en propre cet élément d'être dotée de raison. C'est pourquoi elle se trouve soumise à la loi éternelle à double titre: d'abord, parce qu'elle a une certaine connaissance de la loi éternelle, nous l'avons dit; ensuite, parce qu'il existe en toute créature raisonnable un penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi éternelle, car « de naissance nous sommes enclins à être vertueux », dit Aristote.

Cependant, ces deux modes existent d'une façon imparfaite et comme décomposée chez les pécheurs. En eux l'inclination naturelle à la vertu est faussée par l'habitus vicieux. De plus, leur connaissance naturelle du bien est obscurcie par les passions et la facilité à pécher. Chez les bons, ce double mode se réalise d'une manière plus parfaite parce que la connaissance de foi et de sagesse s'ajoute en eux à la connaissance naturelle du bien; et au penchant naturel vers le bien, s'ajoute antérieurement l'impulsion de la grâce et de la vertu.

Ainsi donc, les bons sont parfaitement soumis à la loi éternelle, puisqu'ils agissent toujours en s'y conformant. Quant aux pécheurs, ils sont soumis à la loi éternelle, mais d'une manière imparfaite en ce qui regarde leurs actes, puisque c'est d'une façon imparfaite qu'ils connaissent le bien et sont inclinés vers lui. Toutefois, ce qui est déficient dans leur activité est compensé du côté de la passivité; nous voulons dire que les méchants subissent la peine que leur fixe la loi éternelle, en proportion de ce qu'ils ont négligé de faire pour être conformes aux exigences de cette loi. Aussi S. Augustin dit-il: « J'estime que les justes agissent selon la loi éternelle », et ailleurs: « Dieu sait ramener à l'ordre les âmes qui l'abandonnent et, par leur misère bien méritée, fournir aux parties inférieures de sa création des lois parfaitement appropriées. »

Solutions: 1. Cette parole de S. Paul peut être comprise de deux façons. D'abord « être sous la loi » peut s'entendre de celui qui est soumis contre son gré à l'obligation légale comme à un fardeau. Aussi la Glose précise-t-elle que « celui-là est sous la loi qui s'abstient d'une oeuvre mauvaise non point par amour de la justice, mais par crainte du châtiment dont la loi le menace ». En ce sens, les hommes spirituels ne sont pas sous la loi, car sous l'influx de la charité que l'Esprit Saint répand dans leur coeur, ils accomplissent de bon gré ce que la loi prescrit. On peut aussi entendre la parole de l'Apôtre en ce sens que les oeuvres de celui qui agit sous l'influx de l'Esprit Saint, sont dites oeuvres de l'Esprit Saint plutôt que de l'homme lui-même. Et puisque l'Esprit Saint n'est pas soumis à la loi, pas plus que le Fils, comme on l'a montré précédemment, il s'ensuit que ces oeuvres, en tant qu'elles sont attribuées à l'Esprit Saint, ne sont pas soumises à la loi. Cela est attesté par l'Apôtre lorsqu'il dit (2 Co 3, 17): « Où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. »

2. La prudence de la chair ne peut être soumise à la loi de Dieu dans le domaine de l'action, puisqu'elle incline à des actes contraires à la loi de Dieu. Elle est cependant soumise à la loi de Dieu en ce qui regarde la passivité, parce qu'elle mérite de subir une peine selon la loi de la justice divine. Néanmoins, la prudence humaine n'est prédominante en aucun homme au point que le bien intégral de sa nature soit détruit. C'est pourquoi demeure chez l'homme un penchant à agir selon la loi éternelle. Car nous avons établi précédemment que le péché ne détruit pas tout bien de la nature.

3. C'est le même principe qui maintient une réalité orientée vers la fin et qui la meut vers cette fin; par exemple, la pesanteur qui précipite le corps lourd vers le sol, l'y fait aussi demeurer au repos. Semblablement la même loi éternelle selon laquelle certains méritent la béatitude ou le châtiment, les maintient également dans cette béatitude ou ce châtiment. En ce sens, les bienheureux et les damnés sont soumis à la loi éternelle.

QUESTION 94: LA LOI NATURELLE

Page 175: Ia.-IIae (2)

1. Qu'est-ce que la loi naturelle? - 2. Quels sont les préceptes de la loi naturelle? - 3. Tous les actes des vertus relèvent-ils de la loi naturelle? - 4. La loi naturelle est-elle unique chez tous? - 5. Cette loi est-elle sujette au changement? - 6. Cette loi peut-elle être effacée de l'âme de l'homme?

ARTICLE 1: Qu'est-ce que la loi naturelle?

Objections: 1. Il semble que la loi naturelle soit un habitus. Car le Philosophe dit: « Il y a trois choses dans l'âme: la puissance, l'habitus et la passion. » Mais la loi naturelle n'est pas une des puissances de l'âme, ni l'une des passions; on peut s'en convaincre en énumérant celles-ci. La loi naturelle est donc un habitus.

2. S. Basile dit que la « conscience morale, ou syndérèse, est la loi de notre intelligence », ce qui ne peut s'entendre que de la loi naturelle. Mais la syndérèse est un habitus, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Donc la loi naturelle est un habitus.

3. La loi naturelle demeure toujours dans l'homme, comme nous le montrerons. Or la raison de l'homme, dont la loi relève, ne pense pas toujours à la loi naturelle. La loi naturelle n'est donc pas un acte mais un habitus.

En sens contraire, S. Augustin définit l'habitus: « Ce qui permet d'agir quand on en a besoin. » Or la loi naturelle n'est pas ainsi; elle existe en effet chez les petits enfants et chez les damnés, qui ne peuvent pas agir par elle. Donc la loi naturelle n'est pas un habitus.

Réponse: Une réalité peut être appelée habitus de deux façons. D'abord au sens propre et essentiel; et en ce sens la loi naturelle n'est pas un habitus. En effet, il a été dit précédemment que la loi naturelle est établie par la raison, de même qu'une proposition est aussi l'oeuvre de la raison. Mais ce que l'on fait et ce qui sert à le faire n'est pas identique; car l'habitus de la grammaire permet de réaliser un discours correct. Donc, puisque l'habitus est ce qui permet d'agir, il est impossible qu'une loi soit un habitus au sens propre et essentiel.

Cependant, on peut désigner par le mot habitus ce qui est possédé grâce à l'habitus; ainsi appelle-t-on « foi » ce qui est l'objet de la foi. Si l'on prend en ce sens le mot habitus, on peut dire que la loi naturelle est un habitus. Car les préceptes de la loi naturelle sont tantôt l'objet d'une considération actuelle de la raison, et tantôt sont en elle seulement à l'état « habituel », mais non conscient. C'est dans cette acception que la

loi naturelle peut être qualifiée d'habitus de la même manière que les principes indémontrables des sciences spéculatives, qui ne s'identifient pas avec l'habitus des premiers principes, mais constituent son objet, son contenu.

Solutions: 1. Aristote veut ici rechercher à quel genre d'être se rattache la vertu; et puisqu'il est évident que la vertu est un principe d'action, il limite son énumération aux réalités qui sont principes des actes humains, à savoir les puissances, les habitus et les passions. Cela n'empêche nullement qu'il y ait dans l'âme autre chose, par exemple un certain acte, comme le vouloir est en celui qui veut, ou la connaissance en celui qui connaît; ou les propriétés naturelles de l'âme qui existent en elle, comme l'immortalité, etc.

2. En appelant la syndérèse la loi de notre intelligence, on la conçoit comme un habitus dont l'objet comprend les préceptes de la loi naturelle, qui sont les principes premiers de l'action humaine.

Page 176: Ia.-IIae (2)

3. Cet argument prouve que la loi naturelle demeure dans l'homme sous forme habituelle; nous le concédons.

Quant à l'objection En sens contraire, il y a lieu de remarquer que parfois, en raison de quelque empêchement, on ne peut user de ce qu'on possède pourtant sous forme habituelle. Ainsi l'homme ne peut pas faire usage de la science qu'il possède, au moment où il est pris par le sommeil; de même un enfant, en raison de son trop jeune âge, ne peut se servir de l'habitus des premiers principes de l'intelligence, ni même de la loi naturelle qui pourtant réside en lui à l'état d'habitus.

ARTICLE 2: Quels sont les préceptes de la loi naturelle?

Objections: 1. Il semble que la loi naturelle ne contienne pas plusieurs préceptes, mais un seul. La loi, en effet, rentre dans le genre du précepte, comme on l'a établi. Donc, s'il y avait de nombreux préceptes de la loi naturelle, il s'ensuivrait qu'il y aurait aussi de nombreuses lois naturelles.

2. La loi naturelle est une conséquence de la nature humaine. Mais la loi humaine est une dans sa totalité, bien qu'elle soit multiple en ses parties. Par conséquent, ou bien il n'existe qu'un seul précepte de la loi naturelle, à cause de l'unité de l'ensemble; ou bien il y a de nombreux préceptes selon la multiplicité des parties de la nature humaine. Et en ce cas, il faudra que même ce qui se rattache au penchant de la convoitise, appartienne à la loi naturelle.

3. La loi relève de la raison, on l'a dit. Or la raison est unique chez l'homme. Donc le précepte de la loi naturelle doit également être unique.

En sens contraire, les préceptes de la loi naturelle jouent dans l'homme le même rôle à l'égard de l'action que les principes premiers dans la démonstration. Or les premiers principes indémontrables de la pensée sont multiples. Donc les principes de la loi naturelle sont également multiples.

Réponse: Nous avons dit précédemment que les préceptes de la loi naturelle étaient, par rapport à la raison pratique, ce que les principes premiers de la démonstration sont par rapport à la raison spéculative; les uns et les autres sont en effet des axiomes évidents par eux-mêmes. Or un axiome peut être dit évident par lui-même de deux façons: d'abord, selon son contenu; puis, par rapport à nous. Toute proposition est dite connue en elle-même, si l'attribut appartient à la définition du sujet; il arrive toutefois que pour celui qui ignore la définition de ce sujet, une telle proposition ne soit pas évidente par elle-même. Ainsi cette proposition: « L'homme est doué de raison » est évidente en elle-même d'après la nature même de l'homme, car qui dit « homme » dit « raisonnable »; et cependant pour celui qui ignore ce qu'est l'homme, cette proposition n'est pas évidente par elle-même. Il s'ensuit, selon Boèce, qu'il y a certaines phrases ou propositions qui sont connues en elles-mêmes par tous les hommes, comme ces propositions dont les termes sont connus de tous; par exemple: « Un tout quelconque est plus grand que l'une de ses parties »; ou encore: « Les choses égales à une même chose sont égales entre elles. » Mais d'autres propositions ne sont connues que des sages qui saisissent la signification des termes qui les composent. Ainsi, pour celui qui sait qu'un ange n'a pas de corps, il apparaît évident de soi qu'un tel être n'est pas circonscrit dans un lieu: ce qui n'est pas manifeste pour tous les esprits peu cultivés qui ne saisissent pas cela.

Il y a un ordre entre les vérités qui ne tombent pas sous le sens de tout le monde. En effet, ce qui est saisi en premier lieu, c'est l'être, dont la notion est incluse dans tout ce que l'on conçoit. Et c'est pourquoi le premier axiome indémontrable est que « l'on ne peut en même temps affirmer et nier », ce qui se fonde sur la notion d'être et de non-être; et c'est sur ce principe que toutes les autres vérités sont fondées, comme dit le livre IV des Métaphysiques. Mais de même que l'être est en tout premier lieu objet de connaissance proprement dite, de même le bien est la première notion saisie par la raison

Page 177: Ia.-IIae (2)

pratique qui est ordonnée à l'action. En effet, tout ce qui agit le fait en vue d'une fin qui a raison de bien. C'est pourquoi le principe premier de la raison pratique est celui qui se fonde sur la raison de bien, et qui est: « Le bien est ce que tous les êtres désirent. » C'est donc le premier précepte de la loi qu'il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal. C'est sur cet axiome que se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle: c'est dire que tout ce qu'il faut faire ou éviter relève des préceptes de la loi naturelle; et la raison pratique les envisage naturellement comme des biens humains.

Mais parce que le bien a raison de fin, et le mal raison du contraire, il s'ensuit que l'esprit humain saisit comme des biens, et par suite comme dignes d'être réalisées toutes les choses auxquelles l'homme se sent porté naturellement; en revanche, il envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C'est selon l'ordre même des inclinations naturelles que se prend l'ordre des préceptes de la loi naturelle. En effet, l'homme se sent d'abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances, en ce sens que toute substance recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cette inclination, ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire, relèvent de la loi naturelle.

En second lieu, il y a dans l'homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi appartient à la loi naturelle ce que « la nature enseigne à tous les animaux », par exemple l'union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc.

En troisième lieu, on trouve dans l'homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d'être raisonnable, qui lui est propre; ainsi a-t-il une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société. En ce sens, appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre: par exemple que l'homme évite l'ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit vivre, et toutes les autres prescriptions qui visent ce but.

Solutions: 1. Tous ces préceptes de la loi naturelle appartiennent à une seule loi naturelle parce qu'ils se réfèrent tous à un seul précepte premier.

2. Toutes les inclinations relatives à quelque partie que ce soit de la nature humaine, par exemple celles du concupiscible et de l'irascible, appartiennent à la loi naturelle en tant qu'elles sont réglées par la raison. Aussi les préceptes de la loi naturelle sont-ils multiples, si on les considère chacun en particulier; mais ils ont une seule racine communes.

3. Si la raison est unique en elle-même, elle est pourtant le principe d'ordre de tout ce qui regarde l'homme. C'est pourquoi tout ce qui peut être réglé par la raison est contenu dans la loi de la raison.

ARTICLE 3: Tous les actes des vertus relèvent-ils de la loi naturelle?

Objections: 1. Il semble que les actes des vertus ne relèvent pas tous de la loi de nature. On a dit en effet que le propre de la loi est d'ordonner au bien commun. Or certains actes des vertus assurent le bien particulier de tel ou tel individu, ce qui est surtout évident pour les actes de tempérance. Donc, les actes des vertus ne sont pas tous ordonnés par la loi naturelle.

2. Tous les péchés s'opposent à certains actes vertueux. Donc, si tous les actes des vertus relevaient de la loi naturelle, il semble que tous les péchés seraient contre nature. Cependant on ne dit cela que de certains péchés.

Page 178: Ia.-IIae (2)

3. Tout le monde s'entend sur ce qui est conforme à la nature. Or, au sujet des actes de ces vertus, cette entente universelle n'existe pas, car l'un considère comme vertueux ce qu'un autre estime vicieux. Donc les actes des vertus ne relèvent pas tous de la loi de nature.

En sens contraire, S. Jean Damascène écrit que « les vertus sont naturelles ». Donc les actes de ces vertus sont eux aussi soumis à la loi naturelle.

Réponse: Nous pouvons parler des actes des vertus de deux façons: en tant qu'ils sont vertueux; et en tant qu'ils sont tels actes déterminés par leur espèce propre. Si nous parlons des actes vertueux en tant que vertueux, ils relèvent tous de la loi naturelle. Nous avons prouvé en effet n que relèvent de la loi naturelle toutes les inclinations que l'homme tient de sa nature. Mais chacun est incliné naturellement à l'activité qui convient à sa forme, comme le feu est incliné à chauffer. Aussi, puisque l'âme raisonnable est la forme propre de l'homme, il y a en tout humain une inclination naturelle à agir selon la raison. A ce point de vue, par conséquent, les actes des vertus sont tous régis par la loi naturelle; la raison de chacun édicte en effet qu'il faut agir vertueusement. Mais, si nous parlons des actes des vertus considérés en eux-mêmes, dans leur espèce particulière, alors ces actes ne relèvent pas tous de la loi naturelle. Il y a en effet beaucoup de choses qui se font selon la vertu, auxquelles pourtant la nature ne donne de prime abord aucune inclination. C'est par une investigation de la raison que les hommes les découvrent, et les reconnaissent utiles pour vivre bien.

Solutions: 1. La tempérance a pour objet les convoitises naturelles dans le boire, le manger et les actes sexuels, qui sont ordonnées au bien commun de la nature comme les autres lois sont ordonnées au bien commun de la moralité.

2. On peut appeler nature de l'homme ou bien celle qui est propre à l'homme; et en ce sens tous les péchés, en tant qu'ils sont contraires à la raison, sont contraires à la nature, comme le montre S. Jean Damascène; ou bien on appelle nature de l'homme celle qui est commune à l'homme et aux autres animaux; et en ce sens on appelle contre nature certains péchés spéciaux, par exemple contre l'union du mâle et de la femelle, qui est commune à tous les animaux, l'accouplement entre mâles, qu'on appelle spécialement le vice contre naturel.

3. Cet argument est valable pour les actes considérés en eux-mêmes. Aussi, à cause de la diversité des conditions humaines, certains actes peuvent être vertueux pour certaines personnes, parce qu'ils leur sont proportionnés et leur conviennent, tandis que ces mêmes actes seront vicieux pour d'autres, parce qu'ils ne leur sont pas proportionnés.

ARTICLE 4: La loi naturelle est-elle unique chez tous?

Objections: 1. Il semble que non. Il est dit en effet dans les Décrets que « le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et dans l'Évangile ». Mais cette loi n'est pas commune à tous; puisqu'il est dit dans l'épître aux Romains (10, 16): « Tous n'obéissent pas à l'Évangile. » La loi naturelle n'est donc pas unique chez tous.

2. « Ce qui est conforme à la loi est déclaré juste », selon le livre des Éthiques. Mais dans le même livrer on affirme que rien n'est juste pour tous au point d'exclure toute diversité. Par conséquent, la loi naturelle n'est pas la même chez tous.

3. Tout ce à quoi l'homme est incliné selon sa nature relève de la loi naturelle, nous l'avons dit. Mais des hommes différents sont inclinés par nature à des fins différentes: ceux-ci à la convoitise, ceux-là à la recherche des honneurs, d'autres enfin à d'autres choses. Donc la loi naturelle n'est pas unique chez tous.

Page 179: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, Isidore de Séville écrit « Le droit naturel est commun à toutes les nations. »

Réponse: Nous l'avons dit précédemment, tout ce vers quoi l'homme est incliné par nature relève de la loi naturelle; et il est propre à l'homme d'être incliné à agir selon la raison. Mais il appartient à la raison de procéder des principes communs aux conclusions propres, selon le livre I des Physiques. Toutefois la raison spéculative et la raison pratique se comportent différemment sur ce point. En effet, la raison spéculative s'occupe principalement des choses nécessaires, où il est impossible qu'il en soit autrement; aussi la vérité se rencontre-t-elle sans aucune défaillance dans les conclusions particulières comme dans les principes généraux.

La raison pratique, au contraire, s'occupe de réalités contingentes qui comprennent les actions humaines. C'est pourquoi, bien que dans les principes généraux il y ait quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières, plus on rencontre de défaillances. Ainsi donc, dans les sciences spéculatives, la vérité est identique pour tous, tant dans les principes que dans les conclusions. Pourtant, cette vérité n'est pas connue de tous les esprits dans les conclusions, mais seulement dans les principes que l'on appelle « les axiomes universels ». Dans le domaine de l'action, au contraire, la vérité ou la rectitude pratique n'est pas la même pour tous dans les applications particulières, mais uniquement dans les principes généraux; et chez ceux pour lesquels la rectitude est identique dans leurs actions propres, elle n'est pas également connue de tous.

Il est donc évident que dans les principes communs de la raison spéculative ou pratique, la vérité ou la rectitude est unique pour tous, et connue également de tous. Quant aux conclusions propres de la raison spéculative, la vérité est la même pour tous, mais elle n'est pas connue également de tous; ainsi est-il vrai pour tous que le triangle a trois angles égaux à deux droits, encore que ce ne soit pas connu de tous. Mais la vérité ou la rectitude n'est pas la même pour tous quand on arrive aux conclusions propres de la raison pratique, et même là où se réalise l'identité, elle n'est pas également connue de tous. Par exemple, il est vrai et droit aux yeux de tous que l'on agisse selon la raison. De ce principe il s'ensuit comme une conclusion propre qu'il faut rendre ce qu'on a reçu en dépôt. Et ceci est vrai dans la plupart des cas; mais il peut se faire qu'en certains cas il devienne nuisible et par conséquent déraisonnable de restituer un dépôt: par exemple si quelqu'un le réclame en vue de combattre la patrie. Et ici, plus on descend aux détails, plus les exceptions se multiplient; par exemple lorsqu'on stipule que les dépôts doivent être restitués avec telle caution ou de telle façon. Plus on ajoute de conditions particulières, plus les exceptions peuvent se multiplier et se diversifier pour qu'il soit injuste ou de restituer, ou de ne pas le faire.

Ainsi donc, il faut dire que la loi de nature est identique pour tous dans ses premiers principes généraux, tout autant selon sa rectitude objective que selon la connaissance qu'on peut en avoir. Quant à certaines applications propres qui sont comme les conclusions des principes généraux, elle est identique pour tous dans la plupart des cas, et selon sa rectitude et selon sa connaissance; toutefois, dans un petit nombre de cas, elle peut comporter des exceptions, d'abord dans sa rectitude, à cause d'empêchements particuliers (de la même façon que les natures soumises à la génération et à la corruption manquent leurs effets dans un petit nombre de cas, à cause d'empêchements); elle comporte encore des exceptions quant à sa connaissance; c'est parce que certains ont une raison faussée par la passion, par une coutume mauvaise ou par une mauvaise disposition de la nature. Ainsi jadis, chez les peuples germains, le pillage n'était pas considéré comme une iniquité, alors qu'il est expressément contraire à la loi naturelle, comme le rapporte Jules César dans son livre sur « la guerre des Gaules ».

Solutions: 1. Cette phrase ne doit pas être comprise en ce sens que tout ce qui est compris dans la Loi mosaïque et dans l'Évangile relève de la loi naturelle, puisque beaucoup de leurs enseignements sont au-dessus de la nature; mais en ce sens que tout ce qui relève de la loi de nature s'y trouve pleinement enseigné. Aussi Gratien, après avoir dit que « le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et l'Évangile », ajoute immédiatement cet exemple: « On y ordonne à chacun de faire à autrui ce qu'il veut qu'on fasse à lui-même. »

Page 180: Ia.-IIae (2)

2. La parole du Philosophe doit s'entendre de ce qui est juste naturellement, non pas à titre de principes généraux, mais comme les conclusions dérivées de ces principes; dans la plupart des cas elles sont justes, mais plus rarement elles sont défectueuses.

3. De même que la raison domine chez l'homme, et commande aux autres puissances, ainsi faut-il que toutes les inclinations naturelles qui relèvent des autres puissances soient ordonnées selon la raison. C'est pourquoi tout le monde convient généralement que toutes les inclinations humaines doivent être dirigées par la raison.

ARTICLE 5: La loi de nature est-elle sujette au changement?

Objections: 1. Il semble que la loi de nature puisse être changée. En effet l’Ecclésiastique dit (17, 11): « Il leur donna en outre la connaissance et la loi de vie », la Glose commente: « Il a voulu que la Loi fût écrite pour corriger la loi naturelle. » Mais ce que l'on corrige est changé. Donc la loi naturelle peut être changée.

2. Le meurtre d'un innocent et aussi l'adultère et le vol sont des actes contraires à la loi naturelle. Mais on voit que cela a été changé par Dieu, par exemple lorsqu'il prescrivit à Abraham de tuer son fils innocent (Gn 22, 2), ou lorsqu'il commanda aux juifs de subtiliser les vases empruntés aux Égyptiens (Ex 12, 35); ou enfin quand il ordonna à Osée de prendre une femme de prostitution (Os 1, 2). Donc la loi naturelle peut être changée.

3. S. Isidore écrit que « la possession commune de tous les biens et la même liberté pour tous sont de droit naturel ». Mais nous voyons que l'une et l'autre ont été modifiées par les lois humaines. Il semble donc que la loi naturelle puisse subir des modifications.

En sens contraire, il est dit dans les Décrets: « Le droit naturel date de l'origine de la créature raisonnable; il ne change pas avec le temps, mais il demeure immuable. »

Réponse: Que la loi naturelle soit changée peut se comprendre de deux manières. D'une part, on peut y ajouter. Et en ce sens rien n'empêche que la loi naturelle soit changée, car on a ajouté à la loi naturelle - soit par la loi divine, soit par les lois humaines -, beaucoup de choses qui sont utiles à la vie humaine. D'autre part, on peut concevoir un changement dans la loi naturelle par mode de suppression, en ce sens qu'une prescription disparaisse de la loi naturelle, alors qu'elle en faisait partie auparavant. De cette manière, la loi de nature est absolument immuable quant à ses principes premiers. Quant à ses préceptes seconds, dont nous avons dit à l'Article précédent qu'ils étaient comme des conclusions propres, toutes proches des premiers principes, la loi naturelle ne change pas, sans que son contenu cesse d'être juste dans la plupart des cas. Toutefois il peut y avoir des changements en tel cas particulier, et rarement, en raison de causes spéciales qui empêchent d'observer ces préceptes, comme on l'a dit à l'article précédent.

Solutions: 1. Si la loi écrite est présentée comme correctif de la loi de nature, c'est parce qu'elle complétait ce qui manquait à celle-ci; ou parce que la loi de nature était sur certains points si dénaturée dans le coeur de certains hommes que ceux-ci considéraient comme un bien ce qui était un mal en soi; une telle corruption exigeait un redressement.

2. Tous les hommes, tant coupables qu'innocents, meurent de mort naturelle. Cette mort est voulue par la puissance divine, à cause du péché originel, selon le 1er livre de Samuel (2, 6): « C'est Dieu qui fait mourir et qui fait vivre. » C'est pourquoi la mort peut être infligée sans aucune injustice par ordre de Dieu, à n'importe quel homme, coupable ou innocent. Semblablement l'adultère consiste à s'unir avec la femme d'autrui; mais la femme que prit Osée lui avait été destinée selon la loi de Dieu qui lui fut

Page 181: Ia.-IIae (2)

divinement révélée. Il s'ensuit que le fait de s'unir à telle ou telle femme, sur l'ordre de Dieu, n'est ni un adultère, ni un acte de débauche. Le même raisonnement vaut pour le vol qui consiste à prendre le bien d'autrui. Car tout ce qu'un homme prend sur l'ordre de Dieu, maître de toutes choses, il ne le prend pas sans la volonté du maître, ce qui serait voler. D'ailleurs, ce n'est pas seulement dans le domaine des choses humaines que tout ce qui est commandé par Dieu est par le fait même obligé; mais même dans le domaine de la nature, tout ce que Dieu fait est naturel de quelque manière, ainsi qu'il a été dit dans notre première Partie.

3. Une chose est dite de droit naturel de deux façons. D'une part, parce que la nature y incline, par exemple: « Il ne faut pas faire de tort à autrui. » D'autre part, parce que la nature ne suggère pas le contraire: ainsi pourrions-nous dire qu'il est de droit naturel que l'homme soit nu, parce que la nature ne l'a pas doté d'un vêtement; c'est une invention de l'art. En ce sens on dit que « la possession commune de tous les biens et la liberté identique pour tous » y sont de droit naturel; c'est-à-dire que la distinction des possession et la servitude ne sont pas suggérées par la nature, mais par la raison des hommes pour le bien de la vie humaine. Et même en cela, la loi de nature n'est pas modifiée, sinon par addition.

ARTICLE 6: La loi de nature peut-elle être effacée de l'âme humaine?

Objections: 1. Il semble bien, car on parle dans l'épître aux Romains (2, 4) « des païens qui n'ont pas de loi », et la Glose explique: « Dans l'intime de l'homme renouvelé par la grâce, est inscrite la loi de justice que la faute avait effacée. » Mais la loi de justice est la loi naturelle. Donc la loi de nature peut être effacée.

2. La loi de grâce est plus efficace que la loi de nature. Or la loi de grâce est effacée par le péché. Donc à plus forte raison la loi de nature peut-elle être effacée.

3. Ce qui est établi par la loi est proposé comme juste. Mais il y a beaucoup de choses établies par les hommes qui sont contraires à la loi de nature. Par conséquent la loi de nature peut être effacée du coeur des hommes.

En sens contraire, S. Augustin confesse « Ta loi, Seigneur, est inscrite dans le coeur des hommes et aucune iniquité ne l'en efface. » Or la loi écrite dans le coeur des hommes est la loi naturelle. Donc la loi naturelle ne peut pas être effacée.

Réponse: Nous avons établi dans les articles précédents qu'appartiennent à la loi naturelle d'abord quelques principes plus généraux qui sont connus de tous; ensuite quelques préceptes secondaires, plus particuliers, qui sont comme des conclusions proches de ces principes. Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d'aucune façon être effacée du coeur des hommes, de façon universelle. Elle est cependant effacée dans une activité particulière parce que la raison est empêchée d'appliquer le principe général au cas particulier dont il s'agit à cause de la convoitise ou d'une autre passion.

Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du coeur des hommes, soit en raison de propagandes perverses, de la façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d'habitus corrompus. C'est ainsi que certains individus ne considéraient pas le brigandage comme un péché, ni même les vices contre nature, comme le dit encore S. Paul (Rm 1, 24).

Page 182: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. Le péché efface la loi de la nature, non dans sa teneur générale, mais en particulier; à moins toutefois qu'il ne s'agisse de préceptes secondaires de la loi de nature, de la façon que nous venons de dire.

2. Bien que la grâce soit plus efficace que la nature, celle-ci est cependant plus essentielle à l'homme et partant, plus durable.

3. Cet argument procède de la considération des préceptes seconds de la loi naturelle, contre lesquels quelques législateurs ont édicté des prescriptions iniques.

Étudions maintenant ce qu'est la loi humaine. Il faut d'abord étudier la loi en elle-même (Q. 95); puis quel est son pouvoir (Q. 96); enfin, se demander si elle peut être changée (Q. 97).

QUESTION 95: LA LOI HUMAINE

1. Son utilité. - 2. Son origine. - 3. Sa qualité. - 4. Ses divisions.

ARTICLE 1: L'utilité de la loi humaine

Objections: 1. Il ne semble pas utile que les hommes légifèrent. L'intention de quiconque porte une loi, en effet, est que par elle les hommes deviennent bons, comme on l'a dit. Mais les hommes sont amenés par des conseils à vouloir le bien, plutôt qu'en étant contraints par des lois. Donc il n'était pas nécessaire de légiférer.

2. Aristote écrit: « Les hommes recourent au juge comme au droit vivant. » Or la justice vivante est supérieure à la justice inanimée telle qu'elle est contenue dans les lois. Donc il eût été mieux que l'exécution de la justice fût confiée à la décision des juges plutôt que d'être réalisée par une législation.

3. Toute loi exerce un rôle de direction sur les actes humains, comme il ressort des articles précédents. Or les actes humains portent sur des cas particuliers, qui sont en nombre infini; il est donc impossible de soumettre à un examen suffisant ce qui concerne la conduite humaine sinon en confiant cet examen à quelque sage qui examine les cas particuliers. Il eût donc été préférable que les actes humains fussent dirigés par le jugement des sages plutôt que par une législation. Il n'était donc pas nécessaire de porter des lois humaines.

En sens contraire, S. Isidore écrit: « Les lois ont été faites afin que, par crainte de leurs sanctions, l'audace humaine fût réprimée, que l'innocence fût en sûreté au milieu des malfaiteurs, et que chez les méchants eux-mêmes la faculté de nuire fût refrénée par la crainte du châtiment. » Mais tout cela est nécessaire au genre humain. Donc il fut nécessaire de porter des lois humaines.

Réponse: Il ressort de ce qui précède qu'il y a dans l'homme une certaine aptitude à la vertu; mais quant à la perfection même de la vertu, il faut qu'elle soit donnée à l'homme par un enseignement. Ainsi voyons-nous que c'est aussi par son ingéniosité que l'homme pourvoit à ses besoins, par exemple pour la nourriture et le vêtement. La nature lui en fournit les premiers éléments, à savoir la raison et les mains, mais non l'utilisation parfaite, ainsi qu'elle le fait pour les autres animaux, auxquels elle a procuré de manière suffisante vêtement et nourriture. Mais quant à cet enseignement dont il vient d'être question, l'homme ne saurait aisément se suffire à lui-même. De fait, la perfection de la vertu consiste surtout à éloigner l'homme des plaisirs défendus, auxquels l'humanité est principalement portée, en particulier la jeunesse, pour laquelle l'enseignement est plus efficace. C'est pourquoi il faut que les hommes reçoivent d'autrui cette sorte d'éducation par laquelle on peut arriver à la vertu. Certes, pour les jeunes gens qui sont portés à être vertueux par une heureuse disposition

Page 183: Ia.-IIae (2)

naturelle ou par l'habitude, et surtout par la grâce divine, il suffit d'une éducation paternelle qui s'exerce par les conseils. Mais, parce qu'il y a des hommes pervers et portés au vice, qui ne peuvent guère

être aisément touchés par des paroles, il a été nécessaire que ceux-ci fussent contraints par la force et la crainte à s'abstenir du mal, de telle sorte qu'au moins en s'abstenant de mal agir, ils garantissent aux autres une vie paisible. Et puis, pour eux-mêmes, ils se voient amenés par une telle accoutumance à accomplir de bon gré ce qu'ils ne faisaient auparavant que par crainte; et ainsi ils deviennent vertueux. Cette éducation qui corrige par la crainte du châtiment est donnée par les lois. Aussi fut-il nécessaire pour la paix des hommes et leur vertu de porter des lois. Parce que, dit le Philosophe, « l'homme, s'il est parfaitement vertueux, est le meilleur des animaux; mais s'il est privé de loi et de justice il est le pire de tous »; car l'homme possède les armes de la raison, dont les autres animaux sont dépourvus, pour assouvir ses convoitises et ses fureurs.

Solutions: 1. Les hommes bien disposés sont plus aisément amenés à la vertu par des conseils qui font appel à leur volonté, que par la contrainte; mais ceux qui sont mal disposés ne sont amenés à la pratique de la vertu qu'en y étant forcés.

2. Le Philosophe écrit « Il est préférable de tout régler par la loi plutôt que de tout abandonner à la décision des juges. » Il y a trois motifs à cela. - 1° Il est plus aisé de trouver quelques sages qui suffisent à porter de justes lois que d'en trouver un grand nombre pour juger droitement les cas particuliers. - 2° Les législateurs considèrent longtemps à l'avance ce qu'il faut établir par la loi, tandis que les jugements portés sur les faits particuliers s'inspirent de cas soulevés à l'improviste. Or l'homme peut voir plus aisément ce qui est juste à la lumière de nombreuses expériences qu'en face d'un cas unique. - 3° Les législateurs jugent pour l'ensemble des cas et en vue de l'avenir; tandis que dans les tribunaux, les juges décident de cas actuels, vis-à-vis desquels ils sont influencés par l'amour, la haine, la cupidité. C'est ainsi que leur jugement est faussé.

Donc la justice vivante qu'est le juge ne se rencontre pas chez beaucoup d'hommes, et elle est changeante. C'est pourquoi il a été nécessaire de déterminer par la loi ce qu'il fallait juger dans le plus grand nombre de cas possible et de laisser peu de place à la décision des hommes.

3. Il faut confier aux juges certains cas individuels qui ne peuvent être prévus par la loi, selon le Philosophe; par exemple, savoir ce qui a été fait ou n'a pas été fait, et d'autres choses semblables.

ARTICLE 2: L'origine de la loi humaine

Objections: 1. Il ne semble pas que toutes les lois humaines dérivent de la loi naturelle. Aristote écrit en effet: « On appelle juste légal ce que, au début, on pouvait indifféremment faire d'une manière ou d'une autre. » Mais dans ce qui vient du droit naturel, il est différent d'agir d'une manière ou d'une autre. Par conséquent, tout ce qui est établi par les lois humaines ne dérive pas de la loi naturelle.

2. Le droit positif se distingue du droit naturel, comme il ressort des analyses de S. Isidore dans son livre des Étymologies et d'Aristote dans les Éthiques. Mais ce qui dérive à titre de conclusions des principes généraux de la loi naturelle, relève de la loi de nature, on l'a vu. En conséquence, ce qui relève de la loi humaine ne dérive pas de la loi naturelle.

3. La loi de nature est la même pour tous. Le Philosophe dit en effet: « Le droit naturel est celui qui a partout le même pouvoir. » Donc, si les lois humaines dérivaient de la loi naturelle, il s'ensuivrait qu'elles seraient, elles aussi, identiques chez tous. Ce qui est évidemment faux.

Page 184: Ia.-IIae (2)

4. Tout ce qui découle de la loi naturelle, répond à une raison. Mais « on ne peut pas toujours rendre raison de toutes les lois établies par nos aînés », dit Justinien. Par conséquent toutes les lois humaines ne dérivent pas de la loi naturelle.

En sens contraire, Cicéron écrit: « Ce sont les réalités nées de la nature et éprouvées par la coutume qu'ont sanctionnées la crainte et le respect des lois. »

Réponse: S. Augustin déclare: « Il ne semble pas qu'elle soit une loi, celle qui ne serait pas juste. » C'est pourquoi une loi n'a de valeur que dans la mesure où elle comporte de la justice. Or, dans les affaires humaines, une chose est dite juste du fait qu'elle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la règle première de la raison est la loi de nature, comme il ressort des articles précédents. Aussi toute loi portée par les hommes n'a raison de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n'est plus alors une loi, mais une corruption de la loi.

Il faut savoir cependant qu'il y a une double dérivation de la loi naturelle: d'une part, comme des conclusions par rapport aux principes; d'autre part, comme des déterminations de règles générales. Le premier mode ressemble à celui des sciences, où les conclusions démonstratives se déduisent des principes. Quant au second mode, il ressemble à ce qui se passe dans les arts, quand les modèles communs sont déterminés à une réalisation spéciale; tel est le cas de l'architecte qui doit préciser la détermination de la forme générale de maison à telle ou telle structure d'habitation. Donc, certaines dispositions légales dérivent des principes généraux de la loi naturelle à titre de conclusions; ainsi le précepte: « Il ne faut pas tuer » peut dériver comme une conclusion du principe: « Il ne faut pas faire le mal. » Mais certaines dispositions légales dérivent des mêmes principes à titre de détermination; ainsi la loi de nature prescrit que celui qui commet une faute soit puni; mais qu'il soit puni de telle peine, est une détermination de la loi de nature.

On retrouve donc ces deux sortes de dispositions légales dans la loi humaine. Mais celles qui relèvent du premier mode ne sont pas seulement contenues dans la loi humaine comme prescrites par cette loi; mais elles tiennent de la loi naturelle une partie de leur pouvoir. Quant à celles qui répondent au deuxième mode, elles tiennent leur pouvoir de la loi humaine seule.

Solutions: 1. Aristote parle de ce qui est prescrit par la loi sous forme de détermination ou de spécification des préceptes de la loi de nature.

2. Cet argument est valable pour ce qui dérive de la loi de nature à titre de conclusion.

3. Les principes généraux de la loi de nature ne peuvent pas s'appliquer à tous les cas d'une façon identique, à cause de la grande variété des affaires humaines. C'est de là que vient la diversité de la loi positive chez les peuples divers.

4. Il faut entendre cette parole de Justinien des dispositions légales introduites par les anciens relativement aux déterminations particulières de la loi naturelle; envers ces déterminations, le jugement des experts et des hommes prudents se comporte comme envers les principes généraux, en ce sens qu'ils voient aussitôt ce qu'il faut déterminer le plus opportunément dans un cas particulier. C'est pourquoi Aristote dit qu'en de telles matières « il faut tenir compte des avis indémontrables et des opinions des experts, des anciens et des hommes prudents, non moins que des vérités démontrées ».

ARTICLE 3: La qualité de la loi humaine

Page 185: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Il semble que S. Isidore ait décrit de manière inexacte le caractère de la loi positive quand il a dit: « La loi sera honnête, juste, réalisable selon la nature et la coutume du pays; adaptée au temps et au lieu; nécessaire, utile; elle sera claire aussi, afin qu'elle ne contienne rien qui soit trompeur en raison de son obscurité; écrite non pas en vue d'un intérêt privé, mais pour l'utilité commune des citoyens. » Auparavant il avait défini le caractère de la loi par trois conditions, en disant: « La loi sera tout ce que la raison établira, pourvu que cela soit en harmonie avec la religion, s'accorde avec la discipline des moeurs, favorise le bien public. » Il semble donc superflu que dans la suite il ait multiplié les caractéristiques de la loi.

2. La justice, d'après Cicéron, est une partie de l'honnêteté. Il était donc superflu d'ajouter le mot « juste » après avoir écrit le mot « honnête ».

3. Selon S. Isidore lui-même, la loi écrite s'oppose à la coutume. Dans la définition de la loi, on ne devait donc pas dire qu'elle serait conforme à la coutume du pays.

4. On dit qu'une chose est nécessaire de deux manières. Il y a le nécessaire absolu quand il est impossible qu'il en soit autrement; le nécessaire ainsi entendu échappe au jugement des hommes; et c'est pourquoi une nécessité de cette sorte ne relève pas de la loi humaine. Mais le nécessaire peut aussi s'entendre par rapport à une fin à réaliser; et cette nécessité se confond avec l'utilité. Par conséquent il est superflu de mettre l'un et l'autre, - « nécessaire » et « utile » - dans cette définition.

En sens contraire, l'autorité de S. Isidore doit suffire.

Réponse: Tout être qui est un moyen pour une fin doit avoir une forme déterminée en proportion avec cette fin: par exemple, la forme de la scie la rend capable de couper, dit Aristote. Et toute chose soumise à la règle et à la mesure doit posséder une forme proportionnée à cette règle et à cette mesure. Or, la loi humaine remplit cette double condition: elle est un moyen ordonné à une fin; et elle est une sorte de règle et de mesure, réglée elle-même par une mesure supérieure, laquelle est double: la loi divine et la loi de nature, selon ce que nous avons dit plus haut x. Le but de la loi humaine, c'est l'utilité des hommes, comme l'affirme Justinien. C'est pourquoi, en décrivant les caractéristiques de la loi, S. Isidore a posé d'abord trois éléments: « qu'elle soit en harmonie avec la religion », en ce sens qu'elle soit conforme à la loi divine; « qu'elle s'accorde avec la discipline des moeurs », en ce sens qu'elle soit conforme à la loi de nature; enfin « qu'elle favorise le salut public », en ce sens qu'elle soit adaptée à l'utilité des hommes.

Toutes les autres conditions qui suivent se ramènent à ces trois chefs. Que la loi humaine doive être honnête, cela revient à dire qu'elle soit en harmonie avec la religion. Si l'on ajoute: qu'elle soit juste, réalisable selon la nature et la coutume du pays, adaptée au temps et au lieu, cela signifie que la loi devra être adaptée à la discipline des moeurs. La discipline humaine, en effet, se définit: 1° par rapport à l'ordre de la raison, et c'est ce qu'on exprime en disant que la loi est juste. - 2° par rapport aux facultés de ceux qui agissent. Car une éducation doit être adaptée à chacun selon sa capacité, en tenant compte également des possibilités de la nature humaine (ainsi ne doit-on pas imposer aux enfants ce qu'on impose à des hommes faits); elle doit enfin être adaptée aux usages, car un individu ne peut pas vivre comme un solitaire dans la société, sans se conformer aux moeurs d'autrui. - 3° La discipline doit être en rapport avec telles circonstances données, d'où: la loi sera adaptée au temps et au lieu. Les autres qualités de la loi qui sont ensuite énumérées, sous les vocables: nécessaire, utile, etc., reviennent à dire que la loi doit favoriser le salut public. La nécessité vise l'éloignement des maux; l'utilité, l'acquisition des biens; la clarté, le soin d'exclure le dommage qui pourrait provenir de la loi elle-même. Enfin que la loi soit ordonnée au bien commun, comme on l'a dit plus haut, c'est ce que montre la dernière partie de l'analyse.

Solutions: Cela répond aux objections.

Page 186: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 4: Les divisions de la loi humaine

Objections: 1. Il semble que la division des lois humaines ou du droit humain proposée par S. Isidore ne soit pas juste. Sous cette notion de droit, en effet, il comprend « le droit des gens » ainsi nommé, comme lui-même le reconnaît, « parce que presque toutes les nations en font usage ». Mais il dit lui-même que le droit naturel « est commun à toutes les nations ». Donc le droit des gens ne fait pas partie du droit positif humain, mais plutôt du droit naturel.

2. Tout ce qui possède un pouvoir identique ne semble pas différer par la forme, mais seulement par la matière. Or les lois, les plébiscites, les sénatus-consultes et tout ce qu'Isidore énumère en ce genre ont tous même force, et ne doivent donc différer que selon la matière. D'autre part, dans le domaine de l'art, on ne tient pas compte d'une telle distinction, car elle peut se multiplier à l'infini. Donc il ne convient pas d'introduire une telle division dans les lois humaines.

3. De même qu'il y a dans la cité des princes, des prêtres et des soldats, il y a aussi d'autres fonctions réparties entre les citoyens. Il semble donc qu'à côté du « droit militaire » et du « droit public » qui est l'affaire « des prêtres et des magistrats », il faudrait aussi faire mention d'autres droits, relatifs aux autres fonctions de la cité.

4. Ce qui existe par accident doit être laissé de côté. Or, il est accidentel à la loi d'être portée par un homme ou par un autre. Il est donc anormal de distinguer les lois par les noms des législateurs, en les appelant loi Cornelia, Falcidia, etc.

En sens contraire, l'autorité de S. Isidore doit suffire.

Réponse: Tout être peut prêter à une division, selon l'essentiel et d'après ce qui est contenu dans sa raison même. Ainsi, dans la notion d'« animal » on comprend l'âme, qui est raisonnable ou non; c'est pourquoi le genre animal se divise à titre propre et essentiel, en raisonnable et non raisonnable; il ne se diviserait pas selon le blanc et le noir, car cela est absolument étranger à sa notion propre. Or, il y a beaucoup d'éléments dans la notion de la loi humaine, et selon n'importe lequel d'entre eux cette loi peut prêter à une division qui lui soit propre et essentielle.

1° C'est un caractère essentiel de la loi humaine de dériver de la loi de nature, nous l'avons dit. De ce point de vue, le droit positif se divise en droit des gens et en droit civil, selon les deux modes de dérivation de la loi naturelle que nous avons décrits. Car au droit des gens se rattache ce qui découle de la loi de nature à la manière de conclusions venant des principes, par exemple les achats et ventes justes, et autres choses de ce genre, sans lesquelles les hommes ne peuvent vivre en communauté; et cela est de droit naturel parce que « l'homme est par nature un animal social », comme le prouve Aristote. Quant à ce qui dérive de la loi de nature à titre de détermination particulière, cela relève du droit civil, selon que chaque cité détermine ce qui lui est le mieux adapté.

2° Il est essentiel à la notion de loi, d'avoir pour objet le bien commun de la cité. De ce point de vue, la division de la loi humaine peut se prendre de la diversité de ceux qui contribuent spécialement par leur labeur au bien commun: tels sont les prêtres qui prient Dieu pour le peuple, les magistrats qui le gouvernent, et les soldats qui combattent pour son salut. C'est pourquoi les législations spéciales sont adaptées à ces catégories de citoyens.

3° Il est essentiel à la loi humaine d'être instituée par celui qui gouverne l'ensemble de la cité. De ce point de vue, on distingue les lois humaines d'après les régimes politiques différents. Selon la description d'Aristote, l'un de ces régimes est la monarchie, la cité étant sous le gouvernement d'un chef unique; en ce cas on parle des constitutions des princes. Un autre régime est l'aristocratie, qui est

Page 187: Ia.-IIae (2)

le gouvernement par une élite d'hommes supérieurs; on parle alors de sentences des sages et aussi de sénatus-consultes. Un autre régime est l'oligarchie qui est le gouvernement de quelques hommes riches et puissants; alors on parle de droit prétorien qui est appelé aussi honorariat. Un autre régime est celui du peuple tout entier ou démocratie; et on parle alors de plébiscites. Un autre régime est la tyrannie, régime totalement corrompu; aussi ne comporte-t-il pas de loi. Il y a enfin un régime mixte, composé des précédents, et celui-là est le meilleur; et en ce cas, on appelle loi « ce que les anciens, d'accord avec le peuple, ont décidé », dit S. Isidore.

4° Il est essentiel à la loi humaine de diriger les actes humains. De ce point de vue, on distingue les lois suivant leurs objets; et parfois en ce cas on leur donne les noms de leurs auteurs; par exemple, on dit la loi Julia, sur les adultères; la loi Cornelia, sur les tueurs, et ainsi de suite, non pas pour leurs auteurs, mais bien plutôt pour leur matière.

Solutions: 1. Le droit des gens est de quelque manière naturel à l'homme, en tant que celui-ci est un être raisonnable, parce que ce droit dérive de la loi naturelle comme une conclusion qui n'est pas très éloignée des principes. C'est pourquoi les hommes sont facilement tombés d'accord à son sujet. Toutefois, il se distingue du droit naturel strict, surtout de celui qui est commun à tous les animaux.

2.3.4. Ce que nous avons dit répond aux autres objections.

QUESTION 96: LE POUVOIR DE LA LOI HUMAINE

1. La loi humaine doit-elle être portée en termes généraux? - 2. Doit-elle réprimer tous les vices? - 3. Doit-elle ordonner les actes de toutes les vertus? - 4. S'impose-t-elle à l'homme de façon nécessaire dans le for de sa conscience? - 5. Tous les hommes sont-ils soumis à la loi humaine? - 6. Chez ceux qui sont soumis à la loi, est-il permis d'agir en dehors des termes de la loi?

ARTICLE 1: La loi humaine doit-elle être portée en termes généraux?

Objections: 1. Il semble que non, mais qu'elle doit viser plutôt les cas particuliers. Le Philosophe dit en effet que « l'ordre légal s'étend à tous les cas particuliers visés par la loi, et même aux sentences des juges », lesquelles sont évidemment particulières puisque relatives à des actes particuliers. Donc la loi ne doit pas seulement statuer en général, mais aussi en particulier.

2. La loi dirige les actes humains, avons-nous dit précédemment. Mais les actes humains se réalisent dans des cas particuliers. Donc les lois humaines ne doivent pas être portées de façon universelle, mais plutôt particulière.

3. Nous avons vu que la loi est règle et mesure des actes humains. Mais une mesure doit être très précise, dit le livre X des Métaphysiques. Donc, puisque, dans les actes humains, l'universel n'est jamais tellement précis qu'il ne souffre quelque exception dans les cas particuliers, il semble nécessaire que la loi soit portée non de façon universelle mais pour les cas particuliers.

En sens contraire, Justinien dit: « On doit établir le droit en fonction de ce qui arrive le plus souvent et non pas en fonction de ce qui peut arriver une fois par hasard. »

Réponse: Ce qui existe en vue d'une fin doit être proportionné à cette fin. Or la fin de la loi est le bien commun; puisque, selon S. Isidore: « Ce n'est pour aucun avantage privé, mais pour l'utilité générale des citoyens que la loi doit être écrite. » Il s'ensuit que les lois humaines doivent être adaptées au bien commun. Or le bien commun est le fait d'une multitude, et quant aux personnes, et quant aux affaires, et quant aux époques. Car la communauté de la cité est composée de nombreuses personnes, et son

Page 188: Ia.-IIae (2)

bien se réalise par des actions multiples; et il n'est pas institué pour peu de temps, mais pour se maintenir à travers la succession des citoyens, dit S. Augustin dans le livre XXII de la Cité de Dieu.

Solutions: 1. Aristote divise en trois parties le droit légal, qui est identique au droit positif. Il y a en effet certaines dispositions qui sont portées absolument en général. Ce sont les lois générales. A leur sujet, Aristote écrit: « Est légal ce qui, à l'origine, ne marque aucune différence entre ce qui doit être ainsi ou autrement; mais quand la loi est établie, cette différence existe; par exemple, que les captifs soient rachetés à un prix fixé. Il y a également certaines dispositions qui sont générales sous un certain rapport, et particulières sous un autre. Tels sont les privilèges qui sont comme des lois privées, parce qu'ils visent des personnes déterminées, et toutefois leur pouvoir s'étend à une multitude d'affaires. C'est en faisant allusion à cela qu'Aristote ajoute: « Et en outre, tout ce qu'on règle par la loi au sujet de ces cas particuliers. » On appelle enfin certaines choses « légales » parce qu'elles sont non des lois, mais plutôt une application des lois générales à quelques cas particuliers; c'est le cas des sentences qui sont considérées comme équivalentes au droit. C'est à ce titre qu'Aristote ajoute: « le contenu des sentences ».

2. Ce qui a le pouvoir de diriger doit l'exercer sur plusieurs choses; ainsi Aristote dit-il que tout ce qui fait partie d'un genre, est mesuré par quelque chose d'un qui est premier dans ce genre. Si en effet il y avait autant de règles et de mesures qu'il y a de choses réglées et mesurées, règle et mesure perdraient leur raison d'être, puisque leur utilité est précisément de faire connaître beaucoup de choses par un moyen unique. Ainsi l'utilité de la loi serait nulle si elle ne s'étendait qu'à un acte singulier. Pour diriger les actes singuliers, il y a les préceptes individuels des hommes prudents, mais la loi est un précepte général, nous l'avons dit précédemment.

3. Il ne faut pas exiger « une certitude identique en toutes choses », dit Aristote. Par conséquent, dans les choses contingentes, telles que les réalités naturelles ou les activités humaines, il suffit d'une certitude telle qu'on atteigne le vrai dans la plupart des cas, malgré quelques exceptions possibles.

ARTICLE 2: La loi humaine doit-elle réprimer tous les vices?

Objections: 1. Il semble qu'il appartienne à la loi humaine de réprimer tous les vices. S. Isidore dit en effet: « Les lois sont faites pour que, par la crainte qu'elles inspirent, l'audace soit réprimée. » Or cette audace ne serait pas efficacement réprimée si tout mal n'était pas refréné par la loi. La loi humaine doit donc réprimer tout mal.

2. L'intention du législateur est de rendre les citoyens vertueux. Mais l'on ne peut être vertueux si l'on ne maîtrise pas tous les vices. Donc il appartient à la loi humaine de réprimer tous les vices.

3. La loi humaine dérive de la loi naturelle, on l'a dit. Or tous les vices s'opposent à la loi naturelle. Donc la loi humaine doit réprimer tous les vices.

En sens contraire, S. Augustin écrit: « Il me semble juste que cette loi qui est écrite pour régir le peuple, permette ces choses, et que la providence divine en tire vengeance. » Mais celle-ci ne tire vengeance que des vices. C'est donc à juste titre que la loi humaine tolère quelques vices sans les réprimer.

Réponse: Nous avons déjà dit que la loi est établie comme une règle et une mesure des actes humains. Or la mesure doit être homogène au mesuré, dit le livre X des Métaphysiques; il faut en effet des mesures diverses pour des réalités diverses. Il s'ensuit que les lois, elles aussi, doivent être imposées aux hommes suivant la condition de ceux-ci. S. Isidore le déclare: « La loi doit être possible, et selon la nature, et selon la coutume du pays. » Or, la puissance ou faculté d'agir procède d'un habitus ou

Page 189: Ia.-IIae (2)

d'une disposition intérieure; car la même chose n'est pas possible pour celui qui ne possède pas l'habitus de la vertu, et pour le vertueux; pareillement, une même chose n'est pas possible pour l'enfant et pour l'homme fait. C'est pourquoi on ne porte pas une loi identique pour les enfants et pour les adultes; on permet aux enfants beaucoup de choses que la loi punit ou blâme chez les adultes. Et pareillement, on permet aux hommes imparfaits beaucoup de choses que l'on ne doit pas tolérer chez les hommes vertueux.

Or la loi humaine est portée pour la multitude des hommes, et la plupart d'entre eux ne sont pas parfaits en vertu. C'est pourquoi la loi humaine n'interdit pas tous les vices dont les hommes vertueux s'abstiennent, mais seulement les plus graves, dont il est possible à la majeure partie des gens de s'abstenir; et surtout ceux qui nuisent à autrui. Sans l'interdiction de ces vices-là, en effet, la société humaine ne pourrait durer; aussi la loi humaine interdit-elle les assassinats, les vols et autres choses de ce genre.

Solutions: 1. L'audace se réfère à l'attaque d'autrui. Aussi concerne-t-elle surtout ce genre de fautes par lesquelles on fait tort au prochain; précisément ce genre de fautes est prohibé par la loi humaine, nous venons de le dire.

2. La loi humaine a pour but d'amener les hommes à la vertu, non d'un seul coup mais progressivement. C'est pourquoi elle n'impose pas tout de suite à la foule des gens imparfaits ce qui est l'apanage des hommes déjà parfaits: s'abstenir de tout mal. Autrement les gens imparfaits, n'ayant pas la force d'accomplir des préceptes de ce genre, tomberaient en des maux plus graves, selon les Proverbes (30, 33): « Qui se mouche trop fort, fait jaillir le sang. » Et il est dit dans S. Matthieu (9, 17) que « si le vin nouveau », c'est-à-dire les préceptes d'une vie parfaite, « est mis dans de vieilles outres » c'est-à-dire en des hommes imparfaits, « les outres se rompent et le vin se répand », c'est-à-dire que les préceptes tombent dans le mépris, et par le mépris les hommes tombent en des maux plus graves.

3. La loi naturelle est une sorte de participation de la loi éternelle en nous; mais la loi humaine est imparfaite par rapport à la loi éternelle. S. Augustin l'exprime nettement: « Cette loi qui est portée pour régir les cités tolère beaucoup de choses et les laisse impunies, alors que la providence divine les châtie. Mais parce qu'elle ne réalise pas tout, on ne peut dire pour autant que ce qu'elle réalise soit à réprouver. »

C'est pourquoi la loi humaine ne peut pas défendre tout ce que la loi de nature interdit.

ARTICLE 3: La loi humaine doit-elle ordonner les actes de toutes les vertus?

Objections: 1. Il ne semble pas. Aux actes des vertus, en effet, s'opposent les actes vicieux. Or la loi humaine n'interdit pas tous les vices, on vient de le dire. Donc elle ne prescrit pas non plus les actes de toutes les vertus.

2. L'acte vertueux procède de la vertu. Mais la vertu est la fin de la loi, et de telle sorte que ce qui émane de la vertu ne peut tomber sous le précepte de la loi. Donc la loi humaine ne prescrit pas les actes de toutes les vertus.

3. La loi est ordonnée au bien commun, on l'a dit. Or certains actes des vertus ne sont pas ordonnés au bien commun, mais au bien privé. Donc la loi ne prescrit pas les actes de toutes les vertus.

En sens contraire, Aristote écrit: « La loi prescrit d'accomplir les actes de l'homme fort, ceux de l'homme tempérant et ceux de l'homme doux; de même pour les autres vertus et vices, elle prescrit les uns et prohibe les autres. »

Page 190: Ia.-IIae (2)

Réponse: Les espèces des vertus se distinguent d'après leurs objets, nous l'avons vu précédemment. Or tous les objets des vertus peuvent se référer soit au bien privé d'une personne, soit au bien commun de la multitude; ainsi peut-on exercer la vertu de force, soit pour le salut de la patrie, soit pour défendre les droits d'un ami; et il en va de même pour les autres vertus.

Or la loi, nous l'avons dit, est ordonnée au bien commun. C'est pourquoi il n'y a aucune vertu dont la loi ne puisse prescrire les actes. Toutefois, la loi humaine ne commande pas tous les actes de toutes les vertus; mais seulement ceux qui peuvent être ordonnés au bien commun, soit immédiatement, par exemple quand certains actes sont directement accomplis en vue du bien commun; soit médiatement, par exemple quand le législateur porte certaines prescriptions ayant trait à la bonne discipline qui forme les citoyens à maintenir le bien commun de la justice et de la paix.

Solutions: 1. La loi humaine n'interdit pas tous les actes vicieux par l'obligation d'un précepte, de même qu'elle ne prescrit pas tous les actes vertueux. Toutefois elle prohibe quelques actes de certains vices déterminés; et elle commande de la même manière certains actes de vertus déterminées.

2. Un acte est appelé vertueux de deux manières. D'une part lorsqu'un homme accomplit des actions vertueuses; ainsi, c'est un acte de justice que de respecter le droit, et c'est un acte de force que de manifester du courage. Et c'est ainsi que la loi prescrit certains actes de vertus. D'autre part, on parle d'un acte de vertu lorsque quelqu'un accomplit des actions vertueuses selon le mode d'agir de l'homme vertueux. Et un tel acte procède toujours de la vertu, mais il ne tombe plus sous le précepte de la loi; il est plutôt la fin à laquelle le législateur veut amener.

3. Il n'y a pas, on vient de le dire, de vertu dont les actes ne puissent être ordonnés au bien général, soit médiatement, soit immédiatement.

ARTICLE 4: La loi humaine s'impose-t-elle à l'homme de façon nécessaire dans le for de sa conscience?

Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, une puissance subalterne ne peut pas imposer de loi qui ait valeur au jugement d'une puissance supérieure. Or la puissance de l'homme qui porte la loi humaine est inférieure à la puissance divine. Donc la loi humaine ne peut imposer de loi au jugement divin, qui est le jugement de la conscience.

2. Le jugement de la conscience dépend principalement des commandements divins. Cependant il arrive que les commandements divins soient annulés par les lois humaines, selon ces paroles de S. Matthieu (15, 6): « Vous avez annulé le précepte divin au nom de votre tradition. » Donc la loi humaine n'impose pas sa nécessité à la conscience de l'homme.

3. Les lois humaines imposent souvent aux hommes calomnie et injustice, selon Isaïe (10, 1.2): « Malheur à ceux qui établissent des lois iniques et qui prescrivent des injustices afin d’opprimer les pauvres dans les procès et de faire violence au droit des humbles de mon peuple. » Or il est permis à chacun de repousser l'oppression et la violence. Donc la loi humaine ne s'impose pas de façon nécessaire à la conscience de l'homme.

En sens contraire, S. Pierre écrit (1 P 2, 19) « C'est une grâce de supporter, par motif de conscience, des peines que l'on souffre injustement. »

Réponse: Les lois que portent les hommes sont justes ou injustes. Si elles sont justes, elles tiennent leur force d'obligation, au for de la conscience, de la loi éternelle dont elles dérivent, selon les Proverbes (8, 15): « C'est par moi que les rois règnent et que les législateurs décrètent le droit. » Or,

Page 191: Ia.-IIae (2)

on dit que les lois sont justes, soit en raison de leur fin, quand elles sont ordonnées au bien commun, soit en fonction de leur auteur, lorsque la loi portée n'excède pas le pouvoir de celui qui la porte; soit en raison de leur forme, quand les charges sont réparties entre les sujets d'après une égalité de proportion en étant ordonnées au bien commun. En effet, comme l'individu est une partie de la multitude, tout homme, en lui-même et avec ce qu'il possède, appartient à la multitude; de même que toute partie, en ce qu'elle est, appartient au tout. C'est pourquoi la nature elle-même nuit à une partie pour sauver le tout. Selon ce principe, de telles lois qui répartissent proportionnellement les charges, sont justes, elles obligent au for de la conscience et sont des lois légitimes.

Mais les lois peuvent être injustes de deux façons. D'abord par leur opposition au bien commun en s'opposant à ce qu'on vient d'énumérer, ou bien par leur fin, ainsi quand un chef impose à ses sujets des lois onéreuses qui ne concourent pas à l'utilité commune, mais plutôt à sa propre cupidité ou à sa propre gloire; soit du fait de leur auteur, qui porte par exemple une loi en outrepassant le pouvoir qui lui a été confié; soit encore en raison de leur forme, par exemple lorsque les charges sont réparties inégalement dans la communauté, même si elles sont ordonnées au bien commun. Des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois, parce que « une loi qui ne serait pas juste ne paraît pas être une loi », dit S. Augustin. Aussi de telles lois n'obligent-elles pas en conscience, sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre; car pour y parvenir on est tenu même à céder son droit, selon ces paroles en S. Matthieu (6, 40): « Si quelqu'un te réquisitionne pour faire mille pas, accompagne-le encore deux mille pas; et si quelqu'un te prend ta tunique, donne-lui aussi ton manteau. »

Les lois peuvent être injustes d'une autre manière: par leur opposition au bien divin; telles sont les lois tyranniques qui poussent à l'idolâtrie ou à toute autre conduite opposée à la loi divine. Il n'est jamais permis d'observer de telles lois car, « il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes » (Ac 5, 29).

Solutions: 1. Comme le dit S. Paul (Rm 13, 1) « Toute puissance humaine vient de Dieu... c'est pourquoi celui qui résiste au pouvoir », dans le choses qui relèvent de ce pouvoir, « résiste l'ordre de Dieu. » A ce titre, il devient coupable en conscience.

2. Cet argument vaut pour les lois humaines qui sont ordonnées contre le commandement de Dieu. Et le domaine de la puissance humaine ne s'étend pas jusque-là. Il ne faut donc pas obéir à de telles lois.

3. Cet argument vaut pour la loi qui opprime injustement ses sujets; là aussi le domaine de la puissance accordée par Dieu ne s'étend pas jusque-là. Aussi, dans des cas semblables, l'homme n'est pas obligé d'obéir à la loi, si sa résistance n'entraîne pas de scandale ou d'inconvénient majeur.

ARTICLE 5: Tous les hommes sont-ils soumis à la loi humaine?

Objections: 1. Il semble que non. Ceux-là seuls, en effet, sont soumis à la loi qui en sont les destinataires. Or S. Paul écrit (1 Tm 1, 9): « La loi n'a pas été instituée pour le juste. » Donc les justes ne sont pas soumis à la loi humaine.

2. Le pape Urbain déclare ceci, qui est inséré dans les Décrets: « Celui qui est conduit par une loi privée, aucun motif n'exige qu'il soit contraint par une loi publique. » Mais c'est par la loi privée du Saint-Esprit que sont conduits tous les hommes spirituels qui sont fils de Dieu, selon l'épître aux Romains (8, 14): « Ceux qui sont menés par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. » Donc les hommes ne sont pas tous soumis à la loi humaine.

3. Justinien dit que « le prince est dégagé des lois ». Mais celui qui est dégagé de la loi ne lui est plus soumis. Donc tous ne sont pas soumis à la loi.

Page 192: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, S. Paul demande (Rm 13, 1): « Que chacun soit soumis au pouvoir supérieur. » Mais celui-là ne semble guère soumis au pouvoir qui n'est pas soumis à la loi portée par ce pouvoir. Donc tous les hommes doivent être soumis à la loi humaine.

Réponse: Comme il ressort des explications précédentes, la notion de loi comporte deux éléments: elle est la règle des actes humains, et elle a une force de coercition. L'homme pourra donc être soumis à la loi de deux manières.

D'abord, comme ce qui est réglé par rapport à la règle. De cette façon, tous ceux qui sont soumis à un pouvoir sont soumis à la loi portée par ce pouvoir. Qu'on ne soit pas soumis à ce pouvoir peut arriver de deux façons. En premier lieu, parce qu'on est purement et simplement exempt de sa juridiction. Ainsi ceux qui font partie d'une cité ou d'un royaume, ne sont pas soumis aux lois du chef d'une autre cité ou d'un autre royaume, pas plus qu'ils ne sont soumis à son autorité. En second lieu, on peut échapper à un pouvoir parce qu'on est régi par une loi plus haute. Par exemple, si l'on est soumis à un proconsul, on doit subir la règle de son commandement, sauf toutefois dans les affaires où l'on aurait obtenu une dispense de l'empereur; dans ce domaine, en effet, on n'est plus astreint à l'obéissance envers le subalterne, puisqu'on est dirigé immédiatement par un commandement supérieur. A cet égard, il peut arriver que l'on soit soumis en principe à une loi, et cependant qu'on soit exempté de quelque disposition particulière de cette loi, étant sur ce point régi directement par une loi supérieure.

On peut encore être soumis à la loi d'une autre manière: lorsqu'on subit une contrainte imposée. C'est en ce sens que les hommes vertueux et justes ne sont pas soumis à la loi, mais seulement les mauvais. En effet, ce qui est imposé par la contrainte et la violence est contraire à la volonté. Or la volonté des bons s'accorde avec la loi; c'est la volonté des mauvais qui s'y oppose. En ce sens, ce ne sont pas les bons qui sont sous la loi, mais uniquement les mauvais.

Solutions: 1. Cet argument vaut pour la sujétion qui s'exerce sous forme de contrainte. En ce sens, « la loi n'est pas instituée pour le juste »; parce que « ceux-là sont à eux-mêmes leur propre loi montrant la réalité de la loi écrite dans leur coeur », comme S. Paul le dit dans l'épître aux Romains (2, 14). A leur égard la loi n'exerce pas sa contrainte comme elle le fait vis-à-vis des hommes injustes.

2. La loi de l'Esprit Saint est supérieure à toute loi portée par les hommes. C'est pourquoi les hommes spirituels, dans la mesure même où ils sont conduits par la loi de l'Esprit Saint, ne sont pas soumis à la loi en tout ce qui s'opposerait à cette conduite du Saint-Esprit. Toutefois cela même rentre dans la conduite de l'Esprit Saint, que les hommes spirituels se soumettent aux lois humaines, selon ces paroles de S. Pierre (1 P 2, 13): « Soyez soumis à toute créature humaine à cause de Dieu. »

3. Si l'on dit que le prince est dégagé de la loi, c'est quant à sa force contraignante; en effet, personne n'est contraint, à proprement parler, par soi-même; et la loi n'a force de contrainte que par la puissance du chef. C'est de cette manière que le prince est dit dégagé de la loi, parce que nul ne peut porter de condamnation contre soi-même au cas où il agirait contre la loi. C'est pourquoi sur ce passage du Psaume (51, 6) « Contre toi seul j'ai péché », la Glose déclare « Le roi ne connaît pas d'homme qui juge ses actes. » Au contraire, s'il s'agit du rôle de direction exercé par la loi, le prince doit s'y soumettre de son propre gré selon ce qui est écrit dans les Décrétales de Grégoire IX: « Quiconque fixe un point de droit pour autrui, doit s'appliquer ce droit à soi-même. » Et l'autorité du Sage déclare: « Supporte toi-même la loi que tu as établie. » Un reproche, du reste, est adressé par le Seigneur « à ceux qui parlent et ne font pas; qui imposent aux autres de lourds fardeaux qu'ils ne veulent pas même remuer du doigt », selon Matthieu (23, 3). C'est pourquoi, devant le jugement de Dieu, le prince n'est pas dégagé de la loi, quant à sa puissance de direction; il doit exécuter la loi de plein gré et non par contrainte. Le prince est enfin au-dessus de la loi en ce sens que, s'il le juge expédient, il peut modifier la loi ou en dispenser suivant le lieu et le temps.

Page 193: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 6: Chez ceux qui sont soumis à la loi, est-il permis d'agir en dehors des termes de la loi?

Objections: 1. Il semble que non. S. Augustin dit en effet: « Quant aux lois temporelles, bien que les hommes en jugent au moment où ils les établissent, toutefois lorsqu'elles auront été instituées et confirmées, il ne sera plus permis de les juger; il faudra plutôt juger d'après elles. » Or, si l'on passe outre aux termes de la loi, en prétendant respecter l'intention du législateur, on semble juger la loi. Donc il n'est pas permis à celui qui est soumis à la loi d'agir en dehors de ses termes pour respecter l'intention du législateur.

2. Il appartient d'interpréter les lois à celui-là seul qui est chargé de les établir. Or ce n'est pas aux sujets qu'il revient de porter des lois. Ce n'est donc pas à eux qu'il appartient d'interpréter l'intention du législateur; ils doivent toujours agir selon les termes de la loi.

3. Tout homme sage sait expliquer son intention par ses paroles. Or les législateurs doivent être rangés parmi les sages. La Sagesse dit en effet (Pr 8, 15): « C'est par moi que les rois gouvernent et que les législateurs décrètent le droit. » Donc on ne peut juger l'intention du législateur que d'après les termes de la loi.

En sens contraire, S. Hilaire écrit: « Le sens des mots doit se prendre des motifs qui les ont dictés; car ce n'est pas la réalité qui doit être soumise au langage, mais le langage à la réalité. » Donc, il faut davantage prendre garde au motif qui a inspiré le législateur qu'aux termes mêmes de la loi.

Réponse: Toute loi, avons-nous dit, est ordonnée au salut commun des hommes, et c'est seulement dans cette mesure qu'elle acquiert force et raison de loi; dans la mesure, au contraire, où elle y manque, elle perd de sa force d'obligation. Aussi Justinien dit-il que « ni le droit ni la bienveillance de l'équité ne souffre que ce qui a été sainement introduit pour le salut des hommes, nous le rendions sévère par une interprétation plus dure, au détriment du salut des hommes ». Or il arrive fréquemment qu'une disposition légale utile à observer pour le salut public, en règle générale, devienne, en certains cas, extrêmement nuisible. Car le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son intention sur l'utilité commune. C'est pourquoi, s'il surgit un cas où l'observation de telle loi soit préjudiciable au salut commun, celle-ci ne doit plus être observée. Ainsi, à supposer que dans une ville assiégée on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c'est évidemment utile au salut commun en règle générale; mais s'il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend la survie de la cité, il serait très préjudiciable cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. C'est pourquoi, en ce cas, il faudrait ouvrir ses portes contre la lettre de la loi, afin de sauvegarder l'intérêt général que le législateur avait en vue.

Il faut toutefois remarquer que si l'observation littérale de la loi n'offre pas un danger immédiat, auquel il faille s'opposer aussitôt, il n'appartient pas à n'importe qui d'interpréter ce qui est utile ou inutile à la cité. Cela revient aux princes, qui ont autorité pour dispenser de la loi en des cas semblables. Cependant, si le danger est pressant, ne souffrant pas assez de délai pour qu'on puisse recourir au supérieur, la nécessité même entraîne avec elle la dispense; car nécessité n'a pas de loi.

Solutions: 1. Celui qui, en cas de nécessité, agit indépendamment du texte de la loi, ne juge pas la loi elle-même, mais seulement un cas singulier où il voit qu'on ne doit pas observer la lettre de la loi.

2. Celui qui se conforme à l'intention du législateur n'interprète pas la loi de façon absolue, mais seulement dans ce cas où il est manifeste, par l'évidence du préjudice causé, que le législateur avait une autre intention. S'il y a doute, il doit ou bien agir selon les termes de la loi, ou bien consulter le supérieur.

Page 194: Ia.-IIae (2)

3. La sagesse d'aucun homme n'est si grande qu'il puisse imaginer tous les cas particuliers; et c'est pourquoi il ne peut pas exprimer d'une façon suffisante tout ce qui conviendrait au but qu'il se propose. A supposer même que le législateur puisse envisager tous les cas, il vaudrait mieux qu'il ne les exprime pas, pour éviter la confusion; il devrait légiférer selon ce qui arrive la plupart du temps.

QUESTION 97: LE CHANGEMENT DES LOIS HUMAINES

1. La loi humaine est-elle sujette au changement?-2. Doit-elle toujours être changée quand il se présente quelque chose de meilleur? - 3. Est-elle abolie par la coutume, et celle-ci acquiert-elle force de loi? - 4. L'application de la loi humaine doit-elle être modifiée par la dispense des gouvernants?

ARTICLE 1: La loi humaine est-elle sujette au changement?

Objections: 1. Il semble que la loi humaine doit être absolument immuable. Elle dérive en effet de la loi naturelle, on l'a dit. Or la loi naturelle demeure immuable. Donc la loi humaine également doit demeurer immuable.

2. « Une mesure doit être absolument fixe », dit Aristote. Or la loi humaine est la mesure des actes humains. Donc elle doit demeurer immuablement.

3. La notion même de loi comporte que celle-ci soit juste et droite, comme on l'a exposée. Or ce qui est droit une fois est toujours droit. Donc ce qui est la loi une fois doit toujours être la loi.

En sens contraire, S. Augustin écrit: « La loi temporelle, bien qu'elle soit juste, peut être modifiée selon la justice au cours des temps. »

Réponse: Nous avons dite que la loi est une sentence de raison qui dirige les actes humains.

A cet égard, il y a un double motif à ce que la loi humaine soit modifiée à juste titre: du côté de la raison, et du côté des hommes dont les actes sont réglés par la raison. Je dis bien du côté de la raison parce qu'il semble naturel à la raison humaine de parvenir progressivement de l'imparfait au parfait. Ainsi dans les sciences spéculatives voyons-nous que les premiers philosophes n'ont transmis que des résultats imparfaits. Ceux-ci, dans la suite, ont été enseignés par les successeurs de façon plus parfaite. Il en va de même dans les techniques. Les premiers qui ont cherché à découvrir ce qui pourrait être utile à la communauté humaine, incapables de tout envisager par eux-mêmes, se sont contentés d'établir des outils imparfaits, insuffisants sur beaucoup de points. Ceux qui sont venus dans la suite ont apporté des changements, en créant des procédés moins souvent inférieurs à l'intérêt commun.

Du côté des hommes dont les actes sont réglés par la loi, cette loi peut être modifiée à juste titre, en raison des changements survenus dans la condition des hommes, auxquels des instruments différents sont adaptés selon la diversité des situations. S. Augustin en donne un exemple: « Si le peuple est bien police, sérieux et gardien très vigilant de l'intérêt public, il est juste de porter une loi qui permette à un tel peuple de se donner à lui-même des magistrats qui administrent l’État. Toutefois si, devenu peu à peu dépravé, ce peuple vend son suffrage et confie le gouvernement à des hommes infâmes et scélérats, il est juste qu'on lui enlève la faculté de conférer les honneurs publics et qu'on revienne à la décision prise par un petit nombre de bons citoyens. »

Solutions: 1. La loi naturelle est une participation de la loi éternelle, nous l'avons dit. C'est pourquoi elle demeure sans changement; elle tient ce caractère de l'immutabilité et de la perfection de la raison divine qui a constitué la nature. Mais la raison humaine est changeante et imparfaite. Et c'est pourquoi la loi est modifiable. En outre, la loi naturelle ne contient que quelques préceptes universels qui

Page 195: Ia.-IIae (2)

demeurent toujours; au contraire, la loi établie par l'homme contient des préceptes particuliers, selon les divers cas qui se présentent.

2. Une mesure doit être fixe dans la mesure du possible. Dans les choses changeantes, il ne peut pas y avoir quelque chose d'absolument immuable. C'est pourquoi la loi humaine ne peut pas être absolument immuable.

3. Ce qui est droit dans le domaine des choses corporelles est dit tel de façon absolue; aussi cela demeure-t-il toujours droit, pour ce qui dépend de lui. La rectitude de la loi, en revanche, est relative à l'utilité commune, à laquelle une chose unique et identique n'est pas toujours adaptée, nous venons de le dire. Aussi la rectitude entendue en ce dernier sens peut-elle changer.

ARTICLE 2: La loi humaine doit-elle toujours être changée quand il se présente quelque chose de meilleur?

Objections: 1. Il semble que l'on doive toujours modifier la loi humaine quand il se présente quelque chose de meilleur. En effet, les lois humaines sont, comme les autres arts, découvertes par la raison humaine. Mais dans les autres arts, on change ce qu'on avait d'abord établi, si quelque chose de meilleur se présente. Il faut donc faire de même pour les lois humaines.

2. D'après l'enseignement du passé, on peut pourvoir à l'avenir. Or, si les lois humaines n'avaient pas été modifiées quand sont survenus des procédés meilleurs, de multiples inconvénients s'en seraient suivis, car les lois anciennes contiennent beaucoup d'éléments grossiers. Il semble donc que les lois doivent être changées toutes les fois qu'il se présente quelque chose de meilleur à prescrire.

3. Les lois humaines sont établies pour régler des cas particuliers. Or dans le domaine des choses particulières, nous ne pouvons acquérir de connaissance parfaite que par l'expérience: « ce qui exige du temps », selon Aristote. Il semble donc qu'au cours des temps un meilleur statut puisse se présenter.

En sens contraire, il est dit dans les Décrets « C'est une honte ridicule et pleine d'impiété que nous laissions violer les traditions reçues jadis de nos pères. »

Réponse: Nous avons dit à l'Article précédent qu'une loi humaine était changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien public. Or la modification même de la loi, en tant que telle, nuit quelque peu au salut commun. Car pour assurer l'observation des lois, l'accoutumance a une puissance incomparable, à ce point que ce qu'on fait contre l'habitude générale, même s'il s'agit de choses de peu d'importance, paraît très grave. C'est pourquoi lorsque la loi est changée, la force coercitive de la loi diminue dans la mesure où l'accoutumance est abolie. C'est pourquoi on ne doit jamais modifier la loi humaine, à moins que l'avantage apporté au bien commun contrebalance le tort qui lui est porté de ce fait. Ce cas se présente quand une utilité très grande et absolument évidente résulte d'un statut nouveau, ou encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la loi usuelle contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très nuisible. Ainsi est-il noté par Justinien i que « dans l'établissement d'institutions nouvelles, l'utilité doit être évidente pour qu'on renonce au droit qui a été longtemps tenu pour équitable ».

Solutions: 1. Dans les choses de l'art, c'est la raison seule qui est efficace; et c'est pourquoi partout où une meilleure raison se présente, il faut modifier ce qu'on avait établi auparavant. Mais les lois tirent leur plus grande force de l'habitude, selon le Philosophe. C'est pourquoi il ne faut pas les changer facilement.

Page 196: Ia.-IIae (2)

2. Cet argument conclut que les lois doivent être changées, non pas toutefois par n'importe quelle amélioration, mais pour une grande utilité ou nécessité comme on vient de le dire.

3. Même réponse.

ARTICLE 3: La loi humaine est-elle abolie par la coutume, et celle-ci acquiert-elle force de loi?

Objections: 1. Il ne semble pas que la coutume puisse acquérir force de loi, ni faire disparaître la loi. La loi humaine, en effet, dérive de la loi naturelle et de la loi divine. Or la coutume des hommes ne peut changer ni la loi de nature, m la loi divine. Elle ne peut donc pas davantage changer la loi humaine.

2. De plusieurs choses mauvaises ne peut résulter une chose bonne. Or celui qui commence le premier à agir contrairement à la loi, agit mal. Donc la multiplication d'actes semblables ne produira aucun bien. Mais la loi est un bien, puisqu'elle est la règle des actes humains. Donc la loi ne peut pas être évincée par la coutume de telle sorte que la coutume acquière force de loi.

3. Porter des lois appartient aux pouvoirs publics chargés de gouverner la multitude; aussi les personnes privées ne peuvent-elles pas faire de loi. Or la coutume tire sa valeur des actions de personnes privées. Donc la coutume ne peut pas obtenir force de loi en sorte que la loi serait abrogée.

En sens contraire, S. Augustin écrit: « La coutume du peuple et les institutions des anciens doivent être tenues pour des lois. Et de même que les prévaricateurs des lois divines, les contempteurs des coutumes ecclésiastiques doivent être réprimés. »

Réponse: Toute loi émane de la raison et de la volonté du législateur; la loi divine et la loi naturelle, de la volonté raisonnable de Dieu; la loi humaine, de la volonté de l'homme réglée par la raison. Mais de même que la raison et la volonté de l'homme se manifestent par la parole pour les choses à faire, ainsi se manifestent-elles par des actes, car chacun semble choisir comme un bien ce qu'il réalise par ses oeuvres. Or, il est évident que par le moyen de la parole, en tant qu'elle manifeste le mouvement intérieur et les conceptions de la raison humaine, la loi peut être changée et aussi expliquée. Aussi, par le moyen des actes, très multipliés, qui créent une coutume, la loi peut être changée, voire expliquée; et même des pratiques peuvent s'établir qui obtiennent force de loi du fait que, par

des actes extérieurs multipliés, on exprime d'une façon très efficace et le mouvement intérieur de la volonté, et la conception de la raison; car lorsqu'un acte se répète un grand nombre de fois, cela paraît bien émaner d'un jugement délibéré de la raison. De ce fait, la coutume a force de loi, abolit la loi et interprète la loi.

Solutions: 1. La loi naturelle et divine procède de la volonté divine, nous venons de le dire. Par conséquent, elle ne peut être changée par une coutume émanée de la volonté de l'homme, mais uniquement par l'autorité divine. Il s'ensuit qu'aucune coutume ne peut prévaloir contre la loi divine ou la loi naturelle. S. Isidore demande en effet « que l'usage s'incline devant l'autorité; et que la pratique irrégulière soit vaincue par la loi et la raison ».

2. Nous avons accordé plus haut que les lois humaines sont en certains cas insuffisantes; il est donc possible d'agir indépendamment de la loi dans le cas où la loi se trouve en défaut, sans que cette manière d'agir soit mauvaise. Lorsque des cas semblables se multiplient, en raison d'un changement dans la situation des hommes, il est alors manifesté par la coutume que la loi n'est plus utile. La même évidence éclaterait si une loi contraire était promulguée. Mais si le même motif qui faisait l'utilité de la première loi demeure, ce n'est pas la coutume qui évince la loi, mais la loi qui évince la coutume; à

Page 197: Ia.-IIae (2)

moins que peut-être la loi semble inutile pour cette unique raison qu'elle n'est plus applicable selon la coutume du pays, ce qui était une des conditions de la loi. De fait, il est difficile de détruire la coutume du grand nombre.

3. Le peuple dans lequel une coutume s'introduit peut se trouver en deux états. S'il s'agit d'une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition rendue manifeste par la coutume, que sur l'autorité du chef qui n'a le pouvoir de faire des lois qu'au titre de représentant de la multitude. C'est pourquoi, bien que les individus ne puissent pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer. S'il s'agit maintenant d'une société qui ne jouit pas du libre pouvoir de se faire à elle-même la loi, ni de repousser une loi posée par son chef, la coutume elle-même qui prévaut dans ce peuple obtient force de loi en tant qu'elle est tolérée par ceux à qui il appartient d'imposer la loi à la multitude. De ce fait même, ils semblent approuver la nouveauté introduite par la coutume.

ARTICLE 4: L'application de la loi doit-elle être modifiée par la dispense des gouvernants?

Objections: 1. Il semble que les gouvernants ne puissent pas accorder de dispense dans les lois humaines. Car la loi est établie « pour l'utilité générale », dit S. Isidore. Or l'utilité générale ne doit pas être suspendue pour l'avantage privé d'un individu, puisque « le bien du peuple est plus divin que celui d'un individu », dit Aristote. Il semble donc qu'on ne doive pas accorder de dispense à quelqu'un pour qu'il agisse contre la loi générale.

2. Le Deutéronome (1, 17) prescrit à ceux qui exercent l'autorité: « Vous entendrez le petit comme le grand et vous ne ferez pas acception de personnes, car la sentence est à Dieu. » Mais concéder à l'un ce qu'on refuse d'une manière générale à tous semble bien faire acception de personnes. Donc ceux qui gouvernent le peuple ne peuvent pas accorder de telles dispenses, parce que c'est contraire à la loi divine.

3. La loi humaine, pour être juste, doit être conforme à la loi naturelle et à la loi divine; sinon « elle ne serait plus en harmonie avec la religion et ne s'accorderait plus avec la discipline des moeurs », ce qui est exigé de la loi d'après S. Isidore. Or, aucun homme ne peut dispenser de la loi divine et naturelle. Donc pas davantage de la loi humaine.

En sens contraire, S. Paul déclare (1 Co 9, 17 Vg): « Le droit de dispense m'a été confié. »

Réponse: A proprement parler, le mot « dispense » signifie une distribution mesurée d'un bien commun à des besoins particuliers; ainsi celui qui gouverne une maison est appelé « dispensateur » en tant qu'il attribue à chacun des membres de la famille, avec discernement et mesure, le travail à faire et les denrées nécessaires à la vie. Ainsi donc, en toute société, on dit que quelqu'un « dispense », parce qu'il règle de quelle manière un précepte général sera accompli par chacun des individus. Or, il arrive parfois qu'un précepte adapté, dans la plupart des cas, au bien du peuple, ne convienne pas à telle personne, ou dans tel cas donné, soit parce qu'il empêcherait un bien supérieur, soit même parce qu'il entraînerait quelque mal, comme nous l'avons montré précédemment. Or, il serait dangereux qu'une telle situation fût soumise au jugement privé de n'importe qui; sauf peut-être à cause d'un danger évident et subit, nous l'avons déjà dit. Voilà pourquoi celui qui est chargé de gouverner le peuple a le pouvoir de dispenser de la loi humaine, qui dépend de son autorité: afin qu'il accorde la permission de ne pas observer la loi, aux personnes et dans les cas où la loi n'atteint pas sa fin.

Toutefois, s'il accorde cette permission sans ce motif, et uniquement par un caprice de sa volonté, il sera infidèle à son rôle de dispensateur, ou bien il sera imprudent; infidèle, s'il n'a pas en vue le bien commun; imprudent, s'il ignore le motif de la dispense. C'est pourquoi le Seigneur demande en Luc

Page 198: Ia.-IIae (2)

(12, 42): « Quel est, penses-tu, le dispensateur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa maison? »

Solutions: 1. Quand on accorde à quelqu'un une dispense pour ne pas observer la loi commune, ce ne doit pas être au préjudice de l'intérêt général, mais dans l'intention de favoriser cet intérêt.

2. Il n'y a pas acception des personnes si l'on prend des mesures inégales pour des personnes de situation inégale. Aussi, lorsque la condition exceptionnelle d'une personne exige raisonnablement de prendre une disposition spéciale à son égard, il n'y a pas acception des personnes si on lui accorde une faveur particulière.

3. La loi naturelle, comprenant les préceptes généraux qui ne sont jamais en défaut, ne peut pas être l'objet de dispense. Mais les hommes peuvent parfois dispenser des autres préceptes, qui sont comme les conclusions des premiers principes: par exemple, de ne pas restituer un dépôt à celui qui a trahi la patrie, ou autre chose du même genre. Quant à la loi divine, tout homme se trouve à son égard comme une personne privée vis-à-vis de la loi publique à laquelle elle est soumise. Aussi, de même que nul ne peut dispenser de la loi publique humaine, sinon le législateur dont la loi tire son autorité, ou celui auquel il a confié ce soin; de même aussi, dans les préceptes de droit divin édictés par Dieu, nul ne peut accorder de dispense, sinon Dieu ou celui à qui Dieu en remettrait spécialement le soin.

Voici maintenant le traité de la loi ancienne, considérée d'abord en elle-même (Q. 98), puis dans ses préceptes (Q. 99).

QUESTION 98: LA LOI ANCIENNE EN ELLE-MÊME

Au sujet de la loi ancienne considérée en elle-même, six questions se posent: 1. Est-elle bonne? - 2. Vient-elle de Dieu? - 3. Par l'intermédiaire des anges? - 4. Est-elle donnée à tous? - 5. Oblige-t-elle tout le monde? - 6. Fut-elle donnée au moment opportun?

ARTICLE 1: La loi ancienne était-elle bonne?

Objections: 1. « Je leur ai donné, dit le Seigneur, des préceptes qui ne sont pas bons, des ordonnances selon lesquelles ils ne pourront pas vivre » (Ez 20, 25). Si une loi n'est dite bonne qu'en raison des bons préceptes qu'elle contient, la loi ancienne n'était pas bonne.

2. Suivant S. Isidore, une loi bonne doit être avantageuse à la communauté. Or la loi ancienne ne fut pas avantageuse, mais plutôt meurtrière et funeste. S. Paul l'affirme: « Sans la loi, le péché était mort tandis que moi je vivais jadis sans la loi. Mais, venu le précepte, le péché a repris vie tandis que moi je suis mort » (Rm 7, 8 s). Ou encore: « La loi est intervenue pour que la faute se multiplie » (Rm 5, 20). La loi ancienne n'était donc pas bonne.

3. Si une loi est bonne, les hommes doivent pouvoir l'observer, compte tenu de leur nature et de leurs coutumes. Ce ne fut pas le cas de la loi ancienne: « Pourquoi cherchez-vous, demande Pierre, à placer sur les épaules des disciples un joug que ni nous ni nos pères n'avons pu porter? » (Ac 15, 10). Par où l'on voit que la loi ancienne n'était pas bonne.

En sens contraire, dit S. Paul, « la loi est sainte, le commandement est saint, juste et bon » (Rm 7, 12).

Réponse: Indubitablement la loi ancienne était bonne. De même en effet qu'on montre la vérité d'une doctrine par son accord avec la raison droite, de même la bonté d'une loi quelconque se manifeste en ce qu'elle s'accorde avec la raisons. Et c'était le cas de la loi ancienne. Elle réprimait la convoitise qui

Page 199: Ia.-IIae (2)

s'oppose à la raison: « Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain », prescrit l'Exode (20, 17). Elle interdisait même tous les péchés, lesquels sont contraires à la raison. Sa bonté est donc manifeste et c'est bien l'avis de l'Apôtre: « Selon l'homme intérieur je me complais dans la loi de Dieu »; et encore: « je suis d'accord avec la loi, tenant qu'elle est bonne » (Rm 7, 22. 16).

Notons toutefois avec Denys que le bien comporte plusieurs degrés: il y a un bien parfait et un bien imparfait. Ce qui est ordonné à une fin est parfaitement bon si l'on y trouve tout ce qu'il faut pour mener à la fin; est imparfaitement bon ce qui contribue à l'obtention de la fin sans être cependant en mesure d'y aboutir. Ainsi le remède parfait est celui qui guérit, le remède imparfait celui qui est utile mais qui cependant ne peut guérir le malade. Or on sait que la fin de la loi humaine et celle de la loi divine ne se confondent pas. Pour la loi humaine, c'est la tranquillité de la cité dans le temps présent; la loi y parvient en refrénant les actes extérieurs, dans la mesure où leur malice peut troubler la paix de la cité. Mais la fin de la loi divine c'est de conduire l'homme à sa fin, la félicité éternelle. Or tout péché fait obstacle à cette fin, non seulement les actes extérieurs, mais aussi les actes intérieurs. Il peut donc suffire à la perfection de la loi humaine qu'elle interdise le péché et le punisse, mais cela ne suffit pas pour la loi divine qui doit mettre l'homme pleinement en état de participer à l'éternité bienheureuse. En vérité, pareille tâche exige la grâce de l'Esprit Saint, par qui « est répandue dans nos coeurs la charité » qui accomplit la loi. « La grâce de Dieu est vie éternelle », dit en effet l'épître aux Romains (6, 23). Or cette grâce, la loi ancienne ne pouvait la conférer, cela était réservé au Christ: « La loi a été donnée par Moïse; la grâce et la vérité sont le fait de jésus Christ » (Jn 1, 17). Il s'ensuit que la loi ancienne était bonne, mais imparfaite, comme l'indique l'épître aux Hébreux (7, 19): « La loi n'a rien conduit à la perfection. »

Solutions: 1. Dans le texte allégué, le Seigneur parle des préceptes cérémoniels. Ils ne sont pas « bons », parce qu'ils ne conféraient pas la grâce qui eût purifié les hommes du péché, alors que dans ces rites mêmes les hommes se déclaraient pécheurs. De là cette notation: « Et des ordonnances selon lesquelles ils ne pouvaient pas vivre », c'est-à-dire obtenir la vie de la grâce. Et plus loin: « je les ai souillés par leurs offrandes » (autrement dit, j'ai manifesté leurs souillures), « tandis qu'ils m'offraient leurs premiers-nés à cause de leurs pêchés ».

2. On dit que la loi « tuait ». Non certes qu'elle causât la mort effectivement, mais elle en fournissait l'occasion du fait de son imperfection, en tant qu'elle ne conférait pas la grâce qui eût permis aux hommes d'accomplir ce qu'elle prescrivait ou d'éviter ce qu'elle interdisait. En ce sens, l'occasion ne leur avait pas été donnée, mais les hommes s'en étaient saisis. D'où le mot de l'Apôtre à l'endroit cité: « Le péché prenant occasion du précepte m'a séduit et par lui m'a donné la mort » (Rm 7, 11). On entend dans le même sens: « La loi est intervenue pour que la faute se multiplie »; « pour que » marque ici un rapport de conséquence, non un rapport de causalité; autrement dit, les hommes prenant occasion de la loi, péchèrent davantage parce que, d'une part, le péché fut plus grave lorsqu'il eut été prohibé par la loi et parce que, d'autre part, la convoitise s'accrut, s'il est vrai que nous convoitons davantage ce qui nous est interdit.

3. Le joug de la loi ne pouvait être porté sans l'aide de la grâce que la loi ne fournissait pas: « Cela ne dépend pas de celui qui veut ou de celui qui court (à savoir le fait de vouloir et de courir selon les préceptes divins), mais de Dieu qui fait miséricorde » (Rm 9, 16). Et le psalmiste avait dit: « J'ai couru dans la voie de tes commandements, lorsque tu as dilaté mon coeur », entendons: dilaté par le don de la grâce et de la charité (Ps 1 19, 32).

ARTICLE 2: La loi ancienne venait-elle de Dieu?

Objections: 1. « Les oeuvres de Dieu sont parfaites », dit le Deutéronome (32, 4). Puisque la loi ancienne était imparfaite, comme on vient de l'établir, elle ne pouvait venir de Dieu.

Page 200: Ia.-IIae (2)

2. « J'ai appris que toutes les oeuvres de Dieu demeurent à jamais », lit-on dans l'Ecclésiaste (3, 14). Or tel n'est pas le cas de la loi ancienne, puisque S. Paul déclare: « Voici abolie la première ordonnance, en raison de son impuissance et de son inutilité » (He 7, 18). Elle n'était donc pas l'oeuvre de Dieu.

3. Une sage législation ne se contente pas d'extirper le mal, elle en écarte aussi les occasions. Or, on l'a dit, la loi ancienne était occasion de péché. Dieu « n'ayant pas d'égal parmi les législateurs » (Jb 36, 22), n'avait rien à voir avec une telle législation.

4. On vient de dire que la loi ancienne n'avait pas de quoi assurer le salut des hommes. Or, « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4). Une telle loi ne pouvait donc venir de Dieu.

En sens contraire, le Seigneur s'adresse en ces termes aux Juifs à qui avait été donnée la loi ancienne: « Au nom de vos traditions, vous avez rendu inefficace le commandement de Dieu » (Mt 15, 6). Or il s'agissait du précepte d'honorer ses père et mère, précepte qui se trouve, à n'en pas douter, dans la loi ancienne. La loi ancienne vient donc de Dieu.

Réponse: La loi ancienne a été donnée par le Dieu bon, Père de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle orientait en effet les hommes vers le Christ. Et doublement: d'abord elle rendait témoignage au Christ comme il l'a déclaré lui-même: « Il faut que soit accompli tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi, les Psaumes et les Prophètes » (Lc 24, 44). Et encore - « Si vous aviez foi en Moïse, peut-être croiriez-vous aussi en moi, car c'est de moi qu'il a écrit » (Jn 5, 46). D'autre part, à sa façon, la loi ancienne préparait les hommes au Christ, en les arrachant à l'idolâtrie et en les tenant soumis au culte du Dieu unique qui, par le Christ, devait sauver le genre humain. Ce qui fait dire à l'Apôtre: « Avant que vînt la foi, nous étions sous la garde de la Loi, enfermés dans l'attente de la foi qui devait être révélée » (Ga 3, 23). Mais préparer les voies et mener au but, c'est le fait d'un seul et même auteur, entendez son fait personnel ou le fait de ses gens. Bref, ce n'est pas le diable, lui que le Christ allait expulser, qui aurait institué une législation propre à mener les hommes vers le Christ: « Si Satan expulse Satan, son royaume est divisé » (Mt 12, 26). Par conséquent c'est le même Dieu qui est l'auteur de la loi ancienne et qui a réalisé le salut des hommes par la grâce du Christ.

Solutions: 1. Pourquoi, sans être parfaite absolument, une réalité ne posséderait-elle pas la perfection qui lui convient à un moment donné? Ainsi dit-on d'un enfant qu'il est parfait, non absolument, mais comme son âge le comporte. De même, les préceptes que l'on fait aux enfants, s'ils ne sont pas parfaits absolument, sont parfaits cependant si l'on tient compte de ceux à qui ils s'adressent. Tel fut le cas des préceptes de la loi, celle-ci étant, selon l'expression de l'Apôtre, « notre pédagogue dans le Christ » (Ga 3, 24).

2. « Les oeuvres divines qui demeurent à jamais », ce sont celles que Dieu destine à demeurer à jamais, c'est-à-dire les oeuvres parfaites. Si la loi ancienne est repoussée au moment où la grâce est venue à sa perfection, ce n'est pas comme mauvaise, mais comme « impuissante et inutile » désormais, puisque, le texte le mentionne, « la loi n'a rien conduit à la perfection ». Ce qui revient à dire avec S. Paul: « Du moment que la foi est venue, nous ne sommes plus soumis au pédagogue » (Ga 3, 25).

3. On sait que Dieu permet parfois le péché pour l'humiliation du pécheur. De même aussi voulut-il donner aux hommes une loi qu'ils ne pussent observer par leurs propres forces; par là, dans leur présomption, ils se connaîtraient pécheurs, et dans leur humiliation, ils recourraient à l'aide de la grâce.

4. Certes la loi ancienne n'avait pas de quoi sauver l'homme. Mais celui-ci, en même temps que la loi, recevait de Dieu un autre secours qui pouvait le sauver: c'était la foi au médiateur, par laquelle les

Page 201: Ia.-IIae (2)

Pères de l'Ancien Testament étaient justifiés, comme nous le sommes aussi. Ainsi Dieu ne manquait pas de fournir aux hommes les secours nécessaires au salut.

ARTICLE 3: La loi ancienne fut-elle donnée par l'intermédiaire des anges?

Objections: 1. Il semble plutôt que Dieu l'ait donnée sans intermédiaire. Ange veut dire messager; le nom évoque l'idée de service et non celle de seigneurie: « Bénissez le Seigneur, vous tous ses anges, ses serviteurs » (Ps 103, 20). Or la loi ancienne a été communiquée par le Seigneur, d'après le livre de l'Exode (20, 21): « Le Seigneur a dit les paroles que voici »; et un peu plus loin: « je suis le Seigneur ton Dieu », formule reprise fréquemment dans l'Exode et dans la suite des livres de la loi. La loi a donc été donnée par Dieu sans intermédiaire.

2. D'après S. Jean, « la loi a été donnée par Moïse » (Jn 1, 17). Mais Moïse la tenait immédiatement de Dieu comme il ressort de ce passage: « Le Seigneur s'entretenait avec Moïse face à face, comme un homme parle avec son ami » (Ex 33, 11). La communication a donc été immédiate.

3. Seul le souverain a compétence pour légiférer, avons-nous dit. Mais dans l'ordre du salut des âmes l'autorité souveraine n'appartient qu'à Dieu, les anges étant « des esprits qui servent » (He 1, 14). La loi ancienne, destinée au salut des âmes, ne pouvait donc être donnée par des anges.

En sens contraire, S. Paul dit de la loi qu'elle « fut donnée par les anges avec le concours d'un médiateur » (Ga 3, 19); et S. Étienne rappelle aux Juifs: « Vous avez reçu la loi par le ministère des anges » (Ac 7, 53).

Réponse: C'est bien par le ministère des anges que Dieu a donné la loi. Outre cette raison générale empruntée à Denys qui veut que « les réalités divines soient présentées aux hommes par la médiation des anges », une raison spéciale imposait que la loi ancienne fût donnée de la sorte. Cette loi, on le sait, était imparfaite, mais elle préparait pour le genre humain la perfection du salut qui devait se réaliser par le Christ. Ainsi, nous voyons, en tout ordre de pouvoirs et de techniques, que le maître se réserve la direction et l'achèvement, tandis qu'il fait exécuter par des sous-ordres les opérations qui précèdent et préparent l'accomplissement ultime. Par exemple, le constructeur de navires exécute lui-même le travail d'assemblage, mais fait préparer les pièces par les ouvriers à son service. C'est pourquoi la loi parfaite du Nouveau Testament devait être donnée immédiatement par Dieu lui-même, fait homme, tandis que la loi ancienne devait parvenir aux hommes par les serviteurs de Dieu, ses anges. Telle est précisément la preuve que fournit l'Apôtre de la supériorité de la loi nouvelle sur l'autre: « Dans le Nouveau Testament, Dieu nous a parlé en son Fils, dans l'Ancien sa parole s'est produite par le moyen des anges » (He 1, 2; 2, 2).

Solutions: 1. « L'Ange qui apparut à Moïse, écrit S. Grégoire, est désigné tantôt comme un ange, tantôt comme le Seigneur. C'est un ange, puisqu'il exerçait le ministère extérieur de la parole, mais il est appelé Seigneur, à cause de l'autorité intérieure qui rendait le discours efficace. » De là vient aussi que l'ange, en parlant, tenait pour ainsi dire la place du Seigneur.

2. Le verset de l'Exode: « le Seigneur parla à Moïse face à face... » est suivi bientôt de celui-ci: « Montre-moi ta gloire » (Ex 33, 11 et 18). S. Augustin, qui fait le rapprochement, conclut: « Moïse connaissait donc l'objet qu'il voyait, et ce qu'il ne voyait pas il le désirait. » Il ne voyait donc pas l'essence même de Dieu, et ainsi Dieu ne l'instruisait pas immédiatement. Mais ne lui parlait-il pas « face à face »? L'Écriture adopte ce langage pour se conformer à l'opinion populaire qui croyait que Moïse parlait à Dieu en tête à tête, alors que Dieu lui parlait et lui apparaissait sous les espèces d'une créature, ange ou nuée. - A moins que cette vision faciale ne signifie quelque contemplation sublime et intime, inférieure toutefois à la vision de l'essence divine.

Page 202: Ia.-IIae (2)

3. Seul le souverain, de sa propre autorité, établit une loi, mais il lui arrive de promulguer par intermédiaires la loi qu'il a établie. C'est ainsi que la loi ancienne, instituée par l'autorité même de Dieu, a été promulguée par des anges.

ARTICLE 4: La loi ancienne a-t-elle été donnée à tous?

Objections: 1. Ce n'est pas seulement aux juifs, c'est à toutes les nations que devait parvenir le salut auquel disposait la loi ancienne, et que le Christ allait apporter. « C'est peu que tu me serves en réveillant les tribus de Jacob, en ramenant les restes d'Israël; je t'ai établi lumière des nations pour être mon salut jusqu'aux extrémités de la terre » (Is 49, 6). Ainsi la loi ancienne devait être donnée à toutes les nations et non à un seul peuple.

2. « Dieu ne fait pas acception des personnes » lit-on au livre des Actes (10, 34), « en toute nation celui qui le craint et vit dans la justice lui est agréable. » Il ne devait donc pas ouvrir la voie du salut à un peuple particulier, de préférence aux autres.

3. Les services des anges, dont on vient de parler, ce n'est pas aux seuls juifs, c'est à toutes les nations que Dieu les a toujours assurés: « A la tête de chaque nation, affirme l'Ecclésiastique (17, 14), Dieu a placé un chef. » Toutes les nations ont reçu aussi de Dieu des biens temporels, qui ont à ses yeux moins d'importance que les biens spirituels. La loi également devait donc être donnée à tous les peuples.

En sens contraire, S. Paul se demandant « Quel est donc l'avantage des Juifs? » répond « Il est grand à tous égards: d'abord les oracles de Dieu leur ont été confiés » (Rm 3, 1). On lit (Ps 147): « Dieu n'a pas agi de la sorte avec toutes les nations, il ne leur a pas fait connaître ses ordonnances. »

Réponse: Que la loi ait été donnée au peuple juif plutôt qu'aux autres, on pourrait en chercher la raison dans le fait que seul le peuple juif est resté fidèle au culte du Dieu unique, alors que les autres peuples tombant dans l'idolâtrie n'étaient pas dignes de recevoir la loi, puisque ce qui est saint ne doit pas être donné aux chiens. Mais cette explication n'est pas satisfaisante, car le peuple juif, lui aussi, tomba dans l'idolâtrie et même après l'établissement de la loi, ce qui aggrave son cas. Nous en avons la preuve soit dans l'Exode (32), soit dans Amos (5, 25 s): « M'avez-vous offert des sacrifices et des oblations dans le désert pendant quarante ans, maison d'Israël? Vous portiez la tente de votre dieu Moloch et vos images idolâtriques et l'étoile de votre dieu, que vous vous êtes fabriquées ! »

En outre, il est dit expressément dans le Deutéronome (9, 6): « Sache que ce n'est pas à cause de tes oeuvres justes que le Seigneur ton Dieu t'a donné cette terre en propriété, car tu es un peuple à la nuque raide. » Mais la vraie raison est fournie: « C'est pour accomplir la parole que le Seigneur a jurée à tes pères Abraham, Isaac et Jacob » (v. 5).

Quelle fut cette promesse, l'Apôtre le dit: « Les promesses ont été faites à Abraham et à sa descendance, non pas au pluriel: à ses descendants, mais au singulier: à sa descendance, qui est le Christ » (Ga 3, 16). Ainsi donc à ce peuple Dieu accorda la loi et d'autres bienfaits spéciaux parce qu'il avait promis à leurs pères que le Christ naîtrait d'eux. Il convenait en effet que le peuple qui devait donner le jour au Christ se distinguât par une sainteté particulière: « Soyez saints comme je suis saint » (Lv 19, 2). Ce n'est pas non plus le mérite d'Abraham qui explique la promesse qui lui fut faite, à savoir que le Christ naîtrait de sa race: il y va d'un choix et d'un appel gratuits: « Qui a suscité le juste de l'Orient et l'a appelé à sa suite? » (Is 41, 2).

D'où il ressort clairement que les Pères ont reçu la promesse, et que le peuple de leur lignage a reçu la loi en vertu seulement d'un choix gratuit: « Vous avez entendu ses paroles du milieu du feu, lisons-

Page 203: Ia.-IIae (2)

nous au Deutéronome (4, 36), parce qu'il a aimé vos pères et a choisi leur postérité après eux. » - Si l'on insiste en demandant pourquoi Dieu a choisi ce peuple et non un autre pour donner le jour au Christ, il conviendra de répondre avec S. Augustin: « Pourquoi attire-t-il celui-ci et non celui-là, ne prétends pas en décider, si tu ne veux pas errer. »

Solutions: 1. Toutes les nations devaient bien avoir accès au salut réalisé par le Christ, mais celui-ci ne pouvait naître que d'un peuple déterminé, d'où découlent pour ce peuple des prérogatives exclusives: « A eux, écrit S. Paul, c'est-à-dire aux juifs, appartient l'adoption des fils de Dieu, à eux l'alliance, à eux la loi et les patriarches; c'est d'eux que le Christ naquit selon la chair » (Rm 9, 4).

2. On peut parler d'acception des personnes quand il y a obligation de donner, mais non pas à propos de libres dispositions à titre gratuit. Donner libéralement de son bien à celui-ci plutôt qu'à celui-là, ce n'est pas faire acception des personnes; ce serait le cas si l'on avait à répartir des biens communs et qu'on ne réglât pas équitablement la distribution selon les titres de chacun. Mais le bienfait du salut, Dieu ne l'accorde au genre humain que par sa grâce; il ne fait donc pas acception des personnes s'il en gratifie les uns de préférence aux autres: « Tous ceux que Dieu instruit, c'est par miséricorde qu'il les instruit; ceux qu'il n'instruit pas, c'est par une juste sentence », nous dit encore S. Augustin; c'est là, en effet, une suite de la condamnation du genre humain pour la faute de notre premier père.

3. La faute prive l'homme des dons de la grâce, mais ne lui enlève pas ceux de la nature. Or le ministère des anges fait partie de ces derniers; c'est en effet l'ordre naturel des êtres, qui veut que les plus humbles soient gouvernés par des agents de rang intermédiaire, et que même les secours corporels ne soient pas réservés par Dieu aux hommes, mais procurés aussi aux animaux sans raison: « Seigneur, tu sauves les hommes et les bêtes » (Ps 36, 7).

ARTICLE 5: Tous les hommes étaient-ils obligés d'observer la loi ancienne?

Objections: 1. Tous les sujets d'un roi sont soumis à ses lois; or Dieu, auteur de la loi ancienne, « est le roi de toute la terre » (Ps 47, 8). Tous les habitants de la terre étaient donc tenus d'observer la loi.

2. S'ils n'observaient pas la loi ancienne, les Juifs ne pouvaient se sauver: « Maudit soit celui qui s'écarte des paroles de cette loi et ne les met pas en pratique » (Dt 27, 26). Donc, si le reste de l'humanité avait pu faire son salut sans observer la loi ancienne, la position des juifs eût été plus défavorable que celle des autres.

3. Les païens avaient accès au rite judaïque et aux pratiques de la loi: « Si un étranger veut séjourner chez vous et célébrer la Pâque, tout mâle de sa maison sera d'abord circoncis; alors il pourra célébrer selon la loi comme un enfant de votre pays » (Ex 12, 48). Mais pourquoi Dieu aurait-il décidé d'admettre les étrangers aux pratiques légales si celles-ci n'avaient pas été nécessaires à leur salut? C'est donc que nul ne pouvait être sauvé, à moins d'observer la loi.

En sens contraire, Denys affirme que « nombre de païens ont été ramenés à Dieu par des anges ». Comme les païens, évidemment, n'observaient pas la loi, on pouvait donc être sauvé sans cela.

Réponse: La loi ancienne mettait en lumière les préceptes de la loi naturelle en y ajoutant quelques préceptes propres. Quant aux prescriptions qu'elle empruntait à la loi naturelle, tous les hommes étaient tenus de les observer non pas au titre de la loi ancienne, mais par l'autorité de la loi naturelle. Quant à ce qu'elle y ajoutait, la loi ancienne n'y obligeait que le peuple juif.

En effet, on sait que la loi ancienne a été accordée au peuple juif pour lui conférer une prééminence de sainteté, par respect pour le Christ, qui devait naître de ce peuple. Or, toutes les fois qu'un statut est

Page 204: Ia.-IIae (2)

édicté en vue de mettre certaines personnes dans un état spécial de sainteté, il n'oblige que ces personnes; il y a par exemple des obligations particulières qui concernent les clercs, attachés au service de Dieu, et qui ne pèsent pas sur les laïcs; de même les religieux sont obligés par profession à certaines oeuvres de perfection auxquelles ne sont pas tenus les séculiers. Ainsi le peuple de Dieu avait des devoirs particuliers que les autres peuples ne connaissaient pas: « Tu seras parfait et sans tache près du Seigneur ton Dieu », dit le Deutéronome (18, 13) qui signale même, un peu plus loin, l'usage d'une sorte de profession: « Je professe aujourd'hui en présence du Seigneur ton Dieu » etc. (26, 3).

Solutions: 1. Lorsqu'un roi commande indifféremment à tous ses sujets l'observance d'une loi, celle-ci les oblige tous. Mais, s'il prescrit aux gens de sa maison des pratiques particulières, les autres n'y sont pas tenus.

2. Le mieux, pour l'homme, c'est d'être plus étroitement uni à Dieu. Aussi, parmi les autres peuples, le peuple juif l'emportait en dignité dans la mesure même où il était attaché davantage au culte divin: « Est-il une autre nation aussi fameuse qui ait nos rites, nos justes ordonnances et l'ensemble de notre loi? » (Dt 4, 8). De ce point de vue pareillement, la condition des clercs est préférable à celle des laïcs, et celle des religieux à celle des séculiers.

3. Les païens étaient admis à l'observance de la loi parce que ce régime leur permettait de se sauver plus parfaitement et plus sûrement que celui de la seule loi naturelle. De même aujourd'hui voyons-nous des laïcs entrer dans la cléricature, des séculiers entrer en religion, alors qu'ils pourraient se sauver autrement.

ARTICLE 6: L'époque de Moïse convenait-elle à l'établissement de la loi?

Objections: 1. Puisque la loi ancienne préparait les voies au salut que le Christ devait accomplir, c'est donc tout de suite après le péché, dès que se révéla la nécessité de ce remède salutaire, que la loi aurait dû être donnée.

2. Ou alors dès le temps d'Abraham, car la loi ancienne avait pour but de sanctifier ceux qui devaient être les ancêtres du Christ; or c'est à Abraham que fut faite, pour la première fois, la promesse de « cette descendance », qui est le Christ (Gn 12, 7).

3. Si dans toute la postérité de Noé, seul le lignage issu d'Abraham à qui fut faite la promesse donna naissance au Christ, de même le Christ est né, à l'exclusion des autres descendants d'Abraham, du seul lignage issu de David, à qui la promesse fut renouvelée: « Paroles de l'homme (David) à qui un pacte fut garanti au sujet du Christ (l'Oint) du Dieu de Jacob » (2 S 23, 1). Ainsi la loi ancienne devait être donnée après David tout autant qu'après Abraham.

En sens contraire, selon S. Paul, « la loi a été établie en vue des transgressions, jusqu'à ce que int le lignage auquel a été faite la promesse, proposée par le ministère des anges, avec le concours d'un médiateur ». « Proposée, commente la Glose, donc donnée à propos » (Ga 3, 19). Ainsi convenait-il que la loi ancienne fût offerte à ce moment du temps.

Réponse: L'époque de Moïse était on ne peut plus convenable pour l'institution de la loi ancienne. On s'en rend compte si l'on considère les deux catégories de personnes auxquelles toute loi s'applique: les indociles et les orgueilleux d'une part, que la loi contraint et assujettit; d'autre part, les honnêtes gens, qui s'aident des lumières de la loi pour accomplir leurs bons desseins. Donc, pour réduire l'orgueil des hommes, la loi ancienne se présentait au moment favorable. Deux choses, en effet, entretenaient cet orgueil: la science et la puissance. La science d'abord, par l'idée que la raison naturelle suffisait au

Page 205: Ia.-IIae (2)

salut de l'homme; en vue de réduire son orgueil à cet égard, l'homme fut livré au gouvernement de sa raison sans le secours d'une loi écrite, et l'expérience lui fit connaître la précarité de sa raison lorsque, vers l'époque d'Abraham, l'humanité sombra dans l'idolâtrie et les vices les plus abjects. Et dès lors se fit jour la nécessité d'une loi écrite donnée en remède à l'ignorance humaine car, dit l'Apôtre, « c'est par la loi qu'on connaît le péché » (Rm 3, 20). - Une fois éclairé par la loi, c'est de faiblesse que fut convaincu l'homme orgueilleux, incapable qu'il était de réaliser ce qu'il savait. Voilà pourquoi, conclut l'Apôtre, « ce que ne pouvait faire la loi, rendue impuissante du fait de la chair, Dieu a envoyé son Fils, pour que la justice de la loi fût accomplie en nous » (Rm 8, 3).

Quant aux honnêtes gens, l'aide de la loi leur devint surtout nécessaire au moment où la loi naturelle commençait de s'obscurcir sous une profusion de péchés. Mais il fallait encore que ce secours fût accordé selon un certain plan, menant pour ainsi dire les hommes par la main et par degrés progressifs jusqu'à la perfection. Aussi la loi ancienne devait-elle se présenter entre la loi naturelle et la loi de grâce.

Solutions: 1. Immédiatement après le péché du premier homme, le moment n'était pas favorable à la réception de la loi ancienne. D'une part l'homme n'en avait pas encore reconnu la nécessité, parce qu'il se confiait en sa raison. D'autre part l'habitude du péché n'avait pas encore étouffé la voix de la loi naturelle.

2. Une loi ne peut être donnée qu'à un peuple, puisque c'est un précepte général, comme on l'a établi. Au temps d'Abraham il y eut donc des préceptes domestiques, d'ordre privé en quelque sorte, adressés par Dieu aux hommes. Mais la race d'Abraham s'étant ensuite multipliée jusqu'à constituer un peuple, celui-ci, une fois sorti d'esclavage, fut à même de recevoir une loi. Aristote enseigne en effet que « le peuple ou la cité, capable de recevoir une loi, ne comprend pas les esclaves. »

3. La loi, devant être reçue par un Peuple, ne fut pas donnée aux seuls ascendants directs du Christ, mais au peuple tout entier, marqué au sceau de la circoncision, signe de la promesse qui fut faite à Abraham et crue par lui, comme S. Paul l'explique aux Romains (4, 11). Pour cette même raison, un tel peuple une fois rassemblé devait recevoir la loi, sans attendre l'époque de David.

Dans cette étude des préceptes de la loi ancienne, il faut d'abord établir un classement (Q. 99), puis examiner chaque catégorie de préceptes en particulier (Q. 100 et suivantes).

QUESTION 99: LE CLASSEMENT DES PRÉCEPTES DE LA LOI ANCIENNE

1. Y a-t-il dans la loi ancienne plusieurs préceptes, ou un seul? - 2. Contient-elle des préceptes moraux? - 3. Des préceptes cérémoniels? - 4. Et des préceptes judiciaires? - 5. Outre ces trois catégories de préceptes, en contient-elle d'autres? - 6. Comment invitait-elle à observer ces préceptes?

ARTICLE 1: Y a-t-il dans la loi ancienne plusieurs préceptes ou un seul?

Objections: 1. Une loi n'est pas autre chose qu'un précepte, on l'a vu. Puisqu'il n'y a qu'une seule loi ancienne, elle ne contient qu'un seul précepte.

2. « Tout précepte quel qu'il soit, dit l'Apôtre, revient à ce commandement: Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Rm 13, 9). C'est là un commandement unique. Donc la loi ancienne ne contient qu'un seul commandement.

Page 206: Ia.-IIae (2)

3. On lit aussi en S. Matthieu (7, 12): « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le vous-mêmes pour eux; c'est la loi et les prophètes. » La loi ancienne, qui est toute contenue dans la loi et les prophètes, se réduit donc à un seul précepte.

En sens contraire, l'Apôtre parle de Notre Seigneur « abolissant la loi des commandements par ses ordonnances » (Ep 2,15). La Glose explique que ce passage vise la loi ancienne; celle-ci contient donc plus d'un commandement.

Réponse: Le précepte légal, étant obligatoire, prescrit une chose à faire. Or, si une chose est à faire, cela tient à l'exigence d'une fin. Il est donc, on le voit, essentiel au précepte de se rapporter à une fin, de manière à prescrire ce qui est nécessaire ou avantageux à l'égard de cette fin. Mais, par rapport à une fin donnée, bien des choses peuvent se présenter comme nécessaires ou favorables. Ainsi, divers préceptes peuvent être portés en des matières diverses, considérées dans leur rapport à une fin unique. Concluons donc que tous les préceptes de l'ancienne loi ne font qu'un, à l'égard de leur fin unique, mais sont aussi nombreux et divers que sont les objets ordonnés à cette fin.

Solutions: 1. Disons que la loi ancienne est une, comme relevant d'une fin unique; elle n'en contient pas moins des préceptes divers, selon la distinction des objets qu'elle touche en vue de cette fin. De même, l'art de la construction tient son unité de sa fin, qui est la maison à construire; mais il comporte des prescriptions diverses à cause des opérations diverses qu'il combine à cet effet.

2. « La fin du précepte, c'est la charité » affirme S. Paul (1 Tm 1, 5). Toute loi, en effet, vise à fonder une amitié entre les hommes, ou entre l'homme et Dieu. C'est pourquoi ce commandement unique d'aimer le prochain comme soi-même, qui se présente comme la fin de tous les commandements, contient toute la loi en plénitude, car l'amour du prochain, si nous aimons le prochain pour Dieu, implique l'amour de Dieu. S. Paul ne mentionne donc ici que ce précepte qui tient lieu des deux préceptes de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain, dont le Seigneur déclare que « dépendent la loi et les prophètes » (Mt 22, 40).

3. Aristote remarque que « l'amitié qu'on a pour autrui vient de l'amitié qu'on a pour soi-même », du fait qu'on se comporte envers autrui comme envers soi-même. Le verset allégué de S. Matthieu donne donc sous forme explicite la règle de l'amour du prochain, fournie implicitement par l'autre formule: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Ce n'est donc qu'une explicitation de ce commandement.

ARTICLE 2: La loi ancienne contient-elle des préceptes moraux?

Objections: 1. Les préceptes moraux regardent la loi naturelle. Les rattacher à la loi ancienne ce serait confondre les deux lois.

2. C'est au moment où la raison humaine ne suffit plus que la loi divine doit venir au secours de l'homme. On le voit en matière de foi, où la raison est dépassée. Mais les préceptes moraux sont à la mesure de la raison humaine; ils ne relèvent donc pas de cette loi divine qu'est la loi ancienne.

3. Selon S. Paul, la loi ancienne est une « lettre qui tue » (2 Co 3, 6). Mais les préceptes moraux ne tuent pas, ils donnent la vie: « Je n'oublierai jamais tes ordonnances car par elles tu me donnes la vie » (Ps 119, 93). Les préceptes moraux n'appartiennent donc pas à la loi ancienne.

En sens contraire, l'Ecclésiastique (17, 9) dit du Seigneur: « Il leur communiqua sa discipline, il leur donna en héritage la loi de vie. » Or, la discipline est affaire de moeurs si on la définit, avec la Glose (sur He 12, 11), « l'éducation des moeurs par des chemins raboteux ». La loi donnée par Dieu contenait donc des préceptes moraux.

Page 207: Ia.-IIae (2)

Réponse: Quand on lit dans l'Exode (20, 13. 15): « Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas de vol », on voit bien que la loi ancienne contenait des préceptes moraux. Et cela se comprend. Tandis que la loi humaine a principalement en vue l'établissement d'une amitié entre les hommes, la loi divine vise à fonder principalement une amitié entre l'homme et Dieu. Mais l'amour a toujours pour cause une ressemblance: « Tout être vivant aime son semblable », dit l'Ecclésiastique (13, 19). Il ne peut donc y avoir d'amitié entre l'homme et Dieu, qui est souverainement bon, sans que les hommes soient rendus bons: « Vous serez saints, parce que je suis saint » (Lv 19, 2). Or, la bonté de l'homme, c'est la vertu « qui rend bon celui qui la possède ». Voilà pourquoi dans la loi ancienne il fallait aussi des préceptes relatifs aux actes des vertus; ce sont les préceptes moraux de cette loi.

Solutions: 1. Sans lui être absolument étrangère, la loi ancienne se distingue de la loi naturelle en ce qu'elle lui ajoute quelque chose. Comme la grâce présuppose la nature, la loi divine présuppose nécessairement la loi naturelle.

2. Ce n'est pas seulement là où la raison est impuissante, c'est aussi là où la raison humaine rencontre de fait un obstacle, que la loi divine devait prendre soin de l'humanité. En ce qui touche les préceptes moraux, la raison humaine ne pouvait se tromper sur les préceptes les plus généraux de la loi naturelle dans leur teneur universelle, bien que l'accoutumance au péché troublât son regard dans le détail de l'action. Sur les autres préceptes moraux qui dérivent, à la manière de conclusions, des principes généraux de la loi naturelle, beaucoup d'esprits tombaient dans l'erreur au point de considérer comme licite ce qui est essentiellement mauvais. Contre ces deux sortes de défaillances l'homme devait être secouru par la garantie de la loi divine. De même, parmi les objets proposés à notre foi, s'il y a des articles inaccessibles à la raison, comme la Trinité, il y en a d'autres auxquels la saine raison peut parvenir, comme l'unité de Dieu, de façon à prémunir la raison humaine contre une erreur où elle tombe fréquemment.

3. S. Augustin l'a montrée on peut dire que, même dans ses préceptes moraux, la lettre de la loi est meurtrière occasionnellement, en ce sens que, pour accomplir le bien qu'elle prescrit, elle ne fournit pas le secours de la grâce.

ARTICLE 3: La loi ancienne contient-elle des préceptes cérémoniels?

Objections: 1. Toute loi qui s'adresse à des hommes entend diriger les actes humains. Or les actes humains sont ceux que nous avons appelés moraux. La loi ancienne, s'adressant à des hommes, devait donc contenir uniquement des préceptes moraux.

2. Les préceptes qu'on appelle cérémoniels doivent se rapporter au culte divin. Mais celui-ci est le fait d'une vertu, la vertu de religion, qui, selon Cicéron, « offre à la divinité culte et cérémonies ». Donc, puisque les actes des vertus relèvent des préceptes moraux comme on l'a dit, on ne peut en distinguer les préceptes cérémoniels.

3. On dira que les préceptes cérémoniels se distinguent par leur signification figurative. Néanmoins, selon S. Augustin « ce sont les paroles qui possèdent principalement, dans la société humaine, le pouvoir de signifier ». La présence de préceptes cérémoniels portant sur des gestes figuratifs ne s'imposait donc pas dans la loi ancienne.

En sens contraire, on lit au Deutéronome (4, 13): « Les dix paroles, il les a écrites sur deux tables de pierre, et alors il m'a chargé de vous enseigner les cérémonies et les ordonnances que vous devrez observer. » Les dix paroles, ce sont les préceptes moraux. Outre ceux-là, il y en a donc d'autres: les préceptes cérémoniels.

Page 208: Ia.-IIae (2)

Réponse: Nous savons que la loi divine est instituée avant tout pour régler les rapports des hommes avec Dieu, alors que la loi humaine l'est d'abord pour régler les rapports des hommes entre eux. C'est donc dans la mesure où le bien de la communauté humaine y était intéressé que les lois humaines se sont attachées à l'organisation du culte divin; ainsi s'explique le fait, évident chez les païens, qu'elles ont pris quantité de dispositions en matière religieuse selon qu'elles le jugeaient avantageux pour le bien des moeurs. A l'inverse, la loi divine a réglé les rapports des hommes entre eux selon les exigences de sa visée principale, qui était d'aménager leurs rapports avec Dieu. Or l'homme n'entre pas en rapport avec Dieu par les seuls actes intérieurs de l'esprit: croire, espérer, aimer; il le fait aussi par des activités extérieures, par lesquelles il reconnaît qu'il est au service de Dieu. Ces oeuvres-là, elles appartiennent au culte et on leur donne le nom de « cérémonies ». Ce mot viendrait de Cereris munia, dons de Cérès, la déesse de la terre, parce que c'étaient primitivement les fruits de la terre qu'on offrait à Dieu; - à moins que, selon Valère Maxime, ce terme ne se soit introduit chez les Latins du fait qu'après la prise de Rome par les Gaulois, c'est dans une ville voisine, du nom de Céré, que les objets sacrés des Romains furent transportés et entourés de vénération. En tout cas, dans la loi, ce sont les préceptes relatifs au culte divin qui sont spécialement appelés cérémoniels.

Solutions: 1. Le domaine des actes humains inclut aussi le culte de Dieu. Voilà pourquoi la loi ancienne, qui s'adressait à des hommes, connaît des préceptes de cette sorte.

2. Rappelons que les préceptes de la loi naturelle sont des préceptes généraux, et demandent à être déterminés. Ils le sont par la loi humaine ou par la loi divine. Les déterminations apportées par la loi humaine ne sont plus appelées de loi naturelle mais de droit positif; et celles qu'apporte la loi divine ne se confondent pas davantage avec les préceptes moraux de la loi naturelle. Rendre un culte à Dieu, c'est assurément un acte de vertu qui relève d'un précepte moral; mais les précisions ajoutées à ce précepte, comme honorer Dieu par telles victimes et telles offrandes, relèvent de préceptes cérémoniels. On voit ainsi q ue les deux domaines sont distincts.

3. Denys rappelle que le divin ne peut se manifester aux hommes que sous des similitudes sensibles. Cependant ces similitudes touchent l'âme davantage si, outre leur expression verbale, elles s'adressent aussi aux sens. C'est pourquoi dans l'Écriture les communications divines ne se transmettent pas seulement en similitudes formulées verbalement, telles que les discours métaphoniques, mais encore en représentations réelles qui frappent les yeux. Tel est le domaine des préceptes cérémoniels.

ARTICLE 4: La loi ancienne contient-elle, en outre, des préceptes judiciaires?

Objections: 1. S. Augustin observait que « dans la loi ancienne il y a des préceptes touchant la vie qu'il faut mener, et des préceptes concernant la vie qu'il faut signifier ». Voilà, respectivement, les préceptes moraux et les préceptes cérémoniels. Il n'y a pas lieu, en conséquence, de leur adjoindre dans la loi d'autres préceptes, dits judiciaires.

2. Commentant le verset 102 du Psaume 119 « je ne me suis pas écarté de tes jugements », la Glose explique: « de ce que tu as établi comme règle de vie ». Règle de vie, entendons préceptes moraux. Les préceptes judiciaires ne s'en distinguent donc pas.

3. Le jugement est un acte de la vertu de justice: « Le jugement sera conforme à la justice » (Ps 94, 15). Comme les actes de toutes les vertus, sans excepter ceux de la justice, relèvent des préceptes moraux, ceux-ci incluent donc les préceptes judiciaires qui n'en doivent pas être distingués.

En sens contraire, nous lisons au Deutéronome (6, 1): « Voici les préceptes, les cérémonies et les jugements. » Ici, les préceptes désignent par excellence les préceptes moraux. Il existe donc des préceptes judiciaires, en plus des préceptes moraux et cérémoniels.

Page 209: Ia.-IIae (2)

Réponse: Il appartient à la loi divine, répétons-le, de régler les rapports des hommes entre eux et à l'égard de Dieu. Cette double compétence, quant à son principe général, est du ressort de la loi naturelle et à cela correspondent les préceptes moraux. Mais quant à son double domaine, elle demande à être déterminée par la loi divine ou la loi humaine. En effet, les principes connus naturellement sont toujours généraux, tant dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre pratique. Donc, de même que la détermination du précepte général de rendre un culte à Dieu est assurée par les préceptes cérémoniels, de même la détermination du précepte général d'observer la justice parmi les hommes est assurée par les préceptes judiciaires.

Dès lors, nous pouvons distinguer trois catégories de préceptes dans la loi ancienne: les préceptes moraux, où s'expriment les exigences de la loi naturelle; les préceptes cérémoniels, déterminations du culte divin; les préceptes judiciaires, déterminations touchant la pratique de la justice parmi les hommes. C'est pourquoi S. Paul, après avoir dit: « La loi est sainte », ajoute que « le commandement est juste, bon et saint » (Rm 7, 12). La justice vise les préceptes judiciaires; la sainteté évoque les préceptes cérémoniels, car est saint ce qui est consacré à Dieu; quant à la bonté, c'est-à-dire l'honnêteté, elle désigne les préceptes moraux.

Solutions: 1. Les préceptes judiciaires, aussi bien que les préceptes moraux, intéressent la rectitude de la vie humaine; les uns et les autres constituent donc ensemble le premier membre de la division augustinienne, les préceptes touchant « la vie qu'il faut mener ».

2. Le jugement est une mise en oeuvre de la justice, ce qui suppose une application déterminée de la raison à des objets particuliers. Les préceptes judiciaires ont donc en commun avec les préceptes moraux qu'ils découlent de la raison, et avec les préceptes cérémoniels qu'ils sont des déterminations de principes généraux. Voilà pourquoi les textes désignent à la fois sous le nom de « jugements » tantôt les préceptes judiciaires et moraux, comme dans le Deutéronome (5, 1): « Écoute, Israël, les cérémonies et les jugements »; tantôt les préceptes judiciaires et cérémoniels, comme au Lévitique (18, 4): « Vous accomplirez mes jugements et vous observerez mes préceptes. » Par préceptes, ici, entendez préceptes moraux; et par jugements, les préceptes cérémoniels et judiciaires.

3. Aux préceptes moraux appartient l'acte de justice en général; aux préceptes judiciaires, la détermination spécifique de cet acte.

ARTICLE 5: Outre ces trois catégories, la loi ancienne contient-elle encore d'autres préceptes?

Objections: 1. Aux préceptes judiciaires reviennent les rapports sociaux, pour y mettre en oeuvre la justice; aux préceptes cérémoniels, le culte divin, acte de la vertu de religion. Mais il y a encore bien d'autres vertus: la tempérance, la force, la libéralité, et toutes celles qu'on trouve énumérées ailleurs. Quantité d'autres préceptes doivent donc prendre place dans la loi ancienne.

2. « Aime le Seigneur ton Dieu (Dt 11, 1), et observe ses préceptes, ses cérémonies, ses jugements, ses commandements. » Si, par préceptes, on entend les préceptes moraux, il reste une quatrième catégorie: les commandements.

3. Nous lisons encore (Dt 6, 17): « Garde les préceptes du Seigneur ton Dieu et les témoignages et les cérémonies que je t'ai prescrits. » A la liste précédente, il faut donc ajouter les témoignages.

4. Enfin on lit dans le Psaume (119, 93) « Jamais je n'oublierai tes justifications. » Par quoi, nous dit la Glose, le psalmiste vise la loi. La loi ancienne comportait donc encore des « justifications ».

Page 210: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, on lit dans le Deutéronome (6, 1): « Voici les préceptes, les cérémonies et les jugements que commande le Seigneur. » Cette division qui figure tout au début de la loi semble exhaustive.

Réponse: Il y a dans une loi des dispositions qui ont le caractère de préceptes, et des dispositions destinées à faire observer les préceptes. Les préceptes prescrivent la conduite à tenir. Pour engager l'homme à s'y conformer il y a deux sortes de considérations: d'une part l'autorité du législateur; d'autre part l'avantage qu'on trouve à les observer, soit qu'on se procure ainsi quelque bien, profit, agrément ou honneur, ou qu'on évite un mal opposé. Il fallait donc que la loi ancienne contint des formules mettant en relief l'autorité divine du législateur, comme par exemple (Dt 6, 4): « Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu »; ou bien, au début de la Genèse: « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Voilà ce qu'on appelle des témoignages. - Il fallait aussi promettre certaines récompenses à qui observerait la loi, certains châtiments à qui la transgresserait. Nous en trouvons un exemple dans le Deutéronome (28, 1): « Si tu écoutes la voix du Seigneur ton Dieu, il t'élèvera plus haut que toutes les nations, etc. » Ce sont là les justifications, car Dieu fait justice à ceux qu'il récompense ou punit.

Pour ce qui est de la conduite à tenir, seul tombe sous le précepte ce qui est dû à un certain titre. Mais il faut distinguer un double dû: l'un réglé par la raison, l'autre par la détermination de la loi, c'est-à-dire, pour prendre les termes d'Aristote le droit moral et le droit légal.

1° Le dû moral à son tour est de deux sortes quand une conduite est prescrite par la raison, ce peut être à cause de sa nécessité, si l'ordre vertueux n'est pas réalisable autrement, ou à cause de son utilité en vue de mieux assurer cet ordre. Partant, certaines prescriptions ou interdictions morales sont à entendre strictement dans la loi, comme: Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas. Ce sont les préceptes proprement dits. Tandis que d'autres prescriptions ou interdictions ne s'imposent pas avec ce caractère de dû rigoureux, mais comme avantageuses. C'est ce qu'on peut appeler des commandements, à cause de leur valeur d'incitation et de recommandation. Par exemple, l'Exode (22, 26) recommande à qui a reçu un vêtement en gage, de le rendre avant le coucher du soleil. De telles dispositions faisaient dire à S. Jérôme que « dans les préceptes brille la justice, et dans les commandements la charité ».

2° Quant au dû que la loi détermine, dans le domaine humain il relève des préceptes judiciaires, dans le domaine religieux des préceptes cérémoniels.

A moins que l'on ne convienne d'appeler témoignages les dispositions relatives aux peines et aux récompenses, où s'affirme la justice divine; tandis que les préceptes de la loi dans leur ensemble recevraient le nom de justifications, comme réalisations de la justice légale. - On pourrait encore avancer une autre distinction entre préceptes et commandements, en nommant préceptes ce que Dieu a prescrit par lui-même, et commandements ce qui a été prescrit au nom de Dieu par ses mandataires; la similitude des mots y invite. - En tout cas, il est clair que tous les préceptes de la loi sont compris dans les trois catégories de préceptes moraux, cérémoniels et judiciaires; le reste se présente, non au titre de préceptes, mais comme un dispositif en vue de l'observation des préceptes.

Solutions: 1. Parmi les vertus, seule la justice se fonde sur l'idée de dû. Aussi les préceptes moraux ne peuvent-ils être déterminés par une loi que dans la mesure où ils tiennent à la justice. Et la religion, au dire de Cicéron, est elle-même une partie de la justice. Il ne peut donc y avoir de droit légal en dehors des préceptes cérémoniels et judiciaires.

2-3-4. La solution des autres objections ressort clairement de ce qui précède.

ARTICLE 6: Comment la loi ancienne invitait-elle à observer ces préceptes?

Page 211: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Il semble qu'elle n'aurait pas dû le faire par des promesses et des menaces temporelles. En effet, l'intention de la loi divine n'est autre que de soumettre l'homme à Dieu par la crainte et l'amour. C'est ce que nous lisons au Deutéronome (10, 12): « Et maintenant, Israël, que demande de toi le Seigneur ton Dieu, sinon que tu craignes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans ses voies et que tu l'aimes? » Or la convoitise des biens temporels ne peut qu'éloigner de Dieu: « Le venin qui tue la charité, c'est la convoitise », au jugement de S. Augustin. Promesses et menaces temporelles vont donc à l'encontre de l'intention du législateur, ce qui, selon Aristote, est une tare évidente pour une loi.

2. La loi divine est d'un rang plus élevé que la loi humaine. Or, dans les sciences, nous voyons que les sciences supérieures usent de moyens d'autant plus parfaits qu'elles sont plus parfaites. Du moment que la loi humaine use de menaces ou de promesses temporelles pour amener les hommes au bien, la loi divine ne pouvait rester à ce niveau, mais user de procédés plus nobles.

3. Ce qui échoit indifféremment aux bons et aux méchants ne peut ni récompenser la justice ni punir la faute. Or l'Ecclésiaste (9, 2) remarque à propos des biens et des maux temporels: « Tout arrive également à tous, au juste et à l'impie, au bon et au méchant, à celui qui est pur et à celui qui ne l'est pas, à celui qui sacrifie et à celui qui méprise les sacrifices. » La loi divine a donc eu tort de les introduire dans ses dispositions au titre de récompenses ou de châtiments.

En sens contraire, Dieu dit aux Israélites « Si vous voulez bien m'écouter vous mangerez les produits de la terre; mais si vous résistez, si vous provoquez ma colère, vous serez dévorés par le glaive » (Is 1, 19).

Réponse: Dans les sciences spéculatives, on est conduit à admettre les conclusions grâce aux moyens termes syllogistiques; pareillement, quelque loi que l'on considère, c'est par des récompenses et des peines que les sujets sont amenés à en obsever les préceptes. Nous voyons aussi que dans les sciences spéculatives il faut présenter les moyens termes au disciple en tenant compte de son niveau actuel; de là vient qu'il faut, dans les sciences, procéder méthodiquement pour que l'enseignement débute en partant de ce qui est plus connu. De même, si l'on veut amener quelqu'un à observer des préceptes, on doit mettre en avant les motifs auxquels il est sensible; c'est ainsi qu'on offre à des enfants, pour les inciter à agir, telles récompenses proportionnées à leur âge. Or nous savons que la loi ancienne était une disposition préparatoire au Christ, comme l'imparfait à l'égard du parfait. Le peuple à qui elle s'adressait était encore imparfait, en comparaison de la perfection qu'allait réaliser le Christ, ce qui permet à S. Paul de comparer ce peuple à un enfant placé sous la férule d'un pédagogue (Gal 3, 24). Si la perfection pour l'homme consiste à mépriser les biens temporels pour s'attacher aux biens spirituels, selon l'enseignement de S. Paul: « J'oublie ce qui est derrière moi, je me porte vers ce qui est en avant... Nous tous les parfaits, ayons ces mêmes sentiments » (Ph 3, 13-15), en revanche les imparfaits désirent les biens temporels, sans perdre Dieu de vue toutefois, tandis que les méchants s'y arrêtent comme à leur fin. La loi ancienne était donc bien dans son rôle en conduisant à Dieu des sujets imparfaits par les motifs temporels capables de les toucher.

Solutions: 1. Le venin mortel pour la charité, c'est la convoitise qui pousse l'homme à placer sa fin dans les biens temporels. Mais obtenir les biens temporels que les imparfaits désirent en vue de Dieu, cela les achemine vers l'amour de Dieu. Entendons en ce sens la parole du Psaume (49, 10): « Il te louera pour les biens dont tu l'auras comblé. »

2. Les peines et récompenses, sanctions de la loi humaine, sont administrées par des hommes; la loi divine, elle, prévoit des peines et des récompenses qui doivent être appliquées par Dieu. Ainsi la loi divine conserve-t-elle la supériorité des moyens.

3. A lire l'histoire de l'ancienne alliance on constate que sous la loi la situation générale du peuple était toujours prospère tant que la loi était observée; mais à peine s'écartaient-ils des préceptes de la loi qu'une foule de calamités fondaient sur eux. Toutefois, en certains cas, des particuliers qui observaient

Page 212: Ia.-IIae (2)

la justice de la loi subissaient certaines épreuves; c'est que, déjà spiritualisés, ils ne s'en détachaient que mieux des sollicitudes temporelles et voyaient leur vertu ainsi confirmée; à moins qu'il ne s'agisse, sous l'écorce des oeuvres de la loi parfaitement observées, de ces coeurs tout entiers attachés au temporel et éloignés de Dieu. Ce sont ces derniers que condamne Isaïe (29, 13): « Ce peuple m'honore en paroles, mais son coeur reste loin de moi. »

Il faut considérer maintenant chaque catégorie des préceptes de la loi ancienne, c'est-à-dire les préceptes moraux (Q. 100), les préceptes cérémoniels (Q. 101-103) et les préceptes judiciaires (Q. 104-105).

QUESTION 100: LES PRÉCEPTES MORAUX DE LA LOI ANCIENNE

1. Tous les préceptes moraux de la loi ancienne appartiennent-ils à la loi naturelle? - 2. Portent-ils sur des actes de toutes les vertus? - 3. Tous les préceptes se ramènent-ils aux dix préceptes du décalogue? - 4. La division des préceptes du décalogue. - 5. Leur dénombrement. - 6. Leur ordre. - 7. Leur présentation. - 8. Souffrent-ils dispense? - 9. La modalité vertueuse de l'acte tombe-t-elle sous le précepte? - 10. Et cette modalité que donne la charité? - 11. Peut-on distinguer d'autres préceptes moraux? - 12. Les préceptes moraux de la loi ancienne justifient-ils?

ARTICLE 1: Tous les préceptes moraux de la loi ancienne appartiennent-ils à la loi naturelle?

Objections: 1. L'Ecclésiastique (17, 9) interdit de l'affirmer: « Il leur communique sa discipline, il leur donna en héritage la loi de vie. » Or la discipline ne se confond pas avec la loi de nature qui ne s'enseigne pas, puisqu'on la possède par instinct de nature. Tous les préceptes moraux ne relèvent donc pas de la loi naturelle.

2. La loi divine est plus parfaite que la loi humaine. Or celle-ci fait à la loi naturelle des additions concernant les bonnes moeurs; on n'en peut douter puisque, la loi naturelle étant la même chez tous, les institutions morales varient ici et là. A bien plus forte raison la loi divine devait-elle donc, touchant les bonnes moeurs, ajouter quelque chose à la loi naturelle.

3. La raison naturelle invite à une certaine bonté morale, mais aussi la foi qui, selon S. Paul, (Ga 5, 6) « agit par l'amour ». Or la foi ne dépend pas de la loi naturelle, car son objet dépasse la raison. Tous les préceptes moraux de la loi divine ne relèvent donc pas de la loi naturelle.

En sens contraire, S. Paul écrit aux Romains (2, 14): « Les païens qui n'ont pas la loi observent naturellement ses prescriptions. » Et cela s'entend des prescriptions morales. Tous les préceptes moraux de la loi appartiennent donc à la loi de nature.

Réponse: Les préceptes moraux, à la différence des préceptes cérémoniels et judiciaires, sont ceux qui de soi concernent les bonnes moeurs. Or les moeurs humaines se définissent par rapport à la raison, principe propre des actes humains, de sorte qu'on appelle bonnes les moeurs qui s'accordent avec la raison, et mauvaises celles qui s'y opposent. Or, comme tout jugement de la raison spéculative dérive de la connaissance naturelle des premiers principes, tout jugement de la raison pratique dérive, lui aussi, comme on l'a vu, de quelques principes naturellement connus. Mais, selon les cas, le jugement peut procéder différemment. Car il y a dans la conduite humaine des choses si claires qu'un peu d'attention révèle aussitôt, grâce à ces principes premiers et généraux, s'il faut les approuver ou les blâmer. Il en est d'autres en revanche qui ne peuvent être jugées qu'en faisant grande attention aux circonstances particulières; et il n'est pas donné à tout le monde, mais seulement aux sages, de se

Page 213: Ia.-IIae (2)

livrer à cette étude attentive, de même qu'il n'appartient pas au vulgaire, mais seulement au philosophe, d'examiner les conclusions particulières du savoir. Il y en a enfin que l'homme ne peut discerner sans l'aide d'une révélation divine, comme il arrive en matière de foi.

Étant donc admis que les préceptes moraux concernent les bonnes moeurs, que celles-ci s'accordent avec la raison et que tout jugement de la raison humaine dérive en quelque façon de la raison naturelle, il est clair que tous les préceptes moraux appartiennent à la loi naturelle. Mais ici on distinguera. Tantôt la raison naturelle de chacun, par ses propres moyens, discerne immédiatement ce qu'il faut faire ou ne pas faire; ainsi: Tu honoreras tes père et mère, tu ne tueras point, tu ne commettras pas de vol; les préceptes de cette sorte appartiennent purement et simplement à la loi naturelle. Tantôt une étude plus pénétrante permet aux sages de discerner ce qu'il y a lieu de faire: ces derniers préceptes, bien qu'ils appartiennent à la loi de nature, exigent toutefois que les simples en soient instruits par l'enseignement des sage; ainsi: « Lève-toi devant une tête blanche et honore la personne du vieillard » (Lv 19, 32),.et d'autres préceptes analogues. Il y a enfin des jugements que la raison humaine ne peut porter si elle n'est instruite par Dieu, notre maître en choses divines; par exemple: Tu ne feras pas d'image taillée ni de représentation, tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu.

Tout cela donne la réponse aux objections.

ARTICLE 2: Les préceptes moraux de la loi ancienne portent-ils sur les actes de toutes les vertus?

Objections: 1. L'observation des préceptes de la loi ancienne porte le nom de justification; le Psaume (119) l'entend en ce sens: « Je garderai tes justifications. » Mais ce terme signifie: mise en oeuvre de la justice. Les préceptes moraux portent donc exclusivement sur des actes de justice.

2. Tout ce qui tombe sous le précepte est à considérer comme dû. Or l'idée de dû ne met pas en cause les autres vertus, mais la seule justice, dont c'est l'acte propre de rendre à chacun son dû. Les préceptes moraux de la loi portent donc uniquement sur les actes de la justice et nullement sur les actes d'autres vertus.

3. S. Isidore dit que toute législation a pour but le bien commun. Mais, selon Aristote, parmi les vertus, seule la justice regarde le bien commun. Les préceptes moraux ne concernent donc que les actes de la justice.

En sens contraire, S. Ambroise définit le péché: « Une transgression de la loi divine, une désobéissance aux ordres du ciel. » Comme les péchés s'opposent aux actes de toutes les vertus, la loi divine connaît donc des actes de toutes les vertus.

Réponse: Il a été établi plus haut, que les préceptes de la loi se rapportent au bien commun. Il s'ensuit que les préceptes d'une loi doivent se différencier selon les types de communauté: aussi Aristote enseigne-t-il que la législation ne doit pas être la même si la cité est gouvernée par un roi, ou par le peuple, ou par un certain nombre de citoyens importants. Or ce n'est pas au même type de communauté que se réfèrent la loi humaine et la loi divine. La loi humaine vise une communauté civile, celle qui s'établit entre les hommes par le moyen d'activités extérieures, puisque c'est par de tels actes que les hommes entrent en rapports les uns avec les autres. Les rapports de cette sorte sont du ressort de la justice, spécialement qualifiée pour l'organisation des rapports sociaux parmi les hommes. C'est pourquoi les préceptes proposés par la loi humaine n'intéressent que les actes de justice; si des actes d'autres vertus sont prescrits, c'est dans la mesure seulement où ces actes revêtent un caractère de justice, ainsi que l'explique Aristote.

Page 214: Ia.-IIae (2)

Mais, avec la loi divine, la communauté en cause est celle des hommes envers Dieu, soit dans la vie présente soit dans la vie future; aussi les préceptes que cette loi propose ne négligent rien de ce qui peut disposer l'humanité à ces bons rapports avec Dieu. Et comme c'est par la raison, faculté spirituelle où s'inscrit l'image divine, que l'homme entre en communication avec Dieu, les préceptes de la loi divine embrassent toutes les dispositions propres à mettre la raison humaine en cette condition favorable. Or c'est le fait des actes de toutes les vertus: les vertus intellectuelles dirigent la raison dans ses activités propres, et les vertus morales dirigent l'activité rationnelle dans le domaine des passions intérieures et des opérations extérieures. Il est donc évident que les préceptes posés par la loi divine doivent s'occuper des actes de toutes les vertus. Observons toutefois que certaines dispositions, indispensables au maintien de l'ordre vertueux, c'est-à-dire de l'ordre de raison, tombent sous l'obligation du précepte, tandis que d'autres dispositions, intéressant le parfait développement de la vertu, relèvent des exhortations du conseil.

Solutions: 1. Même si les préceptes de la loi mettent en oeuvre les autres vertus, le fait de les observer mérite le nom de justifications, car c'est justice pour l'homme d'obéir à Dieu, et c'est justice aussi, pour tout ce qui est dans l'homme, d'être soumis à la raison.

2. La justice proprement dite considère la dette d'un homme à l'égard d'un autre homme; mais les autres vertus considèrent toutes ce que les puissances inférieures doivent à la raison. Aristote tenait compte de cette dette lorsqu'il mentionnait une sorte de justice métaphorique.

3. La réponse est claire: on vient de dire qu'il y a différents types de communauté.

ARTICLE 3: Tous les préceptes moraux de la loi ancienne se ramènent-ils aux dix préceptes du décalogue?

Objections: 1. L'évangile selon S. Matthieu (22, 37) dit que les premiers et principaux préceptes de la loi sont: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » et « Tu aimeras ton prochain ». Or ces préceptes, qui sont bien deux préceptes moraux, ne figurent pas dans le décalogue.

2. Les préceptes moraux ne se ramènent pas aux préceptes cérémoniels, c'est plutôt l'inverse. Or il y a dans le décalogue un précepte cérémoniel: « Souviens-toi de sanctifier le sabbat. » Donc les préceptes moraux ne se ramènent pas à tous les préceptes du décalogue.

3. Les préceptes moraux s'étendent à tous les actes vertueux. Mais que l'on passe en revue tous les préceptes du décalogue, on n'y trouvera que des préceptes touchant les actes de la justice. Les préceptes du décalogue n'embrassent donc pas tous les préceptes moraux.

En sens contraire, à propos du texte de S. Matthieu (5, 11): « Bienheureux serez-vous quand on vous maudira », la Glose explique que « Moïse propose dix préceptes, pour les développer ensuite en détail. » Ainsi tous les préceptes de la loi détaillent en quelque sorte les préceptes du décalogue.

Réponse: Les préceptes du décalogue diffèrent des autres préceptes en ce que, lisons-nous, Dieu les a présentés lui-même au peuple, tandis qu'il a présenté les autres par l'interinédiaire de Moïse. Appartiennent donc au décalogue les préceptes dont l'homme reçoit lui-même de Dieu la connaissance. Or c'est le cas de ceux qu'après une brève réflexion on peut conclure des premiers principes généraux, et aussi de ceux que nous fait immédiatement connaître la foi infusée par Dieu. Il y a donc deux sortes de préceptes qui ne figurent pas au décalogue: d'une part les préceptes premiers et généraux, qui n'ont pas besoin d'être déclarés autrement que par leur insertion dans la raison naturelle au titre de connaissance immédiate, comme de ne faire tort à personne, et autres du même

Page 215: Ia.-IIae (2)

genre; et d'autre part ceux dont la convenance rationnelle se découvre aux sages après une étude attentive, car c'est à travers l'enseignement des sages que ces préceptes parviennent de Dieu au peuple.

Cependant l'on peut dire que ces deux catégories de préceptes sont contenues dans le décalogue, chacune à sa manière: les préceptes premiers et généraux s'y trouvent comme les principes dans leurs conclusions prochaines; les préceptes connus par l'intermédiaire des sages y sont contenus, inversement, comme les conclusions dans leurs principes.

Solutions: 1. Ces deux grands préceptes sont les préceptes premiers et généraux de la loi naturelle, que la raison humaine connaît iminédiatement, par la nature ou par la foi. Et ainsi tous les préceptes du décalogue se rapportent à ces deux-là comme les conclusions aux principes généraux.

2. Le précepte du sabbat est à certains égards un précepte moral, en ce qu'il prescrit à l'homme de vaquer un certain temps aux choses de Dieu: « Arrêtez et voyez que je suis Dieu. » (Ps 46, 11) C'est par là qu'il prend rang dans les préceptes du décalogue et non par le fait qu'il fixe un temps déterminé; à cet égard, en effet, c'est un précepte cérémoniel.

3. Dans les autres vertus l'idée de dette ne ressort pas avec la même évidence que dans la justice; aussi, pour le peuple, les préceptes qui concernent leurs actes ne s'imposent pas au même degré que ceux qui concernent les actes de la justice. Voilà pourquoi ce sont précisément ces derniers qui relèvent des préceptes du décalogue, premiers éléments de la loi.

ARTICLE 4: La division des préceptes du décalogue?

Objections: 1. Religion et foi sont deux vertus distinctes, réclamant deux préceptes puisque les préceptes portent sur les actes des vertus. Or la clause initiale du décalogue, où S. Augustin ne reconnaît qu'un précepte, touche d'abord la fou. « Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi » puis le culte, c'est-à-dire la religion: « Tu ne feras pas d'image taillée etc. » Il y a là en réalité deux préceptes.

2. Les préceptes affirmatifs comme: Honore ton père et ta mère, et les préceptes négatifs comme: Tu ne tueras point, sont distingués dans la loi. Or, toujours au début du décalogue, une affirmation: « je suis le Seigneur ton Dieu », est réunie à une disposition négative: « Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi ». Cela fait deux préceptes, alors que S. Augustin n'en compte qu'un.

3. « Je n'aurais pas connu la convoitise, écrit S. Paul aux Romains (7, 7), si la loi n'avait édicté: « Tu ne convoiteras pas. » Ce précepte se présente donc comme unique. Alors il ne fallait pas distinguer deux préceptes au sujet de la convoitise.

En sens contraire, s'impose l'autorité de S. Augustin qui compte trois préceptes regardant Dieu et sept préceptes regardant le prochain.

Réponse: Suivant les auteurs, les préceptes du décalogue se répartissent de manières différentes. Hésychius, à propos de ce passage du Lévitique (26, 26): « Dix femmes boulangeront dans un seul four », estime que le précepte du sabbat n'appartient pas au décalogue parce qu'il ne doit pas être observé, au sens littéral, en tout temps. Il n'en distingue pas moins quatre préceptes à l'égard de Dieu: 1. « je suis le Seigneur ton Dieu ». 2. « Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi » (cette division des deux premiers préceptes est admise également par S. Jérôme). 3. « Tu ne te feras pas d'image taillée ». 4. « Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu ». Après quoi il distingue six préceptes regardant le prochain: 1. « Honore ton père et ta mère ». 2. « Tu ne tueras point ». 3. « Tu ne commettras pas d'adultère ». 4. « Tu ne déroberas point ». 5. « Tu ne porteras pas de faux témoignages ». 6. « Tu ne convoiteras point ».

Page 216: Ia.-IIae (2)

Mais cette répartition offre un double inconvénient: le précepte relatif à l'observance du sabbat ne doit pas figurer dans le décalogue s'il lui est étranger. De plus, comme « nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6, 24), les clauses: « je suis le Seigneur ton Dieu », et: « Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi », expriment une seule et même idée et relèvent d'un unique précepte. Aussi Origène -, qui distingue lui aussi quatre préceptes à l'égard de Dieu, ne voit-il là qu'un seul précepte. Pour lui, les trois suivants seraient: « Tu ne feras pas d'image taillée. Tu ne prendras pas le nom de ton Dieu en vain » et: « Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat ». Quant aux six derniers préceptes, il les détaille comme Hésychius.

Toutefois les images taillées et les représentations sont interdites uniquement pour éviter qu'on les révère comme des dieux (car, dans le tabernacle, Dieu fit placer des images de Séraphins); S. Augustin était donc fondé à réunir sous un seul précepte les clauses: « Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi », et: « Tu ne feras pas d'image taillée ». D'autre part, il dédouble l'interdiction de la convoitise en deux préceptes relatifs à la convoitise du bien d'autrui et à celle de la femme d'autrui: en effet, cette dernière relève de la convoitise de la chair, dans l'ordre de la génération, tandis que la convoitise des autres biens qui sont désirés en vue de la possession relève de la convoitise des yeux. On obtient, en suivant S. Augustin, un classement plus juste, avec trois préceptes envers Dieu et sept relatifs au prochain.

Solutions: 1. Le culte n'étant qu'une sorte de protestation de foi, il n'y a pas lieu de donner séparément les préceptes en matière de religion et les préceptes en matière de foi. Cependant, les préceptes de religion doivent être donnés de préférence à ceux de la foi parce que le précepte de la foi, comme celui de la dilection, est présupposé aux préceptes du décalogue. De même en effet que les premiers préceptes généraux de la loi de nature sont évidents pour tout être raisonnable et ne demandent aucune promulgation, de même croire en Dieu est une vérité première et évidente pour qui a la foi: « Celui qui s'approche de Dieu doit croire que Dieu existe », dit l'épître aux Hébreux (11, 6). Il n'est pas besoin pour cela d'autre promulgation que le don divin de la foi.

2. Les préceptes affirmatifs se distinguent des négatifs quand l'un n'est pas inclus dans l'autre; par exemple, honorer ses parents n'inclut pas qu'on ne tuera personne, ni inversement. Mais si l'affirmatif est contenu dans le négatif ou réciproquement, il n'y a pas matière à préceptes distincts. Ainsi le précepte de ne pas voler implique celui de respecter le bien d'autrui ou d'en faire restitution. Pour la même raison, cela ne fait pas deux préceptes différents de croire en Dieu et de ne pas croire en d'autres dieux.

3. L'Apôtre peut parler au singulier d'un précepte relatif à la convoitise, parce qu'il y a une idée générale commune qui se retrouve en toute convoitise. Mais dans le détail il existe des types différents de convoitise, ce qui amène S. Augustin à distinguer plusieurs préceptes en cette matière; la diversité des actes et des objets, selon le Philosophe, fonde en effet des espèces différentes de convoitise.

ARTICLE 5: Le dénombrement des préceptes du décalogue est-il satisfaisant?

Objections: 1. « Transgresser la loi divine, désobéir aux ordres du ciel », c'est ainsi que S. Ambroise définit le péché. Or on distingue les péchés suivant qu'on les commet contre Dieu, contre le prochain ou contre soi-même. L'énumération des préceptes du décalogue n'est donc pas suffisante, puisque, s'il s'y trouve des préceptes relatifs à Dieu et au prochain, on n'en trouve aucun pour diriger l'homme envers soi-même.

2. Le culte divin appelait, tout autant que l'observance du sabbat, celle des autres fêtes, ainsi que l'offrande des sacrifices. Le décalogue mentionne l'observance du sabbat, mais aurait dû comporter quelques préceptes relatifs aux autres fêtes et aux sacrifices rituels.

Page 217: Ia.-IIae (2)

3. Contre Dieu, on pèche non seulement par le parjure, mais encore par le blasphème, voire par toute fausseté s'opposant à l'enseignement divin. A côté du précepte interdisant le parjure « Tu ne prendras pas le nom de ton Dieu en vain », le décalogue devait donc, par des préceptes spéciaux, interdire les péchés de blasphème et d'enseignement hétérodoxe.

4. L'homme chérit naturellement ses parents, mais aussi ses enfants; d'ailleurs la charité embrasse le prochain dans son ensemble. Puisque les préceptes du décalogue sont ordonnés à la charité, selon le mot de S. Paul: « La charité est la fin du précepte » (1 Tm 1, 5), outre celui qui concerne les parents, il en fallait aussi touchant les enfants et les autres catégories de prochain.

5. En toute espèce de péché, on peut pécher par pensée et par action. Or voici des espèces de péchés, le vol et l'adultère, qui font l'objet d'une double interdiction, l'une portant sur le péché d'action: « Tu ne commettras pas d'adultère, Tu ne déroberas pas », l'autre portant sur le péché de pensée: « Tu ne convoiteras pas le bien d'autrui, Tu ne désireras pas sa femme. » Il fallait en faire autant pour le péché d'homicide et de faux témoignage.

6. Le péché peut naître d'un désordre de l'irascible aussi bien que d'un désordre du concupiscible. Puisqu'il y a des préceptes pour mettre en garde contre une convoitise désordonnée, il devait aussi y en avoir pour empêcher le désordre de l'irascible. Bref, on a le sentiment que ce nombre de dix pour les préceptes du décalogue n'est pas satisfaisant.

En sens contraire, il est écrit au Deutéronome (4, 13): « Dieu vous a fait connaître son alliance qu'il vous a commandé d'observer, et les dix paroles qu'il a écrites sur deux tables de pierre. »

Réponse: On l'a dit plus haut, de même que les préceptes de la loi humaine disposent l'homme en vue d'une société humaine, de même les préceptes de la loi divine disposent l'homme en vue d'une sorte de société ou de cité des hommes soumise à Dieu. Or deux conditions sont requises si l'on veut vivre des jours heureux dans une société: d'abord se comporter comme il faut envers celui qui exerce l'autorité, ensuite être en règle avec les autres membres et compagnons engagés dans cette société. Il faut donc que la loi divine édicté d'abord certains préceptes qui règlent les rapports de l'homme avec Dieu, puis d'autres préceptes qui règlent les rapports de chacun avec ceux qui, comme lui et près de lui, vivent sous l'autorité de Dieu.

Au chef de la société, l'homme doit fidélité, respect et service. La fidélité au maître empêche essentiellement que l'hommage de souveraineté soit accordé à aucun autre; telle est la signification du premier précepte: « Tu n'auras pas d'autres dieux. » - Le respect du maître veut qu'on s'abstienne à son égard de toute attitude offensante et c'est l'objet du second précepte: « Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu. » - Le maître a droit au service, en contrepartie des bienfaits qu'il dispense à ses sujets, et le troisième précepte y pourvoit, par la sanctification du sabbat en mémoire de la création.

Les justes rapports avec le prochain supposent deux conditions. A un titre spécial, il faut s'acquitter de ce que l'on doit envers ceux dont on a reçu: ici se place le précepte touchant le respect des parents. - A un titre général, envers tous sans exception, ne léser personne, ni de fait, ni en parole, ni en pensée. Par voie de fait, on nuit au prochain dans sa personne même, par atteinte à l'intégrité de son être, d'où suit la clause prohibitive: « Tu ne tueras point », - ou dans la personne qui lui est conjointe aux fins de la procréation, et cela est interdit par le précepte: « Tu ne commettras pas d'adultère »; - ou dans les biens qu'il possède et qui servent les deux buts susdits, ce qui est écarté par le précepte: « Tu ne déroberas pas ». Enfin la prohibition du faux témoignage réprime le péché de parole, et celle de la convoitise le péché de pensée.

On pourrait aussi appliquer cette division aux trois préceptes qui regardent Dieu. Le premier concerne l'action: « Tu ne feras pas d'image taillée »; le second la parole: « Tu ne prendras pas en vain le nom

Page 218: Ia.-IIae (2)

de ton Dieu », le troisième regarde les pensées, car la sanctification du sabbat, entendue comme un précepte moral, veut que la pensée se repose en Dieu. - S. Augustin dit encore autrement que, par le premier précepte, nous révérons l'unité du principe premier, par le second la vérité divine, et par le troisième la bonté de Dieu qui nous sanctifie et en qui nous trouvons le repos comme en notre fin.

Solutions: 1. La première difficulté comporte une double réponse. 1° Les préceptes du décalogue sont relatifs aux préceptes de la charité; or, s'il était nécessaire de prescrire à l'homme d'aimer Dieu et le prochain, la loi naturelle ayant été en cela obnubilée par le péché, cela n'était pas nécessaire en ce qui regarde l'amour de soi-même, parce que sur ce point la loi naturelle gardait sa force; - ou encore parce que l'amour de soi est inclus dans l'amour de Dieu et du prochain, vu que s'aimer vraiment, c'est se rapporter à Dieu. C'est encore une raison pour que le décalogue ne contienne de préceptes que relativement au prochain et à Dieu. - 2° Les préceptes du décalogue sont ceux que le peuple a reçus de Dieu sans intermédiaire; le Deutéronome (10, 4) le dit expressément: « Dieu a écrit sur les tables ce qu'il avait déjà écrit, les dix paroles que le Seigneur vous a adressées. » C'est donc une nécessité pour les préceptes du décalogue de pouvoir être compris immédiatement de tous les esprits. Or l'idée de précepte évoque essentiellement celle d'une dette; et que l'on soit tenu d'une dette envers Dieu ou envers le prochain, c'est ce que l'on comprend aisément, surtout si l'on a la foi; mais que l'homme soit tenu d'une dette rigoureuse envers soi-même et non envers autrui, cela ne saute pas aux yeux, car de prime abord chacun se sent libre dans les affaires qui ne concernent que soi. Aussi les préceptes qui interdisent à l'homme de se manquer à soi-même sont-ils communiqués au peuple par l'intermédiaire des sages qui l'instruisent, et ils ne relèvent pas du décalogue.

2. Toute les fêtes de la loi ancienne ont été instituées pour commémorer un bienfait de Dieu reçu dans le passé, ou pour préfigurer un bienfait à venir. Et c'est aux mêmes intentions que répondaient toutes les offrandes de sacrifices. Or, parmi tous les bienfaits divins dignes d'être commémorés le premier et le principal était celui de la création; c'est lui qui est rappelé dans la célébration du sabbat, puisque le fondement de ce précepte, selon l'Exode (20, 11), c'est que « Dieu fit le ciel et la terre en six jours ». Quant aux bienfaits à venir qui devaient être préfigurés, celui qui dépasse et achève tous les autres était le repos de l'âme en Dieu, ici-bas par la grâce, au jour futur par la gloire; cela aussi était représenté par la célébration du sabbat au sens où l'entendait Isaïe (58, 13): « Si tu évites de fouler aux pieds le sabbat, de suivre ton penchant en mon samt jour; si tu l'appelles sabbat de délices, et vénérable le jour saint du Seigneur. » A ces bienfaits-là tous les coeurs, surtout s'ils ont la foi, accordent le premier rang et une importance suprême; tandis que les bienfaits célébrés au cours des autres solennités n'avaient qu'un caractère partiel et provisoire: ainsi le rite pascal rappelait un bienfait passé, la délivrance d'Égypte, et annonçait la passion du Christ, cet événement qui s'est accompli à un moment du temps et qui nous fit entrer dans le repos d'un sabbat spirituel. On comprend donc que le sabbat, à l'exclusion de toute autre solennité et des sacrifices, soit seul mentionné parmi les préceptes du décalogue.

3. « Les hommes, dit l'épître aux Hébreux (6, 16), jurent par plus grand qu'eux, et toute contestation se termine par la garantie du serment. » On voit que tout le monde peut être amené à faire un serment, et donc qu'un précepte spécial du décalogue devait, en cette matière, exclure tout désordre. Mais le péché de fausseté dans la doctrine n'étant le fait que de quelques-uns, le décalogue n'avait pas à en faire état. Du reste, ce péché se trouve interdit, en un certain sens, par le précepte: « Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu », qu'une glose éclaire par cet exemple: Ne pas dire que le Christ serait une créature.

4. Ne léser personne est une requête immédiate de la raison naturelle, et les préceptes qui interdisent de nuire s'adressent à tout le monde. Mais intervenir positivement en faveur d'autrui, cela n'est pas dicté aussitôt par la raison naturelle, sauf s'il s'agit d'une dette. Or le devoir du fils à l'égard du père est si manifeste qu'il échappe à toute discussion, le père étant principe dans l'ordre de la génération et de l'existence, de l'éducation et de l'instruction. C'est pourquoi, en dehors des parents, nul précepte du décalogue ne prescrit de servir ou d'honorer qui que ce soit. Les parents, en revanche, au titre des

Page 219: Ia.-IIae (2)

bienfaits reçus, seraient plutôt les créanciers que les débiteurs de leurs enfants. - De plus, l'enfant est quelque chose de son père, remarque Aristote et « les pères aiment leurs enfants comme une part d'eux-mêmes ». Les raisons qui font que le décalogue n'impose à l'homme aucun précepte envers soi-même valent aussi touchant l'amour de ses enfants.

5. La délectation de l'adultère, l'avantage des richesses sont intrinsèquement désirables, à raison de leur caractère délectable ou utile; il fallait donc, ici, exclure non seulement l'acte, mais le désir. Au contraire, le prochain et la vérité étant naturellement objet d'amour, il y a quelque chose de si répugnant en soi dans le meurtre et le mensonge, qu'il faut, pour les désirer, quelque autre motif; par conséquent il suffisait à leur sujet de prohiber l'acte, sans mentionner le désir.

6. On sait que toutes les passions de l'irascible dérivent des passions du concupiscible. Dans ces premiers éléments de la loi que sont les préceptes du décalogue on n'avait donc pas à faire état des premières, mais seulement des secondes.

ARTICLE 6: L'ordre des dix préceptes dans le décalogue est-il satisfaisant?

Objections: 1. L'amour du prochain précède l'amour de Dieu, le prochain nous étant plus connu que Dieu: « Comment, demande S. Jean dans sa première épître (4, 20), peut-on aimer Dieu qu'on ne voit pas, si l'on n'aime pas son frère que l'on voit? » Or les préceptes relatifs à l'amour de Dieu occupent les trois premières places dans le décalogue, et les préceptes relatifs à l'amour du prochain les sept autres. L'ordre des préceptes dans le décalogue n'est donc pas satisfaisant.

2. Les préceptes affirmatifs commandent l'exercice des vertus, et les préceptes négatifs interdisent les actes vicieux. S'il est vrai, comme le pense Boèce, qu'il faille extirper les vices avant d'implanter les vertus, il fallait, dans la liste des préceptes relatifs au prochain, faire passer les préceptes négatifs avant les préceptes affirmatifs.

3. Dans l'activité humaine dont s'occupent les préceptes de la loi, il y a priorité de la pensée sur la parole et sur l'action extérieure. C'est donc à tort que les préceptes interdisant la convoitise, préceptes qui visent des péchés de pensée, obtiennent la dernière place.

En sens contraire, « ce qui vient de Dieu est ordonné », dit S. Paul (Rm 13, 1). Les préceptes du décalogue ont été donnés immédiatement par Dieu, comme on l'a vu. Ils sont donc dans l'ordre qui convient.

Réponse: Nous savons déju que les préceptes du décalogue formulent des données immédiatement accessibles à l'esprit humain. Or il paraît bien qu'une donnée est d'autant plus accessible à la raison que son contraire y est opposé davantage et plus gravement . Et comme c'est dans la fin que l'ordre de la raison trouve son principe, ce qui par-dessus tout s'oppose à la raison, c'est le dérèglement au regard de la fin. Or la fin de la vie et de la société humaine est Dieu. Le décalogue devait donc, dans ses premiers préceptes, organiser les rapports de l'homme avec Dieu, puisque ce les contrarie est le plus grave de tous les maux. Il en va de même dans une armée où le chef, à l'instar d'une fin, joue un rôle ordonnateur: avant tout, le soldat doit être soumis au chef, si bien que la faute suprême serait l'insubordination; ensuite le soldat doit entretenir avec les autres les rapports qui conviennent.

Parmi les préceptes qui règlent nos rapports avec Dieu, nous trouvons en premier lieu que l'homme lui soit fidèlement soumis, sans aucune collusion avec ses ennemis. Ensuite, que l'homme lui témoigne de la révérence, et enfin qu'il s'applique à le servir. Dans une armée aussi il est plus grave pour un soldat de pécher par traîtrise en pactisant avec l'ennemi que de manquer de respect envers le chef, et ceci est plus grave qu'une certaine insuffisance dans le service du chef.

Page 220: Ia.-IIae (2)

Passons aux préceptes qui règlent les rapports avec le prochain. Sans conteste, il est plus contraire à la raison et c'est un péché plus grave de manquer à ce que l'on doit à l'égard des personnes envers qui l'on est le plus obligé. Et ainsi vient en tête de ces préceptes celui qui regarde les parents. Mais les autres se classent aussi selon la gravité des péchés. Il est plus grave, plus contraire à la raison, de pécher par action que par parole, et de pécher par parole que par pensée. Et parmi les péchés en action, l'homicide qui supprime une vie humaine déjà existante est plus grave que l'adultère qui rend incertaine une filiation; et l'adultère est plus grave que le vol, qui ne s'en prend qu'à des biens extérieurs.

Solutions: 1. Suivant les lois de la connaissance sensible, le prochain nous est connu plus que Dieu; néanmoins, nous verrons au traité de la charité que l'amour de Dieu est la raison de l'amour du prochain . L'ordre des préceptes s'en trouve justifié.

2. Comme Dieu est principe d'être pour tout l'univers, le père est aussi un principe d'être pour le fils; on conçoit donc bien que le précepte relatif aux parents fasse suite aux préceptes qui regardent Dieu. Quant à l'argument allégué, il ne vaut que si les préceptes affirmatifs et les préceptes négatifs se rapportent à une seule et même catégorie d'actes. Et même en ce cas il ne vaut pas absolument, car si dans l'ordre de réalisation il est vrai que l'on doive extirper les vices avant d'implanter les vertus, comme le suggère le Psaume (34, 15): « Détourne-toi du mal et fais le bien », et Isaïe (1, 16 s): « Cessez de mal faire et apprenez à faire le bien », il reste que dans l'ordre de la connaissance la vertu précède le péché, parce que, selon l'observation d'Aristote, « ce qui est droit fait connaître ce qui est tordu ». Et au dire de S. Paul aux Romains (3, 20), « c'est la loi qui donne la connaissance du péché ». Ce serait donc un argument pour donner la priorité aux préceptes affirmatifs. Pourtant telle n'est pas la raison, mais bien celle qu'on a donnée ci-dessus, qui explique l'ordre des préceptes. Parmi les préceptes de la première table, qui regardent Dieu, c'est le précepte affirmatif qui vient en dernier lieu, parce que sa transgression entraîne une moindre culpabilité.

3. Bien que le péché en pensée soit le premier dans l'exécution, son interdiction ne vient qu'ensuite à notre esprit.

ARTICLE 7: La présentation des préceptes du décalogue?

Objections: 1. Elle ne semble pas heureuse. Les préceptes affirmatifs prescrivent les actes vertueux, et les préceptes négatifs interdisent les actes vicieux; mais cette opposition du vice à la vertu se vérifie en tout domaine, et donc c'est en tout domaine réglé par les préceptes du décalogue qu'il y avait lieu de poser un précepte négatif. Quelques échantillons de chaque espèce ne suffisent pas.

2. Pour S. Isidore « toute loi se fonde sur une raison ». Cette raison devait être exprimée non seulement à propos du premier et du troisième préceptes, mais à propos de tous les préceptes du décalogue puisque tous appartiennent à la loi divine.

3. En observant les préceptes, on mérite de Dieu une récompense, et les récompenses sont l'objet de promesses divines. Une promesse devait donc accompagner chacun des préceptes, et non pas seulement le premier et le quatrième.

4. La loi ancienne s'appelle loi de crainte parce qu'elle faisait observer les préceptes sous la menace de châtiments. Comme tous les préceptes du décalogue appartiennent à la loi ancienne, tous devraient être assortis d'une telle menace, et pas seulement le premier et le deuxième.

5. Tous les préceptes de Dieu doivent être gravés dans la mémoire: « Inscris-les, lit-on dans les Proverbes (3, 3), sur les tablettes de ton coeur. » Il est donc anormal qu'on ne fasse appel à la mémoire

Page 221: Ia.-IIae (2)

que pour le troisième précepte. Tout cela donne à penser que les préceptes du décalogue sont mal présentés.

En sens contraire, le livre de la Sagesse (11, 21) assure que « Dieu a tout fait avec nombre, poids et mesure ». Quand il formulait les préceptes de sa loi il a dû tout spécialement procéder d'une manière appropriée.

Réponse: Une sagesse sans défaut habite les préceptes de la loi divine, ce qui fait dire au Deutéronome (4, 6): « C'est là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des nations. » Comme le propre du sage est de tout disposer comme il faut et avec ordre, la présentation des préceptes de la loi est évidemment satisfaisante.

Solutions: 1. Toute affirmation entraîne la négation de son contraire, mais la négation d'un terme n’entraîne pas toujours l'affirmation du terme opposé. Ainsi, qu'une chose soit blanche, il s'ensuit qu'elle n'est pas noire; mais de ce qu'elle ne soit pas noire, il ne s'ensuit pas qu'elle est blanche, car la négation a plus d'extension que l'affirmation. Ainsi, ne faire tort à personne est un précepte négatif qui, suivant la dictée première de la raison, s'étend à plus de personnes que l'obligation de rendre un service ou d'intervenir effectivement en faveur de quelqu'un. Mais la première dictée de la raison prescrit à l'homme qu'il doit service ou bienfait à ceux dont il a reçu, jusqu'à ce qu'il se trouve quitte. Or il y a deux êtres, Dieu et le père, dont les bienfaits sont tels que nul n'est jamais quitte à leur endroit, comme l'a noté Aristote. Il suffisait donc de deux préceptes affirmatifs, l'un d'honorer les parents, l'autre de célébrer le sabbat en mémoire des bienfaits de Dieu.

2. Les préceptes qui sont purement moraux n'ont pas besoin qu'on en exprime le motif, celui-ci étant évident. Mais parfois au précepte s'ajoute un élément cérémonial, ou encore une détermination du précepte moral universel. C'est le cas du premier précepte: « Tu ne feras pas d'image taülée », et du troisième où le jour du sabbat est déterminé. Dans l'un et l'autre cas il y avait donc lieu de marquer le motif du précepte.

3. Les hommes n'agissent le plus souvent que dans leur intérêt. C'est pourquoi il fallait assortir d'une promesse de récompense les préceptes qui pouvaient paraître sans profit ou même onéreux. Or les parents sont sur le déclin, on n'attend plus rien d'eux; aussi une promesse est-elle attachée au précepte de les honorer. Il en va de même pour l'interdiction de l'idolâtrie, précepte qui semblait empêcher les avantages apparents que l'on escompte d'un pacte avec les démons.

4. Les peines sont nécessaires surtout pour retenir ceux qui sont enclins au mal, explique Aristote. Les préceptes de la loi ne se présentent donc que dans les domaines où l'on constate une pente vers le mal. Ainsi la pratique générale des nations païennes invitait à l'idolâtrie, et l'on était exposé au parjure par la fréquence même des serments: les deux préceptes correspondants furent donc accompagnés d'une menace.

5. Le précepte du sabbat étant commémoratif d'un bienfait passé, il lui appartenait de faire appel à la mémoire. - On pourrait dire aussi qu'à ce précepte est annexée une détermination qui ne relève pas de la loi naturelle et qu'à ce titre il méritait spécialement d'être gravé dans la mémoire.

ARTICLE 8: Les préceptes du décalogue souffrent-ils dispense?

Objections: 1. Les préceptes du décalogue sont du droit de nature; mais ce droit, constate Aristote, est, comme la nature même de l'homme, sujet à des changements et à des défaillances. Or quand une loi est en défaut touchant certains cas particuliers, on sait qu'il y a lieu d'en dispenser.

Page 222: Ia.-IIae (2)

2. Ce que l'homme peut à l'égard de la loi humaine, Dieu le peut à l'égard de la loi divine. Puisque l'homme peut dispenser des préceptes d'une loi établie par l'homme, Dieu qui a établi les préceptes du décalogue peut en dispenser; et puisque les supérieurs tiennent sur terre la place de Dieu, selon ce mot de S. Paul (2 Co 2, 10): « Si j'ai accordé quelque chose, je l'ai fait pour vous au nom du Christ », il s'ensuit que les supérieurs peuvent aussi dispenser des préceptes du décalogue.

3. L'interdiction de l'homicide est un précepte du décalogue dont les hommes dispensent manifestement: selon les dispositions de la loi humaine il est légitime de mettre à mort certains hommes, malfaiteurs ou ennemis. C'est la preuve que l'on peut dispenser des préceptes du décalogue.

4. La célébration du sabbat, autre précepte du décalogue, a fait l'objet de dispense. Le fait est relaté dans le livre premier des Maccabées (2, 4 1): « Ils prirent en ce jour-là cette décision: Tout homme qui viendra guerroyer contre nous le jour du sabbat, nous combattrons contre lui. » Donc les préceptes du décalogue sont susceptibles de dispense.

En sens contraire, Isaïe (24, 5) réprimande ceux qui « ont violé les lois, rompu l'alliance éternelle », ce qui s'entend avant tout des préceptes du décalogue. Il n'est donc pas permis d'y porter atteinte par la dispense.

Réponse: On l'a dit, il faut dispenser d'un précepte lorsqu'il se présente un cas particulier où l'application littérale de la loi irait contre l'intention du législateur. Or l'intention de tout législateur vise en premier lieu et principalement le bien commun, secondairement un ordre de justice et de vertu qui garantit ce bien commun et qui permet d'y atteindre. Si donc il existe des préceptes impliquant précisément la sauvegarde du bien commun ou l'ordre de justice et de vertu, ces préceptes contiennent l'intention du législateur et excluent toute dispense. Supposons par exemple dans une cité le précepte interdisant de renverser l'État, ou de livrer la ville aux ennemis, ou de faire quoi que ce soit d'injuste et de mauvais: ces dispositions ne souffriraient aucune dispense. Mais s'il était porté d'autres préceptes, ordonnés aux premiers et déterminant telles conduites particulières, ici la dispense serait possible, pourvu que dans les cas considérés elle ne porte aucun préjudice aux préceptes précédents qui contiennent l'intention du législateur. Si par exemple, dans une ville assiégée, on décidait pour la sécurité publique de confier la défense à des vignes recrutés dans chaque quartier, certaines dispenses individuelles seraient admissibles en vue d'un avantage plus grand.

Or les préceptes du décalogue expriment justement l'intention de Dieu, le législateur. Ceux de la première table, relatifs à Dieu, énoncent pour lui-même l'attachement au bien commun et final qui est Dieu; ceux de la seconde table énoncent l'ordre juste qui doit régner entre les hommes, nul tort n'étant fait à personne et chacun recevant son dû. C'est en ce sens qu'il faut entendre les préceptes du décalogue, et c'est pourquoi ils

ne souffrent aucune sorte de dispense.

Solutions: 1. A cet endroit, Aristote ne parle pas de ce droit de nature qui exprime précisément l'ordre de justice; il n'y a en effet jamais d'exception au devoir d'observer la justice. Il fait allusion à telles manières déterminées d'observer la justice qui peuvent parfois être mises en échec.

2. S. Paul dit aussi (2 Tm 2, 13): « Dieu demeure fidèle et ne peut se renier. » Il se renierait si l'ordre même de la justice était aboli par lui, puisqu'il est, lui, la justice même. Dieu ne peut donc dispenser l'homme ni d'être en règle avec lui ni de se soumettre à l'ordre de sa justice même dans les matières qui concernent le commerce des hommes entre eux.

3. Le décalogue interdit l'homicide en tant qu'acte indu; en ce sens le précepte inclut l'idée même de justice. Or la loi humaine ne peut permettre qu'un homme soit tué injustement. Mais il n'est pas injuste de tuer les malfaiteurs ou les ennemis de l’État, et cela ne va pas contre le précepte du décalogue.

Page 223: Ia.-IIae (2)

L'acte de tuer, dans ces conditions, diffère de l'homicide prohibé par le décalogue au jugement de S. Augustin. De même, dépouiller quelqu'un de ce qui était à lui, si c'est à bon droit qu'on le lui ôte, ce n'est pas vol ou rapine prohibés par le précepte du décalogue. - Par conséquent, lorsque les enfants d'Israël, sur l'ordre de Dieu, emportèrent les dépouilles des Égyptiens, ce ne fut pas un vol; elles leur étaient dues par sentence divine. - Et lorsque Abraham accepta de tuer son fils, il ne consentit pas à un homicide: Dieu, qui est maître de la vie et de la mort l'ayant ordonnée, cette mort était de droit. C'est Dieu en effet qui inflige à tous, justes et injustes, cette peine de mort, à cause du péché du premier père; et l'homme divinement mandaté pour exécuter cette sentence ne sera pas un homicide, pas plus que Dieu. - De même, les relations d'Osée avec une prostituée ou avec une famine adultère ne constituaient ni une fornication ni un adultère, parce que cette femme était sienne par l'ordre de Dieu qui a fondé l'institution du mariage.

Ainsi les préceptes du décalogue, quant à la raison de justice qu'ils impliquent, sont invariables. Mais dans l'application aux cas d'espèce, telle détermination, par exemple que tel ou tel acte soit ou non un homicide, un vol ou un adultère, cela n'est pas immuable. Tantôt le changement procède exclusivement de l'autorité de Dieu, pour ce qui tient à la seule institution divine, comme le mariage; tantôt intervient l'autorité humaine, dans les matières confiées à la juridiction des hommes. A cet égard, les hommes agissent au nom de Dieu, mais non dans tous les cas.

4. Cette décision fut moins une dispense qu'une interprétation du précepte. Le Christ a montré (Mt 12, 3) qu'on n'est pas coupable de violer le sabbat quand on exerce une activité indispensable à la vie humaine.

ARTICLE 9: La modalité vertueuse de l'acte tombe-t-elle sous le précepte?

Objections: 1. La modalité vertueuse de l'acte consiste à faire selon la justice les actes de justice, à faire avec force les actes de force, et ainsi de suite pour toutes les vertus. Or le Deutéronome (16, 20) prescrit: « Exerce le droit en rigueur de justice. » Donc la modalité vertueuse tombe sous le précepte.

2. Ce qui tombe d'abord sous le précepte, c'est ce qu'a en vue le législateur. Mais, Aristote assure que l'intention principale du législateur est de rendre les hommes vertueux. Si le propre du vertueux est d'agir vertueusement, cette circonstance n'est pas étrangère au précepte.

3. Si l'on admet que la modalité vertueuse de l'acte consiste précisément en ce qu'il est accompli volontiers et avec plaisir, cela tombe sous le précepte de la loi divine: « Servez le Seigneur dans la joie » (Ps 100, 2); et S. Paul (2 Co 9, 7): « Non pas à contrecoeur et par contrainte, car Dieu aime qui donne avec joie. » Ce dernier texte est ainsi commenté par la Glose: « Le bien que tu fais, fais-le dans la joie et tu le feras bien; si tu le fais de mauvais gré, il se fait à tes dépens mais tu ne le fais pas. » Preuve que la modalité vertueuse tombe sous le précepte de la loi.

En sens contraire, pour agir à la manière du vertueux il faut être soi-même vertueusement qualifié, explique Aristote. Et comme d'autre part quiconque enfreint un précepte légal mérite d'être puni, on en viendrait à conclure que celui qui n'est pas vertueux, quoi qu'il fasse, mérite d'être puni. Or telle n'est pas l'intention de la loi; elle entend conduire les hommes à la vertu en les accoutumant à faire des actes bons. Le mode de la vertu ne tombe donc pas sous le précepte.

Réponse: Le précepte légal ayant, comme nous le savons4 une force contraignante, ce qui tombe directement sous le précepte tombe sous la contrainte légale, et comme la contrainte légale a pour moyen la menace de la peine, au jugement d'Aristote, ce qui tombe proprement sous le précepte c'est ce qui est légalement sanctionné par une peine. Mais dans l'organisation des peines la loi divine et la loi humaine procèdent différemment. En effet, toute peine légale procédant d'un jugement, le

Page 224: Ia.-IIae (2)

législateur ne peut en édicter que dans les matières qui sont de son ressort. Or le législateur humain n'a compétence que pour juger des actes extérieurs, car les hommes « ne voient que ce qui paraît » (1 S 16, 7). Dieu seul, auteur de la loi divine, peut juger les mouvements intimes de la volonté, lui qui « sonde les reins et les coeurs » (Ps 7, 10).

Cela posé, on peut dire que la modalité vertueuse, en un premier sens, est visée tant par la loi divine que par la loi humaine; en un autre sens, qu'elle est visée par la seule loi divine, et en un troisième sens, qu'elle échappe à la loi divine comme à la loi humaine. Car il y a trois éléments à considérer selon Aristote dans la modalité vertueuse. Le premier est un élément de connaissance dans l’action, et celui-là est pris en considération tant par la loi divine que par la loi humaine, car agir sans savoir ce que l'on fait, ce n'est pas proprement agir. Ainsi, compte tenu de ce qui tient à la seule institution divine, comme le mariage; tantôt intervient l'autorité humaine, dans les matières confiées à la juridiction des hommes. A cet égard, les hommes agissent au nom de Dieu, mais non dans tous les cas.

4. Cette décision fut moins une dispense qu'une interprétation du précepte. Le Christ a montré (Mt 12, 3) qu'on n'est pas coupable de violer le sabbat quand on exerce une activité indispensable à la vie humaine.

ARTICLE 10: La modalité que donne la charité tombe-t-elle sous le précepte de la loi divine?

Objections: 1. On lit en S. Matthieu (19, 17) « Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements. » Il suffit donc d'observer les commandements pour être introduit dans la vie. Or les bonnes oeuvres n'y suffisent que si elles sont faites par charité, comme l'Apôtre l'écrit (1 Co 13, 3): « Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » Il s'ensuit que la pratique des commandements inclut le mode de la charité.

2. Ce mode, en somme, consiste à faire tout en vue de Dieu; mais cela tombe sous un précepte: « Faites tout, dit l'Apôtre dans la même épître (10, 31), pour la gloire de Dieu. »

3. Sinon, on pourrait accomplir les préceptes de la loi sans avoir la charité, donc sans avoir la grâce, celle-ci étant toujours liée à la charité. Or c'est là une erreur pélagienne, dénoncée par S. Augustin. Donc le mode de la charité est de précepte.

En sens contraire, si le mode de la charité tombait sous le précepte, tout acte ne procédant pas de la charité constituerait un manquement au précepte, c'est-à-dire un péché mortel. Ainsi quiconque serait privé de la charité et par conséquent incapable d'agir sous ce mode, ne pourrait que pécher mortellement, quoi qu'il fasse, même dans l'ordre du bien. Ce qui est contradictoire.

Réponse: Deux opinions opposées ont été soutenues à ce sujet. Pour les uns, le mode de la charité est purement et simplement de précepte. Il ne s'ensuit pas que celui qui n'a pas la charité soit incapable d'observer ce précepte, puisqu'il lui est loisible de se disposer de façon que la charité lui soit infusée par Dieu; ni qu'il pèche mortellement quoi qu'il fasse dans l'ordre du bien, puisque le précepte qui enjoint d'agir par charité est affirmatif, donc n'exige pas un accomplissement ininterrompu, mais oblige aussi longtemps qu'on a la charité. - Pour les autres, d'aucune façon, le mode de la charité ne tombe sous le précepte.

Il y a du vrai dans l'une et l'autre opinion. L'acte de la charité peut en effet être considéré de deux manières. D'abord, comme un acte déterminé, pris à part; ainsi entendu, il tombe sous le précepte légal qui en est expressément donné: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » (Dt 6, 5), et: « Tu aimeras ton prochain » (Lv 19, 18). En ce sens la première opinion est dans le vrai, car il n'est pas impossible

Page 225: Ia.-IIae (2)

d'observer ce précepte qui impose l'acte de charité; l'homme peut se disposer à recevoir la charité, et il peut l'exercer quand il l'a reçue.

D'autre part, on peut considérer l'acte de charité en tant qu'il imprime un mode aux actes des autres vertus du fait que ceux-ci sont ordonnés à la charité, « fin du précepte ». On a vu déjà que l'intention de la fin affecte d'une modalité typique l'acte ordonné à cette fin. Et en ce sens la seconde opinion dit bien que le mode de charité ne tombe pas sous le précepte, entendez tel précepte particulier; celui-ci par exemple: « Honore ton père », n'oblige pas à honorer le père par charité, mais strictement à l'honorer. Ainsi celui qui honore son père, tout en étant dépourvu de charité, n'enfreint pas ce précepte-là, quand même il enfreindrait le précepte concernant l'acte de charité et mériterait d'être puni pour cette transgression.

Solutions: 1. Le Seigneur n'a pas dit: « Si tu veux entrer dans la vie, observe un commandement », mais « tous les commandements », y compris celui de l'amour de Dieu et du prochain.

2. La teneur du précepte de la charité est d'aimer Dieu de tout son coeur, ce qui implique qu'on rapporte tout à Dieu; autrement il n'y a pas moyen d'observer le précepte de la charité. Ainsi, lorsqu'on honore ses parents, on est tenu de le faire par charité, mais cela ne relève pas du précepte: « Honore tes parents », cela découle du précepte: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. » Et comme ce sont là deux préceptes affirmatifs qui n'obligent pas de manière ininterrompue, il n'est pas nécessaire qu'ils obligent simultanément. Ainsi peut-il arriver qu'on accomplisse le précepte de la piété filiale sans enfreindre en même temps par omission le précepte relatif au mode de la charité.

3. Il est impossible à l'homme d'observer tous les préceptes de la loi sans accomplir le précepte de la charité. Comme cela ne va pas sans la grâce, il est impossible de soutenir avec Pélage que l'homme pourrait sans la grâce accomplir la loi.

ARTICLE 11: Peut-on distinguer dans la loi, d'autres préceptes moraux?

Objections: 1. En S. Matthieu (22, 40), le Seigneur enseigne que « des deux préceptes de l'amour dépendent toute la loi et les prophètes ». Ces deux préceptes étant développés dans les dix préceptes du décalogue, il n'est pas besoin d'autres préceptes moraux.

2. Aux préceptes moraux s'opposent, avons-nous dit, les préceptes judiciaires et les préceptes cérémoniels, où des déterminations sont apportées aux préceptes généraux de la moralité. Quant à ces préceptes généraux de la moralité, ils appartiennent au décalogue ou même lui sont présupposés. Il n'y a donc pas lieu de formuler d'autres préceptes moraux en plus du décalogue.

3. Ces préceptes moraux, on l'a dit, concernent les actes de toutes les vertus. Ainsi donc, de même qu'il y a dans la loi, en plus du décalogue, des préceptes moraux relatifs à la religion, à la libéralité, à la miséricorde, à la chasteté, il devrait y en avoir touchant les autres vertus, comme la force, la sobriété. Or on ne trouve rien de tel. C'est donc que l'articulation des autres préceptes moraux de la loi, en dehors du décalogue, n'est pas correcte.

En sens contraire, « la loi du Seigneur est sans tache, elle convertit les âmes » (Ps 19, 8). Or les autres prescriptions morales qui s'ajoutent au décalogue, elles aussi, aident l'âme à éviter la tache du péché et à se convertir à Dieu. Il revenait donc à la loi de formuler aussi ces autres préceptes moraux.

Réponse: Nous l'avons dit, en matière judiciaire et cérémonielle, un précepte ne vaut que parce qu'il a été institué, c'est-à-dire qu'auparavant on pouvait indifféremment faire ceci ou cela. Mais en matière morale, les préceptes empruntent leur force au verdict de la raison naturelle, même s'ils ne sont jamais

Page 226: Ia.-IIae (2)

imposés par une loi. Or on distingue trois degrés parmi ces préceptes. Il en est qui sont absolument universels et d'une évidence telle qu'ils ne requièrent aucune promulgation, par exemple les commandements relatifs à l'amour de Dieu et du prochain ou d'autres analogues, avons-nous ditp, qui jouent le rôle de fins par rapport aux préceptes, en sorte qu'à leur endroit nul ne risque de se tromper s'il juge selon sa raison. Il en est de plus déterminés, tels que le premier venu, fût-il sans instruction, en reconnaît aisément le bien-fondé, mais qui ont besoin d'être promulgués parce que, exceptionnellement, il arrive à certains esprits de n'en pas juger correctement: tels sont les préceptes du décalogue. Il en est enfin dont le bien-fondé n'apparaît pas ainsi à tous les yeux mais seulement aux yeux du sage: et ce sont les préceptes moraux ajoutés au décalogue et que Dieu a communiqués au peuple par le ministère de Moïse et d'Aaron.

Mais, comme on part de ce qui est clairement connu pour connaître le reste, ces autres préceptes moraux ajoutés au décalogue se ramènent à ses préceptes dont ils sont en quelque sorte le complément. Considérons en effet le premier précepte du décalogue; il interdit le culte des dieux étrangers; en renfort voici d'autres préceptes prohibant ce qui se rattache au culte idolâtrique: « Que nul chez toi ne fasse passer son fils ou sa fille par le feu, ne pratique les maléfices ou les incantations, ne consulte les devins ou les sorciers ou n'interroge les morts » (Dt 18, 10 s.). - Le second précepte, prohibant le parjure, se complète par l'interdiction du blasphème (Lv 24), et de l'enseignement hétérodoxe (Dt 13). - Au précepte du sabbat sont annexées toutes les dispositions cérémonielles. - Au quatrième précepte, touchant l'honneur dû aux parents, s'ajoute le précepte sur les égards envers les vieillards (Lv 19, 32): « Devant une tête blanchie lève-toi et honore la personne du vieillard », et encore, d'une manière générale, tous ceux qui prescrivent le respect des supérieurs et les bons procédés envers les égaux et les inférieurs. - La prohibition de l'homicide par le cinquième précepte se développe en interdiction de la haine et de toute entreprise contre le prochain (Lv 19, 16): « Tu ne te dresseras

pas contre le sang de ton prochain », comme aussi de la haine fraternelle: « Tu ne haïras pas ton frère dans ton coeur » (v. 17). - Le sixième précepte, qui condamne l'adultère, se complète par les préceptes interdisant la prostitution 16 (Dt 23, 17): « Il n'y aura pas de courtisane chez les filles d'Israël, ni de prostitué parmi les fils d'Israël »; ou le vice contre nature: « Tu n'auras pas de rapports honteux avec un garçon, tu n'iras avec aucune bête » (Lv 18, 22 s.). - Au septième précepte, contre le vol, se rattachent le précepte prohibant l'usure: « Tu prêteras à ton frère sans intérêt » (Dt 23, 19), celui qui prohibe la fraude: « Tu n'auras pas dans ton sac plusieurs sortes de poids » (Dt 25, 13) et, en général, tous ceux qui condamnent mauvaise foi et rapine. - Le huitième précepte, qui porte interdiction du faux témoignage, se complète par la prohibition du faux jugement: « Tu ne t'écarteras pas de la vérité dans le jugement, pour suivre le sentiment du grand nombre » (Ex 23, 2); par la prohibition du mensonge: « Tu fuiras le mensonge » (v. 7) et par celle de la diffamation: « Tu ne sèmeras pas les accusations et les insinuations parmi le peuple » (Lv 19, 16). - Quant aux deux derniers préceptes, il n'y a rien à y ajouter, puisqu'ils interdisent toute convoitise mauvaise sans exception.

Solutions: 1. Tous les préceptes moraux se rattachent à l'amour de Dieu et du prochain; seulement le caractère obligatoire est manifeste dans les préceptes du décalogue, tandis qu'il est moins apparent dans les autres.

2. Si les préceptes judiciaires et cérémoniels apportent aux préceptes du décalogue certaines déterminations, celles-ci doivent leur force au fait qu'elles ont été posées, mais non à l'impulsion de la nature, comme pour les préceptes moraux complémentaires.

3. C'est en référence au bien commun que s'organisent les préceptes de la loi. Or les vertus qui règlent les rapports avec autrui intéressent directement le bien commun, et il en va de même de la chasteté, l'oeuvre de chair concourant au bien commun de l'espèce. Aussi, relativement à ces vertus, les préceptes sont donnés directement, dans le décalogue ou dans ses annexes. Mais le précepte concernant l'exercice de la force doit être proposé par ceux qui conduisent le peuple et l'encouragent

Page 227: Ia.-IIae (2)

dans les combats entrepris pour le bien commun; le Deutéronome (20, 3) confie ce rôle au prêtre: « Ne faiblissez pas, ne reculez pas. » De même la répression de la gourmandise, vice contraire au bien commun domestique, relève des avertissements paternels comme le montre ce passage du Deutéronome (21, 20) qui met en scène des parents: « Il refuse d'écouter nos avis, il passe son temps dans la débauche, les plaisirs et les banquets. »

ARTICLE 12: Les préceptes moraux de la loi ancienne justifiaient-ils?

Objections: 1. Il semble bien. « Ce ne sont pas, dit l'Apôtre (Rm 2, 13), ceux qui écoutent lire la loi qui sont justes aux yeux de Dieu; ceux-là seront justifiés qui la mettent en pratique. » Mettre la loi en pratique, c'est en observer les préceptes; par conséquent l'observation des préceptes de la loi procurait la justification.

2. De même (Lv 18, 5): « Vous observerez mes lois et mes ordonnances, dit le Seigneur; en les accomplissant l'homme vivra par elles. » Or c'est par la justice qu'on vit spirituellement; donc l'observation des préceptes justifiait.

3. Enfin la loi humaine justifie, car il y a une sorte de justice à en pratiquer les préceptes. La loi divine étant plus efficace que la loi humaine, ses préceptes justifiaient donc.

En sens contraire, l'Apôtre déclare dans la seconde aux Corinthiens que « la lettre tue » (3, 6); ce qu'il faut entendre, avec S. Augustin, même des préceptes moraux. C'est donc que ceux-ci ne justifiaient pas.

Réponse: Est sain, en premier lieu et au sens propre, l'être qui possède la santé; ensuite, secondairement, ce qui entretient la santé ou qui en est la manifestation. Analogiquement, au sens premier et propre, le mot justification veut dire réalisation de la justice; ensuite, selon une acception dérivée et moins stricte, il peut s'entendre soit de ce qui signifie la justice, soit de ce qui y dispose, et il n'est pas douteux qu'à le prendre ainsi les préceptes de la loi justifiaient: en ce sens qu'ils disposaient les hommes à la grâce du Christ qui justifie et même qu'ils la signifiaient puisque, de l'avis de S. Augustin « la vie même de ce peuple avait un caractère prophétique et préfigurait le Christ ».

Mais nous parlons de la justification au sens propre. Alors il y a lieu de remarquer que la justice peut être considérée comme une qualité qu'on a, ou comme un caractère de l'acte, ce qui donne un double sens à la justification. Ou bien l'on veut dire que l'homme est rendu juste, obtenant l'habitus de justice; ou bien que l'homme fait des oeuvres de justice, en sorte que la justification ne soit rien d'autre que la mise en oeuvre de la justice.

1° La justice, comme toutes les vertus, peut s'entendre, on le sait, d'une qualité acquise aussi bien qu'infuse. Ce sont les oeuvres qui causent la justice acquise, mais la justice infuse n'a d'autre cause que Dieu par sa grâce, et telle est la véritable justice dont il est ici question, celle qui permet de qualifier quelqu'un de juste devant Dieu, selon le langage de S. Paul (Rm 4, 2): « Si Abraham a été justifié par les oeuvres de la loi, il a de quoi se glorifier. Mais non au regard de Dieu. » Les préceptes moraux qui concernent des actes humains ne pouvaient donc pas causer cette sorte de justice et, en ce sens, les préceptes moraux ne pouvaient justifier en causant la justice.

2° Si maintenant on entend par justification la mise en oeuvre de la justice, alors les préceptes de la loi justifiaient, en tant qu'ils contenaient quelque chose de juste en soi; mais ces sacrements de la loi ancienne ne conféraient pas la grâce comme la confèrent les sacrements de la loi nouvelle, dont on dit, à cause de cela, qu'ils justifient, mais à des titres divers. Dans leur intention générale, il est vrai, comme contribution au culte divin, les préceptes cérémoniels incluaient essentiellement la justice;

Page 228: Ia.-IIae (2)

mais dans le détail de leurs dispositions ils ne contenaient pas essentiellement la justice, sinon par la seule détermination de la loi divine. Aussi admet-on que ces préceptes ne justifiaient qu'en vertu de la dévotion et de l'obéissance de ceux qui les pratiquaient. - Quant aux préceptes moraux et judiciaires, dans leur signification générale, mais aussi dans leurs dispositions spécifiques, ils exprimaient ce qui était essentiellement juste; avec cette différence toutefois que le juste essentiel impliqué dans les préceptes moraux relevait de la justice générale qui rejoint toute vertu, selon Aristote, tandis que les préceptes judiciaires relevaient de cette justice particulière dont le domaine se circonscrit aux engagements réciproques qui se nouent entre les hommes dans une société policée.

Solutions: 1. Dans le texte allégué, l'Apôtre entend la justification comme la mise en oeuvre de la justice.

2. Celui qui accomplissait les préceptes de la loi, on peut dire qu'il vivait par eux, car il échappait à la peine de mort que la loi édictait contre les délinquants. La formule est alléguée en ce sens par S. Paul (Ga 3, 12).

3. Les préceptes de la loi humaine justifient selon la justice acquise; mais celle-ci ne nous intéresse pas pour le moment, et c'est sur la justice devant Dieu que nous nous interrogeons.

LES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS

Il faut d'abord les étudier en eux-mêmes (Q. 101). Ensuite étudier leur raison d'être (Q. 102). Enfin leur durée (Q. 103).

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 101: LEUR NATURE

1. Que faut-il entendre par préceptes cérémoniels? -2. Sont-ils figuratifs? -3. Devaient-ils être nombreux? - 4. Leur classification.

ARTICLE 1: Que faut-il entendre par préceptes cérémoniels?

Objections: 1. Leur nature ne semble pas consister en ce qu'ils ressortissent au culte divin. En effet, la loi ancienne fait précepte aux Juifs de s’abstenir de certains aliments, comme on le voit dans le Lévitique et aussi de certains vêtements comme fait le même livre (19, 19) qui interdit l'usage des tissus faits de deux espèces de fils, ou les Nombres (15, 38) qui exigent des houppes aux pans des manteaux. De tels préceptes ne sont pas des préceptes moraux, puisqu'ils furent abrogés par la loi nouvelle. Pas davantage des préceptes judiciaires, car ils n'ont rien à voir avec l'instauration du droit parmi les hommes. Ce sont donc des préceptes cérémoniels; mais ils n'ont rien à voir avec le culte de Dieu.

2. On a prétendu que ces préceptes sont tenus pour « cérémoniels » parce qu'ils traitent des fêtes, où l'on brûle beaucoup de « cire » (cera). Mais si le culte divin comporte des fêtes, il comporte bien d'autres choses. Le rapport des préceptes au culte divin ne justifie donc pas leur qualification de cérémoniels.

Page 229: Ia.-IIae (2)

3. Selon d'autres, on les appelle cérémoniels parce qu'ils sont normes ou règles de salut, le mot « salut » se disant chaire en grec. Mais tous les préceptes de la loi sont règles de salut et non seulement ceux qui gouvernent le culte divin. Alors, pourquoi réserver à ceux-ci l'épithète de cérémoniels?

4. Maïmonide entend par cérémoniels « les préceptes dont la justification n'est pas manifeste ». Mais il y a en matière de culte divin beaucoup de préceptes qui s'expliquent sans peine comme l'observance du sabbat, la célébration de la Pâque ou de la fête des Tentes et beaucoup d'autres, dont l'explication est expressément donnée dans la loi. Bref, les préceptes cérémoniels ne doivent pas se définir par leur caractère cultuel.

En sens contraire, on lit dans l'Exode (18, 19-20): « Assiste le peuple pour tout ce qui regarde Dieu..., montre-lui les cérémonies et les rites religieux. »

Réponse: Rappelons que les préceptes cérémoniels ajoutent aux préceptes moraux certaines déterminations en vue des rapports avec Dieu, comme font les préceptes judiciaires en vue des rapports avec le prochain. Or les rapports avec Dieu s'instituent dans le culte requis et c'est pourquoi les préceptes cérémoniels sont proprement ceux qui concernent le culte divin. Cette expression a été justifiée précédemment, lorsqu'on a distingué des autres les préceptes cérémoniels.

Solutions: 1. Le culte divin ne comporte pas seulement les sacrifices et autres rites, dont le rapport avec Dieu se révèle immédiat, mais aussi la préparation de ceux qui s'adonnent au service de Dieu. C'est une règle universelle que la science est la même qui porte sur une fin et porte sur les voies et moyens requis à cette fin. Or cette catégorie de préceptes qu'on trouve dans la loi et qui portent, entre autres choses, sur le vêtement et la nourriture des serviteurs de Dieu, tendent à préparer ceux-ci à leur ministère même, en les rendant propres au culte divin. Ceux qui sont affectés au service d'un roi observent également une étiquette particulière. Tout cela se range donc sous la rubrique des préceptes cérémoniels.

2. Cette explication étymologique offre peu de vraisemblance, d'autant que la loi n'est guère explicite sur l'emploi de cierges allumés à l'occasion des fêtes. C'étaient des lampes à huile d'olive qui étaient prévues, même sur le chandelier (Lv 24, 2). Toutefois, on peut admettre que toutes les prescriptions rituelles étaient observées avec plus d'exactitude et de diligence au cours des solennités et, par suite, que toutes les prescriptions cérémonielles sont sous-entendues dans la célébration des fêtes.

3. Encore une explication étymologique dénuée de vraisemblance, puisque le mot « cérémonie » est d'origine latine et non grecque. D'ailleurs rien n'empêche de faire remarquer que le salut de l'homme vient de Dieu et donc que les préceptes réglant les rapports avec Dieu se présentent tout spécialement comme des règles de salut. L'argument justifie donc leur qualification de cérémoniels.

4. L'idée de Maïmonide est plausible dans une certaine mesure. Certes, ce n'est pas la difficulté d'expliquer ces préceptes qui leur vaut le nom de cérémoniels, mais les deux choses ne sont pas sans rapport. Si en effet la raison d'être de ces préceptes est quelque peu obscure, c'est parce que, comme nous verrons tout de suite, les préceptes relatifs au culte divin doivent être figuratifs.

ARTICLE 2: Les préceptes cérémoniels sont-ils figuratifs?

Objections: 1. Le devoir de celui qui enseigne, d'après S. Augustin, est de s'exprimer de manière à être facilement compris. Cette règle s'impose évidemment d'abord au législateur, les préceptes de la loi étant formulés à l'intention du peuple. C'est pourquoi S. Isidore veut que « la loi soit claire ». Si tous les préceptes cérémoniels ont été institués dans l'intention de figurer quelque chose, Moïse a eu tort de les dicter sans expliquer ce qu'ils figuraient.

Page 230: Ia.-IIae (2)

2. Dans la mise en oeuvre du culte divin, tout doit être empreint de la plus grande dignité. Or faire certains gestes en vue de représenter autre chose, cela sent le théâtre ou la littérature; sur la scène on évoquait jadis certaines actions, qu'on faisait mimer par d'autres personnes. Il semble bien qu'on ne puisse admettre de telles pratiques dans le culte divin. Or les préceptes cérémoniels sont ordonnés au culte divin, on l'a dit. Donc ils ne doivent pas être figuratifs.

3. C'est surtout « par la foi, l'espérance et la charité, dit S. Augustin, que l'on rend un culte à Dieu ». Comme il n'y a rien de figuratif dans les préceptes relatifs à ces vertus, il doit en être de même pour les préceptes cérémoniels.

4. Selon la parole du Seigneur en S. Jean (4,24): « Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et vérité. » Mais entre la vérité elle-même et sa figure, il y a une différence, voire une opposition. Ainsi les préceptes cérémoniels, qui ont trait au culte de Dieu, ne sauraient être figuratifs.

En sens contraire, S. Paul écrit (Col 2, 16): « Que personne ne vous juge à propos de nourriture ou de boisson, en matière de fête, de nouvelle lune ou de sabbat: ce n’est là que l'ombre de réalités à venir. »

Réponse: On a réservé la qualification de cérémoniels aux préceptes qui concernent le culte de Dieu. Or ce culte revêt une double forme: culte intérieur et culte extérieur. L'homme étant composé d'une âme et d'un corps, il convient que l'un et l'autre s'appliquent au culte divin, l'âme au culte intérieur, le corps au culte extérieur, ce qu'insinue le Psaume (84, 3): « Mon coeur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant. » Et comme le corps est soumis à Dieu par l'âme, de même le culte extérieur est soumis au culte intérieur qui consiste pour l'âme à s'unir à Dieu par l'intelligence et par le coeur. C'est pourquoi, s'il y a plusieurs manières pour le fidèle de s'unir à Dieu comme il faut, par l'intelligence et par le coeur, il y aura pour lui autant de manières différentes d'engager ses actes extérieurs dans le culte divin.

Dans l'état de la béatitude future, l'intelligence de l'homme contemplera la vérité divine elle-même dans son essence propre, et donc le culte extérieur ne comportera aucune figure, mais consistera simplement à louer Dieu sous l'impulsion intérieure de la connaissance et de l'amour selon la prophétie d'Isaïe (51, 3): « On y trouvera joie et allégresse, action de grâce et chant de louange. »

Mais la condition de notre vie présente ne nous permet pas de contempler en elle-même la vérité divine, et sa lumière, au dire de Denys, ne peut rayonner à nos yeux que sous certaines figures sensibles; encore faut-il tenir compte des différents états de la connaissance humaine. Sous la loi ancienne, non seulement la vérité divine essentielle était inaccessible en elle-même, mais « la voie même qui devait y conduire n'était pas encore ouverte » (He 9, 8); aussi, sous ce régime, le culte extérieur devait-il figurer non seulement la réalité future qu'on découvrira dans la patrie, mais encore le Christ, voie qui mène à cette réalité de la patrie. Sous le régime de la loi nouvelle, cette voie est désormais dévoilée et il ne faut plus la préfigurer comme à venir, mais la commémorer comme une réalité passée ou présente; il ne faut plus préfigurer que la gloire, réalité à venir qui n'est pas encore dévoilée. Telle est la pensée de l'épître aux Hébreux (10, 1): « La loi n'a que l'ombre des biens à venir et non l'image même des réalités »; une ombre en effet est moins qu'une image, et ici l'image appartient à la loi nouvelle, l'ombre à la loi ancienne.

Solutions: 1. Les choses de Dieu ne doivent être révélées aux hommes que dans la mesure où ils en sont capables; autrement, cela leur donnerait l'occasion de tomber par le mépris de ce qui les dépasse. Il était donc avantageux que les mystères divins fussent proposés à un peuple grossier sous le voile de figures; ainsi du moins pouvait-on les connaître implicitement, en se vouant à leur service pour l'honneur de Dieu.

Page 231: Ia.-IIae (2)

2. Tandis que les oeuvres d'imagination échappent à la raison humaine par le défaut de réalité qui les caractérise, les choses de Dieu ne peuvent être bien saisies par la raison humaine parce que leur réalité dépasse celle-ci. Dans les deux cas, il est besoin d'une représentation par des figures sensibles.

3 et 4. Le mot de S. Augustin vise le culte intérieur auquel nous voulons que le culte extérieur soit soumis. Et le texte de S. Jean a le même sens, le Christ ayant introduit les hommes à un culte spirituel plus parfait.

ARTICLE 3: Les préceptes cérémoniels devaient-ils être nombreux?

Objections: 1. Il n'en fallait qu'un petit nombre. Car il doit y avoir proportion entre la fin et le dispositif qui s'y rapporte; or on a admis que le dispositif des préceptes cérémoniels tend à réaliser le culte divin et à figurer le Christ. Comme « il n'y a qu'un seul Dieu de qui tout procède, et un seul Seigneur Jésus Christ par qui tout procède » (1 Co 8, 6), les dispositions cérémonielles ne devaient pas être multipliées.

2. Les préceptes cérémoniels étant très nombreux, on était exposé à les transgresser, selon l'aveu de S. Pierre: « Pourquoi tenter Dieu et poser sur les épaules des disciples un fardeau que ni nous ni nos pères n'avons pu porter? » (Ac 15, 10). Comme les hommes compromettent leur salut en transgressant les préceptes et que toute loi, dit S. Isidore, « doit contribuer au salut des hommes », les préceptes cérémoniels auraient dû être peu nombreux.

3. Ces préceptes, a-t-on dit, concernaient le culte extérieur et corporel. Or la loi aurait dû réduire l'élément corporel du culte divin, puisqu'elle conduisait à celui qui nous a appris à honorer Dieu en esprit et vérité. Donc la multiplication des préceptes cérémoniels devait être évitée.

En sens contraire, on lit au livre d'Osée (8,12): « je légiférerai pour eux à profusion »; et au livre de Job (1 1, 6): « Puisse-t-il te révéler les secrets de sa sagesse et toutes les complexités de sa loi. »

Réponse: On sait que la loi est toujours donnée à un peuple déterminé. Or. il y a deux sortes de gens dans un peuple: il y a ceux qui sont enclins au mal et qui ont besoin d'être contraints par les préceptes de la loi, comme on l'a exposé précédemment; et il y a ceux qui du fait de leur bon naturel, ou par accoutumance ou mieux par grâce, possèdent un penchant vers le bien et n'attendent du précepte légal qu'une instruction et une incitation au mieux. Donc, que l'on considère l'une ou l'autre catégorie, il était bon, sous le régime de la loi ancienne, que les préceptes cérémoniels fussent nombreux. Il y avait en effet dans certains individus une tendance à l'idolâtrie que les préceptes cérémoniels devaient réprimer au profit du culte de Dieu; et comme il y avait mille manières de se livrer à l'idolâtrie, il y avait, pour les refréner toutes, quantité de règlements à leur opposer. En outre, à ces gens-là, il fallait imposer une multitude de prescriptions et pour ainsi dire les accabler tellement de prestations relatives au culte de Dieu qu'ils n'aient plus le loisir de se livrer à l'idolâtrie.

La multiplicité des préceptes cérémoniels ne s'imposait pas moins du point de vue des personnes inclinées au bien: d'une part, elles y trouvaient autant de façons différentes de se rattacher spirituellement à Dieu et d'une manière plus assidue; d'autre part, le mystère du Christ, signifié par ces cérémonies, a valu au monde des bienfaits de toute sorte, dont les multiples aspects devaient être figurés au moyen de rites variés.

Solutions: 1. A fin unique, dispositif unique, pourvu que le dispositif en vue de cette fin soit à lui seul capable d'y mener; ainsi un remède efficace suffit parfois à ramener la santé, et alors il n'y a pas lieu de compliquer le traitement. Mais on y est contraint par la faiblesse et l'imperfection du dispositif, et pour guérir un malade on lui administre plusieurs remèdes si un seul ne suffit pas. Or, les cérémonies

Page 232: Ia.-IIae (2)

de la loi ancienne n'avaient ni la force ni la perfection voulues pour représenter l'excellence singulière du caractère chrétien et pour courber les âmes devant Dieu. L'Apôtre s'en explique ainsi (He 7, 18): « La première ordonnance est écartée à cause de son impuissance et de son inefficacité, car la loi n'a rien mené à sa perfection. » Ainsi se justifie cette multitude de cérémonies.

2. Un sage législateur passe sur les petites transgressions pour en éviter de plus grandes. Donc, s'il est vrai que la multiplicité des préceptes cérémoniels devait donner facilement aux Juifs l'occasion d'y manquer, Dieu pourtant n'a pas omis de leur en imposer un grand nombre, en vue de les prémunir contre l'idolâtrie, et pour éviter qu'ils ne s'enorgueillissent intérieurement pour leur exacte observance de tous les préceptes.

3. Sur bien des points la loi ancienne a restreint l'élément corporel du culte. Notamment elle a décidé que les sacrifices ne seraient pas offerts n'importe où et par n'importe qui, et il y a bien d'autres exemples en ce sens, observe Maïmonide. Mais il ne fallait pas exténuer l'élément corporel du culte divin au point d'exposer le peuple à se rabattre sur le culte des démons.

ARTICLE 4: La classification des préceptes cérémoniels

Objections: 1. Leur division en sacrifices, sacrements, réalités sacrées et observances est inadéquate. En effet les observances de la loi ancienne figuraient le Christ; or cette signification était réservée aux sacrifices, figures du sacrifice où le Christ « s'offrit à Dieu en offrande et en victime », selon l'expression de S. Paul aux Éphésiens (5, 2). Tout le cérémonial se réduit donc aux sacrifices.

2. La loi ancienne était ordonnée à la loi nouvelle, selon laquelle le sacrement de l'autel s'identifie au sacrifice même. Ces deux éléments cérémoniels ne devaient donc pas davantage être distingués sous le régime ancien.

3. On appelle « réalités sacrées » ce qui est voué à Dieu, à la façon dont on disait que le temple et son mobilier étaient consacrés ou rendus saints. Mais toutes les cérémonies étant destinées au culte de Dieu, elles méritent toutes, et non pas seulement une catégorie d'entre elles, le nom de « réalités sacrées ».

4. De même, pourquoi distinguer, dans les cérémonies, une catégorie d'observances? Le mot d'« observance », vient du verbe « observer » et tous les préceptes de la loi devaient être observés, suivant la recommandation du Deutéronome (8, 11): « Garde-toi d'oublier jamais le Seigneur ton Dieu et observe sans faute ses commandements, ses coutumes et ses cérémonies. »

5. Enfin, parmi les cérémonies il faut compter aussi la célébration des fêtes, « ombre de ce qui devait venir » (Col 2, 16); et encore les offrandes et les dons, comme le signale l'épître aux Hébreux (9, 9). On ne voit pourtant pas comment tout cela entre dans la division proposée; celle-ci est donc insuffisante.

En sens contraire, la loi ancienne donne à chacun de ces éléments le nom de cérémonies9. Pour les sacrifices, on peut consulter le livre des Nombres (15, 24): « L'assemblée offrira un jeune taureau en holocauste, avec une oblation et sa libation, comme l'exige le cérémonial. » Pour le sacrement de l'ordre, le livre du Lévitique (7, 35): « Telle est fonction d'Aaron et de ses fils pour les cérémonies. » A propos des choses saintes, l'Exode (38, 21): « Tels sont les ustensiles de la tente du Témoignage pour les cérémonies des Lévites. » Quant aux observances, le premier livre des Rois (9, 6): « Si vous vous détournez de moi, sans me suivre et sans observer les cérémonies que je vous ai prescrites... »

Page 233: Ia.-IIae (2)

Réponse: Rappelons que les préceptes cérémoniels ont trait au culte de Dieu, où il y a lieu de considérer distinctement le culte lui-même, ceux qui le pratiquent et les objets employés au culte. Le culte proprement dit consiste spécialement à offrir des sacrifices en l'honneur de Dieu. - Les objets servant au culte, comme le tabernacle, les ustensiles et autres choses analogues, appartiennent à la catégorie des réalités sacrées. - Ceux qui exercent le culte, qu'il s'agisse du peuple ou des ministres, sont d'abord établis dans cette fonction par une certaine consécration, ce qui est le rôle des sacrements; ils doivent ensuite se distinguer par leur comportement particulier de ceux qui sont étrangers au culte de Dieu, ce qui relève des observances, notamment en matière d'aliments et de vêtements.

Solutions: 1. Les sacrifices devaient bien être offerts quelque part et par des personnes déterminées, et tout cela touche au culte divin. Dès lors, comme les sacrifices représentent le Christ immolé, les sacrements et les réalités sacrées représentaient les sacrements et les réalités sacrées de la loi nouvelle, et leurs observances préfiguraient la manière de vivre du peuple sous le régime nouveau. Tout cela est en rapport avec le Christ.

2. L'Eucharistie, sacrifice de la loi nouvelle, contient proprement le Christ qui est l'auteur de notre sanctification, selon l'épître aux Hébreux (13, 12): « Il a sanctifié le peuple par son sang. » Ainsi ce sacrifice est en même temps un sacrement. Les sacrifices de la loi ancienne, eux, figuraient le Christ, mais ne le renfermaient pas et donc ne méritaient pas le nom de sacrements. Pour marquer cette différence, il y avait à part, dans la loi ancienne, certains sacrements qui préfiguraient une consécration à venir. Il est vrai que des sacrifices intervenaient à l'occasion de certaines consécrations.

3. Sacrifices et sacrements étaient aussi des réalités sacrées. Mais il y avait des choses consacrées au culte de Dieu, donc des réalités sacrées, qui n'étaient ni sacrifices ni sacrements et qui retenaient le nom générique de réalités sacrées.

4. Tout ce qui, dans la manière de vivre du peuple fidèle, n'entrait pas dans les catégories précédentes, recevait le nom générique d'observances. On ne les appelait pas réalités sacrées puisqu'elles ne se rapportaient pas immédiatement au culte divin comme le tabernacle et ses ustensiles; elles n'en avaient pas moins un caractère cérémonial, en quelque sorte dérivé, en tant qu'elles préparaient le peuple au culte de Dieu.

5. Les sacrifices n'étaient pas seulement offerts en un lieu déterminé, mais aussi en des temps déterminés, ce qui permet de compter aussi les fêtes au nombre des réalités sacrées. - Quant aux oblations et aux dons, on les range avec les sacrifices, car c'est à Dieu qu'on les offrait, comme dit l'épître aux Hébreux (5, 1): « Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est constitué en faveur des hommes, en ce qui a rapport à Dieu, afin d'offrir oblations et sacrifices. »

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 102: LES RAISONS D'ÊTRE DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS

1. Ont-ils une raison d'être? - 2. Une raison littérale ou seulement figurative? - 3. Quelle est la raison d'être des sacrifices? - 4. Celle des sacrements? - 5. Celle des réalités sacrées? - 6. Celle des observances rituelles?

Page 234: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 1: Les préceptes cérémoniels ont-ils une raison d'être?

Objections: 1. Sur la parole de S. Paul (Ep 2, 15) à propos du Christ « qui anéantit par ses décrets la loi des commandements », la Glose observe ceci: « La loi est anéantie dans ses observances charnelles par les décrets, entendez par les préceptes évangéliques qui sont fondés en raison. » Si les observances de la loi ancienne avaient été fondées en raison, on ne leur aurait pas substitué les prescriptions raisonnables de la loi nouvelle. C'est donc que les observances cérémonielles de la loi ancienne n'étaient pas fondées en raison de quelque manière.

2. La loi ancienne a succédé à la loi naturelle. Or, sous le régime de celle-ci, il y eut un précepte qui n'avait pour motif que d'éprouver l'obéissance de l'homme, comme dit S. Augustin, à propos de la prohibition concernant l'arbre de Vie. A son tour, la loi ancienne devait donc comporter des préceptes destinés à éprouver l'obéissance et dépourvus de toute raison intrinsèque.

3. Dans l'activité humaine, les actes sont dits moraux selon qu'ils procèdent de la raison. Si donc les préceptes cérémoniels avaient quelque fondement rationnel, ils ne se distingueraient en rien des préceptes moraux. Donc ils n'ont pas de raison d'être.

En sens contraire, « le précepte du Seigneur est lumineux, il éclaire les yeux » (Ps 19, 9). Cela concerne aussi les préceptes cérémoniels qui viennent de Dieu. Or ils ne pourraient être lumineux s'ils n'avaient pas un fondement raisonnable. Ils ont donc une raison d'être.

Réponse: On dit au premier livre de la Métaphysique d'Aristote que l'ordre est proprement 1'oeuvre du sage; de son côté, l'Apôtre dit aux Romains (13, 1) que tout ce qui procède de la divine sagesse est nécessairement ordonné. Mais l'ordre implique deux conditions: il faut d'abord que la réalité considérée se rapporte à la fin requise, la fin étant toujours principe d'ordre en matière d'action; en effet, quand un événement se produit fortuitement et sans rapport avec la fin visée, ou quand on n'agit pas sérieusement mais pour rire, on appelle désordonnée une telle conduite. De plus, il faut que la conduite conçue en vue d'une fin soit proportionnée à celle-ci. Il en découle que tout dispositif conçu en vue d'une fin prend motif de cette fin, comme par exemple la configuration particulière qu'on donne à une scie se justifie par la finalité de cet outil qui est de couper, selon Aristote. Or il est clair que les préceptes cérémoniels, comme tous les préceptes de la loi ancienne, ont été établis par la sagesse divine: « Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des nations » (Dt 4, 6). On conclura nécessairement que les préceptes cérémoniels ont été organisés en vue d'une fin et que chacun d'eux trouve en cette fin son explication motivée.

Solutions: 1. On peut dire que les observances de la loi ancienne étaient sans fondement rationnel en ce sens que ces pratiques manquaient de justification intrinsèque: pourquoi par exemple un vêtement ne serait-il pas confectionné de laine et de lin? Mais elles pouvaient se motiver sous un autre rapport, notamment si telle manière de faire figurait autre chose ou au contraire le niait. En revanche, les décrets de la loi nouvelle sont conformes à la raison par leur nature même, puisqu'ils consistent principalement en des actes de foi et d'amour de Dieu.

2. L'arbre de la science du bien et du mal ne comportait en lui-même rien de mauvais qui motivât l'interdiction dont il fut l'objet; mais le fait de l'interdiction était fondé, à l'égard d'une autre réalité, car précisément c'était une figure. De même les préceptes cérémoniels de la loi ancienne ont un motif par référence à autre chose.

3. Les préceptes moraux se justifient en raison de leur contenu même, comme: Tu ne tueras point, tu ne déroberas point. Mais on vient de voir que les préceptes cérémoniels ont un motif par le fait qu'ils sont ordonnés à autre chose.

Page 235: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 2: La raison d'être des préceptes cérémoniels est-elle littérale ou uniquement figurative?

Objections: 1. Il semble que les préceptes cérémoniels n'aient pas eu de raison d'être littérale. En effet, la circoncision, l'immolation de l'agneau pascal, c'est-à-dire les préceptes cérémoniels les plus importants, n'avaient d'autre raison que de figurer, puisque c'est comme signes qu'ils ont été proposés: « Vous circoncirez la chair de votre prépuce », lit-on dans la Genèse (17, 11), « et ce sera le signe de l'alliance entre moi et vous. » Quant à la célébration de la Pâque, il est écrit dans l'Exode (13, 9) qu'elle « sera un signe sur ta main et un mémorial devant tes yeux ». Bien davantage encore sera exclusivement figurative la raison d'être des autres prescriptions cérémonielles.

2. Il y a proportion entre l'effet et la cause. Tous les préceptes cérémoniels étant figuratifs, leur raison d'être, qui est leur cause, ne peut avoir un caractère différent.

3. Quand il est de soi indifférent qu'on agisse de telle ou telle manière, il n'y a pas de place, semble-t-il, pour une explication littérale. Or, c'est ce qui se vérifie pour de nombreux préceptes cérémoniels, touchant par exemple le nombre des animaux à offrir ou tels menus détails du même genre. Les préceptes cérémoniels ne s'expliquent donc pas littéralement.

En sens contraire, le Christ était figuré non seulement par les préceptes cérémoniels, mais encore par les événements historiques de l'ancienne alliance, comme le dit S. Paul (1 Co 10, 11): « Tout leur arrivait par mode de figure. » Or tout, dans l'histoire de l'ancienne alliance, outre sa signification mystique ou figurative, s'entend aussi littéralement. Il en va donc de même des préceptes cérémoniels qui, outre leurs raisons d'être figuratives, comportaient aussi des raisons d'être littérales.

Réponse: Rappelons que c'est la fin qui rend compte du dispositif qui s'y rapporte. Or la fin des préceptes cérémoniels est double: le culte divin à organiser selon les besoins de ce temps, et le Christ à préfigurer. Les oracles des prophètes, eux aussi, avaient une valeur pour leur temps tout en présageant l'avenir, selon l'explication donnée par S. Jérôme à propos d'Osée. De sorte que les préceptes cérémoniels de l'ancienne loi se prêtent à deux types d'explications. D'une part, celles qui tiennent compte du culte divin tel qu'il fallait alors l'assurer; c'est ce qu'on appelle l'explication littérale, qu'il s’agisse de fuir l'idolâtrie, de célébrer certains bienfaits de Dieu, de donner une idée de l'excellence divine, ou encore de fixer l'attitude spirituelle qui dès cette époque s'imposait dans l'exercice du culte divin. - D'autre part, on peut leur assigner comme raison d'être la préfiguration du Christ et alors ils comportent des explications figuratives et mystiques: du type allégorique si on les rapporte à la personne du Christ et à l'Église; du type moral si elles concernent la vie du peuple chrétien; du type anagogique si on les rapporte à l'état de gloire à venir, pour autant que nous y sommes introduits par le Christ.

Solutions: 1. De même qu'une locution métaphorique dans l'Écriture a un sens littéral si la formule employée dit précisément ce qu'elle veut dire, de même, quand une cérémonie légale rappelle le bienfait de Dieu qui est à l'origine de son institution, ou évoque quelque autre réalité intéressant ce régime, ces significations ne sortent pas du cadre des explications littérales. Par conséquent, que la célébration de la Pâque signifie la sortie d'Égypte, ou que la circoncision signifie le pacte conclu par Dieu avec Abraham, cela relève de l'explication littérale.

2. L'argument vaudrait si les préceptes cérémoniels étaient donnés uniquement en vue de figurer l'avenir et sans rapport avec le culte divin actuel.

3. On a ditf à propos des lois humaines qu'elles sont fondées en raison, si on les considère dans leur ensemble mais non point dans le détail de leurs dispositions spécifiques, parce que celles-ci dépendent de la libre décision du législateur. De même beaucoup de prescriptions particulières, dans les

Page 236: Ia.-IIae (2)

cérémonies de la loi ancienne, n'ont pas de raison d'être littérale, mais seulement figurative; c'est prises dans leur ensemble qlu'eres ont aussi une raison d'être littérale.

ARTICLE 3: Quelle est la raison d'être des sacrifices?

Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse donner une explication satisfaisante des cérémonies ressortissant aux sacrifices. Par exemple ce qu'on offrait en sacrifice, c'étaient les éléments nécessaires à l'entretien de la vie humaine, pain et viandes. Mais Dieu n'a que faire de ces nourritures, comme le rappelle le Psaume (50): « Vais-je manger la viande des taureaux, vais-je boire le sang des boucs? » L'offrande de tels sacrifices à Dieu ne convenait pas.

2. On n'offrait en sacrifice à Dieu que des quadrupèdes de trois espèces, des boeufs, des brebis et des chèvres et, parmi les oiseaux, normalement la tourterelle et la colombe, sauf pour la purification d'un lépreux qui comportait l'offrande de passereaux. On ne voit pas pourquoi se limiter à ces sortes d'animaux, alors qu'il y en a beaucoup de plus nobles que ceux-là, et qu'il faut offrir à Dieu ce qu'il y a de meilleur.

3. L'autorité que Dieu a donnée à l'homme s'étend aux oiseaux et aux animaux terrestres, mais aussi aux poissons. Il était donc illogique de les exclure du sacrifice.

4. Les prescriptions cérémonielles mettent sur le même plan tourterelle et colombe. Puisque l'offrande des petits de la colombe est prescrite, on aurait dû prescrire celle des petits de la tourterelle.

5. Le premier chapitre de la Genèse nous fait voir en Dieu l'auteur de la vie, tant humaine qu'animale. La mort étant opposée à la vie, ce sont des animaux vivants et non pas des animaux abattus qu'il eût fallu offrir à Dieu, d'autant qu'aux Romains (12, 1) S. Paul enseigne « d'offrir notre corps en hostie vivante, sainte et agréable à Dieu ».

6. Si vraiment il ne fallait offrir à Dieu en sacrifice que des animaux abattus, peu importait la manière de les mettre à mort, et on ne voit pas pourquoi le Lévitique (1, 15) a minutieusement prescrit la manière de les immoler, en particulier pour les oiseaux.

7. Tout défaut, chez l'animal, n'est qu'une étape vers la corruption et la mort. Puisqu'on offrait à Dieu des animaux morts, il était illogique d'exclure l'offrande d'un animal défectueux, boiteux, aveugle ou autrement taré.

8. Ceux qui offrent à Dieu des victimes doivent y avoir part, au jugement de S. Paul (1 Co 10, 18): « Ceux qui mangent les victimes ne participent-ils pas à l'autel? » C'est donc à tort que certaines parties des victimes étaient soustraites à ceux qui les offraient, notamment le sang et la graisse, la poitrine et la cuisse droite.

9. A côté des holocaustes, on offrait à la gloire de Dieu des sacrifices pacifiques et des offrandes expiatoires. Or, pour l'holocauste, les animaux femelles étaient exclus mais on offrait des quadrupèdes et des oiseaux. On voit mal pourquoi dans les sacrifices pacifiques et expiatoires on pouvait offrir des femelles, et en revanche pourquoi les oiseaux étaient exclus des sacrifices pacifiques.

10. Toutes les victimes des sacrifices pacifiques constituant évidemment un seul et même genre, il n'y avait pas lieu de diviser ce genre en interdisant de manger certaines d'entre elles le lendemain, et en le permettant pour d'autres, selon ce qui ressort du Lévitique (7, 15).

Page 237: Ia.-IIae (2)

11. Tous les péchés ont ceci de commun qu'ils éloignent de Dieu. Il fallait donc, quel que fût le péché, un seul et même type de sacrifice offert pour la réconciliation avec Dieu.

12. Tous les animaux offerts en sacrifice l'étaient dans le même état, c'est-à-dire préalablement mis à mort. On ne voit donc pas pour quelle raison les produits de la terre étaient offerts sous des formes différentes: tantôt sous forme d'épis, tantôt à l'état de farine, ou encore de pain, et celui-ci suivant les cas devait être cuit au four, ou dans la graisse, ou sur le gril. On se demande pourquoi.

13. Tout ce qui est à notre usage, nous devons y reconnaître un don de Dieu. Il paraît donc anormal qu'en dehors des animaux on n'offrît à Dieu que le pain, le vin, l'huile, l'encens et le sel.

14. Les sacrifices corporels expriment le sacrifice intérieur du coeur par quoi l'homme offre à Dieu son esprit. Mais le sacrifice intérieur a plus d'affinité avec la douceur, représentée par le miel, qu'avec l'âcreté représentée par le sel. Il est écrit en effet dans l'Ecclésiastique (24, 27): « Mon esprit est plus doux que le miel. » On ne comprend donc pas l'interdiction d'offrir du miel en sacrifice, ainsi que du levain, alors que celui-ci donne au pain sa saveur; et il était requis d'y apporter du sel, principe d'âcreté, et de l'encens, substance à la saveur amère. Il y a donc lieu de penser que les prescriptions cérémonielles relatives aux sacrifices ne peuvent s'expliquer raisonnablement.

En sens contraire, nous lisons dans le Lévitique (2, 13): « Le prêtre fera fumer toutes les offrandes sur l'autel et ce sera un holocauste d'une odeur très agréable au Seigneur. » Et nous lisons aussi au livre de la Sagesse (7, 28): « Dieu n'aime que celui qui habite avec la Sagesse. » On peut en inférer que tout ce qui est agréé par Dieu est accompagné de sagesse et donc que ces rites sacrificiels étaient sages, autrement dit fondés en raison.

Réponse: On vient de le direg, les cérémonies de la loi ancienne comportaient une double raison d'être: littérale, en tant qu'elles réglaient le culte de Dieu, et figurative, ou mystique, en tant qu'elles étaient destinées à figurer le Christ. Des deux points de vue, il est possible de dégager une explication satisfaisante des cérémonies relatives aux sacrifices. En tant que les sacrifices contribuaient au culte divin, on peut les expliquer de deux façons:

1° Comme expression d'une juste attitude de l'esprit envers Dieu, attitude à laquelle était incité celui qui offrait le sacrifice. Mais cette juste attitude de l'âme envers Dieu requiert de l'homme qu'il reconnaisse tenir de Dieu tout ce qu'il possède, comme du principe premier, et qu'il le rapporte à Dieu comme à sa fin ultime. Telle était la signification des offrandes et des sacrifices, lorsque l'homme prenant de ses biens et reconnaissant par là qu'il les tenait de Dieu, les offrait à l'honneur de Dieu. C'est la prière de David au premier livre des Chroniques (29, 14): « Toutes choses t'appartiennent, et ce que nous te donnons nous l'avons reçu de ta main. » De cette façon, en offrant un sacrifice, l'homme attestait que Dieu est le premier principe créateur de toutes choses et la fin dernière à quoi tout doit être rapporté.

2° Mais la juste attitude de l'âme envers Dieu exige en outre que l'âme humaine ne reconnaisse en dehors de Dieu aucun autre auteur premier des choses et ne place en nul autre que lui sa fin dernière. Voilà pourquoi la loi interdisait d'offrir un sacrifice à personne d'autre qu'à Dieu, selon les termes de l'Exode (22, 20): « Celui qui sacrifie aux dieux, et non au seul Seigneur, périra. » Ce qui permet de dégager cette seconde raison pour expliquer le cérémonial des sacrifices, qui est de détourner les hommes des sacrifices idolâtriques. C'est même pour cela que les préceptes concernant les sacrifices ne furent pas donnés au peuple juif avant qu'il eût versé dans l'idolâtrie en adorant le veau d'or, comme si ces sacrifices n'avaient été institués que pour engager ce peuple, d'ailleurs enclin aux sacrifices, à en offrir à Dieu plutôt qu'aux idoles. « je n'ai rien dit à vos pères, lisons-nous en jérémie (7, 22), et je ne leur ai rien

prescrit, le jour où je les ai tirés du pays d'Égypte, en matière d'holocaustes et de sacrifices. »

Page 238: Ia.-IIae (2)

D'autre part, de tous les dons que Dieu a faits au genre humain après sa chute dans le péché, le tout premier en dignité est celui qu'il fit de son Fils: « Dieu a tant aimé le monde, écrit S. Jean (3, 16), qu'il lui a donné son Fils unique, afin que tous ceux qui croient en lui ne périssent pas, mais obtiennent la vie éternelle. » C'est pourquoi le sacrifice le plus excellent est celui où le Christ en personne « s'est offert lui-même à Dieu en victime d'agréable odeur », selon l'expression de S. Paul aux Éphésiens (5, 2). Et tous les sacrifices de l'ancienne loi étaient offerts en figure de ce sacrifice unique et excellent, comme l'imparfait figure le parfait. Dans cette perspective, l'épître aux Hébreux (10, 11) enseigne que le prêtre de la loi ancienne « offrait plusieurs fois les mêmes victimes qui ne parvenaient jamais à ôter les péchés; tandis que le Christ, pour les péchés, n'en offrit qu'une et pour toujours ». Et parce que l'explication de la figure se trouve dans la réalité qu'elle représente, c'est à la lumière du vrai sacrifice du Christ qu'il faut interpréter le sens des sacrifices figuratifs de l'ancienne loi.

Solutions: 1. En exigeant ces offrandes sacrificielles, ce n'est pas aux offrandes elles-mêmes que Dieu s'intéressait, comme s'il en avait besoin; ne dit-il pas par la bouche d'Isaïe (1, 11): « Les holocaustes de béliers, la graisse des veaux et le sang des jeunes taureaux, des boucs et des agneaux, je n'en veux pas. » Il voulait qu'on lui offrît tout cela, répétons-le, pour détourner de l'idolâtrie, pour exprimer la juste soumission à Dieu de l'homme spirituel et pour figurer le mystère du Christ rachetant l'humanité.

2. Il faut faire appel aux mêmes raisons pour comprendre que certains animaux devaient être offerts et d'autres non.

1° Pour faire obstacle à l'idolâtrie, on écartait tous les animaux que les idolâtres offraient à leurs divinités ou employaient à leurs opérations magiques; on admettait au contraire ceux que les Egyptiens, chez qui les Hébreux avaient vécu, n'offraient pas en sacrifice à leurs dieux, estimant qu'il était funeste de les tuer. Qu'on se rappelle ce verset de l'Exode (8, 26): « Les sacrifices que nous offrirons au Seigneur notre Dieu sont des sacrilèges pour les Égyptiens. » En effet, ceux-ci rendaient un culte aux moutons, ils vénéraient les boucs, d'autant que les démons leur apparaissaient sous cette forme, et ils employaient les boeufs pour la culture des champs, considérée par eux comme un rite sacré.

2° Ces dispositions favorisaient l'attitude spirituelle envers Dieu à laquelle nous faisions allusion et cela d'une double manière: a) Les animaux licites appartiennent aux espèces éminemment convenables à l'alimentation humaine; de plus ils sont remarquables par leur propreté, eux et leur nourriture. Les autres sont de nature sauvage et généralement réfractaires au service de l'homme; ou s'ils sont domestiqués, ils se repaissent d'immondices comme le porc et la poule; or il ne faut présenter à Dieu rien que de pur. Quant aux oiseaux, ceux qu'on a cités étaient tout désignés pour l'offrande, car il y en avait beaucoup au pays de la promesse. b) La pureté spirituelle s'exprime dans l'immolation de ces animaux, comme l'explique la Glose sur le Lévitique: « Nous offrons un jeune taureau, lorsque nous domptons une chair rebelle; un agneau, lorsque nous redressons des passions déraisonnables; un bouc, lorsque nous triomphons d'une licence effrontée; une tourterelle, quand nous gardons la chasteté; des pains azymes, lorsque nous célébrons la Pâque avec les azymes de l'intégrité. » Enfin, manifestement, la colombe exprime la charité et la simplicité du coeur.

3° Il convenait que ces animaux fussent immolés en figure du Christ, comme il ressort du même passage de la Glose: « Le Christ est évoqué dans l'offrande du veau, pour la puissance de sa croix; avec l'agneau, à cause de son innocence; avec le bélier, parce qu'il est le chef du troupeau; avec le bouc, parce qu'il a revêtu une chair semblable à la chair pécheresse. L'union des deux natures était mise en évidence dans la tourterelle et la colombe (ou si l'on préfère, la tourterelle représente la chasteté et la colombe la charité). La fleur de farine figurait l'aspersion de l'eau baptismale sur les fidèles. »

Page 239: Ia.-IIae (2)

3. Vivant dans l'eau, les poissons ne sont pas aussi familiers à l'homme que les autres animaux qui comme lui vivent à l'air. En outre ils périssent dès qu'ils sont tirés de leur élément et ils ne pouvaient donc être offerts au Temple comme les autres animaux.

4. Chez les tourterelles, l'adulte a plus de valeur que le petit, tandis que pour les colombes c'est l'inverse. Ainsi Maïmonide explique l'offrande des tourterelles et des petits de la colombe, car c'est toujours ce qu'il y a de meilleur qu'il faut réserver à Dieu.

5. Les animaux offerts en sacrifice étaient mis à mort parce que Dieu les a donnés à l'homme comme une nourriture et que c'est en cet état qu'ils sont consommés. Pour la même raison ils étaient rôtis, la cuisson les rendant propres à la consommation humaine. D'autre part, leur mise à mort signifiait la destruction du péché et donnait aussi à entendre que les hommes, pour leurs péchés, méritaient la mort, comme si les animaux mourant à leur place signifiaient l'expiation du péché. Enfin la mise à mort des animaux représentait la mort du Christ.

6. La loi fixait la manière de tuer les victimes, afin d'exclure d'autres procédés en usage chez les idolâtres. On peut noter aussi, avec Maïmonide, que « la loi a fait choix, pour tuer les oiseaux, du procédé qui les fait le moins souffrir », celui qui, par conséquent, abîmait le moins les victimes et gardait les offrants d'une cruauté inhumaine.

7. Les animaux tarés sont d'ordinaire peu estimés, même selon l'estimation vulgaire, ils ne pouvaient donc pas être offerts en sacrifice à Dieu. Pour une raison analogue il était interdit « d'apporter à la maison de Dieu le gain d'une prostituée ou le salaire d'un chien » (Dt 23, 18), ou même d'offrir des animaux ayant moins de six jours, car jusqu'à cet âge on les considérait comme des avortons, manquant de fermeté et encore mal constitués.

8. On connaissait trois sortes de sacrifices L'holocauste, d'un mot grec voulant dit « entièrement brûlé », où la victime était intégralement consumée, était offert à Dieu spécialement en signe de révérence envers sa majesté, et d'amour pour sa bonté. Il correspondait à l'état de perfection dans l'accomplissement des conseils. Tout était consumé afin de montrer que, comme la victime s'élevait vers le ciel intégralement réduite en fumée, de même l'homme tout entier avec tout ce qui lui appartient est soumis au domaine divin et doit être offert à Dieu.

En second lieu, le sacrifice pour le péché, ou sacrifice expiatoire, était offert à Dieu lorsqu'un péché avait besoin d'être remis; il correspondait à l'état des pénitents qui satisfont pour leurs péchés. On y distinguait deux parts, l'une qui était brûlée, l'autre qui était affectée à la consommation des prêtres, pour faire voir que Dieu purifiait des péchés par le ministère des prêtres. Toutefois, lorsque ce sacrifice était offert pour une faute du peuple dans son ensemble, ou pour la faute particulière du prêtre, tout était consumé, car il ne devait rien revenir au prêtre des offrandes faites pour son péché; autrement quelque chose du péché, fût demeuré en lui; et d'ailleurs cela n'eût pas satisfait pour le péché, parce que, si ceux qui sacrifiaient pour le péché avaient bénéficié de ce qu'ils offraient, c'eût été comme s'ils ne l'avaient pas offert.

Enfin on appelait victime pacifique le sacrifice offert à Dieu en action de grâce, ou pour le salut et la prospérité de ceux qui l'offraient, c'est-à-dire au titre d'un bienfait reçu ou à recevoir. Il correspondait à l'état des progressants dans la pratique des commandements. Et cette victime se divisait en trois parts: l'une était brûlée en l'honneur de Dieu, une autre affectée à la consommation des prêtres, et la troisième remise à la disposition des offrants. Cela signifiait que le salut descend de Dieu aux hommes, sous la direction des ministres de Dieu, et avec le concours de ceux-là mêmes qui sont sauvés.

En règle générale, le sang et la graisse n'étaient mis à la disposition ni des prêtres ni des offrants: le sang était versé sur la base de l'autel en l'honneur de Dieu et la graisse brûlée dans le feu. On en peut

Page 240: Ia.-IIae (2)

donner plusieurs raisons: 1° Ce fut d'abord pour écarter le risque d'idolâtrie, car les sectateurs des idoles buvaient le sang et mangeaient la graisse des victimes, comme il ressort du Deutéronome (32, 38): « Ils mangeaient la graisse des victimes et buvaient le vin des libations. » 2° Cela contribuait à l'honnêteté des moeurs. Il leur était interdit de boire le sang, afin de les détourner de verser le sang humain, comme on le lit dans la Genèse (9, 4) où Dieu dit à Noé . « Vous ne mangerez pas la chair avec le sang, et le sang de vos vies à vous, j'en demanderai compte. » La consommation des graisses leur était interdite pour les garder de toute sensualité: « Vous mettiez à mort ce qui était gras », leur reproche Ézéchiel (34, 3). 3° La révérence envers Dieu l'exigeait, parce que le sang est ce qu'il y a de plus nécessaire à la vie, aussi dit-on que l'âme est dans le sang; quant à la graisse, elle dénote un surplus de matières nutritives. Aussi on répandait le sang et on brûlait la graisse en l'honneur de Dieu, pour marquer que de lui nous vient la vie, avec l'abondance des biens. 4° Enfin cette pratique préfigurait l'effusion du sang du Christ et la succulence de la charité avec laquelle il s'offrit à Dieu pour nous.

Dans les sacrifices pacifiques, le prêtre recevait pour sa consommation le poitrail et la cuisse droite, pour éviter certaines formes de divination qu'on appelle spatulomancie -et qui mettait en oeuvre les omoplates des victimes ainsi que l'os de la poitrine. Ces parties n'étaient donc pas remises aux offrants. En même temps cette poitrine, signe du coeur qui l'habite, montrait que la sagesse du coeur était indispensable au prêtre pour instruire le peuple, tandis que la cuisse droite évoquait la force qui lui était nécessaire pour corriger les défauts.

9. Parce que l'holocauste était le plus parfait des sacrifices, l'offrande d'un mâle y était de rigueur, car la femelle est un animal imparfait. L'offrande de tourterelles et de colombes était autorisée chez les pauvres qui ne pouvaient offrir des animaux plus importants. Et l'on conçoit que ces oiseaux n'étaient jamais offerts en victimes pacifiques, celles-ci étant toujours offertes spontanément sans qu'on y fût obligé, mais bien en holocauste ou pour le péché, sacrifices obligatoires en certains cas. Ajoutons que les hauteurs où ces oiseaux prennent leur essor s'accordent à la sublimité de l'holocauste, et que le caractère plaintif de leur chant convient à des victimes offertes en sacrifice pour le péché.

10. Parmi les victimes offertes en sacrifice, l'holocauste a la première place: il était intégralement consumé en l'honneur de Dieu et rien n'en était mangé. La victime offerte en sacrifice pour le péché tenait le second rang en sainteté: elle était mangée mais seulement dans l'enceinte du temple, par les prêtres et le jour même du sacrifice. En troisième lieu venaient les victimes pacifiques d'action de grâce, mangées le jour même, mais dans toute la ville de Jérusalem. Au dernier rang se tenaient les victimes pacifiques offertes en sacrifice votif, et qui pouvaient être mangées le lendemain. Cet ordre n'est pas sans raison: car l'homme est premièrement lié envers Dieu à cause de la majesté divine, ensuite à cause des péchés qu'il a commis, puis à cause des bienfaits qu'il a reçus et enfin à cause des bienfaits qu'il espère.

11. La gravité du péché dépend de la condition du pécheur, on le sait. Aussi était-il prescrit d'offrir une victime différente pour le péché d'un prêtre et d'un prince, ou pour celui d'un simple particulier. Remarquons toutefois avec Maïmonide que « plus le péché était grave, plus l'animal offert était de vile espèce; et il explique que pour l'idolâtrie, crime le plus grave, on offrait une chèvre, le plus vil des animaux; que si un prêtre avait péché par ignorance, il offrait un jeune taureau, et qu'un prince ayant péché par négligence offrait un bouc.

12. La loi a voulu tenir compte de la pauvreté de ceux qui offraient des sacrifices en décidant que celui qui ne pourrait disposer d'un quadrupède offrirait du moins un oiseau, à défaut d'oiseau au moins un pain, et à défaut de pain au moins de la farine ou des épis. Le sens figuratif de ces dispositions est que le pain signifie le Christ, appelé « pain de vie » dans S. Jean (6, 41.51); au temps de la loi naturelle, le Christ était encore caché dans la foi des Pères comme le grain dans l'épi; il était comme en farine dans l'enseignement des prophètes de la loi; ce pain fut façonné lorsque fut assumée la nature humaine et subit l'action du feu, successivement cuit au four, c'est-à-dire formé par le Saint-Esprit dans les

Page 241: Ia.-IIae (2)

entrailles virginales, cuit à la poêle par les peines qu'il endura ici-bas, et consumé en quelque sorte sur le gril par la crucifixion.

13. Certains produits de la terre entrent dans la consommation humaine au titre d'aliments: cette catégorie était représentée dans les offrandes par le pain. D'autres comme boissons, catégorie représentée par le vin. Les condiments fournissaient aux sacrifices l'huile et le sel. On offrait enfin l'encens qui est utilisé en médecine pour ses propriétés aromatiques et astringentes. Or le pain représente la chair du Christ, le vin son sang, instrument de notre rédemption; la grâce du Christ est figurée par l'huile, sa science par le sel, sa prière par l'encens.

14. Le miel ne paraissait pas dans les sacrifices offerts à Dieu, parce qu'il était d'usage courant dans les sacrifices idolâtriques, et aussi parce que ceux qui veulent offrir un sacrifice à Dieu doivent s'abstenir de toute douceur ou plaisir sensible. Pas de levain non plus, à cause du danger de corruption et peut-être, ici encore, parce qu'on en offrait d'ordinaire dans les sacrifices idolâtriques. On offrait le sel qui empêche la putréfaction, puisque les sacrifices divins doivent être sans tache; d'ailleurs le sel signifie le discernement de la sagesse et aussi la mortification de la chair. - Quant à l'encens, on l'offrait pour marquer la dévotion du coeur, nécessaire à qui offre un sacrifice, et pour désigner aussi le parfum d'une bonne réputation: car l'encens est onctueux et odoriférant. Si l'on n'offrait pas d'encens dans le sacrifice de jalousie, c'est que celui-ci ne s'inspirait pas de la dévotion, mais du soupçon.

ARTICLE 4: Peut-on assigner une raison d'être certaine à ce qui relève des réalités sacrées?

Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse assigner une raison d'être suffisante à ce qui dans l'ancienne loi, concernait les réalités sacrées. S. Paul dit, dans le livre des Actes (17, 24): « Dieu qui a fait le monde et tout ce qu'il renferme, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite pas dans des temples faits de main d'homme. » La loi ancienne a donc eu tort d'établir un tabernacle ou un temple pour le culte de Dieu.

2. Il était réservé au Christ de modifier le régime de la loi ancienne. Si donc ce régime était symbolisé par la tente (ou le tabernacle), c'était le modifier indûment que de bâtir un temple.

3. La loi divine doit avant tout engager les hommes à rendre un culte à Dieu. Mais ce culte ne peut se développer que si l'on multiplie les autels et les temples, comme on le voit sous la loi nouvelle. Il semble donc que la loi ancienne n'aurait pas dû admettre un seul temple ou un seul tabernacle, mais un grand nombre.

4. Le tabernacle ou le temple étaient ordonnés au culte de Dieu. Mais en Dieu il faut vénérer avant tout l'unité et la simplicité. On ne voit donc pas pourquoi il convenait que le temple ou le tabernacle fussent divisés par des voiles.

5. La puissance du premier moteur qui est Dieu, fait sa première apparition du côté de l'orient, où commence le premier mouvement. Si le tabernacle était institué pour adorer Dieu, il devait donc être tourné vers l'orient plutôt que vers l'occident.

6. Aux termes de l'Exode (20, 4), le Seigneur avait interdit « de faire aucune image taillée ou autre représentation »; il ne convenait donc pas qu'il y eût dans le tabernacle ou dans le temple des images sculptées de chérubins, sans compter l'arche et le propitiatoire, le chandelier, la table et les deux autels, car leur présence n'avait aucun motif raisonnable.

7. Selon l'Exode (20, 24), le Seigneur avait dit: « Vous me ferez un autel de terre... et vous n'y monterez pas par des marches. » Or un peu plus loin la loi demande que l'autel soit fait de bois lamé

Page 242: Ia.-IIae (2)

d'or ou d'airain et elle le prévoit d'une hauteur telle qu'on ne puisse y accéder que par des degrés: « Tu me feras un autel de bois d'acacia, il aura cinq coudées de long, autant de large et trois coudées de haut, et tu le recouvriras d'airain » (Ex 27, 1); et plus loin: « Tu feras un autel de bois d'acacia et tu le recouvriras d'or fin » (Ex 30, 1).

8. Il ne doit y avoir rien de superflu dans les oeuvres de Dieu, puisqu'il en est déjà ainsi dans les oeuvres de la nature. Or une tente ou une maison n'exige qu'une couverture. Il n'y avait donc pas besoin, pour le tabernacle (qui est une tente), de plusieurs revêtements superposés, en lin, en poil de chèvre, en peaux de bélier teintes en rouge et en peaux de dauphin.

9. La consécration extérieure signifie la sainteté intérieure qui a son siège dans l'âme. Il ne convenait donc pas que l'on consacrât le tabernacle et ses fournitures, qui sont des objets inanimés.

10. On lit dans le Psaume (34, 2) « Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange est à tout moment dans ma bouche. » Il ne convenait donc pas de réserver à certains jours déterminés la célébration des fêtes qui ont pour objet de louer Dieu. Tout cela donne à penser que les dispositions cérémonielles relatives aux réalités sacrées ne comportent pas d'explication satisfaisante.

En sens contraire, on dit dans l'épître aux Hébreux (8, 4 s): « Ceux qui offrent des oblations selon la loi effectuent le service d'une copie et d'une ombre des réalités célestes, selon la réponse donnée à Moïse lorsqu'il dut confectionner le tabernacle: "Regarde, lui dit Dieu, et fais tout suivant le modèle qui t'a été présenté sur la montagne." » Exprimer l'image des réalités célestes 21 est éminemment raisonnable; par conséquent les prescriptions dont nous nous occupons étaient raisonnablement fondées.

Réponse: L'ensemble du culte extérieur a pour principale raison d'être d'inculquer aux hommes la révérence envers Dieu. Or le coeur humain est ainsi fait qu'il a moins d'égard pour ce qui se tient dans l'ordre commun et ordinaire, mais qu'il est pénétré d'étonnement et de respect devant une supériorité qui tranche sur le reste. C'est si vrai que l'usage s'est instauré partout, pour inspirer aux sujets le respect des princes et des rois, de revêtir ceux-ci d'ornements plus précieux et de mettre à leur disposition des demeures plus vastes et plus belles. Telle est la raison pour laquelle furent affectés au culte de Dieu certains temps déterminés, une tente spéciale, une vaisselle spéciale et des ministres spéciaux. Ainsi les esprits seraient-ils incités envers Dieu à plus de révérence. - D'autre part, on l'a dit, le régime de la loi ancienne avait été fondé pour figurer le mystère du Christ. Or il faut bien que ce qui doit figurer quelque chose comporte un élément caractéristique par lequel il en éveille précisément l'idée. Il fallait donc qu'il y eût certaines dispositions particulières en matière de culte divin.

Solutions: 1. Le culte divin intéresse à la fois Dieu qui est honoré, et les hommes qui honorent Dieu. Dieu, à qui s'adresse le culte, n'est enclos dans aucun lieu corporel, et ce n'est nullement à cause de lui qu'il fallut un tabernacle ou un temple. Mais les hommes qui rendent le culte sont dotés d'un corps, et c'est pour eux qu'il fallut installer un tabernacle ou un temple spécial pour le culte divin. Tout d'abord afin que les gens qui se rassembleraient dans un tel lieu y apportent une dévotion plus grande à la pensée qu'il était affecté au culte de Dieu; et ensuite parce que l'aménagement même de ce temple ou de ce tabernacle pourrait évoquer par certains traits l'excellence de la divinité ou de l'humanité du Christ.

C'est ce que veut dire Salomon (1 R 8, 27) « Si le ciel et la terre ne peuvent te contenir, que dire de cette demeure que je t'ai édifiée? » Et il ajoute: « jette les yeux sur cette maison dont tu as dit: "Là sera mon nom", et exauce la supplication de ton serviteur et de ton peuple Israël. » Cela montre que le sanctuaire n'a pas été instauré comme la demeure où Dieu serait contenu, comme s'il l'habitait corporellement, mais pour que « le nom de Dieu y réside », c'est-à-dire pour qu'à la lumière de ce qu'on y dirait ou ferait, Dieu y soit connu,, et aussi pour que, le caractère sacré du lieu excitant la dévotion, les prières qui y seraient faites soient plus dignes d'être exaucées.

Page 243: Ia.-IIae (2)

2. Le statut de la loi ancienne ne fut pas modifié avant le Christ en ce qui touche l'accomplissement de la loi, car le Christ seul l'a accomplie; mais il connut des changements en ce qui concerne la situation du peuple soumis à la loi. Le peuple vécut d'abord dans le désert, sans demeure fixe; il soutint ensuite une série de guerres avec les nations voisines; c'est à la fin, aux temps de David et de Salomon, que ce peuple a joui d'une paix véritable. Et c'est alors pour la première fois que le temple fut bâti, à l'endroit que, sur l'indication divine, Abraham avait marqué pour le sacrifice. On lit en effet dans la Genèse (22, 2) que le Seigneur ordonna à Abraham d'offrir son fils en holocauste « sur celle des montagnes que je t'indiquerai »; après quoi Abraham « appela ce lieu: "Le Seigneur voit" », comme si Dieu avait d'avance jeté les yeux sur cet endroit pour l'affecter au culte divin. Aussi le Deutéronome (12, 5) dit-il: « Vous viendrez au lieu que le Seigneur votre Dieu aura choisi et vous y offrirez vos holocaustes et vos victimes. »

Si ce lieu n'avait pas pu être marqué par la construction d'un temple avant l'époque royale, Maïmonide en donne trois raisons: ce lieu ne devait pas tomber au pouvoir des païens, il ne devait pas non plus être ravagé par les païens, et enfin il ne fallait pas qu'une des tribus voulût posséder ce lieu sur son territoire, ce qui eût provoqué contestations et disputes. Le temple ne fut donc construit que lorsque le peuple eut un roi capable d'apaiser ces contestations. Auparavant le culte divin utilisait le tabernacle, une tente que l'on transportait d'un endroit à l'autre, si bien qu'apparemment il n'existait encore aucun lieu déterminé pour le culte divin. Et voilà ce qui explique au sens littéral la différence du tabernacle et du temple.

Mais on peut discerner de cette dualité une raison figurative dans le symbolisme des deux statuts. Le tabernacle mobile signifie la condition changeante de la vie humaine, tandis que le temple, fixé et stable, signifie la condition de la vie future qui exclut tout changement. A quoi se rattache le fait que, dans la construction du temple, « on n'entendit aucun bruit de marteau ou de hache », ce qui signifie qu'aucun trouble ou tumulte n'affectera la vie future. - D'une autre façon, le tabernacle représente le régime de la loi ancienne, et le temple de Salomon celui de la loi nouvelle, car les Juifs ont travaillé seuls à la construction du tabernacle, tandis que les païens, venus de Tyr et de Sidon, prirent part à l'édification du temple.

3. L'unité du sanctuaire se justifie par une raison littérale, et par une raison figurative. La raison littérale était d'exclure l'idolâtrie. Or les païens élevaient pour chacun de leurs dieux des temples différents; donc, pour affermir dans les âmes la foi en l'unité divine, Dieu voulut que les sacrifices lui fussent offerts en un lieu unique. De plus, cette règle donnait à entendre que le culte corporel n'avait pas de valeur par lui-même, et elle détournait le peuple de sacrifier n'importe quand et n'importe où. Au contraire, le culte de la loi nouvelle, où le sacrifice contient la grâce spirituelle, a valeur par lui-même aux yeux de Dieu, et la multiplication des autels et des temples est agréée dans la loi nouvelle. Quant au culte spirituel consistant dans l'enseignement de la loi et des prophètes, dès la loi ancienne divers lieux lui étaient affectés, où l'on se réunissait pour louer Dieu: on les appelait synagogues, comme aujourd'hui on appelle églises les lieux où le peuple chrétien se rassemble pour louer Dieu. On voit par là que nos églises ont succédé et au Temple et aux synagogues, parce que le sacrifice de l'Église est spirituel et qu'il n'y a plus sujet pour nous de distinguer le lieu du sacrifice et le lieu de l'instruction. - La raison figurative de l'unité du sanctuaire pouvait être de signifier l'unité de l'Église militante ou triomphante.

4. Alors que l'unité du temple ou du tabernacle représentait l'unité de Dieu ou celle de l'Église, les divisions du temple ou du tabernacle représentaient les différentes catégories d'être soumis à Dieu et que nous utilisons comme degrés pour nous élever à la révérence due à Dieu. Le tabernacle était distribué en deux parties: l'une, vers le couchant, s'appelait le Saint des saints; l'autre, vers l'orient, le Saint, précédé lui-même d'un vestibule. Or cette distribution comporte une double explication.

- Dans la première, on considère le tabernacle selon qu'il est ordonné au culte divin. En ce sens, ses différentes parties représentaient les différentes parties de l'univers: le Saint des saints figurait la

Page 244: Ia.-IIae (2)

région supérieure des substances spirituelles, et le Saint représentait le monde corporel. Le Saint était donc séparé du Saint des saints par un voile de quatre couleurs désignant les quatre éléments: le lin blanc, né de la terre, représente celle-ci; le pourpre désigne l'eau, car elle est extraite de coquillages qu'on trouve dans la mer; l'hyacinthe symbolise l'air par sa couleur azurée; le cramoisi teint deux fois évoque le feu. Et tout cela parce que la matière des quatre éléments est comme un voile qui nous cache les substances spirituelles. - Le grand prêtre était donc seul à entrer, une fois l'an, dans l'intérieur du tabernacle, c'est-à-dire dans le Saint des saints, pour marquer que l'accès à ces régions supérieures constitue la perfection finale de l'homme. Mais dans le tabernacle extérieur, c'est-à-dire dans le Saint, les prêtres entraient tous les jours, tandis que le peuple n'avait accès qu'au vestibule: car le vulgaire peut bien percevoir les réalités corporelles, mais seuls les sages parviennent à la contemplation de leurs raisons profondes.

Passant à l'interprétation figurative, par le tabernacle extérieur, ou Saint, on symbolise le statut de la loi ancienne, comme il ressort de l'épître aux Hébreux (9,6 s), puisque « les prêtres y entraient constamment pour exercer leur fonction de sacrificateurs ». Au contraire, le tabernacle intérieur, ou Saint des saints, signifie la gloire du ciel, ou encore la condition spirituelle de la nouvelle loi, qui est comme le prélude de la gloire future, et le Christ nous en a ouvert l'entrée, ce que figurait l'entrée du grand prêtre, seul, une fois l'an, dans le Saint des saints. - Pour le voile, il figurait le mystère des sacrifices spirituels cachés sous les sacrifices antiques. Quant à son quadruple coloris, le lin blanc désignait la pureté de la chair, la pourpre le martyre enduré pour Dieu par les saints, le cramoisi teint deux fois la double charité envers Dieu et envers le prochain, l'hyacinthe la méditation des réalités célestes. - Mais dans la loi ancienne, autre était la condition du peuple, autre celle des prêtres. Le peuple apercevait les sacrifices corporels offerts dans le vestibule, mais les prêtres apercevaient le sens des sacrifices car ils possédaient une foi plus explicite dans les mystères du Christ. C'est pourquoi ils entraient dans le tabernacle extérieur. Un rideau séparait celui-ci du vestibule, car certains aspects du mystère chrétien, cachés aux yeux du peuple, étaient connus des prêtres sans toutefois leur être aussi pleinement révélés qu'ils le furent plus tard sous la nouvelle alliance, comme il ressort de l'épître aux Éphésiens (3, 5).

5. La règle de se tourner vers l'occident pour adorer fut introduite dans la loi pour combattre l'idolâtrie, vu que tous les païens adoraient le soleil en se tournant vers l'orient. Ézéchiel (8, 16) dénonce certains individus « qui avaient tourné le dos au temple du Seigneur et, la face vers l'orient, adoraient le soleil à son lever ». Pour éviter cette pratique, le Saint des saints occupait la partie occidentale du tabernacle, et l'on adorait dans cette direction.

On peut aussi admettre une raison figurative tout le régime ancien du tabernacle tendait à figurer la mort du Christ, symbolisée par le coucher du soleil à quoi fait allusion le Psaume (68,5): « Celui qui s'élève au-dessus du couchant, celui-là s'appelle le Seigneur. »

6. Si nous considérons les objets qui se trouvaient dans le tabernacle, nous pouvons en donner une double raison: littérale et figurative.

1° La raison littérale se rapporte au culte de Dieu.

a) Nous venons de voir que le tabernacle intérieur, ou Saint des saints, représentait le monde supérieur des substances spirituelles; il contenait donc trois objets: l'arche d'alliance, dans laquelle se trouvait une urne d'or renfermant de la manne, le bâton d'Aaron qui avait fleuri et les tables où étaient écrits les dix commandements de la loi. L'arche était placée entre deux chérubins qui se faisaient face, et sur l'arche se trouvait une sorte de table appelée « propitiatoire », posée sur les ailes des chérubins et comme portée par eux, si bien qu'on se la représentait comme le trône de Dieu, du haut duquel, à la prière du grand prêtre, il se rendait « propice » au peuple, ce qui explique son nom. Il semblait donc que Dieu fût porté par les chérubins comme par des serviteurs, et l'arche d'alliance se présentait comme l'escabeau de celui qui était assis sur le propitiatoire. - Or, ces trois objets désignent trois

Page 245: Ia.-IIae (2)

sortes de réalités qui appartiennent au monde supérieur. Dieu d'abord, qui est au-dessus de tout et qui dépasse la compréhension de toute créature. Et c'est pourquoi il n'y avait de Dieu aucune représentation, afin de signifier qu'il est invisible; mais on représentait son siège, car la créature, qui, efie, peut être saisie, est soumise à Dieu comme le siège l'est à celui qui y est assis. Il y a en second lieu dans ce monde supérieur les substances spirituelles, qu'on appelle les anges, représentés par les deux chérubins; ils se font vis-à-vis, pour marquer l'harmonie qui règne entre eux, comme on le lit au livre de Job (25, 2): « Dieu fait régner l'harmonie dans les hautes demeures. » Et l'on ne pouvait se contenter d'un seul chérubin pour cette autre raison que la multitude des esprits célestes devait être évoquée, détournant ainsi de leur vouer un culte ceux qui avaient appris à vénérer le Dieu unique. Enfin, dans ce monde intelligible, sont de quelque façon enfermées, comme la raison de l'effet dans sa cause et la raison de l'oeuvre dans la pensée de l'artiste, les raisons de tous les êtres qui se réalisent dans ce monde. Et telle était la signification de l'arche, car les trois objets qu'elle renfermait représentent les trois grandeurs suprêmes de l'ordre humain: la sagesse évoquée par les tables de l'alliance, le pouvoir signifié par le bâton d'Aaron, la vie figurée par la manne qui en fut le soutien. - Ou bien ces trois objets signifiaient trois attributs divins, si l'on voit dans les tables la sagesse, dans le bâton la puissance, et dans la manne la bonté (à cause de son goût agréable, et parce que Dieu l'avait donnée à son peuple par miséricorde, si bien qu'on en conservait pour rappeler la miséricorde divine). - Cette triple figure se retrouve dans la vision d'Isaïe qui, en effet, « vit le Seigneur assis sur un trône haut et élevé », et « des Séraphins qui l'entouraient », et « la maison toute remplie de la gloire de Dieu », ce qui faisait dire aux Séraphins: « Toute la terre est remplie de sa gloire. » - On le voit, les Séraphins n'étaient pas là pour être adorés, car le premier précepte l'interdisait, mais, comme on vient de le dire, pour signifier leur qualité de serviteurs.

b) Le tabernacle extérieur, qui représentait le monde où nous sommes, contenait aussi trois objets: l'autel des parfums, juste en face de l'arche; la table où étaient posés les douze pains de proposition, vers le nord; le chandelier, vers le sud. Ils correspondaient aux trois objets renfermés dans l'arche, mais leur symbolisme était plus apparent. En effet, pour que la sagesse humaine, personnifiée par les prêtres accédant au tabernacle, parvienne à saisir les raisons des choses, ces raisons doivent en venir à se révéler plus clairement qu'elles ne font dans la pensée de Dieu ou des anges. Et donc le chandelier désignait, à la manière d'un signe sensible, la sagesse exprimée en termes intelligibles dans les tables de la loi. L'autel des parfums signifiait le ministère des prêtres à qui il appartient de mener le peuple à Dieu, ce qui était aussi la signification du bâton d'Aaron: sur cet autel en effet on brûlait un encens de bonne odeur qui représentait la sainteté d'un peuple agréable à Dieu, selon l'Apocalypse (8,4) qui compare la fumée des parfums aux bonnes oeuvres de saints. Et ce n'est pas sans raison que la dignité sacerdotale était signifiée dans l'arche par le bâton et dans le tabernacle extérieur par l'autel des parfums, car le prêtre, médiateur entre Dieu et le peuple, gouverne d'une part celui-ci au nom de l'autorité divine, ce qui est marqué par le bâton, et d'autre part fait monter vers Dieu, comme sur l'autel des parfums, l'offrande des fruits de son ministère, c'est-à-dire la sainteté du peuple. - La table des pains, comme la manne, représente l'aliment de la vie, mais le pain est une nourriture plus ordinaire et plus grossière, la manne est plus savoureuse et plus délicate. - Il convenait que le chandelier fût placé au sud et la table au nord, s'il est vrai que le midi est la partie droite et le nord la partie gauche de l'univers, comme le pense Aristote; car la sagesse ainsi que les autres biens spirituels méritent d'être à droite et la nourriture temporelle à gauche, suivant le mot des Proverbes (3, 16): « A sa gauche sont la richesse et la gloire. » Quant au pouvoir sacerdotal, il occupe le milieu entre les biens temporels et la sagesse spirituelle, parce qu'il dispense celle-ci comme ceux-là.

On peut d'ailleurs donner de tous ces objets une explication plus littérale encore. L'arche renfermait les tables de la loi, pour éviter que la loi ne tombât dans l'oubli, selon l'Exode (24, 12): « Dieu dit à Moïse: je te donnerai deux tables de pierre avec la loi et les dix commandements que j'ai écrits, et tu en instruiras les fils d'Israël. » - Le bâton d'Aaron y était placé pour réprimer au sein du peuple tout dissentiment relatif au sacerdoce d'Aaron, comme nous lisons dans les Nombres (17,10): « Replace, dit encore Dieu à Moïse, le bâton d'Aaron dans le tabernacle du témoignage, pour qu'il soit gardé en signe de la rébellion des fils d'Israël. » - La manne, à son tour, était conservée dans l'arche pour

Page 246: Ia.-IIae (2)

rappeler le bienfait accordé par le Seigneur à son peuple dans le désert, comme il est raconté dans l'Exode (16,32): « Emplis de manne un gromor, et qu'on le garde à l'avenir pour que les générations futures sachent de quel pain je vous ai nourris dans le désert. » - Le chandelier était destiné à l'ornementation du tabernacle, un brillant éclairage contribuant à la splendeur d'une maison. Au dire de Josèphe ses sept branches évoquaient les sept planètes qui éclairent l'univers. C'est pourquoi le chandelier était placé au sud, vu que pour nous la course des planètes commence de ce côté. - L'autel des parfums était destiné à entretenir constamment dans le tabernacle un nuage d'agréable odeur, tant à cause de la vénération due au lieu que pour combattre une puanteur rendue inévitable par le sang versé et les bêtes immolées. Ce qui sent mauvais, on le repousse en effet comme de l'ordure, tandis qu'on attache un prix spécial à ce qui sent bon. - La table était là pour signifier que les prêtres affectés au service du temple devaient trouver dans le temple leur subsistance, c'est pourquoi les douze pains qu'elle portait, en mémoire des douze tribus, ne devaient être consommés que par les prêtres, comme dit S. Matthieu (12,4). La table n'était pas placée en plein milieu devant le propitiatoire, car il fallait exclure un rite idolâtrique: dans leurs fêtes en l'honneur de la lune, les païens avançaient une table en face de leur idole ce qui faisait dire à Jérémie (7, 18): « Les femmes pétrissent la pâte pour faire des galettes à la reine du ciel. »

c) Dans le vestibule enfin, en dehors du tabernacle, se trouvait l'autel des holocaustes où l'on offrait à Dieu en sacrifice certains biens appartenant au peuple. Le peuple qui les offrait à Dieu par le ministère des prêtres avait donc accès au vestibule, tandis que seuls les prêtres, à qui il appartenait d'offrir le peuple à Dieu pouvaient s'approcher de l'autel intérieur où l'on offrait à Dieu précisément la dévotion et la sainteté du peuple. Mais cet autel était placé dans le vestibule, en dehors du tabernacle, pour écarter le culte idolâtrique, car les païens, pour sacrifier aux idoles, dressaient leurs autels à l'intérieur des temples.

2° Le sens figuratif de toutes ces prescriptions peut se dégager du rapport que le tabernacle soutient avec le Christ qu'il figurait. Mais observons que plusieurs sortes de figures ont été voulues dans le temple pour symboliser le Christ, afin de marquer ainsi l'insuffisance des figures légales. Le Christ est en effet désigné par le propitiatoire, parce qu'il est, selon l'expression de S. Jean dans sa première épître (2,2), « propitiation pour nos péchés ». - Ce propitiatoire est à juste titre porté par les chérubins, parce qu'il est écrit dans l'épître aux Hébreux (1,6): « Que tous les anges l'adorent. » - Il est aussi désigné par l'arche, confectionnée de bois précieux, comme le corps du Christ était constitué de membres très purs; et toute couverte d'or, comme le Christ était rempli de sagesse et de charité, ce que symbolise l'or. On trouvait dans l'arche une urne d'or, c'est-à-dire une âme sainte, contenant la manne, c'est-à-dire « toute la plénitude de la divinité » (Col 2, 9). On y trouvait aussi le bâton d'Aaron, emblème du pouvoir sacerdotal, parce que le Christ a été fait « prêtre pour l'éternité » (He 6, 20); les tables de l'alliance, indiquant que le Christ est lui-même législateur. - Le Christ encore, lui qui a dit: « je suis la lumière du monde », est représenté par le chandelier, dont les sept lampes représentent les sept dons du Saint-Esprit. La table à son tour figure le Christ, nourriture spirituelle, lui qui a dit: « je suis le pain de vie », tandis que les douze pains de proposition désignent les douze Apôtres ou les articles qu'ils ont enseignés. On pourrait aussi voir dans le chandelier et dans la table la doctrine et la foi de l'Église, qui dispense aussi lumière et réfection spirituelle. - Et c'est encore le Christ qui est représenté par les deux autels des holocaustes et des parfums, car c'est par lui que nous devons offrir à Dieu toutes nos oeuvres vertueuses, soit celles qui mortifient notre chair en une offrande qui évoque l'autel des holocaustes, soit celles que, à un degré supérieur de perfection et par leurs désirs spirituels, les âmes avancées offrent à Dieu dans le Christ comme sur l'autel des parfums, selon l'exhortation de l'épître aux Hébreux (13, 15): « Offrons donc à Dieu par lui un sacrifice perpétuel de louange. »

7. Le Seigneur ordonna de construire un autel pour l'offrande des sacrifices et des dons, en vue de l'honneur de Dieu et pour la subsistance des ministres affectés au service du tabernacle. Or la construction de l'autel fut de la part du Seigneur l'objet de deux ordonnances. L'une est présentée par l'Exode au début de la loi (20, 24 s): Dieu y ordonne de faire un autel de terre, ou au moins de pierres brutes, et de ne pas le faire si élevé qu'on doive y monter par des degrés. Il s'agissait par là de

Page 247: Ia.-IIae (2)

repousser une pratique du culte idolâtrique, les païens construisant des autels ornés et fort élevés, où ils croyaient que résidait quelque chose de la sainteté et de la majesté divine. Pour un motif du même ordre, Dieu ordonna aussi selon le Deutéronome (16, 21): « Tu ne planteras pas de bois sacré ni aucun arbre près de l'autel du Seigneur ton Dieu », car les idolâtres sacrifiaient volontiers sous des arbres, pour l'agrément du site ombragé. - Mais ces prescriptions comportaient aussi une raison figurative: le Christ est notre autel et selon son humanité il nous faut confesser que sa nature charnelle est véritable, ce qui est faire un autel de terre; et selon sa divinité nous devons confesser qu'il est l'égal du Père, ce qui est ne pas monter à l'autel par des degrés. Et, de plus, auprès du Christ nous ne devons pas accueillir l'enseignement des païens qui porte au libertinage.

Mais une fois établi ce tabernacle pour l'honneur de Dieu, ces risques d'idolâtrie n'étaient plus à redouter. Aussi le Seigneur commanda-t-il de fabriquer en airain l'autel des holocaustes, exposé à la vue du peuple, et en or l'autel des parfums, visible aux seuls prêtres. L'airain n'est pas tellement précieux que le peuple pût de ce fait être tenté d'idolâtrie.

Cependant, à l'appui de ce précepte: « Tu ne monteras pas à mon autel par des degrés », l'Exode (20, 26) ajoute ce motif: « afin que ta nudité ne soit pas découverte ». On doit observer que cette prescription tendait, elle aussi, à combattre l'idolâtrie, car dans les cultes priapiques les païens découvraient leurs parties honteuses aux yeux du peuple. Ultérieurement il fut enjoint aux prêtres de revêtir des caleçons qui les couvraient, et il n'y eut plus d'inconvénient à établir cet autel élevé où les prêtres, au moment d'offrir le sacrifice, montaient par des gradins de bois, non pas fixes, mais mobiles.

8. Le gros oeuvre du tabernacle était constitué de panneaux posés de chant et recouverts intérieurement de certaines tentures où se mariaient quatre couleurs: de lin retors, de violet, de pourpre et de cramoisi teint deux fois. Ces tentures ne revêtaient que les parois, et le plafond était tendu d'un premier revêtement en peaux de dauphin violettes, puis d'un second revêtement en peaux de bélier teintes en rouge, et enfin d'un troisième en couvertures de poil de chèvre qui non seulement couvraient le dessus du tabernacle, mais retombaient jusqu'à terre en dissimulant extérieurement les panneaux du tabernacle. De tous ces revêtements, la raison littérale commune était de décorer et de protéger le tabernacle afin d'en inspirer le respect. Dans le détail, si l'on en croit certains auteurs, les tentures représentaient le ciel astral tout diapré d'étoiles diverses; les peaux de chèvre, les eaux qui sont au-dessus du firmament; les peaux teintes en rouge, le ciel empyrée où résident les anges; les peaux de teinte violette, le ciel de la sainte Trinité.

La raison figurative consiste à voir dans les panneaux qui formaient le tabernacle le symbole des fidèles du Christ qui constituent l'édifice de l'Église. Ces panneaux étaient antérieurement recouverts de tentures en quatre couleurs, à cause des quatre vertus qui décorent antérieurement les fidèles; car, au dire de la Glose, « le lin retors signifie la chair brillant de chasteté; le violet, l'âme avide des biens célestes; la pourpre, la chair soumise aux tortures; le cramoisi teint deux fois, l'âme qui à travers les tourments rayonne d'amour pour Dieu et pour le prochain ». Les revêtements du toit désignent les prélats et les docteurs en qui doivent briller des moeurs célestes, figurées par les peaux violettes; l'empressement au martyre, que figurent les peaux teintes en rouge; l'austérité de vie et le support des adversités, qui sont signifiés par les couvertures en poil de chèvre, exposées, comme l'explique la Glose, aux vents et à la pluie.

9. La consécration du tabernacle et de ses accessoires avait littéralement pour motif de leur attirer plus de respect, cette consécration les affectant au culte divin. - Au sens figuratif, elle signifiait la consécration spirituelle du tabernacle vivant, c’est-à-dire des fidèles qui constituent l'Église du Christ.

10. Il ressort du livre des Nombres (28 et 29) que la loi ancienne connaissait sept solennités revenant à date fixe, et une solennité ininterrompue. Il y avait en effet une fête continuelle, car tous les jours, soir et matin, on immolait un agneau et, par cette célébration ininterrompue du sacrifice perpétuel, était symbolisée la perpétuité de la béatitude divine.

Page 248: Ia.-IIae (2)

Parmi les fêtes périodiques, il y avait d'abord celle qui se renouvelait chaque semaine; C'était la solennité du sabbat, célébrée comme nous l'avons dit pour rappeler le souvenir de la création. - Une autre revenait chaque mois, c'était la néoménie, dont la célébration rappelait l'action du gouvernement divin, car en ce bas monde la plupart des changements sont liés à des mouvements lunaires. Et si l'on célébrait cette fête à la nouvelle lune et non pas à la pleine lune, c'était pour s'opposer au culte idolâtrique dont les sectateurs sacrifiaient à la lune en son plein. - Les deux bienfaits en question intéressant tout le genre humain, ces fêtes devaient revenir fréquemment.

Les cinq autres se célébraient une fois l'an et rappelaient le souvenir de bienfaits octroyés spécialement à ce peuple. La fête de Pâque, célébrée au premier mois, rappelait la délivrance de l'esclavage d'Égypte; la Pentecôte, cinquante jours plus tard, le don de la loi. Les trois dernières se célébraient toutes au cours du septième mois, qui comme le septième jour se passait chez les juifs presque entièrement en fêtes. Donc, le premier jour de ce mois avait lieu la fête des Trompettes, en souvenir de la délivrance d'Isaac au moment où Abraham aperçut un bélier pris par les cornes; celles-ci étaient évoquées par les cornes utilisées comme trompettes. - Mais cette fête des Trompettes n'était guère qu'une invitation à se préparer pour la suivante, la fête de l'Expiation, qui avait lieu le dixième jour du mois. Le bienfait qu'elle rappelait était qu'après l'adoration du veau d'or, Dieu, sur la prière de Moïse, avait fait grâce au peuple pour son péché. - Celui que rappelait la fête suivante, dite des Tentes, ou Scénopégie, et qui durait sept jours, était que Dieu avait protégé et guidé son peuple dans le désert, où l'on avait vécu sous la tente. Il fallait durant cette fête se munir du fruit d'un des plus beaux arbres, le citronnier, et d'une plante à l'épaisse frondaison, le myrte, tous deux dégageant un fort parfum; ainsi que de branches de palmiers et de saules du torrent, l'un et l'autre toujours verts et qui d'ailleurs pousseraient dans la terre promise. On signifiait par là qu'à travers un pays désert Dieu avait conduit son peuple vers une terre de délices. - Une autre fête, celle de l'Assemblée et de la Collecte, se célébrait le huitième jour, pendant laquelle on demandait au peuple de réunir toutes les ressources nécessaires aux dépenses du culte divin, ce qui représentait le bienfait de l'unité et de la paix assuré au peuple dans la terre promise.

Ces fêtes ont aussi une explication figurative. Le sacrifice quotidien symbolise la perpétuité du Christ, Agneau de Dieu, selon l'épître aux Hébreux (13,8): « Jésus Christ est le même hier, aujourd'hui et dans tous les siècles ». - Le sabbat désigne le repos spirituel qui nous est procuré par le Christ, comme le dit ailleurs (4,1-11) la même épître. - La Néoménie, qui marque le début d'une phase nouvelle de la lune représente les débuts de l'Église illuminée par le Christ lorsqu'il prêchait et faisait des miracles. - La fête de la Pentecôte désigne la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres. - La fête des Trompettes signifie la prédication apostolique. - La fête de l'Expiation, le peuple chrétien purifié de ses péchés par le Christ. La fête des Tentes montre ce peuple pérégrinant en ce monde, où il avance par le progrès dans les vertus. La fête de l'Assemblée et de la Collecte évoque le rassemblement des fidèles dans le Royaume des cieux, et c'est pourquoi cette fête était qualifiée de très sainte. D'autre part, ces trois dernières fêtes se suivaient sans interruption parce que, dès que les vices sont expiés, il faut croître dans la vertu jusqu'à ce qu'on parvienne à la vision de Dieu, comme il ressort du Psaume (84,8).

ARTICLE 5: Quelle est la raison d'être des sacrements de la loi ancienne?

Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse leur donner une raison d'être satisfaisante. En effet, les rites du culte divin ne doivent pas ressembler aux pratiques des idolâtres, car nous lisons (Dt 12,31): « Tu n'agiras pas ainsi avec le Seigneur ton Dieu: ce que les nations faisaient en l'honneur de leurs dieux, c'étaient toutes les abominations que le Seigneur a en horreur. » Mais les sectateurs des idoles, au cours de leurs cérémonies, se faisaient des incisions jusqu'à l'effusion du sang, comme on peut le lire au premier livre des Rois (18, 28): « Ils s'entaillaient selon leur coutume, avec des épées et avec des lances, jusqu'à être couverts de sang. » C'est pour cela que le Seigneur a prescrit (Dt 14,l): « Ne vous

Page 249: Ia.-IIae (2)

faites pas d'incisions et ne vous tondez pas pour un décès. » La loi prescrivant la circoncision n'était donc pas admissible.

2. Le déroulement du culte divin doit être empreint de noblesse et de gravité, selon le Psaume (35, 18): « je te rendrai grâce dans la grande assemblée. » C'est au contraire une manifestation de légèreté que de manger à la hâte, et l'on ne peut approuver le précepte (Ex 12, 11) qui enjoint de manger ainsi l'agneau pascal, sans compter beaucoup d'autres prescriptions alimentaires qui paraissent totalement dénuées de raison.

3. Les sacrements de la loi ancienne sont la figure des sacrements de la loi nouvelle. Donc, si l'agneau pascal représente le sacrement de l'eucharistie, comme il ressort de la première aux Corinthiens (5, 7): « Le Christ, notre Pâque, a été immolé », on s'attendrait à trouver aussi dans la loi des sacrements préfigurant les autres sacrements de la loi nouvelle, comme la confirmation, l'extrême onction, le mariage, etc.

4. On ne conçoit raisonnablement de purification que s'il y a mouillure. Mais aux yeux de Dieu rien de corporel n'est à considérer comme impur, puisque tout corps est une créature de Dieu et que, selon S. Paul (1 Tm 4, 4), « toute créature est bonne et il ne faut rien rejeter de ce qui est reçu avec action de grâce ». Il n'y avait donc aucune raison de se purifier pour avoir touché un cadavre ou toute autre impureté d'ordre physique.

5. - « L'impur, que peut-il purifier? » lisons-nous dans l'Ecclésiastique (34, 4). Or la cendre d'une vache rousse consumée par le feu était impure, puisqu'elle communiquait l'impureté; car le prêtre qui immolait la bête était souillé jusqu'au soir, de même celui qui la brûlait, et aussi celui qui en recueillait les cendres, comme dit le livre des Nombres (19,7 s.). On ne comprend donc pas le précepte de répandre cette cendre sur ceux qui sont souillés, pour les purifier.

6. Non seulement rien d'impur ne peut purifier l'homme, mais le péché n'est pas une réalité corporelle que l'on puisse transporter d'un lieu à un autre. Il est dès lors étrange de voir, pour l'expiation des péchés du peuple, le prêtre imposer les péchés des fils d'Israël à un bouc qui devait les emporter dans le désert; d'autant qu'on était souillé et qu'on devait laver dans l'eau son corps et ses vêtements, lorsque dans le rite des purifications on avait brûlé un autre bouc, en dehors du camp, en même temps qu'un veau.

7. Ce qui est déjà pur n'a plus besoin d'être purifié. Il est donc anormal, quand on a purifié la lèpre d'un homme ou d'une maison, de prescrire une autre purification (Lv 14).

8. Ce n'est pas une ablution corporelle ni le fait de raser des poils qui peut purifier d'une souillure spirituelle. On ne s'explique pas que le Seigneur ait ordonné de confectionner un bassin d'airain avec sa base, où les prêtres se laveraient les mains et les pieds au moment d'entrer dans le tabernacle, selon l'Exode (30); ou ce qui est demandé par le livre des Nombres (8, 7): que les lévites dussent être aspergés d'eau lustrale et rasés par tout le corps.

9. Le supérieur ne reçoit pas sa sainteté de l'inférieur. La consécration des prêtres et des grands prêtres telle que la décrit le Lévitique (8) ou celle des lévites telle que la présentent les Nombres (8, 5), ne pouvait donc raisonnablement se faire par des onctions corporelles ni par des sacrifices ou offrandes matérielles.

10. « L'homme, lisons-nous au premier livre de Samuel (16, 7), considère ce qui paraît, mais Dieu pénètre le coeur. » Or l'état du corps, ou les vêtements, ce sont choses qui paraissent extérieurement. Il n'y avait donc pas lieu de réserver aux prêtres de tout grade certains vêtements déterminés, dont le détail se trouve dans l'Exode (28). Il n'y avait non plus aucune raison d'interdire à quelqu'un le sacerdoce à cause d'une infirmité corporelle, comme le veut le Lévitique (21, 17): « Aucun homme

Page 250: Ia.-IIae (2)

d'entre les familles de la race n'offrira les pains à son Dieu s'il a quelque tare, s'il est aveugle, boîteux, etc. » Bref, les sacrements de la loi ancienne semblent dénués de tout fondement raisonnable.

En sens contraire, il est écrit au Lévitique (20, 8): « C'est moi, le Seigneur, qui vous sanctifie. » Mais rien de ce que Dieu fait n'est fait sans raison, comme le dit le Psaume (104, 24): « Tu as fait toutes choses avec sagesse. » Donc, dans les sacrements de la loi ancienne, qui étaient destinés à la sanctification des hommes, rien ne manquait de motif raisonnable.

Réponse: On l'a dit précédemment, le nom de « sacrements » appartient proprement aux rites consécratoires dont la vertu députait en quelque façon au culte divin. Or le culte divin regardait bien, d'une manière générale, le peuple tout entier, mais il regardait à un titre spécial les prêtres et les lévites, en qualité de ministres du culte. Il y avait donc, parmi les sacrements de la loi ancienne dont nous nous occupons, ceux qui intéressaient tout le peuple, et ceux qui étaient réservés aux ministres. Les uns et les autres satisfaisaient à une triple exigence. Il fallait d'abord mettre le sujet en état de rendre un culte à Dieu. En général et pour tous, cela se faisait par la circoncision, sans laquelle nul n'était admis à aucun des rites de la loi; et pour les prêtres, par la consécration sacerdotale. - En second lieu, il fallait exercer les actes caractéristiques du culte divin: c'était pour le peuple la manducation de l'agneau pascal, à quoi nul incirconcis n'était admis, comme le précise l'Exode (12, 43), et pour les prêtres c'était l'oblation des victimes et la consommation des pains de propositions et des autres dons qui leur revenaient. - Enfin, il fallait écarter tout ce qui pouvait leur interdire l'accès au culte divin, c'est-à-dire les impuretés. A cela répondait pour l'ensemble du peuple l'institution de purifications touchant certaines souillures extérieures, et les rites d'expiation des péchés; et pour les prêtres et lévites la règle de se laver les mains et les pieds et de se raser le poil.

Tout cela avait son explication raisonnable, soit littérale, en rapport avec le culte divin de l'époque, soit figurative, en rapport avec le Christ. On s'en convaincra en examinant le détail de ces dispositions.

Solutions: 1. La circoncision eut pour principale cause littérale d'être une protestation de la foi en un seul Dieu . Et parce que Abraham fut le premier à se séparer des infidèles en quittant sa maison et sa parenté, il fut le premier à recevoir la circoncision. Telle est la raison marquée par l'Apôtre (4, 9): « Abraham reçut le signe de la circoncision, sceau de la justice de la foi qu'il reçut incirconcis. » Comment cela? Il est écrit: « Sa foi lui fut comptée à justice » du fait que, « espérant contre l'espérance », c'est-à-dire par une espérance fondée sur la grâce contre une espérance fondée sur la nature, « il crut qu'il deviendrait le père de beaucoup de nations », alors qu'il était un vieillard et que sa femme était âgée et stérile. Pour que cette protestation de foi d'Abraham et le désir de l'imiter fussent ancrés au coeur des Juifs, ils reçurent dans leur chair un signe qu'ils ne pourraient oublier: « Mon alliance, dit Dieu, selon la Genèse (17, 13), sera dans votre chair une alliance éternelle. » La circoncision se pratiquait le huitième jour, parce que plus tôt l'enfant est encore fragile, qu'on aurait pu le blesser grièvement et qu'il n'était pas encore considéré comme pleinement constitué. L'offrande des animaux ne se faisait pas non plus avant le huitième jour. Mais on ne pratiquait pas plus tard le signe de la circoncision, parce que d'aucuns s'y seraient dérobés par crainte de la souffrance et que les parents auraient été tentés d'y soustraire leurs enfants, car ils ont pour eux plus d'affection à mesure qu'ils les voient grandir et qu'ils ont vécu davantage avec eux. - Une autre raison pouvait être d'affaiblir la concupiscence dans l'organe intéressé. - Une troisième de tourner en dérision les cultes de Venus et de Priape, qui vénéraient cette partie du corps. - Au reste, les entailles interdites par le Seigneur sont celles qui intervenaient dans les cultes idolâtriques et on ne peut leur assimiler la circoncision.

Selon le sens figuratif, la circoncision signifiait que le Christ devait supprimer toute corruption, ce qui sera complètement achevé au huitième âge du monde, celui de la résurrection. Et comme toute corruption de coulpe et de peine dérive en nous, par voie d'origine charnelle, du péché de notre premier père, la circoncision devait se faire au membre qui sert à la génération. C'est ainsi que l'entend S. Paul (Col. 2, 11): « Vous avez été circoncis dans le Christ, d'une circoncision où la main de

Page 251: Ia.-IIae (2)

l'homme n'est pour rien, et qui vous a dépouillés du corps charnel: telle est la circoncision de notre Seigneur jésus Christ. »

2. Le repas pascal avait pour raison littérale de, rappeler ce bienfait divin que fut la sortie d’Égypte, et ceux qui célébraient ce repas faisaient ainsi profession d'appartenir au peuple que Dieu s'était choisi en le tirant d'Égypte. Lors de cette délivrance, il fut prescrit aux Hébreux de frotter du sang d'un agneau le linteau des portes de leurs demeures, par quoi ils se désolidarisaient explicitement du rite des Égyptiens qui vénéraient le bélier. Et par suite, grâce au sang de l'agneau répandu ou frotté sur les linteaux, ils furent préservés de l'extermination qui allait frapper les Égyptiens.

L'exode d'Égypte offrait deux particularités: la hâte des partants, pressés par les Égyptiens de s'en aller au plus vite, comme le raconte le chapitre 12 de l'Exode, et le danger, pour celui qui ne se serait pas hâté de partir avec le gros du peuple, d'être tué par les Égyptiens. Cette hâte était désignée d'abord par la nature même des mets; il était prescrit de manger des pains sans levain, pour signifier que la pâte n'avait pu lever, les Égyptiens précipitant le départ; de manger la viande rôtie, manière la plus rapide de l'accommoder, et sans en briser un seul os, vu qu'on n'en avait pas le loisir. Le comportement des convives trahit aussi cette hâte: « les reins ceints, les sandales aux pieds, le bâton à la main, vous mangerez rapidement »; ce qui révèle à l'évidence des voyageurs sur le départ. Une autre prescription va dans le même sens: « Vous mangerez dans la maison même, et vous ne porterez pas de morceaux au-dehors », parce que l'urgence ne laissait pas le loisir d'échanger des politesses entre voisins. - L'autre trait de la sortie d'Égypte rappelé par ce repas, les amertumes dont ils avaient été abreuvés dans ce pays, était signifié par les herbes amères.

La raison figurative de la Pâque se découvre aisément: l'immolation de l'agneau représentait l'immolation du Christ, selon la formule de S. Paul: « Le Christ notre Pâque a été immolé » (1 Co 5, 7). Le sang de l'agneau, qui préservait de l'extermination ceux qui en avaient marqué le linteau de leur porte, signifie la foi en la passion du Christ dans le coeur et la bouche des croyants, foi qui nous délivre du péché et de la mort, comme le dit S. Pierre dans sa première lettre (1, 18): « Vous avez été rachetés par le sang précieux de l'Agneau sans tache. » Ces viandes qu'on mangeait signifiaient la manducation du Corps du Christ dans le Sacrement. On les mangeait rôties au feu, pour symboliser la passion ou la charité du Christ; avec du pain sans levain, pour représenter la pureté de vie des fidèles qui prennent le Corps du Christ, selon le mot de S. Paul (1 Co 5, 8): « Célébrons la Pâque avec les azymes de la pureté et de la vérité. » On y ajoutait les herbes amères, pour marquer qu'il est nécessaire à ceux qui prennent le Corps du Christ de se repentir de leurs péchés. Les reins doivent être ceints de la ceinture de chasteté. Les sandales aux pieds sont les exemples des Pères qui ont vécu autrefois. Les bâtons tenus à la main symbolisent la vigilance pastorale. Enfin, il est prescrit de manger l'agneau pascal dans la maison, c'est-à-dire dans l'Église catholique et non dans les conventicules des hérétiques.

3. Un certain nombre de sacrements de la loi nouvelle eurent dans la loi ancienne leur correspondant figuratif. La circoncision correspond au baptême, sacrement de la foi: « Vous avez reçu la circoncision de Notre Seigneur jésus Christ, ensevelis avec lui par le baptême » (Col 2, 11). Le repas de l'agneau pascal a pour pendant le sacrement de l'eucharistie dans la loi nouvelle. A l'ensemble des purifications de la loi ancienne répond maintenant le sacrement de pénitence, et à la consécration des pontifes et des prêtres le sacrement de l'ordre.

Mais le sacrement de la confirmation, signe de la plénitude de la grâce, ne pouvait avoir aucun correspondant parmi les sacrements de la loi ancienne; ce n'était pas encore le temps de la plénitude, puisque, dit l'épître aux Hébreux (7, 19), « la loi n'a amené personne à la perfection ». Pas davantage le sacrement de l'extrême-onction, parce qu'il dispose immédiatement à entrer dans la gloire et que sous la loi ancienne le prix n'était pas encore payé qui devait en ouvrir l'accès. - Quant au mariage, il existait bien sous la loi ancienne en tant que fonction de nature, mais non comme sacrement de l'union

Page 252: Ia.-IIae (2)

du Christ et de l'Église, cette union n'étant pas encore réalisée. C'est si vrai que la loi ancienne admettait l'acte de répudiation, ce qui contredit le sens même du sacrement.

4. Au sujet des purifications de la loi ancienne, on a vu dans la réponse qu'elles étaient destinées à écarter les empêchements à l'exercice du culte divin. Mais il y a deux sortes de culte: le culte spirituel qui consiste dans le don de l'esprit à Dieu et le culte corporel qui réside dans les sacrifices, offrandes, etc. L'empêchement au culte spirituel, c'est le péché par quoi les hommes étaient réputés souillés, comme par l'idolâtrie, l'homicide, l'adultère et l'inceste. De ces souillures les hommes se purifiaient au moyen de certains sacrifices offerts officiellement au nom de toute la collectivité, ou encore pour les péchés de simples particuliers. Non que ces sacrifices charnels eussent par eux-mêmes la vertu d'expier le péché, mais ils signifiaient l'expiation des péchés qui serait réalisée par le Christ, et à laquelle participaient déjà les anciens quand ils protestaient de leur foi au Rédempteur sous la figure des sacrifices.

Quant au culte extérieur, l'empêchement venait d'un certain nombre d'impuretés corporelles, qui pouvaient affecter les hommes, mais aussi, secondairement, les maisons, les vêtements, les animaux et les ustensiles. Les hommes pouvaient être réputés impurs pour une raison personnelle, ou par suite d'un contact avec des choses impures. Du premier point de vue, on considérait comme impur tout ce qui était déjà touché par la corruption ou qui en était menacé; il s'ensuit qu'un cadavre humain était considéré comme impur, car la mort est une corruption. De même, la lèpre étant provoquée par une corruption des humeurs qui s'échappent du corps et répandent une contagion, les lépreux étaient réputés impurs. Et de même les femmes, lorsqu'elles avaient un écoulement de sang, qu’il s’agisse d’une manifestation morbide ou d’un phénomène naturel comme lors de leurs règles ou de l'accouchement. Et pour la même raison étaient réputés impurs les hommes qui avaient un flux spermatique, que ce fût par maladie, ou dans une pollution nocturne ou dans l'acte générateur, car toute émission de liquide dans ces conditions entachait l'homme d'une sorte d'impureté. - En outre l'homme en contractait une s'il touchait quoi que ce fût d'impur.

Cette première catégorie d'impuretés avait une signification littérale aussi bien que figurative. Au sens littéral, elles accentuaient le respect dû au culte divin. En effet, on ne manie pas volontiers les objets précieux quand on est malpropre; en outre, les choses saintes étaient d'autant plus vénérées qu'on s'en approchait moins souvent, car, parvenant rarement à éviter tant d'occasions de souillure, on se trouvait rarement à même d'entrer en contact avec des réalités du culte divin et ainsi, quand cela arrivait, on le faisait avec plus de respect et d'un coeur plus humble. - Dans certains cas il y avait une autre raison littérale: éviter que certains ne soient écartés du culte divin parce qu'ils fuiraient la compagnie des lépreux ou d'autres malades du même genre, dont l'affection est horrible et contagieuse. - La raison, parfois encore, était d'évincer le culte idolâtrique, parce que les païens, dans le rituel de leurs sacrifices, usaient occasionnellement de sang et de sperme humain. - Toutes ces impuretés corporelles, du reste, se purifiaient par une simple aspersion d'eau ou, pour les plus importantes, par un sacrifice destiné à expier le péché qui avait provoqué l'infirmité en question.

Au sens figuratif ces impuretés extérieures représentaient divers péchés. La mort spirituelle provoquée en général par toute espèce de péché est signifiée par l'impureté du cadavre; celle de la lèpre représente la souillure de la doctrine hérétique, soit parce que l'hérésie est contagieuse comme la lèpre, soit parce qu'il n'est point de doctrine fausse où ne se mêle quelque élément de vérité, de même que sur la peau du lépreux il y a une juxtaposition de taches et de parties intègres. Les pertes sanglantes de la femme désignent la souillure de l'idolâtrie à cause du sang des sacrifices; le flux spermatique de l'homme symbolise la souillure des paroles oiseuses, car il est écrit en S. Luc (8, 11) que « la semence est la parole de Dieu ». L'impureté provoquée par l'acte conjugal et par l'accouchement signifie la souillure du péché d'origine. L'impureté périodique de la femme représente celle de l'esprit efféminé par les voluptés. Enfin d'une manière générale, la souillure qui résulte du contact d'une chose impure désigne l'impureté contractée par le consentement au péché d'autrui, selon S. Paul (2 Co 6, 17): « Fuyez leur compagnie, écartez-vous d'eux et ne touchez rien de souillé. »

Page 253: Ia.-IIae (2)

Observons que cette souillure par contact se communiquait aussi aux êtres inanimés, car tout ce que touchait une personne impure devenait impur. En cela la loi était plus douce que les superstitions des pa7iens, pour qui la souillure se propageait non seulement par contact avec l'être impur, mais même par une conversation ou par un simple regard. Maïmonide fait cette remarque à propos de l'impureté périodique de la femme. - En tout cas, par cette contagion d'impureté est évoquée mystiquement cette vérité que nous lisons dans la Sagesse (14, 9): « Dieu déteste également l'impie et son impiété. »

Mais il y avait aussi une sorte d'impureté qui affectait les objets inanimés eux-mêmes, telle que la lèpre des maisons et celle des vêtements. De même en effet que cette maladie atteint les hommes par suite d'une corruption des humeurs gâtant et détruisant les tissus, il se produit parfois une corruption, un excès d'humidité ou de sécheresse, qui ronge les pierres des maisons ou l'étoffe des vêtements. Cette corruption, que la loi appelait « lèpre », faisait considérer comme impurs la maison ou le vêtement, parce que d'une part, on l'a dit, toute corruption avait le caractère d'une impureté et que, d'autre part, contre ces sortes de corruption les païens invoquaient leurs divinités domestiques; aussi, pour écarter cette tentation d'idolâtrie, la loi ordonnait-elle de détruire la maison et de brûler les vêtements où pareille corruption s'était installée. - Il y avait aussi une impureté spéciale aux récipients. Il est écrit au livre des Nombres (19, 15): « Le vase qui n'aura pas de couvercle muni d'une attache sera impur. » Cette impureté s'explique du fait qu'en de tels récipients il pouvait aisément tomber quelque ordure capable de les souiller. C'était aussi pour écarter l'idolâtrie: si une souris, un lézard ou quelque autre bestiole qu'on immolait aux idoles tombait dans les vases ou dans l'eau, les idolâtres se figuraient que c'était agréable aux dieux. Aujourd'hui encore il y a certaines bonnes femmes qui laissent des récipients découverts à l'intention de génies nocturnes qu'on appelle des Jeannes.

La raison figurative de ces impuretés, c'est que la lèpre de la maison signifie l'impureté d'un amas d'hérétiques; la lèpre du vêtement de lin, la perversion des moeurs, née de l'amertume spirituelle; celle du vêtement de laine, la perversité des flatteurs; la lèpre du fil de chaîne représente les vices de l'âme, et celle du fil de trame les péchés de la chair, car la chaîne est dans la trame comme l'âme dans le corps. Le vase sans couvercle ni fermeture, c'est l'homme incapable de se taire et que nul frein de discipline ne retient.

5. On vient de distinguer dans la loi deux impuretés de gravité inégale, la plus grave résultant d'une corruption qui atteint l'âme ou le corps; la seconde, moins grave et d'expiation plus facile, résultant du simple contact avec une chose impure. La première impureté s'expiait par un sacrifice pour le péché, parce que toute corruption procède d'un péché et en est la marque; la seconde s'expiait simplement par aspersion d'une eau spéciale, l'eau d'expiation, mentionnée au chapitre 19 des Nombres.

A cet endroit, le Seigneur ordonne de prendre une vache rousse en souvenir du péché commis par les adorateurs du veau d'or; une vache et non pas un taureau, parce que le Seigneur en usait ainsi pour désigner la Synagogue, témoin le passage d'Osée (4, 16) où Israël est comparé à une vache rétive. Cette prescription tenait peut-être au fait qu'à l'imitation des Égyptiens on rendait un culte aux vaches, comme il ressort de cet autre passage d'Osée (10, 5) qui parle des vaches de Bethaven. En renonciation solennelle au péché d'idolâtrie, l'animal était immolé en dehors du camp; d'ailleurs, chaque fois qu'on sacrifiait pour expier un grand nombre de péchés, la victime était intégralement brûlée en dehors du camp. - Puis, pour signifier que par ce sacrifice le peuple était purifié de tous ses péchés, le prêtre trempait le doigt dans le sang de la vache et en aspergeait sept fois l'entrée du sanctuaire, car le nombre sept est symbole de plénitude. Le fait même de répandre le sang avait valeur de renonciation à l'idolâtrie, car les païens au contraire recueillaient le sang des victimes et en faisaient le centre de leurs repas en l'honneur des idoles. - La vache était brûlée dans le feu, soit parce que c'est dans le feu que Dieu apparut à Moïse et lui donna la loi, soit pour montrer que l'idolâtrie doit être extirpée complètement, avec tout ce qui s'y rattache: ainsi la vache était brûlée y compris la peau, la viande, le sang et les excréments, le tout livré aux flammes. - On brûlait en même temps du bois de cèdre, de l'hysope et du cramoisi teint deux fois, cela non sans raison: comme le bois de cèdre est peu sujet à pourrir, que le cramoisi teint deux fois ne perd pas sa teinte, que l'hysope demeure parfumée

Page 254: Ia.-IIae (2)

même après dessiccation, de même ce sacrifice allait à la conservation du peuple, de son honneur et de sa dévotion; ce qui faisait dire sur ces cendres de vache: « Qu'elles soient en sauvegarde à la multitude des fils d'Israël » (Nb 19, 9). Ou bien, selon Josèphe, c'étaient les quatre éléments qui figuraient là: le feu d'abord, puis la terre que symbolise le cèdre à cause de son affinité avec elle, l'air représenté par l'hysope, puisque c'est un parfum, et enfin l'eau qui peut être signifiée par le cramoisi teinté deux fois aussi bien que par la pourpre, puisque ces teintures sont tirées de l'eau. Ainsi était-il donné à entendre qu'on offrait ce sacrifice au créateur des quatre éléments. Comme ce sacrifice était offert pour le péché d'idolâtrie, l'horreur inspirée par celle-ci s'affirmait en ce q.ue celui q.ui brûlait la victime, celui qui recueillait les cendres et celui qui faisait l'aspersion avec le mélange d'eau et de cendres, étaient tous considérés comme impurs. On marquait ainsi que tout ce qui, de près ou de loin, touche à l'idolâtrie doit être rejeté comme souillure. Mais il suffisait de passer à l'eau les vêtements pour être lavé de cette impureté, et il n'était pas besoin d'une nouvelle aspersion. Sinon, le processus eût été sans fin, car le fait d'asperger rendait impur: en s'aspergeant soi-même on restait donc impur; si un autre vous aspergeait, celui-là contractait une impureté, et aussi le troisième qui l'aurait aspergé, et cela indéfiniment.

Voici l'explication figurative de ce sacrifice. La vache rousse représente le Christ, car elle évoque par son sexe la faiblesse de la nature humaine assumée, et par sa couleur le sang de la Passion. Cette bête était d'âge parfait, parce que toutes les opérations du Christ sont parfaites. Elle était sans défaut et n'avait jamais porté le joug: le Christ en effet n'a jamais porté le joug du péché. Il est prescrit de la faire comparaître devant Moïse: c'est qu'on reprochait au Christ d'avoir enfreint la loi mosaïque par la violation du sabbat. Il est prescrit aussi de la livrer au prêtre Éléazar, parce que le Christ fut livré entre les mains des prêtres pour être mis à mort. Elle est immolée en dehors du camp, parce que, selon l'épître aux Hébreux (13, 12), « le Christ a souffert hors des portes ». Le prêtre trempe son doigt dans le sang: où l'on voit que le mystère de la Passion du Christ doit être considéré et imité avec le discernement que le doigt signifie. Le sang est aspergé contre le tabernacle, symbole de la Synagogue, pour la condamnation des juifs qui ne croient pas, ou pour purifier ceux qui croient; et cela à sept reprises, à cause des sept dons du Saint-Esprit, ou à cause de sept jours qui représentent la totalité du temps. Ce qui doit être brûlé au feu, entendez pénétré spirituellement, ce sont tous les aspects de l'incarnation du Christ; en effet la peau et la chair signifient son opération extérieure; le sang, la vertu intime et subtile qui répand la vie au-dehors; les excréments, sa lassitude, sa soif et tout ce qui relève de sa faiblesse humaine. On ajoute le cèdre qui marque la hauteur de l'espérance ou celle de la contemplation; l'hysope, symbole de l'humilité ou de la foi; le cramoisi teint deux fois qui désigne la double charité, car nous devons par tout cela nous rattacher au Christ immolé. La cendre de la combustion est recueillie par un homme pur parce que les reliques de la Passion sont parvenues aux mains des païens qui ne peuvent être inculpés de la mort du Christ. On mêle les cendres à l'eau d'expiation, car la passion du Christ confère au baptême la vertu de laver les péchés. Le prêtre qui immolait et brûlait la vache, celui qui la brûlait avec lui, celui qui recueillait les cendres, tous étaient impurs, et aussi celui qui aspergeait l'eau; ce qui peut vouloir dire que la mort du Christ en expiant nos péchés a rendu les Juifs impurs, et cela jusqu'au soir, c'est-à-dire jusqu'à la fin du monde où les restes d'Israël reviendront au Christ; ou bien, selon l'explication donnée par S. Grégoire, qu'en s'occupant de choses saintes en vue de purifier les autres on contracte soi-même quelques souillures et jusqu'au soir encore, c'est-à-dire tant que dure la vie présente.

6. C'est donc par les sacrifices pour le péché que s'expiait l'impureté provoquée par une corruption de l'âme ou du corps. On offrait des sacrifices spéciaux pour les péchés des particuliers, mais certains se montraient négligents à cet égard, ou même omettaient par ignorance cette expiation de leurs péchés et impuretés. Aussi était-il prescrit d'offrir tous les ans, le dixième jour du septième mois, un sacrifice d'expiation au nom de tout le peuple 35. Mais comme la loi, selon l'expression de l'épître aux Hébreux (7, 28), « ne fit prêtres que des hommes remplis de faiblesse », le prêtre devait d'abord offrir pour lui-même un jeune taureau, en victime pour le péché, pour rappeler le péché commis par Aaron lorsqu'il fabriqua le veau d'or; puis un bélier, en holocauste, signifiant que la prérogative sacerdotale,

Page 255: Ia.-IIae (2)

symbolisée par le bélier guide du troupeau, devait être au service de la gloire de Dieu. Après quoi il offrait deux boucs pour le peuple.

L'un de ces boucs était immolé pour expier le péché de la collectivité. On sait que le bouc est une bête fétide et que les vêtements tissés de son poil sont irritants pour la peau: cela signifiait la puanteur, l'impureté et l'aiguillon du péché. Le sang de cette victime, joint à celui du taureau, était porté dans le Saint des saints et on en aspergeait tout le sanctuaire, pour montrer que le tabernacle était lavé des impuretés d'Israël. Ce bouc et ce taureau immolés pour le péché devaient être brûlés et ainsi figurer la destruction des péchés. Mais on ne les brûlait pas sur l'autel, car seuls les holocaustes pouvaient y être brûlés intégralement. Il était prescrit de les brûler hors du camp> en détestation du péché, et c'était la règle en effet toutes les fois qu'on immolait un sacrifice pour un péché grave ou pour un grand nombre de péchés.

Le second bouc était lâché dans le désert, non certes en offrande aux démons que les païens adoraient dans le désert, puisqu'il ne fallait rien sacrifier aux démons, mais afin de marquer l'effet produit par la victime immolée en sacrifice. Le prêtre posait donc la main sur la tête du bouc en proclamant les péchés des enfants d'Israël, tout comme si l'animal devait les emporter dans le désert, où les bêtes sauvages le mangeraient, lui infligeant en quelque sorte la peine due aux péchés d'Israël. Il était censé emporter les péchés du peuple, soit parce que son expulsion signifiait la rémission des péchés du peuple, soit parce qu'on lui attachait sur la tête une pancarte où les péchés étaient inscrits.

Quant à l'explication figurative, le Christ est représenté à la fois par le taureau, à cause de sa force, par le bélier parce qu'il est le chef des fidèles et par le bouc parce qu'il avait « une chair semblable à notre chair de péché ». C'est bien le Christ qui est immolé pour les péchés des prêtres et pour ceux du peuple, car grands et petits sont purifiés du péché par la Passion. Le sang du taureau et du bouc est porté dans le sanctuaire par le grand prêtre, parce que le sang de la passion du Christ nous ouvre l'entrée du royaume des cieux. Les corps des deux victimes sont brûlés en dehors du camp, car selon l'épître aux Hébreux (13, 12) « le Christ a souffert hors des portes ». Le bouc émissaire peut représenter la divinité du Christ qui se retira dans la solitude lorsque souffrit l'humanité du Christ, non qu'elle eût changé de lieu, mais parce qu'elle dissimulait sa force; ou si l'on veut, il représente la convoitise mauvaise que nous devons chasser loin de nous pour offrir en revanche au Seigneur le sacrifice d'une vie vertueuse.

Quant à l'impureté affectant ceux qui brûlaient ces victimes, elle s'explique comme dans le cas du sacrifice de la vache rousse.

7. Le rite légal ne purifiait pas le lépreux de sa lèpre mais faisait constater sa guérison. Le Lévitique (14, 3 s) dit bien que « quand le prêtre constatait que la lèpre était guérie, il devait prescrire, etc. » La lèpre était donc déjà guérie, mais le lépreux était purifié lorsque, par décision du prêtre, il était rendu aux actes de la vie sociale et du culte divin. Néanmoins il arrivait parfois au rite légal de guérir miraculeusement la lèpre corporelle si le prêtre avait fait une erreur de diagnostic.

La purification du lépreux se déroulait en deux temps. D'abord il était reconnu pur puis, après un délai de sept jours, il était réintégré comme tel dans la vie sociale et dans l'exercice du culte divin. Au moment de la première purification, le lépreux offrait pour son compte deux oiseaux vivants, du bois de cèdre, un fil rouge et de l'hysope, de telle sorte qu'un des oiseaux fut, par le fil rouge, attaché au bois de cèdre, celui-ci jouant en quelque façon le rôle d'un manche d'aspersoir; l'hysope et l'oiseau étaient la partie de l'aspersoir qu'on trempait dans le sang du second oiseau immolé sur l'eau vive. Il y a un rapport entre cette quadruple offrande et les quatre misères caractéristiques de la lèpre: à la pourriture remédiait le bois de cèdre qui est imputrescible; à l'odeur fétide, l'hysope, herbe parfumée; à la perte de la sensibilité s'opposait l'oiseau plein de vie; à la couleur abjecte, le fil rouge de teinte vive. L'oiseau était lâché vivant dans la campagne, parce que le lépreux recouvrait sa liberté d'autrefois.

Page 256: Ia.-IIae (2)

Le huitième jour, le lépreux guéri était admis au culte divin et rendu à la vie sociale. Mais il devait auparavant se raser les poils de tout le corps et laver ses vêtements, parce que la lèpre ronge le poil, souille et infecte les vêtements. Ensuite un sacrifice était offert pour son péché, car la lèpre survient d'ordinaire à cause d'un péché. On faisait à celui qui devait être purifié une onction avec le sang de la victime sur le lobe de l'oreille, sur le pouce droit et sur le gros orteil du pied droit, car ce sont les points où la lèpre se manifeste et se ressent d'abord. Trois liquides intervenaient dans ce rite: le sang, contre la corruption du sang, l'huile pour marquer la guérison, l'eau vive pour éliminer toute ordure.

Passons à l'explication figurative. Les deux oiseaux signifient la divinité et l'humanité du Christ. L'un d'eux, figurant l'humanité, est immolé dans un vase de terre sur les eaux vives, parce que la passion du Christ consacre les eaux du baptême. L'autre, représentant la divinité impassible, demeurait en vie, car la divinité ne peut mourir; et il s'envolait, parce que la divinité ne pouvait être astreinte à souffrir. Ce second oiseau, en même temps que le bois de cèdre, le cramoisi ou fil rouge et l'hysope, c'est-à-dire avec la foi, l'espérance et la charité, selon nos remarques précédentes, est plongé dans l'eau pour l'aspersion, parce que nous sommes baptisés dans la foi au Christ Dieu et homme. On lave ses vêtements, qui sont les oeuvres, et tous ses poils, qui sont les pensées, dans l'eau du baptême ou des larmes. Le lobe de l'oreille droite, chez celui qui est purifié, est oint de sang et d'huile pour fortifier le sens de l'ouïe contre les paroles corruptrices; le pouce droit et le gros orteil droit, pour sanctifier ses actions.

Les autres détails de cette purification, ou de celle des autres impuretés, n'ont rien de particulier qui ne se trouve aussi dans les sacrifices pour les péchés et les délits.

8. 9. Comme le peuple pour la circoncision, les ministres étaient habilités au culte de Dieu par une purification ou consécration particulière. Il leur est donc enjoint de se distinguer des autres, comme, étant plus que les autres spécialement députés au service du culte divin. Et toutes les cérémonies dont ils étaient l'objet lors de leur consécration ou installation tendaient à mettre en évidence cette prérogative de pureté, de puissance, de dignité qui était la leur. Aussi l'installation des ministres comportait-elle trois sortes de cérémonies: ils étaient d'abord purifiés, puis revêtus de leurs ornements et consacrés, enfin assignés aux fonctions de leur ministère.

La purification comportait pour tous une ablution d'eau et certains sacrifices; les lévites, en outre, se rasaient tous les poils du corps, comme il est dit au chapitre 8 du Lévitique.

La consécration des grands prêtres et des prêtres se déroulait de la manière suivante: d'abord, après l'ablution d'eau, ils étaient revêtus des ornements spéciaux destinés à marquer leur dignité. En ce qui concerne le grand prêtre en particulier, on lui faisait sur la tête une onction d'huile: cela voulait dire que le pouvoir de consacrer se communiquerait de lui aux autres, comme l'huile coule de la tête sur les membres, selon l'image du Psaume (133, 2): « Comme l'huile parfumée sur la tête, qui descend le long de la barbe, de la barbe d'Aaron. » Les lévites, en fait de consécration, étaient simplement offerts au Seigneur, au nom des fils d'Israël, par les mains du grand prêtre qui priait pour eux. Aux prêtres inférieurs, on ne consacrait que les mains en contact avec les sacrifices; puis, du sang de la victime immolée, on leur mouillait le lobe de l'oreille droite, le pouce droit et le gros orteil du pied droit, le rite de l'oreille signifiant qu'ils obéiraient à la loi divine dans l'offrande des sacrifices, celui de la main et du pied qu'ils exerceraient avec zèle et empressement leurs fonctions de sacrificateurs. On aspergeait aussi les prêtres, ainsi que leurs vêtements, du sang d'une victime, en mémoire du sang de l'agneau qui les avait délivrés d'Égypte. La consécration des prêtres comportait l'offrande des sacrifices suivants: un taureau, en sacrifice pour le péché, rappelant que le péché d'Aaron fabriquant le veau d'or avait été pardonné; un bélier, en holocauste, pour rappeler l'offrande d'Abraham, modèle d'obéissance proposé à l'imitation du grand prêtre; un bélier encore, pour sacrifice de consécration, assimilé à un sacrifice pacifique, rappelant la libération d'Égypte par le sang de l'agneau; enfin une corbeille de pains, en souvenir de la manne fournie au peuple.

Page 257: Ia.-IIae (2)

L'assignation des ministres à leurs fonctions se faisait par l'imposition sur leurs mains de la graisse du bélier, d'une tourte de pain et d'une omoplate: pour montrer qu'ils recevaient le pouvoir de faire ces offrandes au Seigneur. Mais la prise de fonctions des lévites consistait dans leur introduction au tabernacle de l'alliance pour montrer qu'ils avaient à s'occuper des objets du sanctuaire.

L'explication figurative de ces rites était de signifier que pour être consacré au service spirituel du Christ, il faut d'abord être purifié par l'eau du baptême et des larmes, dans la foi à la passion du Christ; tel est le sacrifice qui expie et purifie. Il faut raser tous les poils du corps, entendez toutes les mauvaises pensées; se parer de vertus, être consacré par l'huile de l'Esprit Saint et par l'aspersion du sang du Christ. Tels doivent être ceux qui entendent exercer les ministères spirituels.

10. On a déjà dit que la loi se proposait d'inculquer le respect du culte divin, d'une part en excluant de ce culte tout ce qui pouvait être objet de mépris, et d'autre part en y introduisant tout ce qui semblait capable de le rehausser. Si cette règle se vérifiait à propos du tabernacle et de ses accessoires ainsi que des animaux à immoler, elle devait s'observer encore bien plus en ce qui concerne la personne des ministres. Effectivement, de crainte qu'ils ne fussent objet de dédain, il fut décidé que les ministres seraient exempts de tout défaut ou tare corporels, puisque ceux qui en sont affectés sont généralement entourés de peu de considération. La même raison fit décider que les ministres de Dieu ne seraient pas recrutés indifféremment dans n'importe quelle famille, mais dans un certain lignage par succession héréditaire, ce qui leur vaudrait un surcroît d'illustration et de prestige.

C'est encore pour leur attirer le respect qu'on leur accordait, avec une consécration spéciale, un luxe vestimentaire particulier, et telle est en général la raison d'être du luxe vestimentaire. Si l'on veut entrer dans le détail, on se rappellera que le grand prêtre portait huit ornements: 1° une robe de lin; 2° une tunique de pourpre violette au bas de laquelle, tout autour, on avait disposé des clochettes, ainsi que des grenades mariant la pourpre violette, la pourpre écarlate et le cramoisi teint deux fois; 3° le pectoral qui couvrait les épaules et la partie antérieure du buste jusqu'à la ceinture, fait d'or, de pourpre violette, de pourpre écarlate, de cramoisi teint deux fois et de lin retors, avec sur les épaules deux onyx où étaient gravés les noms des fils de Jacob; 4° le rational, fait des mêmes matières; il était carré, se posait sur la poitrine, attaché au pectoral, et portait, sur quatre rangs, douze pierres précieuses, chacune gravée au nom d'un des fils d'Israël: ainsi le grand prêtre portait ces noms sur les épaules comme pour marquer qu'il avait la charge de tout le peuple, et aussi sur la poitrine comme s'il les gardait en son coeur, pour montrer qu'il devait sans cesse se préoccuper de leur salut. Le Seigneur fit encore placer sur le rational l'Enseignement et la Vérité, c'est-à-dire certaine inscription qui était en rapport avec la vérité de la justice et de l'enseignement. Toutefois les juifs racontent qu'il y avait sur le rational une pierre qui changeait de couleur selon l'avenir réservé aux Israélites, et c'est cette pierre qu'ils appellent Vérité et Enseignement; 5° la ceinture, faite des quatre couleurs susdites; 6° la tiare, qui consistait en une mitre de lin; 7° une lame d'or qui pendait sur le front du grand prêtre et portait le nom du Seigneur; 8° le caleçon de lin, pour voiler les parties honteuses au moment d'accéder au sanctuaire ou à l'autel. - Les simples prêtres ne portaient que quatre de ces ornements: la tunique de lin, le caleçon, la ceinture et la tiare.

Selon certains auteurs, ces ornements avaient pour explication littérale de reproduire l'organisation du globe terrestre, moyen pour le grand prêtre de se déclarer publiquement ministre de celui qui créa l'univers; ils se fondent notamment sur ce passage de la Sagesse (18, 24), où il est dit que le globe terrestre était dessiné sur le vêtement d'Aaron. Effectivement le caleçon de lin représentait la terre qui produit le lin; la ceinture enroulée représentait l'océan qui entoure la terre; la tunique de pourpre violette désignait l'air par sa couleur, le tonnerre par ses clochettes, et les éclairs par ses grenades; le pectoral, dans ses multiples détails, représentait le ciel astral, avec ses deux onyx correspondant aux deux hémisphères, ou bien au soleil et à la poitrine représentant les douze signes du zodiaque, placés là, dit-on, parce que les êtres terrestres ont chacun leur raison dans les cieux, comme il ressort de Job (38, 33): « Sais-tu l'ordre du ciel et règles-tu son influence sur la terre? » La tiare représentait le ciel empyrée; la lame d'or enfin, Dieu qui trône au-dessus de tout.

Page 258: Ia.-IIae (2)

L'explication figurative est évidente. D'abord les tares ou défauts corporels dont les prêtres devaient être exempts correspondent à différents vices et péchés qui doivent leur demeurer étrangers. Un prêtre par conséquent ne peut pas être aveugle, c'est-à-dire ignorant, ni boiteux, c'est-à-dire chancelant et déporté çà et là par ses penchants. Il n'aura pas le nez trop petit, ni trop grand, ni tordu; ce qui veut dire, puisque le nez discerne les odeurs et symbolise donc la discrétion, qu'il ne manquera pas de discernement, évitant ainsi tout excès et tout défaut et n'agissant jamais qu'avec droiture. Il n'aura aucune fracture du pied ou de la main, car il doit toujours avoir la force de faire le bien et de progresser dans la vertu. Il sera également écarté s'il a une bosse, par-devant ou par-derrière, ce qui désigne un amour excessif des biens de la terre; ou s'il a les yeux chassieux, c'est-à-dire l'esprit enténébré de passions charnelles, vu que la chassie provient d'un flux humoral; de même s'il a une blancheur dans l'oeil, en entendant par là une prétention de sainteté dont il s'éblouit à ses propres yeux; ou encore s'il a la gale, autrement dit une chair indocile, ou une dartre, affection qui insensiblement envahit le corps et flétrit la beauté des membres et qui représente l'avarice; de même enfin s'il souffre d'une hernie ou descente, tel celui dont le coeur porte un fardeau de turpitude, quoiqu'il ne s'y adonne pas en pratique.

Quant aux ornements, ils signifient les vertus nécessaires aux ministres de Dieu. Il en est quatre qui s'imposent à tous les ministres: la chasteté évoquée par le caleçon, la pureté de vie représentée par la tunique de lin, les rênes de la discrétion que représente la ceinture, et la rectitude de l'intention signifiée par la tiare qui protège la tête. - Mais le grand prêtre doit en posséder quatre autres: il ne doit jamais perdre de vue le souvenir de Dieu, ce que désigne sur son front la lame d'or portant le nom de Dieu; il doit soutenir les faiblesses du peuple, c'est le sens du pectoral; porter le peuple dans son coeur et dans ses entrailles, par une charité attentive, c'est la signification du rational; avoir enfin un genre de vie céleste dans la pratique de la perfection, comme l'indique la tunique de pourpre violette. Si au bas de celle-ci sont suspendues des clochettes d'or, c'est pour évoquer l'enseignement des choses divines, nécessairement lié, chez le pontife, à la vie céleste. Mais ce lien doit s'entendre de telle sorte que son enseignement ne brise pas l'unité de la foi et de la paix; ainsi s'explique l'insertion des grenades, qui marque l'unité de la foi et celle des coeurs dans la pratique du bien.

ARTICLE 6: Les observances rituelles avaient-elles quelque motif raisonnable?

Objections: 1. Il semble que les observances rituelles n'avaient pas de motif raisonnable. En effet, comme dit S. Paul (1 Tm 4, 4) « Toute créature est bonne et rien n'est à rejeter de ce qui est reçu avec action de grâce. » Il ne convenait donc pas d'interdire la consommation de certains aliments pour motif d'impureté, comme on le voit dans le Lévitique.

2. Les plantes aussi bien que les animaux sont destinées à l'alimentation humaine, puisque, selon la Genèse (9, 3), Dieu dit à Noé: « je vous ai donné à manger toute chair comme de l'herbe verte. » Or la loi n'a distingué parmi les herbes aucune espèce impure, alors pourtant qu'il en est de fort dangereuses, comme les plantes toxiques. Il n'était pas davantage requis, semble-t-il, d'interdire certains animaux pour motif d'impureté.

3. Si la matière qui est à l'origine d'une génération est impure, le produit de cette génération ne l'est pas moins. Donc, puisque toutes les chairs ne sont pas interdites comme impures alors qu'elles sont engendrées dans le sang, le sang ne devait pas être prohibé comme impur, ni non plus la graisse qui procède du sang.

4. En S. Matthieu (10, 28), Notre Seigneur dit qu'il ne faut pas craindre ceux qui tuent le corps « parce qu'ils n'ont plus aucun pouvoir sur l'homme une fois mort », ce qui ne serait pas vrai si l'homme pouvait pâtir du traitement infligé à son corps. A bien plus forte raison qu'importe, à l'animal une fois

Page 259: Ia.-IIae (2)

tué, la manière dont sa viande est accommodée? On ne s'explique donc pas la prescription de l'Exode (23, 19): « Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère. »

5. Les premiers-nés des hommes et des animaux, considérés comme meilleurs, doivent être offerts au Seigneur. Cette prescription ne s'accorde pas avec celle du Lévitique (19, 23): « Quand vous serez entrés dans le pays et que vous y aurez planté des arbres fruitiers, vous taillerez leurs prépuces (c'est-à-dire leurs premiers fruits), et ils seront impurs pour vous et vous n'en mangerez pas. »

6. Le vêtement est indépendant du corps humain. Il n'y avait donc pas lieu d'interdire aux juifs certains vêtements, et pourtant nous lisons dans le Lévitique (19, 19): « Tu ne porteras pas de vêtement tissé de deux fils différents »; dans le Deutéronome (22, 5): « La femme ne portera pas un habit d'homme, ni l'homme un habit de femme », et au même endroit (22, 11): « Tu ne porteras pas de vêtement tissé de laine et de lin. »

7. Se rappeler les commandements de Dieu, c'est le fait de la pensée, non du corps. Il est donc étrange que le Deutéronome (6, 8 s) prescrive « d'attacher les préceptes à sa main comme un signe, de les écrire sur le seuil des portes »; ou encore selon les Nombres (15, 38) « de faire des houppes aux coins des manteaux et d'y insérer des fils de pourpre violette, en mémorial des commandements de Dieu ».

8. On lit (1 Co 9, 9): « Dieu ne s'inquiète pas des boeufs. » Pas davantage, évidemment, des autres animaux sans raison. Dès lors on s'étonne des prescriptions suivantes du Deutéronome (22, 6): « Si sur ton chemin tu trouves un nid d'oiseau, tu ne prendras pas la mère avec les petits »; du Deutéronome encore (25, 4): « Tu ne muselleras pas le boeuf qui foule le grain », et du Lévitique (19, 19). « Tu n'accoupleras pas ton bétail avec des bêtes d'autres espèces. »

9. Puisqu'on ne distinguait pas entre plantes pures et impures, encore moins fallait-il distinguer des catégories à propos de culture. On ne peut donc comprendre le Lévitique (19, 19) qui prescrit: « Tu ne mêleras pas deux semences différentes dans ton champ », ni le Deutéronome (22, 9 s) qui ajoute: « Tu ne feras pas un second semis dans ta vigne », et: « Tu n'attelleras pas le boeuf et l'âne à la même charrue. »

10. Il saute aux yeux que les êtres inanimés sont assujettis au pouvoir de l'homme. Il n'y avait donc pas lieu de mettre l'homme en garde contre l'or et l'argent dont sont faites les idoles, ou contre les autres objets qui se trouvent dans leurs temples, selon le Deutéronome (7, 25-26). - Ce livre (23, 13) prête même à rire avec son précepte de creuser le sol pour recouvrir les déjections.

11. La piété est particulièrement requise chez le prêtre. Or c'est faire acte de piété que de participer aux funérailles de ses amis, une pratique dont l'Ecriture félicite Tobie (1, 20). C'est aussi parfois une oeuvre pie que d'épouser une prostituée, pour la délivrer du péché et de l'infamie.

C'est donc à tort que tout cela était interdit aux prêtres par le Lévitique (21).

En sens contraire, il est écrit au Deutéronome (18, 14): « Pour toi, Dieu t'a donné d'autres règles de conduite. » Ce qui donne à penser que toutes ces observances ont été ordonnées par Dieu pour faire ressortir la condition privilégiée de son peuple. Elles ne sont donc ni sans raison ni sans motif.

Réponse: Le peuple juif, on l'a dit, était voué par une désignation spéciale au culte de Dieu, et parmi les juifs, les prêtres l'étaient à un titre particulier. Que les différents objets affectés au culte divin doivent revêtir un caractère distinctif, cela intéresse l'honneur dû à ce culte. De même fallait-il que la manière de vivre de ce peuple, et notamment des prêtres, fût signalée par certains traits spéciaux, en rapport avec le culte divin, spirituel ou corporel. D'autre part, le culte légal préfigurait le mystère du Christ, et tout ce qui s'y accomplissait figurait quelque trait relatif au Christ, selon l'expression de S. Paul (1 Co 1 0, 11): « Tout ce qui leur arrivait avait valeur de figure. » L'explication de ces

Page 260: Ia.-IIae (2)

observances peut donc être cherchée dans deux directions selon qu'elles sont heureusement adaptées au culte divin, ou bien selon qu'elles figurent certaines modalités de la vie chrétienne.

Solutions: 1. On a dit que la loi connaissait deux sortes d'impureté ou de souillure: l'une souille l'âme, c'est celle qui consiste en une faute; l'autre consiste en une sorte de corruption dont le corps est plus ou moins infecté. Si l'on S'en tient à la première sorte d'impureté, il n'est pas d'aliment qui, par sa nature propre, soit impur ou puisse souiller l'homme. Notre Seigneur l'a dit (Mt 15, 11): « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l'homme. » Cela doit s'entendre des péchés. Toutefois, une circonstance particulière donne parfois aux aliments le pouvoir de souiller l'âme, dans la mesure par exemple où leur consommation va contre l'obéissance ou contre un voeu, ou procède d'une convoitise déréglée; dans la mesure encore où certains aliments favorisent la luxure, raison pour laquelle certains s'abstiennent de vin ou de viande.

Mais si l'on parle de l'impureté physique qui consiste en une sorte de corruption, alors certaines viandes animales y sont sujettes. C'est par exemple la viande des animaux qui se nourrissent d'immondices, comme le porc, ou vivent dans la saleté, tels ceux qui habitent sous terre, comme la taupe, le rat et ceux qui leur ressemblent, d'où vient au surplus que ces bêtes sentent mauvais. C'est aussi le cas de ces viandes qui, par excès d'humidité ou de sécheresse, engendrent dans le corps humain une corruption des humeurs. Cela explique l'interdiction de manger les animaux ayant des sabots, c'est-à-dire la corne du pied pleine et non fendue, signe de leur affinité avec la terre. De même sont prohibés les animaux ayant le pied fort divisé, comme le lion entre autres, parce qu'ils présentent un excès de fiel et sont de nature ignée. La même raison écarte certains oiseaux rapaces en qui domine le sec, et certains oiseaux aquatiques en qui domine l'humide. De même certains poissons, entre autres les anguilles dépourvues de nageoires et d'écailles, présentent un excès d'humidité. Sont admis dans l'alimentation les animaux ruminants et à la corne du pied fendue, parce qu'ils sont d'humeurs bien réparties et de complexion équilibrée, n'étant pas trop humides comme leur corne en témoigne, ni trop secs puisque cette corne n'est pas compacte, mais fendue. Parmi les poissons, la loi autorisait ceux qui ont des nageoires et des écailles, signe d'une relative sécheresse, puisque c'est par là qu'est tempérée la complexion humide des poissons. En fait d'oiseaux, elle autorisait la poule, la perdrix et d'autres de complexion tempérée. - Certaines prohibitions s'expliquent encore en témoignage de renonciation à l'idolâtrie. Les païens en effet surtout dans cette Égypte où Israël avait grandi, immolaient à leurs idoles ou utilisaient à des fins magiques ces oiseaux interdits par la loi; et ceux dont la consommation était permise aux juifs, les païens ne les mangeaient pas, soit qu'ils les adorassent comme des dieux, soit pour quelque autre raison déjà signalée. - Enfin, troisième explication, il s'agissait d'éviter en matière alimentaire une recherche excessive; aussi les animaux permis sont-ils ceux que l'on se procure aisément et qu'on a sous la main.

Cependant, sans exception ni distinction d'espèces, la consommation du sang et de la graisse était interdite aux Israélites. En ce qui concerne le sang, la loi a d'abord voulu les prémunir contre la cruauté, pour les détourner de verser le sang humain, comme on l'a dit; mais aussi les prémunir contre l'usage des idolâtres qui, à l'occasion des banquets célébrés en l'honneur de leurs idoles, se réunissaient autour de ce sang qu'ils avaient recueilli et qu'ils croyaient très agréable à leurs divinités; aussi le Seigneur exigea-t-il que le sang fût répandu et recouvert de terre. - Ainsi s'explique aussi la défense de manger les animaux étouffés ou étranglés, parce que leur sang reste dans la viande. C'est aussi un genre de mort qui maltraite particulièrement les animaux, et Dieu n'a pas toléré la cruauté chez son peuple, même à l'égard des animaux, mais il a voulu lui faire prendre l'habitude de la douceur envers les bêtes pour le mieux garder d'être cruel envers l'homme.

Pour la consommation de la graisse, elle était interdite d'abord parce que les idolâtres la mangeaient en l'honneur de leurs dieux, et ensuite parce qu'on la brûlait dans les sacrifices à l'honneur de Dieu. Une dernière raison avancée par Maïmonide est que la graisse, non plus que le sang, ne fournit une nourriture saine. - Enfin le texte de la Genèse (32, 32): « Les fils d'Israël ne mangent pas le nerf, parce

Page 261: Ia.-IIae (2)

que l'ange a touché le nerf de la hanche de Jacob et l'a frappé d'engourdissement » explique pourquoi la consommation des nerfs est interdite.

La raison figurative est que ces animaux interdits représentent certains péchés et que la prohibition des animaux figure celle des péchés. S. Augustin l'explique ainsi: « S'il est question du porc et de l'agneau, tous deux sont naturellement purs, car toute créature de Dieu est bonne; mais comme signes l'agneau est pur, le porc impur. De même, si l'on prononce les mots de fou et de sage, l'un et l'autre, quant à la nature du mot et des lettres et syllabes qui le constituent, sont purs, mais selon leur signification l'un est pur, l'autre impur. » Le ruminant au pied fendu est pur dans sa signification, car la fente de la corne signifie la distinction des deux testaments, ou des deux personnes du Père et du Fils, ou des deux natures dans le Christ, ou encore le discernement du bien et du mal; et la rumination signifie la méditation et la saine intelligence des Écritures. Que manque l'un de ces caractères, on est impur, spirituellement parlant. - Parmi les poissons, sont purs dans leur signification ceux qui ont des écailles et des nageoires; en effet, les nageoires désignent l'élévation de la vie, c'est-à-dire la contemplation, tandis que les écailles désignent l'austérité de la vie: les deux sont nécessaires à la perfection spirituelle. - Certaines classes spéciales d'oiseaux sont interdites: l'aigle vole très haut, c'est l'orgueil qui est interdit; avec le grillon, qui s'attaque aux chevaux et aux hommes, c'est la cruauté des puissants; avec l'émerillon qui se repaît de petits oiseaux, ce sont ceux qui écrasent les pauvres. Le milan, spécialement rusé, représente les fourbes; le vautour qui dans le siuage des armées compte sur les cadavres pour se nourrir, signifie ceux qui exploitent à leur profit les décès et les troubles. Les oiseaux du genre des corbeaux désignent ceux que les plaisirs ont remplis de noirceur, si l'on veut ceux qui n'ont pas de bons sentiments, puisque le corbeau, une fois sorti de l'arche, n'y revint plus. L'autruche est un oiseau mais qui ne peut voler et ne quitte pas le sol: elle est le type des serviteurs de Dieu qui s'embarrassent des affaires du siècle. La chouette dont l'oeil perce les ténèbres mais qui est aveugle en plein jour ressemble à ces gens qui sont pleins de finesse dans le temporel mais sont obtus dans les choses spirituelles. La mouette qui nage et qui vole représente ceux qui respectent à la fois le baptême et la circoncision, ou bien ceux qui prétendent s'élever sur les ailes de la contemplation tout en demeurant plongés dans les plaisirs. L'épervier qui fournit ses services au chasseur ressemble à ceux qui aident les grands à dépouiller les pauvres. Le hibou cherche sa nourriture la nuit et se cache le jour, comme les débauchés qui cherchent l'obscurité pour perpétrer leurs oeuvres de ténèbres. Le plongeon qui est apte à demeurer longtemps sous l'eau représente les gourmands plongés dans un flot de délices. L'ibis est un oiseau d'Afrique, au long bec, qui se nourrit de serpents (c'est peut-être le même que la cigogne): il signifie les envieux qui s'engraissent des serpents, c'est-à-dire des malheurs d'autrui. Le cygne, à la robe toute blanche, a un long cou qui lui permet de tirer sa nourriture des profondeurs de la terre ou de l'eau; il peut représenter ces gens qui sous les dehors éclatants de la justice n'aspirent qu'aux avantages temporels. Le pélican est un oiseau des régions orientales, qui a un long bec et certains sacs dans le gosier où il dépose d'abord sa nourriture qu'il avale après un moment: c'est l'image des avares qui se préoccupent trop de mettre de côté ce qui leur est nécessaire. La sarcelle, à la différence des autres oisaux, a une patte palmée en vue de la nage et une patte divisée en vue de la marche, ce qui fait qu'elle nage à la manière des canards et marche sur terre comme une perdrix; elle ne boit qu'en mangeant, car elle humecte toute nourriture: c'est le type de ceux qui ne veulent rien faire au gré d'autrui, mais n'assaisonnent leurs actes qu'à l'eau de leur volonté propre. La chevêche, vulgairement appelée faucon, représente ceux « dont les pieds sont rapides pour aller verser le sang », selon le Psaume (14). Le pluvier, bête babillarde, signifie les bavards. La huppé fait son nid dans les ordures et se nourrit d'excréments pestilentiels, mais son chant qui ressemble à un gémissement signifie ce que S. Paul (2 Co 7, 10) appelle « la tristesse mondaine » qui produit la mort chez les hommes impurs. La chauve-souris vole au ras du sol; tels ceux qui, dotés de la science du siècle, n'ont de goût que pour les choses terrestres.

En ce qui concerne les animaux ailés munis de quatre pattes, seuls sont autorisés ceux qui ont les pattes de derrières plus longues et qui peuvent sauter; les autres, davantage retenus au sol, étaient interdits: on tient en effet pour impurs ceux qui ne profitent pas de la doctrine des quatre évangélistes

Page 262: Ia.-IIae (2)

pour s'élever vers le ciel. La prohibition du sang, de la graisse et des nerfs revient à condamner la cruauté, la volupté et l'ardeur au péché.

2. L'usage alimentaire des plantes et autres productions de la terre est antérieur au déluge dans l'humanité; mais l'usage de manger de la viande semble avoir été introduit après le déluge, car il est écrit dans la Genèse (9, 3): « je vous donnerai toute chair, dit Dieu à Noé, comme je vous avais donné l'herbe verte. » C'est que la consommation des produits du sol dénote une certaine simplicité de vie, tandis que l'alimentation carnée marque un certain raffinement en quelque recherche; alors que la terre produit spontanément les végétaux ou du moins qu'on peut les lui faire produire en abondance sans grand effort, il faut beaucoup de travail pour l'élevage des animaux ou simplement pour leur capture. Aussi le Seigneur, voulant ramener son peuple à un mode de vie plus simple, multiplia les prohibitions dans le domaine animal, mais n'en fit aucune en ce qui concerne les végétaux. - On peut ajouter que l'on offrait des animaux aux idoles et non point des produits de la terre.

3. La réponse a été donnée plus haut (première solution).

4. Il est vrai que le chevreau une fois mort ignore la manière dont on l'accommode. Mais, dans la psychologie de celui qui l'apprête, il semble cruel d'utiliser, pour réduire cette viande, le lait maternel qui était destiné à la nourrir. - Ou bien disons que, dans les solennités idolâtriques, les païens préparaient de cette façon la chair des chevreaux, pour l'immoler ou pour la consommer. Effectivement, c'est après avoir parlé des solennités légales à célébrer que le livre de l'Exode (23, 19) ajoute: « Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère. »

Au figuré, cette interdiction s'explique en ce sens que le chevreau, c'est-à-dire le Christ « semblable à une chair de péché », ne devait pas être cuit, c'est-à-dire tué par les juifs, dans le lait de sa mère, autrement dit au temps de son enfance. - Ou bien cela veut dire que le chevreau - entendez le pécheur - ne doit pas être cuit dans le lait de sa mère, c'est-à-dire adouci par des cajoleries.

5. Les païens offraient à leurs dieux les premiers fruits qu'ils croyaient favorisés du sort, ou bien il les brûlaient en vue d'opérations magiques. Il fut donc prescrit à Israël de regarder comme impurs les fruits des trois premières années. Ce laps de temps suffit, dans ce pays, à la fructification de presque toutes les espèces, qu'on les cultive par semis, par greffe ou par plants; il est exceptionnel qu'on sème des noyaux ou des pépins sous leur enveloppe, car leur fructification en serait retardée; mais la loi ne prend en considération que ce qui se fait d'ordinaire. La quatrième année, les fruits sont offerts à Dieu, comme prémices des fruits purs, et à partir de la cinquième année on les mange.

L'explication figurative de ce dispositif était de signifier qu'après les trois états de la loi ancienne, d'Abraham à David, de David à l'exil, de Babylone et de l'exil à l'avènement du Christ, le Christ, fruit de la loi, serait offert à Dieu; ou bien que nous devons suspecter d'imperfection les débuts de notre vie active.

6. Selon l'Ecclésiastique (19, 27), « l'habit nous renseigne sur celui qui le porte ». Le Seigneur a donc voulu que son peuple se distinguât des autres non seulement par la marque charnelle de la circoncision, mais encore par un caractère distinctif dans le vêtement. Il fut donc interdit de porter des vêtements en tissu mélangé de laine et de lin, et de revêtir l'habit de l'autre sexe. On écartait ainsi d'abord un rite d'idolâtrie, car les païens portaient dans leurs cérémonies des vêtements bariolés de tissus différents; dans le culte de Mars, les femmes revêtaient l'équipement des guerriers et, en revanche, dans le culte de Venus les hommes s'habillaient en femmes. - Par là on combattait aussi la luxure; en même temps que le caprice des combinaisons vestimentaires, on excluait tout dérèglement dans les rapports charnels. On sait d'ailleurs que le travesti attise le désir et donne lieu à la licence.

Au sens figuratif, avec le vêtement tissé de lin et de laine, il est interdit de marier la simplicité de l'innocence que représente la laine, avec les roueries de la malice signifiées par le lin. - D'autre part la

Page 263: Ia.-IIae (2)

femme ne doit pas s'arroger l'enseignement ou d'autres fonctions qui reviennent à l'homme, ni l'homme ne doit se laisser aller à des moeurs efféminées.

7. Dans son commentaire sur S. Matthieu, S. Jérôme explique: « Le Seigneur a ordonné de poser des houppes violettes aux quatre coins des manteaux pour que le peuple d'Israël se reconnaisse entre tous les autres. » C'était donc une façon de s'affirmer comme juif, et rien qu'à voir ce signe on se rappelait qu'on était soumis à la loi.

Quant à la clause: « Tu les attacheras dans ta main et ils seront toujours devant tes yeux », S. Jérôme continue: « Les pharisiens, par une interprétation matérielle, écrivaient le décalogue de Moïse sur des parchemins qu'ils se fixaient au front, à la manière d'une couronne, pour les porter devant les yeux. » Mais l'intention du Seigneur dans ce commandement était que les préceptes fussent attachés à la main, c'est-à-dire à toute activité, et présents devant les yeux, c'est-à-dire dans la pensée. Les cordons violets attachés aux manteaux signifient aussi l'intention du ciel qui doit se mêler à toutes nos oeuvres. - On peut d'ailleurs admettre que ce peuple étant charnel et ayant la tête dure, ces moyens sensibles étaient indispensables pour l'inciter à observer la loi.

8. Il y a dans l'homme une double affectivité, l'une selon la raison, l'autre selon la passion sensible. Selon l'affectivité réglée par la raison, rien n'empêche l'homme d'agir à sa guise avec les animaux, ceux-ci ayant été assujettis par Dieu au pouvoir de l'homme, comme le rapporte le Psaume (8): « Tu as tout placé sous ses pieds. » Et c'est de ce point de vue que S. Paul assure que Dieu ne s'inquiète pas des boeufs, en ce sens que l'homme fait ce qui lui plaît avec les boeufs et les autres animaux sans que Dieu lui en demande compte.

Mais, du point de vue de la passion sensible, l'homme se laisse émouvoir envers les autres animaux. En effet, la passion sensible de miséricorde naît de la souffrance d'autrui et, comme il arrive aux animaux de souffrir, l'homme peut éprouver ce sentiment même à l'occasion des coups qui affligent les animaux. Or il est vraisemblable que, si l'on éprouve un tel sentiment de pitié à l'égard des animaux, on s'en trouve favorablement disposé à le ressentir envers les hommes, suivant les Proverbes (12, 10): « Le juste n'est pas insensible à la vie de son bétail, mais les entrailles de l'impie sont cruelles. » Ainsi donc, pour rappeler à la miséricorde ce peuple juif enclin à la cruauté, le Seigneur voulut l'habituer à la miséricorde même envers les animaux et lui interdit de se livrer envers eux à des pratiques plus ou moins empreintes de cruauté. C'est le sens des prescriptions qui interdisent de cuire le chevreau dans le lait de sa mère, ou de museler le boeuf qui foule le grain, ou de tuer la mère avec les petits. - Cependant, on peut relever encore dans ces prohibitions une protestation contre l'idolâtrie, s’il est vrai que les Égyptiens considéraient comme néfaste que les bœufs mangeassent du grain qu'ils foulaient; ou bien que les sorciers employaient l’oiseau en train de couver et les petits pris avec leur mère, pour obtenir la fécondité et la faveur du sort pour l'éducation des enfants; ou enfin, que l'on considérait comme de bon augure de rencontrer une mère couvant ses petits.

Touchant l'accouplement d'animaux d'espèce différente, on peut en expliquer l'interdiction par trois raisons littérales: d'abord en protestation contre l'idolâtrie des Égyptiens qui provoquaient des accouplements disparates en hommage aux planètes dont les diverses conjonctions produisent des effets différents et sur les réalités d'espèces diverses. - C'était aussi pour détourner des vices contre nature. - Enfin, on voulait ainsi éloigner toute occasion de convoitise: les animaux d'espèce différente ne s'accouplent pas spontanément, si l'homme n'y pourvoit; or, pour l'homme, ce spectacle est de nature à exciter la concupiscence. Aussi les traditions des Juifs prescrivent-elles, selon Maïmonide, d'en détourner les yeux.

Selon l'explication figurative, au boeuf qui foule le grain, c'est-à-dire au prédicateur qui expose les gerbes de la doctrine, il ne faut pas refuser le nécessaire (1 Co 9, 4). - Nous ne devons pas non plus retenir la mère avec les Petits, car parfois il faut retenir les sens spirituels, qui sont les petits, et abandonner l'observance littérale, c'est-à-dire la mère, par exemple en tout ce qui regarde les

Page 264: Ia.-IIae (2)

cérémonies de la loi. - Enfin il nous est interdit de pousser le bétail, c'est-à-dire les gens du peuple, à s'accoupler, c'est-à-dire à frayer, avec des animaux d'espèce différente, autrement dit avec les païens ou les Juifs.

9. L'explication littérale des règles qui interdisent tous ces mélanges en agriculture, c'est l'horreur de l'idolâtrie. En effet, les Égyptiens, pour vénérer les étoiles, représentaient leurs conjonctions diverses en procédant à diverses combinaisons entre les semences, les animaux et les vêtements. - Ou encore ces prohibitions tendaient à bannir les rapports contre nature.

Mais elles offrent une signification figurative. Quand on nous dit: « Tu ne sèmeras pas une autre semence dans ta vigne », il faut comprendre spirituellement que nulle doctrine étrangère ne doit être semée dans l'Église, vigne des âmes. - Pareillement, le champ qu'est l'Église ne doit pas être ensemencé de graines différentes, c'est-à-dire de la doctrine catholique et de la doctrine hérétique. - Il ne faut pas non plus atteler un boeuf et un âne à la même charrue, c'est-à-dire qu'il ne faut pas que le sot accompagne le sage en prédication car l'un fait tort à l'autre.

10.

11. Dans leurs pratiques, les sorciers et les prêtres des idoles employaient des ossements ou de la chair de cadavres. Pour extirper ces pratiques idolâtriques, le Seigneur prescrivit aux prêtres inférieurs, qui avaient leur tour de service dans le sanctuaire, « de ne pas se souiller au contact des morts », sauf s'il s'agissait de parents très proches, père, mère, ou de personnes aussi voisines. Mais le grand prêtre, lui, qui devait toujours être prêt à desservir le sanctuaire, ne pouvait absolument pas avoir de contact avec des morts, si proches qu'ils fussent. - Il était interdit aussi aux prêtres d'épouser une prostituée ou une femme répudiée, ou toute autre qu'une vierge; cela pour l'honneur des prêtres dont la dignité aurait paru abaissée par ce genre d'unions, et aussi pour leurs enfants qui eussent été éclaboussés par le déshonneur de leur mère, inconvénient qu'il convenait d'éviter avec d'autant plus de soin que les fonctions sacerdotales se transmettaient alors par voie d'hérédité. - L'interdiction pour les prêtres de se raser les cheveux ou la barbe, ou de pratiquer des incisions dans leur chair, tendait à exclure un rite idolâtrique. On lit en effet dans Baruch (6, 30) que les prêtres païens se rasaient la tête et la barbe: « Leurs prêtres sont assis, la tunique déchirée, la tête et la barbe rasées. » Et qu'ils s'entaillaient en vue du culte des idoles avec des épées et des lances, cela ressort du premier livre des Rois (18, 28). D'où les préceptes contraires imposés aux prêtres de la loi ancienne.

Au sens spirituel, les prêtres doivent être absolument indemnes des oeuvres mortes, qui sont les actes peccamineux. Ils ne doivent ni se raser la tête, c'est-à-dire dépouiller la sagesse, ni renoncer à la barbe, c'est-à-dire à la perfection de la sagesse, ni déchirer leurs vêtements, ni taillader leur chair, c'est-à-dire encourir le péché de schisme.

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 103: LA DURÉE DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS

1. Y eut-il des préceptes cérémoniels avant la loi? - 2. Sous la loi, avaient-ils la vertu de justifier? - 3. Ont-ils cessé à l'avènement du Christ? - 4. Est-ce un péché de les observer après le Christ?

ARTICLE 1: Y eut-il des préceptes cérémoniels avant la loi?

Page 265: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Les sacrifices et les holocaustes que nous avons classés parmi les cérémonies de la loi ancienne existèrent avant celle-ci. On lit en effet dans la Genèse (4,3) que Caïn « offrait des fruits de la terre en offrande au Seigneur, tandis qu'Abel offrait des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse ». Plus loin (8,20), on lit que Noé « offrait des holocaustes au Seigneur », de même qu'Abraham (22,13). Donc il y avait des cérémonies de la loi ancienne avant la loi.

2. On peut en dire autant de la construction et de la consécration des autels, cérémonies appartenant à la catégorie des réalités sacrées, et qui précédèrent la loi. D'après la Genèse (13,18), « Abraham éleva un autel au Seigneur », et de Jacob il est écrit (28,18) « qu'il prit une pierre, la dressa en stèle et y versa de l'huile ».

3. Parmi les sacrements de la loi, la première place revient, semble-t-il, à la circoncision. Or la circoncision existait avant la loi, comme on le voit dans la Genèse (17,10). Le sacerdoce aussi précéda la loi puisque, dit encore la Genèse (14,18): « Melchisédech était prêtre du Dieu Très-Haut. » Les rites sacramentels existaient donc avant la loi.

4. La distinction des animaux purs et impurs, que nous avons comptée au nombre des observances cérémonielles, est antérieure à la loi, puisque, dans la Genèse (7,2), Dieu dit à Noé: « De tous les animaux purs, tu prendras sept couples; mais des animaux impurs, deux seulement. » Il y eut donc, avant la loi, des cérémonies légales.

En sens contraire, dans le Deutéronome (6,1), Moïse déclare: « Voici les préceptes et les cérémonies que le Seigneur votre Dieu m'a chargé de vous enseigner. » Si ces cérémonies avaient existé auparavant, il eût été inutile de les enseigner. C'est donc que les cérémonies de la loi ne sont pas antérieures à la loi.

Réponse: On sait que les cérémonies de la loi étaient destinées, d'une part, à honorer Dieu et, d'autre part, à figurer le Christ. Quiconque veut honorer Dieu doit nécessairement passer par certaines pratiques cultuelles déterminées constituant le culte extérieur. Or la détermination du culte divin regarde les cérémonies, comme la détermination de nos rapports avec le prochain regarde les préceptes judiciaires, nous l'avons dit. De même donc que dans la société certaines dispositions judiciaires étaient en vigueur, sans que l'autorité de la loi divine les eût instaurées mais parce que la raison humaine les avait réglées, de même aussi existait-il certaines cérémonies que nulle autorité légale n'avait édictées, mais qui dépendaient uniquement de la volonté et de la dévotion de ceux qui rendaient un culte à Dieu. Mais, parce qu'il est vrai que bien avant la loi il y eut des personnages privilégiés, remplis d'un esprit prophétique, on doit penser qu'à l'instigation de Dieu et par une sorte de loi privée ils furent amenés à une certaine manière d'adorer Dieu adaptée à leur culte intérieur et en même temps propre à figurer les mystères du Christ. Ces mystères étaient figurés déjà par toutes leurs autres pratiques puisque, dit S. Paul (1 Co 10,11), « tout ce qui leur arrivait avait valeur de figure ». Bref, il y eut des cérémonies avant la loi, mais, n'ayant pas été établies par une législation, ce n'étaient pas des cérémonies de la loi.

Solutions: 1. Ces oblations, sacrifices et holocaustes offerts par les Pères antérieurs à la loi procédaient d'un mouvement de dévotion de leur volonté personnelle, par les voies qui leur semblaient convenables, de sorte qu'en offrant à l'honneur de Dieu les choses qu'ils avaient reçues de lui, ils entendaient s'affirmer comme les adorateurs de Dieu, principe et fin de toutes choses.

2. S'ils ont admis également des réalités sacrées, c'est parce qu'il leur semblait convenable de mettre à part des autres, en vue de l'honneur de Dieu, certains lieux réservés au culte divin.

3. C'est sur l'ordre de Dieu que, dès avant la loi, fut institué le sacrement de la circoncision. Aussi ne peut-on l'appeler un sacrement de la loi en tant qu'institué par la loi mais seulement en tant qu'observé sous la loi. Telle est, dans S. Jean (7,22), l'affirmation du Seigneur: « La circoncision ne vient pas de

Page 266: Ia.-IIae (2)

Moïse, mais des Patriarches. » - Quant au sacerdoce, il existait antérieurement à la loi chez ceux qui adoraient Dieu, en vertu d'une détermination humaine qui réservait cette dignité aux fils aînés.

4. La distinction entre animaux purs et impurs, avant la loi, ne concernait pas l'usage alimentaire; on lit bien dans la Genèse (9, 3): « Tout ce qui se meut et qui vit sera votre nourriture »; elle n'intéressait que l'offrande des sacrifices, où n'étaient admises que certaines espèces d'animaux. En tout cas, s'il y avait quelque distinction du point de vue alimentaire, ce n'est pas que la consommation de certains animaux fût alors considérée comme illicite, nulle loi ne s'y opposant; c'était l'effet d'une répulsion ou d'une coutume, exactement comme de nos jours encore on mange ici des aliments qui ailleurs sont tenus pour répugnants.

ARTICLE 2: Sous la loi, les préceptes cérémoniels avaient-ils la vertu de justifier?

Objections: 1. L'expiation du péché et la consécration d'un homme concernent la justification. Or on voit dans l'Exode (29,21) que les prêtres étaient consacrés, ainsi que leurs vêtements, par aspersion de sang et par onction d'huile; et dans le Lévitique (16,16) que, par l'aspersion du sang d'un jeune taureau, le prêtre « purifiait le sanctuaire des souillures des fils d'Israël, de leurs prévarications et de leurs péchés ». Mais purifier du péché, consacrer un homme, cela nous ramène à la justification. Les cérémonies de la loi ancienne avaient donc la vertu de justifier.

2. Rendre l'homme agréable à Dieu, n'est-ce pas l'effet de la justice? « Le Seigneur est juste, dit le Psaume (11), et il aime ce qui est juste. » Or, par les cérémonies, certains plurent à Dieu, selon le Lévitique (10,19): « Comment aurais-je pu plaire au Seigneur par les cérémonies, dans le deuil où je suis? » C'est la preuve que les cérémonies avaient de quoi justifier.

3. Les réalités du culte divin intéressent l'âme plus que le corps; « la loi du Seigneur est sans tache, dit le Psaume (19) », elle convertit les âmes. Donc, si les cérémonies de la loi ancienne guérissaient de la lèpre, comme on le voit dans le Lévitique, à plus forte raison devaient-elles purifier l'âme en la justifiant.

En sens contraire, selon S. Paul (Ga 2, 21 et 3, 21), « si une loi avait été donnée qui pût justifier, le Christ serait mort pour rien ». Mais cela est inadmissible. Donc les cérémonies de la loi ancienne ne justifiaient pas.

Réponse: La loi ancienne, avons-nous dite connaissait deux sortes d'impureté: l'impureté spirituelle qui est celle de la faute, et une autre impureté, affectant le corps et rendant impropre au culte divin. En ce second sens était réputé impur le lépreux ou celui qui touchait un cadavre; cette sorte d'impureté se ramenait donc à une irrégularité; les cérémonies de la loi ancienne étaient capables d'en purifier, à la façon de remèdes administrés sur l'ordre de la loi pour lever ces sortes d'impureté introduites par la volonté de la loi. Ce qui fait dire à l'épître aux Hébreux (9,13): « Le sang des boucs et des taureaux, l'aspersion de la cendre de vache, sanctifie les hommes souillés à l'effet de purifier la chair. » Et comme cette impureté dont on était lavé par de telles cérémonies intéressait la chair plutôt que l'âme, ces cérémonies, au dire même de l'auteur, « étaient des justices charnelles, prescrites en attendant l'époque du relèvement ».

Mais elles n'avaient pas d'efficacité pour laver l'impureté de l'âme qui est le péché, parce que la purification du péché n'a jamais pu se faire que par le Christ, « qui enlève les péchés du monde », comme dit S. Jean (1,29). Et parce que le mystère de l'incarnation et de la passion du Christ n'était pas encore effectivement réalisé, les cérémonies de la loi ancienne ne pouvaient pas posséder réellement en elles-mêmes la vertu qui découle du Christ incarné et crucifié, comme la contiennent les sacrements de la loi nouvelle. Aussi ne pouvaient-elles pas purifier du péché. L'épître aux Hébreux dit

Page 267: Ia.-IIae (2)

expressément (10,4): « Il est impossible avec le sang des taureaux ou des boucs d'enlever les péchés. » L'épître aux Galates (4,9) les appelle « des éléments indigents et infirmes »: infirmes certes, car ils ne peuvent purifier du péché, mais leur infirmité vient de ce qu'ils sont indigents, c'est-à-dire de ce qu'ils ne possèdent pas la grâce en eux.

Toutefois, dès le temps de la loi, les âmes croyantes pouvaient par la foi s'unir au Christ incarné et crucifié, et ainsi elles étaient justifiées en vertu de la foi au Christ qu'elles professaient de quelque manière en observant les cérémonies qui figuraient le Christ. Donc, si sous la loi ancienne on offrait certains sacrifices pour les péchés, ce n'est pas que ces sacrifices fussent capables de purifier du péché, mais ils constituaient une profession de la foi qui en purifiait. Le texte même de la loi le donne à entendre; il est dit aux chapitres 4 et 5 du Lévitique, à propos de l'offrande des victimes pour le péché, « que le prêtre priera pour l'offrant, et son péché sera pardonné », en sorte que le péché n'est pas remis en vertu du sacrifice, mais par la foi et la dévotion de ceux qui l'offrent. - N'oublions pas, d'ailleurs, que sous la loi ancienne, si des cérémonies purifiaient des impuretés corporelles, cela même figurait la purification du péché accomplie par le Christ.

Ainsi on voit clairement que les cérémonies, sous le régime de la loi ancienne, étaient impuissantes à justifier.

Solutions: 1. Cette sanctification des prêtres et de leurs fils, de leurs vêtements et de toute chose, au moyen d'une aspersion de sang, ne faisait que députer au culte de Dieu et que lever les empêchements « en vue de la pureté de la chair », pour reprendre une expression de l'épître aux Hébreux (9,13); ce qui préfigurait cette autre sanctification « dont Jésus par son sang a sanctifié le peuple », dit la même épître (13,12). - Les expiations, elles aussi, doivent s'entendre d'une suppression du péché. C'est si vrai qu'on parle de l'expiation du sanctuaire, alors que celui-ci ne pouvait être coupable de péché.

2. Les prêtres étaient agréables à Dieu dans leurs cérémonies à cause de leur obéissance, de leur dévotion, de leur foi en la réalité préfigurée, mais non à cause des cérémonies prises en elles-mêmes.

3. Les cérémonies prescrites pour la purification du lépreux n'avaient nullement pour objet d'enlever l'impureté constituée par la maladie de la lèpre; de fait, ces cérémonies n'avaient lieu qu'à l'égard de celui qui était déjà guéri, selon le Lévitique (14,3): « Le prêtre sortira du camp et, s'il constate que la lèpre est guérie, il ordonnera à celui qui est purifié d'offrir, etc. » Il est évident que le prêtre était chargé d'apprécier si la lèpre était guérie mais non chargé de la guérir. Les cérémonies intervenaient pour lever la tare de l'irrégularité. - On rapporte cependant qu'en certains cas, si le jugement du prêtre était erroné, le lépreux était miraculeusement guéri par Dieu, mais en vertu de la puissance divine et non par l'efficacité des sacrifices. De même, c'est par miracle que le flanc de la femme adultère se flétrissait quand elle avait bu les eaux préalablement chargées d'imprécation par le prêtre, comme on le voit au chapitre 5 des Nombres.

ARTICLE 3: Les préceptes cérémonials ont-ils cessé à l'avènement du Christ?

Objections: 1. On lit dans Baruch (4, 1): « Voici le livre des commandements de Dieu, la loi qui subsiste à jamais. » Les lois cérémonielles faisaient partie de la loi. Donc elles devaient durer à jamais.

2. En S. Matthieu (8,4) il est prescrit au lépreux guéri de s'acquitter des offrandes prévues par la loi cérémonielle. Les cérémonies de la loi ancienne ne cessèrent donc pas à la venue du Christ.

3. Tant que demeure la cause, l'effet demeure. Or, indépendamment de la préfiguration du Christ, les cérémonies de la loi ancienne avaient des causes raisonnables, en tant qu'elles étaient ordonnées au

Page 268: Ia.-IIae (2)

culte divin, sans compter qu'elles étaient en outre ordonnées à préfigurer le Christ. Donc elles n'avaient pas à cesser.

4. La circoncision avait été instituée pour signifier la foi d'Abraham; l'observance du sabbat pour rappeler le bienfait de la création; et les autres solennités légales, nous le savons rappelaient d'autres bienfaits divins. Or la foi d'Abraham reste toujours un modèle à suivre, même pour nous, et il faut toujours se rappeler le bienfait de la création et les autres bienfaits divins. Donc, au moins la circoncision et les fêtes de la loi ne devaient pas être abolies.

En sens contraire, l'Apôtre dit (Col 2,16) « Que nul ne vous juge en matière d'aliments ou de boissons, de fêtes, de néoménies ou de sabbats: ce ne sont là que des figures de l'avenir »; et aux Hébreux (8,13): « En parlant d'une alliance nouvelle, Dieu déclare que la précédente est vieillie; or ce qui est ancien et vieilli doit bientôt disparaître. »

Réponse: On a dit plus haut que tous les préceptes cérémoniels de la loi ancienne se rapportaient au culte de Dieu. Mais le culte extérieur doit s'adapter au culte intérieur, fait de foi, d'espérance et de charité; par suite, si le culte intérieur change, le culte extérieur doit suivre ce changement. Or on peut distinguer trois états du culte intérieur: 1° Dans l'un, la foi et l'espérance portent conjointement sur les biens du ciel et sur ce qui nous y introduit, le tout considéré comme à venir; tel fut l'état de la foi et de l'espérance sous la loi ancienne. - 2° Dans un autre état du culte intérieur, on croit et on espère les biens du ciel comme réalités à venir, mais les réalités qui nous y introduisent comme présentes ou passées; tel est l'état de la loi nouvelle. - 3° Dans le troisième état tout est tenu comme présent, il n'y a plus d'au-delà à croire ni de futur à espérer tel est l'état des bienheureux.

Dans cet état des bienheureux, le culte divin ne comportera rien de figuratif, mais sera tout « d'action de grâce et chant de louange » (Is 51,3). Ce qui fait dire à S. Jean décrivant dans l'Apocalypse (21,22) la cité des bienheureux: « je n'y vis pas de temple, car le Seigneur Dieu tout-puissant est son temple, ainsi que l'Agneau. » Pour une raison analogue, les cérémonies du premier état, préfigurant le second et le troisième états, durent disparaître à l'avènement du second, et d'autres cérémonies être introduites, en rapport avec le culte de cet âge nouveau pour lequel les biens du ciel sont encore à venir, mais où sont présents les bienfaits de Dieu qui nous y introduisent.

Solutions: 1. On peut dire que la loi ancienne subsiste à jamais. Pour les préceptes moraux, c'est vrai absolument et sans réserve; pour les préceptes cérémoniels, c'est vrai quant à la réalité qu'ils figuraient.

2. Le mystère de la rédemption du genre humain a été accompli à la passion du Christ lorsque le Seigneur déclara: « Tout est consommé » (Jn 19,30). C'est à ce moment que les dispositions légales durent cesser complètement, la réalité qu'elles figuraient étant désormais accomplie. Pour en témoigner, le voile du temple se déchira pendant la passion du Christ (Mt 27,51). Ainsi, avant la passion du Christ, alors que le Christ prêchait et faisait des miracles, la loi et l'Évangile marchaient de compagnie parce que déjà le mystère du Christ était inauguré, mais non encore accompli. C'est pourquoi, avant sa passion, le Seigneur ordonna aux lépreux d'observer les cérémonies légales.

3. Les explications littérales que nous avons données des cérémonies se rapportent au culte divin, mais au culte caractérisé par la foi en celui qu'on attendait. Une fois venu celui qu'on avait attendu, ce culte-là disparut, ainsi que toutes les raisons d'être ordonnées à ce culte.

4. La foi d'Abraham fut digne d'éloges parce qu'il crut, lorsque Dieu lui promit une postérité en qui seraient bénies toutes les nations. Tant que cette promesse n'était pas réalisée, il fallait donc par la circoncision professer la foi d'Abraham; mais, depuis qu'elle est réalisée, cette même foi doit s'exprimer par un signe nouveau, le baptême, qui sur ce point succède à la circoncision: « Vous avez été circoncis dans le Christ d'une circoncision où la main de l'homme n'est pour rien, et qui vous a

Page 269: Ia.-IIae (2)

dépouillés du corps charnel: telle est la circoncision de notre Seigneur jésus Christ, avec qui vous avez été ensevelis dans le baptême » (Col 2,11).

Le sabbat qui représentait la première création est remplacé par le dimanche qui rappelle la créature nouvelle, inaugurée à la résurrection du Christ. - Et aux autres fêtes succèdent également les fêtes de la loi nouvelle puisque les bienfaits accordés par Dieu au peuple d'Israël représentent ceux dont le Christ nous a gratifiés. La Pâque est remplacée par la fête de la passion et de la résurrection du Christ; la Pentecôte, don de la loi ancienne, par une autre Pentecôte, don de la loi de l'Esprit de vie; la fête de la nouvelle lune, par la fête de la Bienheureuse Vierge en qui resplendit pour la première fois la lumière du soleil, c'est-à-dire du Christ, par une plénitude de grâce; la fête des trompettes, par les fêtes des Apôtres; la fête de l'Expiation, par celles des Martyrs et des Confesseurs; la fête des Tentes par celle de la Dédicace de l'Église; celle enfin de l'Assemblée et de la Collecte, par la fête des Anges ou celle de la Toussaint.

ARTICLE 4: Est-ce péché mortel d'observer les préceptes cérémoniels après le Christ?

Objections: 1. On ne doit pas supposer que les Apôtres, après avoir reçu le Saint-Esprit, aient péché mortellement, car dans l'abondance de cet Esprit, ils étaient « revêtus de la force d'en haut », dit S. Luc (24,46). Or ils ont pratiqué les observances légales après la descente du Saint-Esprit. Paul, d'après les Actes (16,3) a circoncis Timothée; plus tard, sur le conseil de Jacques, « il amena des hommes et, s'étant purifié avec eux, il entra dans le Temple, annonçant que les jours de la purification étaient écoulés, et cela jusqu'à ce que le sacrifice eût été offert pour chacun d'eux » (Ac 21,26). Il est donc possible, sans péché mortel, de pratiquer les observances légales après la passion du Christ.

2. Éviter le commerce des païens était une loi cérémonielle. Or le premier pasteur de l'Église l'observa, selon l'épître aux Galates (2, 12): « Les envoyés de Jacques étant venus à Antioche, Pierre se déroba et se tint à l'écart des païens. »

3. Les Apôtres, par leurs préceptes, n'ont pu inciter au péché. Or, aux termes d'un décret des Apôtres rapporté dans les Actes (15,28), la pratique de certaines observances de la loi cérémonielle fut imposée aux païens: « L'Esprit Saint et nous, avons décidé de ne vous imposer aucun autre fardeau que ceci qui est nécessaire: vous abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des viandes étouffées et des unions illégitimes. »

En sens contraire, S. Paul disait aux Galates (5,2): « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sert de rien. » Or, seul le péché mortel peut rendre stérile l'oeuvre du Christ. C'est donc un péché mortel, depuis la passion du Christ, de se faire circoncire et de pratiquer les autres observances cérémonielles.

Réponse: Toutes les cérémonies sont des protestations de la foi en quoi consiste le culte divin intérieur. On peut professer sa foi intérieure par des actes aussi bien que par des paroles, et dans les deux cas il y a péché mortel si l'on affirme une erreur. Sans doute croyons-nous au Christ comme y crurent les Patriarches, mais, de ceux qui ont précédé le Christ et de nous qui venons après lui, la foi identique s'exprime en des termes différents chez eux et chez nous. Ils disaient: « Voici qu'une vierge concevra et enfantera un fils » (Is 7,14), parlant au futur; nous, nous exprimons la même réalité en disant, au passé, qu'elle a conçu et qu'elle a enfanté. De même, les cérémonies de la loi ancienne signifiaient le Christ comme devant naître, comme devant souffrir, tandis que nos sacrements le montrent comme étant né et ayant souffert. Si donc aujourd'hui il y aurait péché mortel à professer sa foi en disant que le Christ va naître, ce qui dans la bouche des anciens n'était que piété et vérité, de même on pécherait mortellement si l'on pratiquait aujourd'hui les observances cérémonielles où s'exprimait la piété et la foi des anciens. C'est la pensée de S. Augustin: « Le Christ ne nous est plus

Page 270: Ia.-IIae (2)

promis comme devant naître, souffrir et ressusciter, tel que le proclamaient les sacrements anciens; on nous annonce qu'il est né, qu'il a souffert, qu'il est ressuscité, tel que le proclament désormais les sacrements d'aujourd'hui, accomplis par les chrétiens. »

Solutions: 1. Sur cette difficulté, S. Augustin et S. Jérôme ne sont pas d'accord. S. Jérôme distingue deux temps: avant la passion du Christ, les observances légales n'étaient ni mortes., comme n'ayant ni force obligatoire ni vertu expiatoire à leur mesure; ni porteuses de mort, parce qu'on ne péchait pas en les observant. Mais, tout de suite après la passion du Christ, elles se trouvèrent non seulement mortes, c'est-à-dire sans efficacité ni force obligatoire, mais, qui plus est, porteuses de mort, en ce sens que ceux qui les pratiquaient péchaient mortellement. S. Jérôme en concluait que jamais les Apôtres n'avaient réellement pratiqué les observances après la passion, mais s'étaient seulement livrés à une pieuse simulation, pour ne pas scandaliser les Juifs et ainsi faire obstacle à leur conversion. Comprenons d'ailleurs cette simulation en ce sens qu'ils accomplissaient les actes prévus, mais sans leur attribuer le caractère d'observances et de cérémonies légales. Ainsi en irait-il de celui qui subirait l'ablation du prépuce par mesure d'hygiène et non pour observer la loi de la circoncision.

Toutefois, il semble choquant que, pour éviter le scandale, les Apôtres aient caché quelque chose qui importe à la vérité morale et doctrinale, et qu'ils aient usé de fiction en une matière intéressant le salut des fidèles. Aussi S. Augustin a-t-il distingué plus justement trois périodes. Avant la passion du Christ, les observances légales n'étaient ni mortes, ni porteuses de mort. L'Évangile une fois promulgué, elles sont à la fois l'une et l'autre. Mais dans la période intermédiaire, celle qui va de la passion du Christ à la promulgation de l'Évangile, les observances légales étaient mortes, n'ayant aucune efficacité et n'obligeant personne, sans être porteuses de mort, parce que les chrétiens venus du judaïsme pouvaient les pratiquer licitement, à condition de ne pas fonder sur elles leur espérance comme s'ils les estimaient nécessaires au salut et que sans elles la foi au Christ ne pût justifier. Mais ceux qui venaient du paganisme n'avaient aucune raison de les pratiquer. Aussi voyons-nous S. Paul circoncire Timothée dont la mère était juive, mais s'opposer à la circoncision de Tite, né de parents païens.

Si l'Esprit Saint n'a pas voulu tout de suite interdire aux convertis du judaïsme la pratique des observances légales, alors que les rites païens étaient interdits aux convertis du paganisme, ce fut pour manifester entre les deux rites une différence. Car les rites païens étaient répudiés comme absolument illicites et de tout temps condamnés par Dieu, tandis que le rite légal, ayant été institué par Dieu pour figurer le Christ, trouvait sa fin en ce sens que la passion du Christ accomplissait.

2. Selon S. Jérôme, Pierre feignait de s'écarter des païens pour éviter de scandaliser les Juifs dont il était l'apôtre; en quoi il n'a péché d'aucune façon. Paul, de son côté, feignait de le réprimander parce que, apôtre des païens, il ne voulait pas que ceux-ci fussent scandalisés. - Mais cette explication est repoussée par S. Augustin, parce qu'il est impie de supposer la moindre fausseté dans une écriture canonique et que S. Paul (Ga 2,11) affirme que Pierre était dans son tort. Pierre a donc réellement péché, et Paul l'a repris tout de bon, non pour faire semblant. Seulement le péché de Pierre n'a pas consisté à garder provisoirement les observances légales; cela lui était permis, puisqu'il venait du judaïsme. Son péché consistait à pousser si loin la crainte de scandaliser les Juifs en cette matière que ses scrupules provoquaient le scandale des païens.

3. On a soutenu que la décision des Apôtres n'était pas à prendre au sens littéral, mais au sens spirituel: par la prohibition du sang ils interdiraient l'homicide; par celle des viandes étouffées, la violence et la rapine; par celle des viandes sacrifiées, l'idolâtrie; quant à la fornication, elle est défendue pour sa malice intrinsèque. C'est une opinion qui dérive de certaines gloses, où ces préceptes sont interprétés mystiquement. - Mais, comme l'homicide et la rapine sont également tenus pour illicites chez les païens, on ne voit pas pourquoi il fallait faire ce précepte particulier aux chrétiens venus du paganisme.

Page 271: Ia.-IIae (2)

Aussi d'autres interprètes pensent-ils que, au sens littéral, ces aliments furent prohibés, non pas pour obéir aux observances légales, mais pour réprimer la gourmandise. Ce qui fait dire à S. Jérôme: « Il condamne les prêtres qui, par gourmandise, mangent des grives et autres volailles sans observer ces points. » Mais on ne voit pas pourquoi on s'est arrêté justement à ces prohibitions, car il est d'autres mets plus délicieux que ceux-là et qui excitent davantage la gourmandise.

Il faut donc se ranger à une troisième opinion qui, tout en prenant ces prohibitions au sens littéral, y voit non pas l'intention d'observer les cérémonies de la loi mais celle de faciliter les rapports entre païens et Juifs appelés à vivre ensemble. Une habitude ancienne rendait abominable aux Juifs le sang et les viandes étouffées; d'autre part, la consommation de viandes sacrifiées aux idoles pouvait amener les Juifs à soupçonner les païens de retourner à l'idolâtrie. Tout cela fut donc prohibé pendant le temps nécessaire aux païens et aux Juifs pour instaurer entre eux les débuts d'une vie commune. Mais avec le temps, si la cause disparaît, l'effet disparaît aussi. Le véritable enseignement évangélique fut mieux connu: selon la parole du Maître (Mt 15,11), « ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille »; et selon S. Paul (1 Tm 4,4), « il ne faut rien rejeter de ce qui est reçu avec action de grâce ». - Quant à la fornication, si elle est interdite nommément, c'est parce que les païens ne la tenaient pas pour un péché.

LES PRÉCEPTES JUDICIAIRES

On considérera d'abord ces préceptes en général (Q. 104), puis leur raison d'être (Q. 105).

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 104: LEUR NATURE GÉNÉRALE

1. Que sont les préceptes judiciaires? - 2. Sont-ils figuratifs? - 3. Leur durée.- 4. Leurs catégories.

ARTICLE 1: Que sont les préceptes judiciaires?

Objections: 1. Il semble que la raison d'être des préceptes judiciaires ne consiste pas en ce qu'ils ordonnent au prochain.

En effet, le mot « judiciaire » vient du latin judicium, qui veut dire « jugement ». Mais dans les rapports sociaux une part considérable n'a rien à voir avec l'organisation des jugements. L'épithète de judiciaires ne définit donc pas les préceptes réglant les rapports avec le prochain.

2. On sait que les préceptes moraux ne se confondent pas avec les préceptes judiciaires. Or un grand nombre de préceptes moraux, comme par exemple les sept derniers préceptes du décalogue, concernent les rapports sociaux. Ce n'est donc pas ce trait qui définit les préceptes judiciaires.

3. Les préceptes judiciaires intéressent les rapports avec le prochain comme les préceptes cérémoniels concernent les rapports avec Dieu, on l'a dit plus haut b. Or plusieurs préceptes cérémoniels n'imposent de devoirs qu'envers soi-même, par exemple les observances alimentaires et vestimentaires; il s'ensuit que la référence au prochain n'est pas le trait décisif pour définir les préceptes judiciaires.

Page 272: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, Ézéchiel (18,8) mentionne, parmi les oeuvres du juste, que celui-ci « juge selon la vérité entre un homme et un homme ». Si les préceptes judiciaires tirent leur nom du jugement, on peut ainsi désigner les préceptes qui règlent les rapports des hommes entre eux.

Réponse: Comme on l'a dit précédemment, il y a en toute législation des préceptes qui ont force obligatoire par la seule dictée de la raison, parce que la raison naturelle décide que ceci doit être fait ou évité. De tels préceptes sont appelés moraux, parce que les moeurs humaines se définissent par la raison. D'autres préceptes tiennent leur force obligatoire, non pas du verdict même de la raison, parce que, considérés en eux-mêmes, ils n'impliquent pas essentiellement la notion du dû ou de l'indu; mais ils tiennent leur force obligatoire du fait de leur institution divine ou humaine. Et telles sont certaines déterminations des préceptes moraux. Donc, si ces déterminations des préceptes moraux sont imposées par Dieu touchant les rapports avec Dieu, on les appelle préceptes cérémoniels. - Mais s'il s'agit d'ordonner les rapports des hommes entre eux, on les appelle préceptes judiciaires. Deux traits définissent donc les préceptes judiciaires: ils règlent les rapports des hommes entre eux, et ils tiennent leur force obligatoire non de la seule raison, mais du fait de leur institution.

Solutions: 1. Les jugements sont rendus par l'autorité de tel ou tel souverain ayant pouvoir de justicier. Mais ce souverain n'a pas seulement à connaître des litiges; il s'occupe aussi des engagements contractuels passés entre particuliers, et de tout ce qui intéresse la communauté et son gouvernement. On appelle donc judiciaires non seulement les préceptes qui ont trait au contentieux, mais encore tous ceux qui concernent les rapports sociaux, dont le prince est l'ordonnateur en qualité de juge suprême.

2. L'argument allégué n'atteint que les préceptes relatifs au prochain dont toute la force d'obligation procède d'une dictée de la raison.

3. Même dans nos rapports avec Dieu, il y a des devoirs moraux, dictés par la raison informée par la foi, par exemple que nous devons aimer et adorer Dieu. Et il y a d'autre part des prescriptions cérémonielles qui obligent en vertu d'une institution positive divine. Cependant les devoirs envers Dieu ne comportent pas seulement les sacrifices qu'on lui offre, ils incluent tout ce qui peut mettre dans les dispositions voulues pour faire des offrandes et rendre un culte à Dieu. En effet, Dieu est la fin de l'homme, et c'est pourquoi il appartient au culte divin et par suite aux préceptes cérémonials que l'homme possède l'aptitude requise pour servir Dieu. En revanche, le prochain n'est pas la fin de l'homme, et il n'y a pas lieu pour celui-ci de se régler antérieurement en fonction du prochain. Ce serait une attitude servile, s'il est vrai, comme dit Aristote, que l'esclave « en ce qu'il est, est la chose du maître ». Voilà pourquoi les règles concernant l'homme en lui-même ne relèvent pas des préceptes judiciaires, mais ont toutes un caractère moral parce que la raison, qui est le principe des moeurs humaines, joue dans l'homme, par rapport à tout ce qui l'intéresse personnellement, le même rôle que le prince ou le juge dans la cité. - Il convient cependant de noter que le comportement de l'homme à l'égard du prochain dépend plus de la raison que son attitude envers Dieu et que, par suite, les préceptes moraux qui règlent les rapports de l'homme avec le prochain sont plus nombreux que ceux qui règlent les rapports de l'homme avec Dieu. C'est pourquoi d'ailleurs ü y a dans la loi plus de prescriptions cérémonielles que de prescriptions judiciaires.

ARTICLE 2: Les préceptes judiciaires sont-ils figuratifs?

Objections: 1. Ce qui paraît être le propre des préceptes cérémoniels, c'est d'avoir été institués pour figurer une réalité. Donc, si les préceptes judiciaires étaient figuratifs, eux aussi, il n'y aurait pas de différence entre préceptes judiciaires et préceptes cérémoniels.

Page 273: Ia.-IIae (2)

2. Comme les Juifs, les païens ont reçu des préceptes judiciaires, et ceux-ci, sans rien figurer, ordonnent ce qu'il faut faire. Il semble donc que les préceptes judiciaires de la loi ancienne n'étaient pas non plus figuratifs.

3. L'expression figurée s'imposait en matière de culte divin parce que les réalités divines dépassent notre raison, on l'a remarqué. Mais quand il s'agit du prochain, notre raison suffit. Les préceptes judiciaires qui règlent nos rapports avec le prochain ne devaient donc avoir aucune portée figurative.

En sens contraire, il est de fait qu'on interprète les préceptes judiciaires du chapitre 21 de l'Exode en un sens allégorique et moral.

Réponse: Un précepte peut être figuratif d'une manière immédiate et essentielle, s'il est institué premièrement pour figurer quelque chose. C'est le cas des préceptes cérémonials qui sont figuratifs parce qu'ils ont été institués principalement pour figurer quelque aspect du culte de Dieu et du mystère du Christ. - Il y a aussi des préceptes qui ne sont pas figuratifs en ce sens immédiat et essentiel, mais secondairement, et c'est ainsi que les préceptes judiciaires de la loi ancienne sont figuratifs. Ce n'est pas en effet pour jouer le rôle de figures qu'ils ont été institués, mais pour organiser selon la justice et l'équité la condition du peuple d'Israël. Seulement, ces préceptes avaient une portée figurative secondaire, dans la mesure où la condition de ce peuple, organisée selon ces préceptes, avait dans son ensemble une valeur figurative, selon le mot de S. Paul (1 Co 10,11): « Tout leur arrivait en figure. »

Solutions: 1. Cela prouve que les préceptes cérémonials ne sont pas figuratifs exactement au même titre que les préceptes judiciaires, on vient de le dire.

2. Le peuple juif avait été choisi par Dieu pour donner le jour au Christ. C'est pour cela, au dire de S. Augustin, que toute la manière de vivre de ce peuple était prophétique et figurative et que même les préceptes judiciaires imposés aux Juifs ont un sens figuratif qui les distingue des préceptes judiciaires imposés aux autres peuples. C'est ainsi du reste qu'on interprète au sens figuratif et mystique les guerres et les exploits de ce peuple, contrairement aux guerres et aux exploits des Assyriens et des Romains, qui sont pourtant beaucoup plus célèbres du point de vue humain.

3. Le règlement des rapports sociaux en Israël était, de soi, du ressort de la raison. Mais dans la mesure où il intéressait le culte de Dieu il dépassait la raison, et c'est par là qu'il avait un caractère figuratif.

ARTICLE 3: La durée des préceptes judiciaires

Objections: 1. Il semble que les préceptes judiciaires de la loi ancienne obligeaient à perpétuité. En effet, le jugement étant la mise en oeuvre de la justice, les préceptes judiciaires sont liés à la vertu de justice. Or, selon le livre de la Sagesse (1,15), « la justice est éternelle et ne meurt pas ». Les préceptes judiciaires obligent donc pour tous les temps.

2. Ce qui est institué par Dieu a plus de stabilité que ce qui est oeuvre humaine. Or les préceptes judiciaires des lois humaines obligent sans limite de durée. A beaucoup plus forte raison les préceptes judiciaires de la loi divine.

3. Selon l'épître aux Hébreux (7, 18), « c'est à cause de son impuissance et de son inutilité que fut abrogée la législation ancienne ». Cela est vrai du statut cérémoniel « qui ne pouvait rendre parfait dans sa conscience celui qui s'en tenait aux observances d'aliments, de boissons, d'ablutions diverses et de justice charnelles ». Mais les préceptes judiciaires ne manquaient ni d'utilité ni d'efficacité pour

Page 274: Ia.-IIae (2)

leur but, c'est-à-dire pour l'établissement de la justice et de l'équité parmi les hommes. Les préceptes judiciaires ne sont donc pas abolis, mais gardent leur force.

En sens contraire, on lit aussi (He 7,12): « Si le sacerdoce est passé, la loi passe inévitablement. » Le sacerdoce étant passé d'Aaron au Christ, toute la loi est passée avec lui, et les préceptes judiciaires sont désormais sans force obligatoire.

Réponses: Les préceptes judiciaires ne furent en vigueur que pour un temps, et ils ont été vidés de leur sens à l'avènement du Christ, mais en un autre sens que les préceptes cérémonials. Car ceux-ci furent abrogés de telle sorte que non seulement ils sont morts, mais qu'ils tuent ceux qui les observent depuis le Christ et surtout depuis la diffusion de l'Évangile. Tandis que les préceptes judiciaires sont bien morts, n'ayant plus de force obligatoire, mais toutefois ils ne tuent pas, et un prince pourrait sans pécher mettre en vigueur dans son royaume ces dispositions judiciaires; à moins cependant qu'on ne les impose ou qu'on ne les observe comme des obligations tenant leur force de la loi ancienne. Ils tueraient si on les observait dans cet esprit.

Et cette différence s'explique si l'on se rappelle que les préceptes cérémoniels sont immédiatement et essentiellement figuratifs, étant institués au premier chef pour figurer les mystères du Christ à venir. On ne peut donc les observer sans attenter à la vérité de notre foi qui nous fait confesser ces mystères comme déjà accomplis. - Au contraire, les préceptes judiciaires n'ont pas été institués pour jouer le rôle de figures, mais pour organiser le statut de ce peuple qui préparait le Christ. Aussi, quand la venue du Christ modifia ce statut, les préceptes judiciaires perdirent leur force obligatoire, et c'est ce que veut dire S. Paul (Ga 3,24), lorsqu'il compare la loi à un pédagogue conduisant au Christ. Seulement, comme les préceptes judiciaires ne sont pas destinés à figurer mais à faire faire quelque chose, on ne lèse pas la vérité si on les observe tels quels. C'est l'intention de les observer comme une obligation légale qui porterait atteinte à la vérité de la foi, car on signifierait ainsi que le statut du peuple ancien dure toujours et que le Christ n'est pas encore venu.

Solutions: 1. Certes, la justice doit toujours être sauvegardée, mais la définition de ce qui est juste, en vertu de l'institution positive divine ou humaine, change nécessairement si la condition des hommes se modifie.

2. Les préceptes judiciaires d'institution humaine demeurent perpétuellement en vigueur, tant que se maintient le régime établi. Mais, si la cité ou la nation inaugurent un nouvel ordre politique, les lois doivent être modifiées. Celles qui valent dans une démocratie, où le pouvoir appartient au peuple, ne valent pas dans une oligarchie, où le pouvoir appartient aux riches; ce point a été mis en lumière par le Philosophes. Il fallait donc, le statut du peuple juif ayant changé, modifier aussi les préceptes judiciaires.

3. Ces préceptes judiciaires faisaient régner dans le peuple la justice et l'équité, mais selon les exigences de sa condition d'alors. Celle-ci a dû changer après le Christ, au point qu'il n'y a plus dans le Christ, à distinguer les Juifs des païens, comme on le faisait auparavant. Il s'ensuit qu'un changement des préceptes judiciaires était nécessaire.

ARTICLE 4: Les catégories des préceptes judiciaires

Objections: 1. Les préceptes judiciaires ne semblent pas susceptibles d'une classification ferme. Ils règlent en effet les rapports sociaux; mais tous les points qui, dans l'intérêt des hommes, demandent un règlement, échappent aux classifications tranchées, car ils sont en nombre infini. Il n'y a donc pas moyen de fixer une répartition des préceptes judiciaires.

Page 275: Ia.-IIae (2)

2. Les préceptes judiciaires apportent une détermination aux préceptes moraux. Mais on ne peut classer ceux-ci sans les ramener à l'ordre du décalogue. Les préceptes judiciaires ne sont donc pas susceptibles d'un classement particulier.

3. Parce que les préceptes cérémonials comportent des catégories définies, la loi suggère leur répartition en mentionnant les sacrifices et les observances. Comme elle ne propose rien de tel touchant les préceptes judiciaires, c'est que ceux-ci ne se répartissent pas en catégories définies.

En sens contraire, tout ordre implique distinction. L'idée d'ordre étant inséparable des préceptes judiciaires, précisément institués pour faire régner l'ordre dans le temple juif, ces préceptes doivent se prêter éminemment à une distinction précise.

Réponse: La loi est en quelque sorte l'art d'organiser et de régler la vie humaine. Or, si nous considérons un art quelconque, nous en voyons les règles s'ordonner en catégories distinctes; de même faut-il que toute loi organise ses préceptes selon un ordre dé par sa confusion même. Il y a donc lieu d'affirmer que les préceptes judiciaires de la loi ancienne, destinés à régler les rapports sociaux, s'organisent en catégories tenant à la structure même de l'organisation sociale.

Or l'organisation sociale d'un peuple comporte quatre éléments: d'abord, les rapports entre chefs et sujets; puis, les rapports de sujets à sujets; ensuite, les rapports entre citoyens et étrangers, et enfin les rapports domestiques, du père au fils, de l'épouse au mari, du maître au serviteur. Voilà les quatre divisions entre lesquelles peuvent se répartir les préceptes judiciaires de la loi ancienne. Il y a en effet des préceptes touchant la désignation des chefs, leurs fonctions, le respect qui leur est dû; c'est la première classe des préceptes judiciaires. - Il y en a d'autres qui regardent les relations entre concitoyens, par exemple en matière de ventes, de procès, de peines, et c'est la seconde classe des préceptes judiciaires. - Il y a encore des préceptes qui traitent des étrangers, comme à propos de la belligérance contre les ennemis ou de la réception des voyageurs et des étrangers; c'est la troisième classe. - Enfin la loi comporte certains préceptes intéressant la vie domestique, touchant les esclaves, les femmes, les enfants, ce qui forme la quatrième classe de préceptes judiciaires.

Solutions: 1. Tout en étant en nombre infini, les exigences de l'ordre social n'en peuvent pas moins se ramener à quelques points fermes, en rapport avec les éléments de l'organisation sociale.

2. On a vu que les préceptes du décalogue sont fondamentaux dans l'ordre moral; il est donc juste d'organiser autour d'eux le classement des autres préceptes moraux. Mais les préceptes cérémonials et judiciaires, qui tirent leur force obligatoire de leur seule institution positive et non de la raison naturelle, ont un autre fondement. Il faut donc chercher ailleurs leur principe de distinction.

3. Par le contenu même des prescriptions légales formulées dans les préceptes judiciaires, la loi suggère suffisamment la distinction entre ces préceptes.

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 105: LE SENS DES PRÉCEPTES JUDICIAIRES

1. Les préceptes judiciaires concernant les gouvernants. - 2. Ceux qui concernent les rapports entre citoyens. - 3. Ceux qui concernent les étrangers. - 4. Ceux qui concernent la vie domestique.

Page 276: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 1: Les préceptes judiciaires qui concernent les gouvernants

Objections: 1. Il semble que la loi ancienne a mal légiféré au sujet des princes. En effet, Aristote dit que « le régime politique dépend avant tout du pouvoir dominant ». Or il ne se trouve dans la loi aucune règle relative à l'institution du souverain, tandis qu'il y est question des autorités subalternes, comme dans ce passage (Ex 28,21 s): « Choisis dans l'ensemble du peuple des hommes habiles etc. »; ou encore dans les Nombres (11,16 s): « Rassemble-moi soixante dix hommes d'entre les anciens d'Israël »; ou dans ce texte (Dt 1,13 s): « Prenez parmi vous des hommes habiles et capables etc. » Bref, il y a une lacune dans les institutions politiques de la loi ancienne.

2. « Le parfait, au gré de Platon, ne peut rien faire que de parfait. » Or le régime parfait pour une cité ou un peuple quelconque est le gouvernement royal parce qu'il reproduit le mieux le gouvernement divin, par lequel un seul Dieu dirige l'univers. C'est donc dès le principe que la loi aurait dû mettre un roi à la tête du peuple, au lieu de laisser celui-ci en décider à son gré, selon la permission du Deutéronome (17,14 s): « Si tu dis: je vais mettre un roi sur moi, tu le mettras, etc. »

3. « Tout royaume divisé antérieurement devient un désert », lit-on en S. Matthieu (12,25), mais l'expérience l'avait vérifié avec éclat dans l'histoire du peuple juif, pour qui la division du royaume fut une cause de ruine. Or une loi doit viser avant tout à assurer les conditions du salut public. Ainsi le partage du royaume entre deux rois aurait dû être interdit par la loi, bien loin d'être l'effet d'une initiative divine; mais selon le premier livre des Rois (11,29 s) cette nouveauté fut annoncée par le prophète Ahia de Silo sur l'ordre de Dieu.

4. De même que les prêtres sont établis dans l'intérêt du peuple en ce qui regarde Dieu, comme il ressort du chapitre 5 de l'épître aux Hébreux, de même les princes sont établis au profit du peuple dans les affaires humaines. Mais aux prêtres et aux lévites dont parle la loi sont assignées certaines ressources devant assurer leur subsistance, dîmes, prémices et le reste; pareillement, des dispositions auraient dû être prises pour l'entretien des chefs du peuple, d'autant plus qu'il leur était interdit d'accepter des présents, selon l'Exode (23,8): « Vous n'accepterez pas de présents, car les présents aveuglent les gens clairvoyants et ruinent les causes des justes. » Si la royauté est la meilleure forme de gouvernement, la tyrannie en est la pire déformation. Or, dès l'institution, le Seigneur a investi le roi d'un pouvoir tyrannique: « Voici le pouvoir du roi qui va régner sur vous: il emmènera vos jeunes gens etc. » (1 S 8,11 s). Donc, en ce qui concerne le statut des chefs, les dispositions de la loi n'étaient pas satisfaisantes.

En sens contraire, le livre des Nombres (24,5) fait l'éloge du peuple d'Israël pour son organisation sans défaut: « Qu'elles sont belles tes tentes, Jacob, et tes demeures, Israël ! » Or la beauté d'un établissement politique tient à une bonne organisation des pouvoirs. La loi assura donc au peuple cette bonne organisation.

Réponse: Deux points sont à observer dans la bonne organisation du gouvernement d'une cité ou d'une nation. D'abord que tout le monde participe plus ou moins au gouvernement, car il y a là, selon le deuxième livre des Politiques, une garantie de paix civile, et tous chérissent et soutiennent un tel état de choses. L'autre point concerne la forme du régime ou de l'organisation des pouvoirs; on sait qu'il en est plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la royauté, ou domination d'un seul selon la vertu, et l'aristocratie, c'est-à-dire le gouvernement des meilleurs, ou domination d'un petit nombre selon la vertu. Voici donc l'organisation la meilleure pour le gouvernement d'une cité ou d'un royaume: à la tête est placé, en raison de sa vertu, un chef unique ayant autorité sur tous; puis viennent un certain nombre de chefs subalternes, qualifiés par leur vertu; et cependant la multitude n'est pas étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la possibilité d'être élus et tous étant d'autre part électeurs. Tel est le régime parfait, heureusement mélangé de monarchie par la prééminence d'un seul, d'aristocratie par la multiplicité de chefs vertueusement qualifiés, de

Page 277: Ia.-IIae (2)

démocratie enfin ou de pouvoir populaire du fait que de simples citoyens peuvent être choisis comme chefs, et que le choix des chefs appartient au peuple.

Et tel fut le régime institué par la loi divine. En effet, Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple en qualité de chefs uniques et universels, ce qui est une caractéristique de la royauté. Mais les soixante-douze anciens étaient élus en raison de leur mérite (Dt 1,15): « Je pris dans vos tribus des hommes sages et considérés, et je les établis comme chefs »; voilà l'élément d'aristocratie. Quant à la démocratie, elle s'affirmait en ce que les chefs étaient pris dans l'ensemble du peuple, (Ex 18,21): « Choisis parmi tout le peuple des hommes capables etc. »; et que le peuple aussi les désignait (Dt 1,13): « Présentez, pris parmi vous, des hommes sages. » L'excellence des dispositions légales est donc incontestable en ce qui touche à l'organisation des pouvoirs.

Solutions: 1. Dieu gouvernait ce peuples avec une sollicitude particulière (Dt 7,6): « Le Seigneur ton Dieu t'a choisi pour être son peuple particulier. » Pour ce motif, le Seigneur s'est réservé d'instituer lui-même le chef suprême, à la prière de Moïse: « Que le Seigneur, le Dieu des esprits de toute chair, place un homme à la tête de cette multitude » (Nb 27,16). Effectivement, c'est sur l'ordre de Dieu que Josué fut promu au premier rang, comme successeur de Moïse et, à propqs de chacun des juges qui parurent après Josué, l'Écriture déclare que « Dieu suscita un sauveur à son peuple » et que « l'Esprit du Seigneur était en eux », ainsi par exemple au livre des juges (3,9. 15). Toujours pour le même motif, le Seigneur n'abandonna pas au peuple mais se réserva le choix du roi, (Dt 17,15): « Le roi que tu établiras, c'est celui que le Seigneur aura choisi. »

2. La royauté est la forme la meilleure de gouvernement, si elle reste saine; mais elle dégénère facilement en tyrannie, à cause du pouvoir considérable qui est attribué au roi, si celui qui détient un tel pouvoir n'a pas une vertu parfaite, comme dit Aristote: « Il n'appartient qu'au vertueux de soutenir comme il faut les faveurs de la fortune. » Or la vertu parfaite est rare; les Juifs étaient particulièrement cruels et enclins à la rapacité, et c'est par ces vices surtout que les hommes versent dans la tyrannie. C'est pourquoi le Seigneur ne leur assigna pas dès le début un roi revêtu de l'autorité souveraine, mais un juge et un gouverneur qui veillât sur eux. C'est plus tard, à la demande du peuple et comme sous le coup de la colère, qu'il leur accorda un roi, disant clairement à Samuel, (1 S 8,7): « Ce n'est pas toi qu'ils ont écarté, c'est moi, ne supportant plus que je règne sur eux. »

Dès le début toutefois, Dieu a posé quelques règles concernant la royauté, et d'abord la manière de désigner le roi, avec cette double clause que dans le choix du roi on aurait recours au jugement du Seigneur, et qu'on ne prendrait pas pour roi un étranger, parce que les rois de cette sorte ont coutume de ne s'attacher guère aux gens qui leur sont soumis et, par conséquent, de ne pas s'occuper d'eux. - Ensuite, Dieu détermina quelle serait, les rois une fois établis, leur situation personnelle, limitant le nombre de leurs chars et de leurs chevaux et aussi de leurs femmes, ainsi que l'étendue de leurs richesses, car c'est par de telles convoitises que les princes sont amenés à verser dans la tyrannie et à s'écarter de la justice. Puis fut réglée leur attitude à l'égard de Dieu toujours ils auraient à lire et à méditer sa loi, remplis sans cesse de crainte et d'obéissance. - Enfin, envers leurs sujets, ils n'affecteraient pas un mépris superbe, se garderaient de les opprimer et ne s'écarteraient pas de la justice.

3. Si le royaume fut divisé et s'il y eut plusieurs rois, ce fut moins dans l'intérêt du peuple que pour châtier ses révoltes fréquentes, celle surtout qu'il opposa au juste gouvernement de David. Ainsi s'explique, en Osée (13,11), l'oracle porté contre Israël: « Dans ma fureur je te donnerai un roi », et, dans le même livre (8,4), ce reproche: « Ils ont fait des rois sans moi, ils ont établi des chefs à mon insu. »

4. L'accès au sacerdoce était héréditaire. Et cela pour qu'il soit davantage honoré, puisque n'importe quel homme du peuple ne pouvait devenir prêtre, ce qui tournait à l'honneur du culte divin. Mais, de ce fait, il fallut assigner à l'entretien du clergé des ressources particulières, tirées des dîmes ou des

Page 278: Ia.-IIae (2)

prémices ou encore des offrandes et des sacrifices. Les princes, eux, on l'a dit, étaient pris dans l'ensemble de la population; des biens leur étaient donc assurés en propriété et leur permettaient de vivre. D'autant plus que, même chez le roi, le Seigneur interdisait richesses et faste excessifs. D'abord parce qu'il était difficile de ne pas en tirer occasion d'orgueil et de tyrannie; en outre, la fortune des gouvernants étant modeste et leur présidence pleine de labeurs et de soucis, ils ne risquaient guère d'être enviés par les simples citoyens, et ainsi s'éloignait un sujet de révolte.

5. En fondant l'institution, Dieu ne donnait pas au roi un tel droit. C'est plutôt l'annonce du droit inique usurpé par des rois dégénérés en tyrans et en spoliateurs de leurs sujets. La suite du texte (1 S 8,17) ne permet pas d'en douter: « Et vous serez leurs esclaves »; c'est le caractère même de la tyrannie, puisque les tyrans traitent leurs sujets en esclaves. En parlant ainsi, Samuel voulait donc dissuader le peuple de réclamer un roi; on lit d'ailleurs un peu plus loin (8,19): « Mais le peuple refusa d'écouter la voix de Samuel. » - Malgré tout, il peut arriver, même à un bon roi exempt de tyrannie, d'enrôler les jeunes gens, de désigner des chefs de mille et des chefs de cinquante et d'imposer force contributions à ses sujets, en vue d'assurer le bien commun.

ARTICLE 2: Les préceptes judiciaires qui concernent les rapports entre citoyens

Objections: 1. La paix sociale est impossible si l'on s'empare du bien d'autrui. Or la loi à l'air d'admettre cet abus, si l'on en juge d'après le Deutéronome (23,24): « Entre dans la vigne de ton prochain, mange du raisin autant qu'il te plaira. » Ainsi la loi n'assurait pas convenablement la paix sociale.

2. D'après Aristote, ce qui mène à la ruine tant de cités et de royaumes, c'est surtout le fait que les héritages tombent aux mains des femmes. Or cette règle fut admise par la loi, (Nb 17,8): « Si quelqu'un meurt sans laisser de fils, l'héritage ira à sa fille. » La loi n'a donc pas assuré comme il convenait le bien public.

3. Aristote enseigne encore que la société humaine se maintient surtout par le commerce, qui permet aux hommes d'échanger entre eux les biens nécessaires. Mais la loi ancienne a détruit la force du contrat de vente, en décidant que le fonds vendu devrait faire retour au vendeur lors de la cinquantième année, celle du jubilé (Lv 24). Il y a donc, sur ce point, quelque chose qui pèche dans les institutions légales de ce peuple.

4. Il est fort utile à l'intérêt public que les prêts soient consentis facilement. Or cette facilité disparaît si les emprunteurs ne rendent pas ce qu'ils ont reçu, comme l'observe l'Ecclésiastique (29,10): « Ce n'est pas par méchanceté que beaucoup refusent de prêter, mais ils craignent d'être spoliés en pure perte. » C'est pourtant ce que la loi admet. Tout d'abord, le Deutéronome (15,2) décide ceci: « Si quelqu'un est le créancier de son ami, de son proche ou de son frère, il ne pourra réclamer son dû, parce que c'est l'année de rémission du Seigneur. » Et l'Exode (22,14) dispense l'emprunteur de rendre l'animal prêté qui est mort en présence du propriétaire. En second lieu, on prive le prêt de la garantie que lui procure le gage; on lit en effet dans le Deutéronome (24,10): « Quand tu revendiqueras l'objet que te doit ton prochain, tu n'entreras pas dans sa maison pour y prendre un gage »; et ceci encore (24,12 s): « Le gage ne demeurera pas chez toi pendant la nuit, mais tu le rendras sur l'heure. » Les dispositions de la loi en matière de prêts sont donc insuffisantes.

5. Le détournement des dépôts présente un danger particulièrement menaçant et appelle donc des précautions toutes spéciales; c'est du reste pour cela que le deuxième livre des Maccabées (3,15) rapporte que « les prêtres appelaient l'aide du ciel pour que Celui qui a institué la loi sur les dépôts conservât ces biens intacts à ceux qui les avaient déposés ». Or, sur cet article, les préceptes de la loi

Page 279: Ia.-IIae (2)

ancienne offrent peu de sécurité, puisque selon l'Exode (22,10 s), en cas de disparition d'un dépôt, on s'en tient au serment du dépositaire. Voilà une disposition légale peu satisfaisante.

6. Le journalier loue ses services exactement comme d'autres louent une maison ou tout autre objet analogue. Mais il n'y a aucune nécessité que le locataire s'acquitte sur l'heure de son loyer. Il y a donc une rigueur excessive dans cette prescription du Lévitique (19,13) . « Le salaire de ton ouvrier ne restera pas chez toi jusqu'au lendemain. »

7. Comme la nécessité d'ester en justice se présente souvent, le recours au juge doit être facile. La loi eut donc tort de décider, dans le Deutéronome (17,8 s), que tous s'adresseraient à un siège unique pour le règlement de leurs affaires.

8. Il peut arriver que non seulement deux personnes, mais trois ou davantage s'entendent pour mentir. On ne peut donc se contenter de cette règle (Dt 19,15): « Sur la parole de deux ou trois témoins, toute affaire sera terminée. »

9. La peine doit être pesée d'après la gravité de la faute, c'est l'idée qui se dégage de ce texte (Dt 25,2): « A la mesure du péché le nombre des coups. » Mais à égalité de fautes la loi ordonne parfois des peines inégales. Ainsi l'Exode (22,1) veut que le voleur rende cinq boeufs pour un boeuf, et quatre brebis pour une brebis. De même, des manquements relativement légers sont sanctionnés par une peine grave: ainsi d'après les Nombres (15, 32 s) quelqu'un qui avait ramassé du bois le jour du sabbat fut lapidé. Le Deutéronome encore (21,18 s) nous apprend que le fils indocile, en raison de délits peu importants, en fait parce qu'il s'adonnait aux banquets et aux orgies, est condamné à la lapidation. La tarification légale des peines n'est donc pas satisfaisante.

10. D'après S. Augustin, « Cicéron dénombre dans les lois huit sortes de peines: l'amende, les fers, les coups, le talion, l'infamie, l'exil, la mort et l'esclavage. » La loi en connaît quelques-unes: l'amende, comme par exemple la condamnation du voleur au quintuple ou au quadruple; les fers, signalés en ce passage du livre des Nombres (15,34) qui prescrit de mettre quelqu'un en prison; le Deutéronome prévoit aussi les coups (25,2): « Si le coupable mérite d'être battu, les juges le feront étendre par terre et battre en leur présence »; était noté d'infamie celui qui refusait d'agréer la femme de son frère défunt, celle-ci le déchaussant et lui crachant au visage; la mort également était prévue par la loi (Lv 20, 9): « Quiconque maudit son père ou sa mère sera puni de mort. » Enfin la loi a admis la peine du talion, puisqu'on lit (Ex 21, 24): « Oeil pour oeil, dent pour dent. » On ne s'explique donc pas que la loi ancienne ait omis d'infliger les deux autres peines, l'exil et l'esclavage.

11. Seuls les coupables doivent être punis. Les animaux sans raison ne pouvant être coupables, c'est à tort que l'Exode (21,28 s) leur inflige un châtiment: « Le boeuf qui a tué un homme ou une femme sera lapidé »; et aussi le Lévitique (20,16): « Si une a eu des rapports avec une bête, on tuera tout ensemble la femme et l'animal. » D'où il apparaît que les dispositions de la loi ancienne relatives aux rapports sociaux ne sont pas satisfaisantes.

12. Enfin, selon l'Exode (21, 12), le Seigneur a prescrit que l'homicide serait puni de mort d'homme. Mais la mort d'un animal sans raison ayant beaucoup moins de prix que la mort d'un homme, il ne saurait suffire de frapper un animal sans raison pour compenser l'homicide. On ne peut donc approuver les dispositions du Deutéronome (21) « pour le cas où l'on découvre le cadavre de la victime sans connaître le meurtrier: les anciens de la ville la plus proche prendront au troupeau une génisse qui n'a pas encore porté le joug ni tiré la charrue, ils la mèneront dans une vallée sauvage et rocailleuse qui n'a encore reçu ni culture ni semences, et là ils lui briseront la nuque ».

En sens contraire, c'est le souvenir d'un bienfait signalé qu'évoque ce verset du Psaume (147): « Il n'a pas agi de la sorte avec le reste des nations, il ne leur a pas manifesté ses ordonnances. »

Page 280: Ia.-IIae (2)

Réponse: S. Augustin cite cette définition du peuple par Cicéron: « C'est la multitude rassemblée par les liens de l'unité de droit et de la communauté d'intérêts. » Cela suppose essentiellement entre les citoyens des rapports réglés par de justes lois. Mais entre les citoyens il y a deux sortes de rapports: les uns sont fondés sur l'autorité publique, les autres sur la volonté individuelle des particuliers. Et nulle volonté ne peut s'exercer que dans les limites de son pouvoir, il faut réserver à l'autorité publique, qui a pouvoir sur les personnes, la connaissance des litiges entre particuliers et le châtiment des malfaiteurs. Au contraire, les particuliers ont pouvoir sur leurs biens; ils peuvent donc, à cet égard, traiter librement entre eux, par exemple acheter, vendre, faire donation, etc.

Ces deux sortes de rapports ont été convenablement réglés par la loi. Elle a établi des juges (Dt 16,18): « Tu établiras des juges et des greffiers dans toutes les villes, et ils jugeront le peuple avec justice. » Elle a établi une procédure équitable: « Jugez selon la justice: qu'il s'agisse d'un compatriote ou d'un étranger, qu'il n'y ait pas de différence entre les personnes » (Dt 1,16-17). En interdisant aux juges de recevoir des présents, elle a coupé court à une occasion d'injustice (Ex 23,8; Dt 16,19). Elle a fixé à deux ou trois le nombre des témoins (Dt 17,6; 19,15). Enfin, on le verra plus loin, elle a prévu des peines déterminées selon la diversité des délits.

Quant aux biens, l'idéal, selon Aristote, est que les propriétés soient distinctes, mais que l'usage en soit partiellement commun et partiellement distribué par la volonté des propriétaires. Or ces trois principes se firent jour dans la loi. En premier lieu, les terres furent partagées entre les particuliers (Nb 33,53 s): « J'ai mis cette terre en votre possession; vous vous la partagerez au sort. » Mais comme, au témoignage d’Aristote, l'inégalité des biens a conduit maints États à la ruine, la loi a préparé un triple remède à cet égard. Le premier consistait dans une répartition des terres exactement proportionnée au nombre de têtes: « Vous donnerez un héritage plus grand aux familles plus nombreuses, un héritage moindre aux moins nombreuses » (Nb 33,54). Autre remède: les fonds n'étaient pas aliénables à perpétuité, mais revenaient au temps marqué à leur propriétaire, sans fusion des parts. Un troisième remède pour éviter ces accroissements, c'était la dévolution de l'héritage aux parents du défunt: au fils en premier lieu, puis à la fille, troisièmement aux frères, ensuite aux oncles paternels, enfin, en dernier lieu, à la parenté (Nb 27,8 s). En outre, pour maintenir la répartition des patrimoines, la loi a établi que les filles héritières se marieraient dans leur tribu (Nb 36,8).

En second lieu, la loi a établi dans une certaine mesure l'usage commun. Et tout d'abord, en ce qui concerne la gestion, le Deutéronome prescrit (22,1-4): « Si tu vois s'égarer le boeuf ou la brebis de ton frère, tu ne t'en détourneras pas, mais tu les ramèneras à ton frère. » On pourrait citer d'autres exemples. - Puis, en ce qui concerne la jouissance: tous en effet, sans exception, étaient autorisés à entrer dans la vigne d'un ami et à y manger du raisin, sans toutefois en emporter. A propos des pauvres en particulier, on devait leur abandonner les gerbes oubliées ainsi que les grappes et les fruits restants (Lv 19,9-10; Dt 24,19-21). De même les produits de l’année sabbatique étaient mis en commun (Ex 23,11; Lv 25, 4-7).

En troisième lieu, la loi a organisé une distribution effectuée par les propriétaires eux-mêmes: tantôt à titre purement gratuit (Dt 14,28-29): « Tous les trois ans, tu mettras à part une autre dîme, et le lévite, l'étranger, l'orphelin et la veuve viendront s'en nourrir et s'en rassasier »; tantôt contre un avantage équivalent, dans le cas d'une vente, d'une location, d'un prêt ou d'un dépôt; de tous ces actes, les conditions sont précisées par la loi. D'où il ressort clairement que la loi ancienne a convenablement réglé la vie sociale de ce peuple.

Solutions: 1. L'Apôtre enseigne aux Romains (13,8) qu'en aimant le prochain on accomplit la loi. C'est que tous les préceptes de la loi, et notamment ceux qui regardent le prochain, apparaissent orientés vers ce but: que les hommes se portent une affection mutuelle. Or la direction incite les hommes à se communiquer leurs biens car, lisons-nous dans la première épître de S. Jean (3,17), « si quelqu'un voit son frère dans le besoin et lui ferme son coeur, comment l'amour de Dieu demeure-t-il en lui? » Voilà pourquoi la loi tâchait d'accoutumer les gens à se faire part volontiers de leurs biens.

Page 281: Ia.-IIae (2)

L'Apôtre, (1 Tm 6, 18), enjoint lui aussi aux riches de distribuer et de partager libéralement. Or, interdire au prochain ces menus prélèvements qui ne lèsent guère le propriétaire, c'est manquer de libéralité. Aussi la loi a-t-elle ordonné qu'il serait loisible d'entrer dans la vigne du voisin et d'y manger des grappes; toutefois, elle interdit d'en emporter, ne voulant pas donner par là prétexte à un dommage sérieux qui troublerait la paix sociale. Mais, entre gens raisonnables, ces légers grappillages, loin d'avoir un tel effet, mettent le sceau à l'amitié et entretiennent une atmosphère de libéralité.

2. C'est à défaut de descendance mâle que la loi a admis la succession des femmes aux biens paternels. Mais, dans ce cas, il était nécessaire d'accorder cette consolation à un père qui aurait trouvé pénible de voir son héritage passer entièrement à des étrangers. Toutefois, avec une juste circonspection, la loi imposait aux filles héritières des biens paternels le mariage avec un homme de leur propre tribu, de façon à maintenir distincts les lots de chaque tribu (Nb 36).

3. Le salut de l'État ou de la nation est étroitement lié à l'équilibre des propriétés. Cette règle, formulée par Aristote explique selon lui pourquoi, en certaines cités de l'antiquité païenne, la constitution interdisait « la cession des patrimoines, hormis le cas d'une détresse évidente ». En effet, quand les propriétés peuvent être librement aliénées, elles risquent de se concentrer en quelques mains, et les habitants se voient obligés de quitter la cité ou le pays. Pour écarter ce danger, la loi ancienne a été conçue de telle sorte qu'il fût satisfait aux besoins de ses ressortissants, puisqu'elle admettait l'aliénation temporaire des fonds, mais sans encourir d'inconvénient puisque le fonds vendu devait à une certaine date faire retour au vendeur. Ces dispositions tendaient à empêcher la confusion des lots et à maintenir toujours identique leur exacte répartition entre les tribus.

Mais les immeubles urbains, n'étant pas lotis, prouvaient légalement être aliénés sans retour, tout comme les meubles. C'est que le nombre des habitations urbaines n'était pas fixé comme était définie la surface des domaines, qui n'était pas susceptible d'extension, tandis que l'on pouvait accroître le nombre des immeubles urbains. Quant aux maisons rurales, sises dans une campagne non close de murs, elles ne pouvaient être aliénées définitivement, attendu que ce genre de constructions n'est destiné qu'à l'exploitation et à la surveillance des domaines; aussi la loi a-t-elle pu les assimiler à ceux-ci dans sa réglementation.

4. On vient de le dire, la loi se proposait par ses prescriptions d'incliner les gens à s'entraider de bonne grâce dans leurs besoins, car il n'est rien qui stimule davantage l'amitié. Cette prompte assistance trouvait place non seulement dans les actes gratuits et de pure libéralité, mais aussi en matière d'échanges réciproques, d'autant que les interventions de ce genre sont plus fréquentes et s'imposent à plus de gens. La loi s'y est prise de bien des façons pour inculquer cette attitude obligeante.

D'abord on consentirait de bonne grâce les prêts de consommation, sans se laisser arrêter par la proximité de l’année de rémission (Dt 15,7-11). De plus, en consentant un prêt de consommation, pour ne pas accabler l'emprunteur on ne stipulerait aucun intérêt, on ne saisirait pas en gage les objets indispensables à son existence, ou du moins on les lui restituerait au plus tôt. Tout cela est exprimé par le Deutéronome (23,20): « Tu ne feras pas à ton frère de prêt à intérêt » et encore (24,6): « Tu ne prendras pas en gage la meule de dessus ni la meule de dessous: ce serait t'emparer de sa vie même »; et dans l'Exode (22,26): « Si tu as pris en gage le vêtement de ton prochain, tu le lui rendras avant le coucher du soleil. » - En troisième lieu, on ne ferait pas de réclamation importune, comme le veut l'Exode (22,25): « Si tu as prêté de l'argent à un pauvre de mon peuple qui demeure avec toi, tu ne le harcèleras pas comme ferait un usurier. » Le Deutéronome prescrit dans le même sens (24,10-11): « Tandis que tu réclames à ton prochain ce qu'il te doit, tu n'entreras pas dans sa maison pour y saisir un gage, mais tu te tiendras à la porte et c'est lui qui t'apportera ce dont il peut disposer »; car la maison étant pour chacun l'abri le plus sûr, il serait intolérable d'y être pourchassé; d'ailleurs la loi n'admet pas que le créancier se saisisse d'un gage à sa convenance, mais plutôt que le débiteur offre ce dont il a un moindre besoin. - En quatrième lieu, la loi décida que tous les sept ans les dettes seraient remises

Page 282: Ia.-IIae (2)

intégralement. A ceux qui le pouvaient commodément, il convenait de s'acquitter avant la septième année, et de ne pas frustrer celui qui gracieusement leur avait prêté. Mais, s'ils étaient définitivement insolvables, on devait leur faire remise de leur dette pour ce même motif de direction qui exigeait qu'on leur donne à nouveau, en raison de leur indigence.

En ce qui concerne les animaux prêtés, la loi a décidé que l'emprunteur serait tenu à dédommagement, du fait de sa négligence, si en son absence les bêtes mouraient ou dépérissaient. Si au contraire elles étaient mortes ou avaient dépéri sous ses yeux et sous sa garde diligente, il n'y était pas tenu, et cela surtout s'il les avait en location; car dans ces conditions les animaux risquaient aussi bien de mourir ou de dépérir entre les mains du propriétaire qui, par conséquent, eût tiré un avantage contraire à la nature du prêt gratuit, si la conservation de l'animal lui était ainsi garantie. Cette règle s'imposait tout spécialement à propos d'animaux loués, puisque dans ce cas le propriétaire recevait pour l'usage de ses bêtes une redevance déterminée, en sorte que nulle compensation supplémentaire n'était due en raison de la moins value, si les animaux avaient été gardés sans négligence. En revanche, s'il ne s'était agi que d'un prêt gratuit, un dédommagement aurait pu paraître équitable, au moins jusqu'à concurrence du loyer qu'on aurait pu tirer de l'animal perdu ou détérioré.

5. Entre le prêt et le dépôt il y a cette différence que le prêt se fait pour l'utilité de l'emprunteur, tandis que le dépôt est pour l'utilité du déposant. Voilà pourquoi, le cas échéant, on était plus exigeant pour la restitution de la chose prêtée que pour la restitution du dépôt. Or la disparition du dépôt pouvait se présenter de deux façons: soit à cause d'un fait inévitable qui pouvait être naturel, comme la mort ou l'affaiblissement de l'animal remis en dépôt, ou d'origine extérieure, si par exemple il était tombé entre les mains de l'ennemi ou sous la dent des fauves. Dans ce dernier cas, le dépositaire était bien tenu de présenter au propriétaire ce qui pouvait rester de l'animal, mais dans tous les autres cas il n'avait rien à restituer; tout au plus, afin d'écarter le soupçon de fraude, était-il tenu de prêter serment. Mais en second lieu le dépôt pouvait disparaître à cause d'un fait qui aurait pu être évité, par exemple à raison d'un vol. Dans ce cas, pour sa négligence, le dépositaire était tenu à ré était tenu même si l'animal était mort ou avait dépéri en son absence. Il fallait en effet une faute plus grave pour engager la responsabilité du dépositaire, tenu seulement en cas de vol.

6. Les journaliers qui louent leurs bras étant des gens peu fortunés qui vivent au jour le jour de leur travail, la loi a sagement décidé que le salaire leur serait versé immédiatement, afin d'assurer leur subsistance. Au contraire, ceux qui mettent d'autres biens en location sont généralement dans l'aisance et ils n'ont pas un besoin aussi urgent de leurs loyers pour vivre au jour le jour. Ainsi les deux cas ne sont pas comparables.

7. Les juges sont établis dans une société pour déterminer les points de droit qui demeureraient douteux entre les parties. Or le doute peut se présenter à deux niveaux. Et tout d'abord aux yeux des simples. Pour le résoudre dans ce cas, il est prescrit que « des juges et des greffiers soient établis en chaque tribu pour juger le peuple selon la justice », dit le Deutéronome (16,18). Mais le doute peut surgir aussi dans l'esprit des sages et alors, pour le lever, la loi impose à tous de recourir au chef-lieu désigné par Dieu; on devait y trouver d'une part un grand prêtre qualifié pour trancher les différends en matière de rites, et d'autre part un juge souverain pour ce qui touche les litiges privés, de même qu'aujourd'hui encore par voie d'appel ou de consultation, la connaissance des procès passe du juge inférieur au juge supérieur. C'est ce qu'exprime le texte allégué du Deutéronome (17,8 s): « Si une affaire te parait difficile et douteuse et si elle soulève un désaccord entre les juges dans ta ville, monte au lieu désigné par le Seigneur et adresse-toi aux prêtres lévites et au juge alors en fonction. » Les difficultés de cette sorte étant relativement rares, le système n'était pas trop onéreux pour le public.

8. Dans les affaires humaines où les démonstrations ne parviennent pas à une rigueur infaillible, on se contente de ces présomptions vraisemblables qu'un orateur sait rendre persuasives. Et donc, bien que deux ou trois témoins puissent s'entendre pour mentir, un tel accord n'est ni commun ni probable; aussi tient-on pour véridique leur témoignage, surtout s'ils n'hésitent pas dans leur déposition et ne

Page 283: Ia.-IIae (2)

sont par ailleurs nullement suspects. De plus, pour que les témoins ne s'éloignent pas aisément de la vérité, la loi a prescrit de les contrôler avec le plus grand soin et de punir avec la dernière rigueur ceux qui seraient convaincus de mensonge (Dt 19,16 s).

Pour expliquer davantage pourquoi ce nombre de témoins a été arrêté, remarquons qu'il symbolisait la vérité infaillible des personnes divines; celles-ci en effet apparaissent tantôt au nombre de deux, le Saint-Esprit établissant un lien entre elles, tantôt explicitement au nombre de trois. C'est ainsi que S. Augustin commente cette parole en S. Jean (8,17): « Il est écrit dans votre loi que le témoignage de deux hommes est vrai. » La gravité de la peine infligée ne tient pas seulement à la gravité de la faute, mais encore à d'autre motifs. Tels sont en premier lieu l'importance de l'infraction: si elle est grave, toutes choses égales d'ailleurs, elle mérite une peine plus lourde; en deuxième lieu, le caractère habituel de l'infraction, car il n'est pas facile, sinon par des peines sévères, de détourner les hommes de leurs manquements habituels; en troisième lieu, la vivacité de l'attrait ou du plaisir qu'offre l'acte défendu et qui fait qu'on s'en abstient difficilement, s'il n'est pas gravement puni. Enfin la facilité avec laquelle l'infraction peut être commise et tenue secrète exige que, si elle est découverte, les coupables soient plus fortement châtiés, pour l'intimidation des autres.

En ce qui concerne l'importance même de l'infraction, on notera quatre situations inégales, quand même il s'agirait d'un seul et même acte matériel. Le premier degré est celui d'une infraction commise involontairement. Alors, si l'acte est parfaitement involontaire, son auteur est exempté de tout châtiment; c'est ainsi que le Deutéronome (22,25 s) dispose que la fille qui est violentée en plein champ « n'est point passible de mort, car elle a crié à l'aide mais nul ne s'est trouvé là pour la délivrer. » Si la volonté est de quelque façon engagée, mais que le délinquant toutefois ait agi par faiblesse, notamment sous l'influence de la passion, le délit est atténué, et en toute justice la peine doit être moindre; à moins cependant, répétons-le, que l'utilité commune ne requière une plus grande rigueur, de façon à détourner les gens de ce genre de fautes.

Le deuxième degré est celui d'un délit commis par ignorance. Dans ce cas le délinquant était considéré comme coupable pour avoir négligé de s'instruire; toutefois il n'était pas puni par les juges, mais il devait expier sa faute par des sacrifices, selon le Lévitique (4,2 s): « Lorsqu'un homme aura péché par erreur etc. » Du reste, il ne s'agit pas là de l'ignorance du précepte divin, que nul ne peut ignorer, mais d'une ignorance du fait.

Au troisième degré, nous trouvons le péché d'orgueil, c'est-à-dire celui qui était commis par détermination ferme et malice assurée. Dans ce cas la peine suivait l'importance du délit.

Au quatrième degré enfin se trouvait le pécheur cynique et obstiné. Alors, considéré comme un rebelle et un danger pour l'ordre public, il devait absolument être mis à mort.

En s'inspirant de ces principes, en répondra que dans la répression du vol, la loi prenait en considération la fréquence probable de chaque sorte d'infraction. Ainsi pour le vol de ces différents objets que l'on peut facilement soustraire aux entreprises d'un voleur, celui-ci ne restituait que le double. Mais les moutons qui paissent dans la campagne sont autrement difficiles à garder, et les vols de moutons se présentaient assez fréquemment; la loi les assortit donc d'une peine plus forte qui consistait à rendre quatre têtes pour une. La garde des bovins est encore plus difficile car ils se tiennent aussi dans les champs, mais plus dispersés dans les pâturages que les troupeaux de moutons; aussi la loi a-t-elle fixé une peine encore plus forte, à savoir la restitution au quintuple. Tout cela s'entend sauf le cas où la bête vivante aurait été retrouvée chez le voleur; celui-ci ne restituait alors que le double, comme dans les vols ordinaires, parce qu'on pouvait présumer que le voleur l'avait laissée en vie dans l'intention de la rendre.

Ou bien, disons avec la Glose que l'on tire des bovins cinq sortes d'utilités: le sacrifice, le labour, la viande, le lait, le cuir; voilà pourquoi pour une bête on en devait cinq. Mais la brebis ne présente que

Page 284: Ia.-IIae (2)

quatre utilités: le sacrifice, la viande, le lait, la laine. - Ce n'est pas parce qu'il festoyait que le fils insoumis était mis à mort, mais à cause de son opiniâtreté et de sa rébellion, crimes capitaux, on l'a dit. - Et celui qui avait ramassé du bois le jour du sabbat fut lapidé parce que la loi de l'observance du sabbat qu'il avait violée signifiait la foi en la création du monde: c'est donc pour son infidélité que cet homme fut mis à mort.

10. La loi ancienne infligeait la peine de mort pour certains crimes particulièrement graves: offenses contre Dieu, homicide, rapt, irrévérence envers les parents, adultère, inceste. Eue punissait de l'amende les autres vols. Aux coups et dommages corporels elle appliquait la peine du talion, ainsi qu'au crime de faux témoignage. Pour les autres délits de moindre gravité, les coupables étaient flagellés ou notés d'infamie.

La loi admit l'esclavage en deux cas. D'abord lorsqu'un esclave, au retour de la rémission septennale, refusait le bénéfice de la libération légale; pour le punir, on l'obligeait à demeurer perpétuellement en esclavage. En second lieu, on voit dans l'Exode (22,3) que cette peine était infligée au voleur incapable de restituer. L'exil absolu n'a pas été admis comme peine légale. C'est que ce peuple était le seul à rendre un culte au vrai Dieu, tous les autres étant souillés d'idolâtrie; l'homme qui aurait été définitivement exilé aurait donc été exposé à l'idolâtrie. Aussi le premier livre de Samuel (26,19) rapporte-t-il cette protestation adressée par David à Saül: « Maudits ceux qui m'ont chassé aujourd'hui, pour m'empêcher de participer à l'héritage du Seigneur, en disant: "Va servir des dieux étrangers." » Il y avait toutefois un exil relatif, puisque le Deutéronome (19,4) nous apprend que « celui qui avait tué son prochain par mégarde et sans avoir été son ennemi avéré » se rendait à l'une des villes de refuge et y demeurait jusqu'à la mort du grand prêtre. A ce moment il lui était permis de rentrer chez lui; un deuil public ayant pour effet ordinaire d'apaiser les ressentiments privés, les parents du mort étaient moins tentés de mettre à mort le meurtrier.

11. On prescrivait la mise à mort des animaux, non à cause d'une faute quelconque de leur part, mais pour punir les propriétaires qui auraient dû les surveiller et les empêcher de commettre pareils méfaits. Aussi le propriétaire était-il puni plus légèrement si le taureau était devenu furieux à l'improviste que si l'animal avait déjà frappé de la corne la veille ou l'avant-veille, circonstance qui permettait de prévoir le danger. - D'autre part abattre l'animal c'était réprouver son acte détestable et épargner à l'entourage certaine impression d'effroi que sa vue eût pu provoquer.

12. Voici la raison littérale de ce commandement selon Maïmonide. Le meurtrier appartient d'ordinaire à une cité du voisinage; aussi l'abattage de la génisse avait pour but de faire la lumière sur un meurtre clandestin. Le but était atteint de trois manières: d'abord les anciens juraient qu'ils n'avaient rien négligé pour la sûreté des chemins; d'autre part le propriétaire de la génisse subissait un dommage si la bête était abattue, mais elle ne l'était pas si l'affaire était éclaircie à temps; enfin le lieu où son abattage était opéré devait demeurer en friche. Pour éviter ce double dommage, les habitants de la localité étaient donc portés à révéler le meurtrier, s'ils le connaissaient, et il ne pouvait guère manquer de se produire quelque parole ou indice en ce sens.

Ou encore cette procédure tendait à l'intimidation, pour inspirer l'horreur de l'homicide. En immolant une génisse, animal utile et plein de vigueur, surtout tant qu'il n'a pas encore porté le joug, on signifiait que tout meurtrier, quels que fussent ses services ou sa valeur, devait mourir, et d'une mort cruelle, évoquée par la nuque brisée; et que son objection et sa dégradation le mettaient au ban de la société, ce qui ressortait du fait que la génisse abattue était abandonnée, destinée à la pourriture, dans un lieu sauvage et désert.

En voici le sens mystique: la génisse enlevée au troupeau représente la chair du Christ; elle n'a pas porté le joug, car elle n'a point péché; elle n'a pas divisé la terre par le soc de la charrue, entendez qu'elle ne « s'est souillée d'aucune marque de rébellion ». Si la génisse mourait dans un vallon en

Page 285: Ia.-IIae (2)

friche, cela signifiait le mépris dont fut entourée la mort du Christ, par laquelle tous péchés sont lavés et le diable désigné comme auteur de l'homicide.

ARTICLE 3: Les préceptes judiciaires qui concernent les étrangers

Objections: 1. S. Pierre a dit (Ac 10,34): « En vérité, je reconnais que Dieu ne fait pas acception des personnes, mais qu'en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice lui est agréable. » Or ceux qui sont agréables à Dieu ne doivent pas être exclus de l'Église de Dieu. Il y a donc quelque chose de choquant dans cette prescription (Dt 23,3) qui interdit « aux Ammonites et aux Moabites, même au-delà de la dixième génération et pour toujours, d'entrer dans l'assemblée du Seigneur »: alors qu'en revanche il est déclaré au même endroit, en faveurs d'autres nations: « Tu n'auras pas de haine pour l'Iduméen, car c'est ton frère, ni pour l'Égyptien, car tu as résidé comme immigré dans son pays. »

2. Nous ne pouvons pas être punis pour ce qui ne dépend pas de nous. Mais si quelqu'un est eunuque ou de naissance illégitime, il n'en n'est pas responsable. Le Deutéronome (23,1 s) a donc tort de décider que « l'eunuque ou le fruit de rapports illicites ne sera pas admis dans l'assemblée du Seigneur ».

3. La loi ancienne est humaine lorsqu'elle interdit de maltraiter l'étranger, comme au chapitre 22 de l'Exode: « Tu ne brimeras pas l'immigré et tu ne le maltraiteras pas, car vous avez été vous-mêmes immigrés dans le pays d'Égypte. » Cependant c'est maltraiter quelqu'un que de l'accabler par l'usure. La loi (Dt 23,19 s), a donc tort d'autoriser les pratiques usuraires envers l'immigré.

4. Les hommes sont beaucoup plus proches de nous que les arbres. Or nous devons une affection plus intense et plus active aux êtres qui nous tiennent de plus près, selon cette maxime de l'Ecclésiastique (13,19): « Tout vivant aime son semblable; de même aussi tout homme aime son prochain. » On ne comprend donc pas que le Seigneur ordonne (Dt 20,13) d'exterminer tous les habitants des villes qui auront été prises, et cependant de respecter les arbres fruitiers.

5. Selon la vertu, chacun doit préférer le bien commun à son bien particulier; or, c'est le bien commun qui est en cause quand on fait la guerre aux ennemis. Il est donc choquant que le Seigneur ordonne (Dt 20, 5 s) de renvoyer certains hommes dans leurs foyers au moment du combat, ceux par exemple qui viennent de construire une maison, de planter une vigne ou de se marier.

6. Nul ne doit tirer avantage de sa faute. C'est bien une faute, un manquement à la vertu de force, que d'avoir peur et de manquer de courage. Il n'était donc pas juste que les poltrons et les lâches fussent dispensés des fatigues du combat (Dt 20,8).

En sens contraire, la Sagesse divine déclare dans les Proverbes (8,8): « La droiture règle tous mes discours; il ne s'y trouve rien de difforme ni de tortueux. »

Réponse: Avec les étrangers, le peuple peut entretenir deux sortes de rapports: dans la paix et dans la guerre. Pour régler les uns et les autres, la loi comportait les préceptes qu'il fallait. Dans la paix, une triple occasion s'offrait aux Juifs d'entrer en contact avec les étrangers: tout d'abord quand des étrangers en voyage traversaient le pays; ou bien quand des étrangers venaient dans le pays pour s'y installer en qualité d'immigrés. Dans ces deux cas, les prescriptions légales ont un caractère d'humanité; ce sont les maximes de l'Exode (22,21): « Tu ne brimeras pas l'hôte étranger », et (23, 9): « Tu ne seras pas cruel pour le voyageur étranger. » Le troisième cas est celui d'étrangers désirant être reçus en pleine communauté de vie et de culte avec le peuple: à leur endroit on observait certaines formalités, et leur admission à l'état de citoyens n'était pas immédiate. De même, selon Aristote, c'était une règle chez certaines nations de réserver la qualité de citoyens à ceux dont l'aïeul, voire le trisaïeul,

Page 286: Ia.-IIae (2)

avait résidé dans la cité. Et cela se comprend, à cause des multiples inconvénients occasionnés par la participation prématurée des étrangers au maniement des affaires publiques, si, avant d'être affermis dans l'amour du peuple, ils entreprenaient quelque chose contre lui. C'est pourquoi, selon les dispositions de la loi, certaines nations plus ou moins liées avec les juifs, comme les Égyptiens au milieu desquels ils étaient nés et avaient grandi, les Édomites descendants d'Ésaü, le frère de Jacob, étaient accueillis dès la troisième génération dans la communauté du peuple. D'autres au contraire qui avaient montré de l'hostilité pour les juifs, comme les descendants d'Ammon et de Moab, n'y étaient jamais admis; quant aux Amalécites qui leur avaient été particulièrement hostiles et ne leur étaient liés à aucun degré de parenté, on devait à jamais les traiter en ennemis, selon l'Exode (17,16): « De génération en génération, Dieu sera en guerre avec Amalec. » De même pour les rapports de belligérance avec l'étranger, les prescriptions légales étaient satisfaisantes. En premier lieu il était prescrit par le Deutéronome (20,10) d'engager la guerre selon la justice, car, au moment d'attaquer une cité, on devait commencer par lui faire des offres de paix. - Ensuite, la guerre une fois engagée, il était prescrit de la mener vigoureusement, en se fiant à Dieu; à cet effet la loi disposait qu'un prêtre, au moment du combat, relèverait les courages en promettant le secours de Dieu. - En troisième lieu, voulant que rien ne vint gêner les combattants, la loi ordonnait de renvoyer chez eux ceux qui risquaient d'embarrasser. - Enfin, la loi prescrivait la modération dans la victoire, voulant qu'on épargnât femmes et enfants, et même qu'on se gardât de couper les arbres fruitiers du pays.

Solutions: 1. Aucune nation n'est écartée par la loi de ce qui concerne le culte de Dieu et le salut de l'âme, car l'Exode (12,48) ordonne: « Si quelque étranger en résidence chez vous veut célébrer la Pâque du Seigneur, que tout mâle lui appartenant soit d'abord circoncis, et alors il célébrera régulièrement et sera en tout comme le naturel du pays. » Mais au temporel, en ce qui concerne la société politique, on n'admettait pas d'emblée le premier venu, pour la raison qu'on vient de dire; les uns étaient admis à la troisième génération: les Égyptiens et les Édomites; les autres, les Moabites, les Ammonites et les Amalécites étaient exclus à perpétuité, en abomination de leur crime passé. De même en effet qu'un individu porte la peine de la faute qu'il a commise, pour qu'intimidés par ce spectacle les autres cessent de mal faire, de même aussi une nation ou une cité peut être punie à raison d'un péché pour que les autres s'abstiennent de les imiter.

Toutefois, par dispense individuelle, un particulier pouvait, à raison de quelque haut fait, être agrégé au sein du peuple; on lit dans Judith (14,6) que le chef des Ammonites, Achior, fut incorporé au peuple d'Israël, lui et toute sa postérité. Il en fut de même pour Ruth, une Moabite, femme de grande vertu; mais peut-être la prohibition ne visait-elle que les hommes, les femmes ne jouissant pas à proprement parler de la qualité de citoyens.

2. Aristote distingue deux degrés dans la citoyenneté, un degré parfait et un degré relatif Est citoyen parfait celui qui peut exercer les fonctions civiques, comme intervenir dans les délibérations et les décisions publiques. On peut qualifier de citoyen en un sens relatif quiconque habite la cité, gens du commun, enfants et vieillards, inhabiles aux fonctions de caractère public. On comprend donc que les bâtards, pour la honte attachée à leur naissance, fussent exclus de l'assemblée, c'est-à-dire du corps politique, jusqu'à la dixième génération. Il en allait de même des eunuques qui ne pouvaient prétendre à l'honneur dont la paternité était entourée à bon droit, dans ce peuple juif surtout où le culte de Dieu se perpétuait par la voie de la génération charnelle; car même chez les païens, si l'on en croit Aristote, ceux qui avaient eu de nombreux enfants recevaient des témoignages particuliers de considération. Cependant, répétons-le, du point de vue de la grâce de Dieu les eunuques n'étaient pas écartés, non plus que les hôtes d'origine étrangère. On peut alléguer en ce sens Isaïe (56,3): « Que le fils de l'étranger qui s'est attaché au Seigneur ne dise pas: « Le Seigneur m'exclura de son peuple », et que l'eunuque ne dise pas « je suis un arbre sec. »

3. L'intention de la loi n'était pas que l'on tirât de l'étranger un profit usuraire; elle laissait faire, pour ainsi dire, tant les Juifs étaient enclins à la cupidité; d'ailleurs, elle espérait qu'ils entretiendraient avec les étrangers des rapports plus pacifiques, puisqu'ils y gagnaient.

Page 287: Ia.-IIae (2)

4. On distinguait entre les villes ennemies. Certaines, étant éloignées, n'entraient pas dans la catégorie des villes dont la possession était promise aux Juifs; lorsqu'ils les avaient conquises, ils en exterminaient tous les mâles qui avaient combattu contre le peuple de Dieu, mais ils épargnaient les femmes et les enfants. S'agissait-il au contraire des villes voisines qui leur avaient été promises, il était de règle que tous les habitants en fussent immolés, à cause de leurs iniquités antérieures; le peuple d'Israël les châtiait, comme mandaté par le Seigneur pour l'exécution de la justice divine; c'est ce qui paraît dans la Deutéronome (9,5): « C'est parce que ces nations ont commis l'iniquité que tu es entré chez elles pour leur ruine. » Quant aux arbres fruitiers, il était prescrit de les sauvegarder, pour l'avantage même du peuple juif qui devait entrer en possession de la cité et de son territoire.

5. Ceux qui venaient de bâtir une maison, de planter une vigne ou de prendre femme étaient écartés du combat pour un double motif. C'est d'abord qu'on a communément plus d'amour pour les biens qu'on vient d'acquérir ou qu'on est sur le point d'acquérir, et que par conséquent on redoute davantage de les perdre. On pouvait donc estimer que par suite de cet amour, la crainte excessive de la mort, rendrait de tels hommes moins courageux au combat. - En second lieu, selon une observation d'Aristote, c'est parce que « celui qui est sur le point de saisir un bien et qui s'en trouve frustré semble victime d'un mauvais sort »; ainsi donc, pour éviter que la situation de ces malheureux privés par la mort d'un bonheur imminent, ne désolât davantage les parents qu'ils laissaient, ou bien même que le peuple, à ce spectacle, ne fût frappé de terreur, on mettait de tels hommes à l'abri du danger, en les éloignant du champ de bataille.

6. Ce n'est pas pour leur avantage personnel qu'on renvoyait chez eux les poltrons, mais pour épargner au peuple l'inconvénient de leur présence, car leur peur et leur fuite pouvaient être contagieux.

ARTICLE 4: Les préceptes judiciaires qui concernent la vie domestique

Objections: 1. Aristote dit: « En ce qu'il est, l'esclave appartient au maître. » Or la propriété est perpétuelle. C'est donc à tort que l'Exode (21,2) ordonne la mise en liberté des esclaves à la septième année.

2. Comme l'âne, comme le boeuf ou un animal quelconque, l'esclave est la propriété du maître. Mais le Deutéronome, d'une part (22,1-3), prescrit de restituer à leur propriétaire les animaux égarés, et il donne d'autre part (23,15) cette règle contradictoire: « Tu ne remettras pas à son maître l'esclave qui se sera réfugié chez toi. »

3. Plus encore que la loi humaine, la loi divine doit inciter les coeurs à la pitié. Or les lois humaines punissent sévèrement ceux qui traitent avec trop de rigueur leurs esclaves de l'un ou l'autre sexe; d'autre part, il n'est pas de traitement plus rigoureux que celui qui entraîne la mort. On ne saurait donc approuver la loi, établie par l'Exode (21,20 s), selon laquelle « si l'esclave mâle ou femelle survit jusqu'au lendemain, le maître qui l'aura battu échappera à tout châté du maître ».

4. Le père n'a pas sur son fils le même pouvoir que le maître sur l'esclave, si l'on en croit Aristote, et le pouvoir de mettre en vente l'esclave ou la servante appartient au droit du maître. C'est donc à tort que la loi, dans l'Exode (21,7), autorise un particulier à vendre sa fille comme esclave ou comme servante.

5. Les fautes doivent être châtiées par celui qui a autorité sur le coupable, et c'est le père qui a autorité sur le fils. Il est donc anormal qu'aux termes du Deutéronome (21,18) le père doive conduire son fils devant les anciens de la ville pour le faire châtier.

Page 288: Ia.-IIae (2)

6. D'après le Deutéronome (7,3 s), un précepte divin interdisait le mariage avec les étrangères et, d'après le premier livre d'Esdras (10), de telles unions devaient même être rompues. Il est donc incohérent que Dieu (21) permette aux Israélites d'épouser leurs captives étrangères (Dt 2l,10s).

7. Par ordre de Dieu, selon le Lévitique (18), les mariages sont prohibés à certains degrés de consanguinité ou d'affinité. Il est donc incohérent que Dieu prescrive (Dt 25,5) que, si un homme meurt sans laisser d'enfants, sa veuve doit épouser le frère du défunt.

8. A l'intimité parfaite qui règne entre époux, doit correspondre une inviolable fidélité qui n'est concevable que dans une union indissoluble. On s'étonne donc que, par la permission de Dieu (Dt 24,1-4), le mari eût licence de renvoyer sa femme, moyennant une lettre de répudiation, et qu'il ne lui fût plus permis de la reprendre par la suite.

9. Si la femme peut être infidèle à son mari, l'esclave peut aussi être infidèle à son maître, et le fils à son père. Or la loi n'a institué de sacrifice d'aucune sorte en vue de découvrir la faute de l'esclave ou du fils contre les droits du maître ou du père. Il n'y avait donc pas de raison d'instituer le sacrifice de jalousie, dont il est question dans les Nombres (5,12 s), pour découvrir l'adultère de la femme. On voit donc qu'en matière familiale les préceptes judiciaires de la loi laissent à désirer.

En sens contraire, le Psaume (19) assure: « Les décrets du Seigneur sont vrais, ils trouvent en eux-mêmes leur justification. »

Réponse: On lit dans Aristote: « La communauté qui s'établit entre membres d'une même famille est liée aux activités journalières commandées par les besoins de la vie. » Or la vie humaine est assurée d'une double manière. D'abord au plan individuel, en ce sens que l'homme subsiste dans son identité distincte; pour se conserver en ce sens, la vie humaine se sert des biens extérieurs qui procurent à l'homme la nourriture, le vêtement et autres articles de nécessité vitale, et c'est afin d'y pourvoir que l'homme a besoin d'esclaves. D'autre part, au plan spécifique, la vie humaine se conserve par la génération: à cet effet l'homme a besoin d'une femme qui lui donne une progéniture. Si bien que la communauté domestique comporte un triple système de rapports: de maître à esclave, de mari à femme, de père à fils. Or, sur chacun d'eux, la loi ancienne offrait des prescriptions satisfaisantes.

Elle a voulu que les esclaves fussent traités avec modération, et d'abord qu'on ne les accablât point de travaux excessifs: ainsi le Deutéronome (5,14) rapporte ce commandement divin « qu'au jour du sabbat ton serviteur et ta servante se reposent comme toi-même ». Modération aussi dans les châtiments qu'on devrait leur infliger, car la loi a condamné ceux qui auraient mutilé leurs esclaves, à leur rendre la liberté (Ex 21,26 s). Même disposition en faveur de la servante qu'on aurait maltraitée. Touchant en particulier les esclaves israélites, le livre de l'Exode (21, 2 s) a prescrit qu'ils s'en iraient librement à la septième année avec tout ce qu'ils avaient apporté, y compris leurs vêtements; et le Deutéronome (15,13 s) demande en outre qu'on leur donne un viatique.

Au sujet des femmes, voici les règles légales en matière matrimoniale: l'épouse devra appartenir à la même tribu que le mari (Nb 36,5 s), et ceci pour maintenir la répartition des terres entre les tribus. On devra épouser la veuve de son frère mort sans enfant (Dt 25,5 s), disposition qui tend à procurer, au moins par manière d'adoption, une postérité à celui qui n'a pu en avoir par descendance charnelle, et par suite à sauver la mémoire du défunt d'une disparition complète. De plus le mariage était interdit avec deux catégories de personnes: les étrangères, à cause de leur influence dangereuse, et les proches parentes, pour la réserve que la nature prescrit à leur égard. - La manière de traiter les femmes dans le mariage était également réglée. On ne devait pas compromettre leur réputation à la légère: ainsi une peine est portée contre celui qui accuse sa femme faussement (Dt 22,13 s). Un fils ne devait pas, en haine de sa mère, être désavantagé (Dt 21,15 s). De plus, en cas de désaccord, la femme ne devait pas être persécutée, mais plutôt renvoyée, par acte écrit (Dt 24,1). Enfin, pour accroître dès le début

Page 289: Ia.-IIae (2)

l'affection conjugale, il est prescrit (Dt 24,5) que le nouveau marié sera exempté de toute obligation de caractère public, afin de pouvoir, en compagnie de sa femme, jouir librement de son bonheur.

En ce qui concerne les fils, la règle était que les pères devaient pourvoir à leur éducation, en les instruisant de la foi, comme le signale l'Exode (12,26 s): « Quand vos fils vous demanderont "Que signifie cette cérémonie" vous leur direz "C'est la Pâque du Seigneur" »; et en les instruisant de la morale, car les pères devaient proclamer, selon le Deutéronome (21,20): « Mon fils méprise mes avertissements, il s'adonne aux excès de la débauche et de l'intempérance. »

Solutions: 1. Le Seigneur, après avoir libéré de la servitude les enfants d'Israël et les avoir attachés au service divin, ne voulait plus qu'ils connussent un esclavage perpétuel. Le Lévitique (25,39 s) en tire cette conséquence: « Si, poussé par la pauvreté, ton frère se vend à toi, tu ne feras pas peser sur lui la servitude des esclaves, mais il sera comme un salarié ou un hôte. C'est de moi en effet qu'ils sont esclaves et je les ai fait sortir de la terre d'Égypte: qu'ils ne soient pas vendus comme esclaves. » Aussi, comme il s'agissait d'un esclavage relatif et non d'un esclavage proprement dit, ils étaient remis en liberté au bout d'un certain temps.

2. Cette règle s'entend de l'esclave que son maître recherche pour le tuer ou pour l'employer au mal.

3. En ce qui concerne les sévices sur la personne des esclaves, la loi semble avoir distingué. Si le tort était évident, elle infligeait une peine: pour une mutilation, c'était la perte de l'esclave, qu'il était prescrit d'affranchir; pour la mort de l'esclave, c'était la peine prévue pour l'homicide si la victime mourait entre les mains du maître qui le battait. - A dé un esclave lui appartenant, par exemple lorsque l'esclave frappé ne mourait pas sur le champ, mais survivait quelques jours. Il n'était pas sûr en effet que la mort fût causée par les mauvais traitements. Du reste, eût-on maltraité un homme libre, pourvu toutefois que celui-ci ne mourût pas sur l'heure mais pût marcher à l'aide d'un bâton, on n'était pas convaincu d'homicide. Sans doute l'Exode (21,18-19) ordonne-t-il de dédommager la victime de ses frais médicaux, mais ce règlement ne pouvait avoir lieu de meure à esclave, car tout ce que l'esclave possédait, et sa personne même, était en un sens la propriété du maître. C'est pourquoi celui-ci est expressément exempté de l'amende pour ce motif « qu'il s'agit de la propriété du maître ».

4. On l'a dit, nul Juif ne pouvait détenir un de ses compatriotes en esclavage pur et simple; c'était un esclavage relatif, une sorte de service à gages et temporaire. En ce sens, la loi permettait de vendre son fils ou sa fille, quand l'indigence y contraignait. C'est bien ce que marquent les termes de la loi dans l'Exode (21,7): « Lorsqu'un homme aura vendu sa fille comme servante, elle ne s'en ira pas à la manière des esclaves. » Dans ces conditions, on pouvait encore non seulement vendre un enfant mais se vendre soi-même, en qualité de mercenaire plutôt que d'esclave, comme le suggère le Lévitique (25,39 s): « Si ton frère, contraint par l'indigence, se vend à toi, tu ne lui imposeras pas un service d'esclave, mais il sera comme un salarié ou un hôte. »

5. Aristote remarque que la puissance paternelle comporte un simple pouvoir de remontrance et non la force de coercition qui permet de contraindre les indociles et les rebelles. Aussi, en ce cas, la loi voulait que le fils rebelle fût châtié par les chefs de la cité.

6. Le Seigneur fit défense de contracter mariage avec des étrangères pour écarter le danger d'une séduction qui mènerait à l'idolâtrie. L'interdiction concernait spécialement les femmes originaires des peuples voisins, comme ayant plus de chance de persévérer dans leurs pratiques religieuses. Mais si quelqu'une voulait renoncer au culte idolâtrique et passer à celui de la loi, on pouvait l'épouser: ce fut le cas de Ruth, épousée par Booz. N'avait-elle pas dit à sa belle-mère: « Ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu » (Ruth 1,16)? Pour cette raison, une captive ne pouvait être prise en mariage qu'elle ne se fût d'abord rasé la chevelure et rogné les ongles, qu'elle n'eût quitté sa robe de captivité et pleuré son père et sa mère, en quoi s'exprime le rejet définitif de l'idolâtrie.

Page 290: Ia.-IIae (2)

7. L'explication est fournie par S. Jean Chrysostome: « Pour les Juifs qui n'avaient d'autre perspective que la vie présente, la mort paraissait un mal sans rémission; la règle était donc d'épouser la veuve de son frère afin de donner un fils à celui-ci et d'apporter un certain adoucissement au deuil. Nul toutefois, en dehors du frère ou du proche parent, n'était obligé de prendre la femme du défunt, le fruit de ces autres unions n'ayant pas le même titre à passer pour fils du disparu, sans compter que l'obligation de relever la maison du défunt ne s'imposait pas aux étrangers avec la même force qu'au frère, par la loi du sang. » Cela montre qu'en épousant la veuve de son frère, il tenait la place du défunt.

8. La loi a admis la répudiation de l'épouse, non que cette pratique soit juste en elle-même, mais à cause de l'endurcissement des juifs, selon les paroles de Notre Seigneur en S. Matthieu (19,8). On reviendra plus longuement sur cette question au traité du mariage.

9. L'infidélité de la femme adultère est fréquente, vu l'attrait du plaisir, et dissimulée, car, comme on le lit dans Job (24,15), « L’oeil de l'adultère guette la tombée du jour ». Du fils au père, de l'esclave au maître, la situation est toute différente: ici l'infidélité ne procède pas de la convoitise, mais plutôt d'un naturel méchant, et elle ne saurait se dissimuler comme celle de la femme adultère.

LA LOI NOUVELLE

Continuons en étudiant la loi de l'Évangile, qu'on appelle la loi nouvelle. Nous la considérerons d'abord en elle-même (Q. 106), puis dans ses rapports avec la loi ancienne (Q. 107), enfin dans son contenu (Q. 108).

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 106: LA LOI NOUVELLE EN ELLE-MÊME

1. Quelle est sa nature: est-elle une loi écrite, ou une loi intérieure? - 2. Quelle est son efficacité: justifie-t-elle? - 3. Quelle est son origine: devait-elle être donnée au commencement du monde? - 4. Quel est son terme: durera-t-elle jusqu'à la fin du monde, ou bien faut-il qu'une autre loi lui succède?

ARTICLE 1: La loi nouvelle est-elle une loi écrite, ou une loi intérieure?

Objections: 1. Cette loi, c'est l'Évangile, c'est-à-dire un texte écrit: « Cela a été écrit pour que vous croyiez » (Jn 20,31). La loi nouvelle est donc bien une loi écrite.

2. La loi intérieure, c'est la loi naturelle « Ceux-là, dit S. Paul (Rm 2,14 s), accomplissent naturellement les prescriptions de la loi, qui ont ces prescriptions inscrites dans leur coeur. » Si la loi évangélique était une loi intérieure, on ne la distinguerait pas de la loi naturelle.

3. Seuls ceux qui sont sous le régime de la nouvelle alliance ont pour loi l'Évangile; au contraire la loi intérieure est commune aux ressortissants de l'ancienne alliance et à ceux de la nouvelle: « La Sagesse divine passant, à travers les générations, dans les âmes saintes en fait des amis de Dieu et des prophètes » (Sg 7,27). La loi nouvelle n'est donc pas une loi intérieure.

En sens contraire, la loi nouvelle, c'est la loi de la nouvelle alliance, et cette loi est mise dans le coeur. Jérémie l'annonçait (31,31 s.): « Des jours viennent, dit le Seigneur, où je conclurai avec la maison

Page 291: Ia.-IIae (2)

d'Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle. » S. Paul (He 8, 10), s'appuyant sur ce texte, explique ainsi ce qu'est cette alliance nouvelle: « Voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël: je mettrai mes lois dans leur esprit et je les graverai dans leur coeur. » Ainsi la loi nouvelle est bien une loi intérieure.

Réponse: Selon une maxime du Philosophe, « toute réalité se définit par ce qu'il y a en elle de plus important ». Or, ce qui prime dans la loi de la nouvelle alliance, ce en quoi réside toute son efficacité, c'est la grâce du Saint-Esprit, donnée par la foi au Christ. C'est donc précisément la grâce du Saint-Esprit, donnée à ceux qui croient au Christ, qui constitue au premier chef la loi nouvelle. Telle est manifestement la pensée de S. Paul (Rm 3,27): « Où est donc le droit de se glorifier? Il est exclu. Par quelle loi? Par celle des oeuvres? Non, mais par la loi de la foi »; car il appelle « loi » la grâce même de la foi. Il s'exprime plus nettement encore ailleurs (Rm 8,2): « La loi de l'esprit de vie dans le Christ Jésus m'a délivré de la loi du péché et de la mort. » Ce qui fait dire à S. Augustin: « Comme la loi des oeuvres fut écrite sur des tables de pierre, la loi de la foi fut écrite dans le coeur des fidèles »; et encore: « Quelles sont-elles, ces lois que Dieu lui-même a inscrites dans nos coeurs, sinon la présence même du Saint-Esprit? »

Il y a toutefois dans la loi nouvelle certaines dispositions qui préparent à la grâce du Saint-Esprit, ou qui tendent à la mise en oeuvre de cette grâce. Ce sont dans la loi nouvelle des éléments en quelque sorte seconds, dont il a fallu que ceux qui croient au Christ fussent instruits, oralement et par écrit, tant pour ce qui est à croire que pour ce qui est à faire. Il faut donc conclure que la loi nouvelle est dans son principe essentiel une loi intérieure, mais que dans ses éléments secondaires eue est une loi écrite.

Solutions: 1. La lettre de l'Évangile contient seulement ce qui se rattache à la grâce de l'Esprit Saint par mode de dispositions préparatoires, ou comme règles gouvernant l'usage de cette grâce. Voyons d'abord les dispositions préparatoires: à ce titre, d'une part, en vue de l'intelligence que procure cette foi en laquelle est donnée la grâce de l'Esprit Saint, sont contenues dans l'Évangile les vérités propres à manifester la divinité ou l'humanité du Christ. D'autre part, comme préparation affective, l'Évangile contient les enseignements tendant au mépris du monde, ce mépris qui rend l'homme apte à recevoir la grâce de l'Esprit Saint: « Le monde (entendons: ceux qui aiment le monde) ne peut recevoir le Saint-Esprit » (Jn 14,17). - Reste l'usage de la grâce spirituelle; il consiste dans les actes des vertus, auxquels le texte évangélique incite les hommes de mille façons.

2. Ce qui est intérieur à l'homme peut s'entendre en deux sens: soit en rapport avec la nature humaine, et c'est ainsi que la loi naturelle est une loi mise au coeur de l'homme; ou bien c'est quelque chose qui s'ajoute à la nature et qui est introduit dans l'homme par don de grâce. En ce dernier sens la loi nouvelle est mise dans l'homme, ne se bornant pas à indiquer ce qu'il faut faire, mais aidant aussi à l'accomplir.

3. Nul n'a jamais possédé la grâce du Saint-Esprit si ce n'est par la foi au Christ, explicite ou implicite. Or par la foi au Christ on appartient à la nouvelle alliance. Il s'ensuit que tous ceux en qui fut déposée cette loi de grâce appartenaient de ce fait à la nouvelle alliance.

ARTICLE 2: La loi nouvelle justifie-t-elle?

Objections: 1. Nul n'est justifié s'il n'obéit à la loi de Dieu le Christ « est devenu (He 5,9) pour tous ceux qui lui obéissent, un principe de salut éternel ». Or l'Évangile ne produit pas toujours l'obéissance des hommes; S. Paul remarque que « tous n'obéissent pas à l'Évangile » (Rm 10,16). On ne peut donc dire que la loi nouvelle justifie.

Page 292: Ia.-IIae (2)

2. L'Apôtre, pour démontrer que la loi ancienne ne justifiait pas, s'appuie sur le fait que son avènement développa la transgression: « La loi produit la colère, car là où il n'y a pas de loi il n'y a pas non plus de transgression » (Rm 4, 15). Mais la loi nouvelle a accru bien davantage la transgression, car un châtiment plus sévère est mérité par celui qui pèche encore, après le don de la loi nouvelle: « "Si quelqu'un viole la loi de Moïse, sans pitié, sur la déposition de deux ou trois témoins, c'est pour lui la mort." De quel châtiment plus grave croyez-vous donc que sera digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu? » (He 10,28 s.) Ainsi donc la loi nouvelle, pas plus que l'ancienne, ne justifie.

3. Justifier, c'est proprement ce que fait Dieu: « C'est Dieu qui justifie », affirme S. Paul (Rm 8,33). Mais la loi ancienne fut instituée par Dieu comme la loi nouvelle. Celle-ci ne justifie donc pas plus que celle-là.

En sens contraire, aux Romains (1,16) S. Paul déclare: « je ne rougis pas de l'Évangile; il est une force divine pour le salut de quiconque croit. » Comme il n'y a de salut que si l'on est justifié, c'est donc que la loi de l'Évangile justifie.

Réponse: Nous venons de voir qu'il y a deux éléments dans la loi de l'Évangile. Le premier, le principal, c'est la grâce de l'Esprit Saint, intérieurement donnée. Ainsi entendue, la loi nouvelle justifie. S. Augustin le dit bien: « Là (sous l'Ancien Testament), la loi a été proposée extérieurement, pour faire peur aux injustes; ici (sous le Nouveau Testament), elle a été donnée intérieurement pour les rendre justes. » L'autre élément de la loi de l'Évangile est second: ce sont les enseignements de la foi et les préceptes qui règlent les sentiments et les actes humains. A cet égard, la loi nouvelle ne justifie pas. « La lettre tue, l'esprit vivifie », dit S. Paul (2 Co 3,6) et S. Augustin expliques que la lettre, ici, désigne tout texte écrit qui demeure extérieur à l'homme, fût-ce le texte des préceptes moraux contenus dans l'Évangile. Il en conclut que même la lettre de l'Évangile « tuerait », si, à l'intérieur de l'homme, ne s'y adjoignait la grâce guérissante de la foi.

Solutions: 1. L'objection ne porte que si l'on considère dans la loi nouvelle non le principe essentiel, mais seulement l'élément second, c’est-à-dire les enseignements et les préceptes oraux ou écrits imposés à l'homme de l'extérieur.

2. La grâce de la nouvelle alliance aide l'homme à ne pas pécher, mais elle ne le confirme pas dans le bien jusqu'à le rendre impeccable, car cela fait partie de l'état de gloire. Si donc un homme qui a reçu la grâce de la nouvelle alliance vient à pécher, il mérite une peine plus sévère parce qu'il abuse de bienfaits plus grands et ne tire pas parti du secours qui lui est donné. Mais ce n'est pas une raison pour dire que la loi nouvelle « produit la colère », car, de soi, elle donne l'aide suffisante pour ne pas pécher.

3. Certes, c'est un seul et même Dieu qui a donné à l'homme les deux lois, mais il ne les a pas données de la même façon. Il a donné la loi ancienne gravée sur des tables de pierre, et la loi nouvelle « gravée sur des tables de chair, sur nos coeurs » (2 Co 3,3). Cette expression paulinienne est ainsi commentée par S. Augustin: « Cette lettre-là, écrite à l'extérieur de l'homme, l'Apôtre l'appelle pourvoyeuse de mort et de condamnation; mais celle-ci, la loi de la nouvelle alliance, il la nomme un ministère de l'esprit et de la justice, car grâce au don de l'Esprit nous vivons selon la justice et nous échappons à la condamnation du péché. »

ARTICLE 3: La loi nouvelle devait-elle être donnée au commencement du monde?

Objections: 1. Après avoir dit que « Dieu ne fait pas acception des personnes » (Rm 2,11), S. Paul déclare que « tous les hommes ont péché et sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3,23). Il fallait donc que dès l'origine du monde la loi fournît à tous le secours nécessaire.

Page 293: Ia.-IIae (2)

2. Pour les hommes, la différence des temps ne compte pas moins que la diversité des lieux. Si Dieu, « voulant que tous les hommes fussent sauvés » (1 Tm 2,4), a commandé de prêcher l'Évangile en tout lieu (Mt 28,19; Mc 16,15), c'est que la loi de l'Évangile devait aussi exister de tout temps, et donc être donnée dès le début du monde.

3. Le salut de l'âme, qui est éternel, est plus nécessaire à l'homme que le salut du corps, qui est temporel. Mais Dieu, dès les origines, a pourvu au salut corporel de l'homme en mettant à sa disposition tous les êtres créés pour lui (Gn 1,26. 28 s). La loi nouvelle, éminemment nécessaire au salut spirituel, devait donc aussi être donnée dès le commencement du monde.

En sens contraire, nous lisons en S. Paul (1 Co 15,46): « Ce n'est pas l'être spirituel qui vient d'abord, c'est l'être animal. » La loi nouvelle, étant ce qu'il y a de plus spirituel, ne devait donc pas être donnée dès l'origine du monde.

Réponse: Pour montrer que la loi nouvelle ne devait pas être accordée dès l'origine du monde, on peut avancer trois arguments: 1° Ce qui est principal dans la loi nouvelle, nous le savons, c'est la grâce du Saint-Esprit; celle-ci ne devait pas être répandue en abondance avant que la rédemption consommée par le Christ eût débarrassé le genre humain de l'obstacle du péché. D'où cette parole (Jn 7, 39): « L'Esprit Saint n'était pas encore donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié. » Et S. Paul met en lumière le même argument lorsque, après avoir mentionné « la loi de l'Esprit de vie », il ajoute: « Dieu en envoyant son Fils pour le péché, dans une chair semblable à celle du péché, a condamné le péché dans la chair afin que la justice de la loi fût accomplie en nous » (Rm 8,2 s.).

2° On peut aussi tirer argument de la perfection de la loi nouvelle. Ce n'est pas du premier coup qu'un être est amené à sa perfection, mais par une série d'étapes dans la durée: on est d'abord enfant, et homme ensuite. S. Paul connaît aussi cet argument: « La loi fut notre pédagogue dans le Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi; mais du moment que la foi est venue, nous ne sommes plus sous le pédagogue » (Ga 3, 24).

3° Enfin, la loi nouvelle est la loi de grâce. Il fallait d'abord que l'homme fût abandonné à lui-même dans l'état de la loi ancienne; ainsi tombant dans le péché et connaissant sa faiblesse, il reconnaîtrait qu'il a besoin de la grâce. Ici encore, dit S. Paul, « la loi est intervenue pour faire abonder le péché. Mais là où le péché avait abondé, voici qu'a surabondé la grâce » (Rm 5,20).

Solutions: 1. A cause du péché de son premier père, l'humanité a mérité d'être privée du secours de la grâce. Selon S. Augustin « lorsque ce secours n'est pas donné, c'est justice, et lorsqu'il est donné, c'est grâce ». On ne doit donc pas dire que Dieu fait acception des personnes parce qu'il ne propose pas à tous, dès l'origine du monde, la loi de grâce qui devait se présenter au moment voulu.

2. La diversité des lieux n'entraîne pas pour l'humanité un changement d'état comme fait la succession des âges. On comprend donc que la loi nouvelle se propose en tout lieu, mais non en tout temps. Néanmoins, nous le savons, il y eut à toute époque des hommes qui appartenaient à la nouvelle alliance.

3. Les biens nécessaires au salut corporel répondent dans l'homme aux exigences de sa nature, que le péché ne supprime pas, tandis que les biens nécessaires au salut spirituel sont en rapport avec la grâce, que le péché fait perdre.

ARTICLE 4: La loi nouvelle doit-elle durer jusqu'à la fin du monde?

Page 294: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. S. Paul semble insinuer le contraire lorsqu'il dit (1 Co 13,10): « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. » Or la loi nouvelle n'est que partielle, puisque l'Apôtre venait justement d'observer (v. 9): « Notre connaissance est partielle, nos prophéties sont partielles. » La loi nouvelle doit donc disparaître un jour, pour faire place à un état plus parfait.

2. Notre Seigneur a promis à ses disciples qu'à l'avènement du Saint-Esprit ils connaîtraient « la vérité tout entière » (Jn 16, 13). Or l'Église sous le régime du Nouveau Testament, ne connaît pas encore toute la vérité. Il faut donc attendre un autre état où le Saint-Esprit manifestera toute la vérité.

3. De même que le Père est autre que le Fils, et que le Fils est autre que le Père, de même le Saint-Esprit est autre que le Père et le Fils. Or il y eut un état approprié à la personne du Père, l'état de la loi ancienne, où la génération était en honneur. Il y a aussi un état différent qui se rattache à la personne du Fils, l'état de la loi nouvelle, où le premier rang appartient aux clercs qui s'adonnent à la Sagesse, appropriée au Fils. Il y aura donc un troisième état, celui du Saint-Esprit, où régneront les hommes spirituels.

4. Notre Seigneur affirme (Mt 24,14): « Cet évangile du Royaume sera prêché dans tout l'univers et alors viendra la fin. » Mais il y a longtemps que l'évangile du Christ a été prêché dans l'univers entier, et pourtant la fin n'est pas encore venue. L'évangile du Christ n'est donc pas l'évangile du Royaume, mais il y aura un autre évangile de l'Esprit Saint, c'est-à-dire une autre loi.

En sens contraire, Notre Seigneur a dit: « je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé » (Mt 24,34). S. jean Chrysostome voit dans « cette génération » celle des fidèles du Christ. L'état qui est le leur doit donc durer jusqu'à la fin du monde.

Réponse: L'état de ce monde peut subir deux sortes de changements: 1° Un changement de loi. En ce sens, aucun autre état ne doit succéder à celui de la loi nouvelle. Celle-ci a déjà elle-même succédé à la loi ancienne comme un état plus parfait succède à un état moins parfait; mais aucun autre état de la vie présente ne peut être plus parfait que celui de la loi nouvelle, car rien ne peut être plus proche de la fin ultime que ce qui y introduit immédiatement. Selon l'épître aux Hébreux (10, 19): « Nous avons par le sang de jésus un accès assuré dans le sanctuaire; il nous a frayé une voie nouvelle, approchons-nous. » Ainsi ne peut-il y avoir dans la vie présente d'état plus parfait que celui de la loi nouvelle, car plus un être est près de sa fin ultime, plus il est parfait.

2° Mais l'état de l'humanité peut aussi changer en ce sens que, la loi restant la même, les hommes se comportent différemment à son égard, avec plus ou moins de perfection. En ce sens, l'état de la loi ancienne a connu de fréquents changements: par moments, les dispositions légales étaient observées avec soin; par moments, elles étaient totalement négligées. De même, l'état de la loi nouvelle varie lui aussi, selon la différence des lieux, des époques, des personnes, dans la mesure où la grâce du Saint-Esprit est possédée plus ou moins parfaitement par tel ou tel. Cependant, il n'y a pas à attendre un autre état à venir où la grâce de l'Esprit Saint serait possédée plus parfaitement qu'elle ne l'a été jusqu'ici, notamment par les Apôtres qui « ont reçu les prémices de l’Esprit » (Rm 8,23), c'est-à-dire, suivant une glosei, qui ont reçu l'Esprit « avant les autres et plus abondamment ».

Solutions: 1. Selon Denys, il y a trois états de l'humanité celui de la loi ancienne, celui de la loi nouvelle, et un troisième qui leur fait suite, non dans la vie présente mais dans la vie future, c'est-à-dire dans la patrie. Le premier de ces états est imparfait et figuratif par rapport à celui de l'Évangile; de même, l'état présent est imparfait et figuratif par rapport à celui de la patrie, et il disparaît quand celui-ci survient: « Maintenant nous regardons dans un miroir, en énigme; mais alors ce sera face à face » (1 Co 13,12).

2. Selon S. Augustin, Montan et Priscille prétendaient que le don de l'Esprit Saint, promis par Notre Seigneur, ne s'était pas réalisé chez les Apôtres, mais en eux-mêmes. De leur côté, les manichéens

Page 295: Ia.-IIae (2)

soutenaient que cette promesse avait été réalisée en la personne de Mani, qu'ils tenaient pour l'Esprit Paraclet. C'est pourquoi les uns et les autres rejetaient les Actes des Apôtres qui montrent à l'évidence l'accomplissement de cette promesse au profit des Apôtres, promesse réitérée par le Seigneur (Ac 1, 5): « Vous serez baptisés dans l'Esprit Saint sous peu de jours », et dont la réalisation est signalée au chapitre 2 du même livre. Mais ces niaiseries ne résistent pas à l'affirmation de S. Jean (7, 39): « L'Esprit Saint n'était pas encore donné, car jésus n'avait pas encore été glorifié. » Cela fait comprendre qu'aussitôt après la glorification du Fils dans sa résurrection et son ascension, l'Esprit Saint fut donné. Du même coup est exclue l'illusion de tous ceux qui prétendraient qu'on doit attendre un autre âge, celui de l'Esprit Saint.

D'ailleurs le Saint-Esprit a enseigné aux Apôtres la vérité entière, en ce qui est nécessaire au salut, c'est-à-dire en matière de foi et de moeurs. Mais il ne leur a pas enseigné tout ce qui devait arriver dans l'avenir, car cela ne les regardait pas: « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés dans sa puissance » (Ac 1, 7).

3. La loi ancienne n'était pas seulement la loi du Père, mais aussi la loi du Fils, qui y était d'avance figuré. « Si vous croyiez en Moïse, vous croiriez aussi en moi, dit le Seigneur, puisqu'il a écrit à mon sujet » (Jn 5,46). Et de son côté la loi nouvelle n'est pas seulement la loi du Christ, mais aussi la loi de l'Esprit Saint. L'épître aux Romains (8,2) parle de la « loi de l'esprit de vie dans le Christ Jésus ». Alors n'attendons pas une autre loi qui serait la loi du Saint-Esprit.

4. Le Christ avait dit dès le début de la prédication de l'Évangile: « Le Royaume des cieux est tout proche » (Mt 4,17). On ne peut donc soutenir sans absurdité que l'évangile du Christ ne serait par l'évangile du Royaume. - Mais on peut envisager de deux façons la prédication de l'évangile du Christ. Si l'on songe à la diffusion de la connaissance du Christ, l'évangile a été prêché dans tout l'univers dès le temps des Apôtres, comme le démontre S. Jean Chrysostome. En ce sens, la fin du texte allégué: « et alors viendra la fin » se réfère à la destruction de Jérusalem, qui était littéralement en cause. Mais on peut aussi considérer la prédication de l’Évangile dans l'univers avec tout son effet, de telle sorte que l'Église soit établie en chaque pays: il faut alors admettre avec S. Augustin dans sa lettre à Hésychius que l'Évangile n'a pas encore été prêché dans tout l'univers; mais dès que ce sera chose faite, alors viendra la fin du monde.

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 107: LES RAPPORTS DE LA LOI NOUVELLE AVEC LA LOI ANCIENNE

1. La loi nouvelle diffère-t-elle de la loi ancienne?- 2. En réalise-t-elle l'accomplissement? - 3. Y est-elle contenue? - 4. Laquelle est la plus pesante: la loi nouvelle ou la loi ancienne?

ARTICLE 1: La loi nouvelle diffère-t-elle de la loi ancienne?

Objections: 1. L'une et l'autre loi est accordée à ceux qui ont foi en Dieu, car « sans la foi il est impossible de plaire à Dieu » (He 11,6). Or, nous lisons dans la Glose (sur Mt 21,9) que la foi d'aujourd'hui est identique à celle d'autrefois. Il y a donc aussi identité de loi.

Page 296: Ia.-IIae (2)

2. S. Augustin a résume « en deux mots la différence entre la loi et l'Évangile: crainte et amour ». Or il n'y a pas là de quoi distinguer loi nouvelle et loi ancienne, parce que celle-ci comportait également des préceptes de charité: « Tu aimeras ton prochain » (Lv 19,18) et: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » (Dt 6,5); - On ne peut davantage retenir cette autre différence signalée par S. Augustin: « L'ancienne alliance comportait des promesses temporelles, et la nouvelle contient des promesses spirituelles et éternelles. » En réalité, même dans le Nouveau Testament, il y a des promesses temporelles, par exemple: « Vous recevrez le centuple en ce monde, maisons, frères, etc. » (Mc 10,30); et l'Ancien Testament faisait espérer des promesses spirituelles et éternelles, puisque l'épître aux Hébreux (11,16) dit des Pères de l'ancien temps: « C'est à une patrie meilleure qu'ils aspirent, à la patrie céleste. » Ainsi, la loi nouvelle ne paraît pas différente de la loi ancienne.

3. L'Apôtre a l'air de suggérer une différence entre ces deux lois lorsqu'il appelle l'ancienne la loi des oeuvres, et la nouvelle la loi de la foi (Rm 3,27). Mais la première aussi fut une loi de la foi: « Leur foi à tous fut louée », dit l'épître aux Hébreux (11,39), évoquant les Pères de l'ancienne loi. Et à son tour la loi nouvelle est aussi une loi des oeuvres: « Faites du bien à ceux qui vous haïssent » (Mt 5, 44) et: « Faites cela en mémoire de moi » (Lc 22,19). Ainsi la loi nouvelle n'est pas différente de l'ancienne.

En sens contraire, l'Apôtre écrit aux Hébreux (7,12): « Un changement de sacerdoce entraîne nécessairement un changement de loi. » Comme il démontre au même endroit qu'entre l'Ancien et le Nouveau Testament il y a eu changement de sacerdoce, il s'ensuit que la loi aussi a changé.

Réponse: Toute loi, avons-nous dit précédemment, ordonne la conduite humaine en vue d'une fin déterminée. Or, ce qui est ordonné à une fin peut, du point de vue de la fin, se diversifier de deux manières. Ou bien cela se réfère à des fins différentes: il s'agit alors d'une diversité spécifique, surtout s'il s'agit d'une fin prochaine. Ou bien certains actes se réfèrent de près, les autres de loin, à une fin donnée. Il saute aux yeux par exemple que des mouvements ordonnés à des termes différents diffèrent spécifiquement, tandis que deux phases d'un même mouvement, dont l'une est plus proche du terme que l'autre, mettent dans ce mouvement une différence qui tient à un degré imparfait de perfection.

De là vient qu'entre deux lois une double distinction est concevable. Ou bien elles sont absolument différentes, comme relevant de fins différentes; ainsi dans la cité il y aurait une différence spécifique entre le système législatif assurant la souveraineté du peuple, et celui qui donnerait la prépondérance à l'aristocratie urbaine. - Ou bien deux législations peuvent différer en ce que les dispositions de l'une sont en relation plus étroite avec la fin, celles de l'autre en rapport plus lointain. On admet par exemple que, sous un seul et même régime politique, autre est la législation imposée aux hommes faits, dès maintenant capables de satisfaire aux exigences du bien public, autre la législation qui règle l'éducation des enfants, ceux-ci devant être préparés à l'accomplissement de leurs tâches viriles.

Donc, du premier point de vue, la loi nouvelle ne diffère pas de la loi ancienne, car toutes deux n'ont qu'une fin, la soumission des hommes à Dieu, et ce Dieu est unique, celui de la nouvelle et de l'ancienne alliance: « Unique est le Dieu qui justifie le circoncis à raison de sa foi, et l'incirconcis par le moyen de sa foi » (Rm 3,30). - Du second point de vue, la loi nouvelle diffère de l'ancienne, car celle-ci est comparable au pédagogue, selon l'expression de S. Paul (Ga 3, 24) tandis que la loi nouvelle est une loi de perfection, étant celle de la charité, que l'Apôtre appelle le « lien de la perfection » (Col 3, 14).

Solutions: 1. Si la foi des deux alliances est identique, c'est que leur fin est unique; car nous avons vu que l'objet des vertus théologales, au nombre desquelles se trouve la foi, est la fin ultime. N'empêche que la foi n'avait pas sous la loi ancienne le même régime que sous la loi nouvelle: ce qui était à venir pour la foi d'alors est chose faite pour la nôtre.

2. Toutes les différences qu'on signale entre la loi nouvelle et l'ancienne se ramènent à une inégalité de perfection. Les préceptes légaux, en effet, portent toujours sur des actes vertueux. Or l'inclination à

Page 297: Ia.-IIae (2)

exercer ces actes n'est pas la même chez les imparfaits, qui ne sont pas encore en possession de la vertu, et chez ceux que la possession de la vertu rend parfaits. Ce qui pousse les premiers aux oeuvres de vertu, c'est un certain motif extrinsèque, comme la menace du châtiment ou la promesse de quelque récompense extérieure, de caractère honorifique, pécuniaire, etc. Aussi la loi ancienne, s'adressant à des hommes qui n'avaient pas encore reçu la grâce spirituelle, méritait le nom de « loi de crainte » en tant qu'elle incitait à l'observation des préceptes par la menace de peines déterminées. Et elle comportait des promesses que l'on qualifie de temporelles.

Au contraire, ceux qui possèdent la vertu, c'est par amour de la vertu qu'ils inclinent à en faire les actes, et non à cause d'une pénalité ou récompense extrinsèque. C'est pourquoi, à propos de la loi nouvelle qui pour l'essentiel consiste justement dans la grâce spirituelle imprimée dans les coeurs, on parle de « loi d'amour ». Elle comporte, dit-on encore, des promesses spirituelles et éternelles: ce sont les objets de la vertu, et d'abord de la charité; en sorte que les vertueux y vont par une inclination intérieure, comme vers des biens qui ne leur sont pas étrangers et qui leur reviennent en propre. - Pour la même raison, la loi ancienne est appelée un frein pour la main, non pour le coeur: en effet, s'abstenir du péché par crainte du châtiment, ce n'est pas en détourner absolument son vouloir, comme lorsqu'on s'abstient du péché par amour de la justice; tandis que la loi nouvelle, étant une loi d'amour, est bien un frein pour le coeur.

Il y eut toutefois, sous le régime de l'ancienne alliance, des gens qui possédaient la charité et la grâce de l'Esprit Saint et aspiraient avant tout aux promesses spirituelles et éternelles, en quoi ils se rattachaient à la loi nouvelle. Inversement, il existe sous la nouvelle alliance des hommes charnels, encore éloignés de la perfection de la loi nouvelle: pour les inciter aux oeuvres vertueuses, la crainte du châtiment et certaines promesses temporelles ont été nécessaires, jusque sous la nouvelle alliance. En tout cas, même si la loi ancienne prescrivait la charité, elle ne donnait pas l'Esprit Saint, par qui « la charité est répandue dans nos coeurs » (Rm 5,5).

3. Nous l'avons dit, la loi de la grâce est la loi de la foi, en tant que pour l'essentiel elle consiste précisément dans le don intérieur de la grâce accordé à ceux qui croient; de là vient qu'on l'appelle « grâce de la foi ». Secondairement elle comporte aussi certaines réalisations dans l'ordre des moeurs et des sacrements, mais ce n'est pas en cela que consiste principalement la loi nouvelle, à la différence de l'ancienne. Du reste, sous l'ancienne alliance, ceux qui furent agréables à Dieu à cause de leur foi appartenaient par le fait même à la nouvelle: seule en effet la foi au Christ, fondateur de la nouvelle alliance, les rendait justes. C'est pourquoi ü est écrit de Moïse que « l'approche du Christ lui parut être une richesse plus précieuse que les trésors de l'Égypte » (He 11,26).

ARTICLE 2: La loi nouvelle réalise-t-elle l'accomplissement de l'ancienne loi?

Objections: 1. Parfaire une chose n'est pas la défaire. Or la loi nouvelle défait, ou exclut les observances de la loi ancienne: « Si vous vous faites circoncire, dit l'Apôtre, le Christ ne vous sera d'aucune utilité » (Ga 1,2). La loi nouvelle n'est donc pas l'accomplissement de l'ancienne.

2. Rien n'est accompli par son contraire. Or le Seigneur a introduit dans la loi nouvelle des préceptes contraires à ceux de la loi ancienne « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens "Quiconque renvoie sa femme, qu'il lui donne un acte de répudiation", mais moi je vous dis: "Quiconque renvoie sa femme l'expose à l'adultère" » (Mt 31,32). La suite du passage révèle la même opposition touchant la prohibition du serment, la prohibition du talion et la haine des ennemis. De même il ressort de Mt (15,11) que le Seigneur a rejeté les prescriptions de la loi ancienne sur la distinction des aliments: « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur. » Donc la loi nouvelle ne porte pas l'ancienne à sa perfection.

Page 298: Ia.-IIae (2)

3. Enfreindre la loi, comme l'a fait le Christ sur certains points, ce n'est pas l'accomplir. Il a touché le lépreux, au mépris de la loi (Mt 8,3). Il semble avoir plusieurs fois violé le sabbat, au point que les juifs disaient de lui; « Cet homme n'est pas de Dieu, lui qui n'observe pas le sabbat » (Jn 9, 16). Le Christ n'a donc pas accompli la loi, et la loi nouvelle, qu'il a instaurée, n'est pas venue accomplir l'ancienne.

4. On sait que la loi ancienne comportait des préceptes moraux, des préceptes cérémoniels et des préceptes judiciaires. S'il ressort de Mt (5) que le Seigneur a sur certains points accompli la loi, on n'y trouve d'allusion ni aux préceptes judiciaires ni aux préceptes cérémoniels. Il s'ensuit que la loi nouvelle ne réalise pas intégralement l'accomplissement de l'ancienne.

En sens contraire, on se heurte à l'affirmation du Seigneur: « Je ne suis pas venu abolir la loi mais l'accomplir... Pas un iota, pas un trait de la loi ne passera que tout ne soit arrivé » (Mt 5,17-18).

Réponse: On vient de voir que loi nouvelle et loi ancienne sont dans le rapport du parfait à l'imparfait; or ce qui est parfait réalise en plénitude ce qui manque à l'imparfait; c'est ainsi que la loi nouvelle accomplit la loi ancienne en tant qu'elle supplée à ce qui manquait à celle-ci.

On peut d'ailleurs, dans la loi ancienne, considérer deux points: la fin qu'elle poursuivait, et les préceptes qu'elle contenait. Toute loi, avons-nous dit, a pour fin de rendre les hommes justes et vertueux; aussi la fin de la loi ancienne était-elle la justification de l’homme. Or cette fin, la loi ne pouvait la réaliser, mais elle la figurait par certains actes cérémoniels, et elle la promettait par ses paroles. Sous ce rapport, la loi nouvelle accomplit la loi ancienne en justifiant l’homme par la vertu de la passion du Christ: « Ce que la loi ne pouvait faire, écrit S. Paul, Dieu l'a fait: en envoyant son Fils dans une chair semblable à la chair du péché, il a condamné le péché dans la chair, pour que fût complète en nous la justice de la loi » (Rm 8,3-4).

A ce titre, la loi nouvelle procure ce que la loi ancienne promettait: « Toutes les promesses de Dieu ont trouvé leur oui en lui » (2 Co 1,20); en lui, c'est-à-dire dans le Christ. - Et à ce titre encore, elle réalise ce que la loi ancienne figurait. Ainsi, selon l'Apôtre, les cérémonies étaient « l'ombre des choses à venir, mais le corps (entendez la réalité) appartient au Christ » (Col 2,17). C'est pourquoi on désigne la loi nouvelle comme étant celle de la réalité, tandis que la loi ancienne est celle de l'ombre ou de la figure.

Mais le Christ a porté aussi à leur plein accomplissement les préceptes de la loi ancienne, tant par ses actes que par ses enseignements. Par ses actes, en acceptant de se faire circoncire et d'observer toutes les prescriptions légales qui s'imposaient alors, car il était « né sous la loi » (Ga 4,4). - Par ses enseignements il a apporté un triple perfectionnement aux pr ère le vrai sens de la loi, comme on le constate à propos de la prohibition de l'homicide et de l'adultère, où les scribes et les pharisiens ne voyaient que l'interdiction des actes extérieurs; mais le Seigneur, menant la loi à sa perfection, a déclaré que ses prohibitions s'étendaient jusqu'aux péchés intérieurs. - En second lieu, le Seigneur a perfectionné les préceptes légaux par des dispositions propres à mieux assurer l'observation des anciennes prescriptions légales. Ainsi la loi ancienne avait établi l'interdiction du parjure, ce qu'on est plus sûr d'observer si l'on s'abstient généralement de jurer, sauf le cas de nécessité (Mt 5,33). - Enfin le Seigneur a perfectionné les préceptes de la loi en leur adjoignant certains conseils de perfection, comme il ressort de cet épisode où, entendant quelqu'un déclarer qu'il avait pratiqué les commandements de la loi ancienne, le Seigneur lui dit: « Tu n'as plus qu'une chose à faire. Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu possèdes, etc. » (Mt 19, 21).

Solutions: 1. Si la loi nouvelle exclut l'observation de la loi ancienne, c'est seulement, nous l'avons dit, en matière de cérémonies. Mais celles-ci se présentaient comme des figures de l'avenir. Aussi, une fois accomplis les préceptes cérémonials par la réalisation de ce qu'ils figuraient, il n'y a plus lieu de les observer; ou bien quelque chose serait signifié encore comme futur et non advenu. Ainsi la

Page 299: Ia.-IIae (2)

promesse d'un don à faire ne tient plus une fois qu'elle a trouvé son accomplissement dans la réalisation du don. Il en va de même pour les cérémonies de la loi qui sont abolies du moment qu'elles sont réalisées.

2. Selon S. Augustin, il n'y a aucune contradiction entre ces préceptes du Seigneur et ceux de la loi ancienne: « Quand le Seigneur interdit le renvoi de la femme, il ne s'oppose pas aux dispositions de la loi. Car celle-ci ne dit pas que l'on peut à son gré renvoyer sa femme, et c'est à cela que s'opposerait l'interdiction du renvoi. Évidemment le législateur ne tenait pas à ce que le mari renvoyât sa femme, puisqu'il visait à retarder, à briser son élan précipité par l'exigence d'un acte écrit, et à le faire revenir sur son intention de divorce. » « Et ainsi, dit ailleurs S. Augustin, pour confirmer cette règle de ne pas renvoyer sa femme à la légère, seule l'exception de fornication a été admise par le Seigneur. » Touchant la prohibition du serment, nous venons d'exposer une solution analogue. - Et il en va de même pour la prohibition du talion: cette loi fixait une borne à la vengeance afin qu'on ne s'y livrât pas avec excès; inconvénient que le Seigneur a encore plus parfaitement exclu par son avertissement de renoncer absolument à la vengeance. - Quant à la haine des ennemis, il a écarté l'interprétation erronée des pharisiens en nous avertissant de haïr non la personne, mais le péché. - Reste la distinction des aliments: le Seigneur, sans abroger dès lors cette observance cérémonielle, montra que nul aliment n'était impur par sa nature, mais seulement à cause de ce qu'il figurait, nous l'avons dit plus haut.

3. Le contact des lépreux était légalement prohibé parce que, comme le contact des cadavres, il faisait encourir une souillure par manière d'irrégularité, nous l'avons dit. Mais le Seigneur, qui purifiait le lépreux ne pouvait encourir cette impureté. - Il n'a pas non plus réellement violé le sabbat par les actes qu'il a accomplis ce jour-là, et il en fournit lui-même dans l'Évangile plusieurs raisons: d'abord, s'il opérait des miracles, c'était par la vertu divine qui est toujours à l’oeuvre (Jn 5, 17); et puis, il agissait pour sauver les hommes, alors que les pharisiens, eux, le jour du sabbat, faisaient le nécessaire pour sauver même les bêtes (Mt 12,11); enfin, quand les disciples arrachèrent des épis le jour du sabbat, il a invoqué à leur excuse la nécessité (v. 3). Mais on pouvait parler de violation, selon l'interprétation abusive des pharisiens, qui estimaient qu'on devait, le jour du sabbat, s'abstenir même des activités de sauvetage, contrairement à l'intention de la loi.

4. Le texte de Mt (5) omet les préceptes cérémoniels de la loi, parce que leur réalisation (au sens qu'on vient d'expliquer, sol. 1) implique qu'on cesse absolument de les observer. - Parmi les préceptes judiciaires, le Seigneur a fait mention du talion, ce qu'il en dit devant s'appliquer à tous les autres. Or il enseigne à ce propos que l'intention de la loi n'est pas qu'on requière l'application de cette peine pour assouvir un désir de vengeance. En effet, lui-même exclut pareil désir lorsqu'il avertit que l'on doit être disposé à subir encore un surcroît d'injustice, mais uniquement par amour pour la justice; or cela subsiste toujours dans la loi nouvelle.

ARTICLE 3: La loi nouvelle est-elle contenue dans l'ancienne?

Objections: 1. La loi nouvelle consiste avant tout dans la foi, si bien que S. Paul l'appelle « la loi de la foi » (Rm 3,27), et elle nous invite à croire bien des choses qui ne figurent pas dans la loi ancienne. C'est donc qu'elle n'est pas contenue dans celle-ci.

2. Il existe sur ce passage: « Celui qui aura enfreint l'un de ces plus petits commandements » (Mt 5,19) une glose de S. Augustin qualifiant de plus petits, les préceptes de la loi, et de plus grands ceux de l’Évangile. Le plus grand ne pouvant être contenu dans le plus petit, la loi nouvelle ne peut être contenue dans l'ancienne.

Page 300: Ia.-IIae (2)

3. Qui possède le contenant possède le contenu. Si la loi nouvelle était contenue dans l'ancienne, le don de celle-ci impliquerait le don de celle-là et par conséquent, une fois reçue la loi ancienne, il eût été inutile de recevoir encore la loi nouvelle. Donc celle-ci n'est pas contenue dans celle-là.

En sens contraire, S. Grégoire interprétant le verset d'Ézéchiel (1,16): « La roue était dans la roue », en donne cette explication: « Le Nouveau Testament était dans l'Ancien. »

Réponse: Une chose peut être contenue dans une autre de façon actuelle, comme un objet dans le lieu où il est placé; ou de façon virtuelle, comme l'effet est contenu dans la cause ou l’oeuvre achevée dans son ébauche; en ce dernier sens, le genre contient en puissance les espèces, et l'arbre tout entier est contenu dans la graine. Et c'est ainsi que la loi nouvelle est contenue dans l'ancienne, puisque nous avons dit qu'elle est, par rapport à celle-ci, comme le parfait est à l'imparfait. On attribue à S. jean Chrysostome, à propos de ce verset évangélique: « De son propre mouvement la terre produit d'abord l'herbe, puis l'épi, puis du grain plein l'épi » (Mc 4,28), une glose ainsi conçue: « L'herbe est produite d'abord, dans la loi naturelle . puis vient l'épi, dans la loi de Moïse; et enfin le grain solide dans l'évangile. » Ainsi donc, la loi nouvelle est dans l'ancienne comme le grain est dans l'épi.

Solutions: 1. Tout ce que le Nouveau Testament propose à notre croyance d'une manière explicite et manifeste se trouve dans l'Ancien sous l'enveloppe de figures. Ainsi, de même que pour les vérités à croire, la loi nouvelle est contenue dans l'ancienne.

2. Nous disons que les préceptes de la loi nouvelle sont plus grands que ceux de la loi ancienne, du fait qu'ils sont clairement explicités. Mais les préceptes du Nouveau Testament sont tous présents en substance dans l'Ancien. S. Augustin en fait la remarque: « A peu près tous les avertissements ou commandements que fit le Seigneur sous cette clause: "Et mois je vous dis" se retrouvent dans les livres anciens. » « Mais, puisqu'on ne considérait comme homicide que la destruction d'un corps humain, le Seigneur fit voir que toute injustice tendant à léser un frère se ramène à une sorte d'homicide. » Compte tenu de ces développements, on admet que les préceptes de la loi nouvelle dépassent ceux de la loi ancienne. D'ailleurs rien n'empêche que le plus grand soit contenu virtuellement dans le plus petit, comme l'arbre dans la graine.

3. Ce qui a été reçu implicitement demande à être explicité. C'est pourquoi, après l'institution de la loi ancienne, il fallut encore donner la loi nouvelle.

ARTICLE 4: Laquelle est la plus pesante: la loi nouvelle ou la loi ancienne?

Objections: 1. S. Jean Chrysostome dit, à propos des « moindres commandements » mentionnés par S. Matthieu (5,19): « Les commandements de Moïse sont d'exécution facile: "Tu ne tueras point, tu ne commettras pas d'adultère." Mais les commandements du Christ: "Ne te mets pas en colère, ne convoite pas", sont difficiles à observer. » Le fardeau de la loi nouvelle est donc plus lourd que celui de la loi ancienne.

2. Il est plus facile de jouir des prospérités terrestres que de supporter le malheur. Or sous l'ancienne alliance l'observation de la loi avait pour conséquence la prospérité temporelle (Dt 28,1-14). Au contraire, ceux qui observent la loi nouvelle subissent mille adversités, selon S. Paul (2 Co 6,4): « Nous nous présentons comme serviteurs de Dieu, dans une grande patience, dans les épreuves, les nécessités, les angoisses, etc. » La loi nouvelle est donc plus pénible que l'ancienne.

3. Quand on ajoute à un fardeau, il est évidemment plus lourd. Or la loi nouvelle ajoute à l'ancienne: à l'interdiction du parjure, elle ajoute celle du serment; la loi ancienne prohibait la répudiation de la

Page 301: Ia.-IIae (2)

femme à moins d'un acte écrit, la loi nouvelle dans tous les cas. C'est du moins ainsi que S. Augustin comprend le texte de Matthieu (5,31). La loi nouvelle est donc plus pesante que l'ancienne.

En sens contraire, il y a cette parole de Jésus « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui peinez sous le fardeau » (Mt 11,23), commentée en ces termes par S. Hilaire: « Le Christ appelle à lui ceux qui sont fatigués par la difficulté de la loi et qui portent le fardeau des péchés du monde. » Et la suite concerne le joug de l'Évangile: « Car mon joug est doux et mon fardeau léger » (Mt 11,30). La loi nouvelle est donc plus légère que l'ancienne.

Réponse: Dans les oeuvres vertueuses qui font l'objet des préceptes de la loi, on peut rencontrer une double difficulté. Il y a la difficulté inhérente aux actes extérieurs qui par eux-mêmes ont quelque chose d'ardu et de pénible. A cet égard la loi ancienne est bien plus pesante que la nouvelle, car dans la multiplicité de ses rites elle obligeait à beaucoup plus d'actes extérieurs que la loi nouvelle. Celle-ci, telle que le Christ et les Apôtres l'ont enseignée, n'a presque rien ajouté, en fait de préceptes, à ceux de la loi naturelle. Il est vrai qu'ultérieurement survinrent quelques préceptes d'institution ecclésiastique; mais pour ceux-ci S. Augustin recommande également la modération, de peur que la vie des fidèles en devienne pénible. A l'une des questions de Januarius, il répond ainsi: « Alors que la miséricorde de Dieu a voulu que notre religion fût libre, se contentant de célébrer un petit nombre de mystères qu'il est tout à fait impossible d'ignorer, il y a des gens qui l'accablent de fardeaux asservissants, au point qu'on jugera la condition des Juifs plus supportables, vu qu'ils se soumettent, eux, aux rites de la loi, et non aux surenchères des hommes. »

Mais les actes intérieurs, quand il s'agit d'activité vertueuse, offrent une autre sorte de difficulté: par exemple, celle de réaliser l’oeuvre vertueuse avec promptitude et plaisir. En cela réside la difficulté de la vertu: ce qui est très difficile à qui ne possède pas la vertu, devient cependant facile grâce à elle. Or, à cet égard, la loi nouvelle, qui condamne les désordres intérieurs de l'âme, est plus exigeante en ses préceptes que la loi ancienne; celle-ci ne les interdisait pas expressément en tous les cas; et si parfois elle le faisait, l'interdiction n'était pas assortie d'une sanction pénale. Mais cette difficulté extrême concerne celui qui ne possède pas la vertu: « Faire les actes que fait le juste, pour Aristote, est chose aisée; mais les faire de la même manière que le juste, c'est-à-dire avec plaisir et promptitude, c'est difficile pour qui ne possède pas la justice. » Il est écrit encore: « Ses commandements ne sont pas difficiles » (1 Jn 5, 3), sur quoi S. Augustin remarque: « Pas difficiles si l'on aime, mais difficiles si l'on n'aime pas. »

Solutions: 1. Le texte allégué montre clairement où réside la difficulté de la loi nouvelle: c'est qu'elle réprime sans équivoque les dérèglements intérieurs.

2. Les adversités dont pâtissent ceux qui observent la loi nouvelle ne sont pas infligées par la loi elle-même. Au surplus elles sont légères à porter, grâce à l'amour en quoi précisément cette loi consiste; S. Augustin le dit: « Il n'est rien de dur et de rigoureux que l'amour ne rende aisé et comme négligeable. »

3. Dans l'esprit de S. Augustin, ces additions faites aux préceptes de la loi ancienne étaient destinées à rendre les prescriptions de cette loi plus faciles à observer. Elles ne prouvent donc pas que la loi nouvelle serait plus pesante, mais plutôt qu'elle est plus facile.

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 108: LE CONTENU DE LA LOI NOUVELLE

Page 302: Ia.-IIae (2)

1. La loi nouvelle doit-elle commander ou prohiber certains actes extérieurs? - 2. Est-elle suffisante sur ce point? - 3. Éduque-t-elle bien les hommes pour leurs actes intérieurs? - 4. A-t-elle raison d'ajouter des conseils à ses préceptes?

ARTICLE 1: La loi nouvelle doit-elle commander ou prohiber certains actes extérieurs?

Objections: 1. La loi nouvelle n'est pas autre chose que l'évangile du Royaume mentionné par Matthieu (24,14): « Cet évangile du Royaume sera prêché dans tout l'univers. » Mais le royaume de Dieu ne consiste pas en actes extérieurs, mais seulement en actes intérieurs: « Il est au-dedans de vous » (Lc 17,21); et S. Paul: « Le règne de Dieu n'est pas nourriture ou boisson, mais justice, paix et joie dans l'Esprit Saint » (Rm 14,17). La loi nouvelle n'a donc pas à s'occuper des actes extérieurs.

2. Elle est aussi « la loi de l'Esprit » (Rm 8,2) et « là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3,17). Mais il n'y a pas de liberté si l'on est obligé de faire ou d'éviter certains actes extérieurs. La loi nouvelle ne contient donc aucune disposition de cet ordre.

3. On sait que tous les actes extérieurs sont rapportés à la main, comme tous les actes intérieurs au coeur. Or, il y a cette différence entre la loi nouvelle et la loi ancienne que celle-ci est un frein pour la main, et la loi nouvelle un frein pour le coeur. Donc il ne doit pas y avoir dans la loi nouvelle des préceptes ou des interdictions pour des actes extérieurs, mais seulement pour des actes intérieurs.

En sens contraire, la loi nouvelle fait de nous des fils de lumière: « Croyez en la lumière afin d'être les fils de lumière » (Jn 12,36). Mais il convient aux fils de lumière de faire les oeuvres de la lumière et de repousser les oeuvres des ténèbres, selon la recommandation de l'Apôtre aux Ephésiens (5,8): « Vous étiez ténèbres autrefois, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur. Conduisez-vous comme des fils de lumière. » C'est pourquoi la loi nouvelle devait, dans ses prohibitions et ses prescriptions, inclure certains actes extérieurs.

Réponse: L'élément principal de la loi nouvelle, redisons-le, c'est la grâce du Saint-Esprit, grâce qui s'exprime dans la foi agissant par la charité. Or c'est par le Fils de Dieu fait homme que nous obtenons cette grâce, qui a d'abord comblé son humanité et s'est répandue de là jusqu'à nous. On lit en effet: « Le Verbe s'est fait chair... il est plein de grâce et de vérité » (Jn 1,14). Et un peu plus loin: « De sa plénitude nous avons tous reçu, grâce après grâce... La grâce et la vérité sont données par Jésus Christ » (16-17). Il convient donc que certaines réalités extérieures d'ordre sensible amènent jusqu'à nous la grâce découlant du Verbe incarné, et que des oeuvres extérieures d'ordre sensible émanent de cette grâce intérieure qui soumet la chair à l'esprit.

Ainsi donc les activités extérieures peuvent rattacher à la grâce de deux manières. Les unes introduisent de quelque façon à la grâce: ce sont les actes sacramentels institués dans la loi nouvelle, comme le baptême, l'eucharistie etc. Mais il y a aussi les oeuvres extérieures produites sous l'inspiration de la grâce. Ici une distinction s'impose. Les unes sont nécessairement liées ou opposées à la grâce intérieure, c'est-à-dire à la foi agissant par la charité, et par conséquent elles sont prescrites dans la loi nouvelle, comme l'acte de confesser sa foi; ou interdites, comme le reniement de la foi: « Celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai moi aussi devant mon Père. Mais celui qui m'aura renié devant les hommes, je le renierai moi aussi devant mon Père » (Mt 10,32-33). D'autres oeuvres extérieures, en revanche, ne sont pas nécessairement contraires ou liées à la foi agissant par la charité; or celles-ci, dans la loi nouvelle, ne sont ni commandées ni défendues en vertu de l'institution primitive de la loi, mais le législateur, le Christ, les a laissées au gré de chacun, pour la part de responsabilité qui lui incombe. Ainsi est-il loisible à chacun, en ces matières, de déterminer ce qu'il lui convient de faire ou de ne pas faire, et à tout supérieur de fixer à ses subordonnés ce qui est à

Page 303: Ia.-IIae (2)

faire ou à éviter dans ce domaine. Par là encore la loi de l'Évangile mérite le nom de loi de liberté, car la loi ancienne précisait une foule de détails et ne laissait presque rien à la liberté des hommes.

Solutions: 1. Le royaume de Dieu consiste à titre principal en des actes intérieurs, mais aussi, par voie de conséquence, tout ce qui est nécessairement lié à la réalisation des actes intérieurs, se rattache à lui. Ainsi, le royaume de Dieu étant « justice intérieure, paix et joie spirituelles », tous les actes extérieurs qui s'opposent à la justice, à la paix ou à la joie spirituelles s'opposent nécessairement au royaume de Dieu et doivent donc être interdits par l'évangile du Royaume. Quant aux actes qui leur sont indifférents, comme le fait de manger ceci ou cela, le royaume de Dieu n'y est pas engagé: c'est pourquoi l'Apôtre a dit d'abord: « Le royaume de Dieu n'est pas nourriture ni boisson » dans le texte allégué.

2. Pour Aristote, être libre, c'est être cause de soi. Celui-là donc agit librement qui agit de soi-même. Or quand on agit par un habitus conforme à sa nature, on agit de soi-même, puisque l'inclination de l'habitus se conforme à l'inclination de la nature; au contraire, si l'habitus était opposé à la nature, l’homme n'agirait pas selon ce qu'il est, mais selon une corruption qui s'impose à lui du dehors. Donc, puisque la grâce de l'Esprit Saint nous est infusée à la façon d'un habitus intérieur nous inclinant aux oeuvres de la justice, elle nous fait librement accomplir les oeuvres que la grâce appelle, et éviter celles qui la contrarient.

Ainsi donc, la loi nouvelle mérite doublement le nom de loi de liberté: d'abord parce qu'elle ne nous assujettit à faire ou à éviter que les actes essentiellement nécessaires ou contraires au salut, qui sont commandés ou interdits par la loi. Ensuite parce que, même ces commandements ou prohibitions, elle fait que nous les observions librement, en ce sens que nous les observions sous l'inspiration intéâce. Pour ces deux raisons, la loi nouvelle est appelée « loi de liberté parfaite » (Jc 1, 15).

3. Quand la loi nouvelle réprime les dérèglements du coeur, elle réprime à coup sûr ceux de la main, car ceux-ci sont les effets des mouvements intérieurs.

ARTICLE 2: La loi nouvelle règle-t-elle suffisamment les actes extérieurs?

Objections: 1. La foi, opérant par la charité, intéresse au premier chef la loi nouvelle: « Dans le Christ jésus, ni la circoncision ni l'incirconcision n'ont de valeur, mais la foi qui agit par la charité » (Ga 5,6). Or la loi nouvelle a mis en lumière certains points de foi que la loi ancienne n'avait pas explicités, par exemple sur la croyance à la Trinité. De même aurait-elle dû faire une place à certaines oeuvres extérieures de moralité que la loi ancienne n'avait pas déterminées.

2. Le statut de la loi ancienne, outre des sacrements, comportait ce que nous avons appelé des réalités sacrées. Dans la loi nouvelle il y a sans doute des sacrements, mais on ne voit pas que le Seigneur ait institué des réalités sacrées, en rapport par exemple avec la consécration des temples ou des vases sacrés, ou encore avec la célébration des fêtes. La loi nouvelle a donc été en défaut pour régler les actes extérieurs.

3. En étudiant les cérémonies de la loi ancienne, nous avons vu que cette loi, à côté d'observances intéressant les ministres de Dieu, en contenait aussi qui regardaient le peuple. Or on peut constater que la loi nouvelle propose certaines observances aux ministres de Dieu: « Ne possédez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures », sans oublier les autres recommandations que l'on trouve dans la suite du même passage (Mt 10,9) et aux chapitres 9 et 10 de S. Luc. Donc la loi nouvelle aurait dû établir aussi des observances concernant le peuple fidèle.

Page 304: Ia.-IIae (2)

4. En plus des préceptes moraux et des préceptes cérémoniels, la loi ancienne comportait des préceptes judiciaires. La loi nouvelle n'en comporte pas. Elle ne règle donc pas suffisamment les activités extérieures.

En sens contraire, le Seigneur dit (Mt 7,24) « Quiconque entend ces paroles et les met en pratique est comparable à un homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc. » Or, l'architecte avisé ne néglige rien de ce qui est nécessaire à la construction. Tout ce qui regarde le salut des hommes se trouve donc suffisamment exposé dans les paroles du Christ.

Réponse: On vient de voir que la loi nouvelle, en fait d'oeuvres extérieures, ne devait rien commander ni interdire, si ce n'est celles qui nous introduisent à la grâce, et celles qui sont nécessairement liées au bon usage de la grâce. Et comme ce n'est pas de nous-mêmes, mais seulement par le Christ, que nous pouvons obtenir la grâce, le Seigneur institua lui-même les sacrements au moyen desquels nous l'obtenons: le baptême, l'eucharistie, l'ordination des ministres de la loi nouvelle (lors de l'institution des Apôtres et des soixante-douze disciples), la pénitence et le mariage indissoluble. il promit la confirmation en leur annonçant l'envoi de l'Esprit Saint, et c'est aussi suivant ses instructions que nous voyons les Apôtres guérir les malades par des onctions d'huile. Ce sont là les sacrements de la loi nouvelle.

Le bon usage de la grâce, lui, se fait par les oeuvres de la charité. Celles-ci, dans la mesure où elles sont nécessaires à la vertu, ressortissent aux préceptes moraux, déjà promulgués dans la loi ancienne; par conséquent la loi nouvelle, à cet égard, ne devait rien dire de plus que l'ancienne en fait d'oeuvres extérieures. - On sait d'autre part d que la détermination de ces oeuvres ressortit aux préceptes cérémonials et aux préceptes judiciaires, selon qu'il s'agit du culte divin ou des rapports sociaux. Et puisque ces déterminations ne sont pas par elles-mêmes nécessairement requises à la grâce intérieure, en quoi consiste la loi, il s'ensuit qu'elles ne font l'objet d'aucun précepte de la loi nouvelle, mais sont laissées au jugement de chacun; tantôt du simple sujet, lorsqu'elles concernent chacun en particulier, tantôt des supérieurs temporels ou spirituels lorsque cela touche aux intérêts d'une communauté.

Ainsi donc la loi nouvelle n'avait pas à préciser aucun commandement ni aucune interdiction dans le domaine des oeuvres extérieures, en dehors des sacrements et des préceptes moraux qui sont essentiellement liés à l'idée de vertu, comme de ne pas tuer, de ne pas voler, etc.

Solutions: 1. Le domaine de la foi dépasse la raison humaine et nous ne pouvons y atteindre que par la grâce. L'accroissement de celle-ci appelait donc une révélation plus complète des vérités de foi. Mais notre activité vertueuse est dirigée par la raison humaine, que nous avons décrite comme une règle de l'agir humain. Donc, en ce domaine, il ne fallait rien de plus que les préceptes moraux de la loi, où s'exprime l'autorité de la raison.

2. Les sacrements de la loi nouvelle devaient être institués par le Christ en personne, parce qu'ils nous donnent la grâce dont le Christ est la source unique. Au contraire, aucune grâce n'est donnée dans les réalités sacrées, soit dans la consécration d'un temple, d'un autel, etc., ou encore dans le simple fait de célébrer les solennités. Et parce que tout cela n'est pas de soi en liaison nécessaire avec la grâce intérieure, le Seigneur en a laissé l'établissement à la discrétion des fidèles.

3. Ces préceptes donnés aux Apôtres par le Seigneur avaient le caractère de règles morales et non d'observances cérémonielles. On peut les interpréter d'abord, avec S. Augustin, comme des concessions plutôt que comme des préceptes. Le Seigneur permit aux Apôtres d'entreprendre leur ministère de prédication sans besace, sans bâton, etc., en tant qu'ils avaient le droit de vivre aux dépens de ceux à qui ils prêchaient; aussi ajoute-t-il: « L'ouvrier a droit à sa nourriture » (Lc 10,7). Cependant, ce n'est pas un péché, mais une pratique de surérogation que d'assurer soi-même son entretien dans le ministère de la prédication, à l'exemple de S. Paul, pour ne rien coûter aux auditeurs de l'Évangile (1 Co 9,4 s.). Ou bien, avec d'autres Pères, on peut voir là des règles provisoires données

Page 305: Ia.-IIae (2)

aux Apôtres pour le temps que durerait leur mission de prédication en Judée avant la passion du Christ. Les disciples étaient encore, en effet, comme de petits enfants formés par le Christ, et il fallait que celui-ci leur donnât quelques instructions spéciales, comme font tous les supérieurs envers leurs sujets; d'autant plus qu'il devait les habituer peu à peu à abandonner toute préoccupation, temporelle, pour les rendre propres à prêcher l’Évangile par toute la terre. On comprend aisément qu'il leur ait fixé avec précision certaines règles de conduite, alors que le régime de la loi ancienne durait toujours et que la liberté parfaite de l'Esprit ne leur avait pas encore été accordée. Mais il abrogea ces règles à la veille de sa passion, jugeant alors qu'elles avaient suffisamment contribué à la formation des disciples. On lit (Lc 29,35 s.): "Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, quelque chose vous a-t-il manqué?" Ils répondirent: "Non." Il leur dit alors: "Maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, et de même un sac." Déjà en effet ils arrivaient au temps de la liberté parfaite, où ils seraient entièrement laissés à leur propre jugement pour tout ce qui n'est pas exigence essentielle de la vertu.

4. Si les préceptes judiciaires, de soi, se rattachent nécessairement à la vertu, c'est par leur caractère général de justice, et non par leurs dispositions précises. C'est pourquoi le Seigneur en a laissé la détermination à ceux qui ont la responsabilité d'autrui, au spirituel et au temporel. Toutefois on verra bientôt qu'il a fourni quelques éclaircissements sur les préceptes judiciaires de la loi ancienne, que les pharisiens comprenaient mal.

ARTICLE 3: La loi nouvelle éduque-t-elle bien les hommes pour leurs actes intérieurs?

Objections: 1. Le décalogue compte dix préceptes réglant les rapports de l'homme avec Dieu et avec le prochain. Or le Seigneur n'a apporté d'accomplissement qu'à trois d'entre eux, sur l'interdiction de l'homicide, de l'adultère et du parjure. On voit donc qu'il a donné à l’homme des règles incomplètes, en omettant l'accomplissement des autres préceptes. 1

2. Le Seigneur n'a pris dans l’Évangile aucune disposition touchant les préceptes judiciaires, sauf en ce qui concerne le divorce, la peine du talion et la vengeance contre les ennemis. Or on a vu plus haut qu'il y a dans la loi ancienne beaucoup d'autres préceptes judiciaires. Donc, en ce domaine, la vie humaine n'est pas suffisamment réglée.

3. Une autre lacune apparaît, à propos des préceptes cérémoniels que comportait aussi la loi ancienne, et au sujet desquels le Seigneur n'a rien prescrit.

4. Pour que l'âme soit dans de bonnes dispositions intérieures, aucune bonne oeuvre ne doit être faite en vue d'une fin temporelle. Or il y a toutes sortes de biens temporels autres que la bonne opinion des hommes, et quantité d'autres bonnes oeuvres que le jeûne, l'aumône et la prière. L'enseignement du Seigneur n'aurait pas dû enseigner à éviter la gloire humaine sur ces trois points, en ne disant rien d'autre sur les biens terrestres.

5. Il est naturel à l'homme de s'occuper de ce qui est indispensable à sa vie, et en cela les animaux agissent comme lui, selon l'Écriture (Pr 6,6 et 8): « Allez, paresseux, à la fourmi et considérez sa conduite. Elle fait sa provision pendant l'été et amasse pendant la saison de quoi se nourrir. » Mais tout précepte contraire à une inclination de nature est injuste, comme contraire à la loi naturelle. Il est donc choquant que le Seigneur ait interdit de se faire du souci pour la nourriture et le vêtement.

6. Aucun acte vertueux ne doit être interdit. Mais le jugement est un acte de la justice selon que « la justice se tourne en jugement » (Ps 94, 15). Il semble donc fâcheux que le Seigneur ait interdit de juger. On voit donc que, pour les actes intérieurs, l’homme ne trouve dans la loi nouvelle que des règles insuffisantes.

Page 306: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, « il faut remarquer, dit S. Augustin, qu'en disant: "Quiconque entend ces paroles que je dis", le Seigneur signifie que son discours renferme au complet tous les préceptes propres à ordonner la vie chrétienne ».

Réponse: Comme le montre le texte qui vient d'être cité, le discours prononcé par le Seigneur sur la montagne contient un enseignement complet de vie chrétienne. Les mouvements intérieurs de l'âme s'y trouvent parfaitement réglés. En effet, après avoir montré le but que constitue la béatitude et souligné la dignité des Apôtres appelés à promulguer la doctrine évangélique, il ordonne les mouvements intérieurs de l’homme d'abord envers lui-même, et ensuite par rapport au prochain.

D'abord, en ce qui concerne l'homme envers lui-même, deux mouvements intérieurs définissent ses activités: le vouloir qui porte sur ce qui est à faire, et l'intention qui porte sur la fin. Le Seigneur commence donc par régler la volonté de l’homme conformément aux divers préceptes de la loi, si bien qu'il s'abstienne non seulement des oeuvres extérieures qui sont objectivement mauvaises, mais même des fautes intérieures et des occasions de mal faire.

Ensuite il ordonne notre intention en nous apprenant à ne chercher, dans le bien que nous faisons, ni la gloire humaine ni, ce qui serait « amasser un trésor sur la terre », les richesses mondaines.

Après quoi il règle l'attitude intérieure de l'homme à l'égard du prochain: que nous évitions de le juger témérairement, injustement ou présomptueusement, sans toutefois nous relâcher à son endroit au point de confier les choses saintes à ceux qui en seraient indignes.

Enfin il enseigne la manière de mettre en pratique les leçons de l'Évangile: en implorant le secours divin; en faisant effort pour entrer par la porte étroite de la vertu parfaite; en se tenant en garde contre les corruptions des séducteurs. Il enseigne encore qu'il ne suffit pas de confesser la foi, de faire des miracles, ni d'écouter seulement, mais que la mise en pratique de ses commandements est indispensable à la vertu.

Solutions: 1. Le Seigneur a apporté des compléments aux préceptes de la loi qui étaient mal compris par les scribes et les pharisiens. C'était le cas surtout de trois préceptes du Décalogue. La prohibition de l'adultère et de l'homicide, à leur avis, ne concernait que l'acte extérieur, à l'exclusion du désir intérieur. Et s'ils adoptaient cette interprétation pour l'homicide et l'adultère plutôt que pour le vol et le faux témoignage, c'est parce que le mouvement de colère qui mène à l'homicide et le mouvement de convoitise qui mène à l'adultère semblent jaillir en nous d'une source naturelle, ce qui n'est pas vrai du désir de jurer ou de porter un faux témoignage. - Quant au parjure, ils le considéraient bien comme un péché, mais leur tort était de croire que le serment est chose bonne en soi et qu'il faut y recourir souvent parce qu'il contribue à honorer Dieu. C'est pourquoi le Seigneur a montré que ce n'est pas un bien qu'on doive rechercher, mais qu'il vaut mieux s'exprimer sans serment, à moins d'y être contraint par nécessité.

2. Au sujet des préceptes judiciaires, les scribes et les pharisiens commettaient une double erreur. D'abord ils retenaient comme un droit absolu certaines tolérances admises par la loi mosaïque, c'est-à-dire la répudiation de l'épouse, et la stipulation d'intérêts aux dépens de l'emprunteur étranger. Le Seigneur a donc interdit la répudiation (Mt 5,32) et la perception d'intérêts: « Prêtez sans rien attendre en retour » (Lc 6,35).

Leur seconde erreur touchait certaines pratiques que la loi avait établies en vue de la justice, et qui devaient être, selon eux, accomplies par désir de vengeance, par convoitise des biens temporels ou par haine des ennemis. Cela concerne trois préceptes. Le précepte relatif à la peine du talion, qui avait été porté pour sauvegarder la justice et non pour assouvir la vengeance, autorisait à leurs yeux les désirs de vengeance. Pour écarter cette erreur, le Seigneur enseigne donc que l'on doit avoir au coeur de telles dispositions que l'on soit prêt, si c'est nécessaire, à subir de nouvelles injustices. - Ils se

Page 307: Ia.-IIae (2)

figuraient que les mouvements de cupidité sont licites, parce que certains préceptes judiciaires exigeaient plus que la simple restitution de la chose volée, comme on l'a vu précédemment i. Le législateur entendait par là faire respecter la justice, nullement donner carrière à la cupidité. En conséquence, l'enseignement du Seigneur est de ne pas revendiquer notre dû par cupidité, mais d'être prêt, s'il le faut, à donner encore davantage. - La haine est permise, pensaient-ils, à cause des préceptes de la loi sur le massacre des ennemis; mais dans cette décision, on le sait, la loi avait pour but de satisfaire à la justice, non d'assouvir les haines. Aussi le Seigneur nous enseigne-t-il qu'il faut aimer nos ennemis et être même disposés, en cas de besoin, à leur faire du bien. C'est ainsi, selon S. Augustin, dans le sens d'une disposition du coeur, que l'on doit comprendre les préceptes dont nous venons de parler.

3. Les préceptes moraux devaient subsister intégralement sous la loi nouvelle, parce qu'ils sont absolument liés à la raison de vertu. Quant aux préceptes judiciaires, ils ne devaient pas nécessairement subsister selon leurs modalités déterminées par la loi, mais sous telles ou telles modalités dont la détermination était laissée au libre choix des hommes. On comprend donc que le Seigneur nous ait donné des ordres touchant ces deux catégories de préceptes. Au contraire, les préceptes cérémoniels n'avaient plus du tout à être observés, une fois accomplis dans leur réalité; aussi le Seigneur n'a-t-il rien déterminé à leur sujet dans cet exposé général de sa doctrine. Toutefois, il a expliqué ailleurs que tout le culte corporel défini dans la loi devait être transformé en un culte spirituel: « L'heure vient où vous n'adorerez plus le Père sur cette montagne-ci ni à Jérusalem, mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité » (Jn 4,21 et 23).

4. Honneurs, richesses, plaisirs, voilà selon S. Jean le résumé de tous les biens terrestres: « Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie » (1 Jn 3,18), c'est-à-dire délices charnelles, richesses, et poursuite de la gloire et des honneurs. Or la loi n'a pas permis, mais bien plutôt condamné l'excès des plaisirs charnels. Elle a promis de grands honneurs et des richesses abondantes, comme le montrent deux passages du Deutéronome (28,1 et 11): « Si tu écoutes la voix du Seigneur ton Dieu, il te mettra plus haut que toutes les nations », voilà pour les honneurs. Et plus loin, pour les richesses « Il te comblera de tous les biens. » Mais les juifs interprétaient grossièrement ces promesses, comme si elles étaient le motif pour lequel on dût servir Dieu. Aussi le Seigneur, pour exclure cette erreur, enseigna-t-il en premier lieu qu'on ne doit pas pratiquer la vertu en vue de la gloire humaine. S'il mentionne trois oeuvres explicitement, c'est qu'elles résument toutes les autres, car tout ce qu'on fait pour maîtriser ses convoitises se ramène au jeûne; pour aimer le prochain, à l'aumône; pour rendre un culte à Dieu, à la prière. Le Seigneur présente ces trois activités en particulier à cause de leur importance, et parce qu'on est particulièrement exposé à s'en glorifier. Le second enseignement du Seigneur est que nous ne devons pas placer notre fin dans les richesses: « N'amassez pas de trésors sur la terre » (Mt 6,19).

5. Le Seigneur n'a pas condamné la sollicitude nécessaire, mais un souci excessif. Or, il y a quatre excès à éviter dans le souci des biens temporels. 1° Nous ne mettrons pas en eux notre fin, et nous ne servirons pas Dieu en vue d'avoir le vivre et le vêtement: « N'amassez pas de trésors, etc. » 2° Nous ne nous inquiéterons jamais du temporel sans compter sur le secours divin: « Votre Père sait bien que vous avez besoin de tout cela » (Mt 6,32). - 3° La sollicitude ne doit pas être présomptueuse, comme chez celui qui se flatte d'obtenir le nécessaire par sa propre industrie et sans l'aide de Dieu, ce que le Seigneur condamne en observant que « nul ne peut ajouter à sa taille » (Mt 6,27). - 4° On a tort de se préoccuper avant l'heure, autrement dit de s'inquiéter maintenant de ce qui n'est pas le souci du moment présent, mais celui de l'avenir; et à cet égard il est écrit: « Ne soyez pas inquiets pour le lendemain » (Mt 6,34).

6. Le Seigneur n'interdit pas les jugements de justice; autrement les réalités sacrées ne pourraient pas être soustraites aux indignes. Il interdit le jugement déréglé, nous venons de le dire.

Page 308: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 4: La loi nouvelle a-t-elle raison d'ajouter des conseils à ses préceptes?

Objections: 1. Nous avons vu, dans l'étude du conseil, qu'on ne doit conseiller que ce qu'il est avantageux de faire en vue de la fin. Comme ce qui est avantageux pour les uns ne l'est pas pour les autres, on ne doit pas proposer à tous des conseils déterminés.

2. L'objet du conseil c'est le bien meilleur, dont les degrés ne sont pas déterminés. Il n'y a donc pas à donner des conseils déterminés.

3. Les conseils sont liés à la vie parfaite. Or l'obéissance est un élément de la perfection. Il est donc fâcheux qu'elle ne soit l'objet d'aucun conseil dans l'Évangile.

4. Parmi les conditions de la vie parfaite, il en est beaucoup qui figurent au nombre des préceptes, par exemple le commandement: « Aimez vos ennemis » (Mt 5,44), et aussi les préceptes donnés aux Apôtres par le Seigneur dans les circonstances que rapporte le chapitre 20 de S. Matthieu. Par conséquent la doctrine des conseils dans la loi nouvelle n'est pas au point: elle ne mentionne pas tous les conseils, et elle les distingue mal des préceptes.

En sens contraire, les conseils d'un ami plein de sagesse comportent beaucoup d'avantage: « L'huile et les parfums mettent le coeur en joie, et les bons conseils d'un ami sont un baume pour l'âme » (Pr 27,9). Or le Christ est par excellence le sage et l'ami, et donc ses conseils sont parfaitement avantageux et appropriés.

Réponse: Entre le précepte et le conseil il y a cette différence que le précepte s'impose avec nécessité, tandis que le conseil est laissé au libre choix de celui à qui il est donné. Aussi convient-il que la loi nouvelle, loi de liberté, à la différence de la loi ancienne qui était une loi de servitude, ait fait une place aux conseils, en plus des préceptes. Il faut donc comprendre que les préceptes, dans la loi nouvelle, portent sur ce qui est indispensable pour parvenir au but, à l'éternité bienheureuse, où la loi nouvelle introduit directement. Et il faut qu'il y ait des conseils sur les dispositions qui permettent d'atteindre cette fin dans les meilleures conditions et avec plus de facilité.

Or l'homme se trouve situé entre les réalités de ce monde et les biens spirituels qui constituent la béatitude éternelle, de telle sorte que plus il penche d'un côté plus il s'éloigne de l'autre, et inversement. S'enfoncer totalement dans les réalités terrestres, au point d'y fixer sa fin, d'en faire la raison et la règle de ses actions, c'est déchoir totalement des biens spirituels; un tel désordre est exclu par les préceptes. Cependant le renoncement total au monde n'est pas indispensable pour atteindre la fin en question, car on peut parvenir à la béatitude éternelle tout en usant des biens terrestres, pourvu qu'on n'en fasse pas sa fin. Mais on y parviendra avec plus de facilité si l'on renonce totalement aux biens de ce monde, et c'est pourquoi l'Évangile donne des conseils en ce sens.

Or les biens de ce monde, relatifs à la pratique de la vie humaine, se ramènent à trois: les richesses extérieures, les délices charnelles et les honneurs, respectivement liés à la convoitise des yeux, à la convoitise de la chair et à l'orgueil de la vie, que dénonce S. Jean (1 Jn 2,16). Les conseils évangéliques comportent le renoncement total, autant qu'il est possible, à ces trois biens. Sur ce triple renoncement se fonde aussi toute vie religieuse, par où l'on s'engage dans l'état de perfection, car on renonce aux richesses par la pauvreté, aux plaisirs de la chair par la chasteté perpétuelle, à l'orgueil de la vie par la servitude de l'obéissance.

Observer tout cela sans réserve, c'est la voie pure et simple des conseils. En pratiquer l'un ou l'autre, dans tel cas particulier, c'est le conseil au sens restreint, dans les limites du cas en question. Par exemple, si l'on fait à un pauvre une aumône sans y être tenu, on pratique le conseil en ce qui concerne cet acte-là. De même, s'abstenir des plaisirs charnels pendant un certain temps en vue de vaquer à la prière, c'est suivre le conseil pour ce laps de temps. De même encore, si quelqu'un renonce

Page 309: Ia.-IIae (2)

à agir à son gré quand cela lui serait permis, par exemple en faisant du bien à ses ennemis sans y être tenu, en pardonnant une offense dont il aurait le droit de demander réparation, cet homme pratique le conseil sur ce point. Et ainsi, en définitive, tous les conseils au sens restreint se rattachent à ces trois-là, qui sont généraux et parfaits.

Solutions: 1. Les conseils dont nous parlons, par eux-mêmes, sont avantageux à tout le monde; s'il se trouve qu'ils ne sont pas avantageux à certains, c'est parce qu'il y a des gens mal disposés qui n'ont pas au coeur l'inclination voulue. C'est pourquoi, quand le Seigneur propose les conseils évangéliques, il mentionne régulièrement, de la part du sujet, une disposition à les pratiquer. Ainsi, pour le conseil de pauvreté perpétuelle (Mt 19,21) il dit d'abord: « Si tu veux être parfait », puis il ajoute: « Va et vends tout ce que tu possèdes. » De même, quand il donne ce conseil de chasteté perpétuelle: « Il y a des eunuques qui se sont rendus tels à cause du royaume de Dieu », il ajoute tout de suite: « Que celui qui peut comprendre, comprenne » (Mt 19,12). S. Paul dit aussi, après avoir conseillé la virginité: « je dis cela dans votre intérêt, non pour vous tendre un piège » (1 Co 2,35).

2. Le détail des biens meilleurs pris un par un est indéterminé. Mais les biens qui sont meilleurs sans réserve ni condition, pris dans toute leur extension, sont déterminés, et c'est à eux que se ramènent tous ces éléments particuliers, comme on vient de l'expliquer.

3. On admet que le Seigneur a donné aussi le conseil d'obéissance lorsqu'il a dit: « Et qu'il me suive. » Le suivre, en effet, c'est l'imiter, mais c'est aussi obéir à ses commandements, dans le sens où il disait: « Mes brebis entendent ma voix et elles me suivent » (Jn 10,27).

4. Quant aux recommandations du Seigneur rapportées en Mt 5 et en Lc 6, touchant entre autres choses l'amour des ennemis, elles sont nécessaires au salut, si on les entend de cette disposition du coeur qui rend prêt, du moment que la nécessité l'exige, à faire du bien à son ennemi ou à accomplir d'autres oeuvres du même genre.

On comprend donc que cela figure parmi les préceptes. Mais agir ainsi volontiers, quand aucune nécessité spéciale ne se présente, cela relève des conseils particuliers au sens que nous venons d'expliquer. - Quant aux recommandations rapportées en Mt (10) et en Luc (9 et 10), nous y avons reconnu des règles éducatives valables pour cette période, ou encore des concessions. Elles ne sont donc pas présentées comme des conseils.

LE PRINCIPE EXTÉRIEUR DES ACTES HUMAINS QUI EST LA GRACE

Nous avons maintenant à considérer Dieu comme principe extérieur des actes humains, en tant précisément qu'il nous aide par la grâce à bien agir. Nous étudierons d'abord la grâce de Dieu (Q. 109-111); puis sa cause (Q. 112); enfin ses effets (Q. 113-114).

Sur le premier point, trois parties: I. La nécessité de la grâce (Q. 109) - II. La grâce elle-même dans son essence (Q. 110). - III. Les diverses sortes de grâce (Q. 111).

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 109: LA NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE

1. L'homme peut-il, sans la grâce, connaître quelque chose de vrai? - 2. Peut-il, sans la grâce de Dieu, faire et vouloir quelque chose de bien? - 3. Aimer Dieu par-dessus tout? - 4. Observer les préceptes de la loi? - 5. Mériter la vie éternelle? - 6. Se préparer à la grâce? - 7. Se relever du péché?

Page 310: Ia.-IIae (2)

- 8. Éviter le péché? - 9. L'homme qui possède la grâce peut-il, sans un autre secours divin, faire le bien et éviter le péché? - 10. Peut-il, par lui-même, persévérer dans le bien?

ARTICLE 1: L'homme peut-il sans la grâce, connaître quelque chose de vrai?

Objections: 1. Il ne semble pas, car à propos de S. Paul (1 Co12,3): « Nul ne peut dire: "Jésus est Seigneur", que sous l'action de l'Esprit Saint », nous lisons dans la Glose ambrosienne: « Tout ce qui est vrai, dit par quiconque, vient de l'Esprit Saint. » Or le Saint-Esprit habite en nous par la grâce. Donc, sans la grâce, nous ne pouvons connaître la vérité.

2. S. Augustin écrit: « Les certitudes les plus grandes des sciences sont comparables à ces objets que le soleil éclaire pour qu'on puisse les voir; seulement, dans ce cas, c'est Dieu qui donne la lumière; la raison, pour l'esprit, est comme le regard pour l'œil; et les yeux de l'esprit, ce sont les sens de l'âme. » Or le sens corporel, si pur qu'il soit, ne peut voir un objet si celui-ci n'est éclairé par le soleil. De même l'esprit humain, si parfait qu'il soit, ne peut, par ses raisonnements, connaître la vérité sans l'illumination divine; et cette illumination relève du secours de la grâce.

3. L'esprit humain ne peut atteindre la vérité qu'en réfléchissant: c'est l'avis de S. Augustin. Or l'Apôtre écrit (2 Co3,5): « De nous-mêmes nous ne pouvons penser quelque chose qui vienne vraiment de nous. » L'homme ne peut donc, par lui-même, connaître la vérité sans le secours de la grâce.

En sens contraire, S. Augustin écrit: « je n'approuve pas ce que j'ai dit dans cette prière: "O Dieu qui as voulu qu'il n'y ait que les purs à connaître la vérité..." On peut objecter en effet que beaucoup ne sont pas purs qui connaissent nombre de choses vraies. » Or c'est par la grâce que l'homme acquiert la pureté, selon cette parole du Psaume (51,12): « Crée en moi un coeur pur, ô Dieu; restaure en ma poitrine un esprit droit. » L'homme peut donc, sans la grâce et par lui-même, parvenir à la vérité.

Réponse: Connaître la vérité, c'est faire usage de la lumière intellectuelle ou la mettre en exercice, car selon l'Apôtre (Ep 5,13): « Tout ce qui est manifesté est lumière. » Or toute activité comporte un certain mouvement; entendons ici le mouvement au sens large selon lequel on dit, avec le Philosophe . que les actes d'intellection et de vouloir sont des mouvements. Par ailleurs nous constatons que le mouvement, dans les êtres corporels, ne requiert pas seulement la forme qui est principe de mouvement et d'action, mais aussi l'impulsion d'un premier moteur. Le premier moteur, dans l'ordre physique, c'est le corps céleste; c'est pourquoi, si parfaite que soit la chaleur du feu, elle ne causerait aucune altération sans la motion du corps céleste.

Or, de même que tous les mouvements corporels se ramènent à celui du corps céleste comme à leur premier moteur matériel, ainsi, à l'évidence, tous les mouvements, tant corporels que spirituels, se ramènent au premier moteur qui est Dieu. Et donc, si parfaite qu'on suppose une nature, corporelle ou spirituelle, elle ne peut passer à l'action sans être mue par Dieu. Laquelle motion, cependant, dépend d'une disposition de la providence divine, non d'une nécessité de nature comme la motion du corps céleste.

Bien plus, ce n'est pas seulement toute motion qui vient de Dieu comme du premier moteur, mais toute perfection formelle relève de lui comme de l'Acte premier. Ainsi donc, l'action de l'intelligence et de tout être créé dépend de Dieu à deux points de vue: d'abord parce que toute créature tient de lui la forme par laquelle elle agit; ensuite parce qu'elle est mue par lui à agir.

Or toute forme, imprimée par Dieu aux choses créées, n'a d'efficacité que par rapport à une activité déterminée qui lui est propre, et au-delà de laquelle elle ne peut agir que si une autre forme lui est

Page 311: Ia.-IIae (2)

surajoutée; ainsi l'eau ne peut chauffer que si elle a été elle-même chauffée par le feu. De même, l'intelligence humaine possède une forme, à savoir la lumière intelligible, qui de soi est suffisante à lui faire connaître certains objets intelligibles; ce sont ceux que nous pouvons connaître à partir des choses sensibles. Mais il est d'autres objets intelligibles plus élevés, que l'intelligence ne peut connaître si elle n'est perfectionnée par une lumière plus puissante, comme la lumière de foi ou de prophétie. Cette lumière, on l'appelle lumière de grâce, parce qu'elle est surajoutée à la nature.

Ainsi donc il faut dire que, pour la connaissance de n'importe quelle vérité, l'homme a besoin du secours divin, en ce sens que son intelligence doit être mue à son acte par Dieu. Mais il n'a pas besoin dans tous les cas, pour connaître la vérité, d'une nouvelle illumination surajoutée à l'illumination naturelle; c'est seulement dans les cas qui dépassent la connaissance naturelle, que ce besoin existe. Pourtant quelquefois, par sa grâce, Dieu instruit miraculeusement certains hommes sur des choses que la raison naturelle peut connaître, de même que parfois Dieu produit miraculeusement certains effets que la nature peut réaliser.

Solutions: 1. Toute vérité, quel que soit celui qui l'exprime, vient de l'Esprit Saint comme source de la lumière naturelle et comme exerçant sur l'esprit de l'homme une motion pour saisir et dire le vrai. Non comme habitant en lui par la grâce sanctifiante ou comme le gratifiant de quelque don habituel surajouté à la nature: cela ne se rencontre que pour certaines vérités à connaître et à dire, spécialement dans ce qui a rapport à la foi; c'est précisément de cela que parlait l'Apôtre.

2. Le soleil corporel illumine au-dehors, mais le soleil intelligible qu'est Dieu illumine au-dedans. De là vient que la lumière naturelle innée dans l'âme est elle-même une illumination de Dieu par laquelle il nous éclaire pour connaître les objets qui appartiennent à la connaissance naturelle. Pour cela, aucune autre illumination n'est requise, mais seulement pour les objets qui dépassent la connaissance naturelle.

3. Nous avons toujours besoin du secours divin pour penser quoi que ce soit, car Dieu meut l'intelligence à agir, et la pensée, c'est précisément l'intelligence en acte, comme le montre S. Augustin.

ARTICLE 2: L'homme peut-il sans la grâce de Dieu, vouloir et faire quelque chose de bien?

Objections: 1. Ce dont l’homme est maître se trouve évidemment en son pouvoir. Mais il est maître de ses actes, et surtout de son vouloir. Il peut donc, par lui-même et sans le secours de la grâce, vouloir et faire le bien.

2. Tout être a pouvoir sur ce qui est conforme à sa nature plus que sur ce qui ne lui est pas naturel. Mais le péché, au dire du Damascène est contre nature, tandis que l'oeuvre vertueuse correspond à la nature de l'homme, ainsi que nous l'avons dit. Donc, puisque l'homme, par lui-même, peut pécher, à plus forte raison peut-il, par lui-même, vouloir et faire le bien.

3. Le bien de l'intelligence, c'est le vrai, selon Aristote. Mais l'intelligence peut connaître le vrai par elle-même, car tout être a par lui-même le pouvoir d'accomplir son opération naturelle. Donc, à plus forte raison, l'homme pourra, par lui-même, faire et vouloir le bien.

En sens contraire, d'après l'Apôtre (Rm 9,16): « Il ne dépend pas de celui qui veut, de vouloir, ni de celui qui court, de courir; mais de Dieu qui fait miséricorde. » Et S. Augustin écrit: « Sans la grâce, que ce soit en pensée, en vouloir, en amour ou en action, les hommes ne font absolument aucun bien. »

Page 312: Ia.-IIae (2)

Réponse: La nature de l'homme peut être considérée à un double point de vue; soit dans son intégrité, telle qu'elle fut en notre premier père avant le péché, soit dans sa corruption, telle qu'elle se trouve en nous après le péché d'Adam. bans ces deux états, la nature humaine a besoin pour faire ou vouloir un bien quelconque, du secours divin pour être mise en mouvement, Dieu étant le premier moteur, comme nous l'avons dit. Mais, dans l'état de nature intègre, pour ce qui est de la forme dont procède l'opération, elle suffisait à rendre l'homme capable, par ses seules forces naturelles, de vouloir et de faire le bien proportionné à sa nature, auquel est ordonnée la vertu acquise; mais non le bien qui dépasse la nature, auquel est ordonnée la vertu infuse. Au contraire, dans l'état de nature corrompue, l'homme est impuissant, même en ce qui regarde sa nature, et il ne peut, par ses seules forces naturelles, accomplir tout le bien qui lui est proportionné. Néanmoins, parce que le péché ne corrompt pas entièrement la nature humaine et ne lui enlève pas tout son bien, il reste que l'homme, dans cet état, peut, par sa vertu naturelle, réaliser quelque bien particulier comme bâtir des maisons, planter des vignes, etc. Mais il ne peut accomplir tout le bien qui lui est connaturel, sans y manquer en rien. Ainsi un malade peut bien faire quelques mouvements, mais il ne peut, sans le secours de la médecine, se mouvoir comme un homme en parfaite santé.

Ainsi donc, dans l'état de nature intègre, l’homme a besoin d'une vertu surajoutée à la vertu naturelle uniquement pour accomplir et vouloir le bien surnaturel. Mais, dans l'état de nature corrompue, il en a besoin à un double titre: d'abord pour être guéri; ensuite pour accomplir le bien surnaturel, lequel est le bien méritoire. En outre, dans l'un comme dans l'autre état, l'homme a besoin du secours divin pour être mû à bien agir.

Solutions: 1. L'homme est maître de ses actes; il peut vouloir et ne pas vouloir du fait de la délibération rationnelle, laquelle est susceptible de se porter dans un sens ou dans un autre. Mais s'il décide en toute maîtrise de délibérer ou de ne pas délibérer, ce ne peut être que par une délibération antécédente. Et comme on ne peut, de délibération en délibération, remonter à l'infini, il faut bien en venir finalement à un principe extérieur qui meut le libre arbitre de l'homme; ce principe; supérieur à l'esprit humain, c'est Dieu, comme le prouve Aristote. C'est pourquoi l'esprit d'un homme sain n'a pas une telle maîtrise sur son acte qu'il n'ait besoin d'être mû par Dieu. A plus forte raison en est-il ainsi du libre arbitre de l'homme devenu infirme après le péché, car il est empêché d'accomplir le bien du fait de la corruption de la nature.

2. Pécher n'est pas autre chose que manquer au bien qui convient à la nature de chacun. Or, de même que la créature n'existe que par un autre et que, considérée en elle-même, elle est néant, de même a-t-elle besoin d'être conservée par un autre dans le bien qui convient à sa nature. Par elle-même en effet elle peut se dérober au bien, tout comme elle peut retourner au néant si elle n'est conservée par Dieu.

3. Même le vrai, l'homme ne peut le connaître sans le secours divin, nous l'avons dit plus haut. Pourtant, la nature humaine est davantage corrompue par le péché sous le rapport de l'appétit du bien que sous le rapport de la connaissance du vrai.

ARTICLE 3: L'homme peut-il sans la grâce, aimer Dieu par-dessus toutes choses?

Objections: 1. Il ne semble pas. Aimer Dieu par-dessus toutes choses, c'est en effet l'acte propre et principal de la charité. Or l'homme, par lui-même, ne peut posséder la charité, car l'épître aux Romains (5,5) écrit: « La charité de Dieu a été diffusée dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. » L'homme ne peut donc par ses seules forces naturelles aimer Dieu par-dessus tout.

2. Aucune nature ne peut se surpasser elle-même. Or, aimer quelque chose plus que soi, c'est se porter vers quelque chose qui est au-dessus de soi. Aucune nature créée ne peut donc, sans le secours de la grâce, aimer Dieu plus qu'elle-même.

Page 313: Ia.-IIae (2)

3. On doit à Dieu, souverain Bien, un amour suprême qui consiste à l'aimer plus que tout. Mais l’homme ne peut, sans la grâce, donner à Dieu cet amour suprême qui lui est dû: autrement la grâce n'aurait plus de raison d'être. Donc l'homme ne peut sans la grâce, avec ses seules forces naturelles aimer Dieu plus que tout.

En sens contraire, selon l'opinion de certains, le premier homme fut créé avec les seuls dons naturels. Or, dans cet état, il est évident que l'homme aurait aimé Dieu de quelque façon. Mais il ne pouvait l'aimer d'un amour moindre, ou simplement égal à l'amour qu'il se portait à lui-même, car, dans ce cas, il aurait commis un péché. Il fallait donc qu'il aimât Dieu plus que lui-même. Et donc il pouvait, par ses seules forces naturelles, aimer Dieu plus que lui-même et par-dessus tout.

Réponse: Nous l'avons dit dans la première Partie quand nous avons rapporté les diverses opinions sur l'amour naturel des anges: l'homme, dans l'état de nature intègre, pouvait accomplir le bien qui lui est connaturel sans le complément d'un don gratuit, quoi que non sans le secours de la motion divine. Or, aimer Dieu par-dessus tout est connaturel à l'homme, et aussi bien à toute créature, non seulement rationnelle mais irrationnelle, et même inanimée, selon le mode d'aimer qui convient à chaque créature. La raison en est qu'il est naturel à chaque être de désirer et d'aimer quelque chose conformément à son aptitude innée; Aristote écrit que « toute chose agit selon sa disposition naturelle ».

Or, il est manifeste que le bien de la partie est pour le bien du tout. D'où il suit que chaque être particulier aime, d'un appétit ou amour naturel, son bien propre en vue du bien commun de tout l'univers, qui est Dieu. Et c'est pourquoi Denys peut écrire: « Dieu fait converger toutes choses vers l'amour de lui-même. » Dès lors l’homme, dans l'état de nature intègre, référait l'amour de soi à l'amour de Dieu comme à sa fin, et il en était de même de son amour pour toutes les autres choses. Ainsi aimait-il Dieu plus que lui-même et par-dessus tout.

Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme en est incapable, car l'appétit de sa volonté rationnelle, en raison de la corruption de la nature, poursuit son bien privé, s'il n'est guéâce de Dieu.

Il faut donc conclure que l’homme, dans l'état de nature intègre, n'avait pas besoin, pour aimer Dieu naturellement par-dessus tout, du don d'une grâce surajoutée aux dons naturels, bien qu'il lui fallût à cet effet le secours de Dieu, premier moteur. Mais, dans l'état de nature corrompue, l’homme a besoin du secours de la grâce qui vient guérir la nature.

Solutions: 1. La charité aime Dieu par-dessus tout d'une façon plus éminente que la nature. La nature en effet aime Dieu plus que tout le reste en tant qu'il est principe et fin du bien naturel; la charité aime Dieu en tant qu'il est l'objet de la béatitude, et que l'homme se trouve établi de quelque façon en société spirituelle avec Dieu. En outre la charité est supérieure à la dilection naturelle de Dieu, en ce qu'elle comporte une certaine promptitude et délectation, comme il arrive pour tout habitua vertueux, si on le compare à l'acte bon issu de la simple raison naturelle dépourvue d'habitus.

2. Quand on dit qu'aucune nature ne peut se dépasser elle-même, cela ne signifie pas qu'elle ne puisse se porter vers un objet qui lui est supérieur; il est manifeste en effet que notre intelligence peut atteindre, par sa connaissance naturelle, certaines choses qui sont au-dessus d'elle, comme c'est évident pour la connaissance naturelle de Dieu. Mais cela signifie que notre nature ne peut produire un acte qui dépasse les limites de sa puissance; or tel n'est pas l'acte qui consiste à aimer Dieu par-dessus tout, puisque cet acte, nous venons de le dire, est naturel à toute créature.

3. L'amour est dit suprême non seulement en fonction de la suprématie de l'objet aimé, mais aussi en fonction de la raison et de la manière de l'aimer. Sous cet aspect le suprême degré de l'amour est celui dont Dieu est aimé comme celui qui est lui-même notre béatitude7. Nous l'avons montré.

Page 314: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 4: L'homme peut-il sans la grâce, observer les préceptes de la loi?

Objections: 1. S. Paul écrit aux Romains (2,14): « Les païens qui n'ont pas de loi accomplissent naturellement les prescriptions de la loi. » Or ce que l'homme accomplit naturellement, il peut le faire par lui-même et sans la grâce. Tel est donc le cas pour les préceptes de la loi.

2. S. Jérôme écrit: « Ils sont dignes de malédiction, ceux qui prétendent que Dieu a prescrit des choses impossibles à l'homme. » Mais est impossible à l'homme ce qu'il ne peut accomplir par lui-même. Donc l'homme peut, par lui-même, accomplir tous les préceptes de la loi.

3. Le plus grand de tous les préceptes de la loi, comme on le voit en S. Matthieu, est celui-ci: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. » Mais, on l'a prouvé plus haut, l'homme, par ses seules forces naturelles, peut accomplir ce précepte en aimant Dieu par-dessus tout. Il peut donc aussi, sans la grâce, observer tous les préceptes de la loi.

En sens contraire, S. Augustin enseigne qu'il appartient à l'hérésie pélagienne « de croire que l'homme puisse, sans la grâce, observer tous les commandements divins ».

Réponse: On peut accomplir les préceptes de la loi d'une double manière. D'abord en ce qui regarde la substance même de l’oeuvre: par exemple s'il s'agit pour l'homme d'accomplir des oeuvres de justice, de force ou de toute autre vertu. Sous ce rapport, l'homme, dans l'état de nature intègre, peut accomplir tous les préceptes de la loi. S'il n'en était pas ainsi, il n'aurait pas pu ne pas pécher, étant donné que le péché n'est autre chose que la transgression des préceptes divins. Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme ne peut observer tous les préceptes divins sans la grâce qui vient guérir la nature.

Au second point de vue, on peut observer les préceptes de la loi non seulement en ce qui regarde la substance même de l’oeuvre, mais aussi quant à la manière de les accomplir, c'est-à-dire par charité. Sous ce rapport, que ce soit dans l'état de nature intègre ou de nature corrompue, l'homme est incapable, sans la grâce, d'observer les préceptes de la loi. Aussi S. Augustin, après avoir affirmé que « sans la grâce, les hommes ne font absolument aucun bien », ajoute-t-il: « Non seulement quand il s'agit pour eux, sous la lumière de la grâce, de savoir ce qu'il y a à faire, mais aussi quand il s'agit, avec son aide, d'accomplir avec amour le précepte qu'ils connaissent. »

Ajoutons que, dans les deux cas, l'homme a toujours besoin du secours de Dieu qui le meut à accomplir les préceptes, nous l'avons déjà dit.

Solutions: 1. « Que l'on ne s'émeuve pas, écrit S. Augustin de voir l'Apôtre affirmer que les païens observent naturellement les préceptes de la loi: c'est l'Esprit de grâce en effet qui instaure en nous l'image de Dieu selon laquelle notre nature a été créée. »

2. Ce que nous ne pouvons faire qu'avec le secours divin ne nous est pas tout à fait impossible, car, dit le Philosophe: « Ce que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons de quelque façon par nous-mêmes. » C'est pourquoi S. Jérôme, au passage cité plus haut, reconnaît que « la liberté de notre vouloir n'empêche pas que nous avons toujours besoin du secours de Dieu ».

3. Le précepte de l'amour de Dieu, l'homme ne peut pas l'accomplir par ses seules forces naturelles de la manière dont il est accompli par la charité, comme il ressort de ce qui précède.

ARTICLE 5: Sans la grâce, l'homme peut-il mériter la vie éternelle?

Page 315: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Le Seigneur dit en S. Matthieu (19,17): « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements. » Il semble donc que l'entrée dans la vie éternelle dépend de la volonté de l'homme. Or ce qui dépend de notre volonté, nous pouvons l'accomplir par nous-mêmes. Dès lors il apparaît que l'homme peut, par lui-même, mériter la vie éternelle.

2. La vie éternelle est la récompense donnée par Dieu aux hommes, d'après cette parole en S. Matthieu (5, 12): « Votre récompense est grande dans les cieux. » Mais Dieu accorde cette récompense à l'homme en proportion de ses oeuvres, selon cette parole du Psaume (62,13): « Tu rendras à chacun selon ses oeuvres. » L'homme étant maître de ses actes, il semble donc qu'il a été mis en son pouvoir de parvenir à la vie éternelle.

3. La vie éternelle est la fin ultime de toute vie humaine. Or, dans la nature, toute chose peut, par ses propres forces, atteindre sa fin. A plus forte raison l'homme, qui est d'une nature supérieure, peut-il de lui-même, sans aucune grâce, parvenir à la vie éternelle.

En sens contraire, l'Apôtre écrit aux Romains (6,23): « La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle. » Et s'il parle ainsi, c'est, dit la Glose, « pour nous faire comprendre que Dieu nous conduit à la vie éternelle par sa miséricorde ».

Réponse: Les actes qui conduisent à la fin doivent lui être proportionnés. Or un acte n'excède jamais le pouvoir auquel est proportionné le principe dont il procède. C'est pourquoi nous voyons dans la nature qu'aucune cause ne peut par son opération produire un effet qui dépasse son pouvoir réalisateur, ne pouvant produire par son opération qu'un effet proportionné à son efficacité. Or, la vie éternelle est une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine, nous l'avons montré. C'est pourquoi l'homme ne peut, par ses seules forces naturelles, produire des oeuvres méritoires qui soient proportionnées à la vie éternelle; il lui faut nécessairement pour cela une efficacité supérieure, qui est celle de la grâce. L'homme ne peut donc, sans la grâce, mériter la vie éternelle. Ce qu'il peut faire, ce sont des oeuvres qui lui permettront d'atteindre quelque bien qui lui soit connaturel: ainsi il peut « cultiver son champ, boire, manger, avoir un ami » etc., dit S. Augustin dans sa troisième réponse contre les pélagiens.

Solutions: 1. L'homme, par sa volonté, fait des oeuvres méritoires de la vie éternelle. Mais, comme le dit encore S. Augustin, il faut, pour cela, que sa volonté soit préparée par la grâce de Dieu .

2. A propos du texte de S. Paul (Rm 6,23) « La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle », nous lisons dans la Glose: « Certes, la vie éternelle est accordée aux bonnes oeuvres, mais ces oeuvres elles-mêmes relèvent de la grâce de Dieu. » Nous l'avons dit nous-mêmes plus haut a: pour observer les préceptes de la loi selon le mode requis qui rend méritoire leur observation, il faut la grâce.

3. La troisième objection fait état de la fin qui est connaturelle à l'homme. Mais la nature humaine, du fait qu'elle est plus noble que les autres, peut être conduite à une fin encore plus haute, du moins avec le secours de la grâce, fin que les natures inférieures ne peuvent d'aucune façon atteindre. Ainsi, comme le remarque Aristote, l'homme qui peut guérir grâce à certains remèdes, est en meilleure disposition, pour ce qui est de la santé, que celui qui est rebelle à toute médication.

ARTICLE 6: L'homme peut-il sans la grâce, se préparer à la grâce?

Objections: 1. Rien d'impossible n'est prescrit à l’homme, on l'a dit plus haut. Mais nous lisons dans Zacharie (1,3): « Revenez à moi et je reviendrai à vous. » Or revenir vers Dieu, ce n'est pas autre chose que se préparer à la grâce. C'est donc que, de lui-mêmeâce, l’homme peut se préparer à la grâce.

Page 316: Ia.-IIae (2)

2. L’homme se prépare à la grâce en faisant ce qui est en son pouvoir, car à celui qui agit ainsi, Dieu ne refuse pas sa grâce, selon cette parole en S. Luc (11,13): « Dieu donne le bon esprit à ceux qui l'en prient. » Il est donc en notre pouvoir, semble-t-il, de nous préparer à la grâce.

3. Si l'homme a besoin d'une grâce pour se préparer à la grâce, il lui faudra une autre grâce pour se préparer à la première, et ainsi à l'infini, ce qui est inadmissible. Il faut donc en rester au point de départ et admettre que l'homme peut, sans la grâce, se préparer à la grâce.

4. On lit dans les Proverbes (16,1): « C'est à l'homme de préparer son âme », ce qui suppose qu'il peut le faire par lui-même. Il peut donc se préparer à la grâce.

En sens contraire, le Seigneur dit en S. Jean (6,44): « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire. » Mais si l'homme pouvait se préparer lui-même à la grâce, il n'aurait pas besoin d'y être attiré par un autre. C'est donc qu'il ne peut le faire sans le secours de la grâce.

Réponse: Il y a une double préparation de la volonté au bien. L'une la dispose à bien agir, et à jouir de Dieu. Une telle préparation de la volonté ne peut se faire sans le don habituel de la grâce qui est au principe de l’oeuvre méritoire, nous l'avons dit à l'Article précédent. - L'autre préparation s'entend de cette disposition de la volonté humaine qui la rend apte à obtenir le don de la grâce habituelle. Pour se préparer à la réception de ce don, on ne peut présupposer un autre don habituel dans l'âme, car on remonterait ainsi à l'infini. Mais il faut présupposer un secours gratuit de Dieu qui meuve l'âme antérieurement ou lui inspire le propos du bien à faire. Ce sont là en effet les deux modes selon lesquels nous avons besoin du secours divin, nous l'avons déjà dit.

Que nous ayons besoin, pour cette préparation à la grâce du secours de la motion divine, c'est évident. Étant donné en effet que tout agent agit pour une fin, il s'ensuit nécessairement que toute cause oriente ses effets vers sa propre fin. Et comme, d'autre part, à l'ordre des agents ou moteurs répond l'ordre des fins, il faut, de la même nécessité, que l'homme soit dirigé vers la fin ultime par la motion du premier moteur, tandis qu'au regard des fins prochaines il sera mû par les agents inférieurs. Ainsi, c'est sous la motion du général en chef que le soldat se porte vers la victoire, tandis qu'il suit le fanion de sa compagnie sous la motion du capitaine. Ainsi donc, Dieu étant la cause motrice absolument première, c'est sous sa motion que toutes choses se portent vers lui sous la raison générale de bien, selon laquelle chaque être tend à s'assimiler à Dieu à sa manière propre. Et en ce sens Denys écrit - que « Dieu ordonne à lui-même toutes choses ». Mais les hommes justes, c'est comme à la fin spéciale qu'ils se donnent, comme au bien propre qu'ils entendent saisir, qu'il les ordonne à lui-même; selon cette parole du Psaume (73,28): « Il m'est bon d'adhérer à Dieu. » C'est pourquoi, que l'homme se porte vers Dieu, cela ne peut être sans que Dieu le meuve à se porter vers lui. Et cela n'est pas autre chose que se préparer à la grâce en se tournant en quelque sorte vers Dieu. Ainsi celui dont le regard est détourné du soleil se prépare à recevoir sa lumière en dirigeant ses regards vers lui. Il est donc évident que l'homme ne peut se préparer à recevoir la lumière de la grâce sans un secours gratuit de Dieu exerçant sur lui sa motion intérieure.

Solutions: 1. Certes, la conversion de l'homme à Dieu se fait par le libre arbitre, et en ce sens il est prescrit à l'homme de se tourner vers Dieu. Mais le libre arbitre ne peut se tourner vers Dieu si Dieu ne le tourne vers lui, selon ce texte de Jérémie (31,18): « Fais-moi revenir et je reviendrai, car tu es le Seigneur, mon Dieu »; et dans les Lamentations (5, 21): « Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons. »

2. L'homme ne peut rien faire s'il n'est mû par Dieu, selon S. Jean (15,5): « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » C'est pourquoi, lorsqu'on dit que l'homme fait ce qui est en son pouvoir, on veut dire: en tant qu'il est mû par Dieu.

Page 317: Ia.-IIae (2)

3. Cette objection ne porte que sur la grâce habituelle qui en effet requiert une préparation, car toute forme exige un sujet disposé à la recevoir. Mais s'il s'agit pour l'homme de recevoir une motion divine, il n'est pas besoin pour cela d'une autre motion, Dieu étant premier moteur. Donc il n'est pas nécessaire de rétrograder à l'infini.

4. Il appartient en effet à l'homme de préparer son âme, parce qu'il le fait par son libre arbitre. Mais il ne peut le faire sans l'aide de Dieu qui le meut et l'attire à lui, comme nous venons de le dire.

ARTICLE 7: L'homme peut-il sans la grâce, se relever du péché?

Objections: 1. Ce qui est prérequis à la grâce se fait sans elle. Mais le relèvement du péché est prérequis à l'illumination de la grâce, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 5,14): « Lève-toi d'entre les morts, et le Christ t'illuminera. » L'homme peut donc, sans la grâce, se relever du péché.

2. Le péché, on l'a dit, est opposé à la vertu comme la maladie à la santé. Mais l'homme malade peut, par la vertu de sa nature, recouvrer la santé sans le secours extérieur de la médecine, car il demeure en lui un principe vital d'où procède l'action de la nature. Il semble donc que, semblablement, l'homme puisse se guérir lui-même en passant de l'état de péché à l'état de justice, sans le secours d'une grâce extérieure.

3. Toute chose peut faire retour à l'activité qui lui est naturelle; ainsi l'eau chauffée revient d'elle-même à sa fraîcheur naturelle; la pierre que l'on jette en l'air reprend d'elle-même son mouvement naturel qui est de tomber. Or le péché, comme le montre S. Jean Damascène est un acte qui va contre la nature. Il semble donc que l’homme puisse par lui-même faire retour de l'état de péché à l'état de justice.

En sens contraire, l'Apôtre écrit aux Galates (2,21): « Si la justice vient de la loi, c'est donc que le Christ est mort pour rien », c'est-à-dire sans motif. Pour la même raison, si l’homme possède une nature qui puisse le justifier, il s'ensuit que la mort du Christ est vaine et sans objet, ce qui est inadmissible. Donc l’homme ne peut par lui-même être justifié, c'est-à-dire passer de l'état de péché à l'état de justice.

Réponse: D'aucune manière l’homme ne peut se relever du péché par lui-même et sans le secours de la grâce. Car si l'acte du péché passe, la culpabilité demeure; se relever du péché n'est pas la même chose que cesser de pécher. Se relever du péché, c'est, pour l’homme, restaurer en lui ce qu'il a perdu en péchant. Or l’homme, par le péché, encourt un triple dommage, nous l'avons montré; une souillure, la corruption de sa bonté naturelle, et une dette de peine. Il contracte une souillure, car la laideur du péché le prive de la beauté de la grâce. Sa bonté naturelle est corrompue car, sa volonté n'étant plus soumise à Dieu, il en résulte que la nature toute entière de l’homme pécheur est privée de son ordre. Enfin, la dette de peine fait qu'en péchant mortellement il mérite la damnation éternelle.

Or il est manifeste que chacun de ces trois dommages ne peut être réparé que par Dieu. La beauté de la grâce provient du resplendissement de la divine lumière; une telle beauté ne peut être restaurée que par une nouvelle illumination de Dieu, d'où la nécessité d'un don habituel qui est la lumière de grâce. De même, l'ordre de la nature, qui suppose la soumission de la volonté humaine à Dieu, ne peut être rétabli que si Dieu attire à lui la volonté de l'homme. Enfin la dette de peine éternelle ne peut être remise que par Dieu, contre qui l'offense a été commise et qui est le juge des hommes. Pour que l’homme se relève du péché, le secours de la grâce est donc requis, à la fois sous forme de don habituel et sous forme de motion divine intérieure.

Page 318: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. Adressée à l'homme, pareille injonction concerne l'acte de son libre arbitre, acte nécessairement impliqué dans le relèvement du péché. Aussi quand il est dit: « Lève-toi, et le Christ t'illuminera », cela ne signifie pas que le relèvement du péché précède en sa totalité l'illumination de la grâce, mais que l'homme reçoit la lumière de la grâce justifiante quand, par son libre arbitre mû par Dieu, il fait l'effort nécessaire pour sortir du péché.

2. La raison naturelle n'est pas le principe suffisant de cette santé que l’homme tient de la grâce justifiante. Ce principe, c'est la grâce elle-même, et il est enlevé par le péché. L’homme ne peut donc se guérir lui-même, mais il a besoin que la lumière de la grâce lui soit infusée à nouveau: de même que, pour ressusciter un corps mort, il faut lui rendre son âme.

3. Quand une nature est intègre, elle peut se rétablir elle-même en ce qui lui est conforme et proportionné; mais, en ce qui dépasse sa nature, elle ne le peut sans un secours extérieur. Or, quand la nature humaine déchoit en commettant le péché, elle perd son intégrité et se trouve corrompue, nous venons de le dire; c'est pourquoi elle ne peut se rétablir elle-même, pas même en ce qui regarde son bien connaturel, et encore moins pour ce qui est du bien de la justice surnaturelle.

ARTICLE 8: L'homme peut-il sans la grâce, éviter le péché?

Objections: 1. Selon S. Augustin, « on ne pèche pas lorsque l'on fait ce qu'on ne peut éviter ». Donc si l'homme en état de péché mortel ne peut éviter le péché, il s'ensuit que, tout en péchant, il ne pèche pas, ce qui est absurde.

2. On corrige quelqu'un afin qu'il ne tombe pas dans le péché. Donc, si l’homme en état de péché mortel ne peut pas ne pas pécher, on le corrige en vain, ce qui est absurde.

3. On lit dans l'Ecclésiastique (15,17) « Devant l'homme sont la vie et la mort, le bien et le mal: ce qu'il aura choisi lui sera donné. » Mais celui qui pèche ne cesse pas d'être homme. Il a donc encore le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, ce qui suppose qu'il peut, sans la grâce, éviter le péché.

En sens contraire, S. Augustin écrit: « Si quelqu'un nie qu'il soit nécessaire de prier pour ne pas entrer en tentation (et on le nie si l'on soutient que, pour ne pas pécher, le secours de la grâce divine n'est pas nécessaire, mais qu'il suffit, ayant pris connaissance de la loi, de la seule volonté humaine), que toutes les oreilles s'éloignent, et que toutes les bouches portent contre lui l'anathème. »

Réponse: Nous pouvons parler de l'homme à un double point de vue: selon qu'il se trouve dans l'état de nature intègre, ou de nature corrompue. Dans l'état de nature intègre, même sans la grâce habituelle, l'homme pouvait ne pas pécher, ni mortellement ni véniellement: car pécher n'est pas autre chose que s'écarter de ce qui est conforme à la nature, et cela, dans l'état d'intégrité, l'homme pouvait l'éviter. Il avait besoin cependant du secours de Dieu le conservant dans le bien, sans quoi la nature elle-même tomberait dans le néant.

Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme, pour s'abstenir entièrement du péché, a besoin que la grâce habituelle vienne guérir la nature. Dans la vie présente cependant, cette guérison se fait d'abord dans la partie spirituelle de l'âme, tandis que l'appétit charnel n'est pas encore totalement réparé; d'où ce passage de l'épître aux Romains (7,25) où l'Apôtre parle au nom de l'homme restauré dans la grâce: « Dans mon esprit je sers la loi de Dieu; dans ma chair, je suis asservi à la loi du péché. » Certes, dans cet état, l'homme peut éviter le péché mortel qui ' nous l'avons vu, relève de la raison, mais il ne peut éviter tout péché véniel, à cause de la corruption de l'appétit inférieur et sensible.

Page 319: Ia.-IIae (2)

La raison en effet peut bien réprimer chacun des mouvements sensibles, pris en particulier, - et c'est ce qui donne à chacun de ces mouvements le caractère de péché et d'acte volontaire, - mais elle ne peut les réprimer tous; car, tandis qu'elle s'efforce de résister à l'un d'eux, il peut arriver qu'un autre surgisse, auquel elle n'a pas toujours le loisir de prêter attention, nous l'avons dit précédemment.

De même, avant que la raison humaine, de qui relève le péché mortel, soit réparée par la grâce sanctifiante, elle peut éviter chaque péché mortel pris en particulier, et pendant un certain temps, car elle n'est pas nécessairement toujours en train de pécher. Mais qu'elle demeure longtemps sans péché mortel, cela n'est pas possible. Aussi S. Grégoire écrit-il que « le péché qui n'est pas bientôt effacé par la pénitence, entraîne par son propre poids vers un autre péché ». La raison en est que, si l'appétit inférieur doit être soumis à la raison, de même la raison doit se soumettre à Dieu et établir en lui la fin de son vouloir. Tandis en effet que les mouvements de l'appétit inférieur doivent être réglés par le jugement de la raison, ainsi faut-il que tous les actes humains soient réglés par la fin. Or, quand l'appétit inférieur n'est pas totalement soumis à la raison, il se produit inévitablement des mouvements désordonnés dans l'appétit sensible; il en sera de même pour la raison de l'homme si elle n'est pas soumise à Dieu; et de nombreux désordres se produiront dans les actes rationnels eux-mêmes. Si l'homme en effet n'a pas son coeur affermi en Dieu au point de ne vouloir aucunement être séparé de lui par l'obtention d'un bien ou la fuite d'un mal, bien des choses vont se présenter que l'homme cherchera à acquérir ou à éviter, et pour lesquelles il n'hésitera pas à se séparer de Dieu en méprisant ses préceptes: c'est ainsi qu'il pèche mortellement. Cela se produit surtout dans les rencontres soudaines où l'homme agit en fonction d'une fin préconçue et d'un habitus préexistant, remarque Aristote. Sans doute, sous l'influence d'une réflexion préalable, l'homme peut agir en dehors de l'ordre de la fin préconçue et en dehors de son inclination habituelle. Mais parce qu'une telle réflexion n'est pas toujours possible pour l'homme, il ne peut demeurer longtemps sans agir conformément au désordre de sa volonté détournée de Dieu, à moins que celle-ci ne soit promptement remise dans l'ordre par la grâce.

Solutions: 1. L'homme peut éviter chaque péché pris en particulier; il ne peut cependant pas les éviter tous si ce n'est par la grâce, nous venons de le dire. Et parce que c'est sa faute s'il ne se prépare pas à recevoir la grâce, il s'ensuit que le fait pour lui de ne pouvoir éviter le péché sans la grâce ne l'excuse pas du péché qu'il commet.

2. La correction est utile, car, dit S. Augustin, « de la douleur de la correction naît la volonté de régénération; à condition cependant qu'il s'agisse d'un fils de la promesse, chez qui, au fracas de la correction extérieure qui retentit et qui frappe, se joint aussi l'inspiration secrète de Dieu suscitant antérieurement le vouloir ». La correction est donc nécessaire, car, pour s'abstenir du péché, il faut que l'homme le veuille; mais elle serait insuffisante sans le secours de Dieu. C'est pourquoi nous lisons dans l'Ecclésiaste (7,13): « Considère l’oeuvre de Dieu: nul ne peut corriger celui que Dieu a dédaigné » .

3. Comme le remarque S. Augustin, cette parole de l'Ecclésiastique s'entend de l'homme dans l'état de nature intègre, alors qu'il n'était pas encore esclave du péché, et qu'il pouvait pécher ou ne pas pécher. Maintenant encore, tout ce que l'homme veut lui est donné; mais qu'il veuille le bien, cela lui vient du secours de la grâce.

ARTICLE 9: Une fois qu'il a obtenu la grâce l'homme peut-il par lui-même faire le bien et éviter le péché sans le secours d'une autre grâce?

Objections: 1. Un don est inutile ou imparfait s'il n'atteint pas le but pour lequel il est accordé. Or la grâce nous est donnée précisément pour que nous puissions faire le bien et éviter le péché. Si elle n'y parvient pas, c'est donc qu'elle est donnée en vain ou qu'elle est imparfaite.

Page 320: Ia.-IIae (2)

2. Par la grâce, le Saint-Esprit habite en nous, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 3,16): « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous? » Mais l'Esprit Saint qui est tout-puissant, est bien capable à lui seul de nous porter à bien agir et de nous garder du péché. L'homme, en état de grâce, peut donc, sans un autre secours de grâce, faire le bien et éviter le mal.

3. Si l'homme qui a obtenu la grâce a besoin d'un autre secours de grâce pour bien vivre et s'abstenir du péché, on ne voit pas pourquoi cet autre secours, une fois obtenu, n'en réclamerait pas encore un troisième, et ainsi de suite à l'infini; ce qui est inadmissible. Donc celui qui est en grâce n'a besoin de rien autre pour bien agir et s'abstenir du péché.

En sens contraire, S. Augustin écrit: « De même qu'un oeil corporel parfaitement sain ne peut voir sans le secours d'une vive lumière, de même l'homme, fût-il pleinement justifié, ne peut vivre bien s'il n'est aidé par l'éternelle lumière de la justice divine. » Or la justification s'opère par le moyen de la grâce, selon cette parole de l'épître aux Romains (3, 24): « Ils sont justifiés par la faveur de sa grâce. » L'homme en état de grâce a donc besoin, pour bien vivre dans la rectitude, d'un autre secours de grâce.

Réponse: Comme nous l'avons dit plus haut, l'homme, pour vivre avec rectitude, a doublement besoin du secours de Dieu. Selon un premier mode, il lui faut un don habituel qui guérisse sa nature corrompue, et, l'ayant guérie, l'élève aussi jusqu'à lui faire accomplir des oeuvres qui méritent la vie éternelle, car cela dépasse le pouvoir de sa nature. Selon un second mode, l'homme a besoin du secours de la grâce par laquelle Dieu le meut à agir.

Pour ce qui est du premier mode de secours, l'homme déjà en état de grâce n'a pas besoin d'une nouvelle grâce habituelle infuse. Mais, sous le second mode, il lui faut un secours de grâce par lequel Dieu le meut à bien agir. Et cela, pour deux raisons. D'abord pour une raison générale, en ce sens, nous l'avons dit. qu'aucune créature ne peut produire un acte quelconque sinon en vertu de la motion divine. Ensuite, pour une raison spéciale, à cause de la condition dans laquelle se trouve la nature humaine. Bien que la grâce en effet la guérisse dans sa partie spirituelle, il demeure en elle une corruption et une infection dans sa partie chamelle qui la rendent, comme dit S. Paul (Rm 7,25) « asservie à la loi du péché ». Il reste aussi une certaine obscurité d'ignorance dans l'intelligence en sorte que, remarque encore l'Apôtre (Rm 8,26: « Nous ne savons que demander pour prier comme il faut. » Car, selon la diversité des conjonctures, et parce que nous ne nous connaissons pas parfaitement nous-mêmes, nous ne pouvons pleinement savoir ce qui nous est utile. D'après le livre de la Sagesse (9,14): « Les pensées des mortels sont hésitantes et nos prévisions incertaines. » Aussi est-il nécessaire que nous soyons dirigés et protégés par Dieu, qui connaît toutes choses et qui peut tout. Pour cette raison, même à ceux qui déjà sont régénérés et devenus fils de Dieu par la grâce, il convient encore de dire: « Ne nous induis pas en tentation; - que ta volonté se fasse sur la terre comme au ciel... » et autres formules semblables de l'oraison dominicale.

Solutions: 1. La grâce habituelle ne nous est pas donnée pour rendre inutile un secours divin ultérieur; toute créature a besoin en effet d'être conservée par Dieu dans le bien qu'elle a reçu de lui. C'est pourquoi si, après avoir reçu la grâce, l'homme a encore besoin du secours divin, on ne peut en conclure que cette grâce a été donnée en vain ou qu'elle est imparfaite. Même dans l'état de gloire, quand la grâce sera parvenue à sa pleine perfection, l'homme aura encore besoin du secours divin. Ici-bas, il est vrai, la grâce est de quelque manière imparfaite en ce sens qu'elle ne guérit pas totalement l'homme, nous venons de le dire.

2. L'opération du Saint-Esprit, par laquelle il nous meut et nous protège, ne se limite pas au don habituel qu'il cause en nous. En plus de cet effet, il nous meut et nous protège de concert avec le Père et le Fils.

3. Cet argument conclut seulement que l'homme n'a pas besoin d'une autre grâce habituelle.

Page 321: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 10: L'homme en état de grâce peut-il par lui-même persévérer dans le bien?

Objections: 1. Il semble que l'homme en état de grâce n'ait pas besoin du secours de la grâce pour persévérer. En effet, le Philosophe montre que la persévérance, comme la continence, est quelque chose de moins parfait que la vertu. Or, du seul fait que l'homme est justifié par la grâce, il possède les vertus sans qu'il soit besoin d'un autre secours de grâce. A plus forte raison en est-il de même pour la persévérance.

2. Toutes les vertus sont infusées dans l'âme en même temps. Or la persévérance est considérée comme une vertu. Elle doit donc être donnée lorsque les autres vertus sont infusées en même temps que la grâce.

3. Selon l'Apôtre (Rm 5,15) le don du Christ a rendu à l'homme plus qu'il n'avait perdu par le péché d'Adam. Mais Adam avait reçu le pouvoir de persévérer. A plus forte raison ce pouvoir nous est-il restitué par la grâce du Christ. Ainsi l'homme n'a pas besoin de la grâce pour persévérer.

En sens contraire, S. Augustin écrit « Pourquoi la persévérance est-elle demandée à Dieu si elle n'est pas donnée par Dieu? N'est-ce pas se moquer que de lui demander ce qu'on sait qu'il ne donne pas et qui est, pour cette raison, au pouvoir de l’homme? » Or, la persévérance est demandée par ceux qui sont déjà sanctifiés par la grâce; et, d'après S. Augustin s'appuyant sur S. Cyprien, c'est ce que nous voulons dire quand nous disons: « Que ton nom soit sanctifié. » L'homme en état de grâce a donc besoin que la persévérance lui soit accordée par Dieu.

Réponse: Le mot persévérance peut avoir une triple signification. Quelquefois il signifie en un homme l'habitus par lequel il est disposé intérieurement à résister avec fermeté aux tristesses envahissantes qui pourraient le détourner de la vertu; en ce sens, la persévérance est aux tristesses ce que la continence est aux convoitises et aux délectations mauvaises, dit Aristote. - En un autre sens, la persévérance désigne un habitua dont l'acte est le propos que forme un homme de persévérer jusqu'au bout dans le bien.

Prise dans l'un et l'autre sens, la persévérance est infusée dans l'âme avec la grâce, comme la continence et les autres vertus.

Mais la persévérance peut aussi signifier une certaine continuation dans le bien jusqu'à la fin de la vie. Sous ce rapport l'homme en état de grâce n'a certes pas besoin pour persévérer d'une autre grâce habituelle, mais il lui faut un secours divin qui le dirige et le protège contre les assauts de la tentation, comme l'Article précédent l'a montré. C'est pourquoi, après avoir été justifié par la grâce, il est nécessaire que l’homme demande à Dieu le don de la persévérance, afin d'être préservé du mal jusqu'à la fin de sa vie. A beaucoup en effet la grâce est donnée, sans qu'il leur soit donné de persévérer dans la grâce.

Solutions: 1 et 2. La première objection procède de la persévérance prise au premier sens; la deuxième, de la persévérance prise au deuxième sens.

3. S. Augustin écrit: « L'homme, en son premier état, reçut le don de pouvoir persévérer, mais non de persévérer en fait. A présent, par la grâce du Christ, beaucoup reçoivent le don de la grâce qui leur permet de pouvoir persévérer, et il leur est accordé en outre de persévérer. » Ainsi le don du Christ l'emporte sur la faute d'Adam. Pourtant, dans l'état d'innocence, l'homme pouvait plus facilement persévérer que nous ne le pouvons dans l'état présent, car il n'y avait en lui aucune rébellion de la chair contre l'esprit. Avec la grâce du Christ, la réparation de la nature, bien qu'elle soit commencée

Page 322: Ia.-IIae (2)

pour ce qui est de l'esprit, n'est pas encore achevée pour ce qui est de la chair. Cela n'aura lieu que dans la patrie, où l'homme non seulement pourra persévérer, mais en outre ne pourra plus pécher.

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 110: LA GRÂCE DE DIEU CONSIDÉRÉE DANS SON ESSENCE

1. La grâce est-elle une réalité dans l'âme? - 2. Est-elle une qualité? - 3. Diffère-t-elle de la vertu infuse? - 4. Quel est le siège de la grâce?

ARTICLE 1: La grâce est-elle une réalité dans l'âme?

Objections: 1. C'est dans le même sens que l'on dit de quelqu'un qu'il possède la grâce d'un homme ou la grâce dé Dieu; ainsi lisons-nous dans la Genèse (39,21): « Le Seigneur fit trouver grâce à Joseph auprès du chef de la prison. » Or le fait qu'un homme trouve grâce devant un autre ne pose rien de réel en lui; c'est en celui qui donne sa faveur qu'il faut placer une certaine complaisance. Donc la grâce de Dieu ne pose rien de réel dans l'âme, mais signifie seulement l'agrément divin.

2. De même que l'âme vivifie le corps, ainsi Dieu vivifie l'âme, selon cette parole du Deutéronome (30,20): « Il est lui-même ta vie. » Mais l'âme vivifie le corps sans intermédiaire. Ainsi en sera-t-il de Dieu par rapport à l'âme. La grâce ne pose donc rien de créé dans l'âme.

3. A propos de cette parole de l'épître aux Romains (1,7): « A vous grâce et paix », nous lisons dans la Glose: « Grâce, cela veut dire rémission des péchés. » Or la rémission des péchés n'est pas une réalité dans l'âme, mais seulement en Dieu, du fait qu'il n'impute pas le péché, selon le Psaume (32, 2): « Heureux l'homme auquel le Seigneur n'impute pas de péché. » La grâce n'est donc pas une réalité dans l'âme.

En sens contraire, la lumière est quelque chose de réel dans l'objet qu'elle éclaire. Or la grâce est une certaine lumière de l'âme, car, dit S. Augustin: « C'est à juste titre que la lumière de la vérité abandonne le prévaricateur de la loi et fait, de celui qu'elle abandonne, un aveugle. » La grâce est donc une réalité dans l'âme.

Réponse: Dans le langage courant, le mot grâce revêt une triple signification. Il désigne en premier lieu la dilection que l'on a pour quelqu'un; ainsi l'on dit d'ordinaire que tel soldat a la grâce du roi, en ce sens qu'il est aimé du roi. En outre, on emploie le mot grâce pour signifier un don accordé gratuitement, quand on dit par exemple: je te fais cette grâce. Enfin on donne au mot le sens d'un remerciement pour un bienfait gratuit; ainsi quand nous rendons grâce pour les bienfaits reçus. De ces trois significations, la deuxième découle de la première: c'est en effet parce qu'on aime quelqu'un qu'on lui fait des cadeaux; et la troisième découle de la deuxième, puisque c'est à cause des bienfaits reçus que l'on rend grâce.

Pour ce qui est des deux derniers sens, il est manifeste que la grâce est quelque chose de réel dans celui à qui elle est attribuée, soit qu'il s'agisse du don reçu gratuitement, soit qu'il s'agisse de la reconnaissance manifestée à l'occasion du don. Quant au premier sens, il y a une différence à établir entre la grâce de Dieu et la grâce de l'homme. Le bien de la créature en effet vient de la volonté

Page 323: Ia.-IIae (2)

divine, et par conséquent l'amour par lequel Dieu veut du bien à la créature, fait jaillir le bien en elle. Au contraire, la volonté de l'homme est mue par le bien qui préexiste dans les choses; d'où il suit que son amour ne cause pas la totalité du bien qui est dans la chose aimée, mais qu'il le présuppose en tout ou en partie. Il est donc clair que tout acte d'amour de Dieu fait naître dans la créature un bien, qui est causé, non coéternel à cet amour, lequel, lui, est éternel. Et c'est selon la différence du bien qu'il cause qu'on peut différencier l'amour de Dieu pour sa créature. Il y a en effet un amour commun selon lequel Dieu « aime tout ce qui existe », comme l'affirme le livre de la Sagesse (11,25), faisant largesse aux choses de leur être naturel. Mais autre est l'amour spécial selon lequel Dieu élève la créature rationnelle au-dessus de sa condition de nature. Celui que Dieu aime ainsi, il est dit simplement l'aimer, car par cet amour ce qu'il veut pour sa créature n'est pas un autre bien que le bien éternel qu'il est lui-même.

Ainsi donc, quand nous disons que l’homme a la grâce de Dieu, cela signifie qu'une réalité surnaturelle lui est communiquée par Dieu. Parfois cependant, on entend par grâce de Dieu son amour éternel, et c'est en ce sens que l'on parle de la grâce de la prédestination pour signifier que Dieu a prédestiné ou élu certains d'une façon toute gratuite, et non en considération de leurs mérites, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 1,5-6): « Il nous a prédestinés à être pour lui des fils adoptifs, à la louange de gloire de sa grâce. »

Solutions: 1. Même quand on dit de quelqu'un qu'il possède la grâce ou la faveur d'un homme, cela signifie qu'il y a en lui quelque chose de réel qui agrée à cet homme. Ainsi en est-il quand nous disons de quelqu'un qu'il possède la grâce de Dieu. Il y a cependant une différence; car ce qui agrée à un homme dans l'un de ses semblables, c'est quelque chose qui préexiste à son amour; au contraire ce qui agrée à Dieu dans un homme est causé par l'amour divin, nous venons de le dire.

2. Dieu est la vie de l'âme par mode de cause efficiente, mais l'âme est la vie du corps par mode de cause formelle. Or, entre la matière et la forme, il n'y a pas d'intermédiaire, la forme informant directement par elle-même la matière ou le sujet. Au contraire l'agent informe le sujet, non par sa propre substance, mais par la forme qu'il produit dans la matière.

3. S. Augustin écrit: « Quand j'ai dit que la grâce consiste dans la rémission des péchés, et la paix dans la réconciliation avec Dieu, il ne faut pas l'entendre en ce sens que la paix elle-même et la réconciliation n'appartiendraient pas à la grâce en général, mais en ce sens que le mot grâce signifie d'une façon spéciale la rémission des péchés. » Ce n'est donc pas seulement cette rémission qui relève de la grâce, mais encore beaucoup d'autres dons de Dieu. D'ailleurs même la rémission des péchés ne s'opère pas sans qu'un effet soit divinement produit en nous, comme on le verra par la suite.

ARTICLE 2: La grâce est-elle une qualité de l'âme?

Objections: 1. Aucune qualité s'agit sur son sujet, car l'action de la qualité n'est pas distincte de l'action du sujet, et il faudrait donc que le sujet agisse sur lui-même. Or la grâce agit sur l'âme, puisqu'elle la justifie. Elle n'est donc pas une qualité de l'âme.

2. La substance est plus noble que la qualité. Or la grâce est plus noble que la nature de l'âme. La preuve en est que la grâce nous permet de faire beaucoup de choses dont la nature est incapable, comme nous venons de le montrer. Donc la grâce n'est pas une qualité.

3. Aucune qualité ne demeure quand elle a cessé d'exister dans le sujet. Mais la grâce demeure. Elle ne se corrompt pas en effet, car cela voudrait dire qu'elle est annihilée, puisqu'elle est créée de rien. C'est pourquoi l'Apôtre (Ga 6,15) l'appelle « une créature nouvelle ». La grâce n'est donc pas une qualité.

Page 324: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, à propos de ce passage du Psaume (104,15): « Pour que l'huile fasse resplendir le visage », nous lisons dans la Glose: « La grâce est la beauté de l'âme: c'est elle qui lui attire l'amour divin. » Or la beauté de l'âme est une qualité, comme la beauté du corps. La grâce est donc une qualité.

Réponse: Comme nous l'avons montré à l'Article précédent, dire de quelqu'un qu'il a la grâce de Dieu c'est dire qu'il y a en lui un effet déterminé produit par l'amour gratuit de Dieu. Nous avons dit d'autre partit que l'homme est aidé d'une double manière par cette volonté divine toute gratuite. D'une part, en ce sens que l'âme humaine est mue par Dieu soit pour connaître, soit pour vouloir, soit pour agir. Sous ce rapport, l'effet gratuit produit dans l'homme n'est pas une qualité, mais un certain mouvement de l'âme: selon Aristote en effet, « le mouvement est l'acte de l'agent moteur, considéré dans le mobile ».

D'autre part, l’homme est secouru par la volonté gratuite de Dieu en ce sens que Dieu infuse dans l'âme un don habituel. Et il le fait parce qu'il ne convient pas que sa providence soit moins attentive à l'égard de ceux que son amour gratifie du bien surnaturel, qu'à l'égard des créatures auxquelles son amour donne le bien naturel. Quand il s'agit des simples créatures en effet, Dieu, dans sa providence, ne se contente pas de les mouvoir à leurs actes naturels; mais encore il leur octroie des formes et des vertus qui sont les principes de leurs actes et les portent à agir en tel ou tel sens conformément à ce qu'elles sont elles-mêmes. C'est pourquoi les mouvements que Dieu imprime aux créatures leur sont connaturels et faciles, selon cette parole du livre de la Sagesse (8,1): « Il dispose toutes choses avec douceur. » A bien plus forte raison, en ceux qu'il meut vers la conquête du bien surnaturel éternel, Dieu infuse-t-il des formes et des qualités surnaturelles grâce auxquelles ils sont mus par lui avec suavité et promptitude vers l'acquisition du bien éternel. Et c'est ainsi que le don de la grâce est une qualité.

Solutions: 1. La grâce, en tant qu'elle est une qualité, n'agit pas sur l'âme par manière de cause efficiente, mais par manière de cause formelle; ainsi la blancheur rend un objet blanc, la justice fait d'un individu un juste.

2. La substance, c'est soit la nature même d'une chose, soit une partie de la nature; en ce dernier sens, on donne le nom de substance à la matière ou à la forme. Or, étant donné que la grâce est au-dessus de la nature humaine, elle ne peut être une substance ou une forme substantielle; mais elle est une forme accidentelle de l'âme. Ce qui en effet est en Dieu de façon substantielle, se trouve par mode d'accident dans l'âme qui participe à la bonté divine; ainsi en est-il de la science, par exemple. Et puisque l'âme participe imparfaitement à la bonté divine, cette participation qu'est la grâce ne peut se trouver dans l'âme que sous un mode d'être inférieur à celui de l'âme elle-même qui subsiste en soi. Et pourtant la grâce, non pas dans son mode d'être, mais en tant qu'expression ou participation de la bonté divine, est plus noble que la nature de l'âme 2.

3. Comme dit Boèce, « être pour l'accident, c'est inhérer (à la substance) ». C'est pourquoi l'on donne à l'accident le nom d'être, non pas parce qu'il possède l'être, mais en ce sens que, par lui, quelque chose est, aussi selon Aristote doit-on le regarder plutôt comme une détermination d'être que comme un être proprement dit. Et puisque le devenir et la corruption appartiennent à ce qui est, il s'ensuit qu'à proprement parler l'accident ni ne devient, ni ne se corrompt; si on lui attribue le devenir ou la corruption, c'est en ce sens que le sujet commence ou cesse d'être actualisé par lui. Et c'est dans ce sens qu'on dit que la grâce est créée, pour dire que les hommes sont créés en l'être de grâce, c'est-à-dire qu'ils reçoivent un être nouveau à partir de rien, on veut dire: non à partir de mérites antécédents, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 2,10): « Nous sommes créés dans le Christ Jésus en vue des bonnes oeuvres. »

ARTICLE 3: La grâce diffère-t-elle de la vertu infuse?

Page 325: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Selon S. Augustin, « la grâce opérante, c'est la foi qui agit par amour ». Mais la foi qui agit par amour est une vertu. La grâce est donc une vertu.

2. Quand une définition convient à une chose, le terme ainsi défini peut également lui être attribué. Or les définitions de la vertu données par les saints et les philosophes conviennent à la grâce: celle-ci en effet « rend bon celui qui la possède et fait que son oeuvre est bonne »; elle est aussi « une qualité bonne de l'âme grâce à laquelle on vit correctement ». Et ce sont là précisément des définitions de la vertu, parmi d'autres qu'on pourrait citer. La grâce est donc une vertu.

3. La grâce est une qualité. Mais il est manifeste qu'elle n'appartient pas à la quatrième espèce de qualité qui se définit: « la forme ou figure qui circonscrit un corps », car la grâce n'est pas corporelle. Elle n'appartient pas davantage à la troisième espèce qui est « une passion ou une qualité passive » dont le siège, comme le montre Aristote, est la partie sensible de l'âme, la grâce en effet réside principalement dans la partie spirituelle de l'âme. Elle n'appartient pas non plus à la deuxième espèce qui est « une puissance ou une impuissance naturelle », car la grâce est au-dessus de la nature; de plus elle n'est pas indifférente au bien et au mal comme la puissance naturelle. Reste donc la première espèce de qualité qui est l'habitus ou la disposition. Mais les habitus de l'esprit sont des vertus; même la science, d'une certaine manière, est une vertu, nous l'avons dit. Donc la grâce est la même chose que la vertu.

En sens contraire, si la grâce est une vertu, il semble qu'elle sera, d'abord et avant tout, une des trois vertus théologales. Mais elle n'est ni la foi, ni l'espérance lesquelles peuvent exister dans l'âme sans la grâce sanctifiante. Elle n'est pas non plus la charité, car, selon S. Augustin « la grâce devance la charité ». La grâce n'est donc pas une vertu.

Réponse: Certains ont prétendu que grâce et vertu sont essentiellement la même chose, et qu'elles ne diffèrent que pour la raison; on parlerait de la grâce pour signifier qu'elle rend l'homme agréable à Dieu ou qu'elle est donnée gratuitement; on l'appellerait vertu parce qu'elle perfectionne l'âme en vue du bien agir. Telle paraît être la pensée du Maître des Sentences.

Pourtant, à bien considérer la nature de la vertu, une opinion semblable ne peut se soutenir. Selon le Philosophe - en effet: « La vertu est une disposition de l'être parfait; et j'appelle parfait ce qui est disposé conformément à la nature. » Il apparaît donc que, dans toute réalité, on parle de la vertu par rapport à une nature préexistante; elle signifie qu'un être est ordonné selon qu'il convient à sa nature. Or, il est manifeste que les vertus acquises par les actes humains, dont nous avons parlé antérieurement, sont des dispositions qui permettent à l’homme d'être harmonieusement ordonné en regard de sa nature d'homme. Les vertus infuses disposent l’homme d'une manière supérieure et en vue d'une fin plus haute, ce qui suppose qu'elles le font en regard d'une nature plus élevée, à savoir la nature divine participée, qu'on appelle lumière de la grâce. Aussi lisons-nous dans la 2° épître de S. Pierre (1,4): « De très grandes et précieuses promesses nous ont été données pour que, par elles, vous deveniez participants de la nature divine. » Et c'est dans la réception de cette nature que nous sommes régénérés comme fils de Dieu.

De même donc que la lumière naturelle de la raison est autre chose que les vertus acquises, lesquelles sont ordonnées à cette lumière; de même la lumière de la grâce, qui est participation de la nature divine, est autre chose que les vertus infuses, lesquelles sont dérivées de cette lumière et ordonnées à elle. C'est pourquoi l'Apôtre écrit (Ep 5,8): « Autrefois vous étiez ténèbres; maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur: marchez donc comme des fils de lumière. » Les vertus acquises en effet perfectionnent l'homme de façon à lui permettre de se conduire conformément à la lumière de la raison; et les vertus infuses perfectionnent l'homme pour qu'il se conduise conformément à la lumière de la grâce.

Page 326: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. S. Augustin donne le nom de grâce à la foi qui agit par amour, parce que l'acte émis par cette foi est le premier où se manifeste la grâce sanctifiante.

2. L'attribut de bonté dont il est question dans la définition de la vertu, exprime ce qui convient à une nature déjà préexistante, qu'il s'agisse de la nature essentielle ou de la nature participée. Ce n'est pas en ce sens que nous disons que la grâce est bonne, mais en tant qu'elle est la racine de la bonté dans l’homme, ainsi que nous venons de le dire dans la réponse.

3. La grâce se ramène à la première espèce de qualité. Elle n'est pourtant pas la même chose que la vertu: elle est un certain état habituel présupposé aux vertus infuses, comme leur principe et leur racine.

ARTICLE 4: Quel est le siège de la grâce?

Objections: 1. D'après S. Augustin la grâce est à la volonté ou au libre arbitre ce que le cavalier est à sa monture. Mais la volonté, comme le libre arbitre, est une puissance, nous l'avons dit dans la première Partie. La grâce a donc pour sujet une puissance de l'âme.

2. Selon S. Augustin encore, « c'est à partir de la grâce que commencent les mérites des hommes ». Or le mérite consiste en un acte, lequel procède d'une puissance. Il semble donc que la grâce est la perfection d'une puissance de l'âme.

3. Si l'essence de l'âme est le sujet propre de la grâce, il s'ensuit que par cela même qu'elle est une âme, toute âme est capable de la grâce. Mais cela est faux, car cela voudrait dire que toute âme, quelle qu'elle soit, est capable de la grâce.

4. L'essence de l'âme est antérieure à ses puissances. Or l'antécédent peut être conçu sans le conséquent. Il s'ensuivra donc que l'on pourra concevoir la grâce dans l'âme indépendamment de toute autre partie ou puissance de l'âme, donc indépendamment de l'intelligence, de la volonté et de quelque autre faculté de l'âme; ce qui est inadmissible.

En sens contraire, par la grâce nous sommes engendrés à nouveau et devenons fils de Dieu. Mais la génération aboutit à l'essence avant de se terminer aux puissances. La grâce se trouve donc dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances.

Réponse: Ce problème dépend du précédent. Si en effet la grâce est la même chose que la vertu, il est nécessaire qu'elle ait pour sujet une puissance de l'âme, car une telle puissance est le sujet propre de la vertu, ainsi que nous l'avons exposé précédemment. Mais si la grâce diffère de la vertu, on ne peut dire que la puissance de l'âme soit son sujet, car toute perfection d'une puissance a raison de vertu, nous l'avons déjà dit. Il reste donc que la grâce, puisqu'elle est antérieure à la vertu, ait aussi un sujet antérieur aux puissances de l'âme; et ce ne peut être que l'essence de l'âme. De même en effet que la puissance intellectuelle de l’homme participe de la connaissance divine par la vertu de foi et que sa puissance volontaire participe de l'amour divin par la vertu de charité, de même la nature de l'âme humaine participe, selon une certaine similitude, de la nature divine par le moyen d'une régénération ou d'une création nouvelle.

Solutions: 1. De même que de l'essence de l'âme découlent ses puissances qui sont principes d'opérations, ainsi dérivent de la grâce dans les puissances de l'âme, les vertus par le moyen desquelles les puissances se portent à l'acte. Sous ce rapport, la grâce est comparée à la volonté comme le moteur au mobile ou, si l'on veut, comme le cavalier à sa monture, mais non comme un accident à son sujet.

Page 327: Ia.-IIae (2)

2. C'est ce qui permet de résoudre la deuxième objection. La grâce en effet est principe de 1'oeuvre méritoire par le moyen des vertus, comme l'essence de l'âme est principe des actes vitaux par le moyen des puissances.

3. L'âme est sujet de la grâce parce que sa nature est spécifiquement intellectuelle ou rationnelle. Or l'âme n'est pas constituée spécifiquement par une puissance, puisque les puissances sont des propriétés naturelles qui découlent de la spécificité de l'âme. C'est pourquoi l'âme, en son essence, diffère spécifiquement des autres âmes, animales ou végétales. Et, pour cette raison, si l'essence de l'âme humaine est sujet de la grâce, il ne s'ensuit pas que n'importe quelle âme puisse l'être également. Cela ne convient à l'essence de l'âme humaine qu'en tant qu'elle est de telle nature spécifique.

4. Parce que les puissances de l'âme sont des propriétés naturelles dérivant de l'espèce, l'âme ne peut exister sans elles. Retenons cependant que, même sans ces puissances, l'âme pourrait encore être dite spécifiquement intellectuelle ou rationnelle; non pas comme possédant actuellement ces puissances, mais à cause de la spécificité de son essence, d'où ces puissances découlent naturellement.

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 111: LES DIVERSES ESPECES DE GRÂCE

1. Convient-il de diviser la grâce en grâce gratuitement donnée, et grâce rendant agréable à Dieu? - 2. La division de cette dernière en grâce opérante et grâce coopérante. - 3. La division en grâce prévenante et en grâce subséquente. - 4. Les divisions de la grâce gratuitement donnée. - 5. Comparaison entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée.

ARTICLE 1: Convient-il de diviser la grâce en grâce qui rend agréable à Dieu et grâce gratuitement donnée?

Objections: 1. La grâce est un don de Dieu, nous le savons. Mais l'homme n'est pas agréable à Dieu pour cette raison que Dieu lui a donné quelque chose; c'est bien plutôt le contraire qu'il faut dire: Dieu donne gratuitement quelque chose à l'homme parce que celui-ci lui agrée. Il n'existe donc pas de grâce qui rende l'homme agréable à Dieu.

2. Tout ce qui n'est pas donné en raison de mérites antécédents, est gratuitement donné. Or le bien de la nature lui-même est donné à l'homme sans mérite antécédent, car la nature est présupposée au mérite. La nature elle-même est donc aussi gratuitement donnée par Dieu. Cependant, la nature s'oppose à la grâce. Le fait d'être gratuitement donné ne constitue donc pas une différence dans la grâce, puisque ce caractère se retrouve en dehors de toute espèce de grâce.

3. Toute division doit s'établir sur l'opposition des termes. Or la grâce qui nous rend agréable à Dieu et qui nous justifie, nous est elle-même accordée gratuitement par Dieu. S. Paul écrit en effet (Rm 3,24): « Nous sommes justifiés gratuitement par sa grâce. » On ne peut donc opposer la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée.

En sens contraire, l'Apôtre attribue à la grâce ces deux propriétés: de nous rendre agréables à Dieu, et d'être gratuitement donnée. Au sujet de la première propriété, il s'exprime ainsi (Ep 1,16): « Dieu nous a rendus agréables à ses yeux dans son Fils bien-aimé. » Au sujet du second (Rm 13,1): « Si c'est par grâce, ce n'est donc pas par les oeuvres; autrement la grâce ne serait plus la grâce. » On peut donc

Page 328: Ia.-IIae (2)

distinguer une grâce qui n'a qu'une seule de ces propriétés, et une grâce qui les possède toutes les deux.

Réponse: Comme l'écrit S. Paul (Rm 13,4): « Ce qui vient de Dieu est établi dans l'ordre. » Or l'ordre des choses consiste en ce que certaines d'entre elles font retour à Dieu par l'intermédiaire d'autres réalités, ainsi que l'enseigne Denys. Donc, étant donné que la grâce a pour objet de ramener l'homme à Dieu, cela se fera selon un certain ordre, en ce sens que les uns seront ramenés à Dieu par d'autres. Sous ce rapport il y aura donc une double grâce. L'une unira l'homme à Dieu: c'est la grâce qui le lui rend agréable. L'autre permettra à un homme de coopérer au retour vers Dieu d'un autre homme: c'est la grâce gratuitement donnée. On l'appelle ainsi parce qu'elle dépasse les possibilités de la nature et qu'elle est accordée en dehors de tout mérite personnel. Et, puisqu'elle est donnée à un homme, non pour sa propre justification, mais pour sa coopération à la justification d'un autre, on ne lui donne pas le nom de grâce rendant agréable à Dieu. C'est de cette grâce que parle l'Apôtre quand il écrit 1 Co 12,7): « A chacun est donnée la manifestation de l'Esprit pour l'utilité » des autres.

Solutions: 1. On ne prétend pas que la grâce rend agréable par efficience, mais formellement, ce qui veut dire que, par elle, l'homme est justifié et devient digne d'être regardé comme agréable à Dieu; selon cette parole de l'Apôtre (Col 1,12): « Il nous a rendus dignes de partager le sort des

saints dans la lumière. »

2. La grâce, précisément parce qu'elle est gratuitement donnée, exclut toute idée de dette. Mais il y a deux manières de concevoir une dette. L'une se fonde sur le mérite et se rapporte à la personne; car c'est à la personne qu'il appartient de mériter, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 4,4): « A qui fournit un travail, on ne compte pas le salaire comme une grâce; c'est un dû. » L'autre se fonde sur la condition de la nature; ainsi nous disons que c'est un dû pour l'homme de posséder la raison et tout Ce qui appartient à la nature humaine. Cependant, ni dans l'un ni dans l'autre sens, nous ne pouvons dire que Dieu se trouve obligé à l'égard de la créature; c'est bien plutôt elle qui se trouve soumise à Dieu, du fait que l'ordre divin doit se réaliser en elle; et cet ordre divin exige que telle nature soit placée dans telles conditions, avec telles propriétés, et qu'agissant de telle manière, elle obtienne tel résultat. Donc, si les dons naturels ne sont pas dus au premier titre, ils le sont au second. Les dons surnaturels au contraire ne sont dus à aucun titre, et c'est pourquoi l'on doit, d'une façon spéciale, leur donner le nom de grâce.

3. La grâce qui rend agréable à Dieu ajoute à l'idée de grâce gratuitement donnée quelque chose qui répond aussi à l'idée de grâce: qu'elle rend l'homme agréable à Dieu. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée, qui ne comporte pas cet agrément, conserve le nom commun de grâce, comme il arrive en beaucoup de cas. Et ainsi, il y a bien opposition entre les deux termes de la division: d'une part la grâce qui rend agréable à Dieu; et d'autre part la grâce qui n'entraîne pas cet agrément.

ARTICLE 2: La division de la grâce qui rend agréable à Dieu en grâce opérante et grâce coopérante

Objections: 1. La grâce, nous l'avons dit, est un accident. Mais l'accident ne peut agir sur son sujet. Il n'y a donc pas de grâce qui puisse être appelée opérante.

2. Si la grâce produit quelque chose en nous, c'est principalement la justification. Mais ce n'est pas la grâce seule qui l'opère en nous, car, à propos du passage de S. Jean (14,12): « Les oeuvres que je fais, il les fera lui-même », S. Augustin écrit: « Celui qui t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi. » Il n'y a donc pas de grâce qui puisse être dite simplement opérante.

Page 329: Ia.-IIae (2)

3. C'est à l'agent inférieur, semble-t-il, et non à l'agent principal qu'il appartient de coopérer avec quelqu'un. Mais en nous c'est la grâce plutôt que le libre arbitre qui opère comme cause principale, selon l'Apôtre (Rm 9,16): « Ce qui compte ce n'est pas de vouloir ou de courir, mais que Dieu fasse miséricorde. » La grâce ne doit donc pas être dite coopérante.

4. Une division se fait, dans un classement, par termes opposés. Mais les termes « opérer » et « coopérer » ne sont pas opposés; car le même individu peut faire l'un et l'autre. Il ne convient donc pas de diviser la grâce en opérante et coopérante.

En sens contraire, nous lisons dans S. Augustin: « Dieu, par sa coopération, achève en nous ce qu'il commence par son opération; car il commence en faisant en sorte, par son opération, que nous voulions; il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà commencés. » Or les opérations de Dieu qui nous meuvent au bien sont des grâces. On peut donc raisonnablement diviser la grâce en opérante et coopérante.

Réponse: Nous l'avons dit plus haut, la grâce peut s'entendre en deux sens: soit comme un secours divin par lequel Dieu nous meut à bien vouloir et à bien agir; soit comme un don habituel divinement infusé en nous. En l'un et l'autre sens il convient de diviser la grâce en opérante et coopérante. La production d'une oeuvre en effet ne s'attribue pas au mobile, mais au moteur. Dès lors, quand notre esprit est mû sans se mouvoir lui-même, Dieu étant le seul moteur, l'opération doit être attribuée à Dieu, et en ce sens on parlera de grâce opérante. Mais s'il s'agit d'une oeuvre où notre esprit est à la fois moteur et mobile, l'opération ne devra pas seulement être attribuée à Dieu, mais aussi à l'âme; on parlera alors de grâce coopérante.

Or il y a en nous deux sortes d'actes. D'abord l'acte intérieur de la volonté. Pour celui-là la volonté est à l'égard de Dieu dans la relation de ce qui est mû à celui qui le meut: surtout s'il s'agit pour la volonté de commencer à vouloir le bien alors qu'elle voulait auparavant le mal. Dès lors la grâce par laquelle Dieu meut l'esprit humain à cet acte est dite grâce opérante.

Mais il y a aussi l'acte extérieur. Celui-ci se faisant sous l'impulsion de la volonté, comme il a été dit antérieurement, il en résulte que là l'opération est attribuée à la volonté. Et comme, pour cet acte aussi, Dieu nous aide, tant intérieurement, affermissant la volonté pour qu'elle le veuille jusqu'au bout, qu'extérieurement pour la rendre réalisatrice, le secours divin, dans ce cas, est appelé grâce coopérante. De là les paroles de S. Augustin que nous avons rapportées plus haut: « Dieu opère pour que nous voulions, et quand nous voulons, Dieu coopère avec nous pour que nous achevions. » Ainsi donc, si nous entendons par grâce la motion gratuite de Dieu par laquelle il nous meut au bien méritoire, c'est avec raison qu'on la divise en grâce opérante et grâce coopérante.

Si d'autre part nous prenons la grâce au sens de don habituel, à ce point de vue encore, la grâce comporte un double effet, comme toute forme d'ailleurs: le premier de ces effets, c'est l'être; le second, l'opération. L'effet de la chaleur est de rendre chaud un objet, puis de lui faire produire un échauffement extérieur. Ainsi donc la grâce habituelle, en tant qu'elle guérit l'âme, qu'elle la justifie et la rend agréable à Dieu, est appelée grâce opérante; en tant qu'elle est principe de l'acte méritoire qui procède aussi du libre arbitre, on la nomme grâce coopérante.

Solutions: 1. Considérée comme une qualité accidentelle, la grâce n'agit pas dans l'âme par mode d'efficience, mais formellement; c'est ainsi que l'on dit de la blancheur qu'elle rend blanche une surface.

2. Dieu ne nous justifie pas sans nous en ce sens que, tandis que nous sommes justifiés, nous consentons, par un mouvement de notre libre arbitre, à l'action divine qui nous justifie. Mais ce mouvement n'est pas cause de la grâce; il en est l'effet. C'est pourquoi toute l’oeuvre de notre justification relève de la grâce.

Page 330: Ia.-IIae (2)

3. La coopération ne concerne pas seulement l'agent secondaire qui collabore avec l'agent principal, mais aussi celui qui aide à atteindre la fin préalablement fixée. Or l'homme, par la grâce opérante, est aidé par Dieu à vouloir le bien. Une fois cette fin fixée, la grâce coopère ensuite avec nous pour nous la faire atteindre.

4. La même grâce est à la fois opérante et coopérante, mais elle se diversifie par ses effets, comme ce que nous venons de dire le montre bien.

ARTICLE 3: Division de cette grâce en prévenante et subséquente

Objections: 1. La grâce est un effet de l'amour divin. Mais l'amour de Dieu est toujours prévenant et jamais subséquent, selon cette parole de S. Jean (I, 4,10): « Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, c'est lui qui nous a aimés le premier. » Il n'y a donc pas lieu d'admettre une grâce prévenante et une grâce subséquente.

2. La grâce qui rend un homme agréable à Dieu est unique en lui, car elle se suffit à elle-même, selon cette parole de l'Apôtre (2 Co 12,9): « Ma grâce te suffit. » Or la même réalité ne peut être à la fois antérieure et postérieure à elle-même. On ne peut donc diviser la grâce en grâce prévenante et grâce subséquente.

3. La grâce est connue par ses effets qui sont en nombre illimité, l'un précédant l'autre. Donc, si l'on doit diviser la grâce en prévenante et subséquente, il s'ensuivra une infinité d'espèces de grâces, mais aucune technique ne s'occupe de ce qui est illimité. Donc cette division est mauvaise.

En sens contraire, la grâce de Dieu provient de sa miséricorde. Or nous lisons dans les Psaumes d'une part (59,11): « Sa miséricorde me préviendra », et d'autre part (23,6): « Sa miséricorde me suivra. » On peut donc avec raison diviser la grâce en prévenante et subséquente.

Réponse: De même que nous divisons la grâce en opérante et coopérante en raison de ses divers effets, de même convient-il de distinguer grâce prévenante et grâce subséquente, quel que soit d'ailleurs le sens que nous donnons au mot grâce. Or la grâce produit en nous cinq effets: elle guérit l'âme; elle lui fait vouloir le bien; elle le lui fait accomplir efficacement; elle la fait persévérer dans le bien; elle la fait parvenir à la gloire. C'est pourquoi la grâce considérée comme produisant en nous le premier effet, mérite, au regard du deuxième, d'être appelée prévenante; et, considérée comme produisant le deuxième effet, on l'appellera, par rapport au premier, subséquente. Et comme un de ses effets peut être antérieur à l'un et postérieur à l'autre, la grâce pourra également être regardée comme prévenante ou subséquente à propos du même effet selon qu'on le compare aux autres. Et c'est ce que remarque S. Augustin: « La grâce prévient pour nous guérir, elle suit pour nous fortifier dans cette guérison; elle prévient pour nous appeler, elle suit pour nous glorifier. »

Solutions: 1. Quand on parle de l'amour de Dieu, ce qu'on désigne par là est éternel, et ne saurait dont être dit que prévenant. Par le terme « grâce » au contraire, c'est un effet temporel qu'on désigne, et cet effet peut précéder ceci, suivre cela. C'est pourquoi la grâce peut être dite prévenante et subséquente.

2. La distinction entre grâce prévenante et subséquente ne s'applique pas à l'essence même de la grâce, mais seulement à ses effets, ainsi que nous l'avons dit de la grâce opérante ou coopérante. C'est aussi parce que la grâce subséquente qui a rapport à la gloire ne diffère pas numériquement de la grâce prévenante qui nous justifie. De même en effet que la charité d'ici-bas n'est pas détruite, mais achevée dans la patrie, ainsi en est-il de la lumière de la grâce, car ni l'une ni l'autre ne comporte en soi d'imperfection.

Page 331: Ia.-IIae (2)

3. Bien que les effets de la grâce soient en nombre illimité, comme les actes humains eux-mêmes, on peut cependant les ramener à un nombre limité d'espèces. Et d'ailleurs tous ont ceci de commun que l'un est antérieur à l'autre.

ARTICLE 4: La division de la grâce gratuitement donnée

Objections: 1. Il semble que la façon dont S. Paul divise la grâce gratuitement donnée soit inadéquate. En effet, tout don gratuit qui nous est fait par Dieu peut être appelé grâce gratuitement donnée. Or ces dons sont en nombre illimité, qu'ils regardent les biens de l'âme ou qu'ils concernent les biens du corps; et pourtant ceux-ci ne nous rendent pas agréables à Dieu. On ne peut donc pas faire entrer les grâces gratuitement données dans un classement déterminé.

2. La grâce gratuitement donnée se distingue de la grâce qui rend agréable à Dieu. Mais la foi appartient à cette dernière catégorie puisque par elle nous sommes justifiés, selon la parole de l'Apôtre (Rm 5,1): « Ayant reçu de la foi cette justification. » Il ne convient donc pas de ranger la foi parmi les grâces gratuitement données, alors surtout qu'on n'y fait pas entrer d'autres vertus comme l'espérance et la charité.

3. Opérer des guérisons, parler diverses langues, ce sont là des miracles. L'interprétation des discours relève de la sagesse ou de la science, selon cette parole du prophète Daniel (1,17): « A ces enfants, Dieu a donné science et intelligence en matière de lettres et de sagesse. » C'est donc à tort que, dans le classement des grâces gratuites, on oppose le don de guérir et le don des langues au pouvoir de faire des miracles; et l'interprétation des discours, au pouvoir de parler avec sagesse et avec science.

4. La science et la sagesse sont des dons du Saint-Esprit, et il en est de même de l'intelligence et du conseil, de la piété, de la force et de la crainte; on l'a dit plus haut. Donc on devrait les ranger parmi les grâces gratuitement données.

En sens contraire, S. Paul écrit (1 Co 12,8): « A l'un, c'est une parole de sagesse qui est donnée par l'Esprit, à tel autre une parole de science selon le même Esprit, à un autre la foi dans ce même Esprit, à tel autre le don de guérir, à tel autre le pouvoir d'opérer des miracles, à tel autre la prophétie, à tel autre le discernement des esprits; à un autre la diversité des langues, à tel autre le don de les interpréter. »

Réponse: Nous l'avons déjà dit, la grâce gratuitement donnée est octroyée pour aider un homme à coopérer à la progression vers Dieu d'un autre. Or l'homme ne peut apporter cette contribution sous forme d'une motion intérieure qu'il exercerait sur un autre: cela n'appartient qu'à Dieu. Il ne le peut que de l'extérieur par enseignement ou persuasion. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée comprend tout ce dont l'homme a besoin pour instruire les autres dans les choses divines qui dépassent la raison. Or, à cette fin, trois conditions sont requises. Premièrement, il faut que l'homme ait une pleine connaissance des choses divines, afin de pouvoir en instruire les autres. Deuxièmement, il faut qu'il puisse confirmer ou prouver ce qu'il dit, sans quoi son enseignement ne sera pas efficace. Troisièmement, il faut qu'il puisse exprimer correctement à ses auditeurs le contenu de sa pensée.

Pour ce qui est du premier point, trois choses sont nécessaires, comme on peut s'en rendre compte à propos de l'enseignement humain. Il faut en effet que celui qui doit instruire les autres dans une science, possède d'abord une certitude parfaite des principes de cette science. Et c'est à quoi correspond « la foi », qui est la certitude des réalités invisibles, car ces réalités sont comme les principes qui soutiennent la doctrine catholique. Il faut ensuite que le maître qui enseigne soit irréprochable en ce qui regarde les principales conclusions de la science en question. A cela correspond « le discours de sagesse » qui est la connaissance des vérités divines. Il faut enfin qu'il

Page 332: Ia.-IIae (2)

abonde en exemples et qu'il connaisse de multiples effets grâce auxquels il pourra mettre les causes en évidence. A cette nécessité répond « le discours de science » qui est la connaissance des choses humaines, car « ce qui est invisible en Dieu devient visible par le moyen des créatures » (Rm 1,20).

Quant à la confirmation apportée à l'enseignement, elle se fait, quand il s'agit de vérités rationnelles, par des arguments ou des preuves. S'il s'agit au contraire des vérités révélées qui dépassent la raison, elle ne peut se faire que par ce qui est propre à la puissance divine. Et cela, d'une double manière. Soit que le maître, enseignant la doctrine sacrée, opère des miracles que Dieu seul peut faire, comme rendre la santé au corps, et c'est « le don de guérir »; ou bien fasse des oeuvres qui n'ont d'autre but que de manifester la puissance divine, comme arrêter le soleil, l'obscurcir, diviser les eaux de la mer, et c'est « le pouvoir d'opérer des miracles ». Soit qu'il puisse révéler ce que Dieu seul connaît, comme les événements futurs, et c'est le don de « prophétie », ou les secrets des coeurs, et c'est le don de « discernement des esprits ».

Enfin le pouvoir de s'exprimer correctement peut avoir rapport à l'idiome employé pour se faire comprendre: nous avons alors le « don des langues ». Ou bien il s'agit de la signification à attribuer aux paroles proférées: et c'est le « don d'interprétation ».

Solutions: 1. Nous l'avons dit précédemment, tous les bienfaits qui nous sont accordés par Dieu ne reçoivent pas le nom de grâces gratuitement données, mais ceux-là seulement qui dépassent le pouvoir de la nature. Ainsi, qu'un pêcheur sans instruction abonde en discours de sagesse ou de science, etc., voilà ce qui figure ici comme des grâces gratuitement données.

2. La foi, dans cette énumération, n'est pas cette vertu qui justifie l'homme antérieurement et qui, comme telle, ne rentre pas dans les grâces gratuitement données. La foi dont nous parlons comporte une certitude suréminente qui rend l'homme apte à instruire les autres des choses de la foi. Quant à l'espérance et à la charité, elles appartiennent à la puissance appétitive en tant qu'elles ont pour rôle d'ordonner l'homme à Dieu.

3. On distingue le don de guérir du pouvoir général de faire des miracles, parce que ce don a une efficacité spéciale pour amener à la foi: on y incline plus facilement si l'on bénéficie de la santé corporelle obtenue par la puissance de la foi. De même, le don des langues et l'interprétation des discours ont, pour conduire à la foi, une efficacité particulière, et c'est la raison pour laquelle on en fait des grâces spéciales.

4. Ce n'est pas au même titre que la sagesse et la science sont classées parmi les grâces gratuitement données, et qu'elles font partie de la liste des dons du Saint-Esprit. Dans ce dernier cas, elles donnent à l'esprit de l'homme cette souplesse qui le rend apte à être mû par l'Esprit Saint dans les choses qui ont trait à la sagesse et à la science; car, nous l'avons dit. c'est ainsi qu'il faut comprendre les dons du Saint-Esprit. Mais on les range parmi les grâces gratuitement données quand elles comportent une certaine abondance de sagesse et de science, qui va permettre à l'homme, non seulement de juger pour lui-même correctement des choses divines, mais encore d'instruire les autres et de réfuter les contradicteurs. C'est pourquoi, parmi les grâces gratuitement données, on donne une place de choix au « discours de sagesse » et au « discours de science », car, selon S. Augustin: « Autre chose pour l'homme est de savoir ce qu'il doit croire pour obtenir la vie éternelle, et autre chose de savoir comment, à ce sujet, venir en aide aux âmes pieuses et défendre la foi contre les impies. »

ARTICLE 5: Comparaison entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée

Page 333: Ia.-IIae (2)

Objections: 1. Il semble que la grâce gratuitement donnée soit plus noble que la grâce qui rend agréable à Dieu. En effet, d'après Aristote: « Le bien de la nation l'emporte sur le bien de l'individu. » Or la grâce qui rend agréable à Dieu est ordonnée au bien d'un seul homme, tandis que la grâce donnée gratuitement est ordonnée au bien commun de toute l'Église, nous venons de le dire. Donc cette dernière est plus noble que l'autre.

2. Il faut plus de vertu pour faire du bien à autrui que pour se perfectionner soi-même seulement, de même que la luminosité d'un corps est plus vive quand il peut en éclairer d'autres au lieu de n'être lumineux qu'en lui-même. C'est pour cette raison qu'Aristote déclare que « la plus éclatante des vertus est la justice » qui règle les rapports de l'homme avec ses semblables. Or, par la grâce qui rend agréable à Dieu, l’homme n'acquiert que sa perfection personnelle, tandis que, par la grâce gratuitement donnée, il oeuvre en vue de la perfection d'autrui. Donc cette grâce gratuitement donnée a plus de valeur que la grâce qui rend agréable à Dieu.

3. Ce qui appartient en propre aux individus les meilleurs a plus de valeur que ce qui est commun à tous; ainsi la faculté de raisonner qui est propre à l'homme l'emporte sur la faculté de sentir commune à tous les animaux. Mais la grâce qui rend agréable à Dieu est commune à tous les membres de l'Église; au contraire la grâce gratuitement donnée n'est accordée qu'aux membres les plus dignes. C'est donc que celle-ci a plus de valeur que celle-là.

En sens contraire, après avoir énuméré les diverses grâces gratuitement données, l'Apôtre ajoute (1 Co 12,31): « je vous ferai connaître une voie plus excellente », et, comme la suite du texte le montre, il entend parler de la charité, laquelle se rattache à la grâce qui rend agréable à Dieu. C'est donc que cette grâce est plus noble que la grâce gratuitement donnée.

Réponse: Une vertu est d'autant plus excellente qu'elle est ordonnée à un bien plus élevé; et la fin est toujours plus importante que les moyens. Or la grâce qui rend agréable à Dieu ordonne immédiatement l'homme à l'union avec la fin ultime. Les grâces gratuitement données au contraire ne sont pour l'homme que des préparations à atteindre la fin ultime; en effet, la prophétie, les miracles etc., sont pour les hommes comme des invites à rejoindre la fin ultime. Voilà pourquoi la grâce qui rend agréable à Dieu est bien supérieure à la grâce gratuitement donnée.

Solutions: 1. Selon le Philosophe, le bien de la multitude, d'une armée par exemple, est double. Il y a un bien qui se trouve dans la multitude elle-même: ainsi l'ordre de l'armée. Et il y a un autre bien, distinct de la multitude, qui est le bien du chef. Ce dernier bien est supérieur à l'autre, car c'est à lui que l'autre est ordonné. Or la grâce gratuitement donnée est ordonnée au bien commun de l'Église, qui est l'ordre ecclésial; la grâce qui rend agréable à Dieu se réfère au bien commun distinct de l'ensemble, qui est Dieu lui-même. C'est ce qui fait que cette grâce est plus noble.

2. Si la grâce gratuitement donnée pouvait réaliser dans un autre ce que l'homme acquiert par la grâce qui rend agréable à Dieu, la grâce gratuite aurait plus de valeur; ainsi la luminosité du soleil qui répand sa lumière l'emporte sur celle du corps simplement éclairé. Mais, par la grâce gratuitement donnée, l'homme ne peut produire dans un autre l'union à Dieu, c'est l’oeuvre de la grâce qui rend agréable à Dieu. L'homme, par la grâce gratuite, ne peut réaliser que certaines dispositions à l'union. Et c'est pourquoi il ne faut pas dire que la grâce gratuite est meilleure; ainsi, dans le feu, la chaleur extérieure qui révèle sa nature et qu'il répand sur les corps environnants, n'est pas plus noble que sa propre forme substantielle de feu.

3. La faculté de sentir est ordonnée à la faculté de raisonner comme à sa fin, et c'est pourquoi cette dernière faculté est plus noble. Mais, dans le cas présent, c'est le contraire qui se produit: ce qui est particulier à quelques-uns est ordonné à ce qui est possédé communément. La comparaison ne vaut donc pas.

Page 334: Ia.-IIae (2)

Somme Théologique Ia-IIae

QUESTION 112: LA CAUSE DE LA GRÂCE

1. Dieu seul est-il cause efficiente de la grâce? - 2. Une certaine disposition, par un acte du libre arbitre, est-elle requise chez celui qui reçoit la grâce? - 3. Une telle disposition peut-elle nécessiter la grâce? - 4. La grâce est-elle égale en tous? - 5. Peut-on savoir que l'on a la grâce?

ARTICLE 1: Dieu seul est-il cause efficiente de la grâce?

Objections: 1. Il ne semble pas. Nous lisons en effet dans S. Jean (1,17): « La grâce et la vérité nous sont venues par Jésus Christ. » Or ce nom de Jésus Christ ne désigne pas seulement la nature divine qui s'est unie à la nature humaine, mais aussi cette nature humaine créée qui a été assumée par le Verbe divin. Donc une créature peut être cause de la grâce.

2. Il y a entre les sacrements de la nouvelle loi et ceux de l'ancienne cette différence que les premiers causent la grâce, tandis que les seconds se contentent de la signifier. Or les sacrements de la nouvelle loi sont des réalités du monde visible. Dieu n'est donc pas la seule cause de la grâce.

3. D'après Denys, les anges purifient, illuminent et perfectionnent aussi bien les hommes que les anges inférieurs. Or, la créature rationnelle est purifiée, illuminée et perfectionnée par la grâce. Donc Dieu n'est pas seul à causer la grâce.

En sens contraire, nous lisons dans le Psaume (84,12) « Le Seigneur donnera la grâce et la gloire. »

Réponse: Aucune cause ne peut produire par son action un effet d'une nature supérieure à la sienne: car il faut toujours que la cause soit ontologiquement supérieure à son effet. Or le don de la grâce dépasse la perfection de toute nature créée, n'étant autre chose qu'une certaine participation de la nature divine qui transcende toute autre nature. C'est pourquoi il est impossible qu'une créature quelconque cause la grâce. Il est en effet nécessaire que Dieu seul déifie, communiquant en partage la nature divine sous forme d'une certaine participation par mode d'assimilation, de même qu'il est impossible que le feu soit communiqué par autre chose que par le feu lui-même.

Solutions: 1. L'humanité du Christ est « comme l'organe de sa divinité », selon l'expression de S. Jean Damascène. Or l'instrument ne réalise pas l'action de l'agent principal par sa propre vertu, mais par la vertu de cet agent. C'est pourquoi l'humanité du Christ ne cause pas la grâce par sa propre vertu, mais par la vertu de la divinité qui lui est unie et qui fait que les actions humaines du Christ sont salutaires.

2. Dans la personne du Christ, l'humanité cause notre salut par la grâce sous l'action de la vertu divine qui est l'agent principal. Ainsi en est-il des sacrements de la nouvelle loi qui dérivent du Christ: ils causent la grâce instrumentalement par la vertu du Saint-Esprit qui agit en eux à titre d'agent principal, selon cette parole de S. Jean (3,5): « Si quelqu'un ne renaît de l'eau et du Saint-Esprit... »

3. L'ange purifie, illumine, perfectionne soit un autre ange, soit l'homme lui-même, en l'instruisant de quelque manière, mais non en le justifiant par la grâce. Aussi Denyse précise-t-il que ce genre « de purification, d'illumination et de perfection n'est autre chose qu'une acquisition de la science divine ».

Page 335: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 2: Une certaine disposition, par un acte du libre arbitre, est-elle requise chez celui qui reçoit la grâce?

Objections: 1. Il semble que non, car l'Apôtre écrit (Rm 4,4) « A celui qui fournit un travail, on ne compte pas le salaire comme une grâce, mais comme un dû. » Or, se préparer à l'aide du libre arbitre suppose un certain travail, ce qui enlèverait à la grâce sa gratuite.

2. Celui qui s'enfonce dans le péché ne se prépare pas à posséder la grâce. Mais à certains pécheurs qui s'enfoncent dans le mal, la grâce a été donnée; ce fut le cas de S. Paul qui reçut la grâce alors qu'« il ne respirait que menaces et massacres à l'égard des disciples du Seigneur » (Ac 9,1). Aucune préparation à la grâce n'est donc requise de la part de l'homme.

3. Un agent d'une puissance infinie n'a pas besoin que la matière sur laquelle il agit soit disposée à recevoir son action; il n'a même pas besoin de matière, comme on le voit dans le cas de la création. Or on compare le don de la grâce à une création, car il s'agit, selon l'expression de l'Apôtre d'une « création nouvelle » (Ga 6,15). Et c'est Dieu seul, nous le savons, qui, en raison de sa puissance infinie, cause la grâce. Il n'y a donc pas besoin, pour l'obtenir, de préparation de la part de l'homme.

En sens contraire, nous lisons dans Amos (4,12): « Prépare-toi, Israël à la rencontre de ton Dieu »; et dans le premier livre de Samuel (7,3 Vg) « Préparez vos coeurs au Seigneur. »

Réponse: Nous l'avons déjà dit, la grâce peut s'entendre en deux sens: soit comme le don même de Dieu à l'état d'habitus; soit comme un secours de Dieu qui meut l'âme au bien. Dans le premier sens, la grâce requiert une certaine préparation, car aucune forme ne peut exister dans une matière si celle-ci ne s'y trouve disposée. Mais si nous parlons de la grâce au sens de secours de Dieu portant au bien, sous ce rapport aucune préparation préalable au secours divin n'est requise de la part de l'homme; bien plutôt toute préparation qui se trouve dans l'homme a nécessairement pour origine le secours de Dieu portant au bien. En ce sens le bon mouvement lui-même du libre arbitre, par lequel on est préparé à recevoir le don de la grâce, est un acte du libre arbitre mû par Dieu. C'est ainsi que l'homme est dit se préparer, selon cette parole des Proverbes (16,1 Vg): « Il appartient à l'homme de préparer son âme. » Mais c'est à Dieu principalement qu'il appartient de mouvoir le libre arbitre, selon que « la volonté de l'homme est préparée par Dieu » (Pr 8, 35 Vg); et, dans le Psaume (37,23), que « le Seigneur dirige les pas de l'homme ».

Solutions: 1. Il y a une préparation de l'homme à recevoir la grâce, qui coïncide avec l'infusion même de la grâce. Cette préparation est méritoire, non pas de la grâce qui est déjà possédée, mais de la gloire qui n'est pas encore acquise. Il y a une autre préparation à la grâce, imparfaite celle-là, mais qui parfois précède le don de la grâce sanctifiante, et qui s'accomplit néanmoins sous la motion de Dieu. Une telle préparation n'est pas méritoire puisque l'homme n'a pas encore été justifié par la grâce; car il ne peut y avoir de mérite sans la grâce, nous le verrons plus loin.

2. Puisque l'homme ne peut se préparer à la grâce sans que Dieu le prévienne et le meuve au bien, il importe peu que l'on parvienne à la préparation parfaite tout d'un coup ou progressivement. Nous lisons en effet dans l'Ecclésiastique (11,29 Vg): « C'est chose facile aux yeux de Dieu d'enrichir d'un seul coup celui qui est pauvre. » Cependant il arrive parfois que Dieu meut l'homme à un certain bien qui n'est pas le bien parfait: une telle préparation précède la grâce. D'autres fois, Dieu meut l'homme immédiatement au bien parfait, et aussitôt l'homme reçoit la grâce, selon cette parole en S. Jean (6,45): « Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement, vient à moi. » C'est ce qui est arrivé à S. Paul: subitement, alors qu'il s'enfonçait dans le péché, son coeur a été mû parfaitement par Dieu; ayant entendu, il a compris et il s'est rendu, et c'est pourquoi il a reçu aussitôt la grâce.

3. Un agent de vertu infinie n'exige pas de matière ni de disposition matérielle, présupposées comme venant de l'action d'une autre cause. Néanmoins il faut que, suivant la condition de la réalité à

Page 336: Ia.-IIae (2)

produire, cet agent cause, dans la chose elle-même, aussi bien la matière que la disposition nécessaire à la forme. Pareillement, pour que Dieu infuse la grâce dans une âme, aucune préparation n'est requise sinon celle qu'il produit lui-même.

ARTICLE 3: Une telle disposition peut-elle nécessiter la grâce?

Objections: 1. Il semble que la grâce soit donnée nécessairement à celui qui s'y prépare ou qui fait tout son possible. En effet à propos de ce texte de l'épître aux Romains (5,1): « justifiés dans la foi, nous sommes en paix », nous lisons dans la Glose: « Dieu accueille celui qui a recours à lui; s'il n'en était pas ainsi, il y aurait en Dieu de l'injustice. » Mais il est impossible que Dieu soit injuste; il est donc impossible que Dieu n'accueille pas celui qui a recours à lui. Donc l'homme obtient nécessairement la grâce.

2. D'après S. Anselme, la raison pour laquelle Dieu n'a pas accordé la grâce au diable, c'est que celui-ci n'a pas voulu la recevoir ni s'y préparer. Or supprimez la cause, vous supprimez aussi l'effet. Si donc quelqu'un veut recevoir la grâce, il est nécessaire qu'elle lui soit donnée.

3. Le bien a tendance à se répandre, comme le prouve Denys. Mais le bien de la grâce est meilleur que le bien de la nature. Donc, puisque la forme naturelle est donnée nécessairement à la nature quand celle-ci est disposée à la recevoir, à bien plus forte raison la grâce sera-t-elle nécessairement accordée à celui qui s'y prépare.

En sens contraire, l'homme est comparé à Dieu comme l'argile au potier, selon cette parole du Seigneur en Jérémie (18,6): « Ce que l'argile est dans la main du potier, vous l'êtes dans ma main. » Or l'argile, si bien préparée qu'elle soit, ne reçoit pas nécessairement forme de la part du potier. Donc l'homme, quelle que soit sa préparation, ne reçoit pas nécessairement de Dieu la grâce.

Réponse: Comme nous l'avons déjà dit, la préparation de l'homme à la grâce vient à la fois de Dieu qui meut et du libre arbitre qui est mû. On peut donc envisager cette préparation sous un double aspect. Comme provenant du libre arbitre, elle ne rend nullement nécessaire l'obtention de la grâce, car le don de la grâce est disproportionné par rapport à toute préparation dont l'homme est capable. Comme ce à quoi tendait la motion divine, par contre, elle revêt un caractère de nécessité: nécessité qui n'est pas de contrainte, mais de certitude, car ce que Dieu entend produire ne saurait faire défaut, selon cette parole de S. Augustin: « C'est très certainement que sont libérés ceux que par grâce Dieu libère. » Par conséquent si l'intention de Dieu quand il meut le coeur de l’homme est que cet homme reçoive la grâce, il ne peut manquer de la recevoir d'après cette parole du Seigneur en S. Jean (6, 45): « Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement vient à moi. »

Solutions: 1. Ce passage de la Glose parle de celui qui recourt à Dieu par un acte méritoire de son libre arbitre déjà informé par la grâce; si Dieu ne répondait à cet appel, il irait contre la justice qu'il a lui-même établie. - Si l'on veut cependant qu'il soit question, dans ce passage, du mouvement du libre arbitre précédant la grâce, il faut alors l'entendre en ce sens que le recours de l'homme à Dieu se fait par la motion divine, et il est juste que celle-ci ne soit pas prise en défaut.

2. Quand la grâce nous fait défaut, c'est en nous qu'il faut en chercher la cause première; quand elle nous est donnée, sa première cause vient de Dieu, selon cette parole du prophète Osée (13,9 Vg): « Ta perte vient de toi, Israël, mais ton salut est en moi seul. »

3. Même dans le domaine des réalités naturelles, si la disposition de la matière entraîne nécessairement l'apparition de la forme, c'est grâce à la puissance de l'agent qui cause cette disposition.

Page 337: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 4: La grâce est-elle égale en tous?

Objections: 1. Il semble que la grâce ne soit pas plus grande chez l'un que chez l'autre; car, on l'a dit, c'est l'amour divin qui cause en nous la grâce. Mais nous lisons dans le livre de la Sagesse (6,7): « Il a fait le petit et le grand, et il prend soin également de tous. » Donc tous reçoivent de Dieu une grâce égale.

2. Quand on parle d'un degré suprême, il ne peut être question de plus ou de moins. Mais la grâce représente un degré suprême, puisqu'elle nous unit à notre fin ultime. Elle ne comporte donc pas de plus ni de moins, et elle n'est pas plus grande chez l'un que chez l'autre.

3. La grâce est la vie de l'âme, a-t-on dit. Mais on ne vit pas plus ou moins. Ainsi en est-il de la grâce.

En sens contraire, nous lisons dans l'épître aux Éphésiens (4,7): « Chacun de nous a reçu sa part de la grâce divine selon que le Christ a mesuré ses dons. » Or ce qui est donné d'après une mesure n'est pas donné à tous d'une manière égale. Donc tous n'ont pas une grâce égale.

Réponse: Nous l'avons dit plus haut, c'est selon deux dimensions qu'un habitus peut être grand. L'une se prend de la fin, ou de l'objet, et on dit alors d'une vertu qu'elle est plus grande qu'une autre quand le bien auquel elle est ordonnée est plus élevé; l'autre se prend du sujet, selon qu'il participe plus ou moins au même habitus. Selon la première dimension, la grâce sanctifiante ne comporte pas le plus ou le moins, puisque le bien auquel elle est ordonnée n'est autre que le souverain bien, Dieu, auquel elle unit l'homme. Mais du point de vue du sujet, la grâce peut comporter du plus ou du moins, suivant que l'un est illuminé plus parfaitement que l'autre par la lumière de la grâce.

Une des raisons de cette diversité vient de la manière dont on se prépare à la grâce, car celui qui s'y prépare mieux reçoit une grâce plus abondante. Ce n'est pourtant pas la raison première, car la préparation à la grâce n'appartient pas à l'homme sinon en tant que Dieu prépare son libre arbitre. C'est pourquoi la première cause de cette diversité doit se prendre du côté de Dieu qui dispense différemment les dons de sa grâce, en vue de faire ressortir la beauté et la perfection de l'Église; de même qu'il a établi les divers degrés des êtres pour la perfection de l'univers. Aussi l'Apôtre, après avoir écrit (Ep 4,7): « A chacun la grâce a été donnée selon que le Christ a mesuré ses dons », énumère-t-il les différentes grâces, et il ajoute qu'elles sont destinées « au perfectionnement des saints pour l'édification du corps du Christ ».

Solutions: 1. Le soin que Dieu prend de ses créatures peut être envisagé à un double point de vue. A considérer l'acte lui-même de prendre soin, qui est simple et uniforme, Dieu prend soin également de tous, car c'est par un acte unique et simple qu'il dispense ses plus grands et ses moindres bienfaits. Mais si on considère les biens qu'il dispense aux créatures dont il prend soin, là on découvre l'inégalité car la providence de Dieu octroie aux uns de plus grands dons qu'aux autres.

2. L'objection porte sur la grandeur de la grâce entendue selon la première dimension. Et il est bien vrai qu'une grâce ne peut être plus grande en ceci qu'elle ordonnerait celui qui la reçoit à un bien plus grand; mais bien en ceci qu'elle ordonne à une participation plus ou moins grande au même bien. Il peut, en effet, y avoir divers degrés d'intensité dans la participation du sujet gratifié, tant à la grâce elle-même qu'à la gloire finale.

3. La vie naturelle appartient à la substance même de l'homme, et de ce fait elle ne comporte pas de plus ou de moins. Mais l'homme participe à la vie de la grâce sous un mode accidentel, et c'est pourquoi il peut la posséder plus ou moins.

Page 338: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 5: Peut-on savoir que l'on a la grâce?

Objections: 1. Il semble que oui, car la grâce, par son essence même, se trouve dans l'âme. Or toutes les réalités qui sont dans l'âme par leur essence, sont l'objet d'une connaissance absolument certaine; c'est ce que prouve S. Augustin. La grâce peut donc être connue avec une absolue certitude par celui qui la possède.

2. De même que la science, la grâce est un don de Dieu. Mais celui qui reçoit de Dieu la science, sait qu'il la possède, selon cette parole du livre de la Sagesse (7,17): « Le Seigneur m'a donné la véritable science des êtres. » Ainsi en sera-t-il de la grâce reçue de Dieu.

3. La lumière est plus connaissable que les ténèbres, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 5,13): « Tout ce qui est connu avec évidence est lumière. » Or le péché, qui constitue des ténèbres spirituelles, peut être connu avec certitude par celui qui en porte la culpabilité. A plus forte raison la grâce, qui est lumière spirituelle, peut-elle l'être aussi.

4. S. Paul écrit (1 Co 2,12): « Nous n'avons pas reçu, nous, l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits. » Mais la grâce est le premier des dons de Dieu. L'homme qui a reçu de l'Esprit Saint la grâce, connaît donc, par le même Esprit, que la grâce lui a été donnée.

5. L'Ange du Seigneur s'adressant à Abraham lui dit (Gn 22,12): « je sais maintenant que tu crains Dieu », ce qui revient à dire: « je te le fais connaître. » Or il s'agit ici de la crainte vertueuse qui suppose la grâce. L'homme peut donc connaître qu'il possède la grâce.

En sens contraire, nous lisons dans l'Ecclésiaste (9,1 Vg): « Personne ne sait s'il est digne de haine ou d'amour. » Or c'est la grâce sanctifiante qui rend l'homme digne de l'amour de Dieu. Donc nul ne peut savoir s'il possède la grâce.

Réponse: Quelque chose peut être connu de trois manières. D'abord par révélation; et de cette façon l'homme peut savoir qu'il possède la grâce. Dieu le révèle parfois en effet à quelques privilégiés, pour qu'ils commencent à jouir dès cette vie d'une joie assurée et pour qu'ils puissent, avec plus de confiance et de force, entreprendre de grandes oeuvres et supporter les maux de la vie présente. En ce sens le Seigneur a dit à S. Paul (2 Co 12,9): « Ma grâce te suffit. »

D'une autre manière l'homme connaît quelque chose par lui-même et d'une façon certaine. En ce sens nul ne peut savoir s'il possède la grâce. En effet on ne peut parvenir à la certitude sur un objet qu'à la condition d'en juger à partir des principes propres à cet objet. Ainsi les conclusions d'une démonstration ne sont certaines que par le moyen de principes universels indémontrables. Et nul ne peut savoir qu'il possède la science d'une conclusion s'il en ignore le principe. Or le principe de la grâce, et son sujet, c'est Dieu lui-même: et Dieu, à cause de son excellence, nous est inconnu, selon cette parole de job (32,26): « Dieu est grand, au-dessus de toute science. » C'est pourquoi sa présence en nous, ou son absence, ne peuvent être connues avec certitude, selon cette parole du même livre (9,11): « Il passe près de moi, et je ne le vois pas, il s'éloigne sans que je l'aperçoive. » Voilà pourquoi l'homme ne peut discerner avec certitude s'il possède la grâce, selon S. Paul (1 Co 4,3): « je ne me juge pas moi-même; celui qui me juge, c'est le Seigneur. » Enfin il est une troisième manière de connaître une chose: de façon conjecturale, à l'aide de certains signes. De cette façon on peut connaître que l'on possède la grâce; par exemple si l'on constate que l'on trouve sa joie en Dieu et que l'on méprise les plaisirs du monde; ou bien si l'on n'a pas la conscience d'un péché mortel. C'est ainsi qu'il faut comprendre le passage de l'Apocalypse (2,7) qui dit: « Au vainqueur je donnerai une manne cachée que nul ne connaît, hormis celui qui la reçoit. » Celui qui la reçoit éprouve en effet une

Page 339: Ia.-IIae (2)

certaine douceur qu'ignore celui qui en est privé. Néanmoins une telle connaissance est imparfaite; aussi l'Apôtre peut-il écrire: « Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour autant », car, comme il est dit dans le Psaume (19,13): « Qui connaît ses péchés? Purifie-moi, Seigneur, du mal caché. »

Solutions: 1. Ce qui, par son essence même, se trouve dans l'âme, est connu d'une connaissance expérimentale en tant que l'homme découvre dans ses propres activités les principes qui en sont les causes; nous percevons notre volonté en voulant, nous percevons la vie en agissant vitalement.

2. Avoir la science c'est être certain des vérités dont on a la science, et de même avoir la foi c'est être certain de ce que l'on croit. La raison en est que la certitude appartient à la perfection de l'intelligence où se trouvent ces dons de science et de foi. C'est pourquoi quiconque a la science ou la foi, c'est avec certitude qu'il a conscience de les avoir. Il n'en est pas de même de la grâce, de la charité et autres dons du même genre qui ont pour rôle de parfaire la puissance appétitive.

3. Le péché a pour principe et pour objet le bien transitoire et ce bien nous est connu; l'objet de la grâce, comme sa fin, nous est inconnu à cause de l'immensité de sa lumière, selon cette parole de l'Apôtre (1 Tm 6,16) « Il habite une lumière inaccessible. »

4. L'Apôtre parle des dons de la gloire qui nous sont donnés en espérance, et que nous connaissons d'une façon très certaine par la foi; mais nous ne savons pas avec certitude si nous avons la grâce qui seule nous permet de mériter ces dons. - On peut aussi entendre le texte de l'Apôtre d'une connaissance privilégiée donnée par révélation. C'est pourquoi d'ailleurs S. Paul ajoute: « C'est à nous que Dieu l'a révélé par l'Esprit Saint. ». Cette parole dite à Abraham peut se rapporter à la connaissance expérimentale que l'on tire de l’oeuvre accomplie. Car, du fait de sa conduite, Abraham pouvait connaître d'expérience qu'il avait la crainte de Dieu. - On peut aussi attribuer cette parole à une révélation spéciale.

Somme Théologique Ia-IIae

LES EFFETS DE LA GRÂCE

Il faut maintenant étudier les effets de la grâce: I. La justification de l'impie, qui est l'effet de la grâce opérante (Q. 113). - II. Le mérite, qui est l'effet de la grâce coopérante (Q. 114).

QUESTION 113: LA JUSTIFICATION DE L'IMPIE

1. Sa nature. - 2. L'infusion de la grâce est-elle requise pour la justification? - 3. Un mouvement du libre arbitre est-il requis? - 4. Un mouvement de foi est-il requis? - 5. Un mouvement du libre arbitre contre le péché est-il requis? - 6. Parmi les facteurs précédemment énumérés de la justification faut-il introduire la rémission des péchés? - 7. La justification de l'impie est-elle successive, ou instantanée? - 8. Quel est l'ordre naturel des facteurs qui concourent à la justification? - 9. La justification de l'impie est-elle la plus grande oeuvre de Dieu? - 10. La justification de l'impie est-elle miraculeuse?

ARTICLE 1: Qu'est-ce que la justification de l'impie?

Objections: 1. Il semble que la justification de l'impie ne soit pas la rémission des péchés, car le péché n'est pas seulement opposé à la justice, mais aussi à toutes les autres vertus, on l'a montré. Or, le mot " justification " exprime un certain mouvement vers la justice. Donc toute rémission du péché n'est pas une justification; car tout mouvement se fait entre deux termes opposés.

Page 340: Ia.-IIae (2)

2. Comme le remarque Aristote, le nom que l'on donne à un objet doit se prendre de ce qu'il y a de plus important en lui. Or la rémission des péchés s'opère principalement par la foi, selon cette parole des Actes des Apôtres (15, 9): " Il a purifié leur coeur par la foi "; - et par la charité, selon les Proverbes (10, 12): " La charité couvre tous les péchés. " C'est donc à partir de la foi et de la charité, plutôt qu'à partir de la justice, que l'on doit nommer la rémission des péchés.

3. La rémission des péchés est, semble-t-il, la même chose que l'appel, car on appelle celui qui est loin; et par le péché on est loin de Dieu. Mais l'appel précède la justification, selon cette parole de l'apôtre (Rm 8, 30): " Ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés. " La justification n'est donc pas la rémission des péchés.

En sens contraire, à propos de cette parole " Ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ", nous lisons dans la Glose: " [Il les a justifiés] par la rémission des péchés. " Donc la justification est la rémission des péchés.

Réponse: Au sens passif du mot, la justification signifie un mouvement vers la justice comme la caléfaction un mouvement vers la chaleur. Et comme la justice s'entend toujours de la rectitude d'un ordre, elle est susceptible d'une double acception. En un premier sens elle implique l'ordre établi dans l'action humaine elle-même. Et sous ce rapport la justice est regardée comme une vertu, soit qu'il s'agisse de la justice particulière qui ordonne et rectifie l'action d'un homme à l'égard d'un autre homme, soit qu'il s'agisse de la justice légale qui ordonne et rectifie l'action de l'homme à l'égard du bien commun de la multitude comme le montre Aristote.

En un autre sens, on parle de justice pour signifier la rectitude de l'ordre que l'homme établit en son intérieur, rectitude qui consiste en ceci que la partie supérieure de l'homme est soumise à Dieu, et que les puissances inférieures de l'âme le sont à la partie supérieure, c'est-à-dire à la raison. Cet équilibre intérieur, Aristote d l'appelle justice au sens métaphorique. Or une telle justice peut se réaliser dans l'homme de deux façons. Premièrement par voie de simple génération, qui fait passer le sujet de la privation d'une forme à la possession de cette même forme. C'est de cette manière que la justification pourrait s'accomplir à l'égard de celui qui serait sans péché au moment où il recevrait cette justice; c'est ainsi qu'Adam a reçu la justice originelle.

Ou bien, secondement, la justice en question peut être produite dans l'homme selon un mouvement qui va d'un contraire à l'autre. Dans ce cas, la justification implique un passage de l'état d'injustice à l'état de justice; et c'est en ce sens que nous entendons la justification de l'impie, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 4, 5): " A celui qui ne travaille pas, mais qui croit en celui qui justifie l'impie, etc. " Et parce que le nom qu'on donne à un mouvement se prend plutôt du point d'arrivée que du point de départ, le changement par lequel on passe, de l'état d'injustice à la rémission du péché, recevra son nom du terme auquel il aboutit et s'appellera justification de l'impie.

Solutions: 1. Tout péché, en tant qu'il comporte un certain désordre de l'esprit non soumis à Dieu, peut être appelé injustice par opposition à cette justice dont nous avons parlé plus haut, selon S. Jean (I, 3, 14): " Quiconque commet le péché commet une injustice, car le péché est une injustice. " En ce sens le fait d'ôter un péché, quel qu'il soit, mérite le nom de justification.

2. La foi et la charité établissent l'esprit humain à l'égard de Dieu dans un ordre qui est particulier, selon l'intelligence et l'amour. La justice, elle, comporte en sa généralité la totale rectitude de l'ordre. C'est pourquoi ce changement qu'est la rémission du péché tire son nom de la justice plutôt que de la foi ou de la charité.

3. L'appel a trait à ce secours par lequel Dieu meut intérieurement et excite l'esprit à sortir du péché. Cette motion divine n'est pas à proprement parler la rémission du péché: elle en est la cause.

Page 341: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 2: L'infusion de la grâce est-elle requise pour la justification?

Objections: 1. Il ne semble pas, car on peut s'éloigner d'un contraire sans parvenir au terme opposé quand il y a des intermédiaires. Or, entre l'état de péché et l'état de justice, il y a un intermédiaire qui est l'état d'innocence où il n'y a ni faute ni grâce. Le péché peut donc être remis sans que l'on parvienne à la grâce.

2. La remise du péché consiste dans une simple décision de Dieu, selon cette parole du Psaume (32, 2): " Bienheureux l'homme à qui le Seigneur n'impute pas son péché. " Mais la grâce pose quelque chose de réel en nous, on l'a dit. Donc son infusion n'est pas nécessaire à la rémission du péché.

3. On ne peut être à la fois sujet de deux contraires. Mais il y a des péchés qui sont opposés l'un à l'autre, comme la prodigalité et l'avarice. Celui qui pèche par prodigalité ne peut donc en même temps pécher par avarice. Mais il a pu le faire auparavant, et ainsi, en péchant par prodigalité, il se libère du péché d'avarice. Un péché peut donc être remis sans la grâce.

En sens contraire, on lit dans l'épître aux Romains (3, 24): " Ils sont justifiés gratuitement par sa grâce. "

Réponse: L'homme en péchant, offense Dieu. Or d'où vient qu'une offense est remise à quelqu'un sinon de ce que l'esprit de l'offensé est apaisé à l'égard de l'offenseur? Ainsi, dire qu'un péché nous est remis c'est dire que Dieu s'est apaisé à notre égard. Et cette paix consiste dans l'amour que Dieu a pour nous. Or cet amour de Dieu, considéré du côté de l'acte divin lui-même, est éternel et immuable; mais, envisagé dans l'effet qu'il imprime en nous, il peut s'interrompre parfois, selon que nous nous dérobons à lui et qu'ensuite nous le recouvrons. Cet effet du divin amour en nous, qui est enlevé par le péché, c'est la grâce qui rend l'homme digne de la vie éternelle et qui exclut le péché mortel. Voilà pourquoi la rémission du péché ne saurait se comprendre sans l'infusion de la grâce.

Solutions: 1. Il faut davantage pour remettre une offense à celui qui l'a commise que pour simplement n'avoir pas de haine à l'égard de celui qui n'a commis aucune offense. Il peut arriver en effet qu'un homme n'ait pour un autre ni amour ni haine; mais si cet autre vient à l'offenser et qu'il lui pardonne, cela ne peut se faire sans une bienveillance spéciale. Or, quand on dit que l'homme retrouve la bienveillance de Dieu, on l'entend du don de la grâce. C'est pourquoi, s'il est vrai qu'avant le péché l'homme aurait pu être sans grâce ni faute, après le péché, cependant, il ne peut manquer d'être en faute s'il n'a pas la grâce.

2. De même que l'amour de Dieu ne consiste pas seulement dans l'acte de la volonté divine, mais comporte aussi un certain effet de grâce, nous l'avons dit plus haut; de même le fait pour Dieu de ne pas imputer à l'homme son péché implique un certain effet dans celui auquel le péché n'est pas imputé. En effet, que Dieu n'impute pas à quelqu'un son péché c'est un effet de son amour.

3. Comme l'écrit S. Augustin: " S'il n'y avait qu'à s'arrêter de pécher pour ne plus avoir de faute sur la conscience, on pourrait s'en tenir à ces paroles de l'Écriture (Si 21, 1): "Mon fils, tu as péché, ne recommence plus". Mais cela ne suffit pas, car l'Écriture ajoute aussitôt: "Prie pour que tes anciens péchés te soient pardonnés." L'acte du péché passe, en effet, mais la culpabilité demeure, nous l'avons montré précédemment. C'est pourquoi, quand un homme, en péchant, passe d'un vice à un autre qui lui est contraire, son premier acte peccamineux appartient au passé et cesse d'exister, mais sa culpabilité demeure, et il se trouve coupable en même temps de l'une et l'autre faute. La culpabilité en effet vient de ce que l'on est détourné de Dieu et, sous ce rapport, il n'y a pas de contrariété entre les péchés.

Page 342: Ia.-IIae (2)

ARTICLE 3: Le mouvement du libre arbitre est-il requis pour la justi fication?

Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, les enfants sont justifiés par le sacrement du baptême sans qu'ils aient à exercer leur libre arbitre, et il en est de même parfois pour les adultes; ainsi S. Augustin raconte qu'un de ses amis souffrait des fièvres: " Il demeura longtemps sans connaissance, baigné d'une sueur mortelle, et tandis qu'on désespérait de le sauver, on le baptisa à son insu, et il fut régénéré ", ce qui est l'oeuvre de la grâce justifiante. Mais Dieu n'a pas lié sa puissance aux sacrements. Il peut donc justifier un homme sans les sacrements et sans aucun mouvement du libre arbitre.

2. En dormant, l'homme n'a pas l'usage de la raison, sans lequel il n'y a pas d'activité du libre arbitre. Or Salomon, pendant son sommeil, reçut de Dieu le don de sagesse (1 R 3, 5; 2 Ch 1, 7). Pour la même raison, Dieu donne parfois à l'homme la grâce de la justification sans qu'un mouvement du libre arbitre soit nécessaire.

3. La cause est la même qui produit la grâce et qui la conserve dans l'être, car, écrit S. Augustin " l'homme doit se convertir à Dieu de telle sorte que, par lui, il soit toujours rendu juste ". Mais la grâce est conservée dans l'homme sans mouvement du libre arbitre. Donc il peut en être de même dès le commencement, quand elle est produite.

En sens contraire, nous lisons dans S. Jean (6, 45): " Quiconque entend le Père et reçoit son enseignement, vient à moi. " Mais on ne s'instruit pas sans un mouvement du libre arbitre; il faut en effet consentir à l'enseignement du maître. Donc personne ne vient à Dieu par la grâce de la justification sans un mouvement de son libre arbitre.

Réponse: La justification de l'impie est l'oeuvre de Dieu qui meut l'homme à la justice, selon l'Apôtre (Rm 4, 5): " C'est lui-même qui justifie l'impie. " Or Dieu meut toutes ses créatures selon le mode qui convient à chacune d'elles; ainsi nous voyons dans le monde matériel que les corps lourds et les corps légers sont mus de façon différente, conformément à la diversité de leur nature. Les hommes, eux aussi, sont mus par Dieu à la justice d'après la condition de la nature humaine. Or il appartient en propre à la nature de l'homme de posséder le libre arbitre. C'est pourquoi, en celui qui a l'usage de son libre arbitre, la motion de Dieu vers l'état de justice ne se produit pas sans qu'il y ait un mouvement de ce même arbitre; mais, dans le temps même où Dieu infuse le don de la grâce sanctifiante, il meut le libre arbitre à accepter ce don, du moins chez ceux qui sont capables de recevoir une telle motion.

Solutions: 1. Les petits enfants ne sont pas capables d'exercer leur libre arbitre, c'est pourquoi Dieu les justifie en imprimant simplement dans leur âme la forme de la grâce. Mais cela ne se fait pas sans l'intervention du sacrement, car de même que le péché originel, dont ils sont purifiés, n'a pas été contracté par eux de leur propre volonté, mais par suite de leur génération charnelle, de même c'est par génération spirituelle que la grâce qui vient du Christ dérive en eux. Et il en est de même pour les fous et les idiots qui n'ont jamais eu l'usage du libre arbitre. Mais si un individu a eu, à un moment donné, l'usage de son libre arbitre, et qu'ensuite il l'ait perdu soit du fait d'une infirmité, soit du fait du sommeil, l'administration extérieure du baptême ou d'un autre sacrement ne lui conférera la grâce de la justification que s'il a eu auparavant l'intention de recevoir le sacrement, ce qui exige l'usage du libre arbitre. C'est de cette manière que le jeune homme dont parle S. Augustin fut régénéré, car il avait consenti à recevoir le baptême auparavant, et par la suite il accepta son baptême.

2. Salomon pendant son sommeil, n'a pas mérité ni reçu la sagesse. Mais il lui fut déclaré, alors qu'il dormait, qu'en raison d'un désir antérieur, la sagesse lui serait infusée par Dieu. De là cette parole qui lui est attribuée (Sg 7, 7): " J'ai désiré l'intelligence et elle m'a été donnée. " On peut aussi penser que le sommeil dont il est question ne fut pas naturel, et qu'il s'agissait d'un sommeil prophétique, selon cette parole des Nombres (12, 6): " S'il y a parmi vous un prophète du Seigneur, c'est dans un songe et en vision que je lui parlerai. " Dans ce cas en effet, on garde son libre arbitre.

Page 343: Ia.-IIae (2)

Cependant, il faut se rendre compte qu'il en va différemment du don de sagesse et du don de la grâce sanctifiante. Ce dernier en effet ordonne principalement l'homme au bien qui est objet de volonté, et c'est pourquoi l'homme s'y trouve mû par un mouvement de volonté et donc de libre arbitre. Au contraire la sagesse perfectionne l'intelligence dont l'acte précède celui de la volonté; c'est pourquoi l'intelligence peut être illuminée par le don de sagesse sans qu'il se produise un mouvement complet du libre arbitre. C'est également ce que nous observons chez ceux qui reçoivent certaines révélations pendant leur sommeil, selon cette parole de job (33, 15): " Quand un profond sommeil pèse sur les hommes, et qu'ils dorment sur leur couche, alors Dieu leur ouvre l'oreille et les instruit de sa loi. "

3. Par l'infusion de la grâce sanctifiante se produit un changement dans l'âme, ce qui requiert un mouvement propre à l'âme humaine, selon son mode propre. Mais la conservation de la grâce a lieu sans changement; elle ne requiert donc pas un mouvement de la part de l'âme, mais seulement la continuation de l'influx divin.

ARTICLE 4: Un mouvement de foi est-il requis pour la justification de l'impie?

Objections: 1. Il semble que non, car si l'homme est justifié par la foi, il l'est aussi par d'autres vertus: la crainte, par exemple, selon cette parole de l'Ecclésiastique (1, 27 Vg): " La crainte du

Seigneur chasse le péché, et celui qui est sans crainte ne pourra être justifié "; - ou encore la charité, selon cette parole du Seigneur en S. Luc (7, 47): " Ses nombreux péchés lui sont remis parce qu'elle a beaucoup aimé "; - ou encore l'humilité, selon S. Jacques (4, 6): " Dieu résiste aux orgueilleux, il donne sa grâce aux humbles "; - ou enfin la miséricorde, d'après les Proverbes (15, 27 Vg): " C'est par la miséricorde et la foi que les péchés sont effacés. " Le mouvement de la foi n'est donc pas plus nécessaire à la justification que celui de toutes ces vertus.

2. L'acte de foi n'est requis dans la justification que pour permettre à l'homme de connaître Dieu. Mais il y a d'autres manières possibles de connaître Dieu: par la connaissance naturelle, par le don de sagesse. L'acte de foi n'est donc pas requis pour la justification de l'impie.

3. Il y a divers articles de foi. Donc, si l'acte de foi est nécessaire à la justification de l'impie, il faudra que l'homme, au moment de la première justification, ait présents à la pensée tous ces articles. Mais cela semble impossible, car une telle réflexion demanderait beaucoup de temps. L'acte de foi ne semble donc pas requis à la justification.

En sens contraire, nous lisons dans l'épître aux Romains (5, 1): " Ayant été justifiés par la foi, demeurons en paix avec Dieu. "

Réponse: Nous venons de le dire, un mouvement du libre arbitre, selon lequel l'esprit de l'homme est mû par Dieu, est nécessaire à la justification de l'impie. Or Dieu meut l'âme de l'homme en la tournant vers lui, ainsi qu'il est dit dans le Psaume (85, 5): " Ô Dieu, en nous tournant vers toi, tu nous donneras la vie. " La justification de l'impie requiert donc un mouvement par lequel l'esprit est tourné vers Dieu. Mais la première conversion vers Dieu se fait par la foi, selon l'épître aux Hébreux (11, 6): " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe. " Le mouvement de la foi est donc nécessaire à la justification.

Solutions: 1. Le mouvement de la foi n'est parfait que s'il est informé par la charité. C'est pourquoi dans la justification de l'impie, en même temps qu'un mouvement de foi il y a aussi un mouvement de charité. Mais si le libre arbitre est mû vers Dieu c'est pour se soumettre à lui, à quoi concourent l'acte de crainte filiale et l'acte d'humilité. Il peut arriver en effet qu'un seul et même acte du libre arbitre soit l'acte de plusieurs vertus, l'une étant sous l'impulsion de l'autre; cela se produit quand l'acte est

Page 344: Ia.-IIae (2)

susceptible d'être ordonné à diverses fins. Quant à l'acte de miséricorde, il agit contre le péché, soit par manière de satisfaction, et alors il suit la justification, soit par manière de préparation, car " les miséricordieux obtiennent miséricorde " (Mt 5, 7), et alors il peut précéder la justification, ou même concourir à la justification avec toutes ces vertus, pour autant que la miséricorde est incluse dans l'amour du prochain.

2. Par la connaissance naturelle, l'homme ne se tourne pas vers Dieu comme vers l'objet de sa béatitude et la cause de sa justification; une telle connaissance ne suffit donc pas à justifier l'homme. Quant au don de sagesse, il présuppose la connaissance de foi, nous l'avons démontré précédemment.

3. L'Apôtre écrit aux Romains (4, 5) " A qui croit en celui qui justifie l'impie, sa foi est comptée comme justice, selon le dessein de la grâce de Dieu. " Cela montre bien que, dans la justification de l'impie, l'acte de foi est nécessaire en ce sens que l'homme doit croire que Dieu justifie les hommes par le mystère du Christ.

ARTICLE 5: Un mouvement du libre arbitre contre le péché est-il requis pour la justification?

Objections: 1. Il semble que non, puisque la charité, à elle seule, suffit à effacer le péché, selon cette parole des Proverbes (10, 12): " La charité couvre tous les péchés. " Or la charité n'a pas pour objet le péché. Un mouvement du libre arbitre contre le péché n'est donc pas nécessaire à la justification de l'impie.

2. Celui qui va de l'avant ne doit pas regarder en arrière, selon cette parole de l'Apôtre (Ph 3, 13): " Oubliant ce qui est derrière moi et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but pour remporter le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut. " Or, pour celui qui tend vers la justice, les péchés passés sont en arrière. Il faut donc les oublier et éviter de s'y porter par un mouvement du libre arbitre.

3. Dans la justification de l'impie, un péché n'est pas remis sans l'autre, car c'est " une impiété d'attendre de Dieu une moitié de pardon ". Si donc, dans la justification, il doit y avoir un mouvement du libre arbitre contre le péché, il faudra avoir présents à la pensée tous ses péchés; ce qui est impossible, car il faudrait un long temps pour cela, et d'autre part on n'obtiendrait pas le pardon des péchés oubliés. Donc le mouvement du libre arbitre contre le péché n'est pas requis à la justification.

En sens contraire, nous lisons dans le Psaume (32, 5): " J'ai dit: "je confesserai ma faute au Seigneur"; et toi, tu as pardonné l'iniquité de mon péché. "

Réponse: Nous l'avons dit, la justification de l'impie est un certain mouvement par lequel Dieu fait passer l'âme humaine de l'état de péché à l'état de justice. Dans le mouvement de son libre arbitre, par conséquent, il faut que l'esprit humain soit à l'égard de ces deux états opposés dans le même rapport qu'un corps soumis à un mouvement local à l'égard des deux termes de ce mouvement. Or il est manifeste que, dans le mouvement local, le corps mû s'éloigne du terme dont il vient pour accéder à celui où il va. Aussi faut-il, lorsque l'âme humaine est justifiée, que par un mouvement de son libre arbitre elle s'éloigne du péché et accède à la justice. Mais s'éloigner et accéder, quand il s'agit du libre arbitre, cela s'entend de la détestation et du désir. C'est ce qu'explique S. Augustin en commentant la parole évangélique: " Le mercenaire s'enfuit ": " Nos affections, dit-il, sont les mouvements de notre âme; la joie est sa dilatation; la crainte est sa fuite. Tu vas de l'avant par l'esprit quand tu désires, tu fuis par l'esprit quand tu crains. " Il faut donc que dans la justification de l'impie il y ait un double mouvement du libre arbitre: l'un de désir par lequel il tend vers la justice de Dieu, l'autre de détestation du péché.

Page 345: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. Il revient à la même vertu de poursuivre l'un des termes opposés et de fuir l'autre. C'est pourquoi, de même qu'il appartient à la charité d'aimer Dieu, de même lui revient-il de détester le péché qui sépare l'âme de Dieu.

2. L'homme ne doit pas, par l'amour, retourner aux péchés passés; à cet égard, il doit les oublier afin de ne pas s'y attacher. Mais il doit se les rappeler en vue de les détester, car c'est ainsi qu'il s'en éloigne.

3. Dans le temps qui précède la justification, l'homme doit détester chacun des péchés qu'il a commis et dont il garde le souvenir. De cette considération antécédente découle dans l'âme un mouvement de détestation universelle à l'égard de tous les péchés commis, y compris les péchés oubliés. Car l'homme, dans cet état, est en telle disposition qu'il aurait la contrition des péchés oubliés s'ils revenaient à sa mémoire. Et c'est ce mouvement de l'âme qui concourt à la justification.

ARTICLE 6: Parmi les facteurs précédemment énumérés de la justification faut-il introduire la rémission des péchés?

Objections: 1. Il ne le semble pas. Car la substance d'une chose ne s'additionne pas aux éléments qui la composent; ainsi l'homme ne fait pas nombre avec son corps et son âme. Or, la rémission des péchés n'est pas autre chose que la justification même de l'impie, on l'a déjà dit. On ne doit donc pas la compter comme un des éléments de la justification.

2. L'infusion de la grâce et la rémission des péchés sont une même chose, comme la diffusion de la lumière et la disparition des ténèbres. Or une chose ne fait pas nombre avec elle-même, car l'un est opposé au multiple. La rémission de la faute ne fait donc pas nombre avec l'infusion de la grâce.

3. La rémission des péchés suit le mouvement du libre arbitre vers Dieu et contre le péché, comme l'effet suit la cause, car par la foi et la contrition les péchés sont pardonnés. Mais l'effet ne doit pas être compté avec sa cause, car on n'additionne que des choses distinctes entre elles, mais de même nature. La rémission des péchés ne peut donc être comptée parmi les éléments nécessaires à la justification de l'impie.

En sens contraire, dans l'énumération des éléments qui sont nécessaires à une chose, on ne doit pas omettre la fin qui est, en toute réalité, l'élément principal. Or, la rémission des péchés est la fin poursuivie dans la justification de l'impie. On lit en effet dans Isaïe (27, 9): " Voici quel sera tout le fruit: son péché sera enlevé. " La rémission des péchés doit donc être comptée parmi les éléments qui concourent nécessairement à la justification de l'impie.

Réponse: On compte quatre composantes de la justification de l'impie: l'infusion de la grâce, le mouvement du libre arbitre vers Dieu par la foi, le mouvement du libre arbitre contre le péché, la rémission de la faute. Nous en avons déjà dit la raison: la justification est un mouvement selon lequel l'âme est mue par Dieu de l'état de péché à l'état de justice. Or tout mouvement en lequel un être est mû par un autre comprend trois éléments: il y a l'impulsion de l'agent moteur; il y a le mouvement lui-même auquel est soumis le mobile; il y a enfin l'achèvement du mouvement, c'est-à-dire son aboutissement final. Et donc, si l'on se place au point de vue de la motion divine, nous avons l'infusion de la grâce; si l'on se place au point de vue du libre arbitre en mouvement, ce mouvement est double selon qu'on envisage le libre arbitre comme s'éloignant du point de départ et se rapprochant du point d'arrivée. L'achèvement ou l'arrivée au terme de ce mouvement se fait par la rémission de la faute, car c'est là que se consonne la justification.

Page 346: Ia.-IIae (2)

Solutions: 1. On dit que la justification de l'impie est la rémission des péchés, en ce sens que tout mouvement reçoit sa spécification de son terme. Mais, pour parvenir à ce terme, beaucoup d'autres facteurs interviennent, comme nous venons de le voir.

2. L'infusion de la grâce et la rémission de la faute peuvent être envisagées à un double point de vu: tout d'abord quant à la substance de l'acte, et sous ce rapport elles sont identiques, car c'est par le même acte que Dieu confère la grâce et remet la faute. En second lieu on peut les envisager quant à leurs objets, et à ce point de vue elles diffèrent, l'une ayant pour objet la faute qui est remise, et l'autre la grâce qui est communiquée. Ainsi, dans la nature, la génération et la corruption sont différentes, bien q ' ne la génération de l'un soit la corruption de l'autre.

3. Il ne s'agit pas ici de la division d'un genre en ses espèces, laquelle exige que les parties qui font nombre soient de même rang. Il s'agit de la diversité des éléments qui concourent à constituer un tout. Dans ce cas, l'énumération peut comporter des éléments qui ont priorité sur certains autres, car les principes et les parties d'un composé peuvent être antérieurs les uns aux autres.

ARTICLE 7: La justification de l'impie est-elle successive, ou instantanée?

Objections: 1. Il semble qu'elle soit successive car, on l'a dit, pour la justification de l'impie, un mouvement du libre arbitre est nécessaire. Or l'acte du libre arbitre consiste dans le choix, et ce choix suppose auparavant que l'on délibère en faisant appel au conseil, nous l'avons déjà expliqué. Et comme, dans la délibération, on pèse le pour et le contre et que cela comporte une succession, il semble que la justification de l'impie soit successive.

2. Le mouvement du libre arbitre ne se produit pas sans une considération actuelle de l'intelligence. Or il est impossible de porter le regard de son intelligence sur plusieurs choses à la fois, nous l'avons dit dans la première Partie. Et comme la justification de l'impie requiert que le mouvement du libre arbitre se porte sur des objets divers, à savoir Dieu et le péché, il semble qu'elle ne puisse pas être instantanée.

3. Une forme susceptible de plus et de moins n'est reçue que peu à peu dans le sujet; ainsi les formes de blancheur et de noirceur. Mais, on l'a dit plus haut, la grâce comporte du plus et du moins. Elle n'est donc pas reçue instantanément dans le sujet. Et puisque la justification de l'impie exige l'infusion de la grâce, elle ne peut donc se faire en un instant.

4. Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la justification est méritoire. Il faut donc qu'il procède de la grâce, sans laquelle il n'y a pas de mérite, on le dira bientôt. Or, il faut qu'une forme soit reçue avant qu'elle devienne principe d'activité. Il faut donc premièrement que la grâce soit infusée, et qu'ensuite le libre arbitre soit mû par Dieu et se détourne du péché. La justification ne se fait donc pas d'un seul coup.

5. Si la grâce est infusée dans l'âme, il faut poser un premier instant où la grâce existe dans l'âme. De même, si la faute est remise, il faut poser un dernier instant où l'homme est encore en état de péché. Or ces deux instants ne peuvent pas être identiques, car il faudrait admettre que deux contraires coexistent. Il y a donc deux instants successifs entre lesquels il faut placer, selon Aristote, un temps intermédiaire. La justification, ne se fait donc pas instantanément, mais progressivement.

En sens contraire, la justification de l'impie est produite par la grâce de l'Esprit qui justifie. Or c'est tout d'un coup que l'Esprit Saint fait irruption dans l'âme des hommes. Nous en avons pour preuve le récit des Actes (2, 2): " Tout à coup vint du ciel un bruit comme celui d'un violent coup de vent "; et, à

Page 347: Ia.-IIae (2)

ce propos, nous lisons dans la Glose: " La grâce de l'Esprit Saint ne connaît pas de longs efforts. " La justification de l'impie n'est donc pas successive, mais instantanée.

Réponse: Toute la justification de l'impie consiste originellement dans l'infusion de la grâce, car c'est de cette manière que le libre arbitre est mû et que la faute est pardonnée. Or l'infusion de la grâce se fait instantanément et sans retard. En effet, lorsqu'une forme n'est pas imprimée immédiatement dans son sujet, cela vient de ce que le sujet n'est pas dans les dispositions voulues et que l'agent a besoin de temps pour l'y mettre. Ainsi, c'est un fait d'expérience, dès que la matière est disposée par une altération antécédente, la forme substantielle lui est aussitôt acquise. De même, s'il s'agit d'un corps diaphane qui de soi est disposé à recevoir la lumière, dès qu'une source lumineuse l'éclaire, il brille aussitôt. Or, nous l'avons dit plus haut, pour infuser la grâce dans une âme, Dieu n'a pas besoin d'autre disposition que celle qu'il produit lui-même. Mais cette disposition suffisant à la réception de la grâce, tantôt il la produit d'un seul coup, tantôt il ne la produit que peu à peu et progressivement, nous l'avons dit. Quant à l'agent naturel, s'il ne peut disposer immédiatement la matière, cela vient d'une certaine disproportion existant entre sa puissance et la résistance que lui oppose la matière; aussi voyons-nous que plus l'agent a de force, plus vite la matière se trouve disposée. Donc, puisque la vertu divine est infinie, elle peut disposer immédiatement à la forme n'importe quelle matière créée. A plus forte raison le pourra-t-elle s'il s'agit du libre arbitre qui, par sa nature même, peut se mouvoir instantanément. Ainsi donc la justification de l'impie est réalisée par Dieu instantanément.

Solutions: 1. Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la justification de l'impie est un assentiment par lequel on se détourne du péché et on se tourne vers Dieu: et cet assentiment est immédiat. Il arrive cependant quelquefois qu'il est précédé d'une certaine délibération, mais celle-ci n'appartient pas à la substance même de la justification; elle n'en est que le chemin, comme le déplacement local d'un objet qui aboutit à faire la lumière, ou l'altération d'un corps qui conduit à la génération.

2. Nous l'avons dit dans la première Partie, rien n'empêche de concevoir actuellement deux réalités à la fois, pourvu qu'elles soient unifiées de quelque façon; ainsi nous concevons en même temps le sujet et le prédicat qui sont unis dans une seule affirmation. De la même manière le libre arbitre peut se porter à la fois sur deux objets différents; il suffit qu'ils soient ordonnés l'un à l'autre. Or, le mouvement du libre arbitre contre le péché est ordonné au mouvement du libre arbitre vers Dieu; l'homme déteste le péché parce que celui-ci est contre Dieu, à qui l'homme veut s'unir. C'est pourquoi, dans la justification de l'impie, le libre arbitre déteste le péché et en même temps se tourne vers Dieu; ainsi en est-il du corps qui, en quittant un lieu, accède à un autre.

3. Si une forme n'est pas reçue instantanément dans la matière, ce n'est pas parce qu'elle peut s'y trouver avec plus ou moins d'intensité; s'il en était ainsi, la lumière ne serait pas reçue immédiatement dans l'atmosphère qui peut être plus ou moins lumineuse. La vraie raison, nous l'avons dit dans la Réponse, doit être prise de la disposition de la matière ou du sujet.

4. Dans le même instant où la forme d'un être est acquise, celui-ci commence d'agir en vertu de la forme; ainsi le feu, dès qu'il est allumé, commence à s'élever; et si son mouvement était instantané, il serait accompli dans le même instant. Or le mouvement du libre arbitre, qui est un acte du vouloir, n'est pas successif, mais immédiat. C'est pourquoi la justification de l'impie ne s'accomplit pas progressivement.

5. La succession de deux contraires dans un même sujet est différente selon qu'il s'agit de réalités soumises au temps, ou de réalités qui transcendent le temps. Dans les réalités soumises au temps, il n'y a pas lieu de poser un dernier instant où la forme première existe dans le sujet, mais bien un temps qui s'achève et un premier instant où la forme subséquente se trouve réalisée dans la matière ou le sujet. La raison en est que, dans une succession temporelle, on ne peut poser, avant un instant, un autre instant le précédant immédiatement; car le temps ne se compose pas d'instants se succédant les uns

Page 348: Ia.-IIae (2)

aux autres, pas plus que la ligne ne se compose de points distincts, d'après Aristote. Mais le temps a pour terme l'instant. C'est pourquoi, pendant tout le temps qui précède le changement de forme pour un sujet, celui-ci demeure sous la forme opposée; et au dernier instant de ce temps, qui coïncide avec le premier instant du temps suivant, le sujet possède la forme, terme du mouvement.

Mais dans les réalités qui sont au-dessus du temps, il en est autrement. S'il se produit une succession de sentiments ou de conceptions intellectuelles, comme il arrive chez les anges par exemple, une telle succession n'est pas mesurée par le temps continu, mais par le temps discontinu, comme les réalités elles-mêmes ainsi mesurées et qui ne sont pas continues: nous l'avons montré dans le traité des anges. En conséquence, dans ces réalités, on doit poser un dernier instant où l'une d'elles existait, et un premier instant où existe la réalité subséquente; et entre les deux il ne faut pas mettre de temps intermédiaire, car il n'y a pas ici de continuité temporelle qui l'exigerait.

Quant à l'esprit humain qui est justifié, de soi il est au-dessus du temps; et, s'il est soumis au temps, ce n'est que par accident, en ce sens que, pour faire acte d'intelligence, il doit se référer aux images d'où il tire ses idées images qui impliquent la continuité temporelle. Nous en avons traité dans la première Partie. C'est pourquoi, sous ce rapport, il faut juger les changements de l'esprit humain d'après la condition des mouvements temporels. Nous dirons donc, non pas qu'il y a un dernier instant où la faute a existé, mais un temps ultime au terme duquel est donné le premier instant où la grâce existe, la faute demeurant tout le temps précédent.

ARTICLE 8: Quel est l'ordre naturel des éléments qui concourent à la justification?

Objections: 1. Il semble que l'infusion de la grâce ne soit pas le premier des éléments requis à la justification, car on s'éloigne du mal avant de s'attacher au bien, selon cette parole du Psaume (37, 27): " Détourne-toi du mal et fais le bien. " Or le pardon de la faute correspond à l'éloignement du mal; l'infusion de la grâce, à l'attachement au bien. La rémission de la faute est donc par nature antérieure à l'infusion de la grâce.

2. La disposition précède naturellement la forme à laquelle elle dispose. Or le mouvement du libre arbitre est une disposition à la réception de la grâce. Il la précède donc naturellement.

3. Le péché empêche l'âme de se porter librement vers Dieu. Or, pour qu'un mouvement se produise, on enlève d'abord l'obstacle qui s'y oppose. La rémission de la faute et le mouvement du libre arbitre contre le péché doivent donc précéder par nature le mouvement du libre arbitre vers Dieu et l'infusion de la grâce.

En sens contraire, la cause est par nature antérieure à son effet. Or l'infusion de la grâce est la cause de tous les autres éléments requis pour la justification, nous l'avons dit. Elle est donc naturellement première.

Réponse: Les quatre éléments requis pour la justification sont réalisés en même temps, puisque, nous l'avons dit, la justification n'est pas successive; mais, dans l'ordre de nature, il y a antériorité de l'un sur l'autre. A ce point de vue, l'élément qui est premier, c'est l'infusion de la grâce; le deuxième élément, c'est le mouvement du libre arbitre vers Dieu; le troisième, c'est le mouvement du libre arbitre contre le péché; le quatrième, c'est la rémission de la faute.

La raison en est que, dans tout mouvement, ce qui est naturellement premier, c'est la motion de l'agent moteur; ce qui vient en deuxième, c'est la disposition de la matière, ou le mouvement du mobile lui-même; ce qui est dernier, c'est la fin ou le terme du mouvement, auquel aboutit la motion de l'agent. Dans le cas présent, la motion de Dieu, c'est l'infusion de la grâce, nous l'avons dit; le mouvement ou

Page 349: Ia.-IIae (2)

la disposition du mobile, c'est le double mouvement du libre arbitre; le terme ou la fin du mouvement, c'est la rémission de la faute, nous l'avons montrés. C'est pourquoi, dans l'ordre naturel des choses, ce qui est premier dans la justification de l'impie, c'est l'infusion de la grâce; ce qui vient en deuxième, c'est le mouvement du libre arbitre vers Dieu; en troisième lieu vient le mouvement du libre arbitre contre le péché - (celui qui est justifié en effet déteste le péché parce qu'il est contre Dieu; il s'ensuit que le mouvement du libre arbitre vers Dieu précède naturellement le mouvement du libre arbitre contre le péché, puisqu'il en est la cause et le motif); - enfin ce qui est quatrième et dernier, c'est la rémission de la faute, à laquelle est ordonnée comme à sa fin toute la transformation opérée, nous l'avons dit.

Solutions: 1. L'éloignement d'un terme et l'approche du terme opposé peuvent être envisagés à un double point de vue. D'abord au point de vue du mobile; sous ce rapport, l'éloignement du point de départ précède l'accès au point d'arrivée; il y a en effet, dans le sujet en mouvement, d'abord l'abandon de l'un des termes, puis l'acquisition de l'autre grâce au mouvement. Mais si l'on se place au point de vue de l'agent, l'ordre est inversé. En effet l'agent agit selon la forme qui préexiste en lui et c'est par cette action qu'il chasse ce qui s'oppose à cette forme: ainsi c'est en illuminant que le soleil chasse les ténèbres. C'est pourquoi, à se placer au point de vue du soleil, ü lui revient de faire le jour avant de chasser la nuit; du point de vue de l'atmosphère à éclairer, celle-ci, dans l'ordre de nature, doit être dégagée des ténèbres avant d'acquérir la lumière; et pourtant les deux choses se font en même temps. Et parce que l'infusion de la grâce et la rémission de la faute sont attribuées à Dieu, auteur de la justification, l'infusion de la grâce est naturellement antérieure à la rémission de la faute. Mais si on les envisage du point de vue de l'homme qui est justifié, elles seront en ordre inverse; car la libération de la faute est par nature antérieure à l'obtention de la grâce.

On peut dire encore que les termes de la justification sont la faute, comme point de départ, et la justice comme point d'arrivée: mais la grâce est de toute façon cause de la rémission de la faute et de l'obtention de la justice.

2. La disposition du sujet précède la réception de la forme dans l'ordre de nature; elle suit cependant l'action de l'agent par laquelle le sujet se trouve disposé. C'est pourquoi le mouvement du libre arbitre précède par nature l'obtention de la grâce, mais il suit l'infusion de cette même grâce.

3. Comme le remarque le Philosophe, dans les mouvements de l'âme, le tout premier mouvement qui précède les autres, c'est celui qui a pour objet le principe dans l'ordre de la spéculation, et la fin dans l'ordre de l'action. Dans les mouvements extérieurs au contraire, l'enlèvement de l'obstacle précède l'obtention de la fin. Et puisque le mouvement du libre arbitre est un mouvement de l'âme, selon l'ordre de nature il se portera vers Dieu d'abord comme vers sa fin, avant d'écarter l'obstacle du péché.

ARTICLE 9: La justification de l'impie est-elle la plus grande oeuvre de Dieu?

Objections: 1. Il ne semble pas car, par la justification, l'impie obtient la grâce de la vie présente. Au contraire la glorification procure à l'homme la grâce de la vie future, qui est supérieure. La glorification des anges ou des hommes est donc une oeuvre plus grande que la justification de l'impie.

2. La justification de l'impie est ordonnée au bien d'un seul individu. Or le bien de l'univers l'emporte sur le bien d'un seul homme, selon Aristote. La création du ciel et de la terre est donc une oeuvre plus grande que la justification de l'impie.

3. Faire quelque chose de rien et sans aucune coopération possible est une oeuvre plus grande que de produire quelque chose à partir d'un être préexistant et avec sa coopération. Or, dans l'oeuvre de la création, une chose est faite de rien et, par là, sans aucune coopération possible. Au contraire, dans la

Page 350: Ia.-IIae (2)

justification de l'impie, Dieu produit quelque chose à partir d'un donné préexistant: de l'impie il fait un juste, et il le fait avec la coopération de l'homme, car il y a là le mouvement de son libre arbitre, on l'a dite. Donc la justification de l'impie n'est pas la plus grande des oeuvres de Dieu.

En sens contraire, on dit dans le Psaume (145, 9): " Ses miséricordes surpassent toutes ses oeuvres ", et dans une collecte de la messe: " Dieu, qui manifestes au plus haut point ta toute-puissance en pardonnant et en faisant miséricorde. " Et S. Augustin commentant le passage de S. Jean (14, 12): " Il fera de plus grandes choses " écrit: " C'est une oeuvre plus grande de faire d'un pécheur un juste, que de créer le ciel et la terre. "

Réponse: Une oeuvre est dite grande à un double point de vue. Si on considère la manière dont elle est produite, la plus grande est l'oeuvre de la création en laquelle quelque chose est fait à partir de rien. Mais on peut considérer aussi la grandeur de l'oeuvre elle-même qui est produite. A ce point de vue la justification de l'impie, qui a pour terme le bien éternel divinement participé, est une oeuvre plus grande que la création du ciel et de la terre, car celle-ci se termine à un bien naturel périssable. C'est pourquoi S. Augustin, après avoir écrit: " C'est une oeuvre plus grande de faire d'un pécheur un juste que de créer le ciel et la terre ", ajoute: " Le ciel et la terre passeront, mais le salut et la justification des prédestinés demeureront à jamais. "

Il faut pourtant savoir que, lorsqu'on parle de grandeur, on peut l'entendre de deux façons: au sens d'une grandeur prise absolument, et, sous ce rapport, le don de la gloire est plus grand que le don de la grâce justifiant l'impie. Ou bien au sens d'une grandeur relative et proportionnelle: c'est ainsi qu'on dira d'une montagne qu'elle est petite, et d'un grain de millet qu'il est gros. De ce point de vue, le don de la grâce qui justifie l'impie est plus grand que le don de la gloire qui béatifie le juste car, par rapport à ce dont il était digne, le châtiment, le don de la grâce justifiante fait à l'impie est incomparablement plus grand que le don de la gloire fait au juste, qui en avait été rendu digne par sa justification. C'est pourquoi S. Augustin peut écrire: " Décide qui pourra si la création des anges dans la justice est une oeuvre plus grande que la justification des impies. En tous cas, si de part et d'autre, la puissance est la même, il y a, dans la justification de l'impie, une plus grande miséricorde. "

Solutions: 1. Cela répond à la première objection.

2. Le bien de l'univers est plus grand que le bien d'un individu, s'ü s'agit du même genre de bien. Mais le bien de la grâce, dans un seul individu, l'emporte sur le bien naturel de tout l'univers.

3. Cet argument se place au point de vue du mode de production, et, sous ce rapport, la création est la plus grande oeuvre de Dieu.

ARTICLE 10: La justification de l'impie est-elle miraculeuse?

Objections: 1. Il semble bien. Car les oeuvres miraculeuses l'emportent sur celles qui ne le sont pas. Or la justification de l'impie l'emporte sur les autres oeuvres miraculeuses, comme il ressort avec évidence du texte de S. Augustin cité à l'Article précédent. Donc la justification de l'impie est une oeuvre miraculeuse.

2. Le mouvement de la volonté dans l'âme est comparable à l'inclination naturelle des réalités physiques. Or quand Dieu produit quelque chose dans ces réalités qui va à l'encontre de leur inclination naturelle, c'est une oeuvre miraculeuse: par exemple s'il rend la vue à un aveugle, s'il ressuscite un mort. Mais la volonté du pécheur tend au mal. Donc, puisque Dieu, en justifiant un homme, le porte au bien, il semble que la justification de l'impie est un miracle.

Page 351: Ia.-IIae (2)

3. De même que la sagesse est un don de Dieu, ainsi en est-il de la justice. Mais il est miraculeux qu'un individu, sans avoir étudié, obtienne de Dieu la sagesse. Ce sera donc aussi un miracle si un pécheur est justifié par Dieu.

En sens contraire, les oeuvres miraculeuses sont au-dessus de la puissance naturelle. Or la justification de l'impie n'est pas au-dessus de la puissance naturelle. S. Augustin écrit en effet " Être capable d'avoir la foi, comme être capable d'avoir la charité, appartient à la nature humaine; mais avoir la foi, avoir la charité, c'est cela qui est propre aux fidèles. " La justification de l'impie n'est donc pas miraculeuse.

Réponse: Dans les oeuvres miraculeuses, il y a d'ordinaire trois choses à considérer. D'abord, du côté de l'agent, elles sont l'oeuvre de la seule puissance divine. C'est pourquoi, nous l'avons montré dans la première Partie, elles sont l'objet d'étonnement total, leur cause étant entièrement cachée. Sous ce rapport, aussi bien la justification de l'impie que la création et toute oeuvre dont Dieu seul peut être l'auteur, peuvent être regardées comme des miracles.

Deuxièmement, dans certaines oeuvres miraculeuses, une forme est introduite en une matière qui dépasse (ontologiquement) ce à quoi cette matière était en puissance: ainsi dans le cas de la résurrection d'un mort le cadavre n'était pas naturellement en puissance à recevoir la vie. A ce point de vue, la justification de l'impie n'est pas un miracle, car l'âme, par nature, est capable de grâce, ainsi que le remarque S. Augustin: " Du fait même qu'elle a été créée à l'image de Dieu, l'âme est capable de Dieu par la grâce. "

En troisième lieu, dans les oeuvres miraculeuses, il arrive que certain effet est réalisé en dehors de son mode ordinaire de production; par exemple un malade recouvre subitement une santé parfaite, en dehors du cours habituel d'une guérison opérée par la nature ou la médecine. Sous ce rapport la justification de l'impie est quelquefois miraculeuse, et quelquefois ne l'est pas. Le cours habituel et commun de la justification en effet, c'est que l'homme, sous la motion intérieure de Dieu, se tourne d'abord vers lui par une conversion imparfaite, pour en arriver ensuite à une conversion parfaite, car, comme l'écrit S. Augustin: " La charité commencée mérite de croître, et, par cette croissance, elle mérite d'atteindre la perfection. " Mais quelquefois Dieu meut l'âme si puissamment qu'elle parvient aussitôt à une justice parfaite; c'est ce qui arriva dans la conversion de S. Paul, avec, en plus, ce prodige extérieur qu'il fut jeté à terre. C'est pourquoi la conversion de S. Paul est célébrée dans l'Église comme miraculeuse.

Solutions: 1. Certaines oeuvres miraculeuses, bien qu'elles soient, si l'on considère le bien effectué, moins importantes que la justification de l'impie, sont cependant produites en dehors de l'ordre suivant lequel de tels effets s'accomplissent d'ordinaire. Elles répondent donc davantage à la notion de miracle.

2. Il n'y a pas miracle toutes les fois qu'une réalité physique est mue contre son inclination naturelle; autrement il faudrait regarder comme un miracle le fait de chauffer de l'eau ou de jeter une pierre en l'air. Mais il y a miracle quand un effet est produit en dehors de l'ordre de la cause propre qui est apte par nature à le produire. Aucune autre cause que Dieu ne peut justifier l'impie; il n'y a que le feu à pouvoir chauffer l'eau. C'est pourquoi, à ce point de vue, la justification de l'impie n'est pas un miracle.

3. L'homme est naturellement apte, par son génie et son travail, à acquérir de Dieu la sagesse et la science; et s'il devient sage et savant en dehors de cette voie, c'est un miracle. Mais l'homme n'est pas capable naturellement, par son opération propre, d'acquérir la grâce de la justification; il y faut l'intervention opérante de Dieu lui-même. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.

Somme Théologique Ia IIae

Page 352: Ia.-IIae (2)

QUESTION 114: LE MÉRITE

Il nous reste à étudier le mérite qui est l'effet de la grâce coopérante. 1. L'homme peut-il mériter de Dieu quelque chose?- 2. Peut-on, sans la grâce, mériter la vie éternelle?- 3. Peut-on, par la grâce, mériter de plein droit la vie éternelle? - 4. La grâce tient-elle principalement de la charité d'être le principe du mérite? - 5. Peut-on mériter pour soi-même la première grâce? - 6. Peut-on la mériter pour autrui? - 7. Peut-on mériter pour soi-même son relèvement après la chute? - 8. Peut-on mériter pour soi-même un accroissement de grâce ou de charité? - 9. Peut-on mériter pour soi-même la persévérance finale? - 10. Les biens temporels sont-ils objet de mérite?

ARTICLE 1: L'homme peut-il mériter de Dieu quelque chose?

Objections: 1. Il ne le semble pas. Personne en effet ne mérite une récompense du seul fait qu'il rend à autrui ce qu'il lui doit. Or, au dire d’Aristote: « tout le bien que nous faisons ne saurait compenser ce que nous devons à Dieu, car nous lui devons toujours davantage ». C'est pourquoi nous lisons en S. Luc (17,10): « Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites: "Nous sommes de pauvres serviteurs, nous n'avons fait que ce que nous devions." » L'homme ne peut donc mériter quelque chose de la part de Dieu.

2. Par cela qu'on fait à son propre profit on ne mérite rien, semble-t-il, de celui à qui cela ne profite nullement. Or l'homme bénéficie lui-même de ses bonnes actions, ou il en fait bénéficier un autre homme, mais non pas Dieu. Il est écrit en effet dans le livre de Job (35,7): « Si tu es juste, que lui donnes-tu? ou que reçoit-il de ta main? » L'homme ne peut donc rien mériter de la part de Dieu.

3. Quiconque mérite quelque chose de quelqu'un fait de celui-ci son débiteur: c'est un dû en effet que de récompenser celui qui le mérite. Mais Dieu n'est débiteur de personne, selon l'épître aux Romains (11,35): « Qui l'a prévenu de ses dons pour devoir être payé de 'retour? » On ne peut donc rien mériter auprès de Dieu.

En sens contraire, nous lisons dans Jérémie (31,16): « Ton travail aura sa récompense. » Or la récompense suppose le mérite. Il semble donc que l'homme peut mériter de la part de Dieu.

Réponse: Mérite et récompense ont le même objet. La récompense en effet est la rétribution que l'on donne à quelqu'un en compensation de son oeuvre ou de son effort: elle en est en quelque sorte le prix. Et de même que donner un juste prix pour une chose reçue est un acte de justice, ainsi en est-il quand on récompense, en les rétribuant, une oeuvre ou un effort. Or la justice consiste en une sorte d'égalité, comme l'enseigne Aristote. Ainsi donc la justice proprement dite a sa place là où il y a égalité proprement dite. Pour ceux entre qui il n'y a pas égalité proprement dite, il n'y a pas non plus entre eux de justice proprement dite, il ne peut y avoir qu'une certaine sorte de justice, comme on parle de droit paternel ou de droit dominatif, remarque Aristote. C'est pourquoi là où se trouve le « juste » au sens strict, on trouve aussi le mérite et la récompense au sens strict de la notion. Là au contraire où le « juste » ne se trouve qu'en un sens diminué la notion de mérite ne s'applique pas au sens strict, mais en un sens diminué, pour autant que quelque chose y subsiste encore de la notion de justice: c'est en ce sens diminué que le fils mérite quelque chose de son père, l'esclave de son maître.

Or il est évident qu'entre Dieu et l'homme, il y a le maximum d'inégalité, car entre eux il y a une distance infinie, et tout le bien qui appartient à l’homme vient de Dieu. De l’homme à Dieu, il ne peut donc y avoir une justice supposant une égalité absolue, mais seulement une certaine justice proportionnelle, en ce sens que l'un et l'autre agissent selon le mode d'action qui leur est propre. Or le mode et la mesure des puissances d'activité de l'homme lui sont donnés par Dieu. C'est pourquoi le mérite de l’homme auprès de Dieu ne peut se concevoir qu'en présupposant l'ordination divine; ce qui

Page 353: Ia.-IIae (2)

signifie que l'homme, par son opération, obtiendra de Dieu, à titre de récompense, ce à quoi Dieu lui-même a ordonné la faculté par laquelle il opère. Ainsi en est-il des réalités naturelles qui, par leurs mouvements et leurs opérations, atteignent ce à quoi Dieu les a ordonnées. Il y a une différence cependant, car la créature rationnelle se meut elle-même à l'action par le moyen de son libre arbitre, ce qui fait que son action a raison de mérite, tendis qu'il n'en est pas ainsi pour les autres créatures.

Solutions: 1. L'homme mérite en tant que ce qu'il doit c'est par sa propre volonté qu'il le fait. Autrement, l'acte de justice qui consiste à payer sa dette ne serait pas méritoire.

2. Dieu, dans nos bonnes actions, ne cherche pas son utilité, mais sa gloire qui est la manifestation de sa bonté; et cette gloire, il la cherche également par ses propres oeuvres. Ce n'est pas lui d'ailleurs qui gagne au culte que nous lui rendons; c'est nous. Voilà pourquoi, si nous acquérons quelque mérite auprès de Dieu, ce n'est pas que nos oeuvres lui procurent quelque avantage, mais c'est en tant que nous oeuvrons pour sa gloire.

3. Notre action n'étant méritoire qu'en vertu de l'ordination divine, qui lui est antérieure, le mérite ne rend pas Dieu débiteur à notre égard, mais à l'égard de lui-même: en ce sens qu'il faut que l'ordination qu'il a imprimée aux créatures soit accomplie.

ARTICLE 2: Peut-on, sans la grâce, mériter la vie éternelle

Objections: 1. Il semble bien, car l'homme mérite de Dieu ce à quoi Dieu lui-même l'a ordonné, on l'a dit. Mais l’homme est naturellement ordonné à la béatitude comme à sa fin; c'est pourquoi aussi son désir naturel le porte à vouloir être heureux. L’homme peut donc, par ses seules forces naturelles et sans la grâce, mériter la béatitude qui est la vie éternelle.

2. La même oeuvre, moins elle est due plus elle est méritoire. Mais une oeuvre bonne faite par celui qui a été prévenu de moindres bienfaits est moins due. Comme donc celui qui n'a que les biens naturels a reçu de Dieu de moindres bienfaits qu'un autre qui a reçu en outre les biens de grâce, il semble que ses oeuvres soient plus méritoires devant Dieu. Il en résulte que si celui qui a la grâce peut mériter en quelque manière la vie éternelle, bien plus encore le pourra celui qui ne l'a pas.

3. La miséricorde et la libéralité de Dieu dépassent à l'infini la miséricorde et la libéralité humaines. Mais un homme peut mériter d'un autre homme une récompense même si jamais auparavant il n'a joui de sa faveur. A plus forte raison l'homme peut-il, sans la grâce, mériter de Dieu la vie éternelle.

En sens contraire, l'Apôtre écrit aux Romains (6,23): « La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle. »

Réponse: Comme nous l'avons déjà notée l’homme, sans la grâce, peut être envisagé en deux états différents: dans l'état de nature intègre; ce fut le cas d'Adam avant le péché; - et dans l'état de nature corrompue: c'est notre cas avant la réparation du péché par la grâce. Si nous parlons du premier état, le seul motif pour lequel l’homme ne pouvait pas, par ses seules forces naturelles et sans la grâce, mériter la vie éternelle, c'est que son mérite dépendait de la préordination divine. Or nul acte n'est ordonné par Dieu à un objet disproportionné à la faculté dont il procède; car il est établi par la Providence divine que nul être n'agit au delà de son pouvoirs. Or, la vie éternelle est un bien sans proportion avec le pouvoir de la nature créée, car elle transcende même sa connaissance et son désir, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 2,9): « (Nous annonçons) ce que l’oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l’homme. » Voilà pourquoi aucune nature créée n'est principe suffisant de l'acte méritoire de la vie éternelle, tant qu'elle n'a pas reçu en surcroît ce don surnaturel qu'on appelle la grâce.

Page 354: Ia.-IIae (2)

Si maintenant nous parlons de l'homme dans l'état de chute, un second motif s'ajoute au premier, et c'est l'obstacle du péché. Le péché est en effet une offense faite à Dieu, qui exclut de la vie éternelle, ainsi que nous l'avons montré précédemment. Personne, en état de péché, ne peut mériter la vie éternelle s'il n'est réconcilié d'abord avec Dieu, et sa faute pardonnée, ce qui est 1'oeuvre de la grâce. Car ce qui est dû au pécheur, ce n'est pas la vie, c'est la mort, selon l'épître aux Romains (6,23): « Le salaire du péché, c'est la mort. »

Solutions: 1. Dieu a ordonné la nature humaine à atteindre cette fin qu'est la vie éternelle par le secours de la grâce, non par sa vertu propre. C'est de cette manière que son acte peut mériter la vie éternelle.

2. Sans la grâce, l'homme ne peut produire une oeuvre éà celle qui procède de la grâce; en effet, une action a d'autant plus de valeur que son principe est plus parfait. Il en serait autrement si l'on supposait que, de part et d'autre, l'opération a la même valeur.

3. Si l'on s'en rapporte à la première raison donnée dans la réponse, il apparaît qu'il n'en va pas de même de Dieu et de l'homme. L’homme tient de Dieu le pouvoir de bien faire; il ne le tient pas de son semblable. C'est pourquoi l'homme ne peut mériter quelque chose de la part de Dieu qu'en vertu du don que Dieu lui a fait; c'est ce que l'Apôtre exprime clairement quand il écrit (Rm 11,35): « Qui l'a prévenu de ses dons pour devoir être payé de retour? » Au contraire, grâce à ce qu'on a reçu de Dieu, on peut acquérir quelque mérite auprès d'un homme sans avoir bénéficié de ses faveurs.

Si l'on s'en rapporte à la seconde raison, tirée de l'obstacle du péché, le cas est semblable pour l'homme et pour Dieu; car là aussi, l'homme ne peut mériter auprès d'un autre homme qu'il a offensé, s'il ne répare sa faute et ne se réconcilie avec lui.

ARTICLE 3: Peut-on, par la grâce, mériter de plein droit la vie éternelle?

Objections: 1. Il semble que non, car l'Apôtre écrit aux Romains (8,18): « Les souffrances du temps présent ne sont pas d'une telle valeur qu'on puisse les comparer à la gloire qui doit se révéler en nous. » Or, parmi les oeuvres méritoires, il n'en est pas de supérieures aux souffrances des saints. Donc aucune oeuvre humaine ne mérite de plein droit la vie éternelle.

2. A propos de la parole de S. Paul: « La grâce de Dieu est la vie éternelle », nous lisons dans la Glose ce commentaire: « Sans doute l'Apôtre aurait pu dire: Le salaire de la justice, c'est la vie éternelle. Mais il a préféré affirmer: La grâce de Dieu est la vie éternelle, en ce sens que Dieu nous conduit à la vie éternelle par un effet de sa miséricorde, et non à cause de nos mérites. Mais ce que l'on mérite de plein droit, ce n'est pas par miséricorde, c'est en vertu de son mérite qu'on le reçoit. Il semble donc que l'homme ne puisse par la grâce mériter en justice la vie éternelle.

3. Pour être méritoire en stricte justice, l'acte doit, semble-t-il, s'égaler à la récompense. Or aucun acte de la vie présente ne peut s'égaler à la vie éternelle, qui surpasse notre connaissance et notre désir. Elle surpasse même la charité et la dilection d'ici-bas, comme elle surpasse la nature. L'homme ne peut donc, par la grâce, mériter de plein droit la vie éternelle.

En sens contraire, la rétribution accordée d'après un jugement équitable apparaît comme méritée de plein droit. Mais la vie éternelle est accordée par Dieu d'après un jugement de justice, selon l'Apôtre (2 Tm 4,8): « Et maintenant, voici qu'est préparée pour moi la couronne de justice que le Seigneur me donnera en ce jour-là, lui, le juste juge. » C'est donc que l'homme peut mériter de plein droit la vie éternelle.

Page 355: Ia.-IIae (2)

Réponse: L'oeuvre méritoire de l'homme peut être envisagée à un double point de vue: soit en tant qu'elle procède du libre arbitre; soit en tant qu'elle procède de la grâce du Saint-Esprit. Si on la considère en elle-même et en tant qu'elle procède du libre arbitre, il ne peut y avoir mérite de plein droit en raison d'une trop grande inégalité. Mais l'on peut parler de convenance, à cause d'une certaine égalité proportionnelle; il apparaît convenable en effet qu'à l'homme qui agit selon son pouvoir Dieu réponde en le récompensant excellemment selon son pouvoir à lui.

Si nous parlons de l’oeuvre méritoire en tant qu'elle procède de la grâce du Saint-Esprit, alors c'est de plein droit qu'elle est méritoire de la vie éternelle. En ce sens en effet, la valeur du mérite se mesure à la vertu de l'Esprit Saint qui nous meut vers la vie éternelle, selon cette parole en S. Jean (4,4): « Il y aura en lui une source jaillissant en vie éternelle. » Le prix de l’oeuvre également correspond à la noblesse de la grâce, par laquelle l'homme, fait participant de la nature divine, est adopté par Dieu comme fils, à qui est dû l'héritage par le droit de l'adoption, selon cette parole de S. Paul (Rm 8,17): « Si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers. »

Solutions: 1. L'Apôtre parle des souffrances des saints considérées en elles-mêmes, dans leur réalité substantielle.

2. Le commentaire de la Glose doit s'entendre en ce sens que la cause première de notre entrée dans la vie éternelle, c'est la miséricorde de Dieu. Notre mérite ne vient qu'ensuite.

3. La grâce du Saint-Esprit telle qu'elle est en nous présentement égale la gloire, sinon actuellement du moins virtuellement: comme la semence de l'arbre qui a en elle de quoi produire l'arbre tout entier. Et pareillement par la grâce habite en l'homme le Saint-Esprit, qui est la cause suffisante de la vie éternelle; c'est pourquoi l'Apôtre l'appelle « les arrhes de notre héritage » (2 Co 1, 22).

ARTICLE 4: La grâce tient-elle principalement de la charité d'être le principe du mérite?

Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, c'est à l’oeuvre accomplie qu'est due la rétribution, selon cette parole (Mt 20,8): « Appelle les ouvriers et donne à chacun son salaire. » Mais de toute vertu une oeuvre procède puisque, nous l'avons dit, la vertu est un habitus opératif. Il semble donc que toute vertu est au même titre source de mérite.

2. L'Apôtre écrit (1 Co 3,8): « Chacun recevra son propre salaire à la mesure de son propre labeur. » Mais la charité rend le labeur moins pesant plutôt qu'elle ne l'augmente, car, écrit S. Augustin: « Tout ce qui est dur et accablant, l'amour le rend facile et le réduit presque à rien. » La charité n'est donc pas davantage source de mérite que les autres vertus.

3. La vertu qui est davantage source de mérite, c'est, semble-t-il, celle dont les actes sont le plus méritoires. Or il apparaît que les actes les plus méritoires sont les actes de foi, de patience ou de force; la chose est évidente chez les martyrs qui combattirent pour la foi, jusqu'à la mort avec patience et courage. Il y a donc des vertus qui sont sources de mérite bien plus que la charité.

En sens contraire, le Seigneur déclare, d'après S. Jean (14,21): « Si quelqu'un m'aime, il sera aimé de mon Père; je l'aimerai, et je me manifesterai à lui. » Mais la vie éternelle consiste dans la connaissance manifeste de Dieu, selon cette autre parole du Seigneur en S. Jean (17,3): « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le Dieu véritable et vivant, etc. » Le mérite de la vie éternelle réside donc principalement dans la charité.

Réponse: Nous l'avons dit, il y a deux raisons qui font qu'un acte humain mérite. Cela vient d'abord et principalement de l'ordination divine, en vertu de laquelle l'acte est dit méritoire du bien auquel

Page 356: Ia.-IIae (2)

l'homme est ordonné par Dieu; en second lieu cela découle du libre arbitre, l'homme se différenciant des autres créatures en ceci qu'il agit par lui-même, qu'il est un agent volontaire. Or, à ces deux points de vue, le mérite consiste principalement dans la charité.

D'abord, en effet, il faut considérer que la vie éternelle consiste dans la jouissance de Dieu. Or le mouvement de l'âme humaine vers la fruition du bien divin est l'acte propre de la charité, et par lui les actes des autres vertus sont ordonnés à cette fin pour autant qu'elles sont soumises à l'impulsion de la charité. C'est pourquoi le mérite de la vie éternelle appartient premièrement à la charité, et secondairement aux autres vertus pour autant que leurs actes se font sous l'impulsion de la charité.

De même ce que nous faisons par amour il est manifeste que nous le faisons le plus volontiers et donc le plus volontairement. C'est pourquoi, même sous ce rapport où il est requis que l'acte soit volontaire pour être méritoire, c'est principalement à la charité que le mérite est attribué.

Solutions: 1. Parce que la charité a pour objet la fin dernière, elle meut les autres vertus à l'action. Car l'habitus qui a pour objet la fin commande toujours les habitus qui regardent les moyens, nous l'avons montré.

2. Une oeuvre peut être laborieuse et difficile d'une double façon. D'abord parce qu'elle est grande en elle-même; en ce sens le poids du labeur concourt à l'augmentation du mérite. Ainsi, la charité ne diminue pas le labeur: elle fait au contraire que l'on s'attaque à de plus grands travaux. Comme le remarque S. Grégoire dans une homélie: « Si elle existe, elle entreprend de grandes choses. » En second lieu, la difficulté peut provenir de celui qui accomplit l'oeuvre; ce que l'on fait sans empressement est toujours laborieux et difficile. Cette peine-là, qui diminue le mérite, la charité la supprime.

3. L'acte de foi n'est méritoire que s'il s'agit d'une foi « opérant par la charité », comme dit l'épître aux Galates (5, 6). Il en est de même des actes de patience et de force: ils ne sont méritoires que s'ils sont accomplis par charité, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 13,3): « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. »

ARTICLE 5: Peut-on mériter pour soi-même la première grâce?

Objections: 1. Il semble que oui, car S. Augustin affirme: « La foi mérite la justification. » Or c'est la première grâce qui justifie l'homme. On peut donc mériter pour soi la première grâce.

2. Dieu ne donne sa grâce qu'à ceux qui en sont dignes. Mais on n'est digne de recevoir un don qu'à la condition de l'avoir mérité en justice. Donc on peut mériter en justice la première grâce.

3. Dans l'ordre humain, on peut mériter un don déjà reçu; ainsi celui auquel son maître a fait cadeau d'un cheval peut dans la suite mériter ce cheval en en faisant bon usage au service de son maître. Mais Dieu est plus libéral que l’homme. Donc, à plus forte raison, l'homme peut mériter auprès de Dieu la première grâce déjà reçue, par le moyen des oeuvres accomplies dans la suite.

En sens contraire, la notion de grâce est en opposition avec celle de salaire dû pour l'accomplissement d'une oeuvre, selon l'épître aux Romains (11,6): « A qui fournit un travail on ne compte pas le salaire à titre gracieux: c'est un dû. » Or le mérite de l’homme a pour objet ce qui lui est attribué à titre de salaire pour son travail. L’homme ne peut donc mériter la première grâce.

Page 357: Ia.-IIae (2)

Réponse: Le don de la grâce peut être envisagé de deux manières: d'abord dans son caractère de don gratuit: en ce sens, il est évident que toute espèce de mérite s'oppose à l'idée même de grâce, car, comme l'Apôtre l'écrit aux Romains (11,6): « Si c'est en raison des oeuvres, ce n'est plus une grâce. »

En second lieu, on peut considérer dans la grâce la nature même de la chose qui est donnée. A ce point de vue, la grâce ne peut être méritée par celui qui ne la possède pas, car d'une part elle surpasse la capacité de la nature; et d'autre part avant la grâce, dans l'état de péché, l’homme, du fait même de la faute, est empêché de mériter la grâce. En outre, quand il possède déjà la grâce, il ne peut mériter cette grâce déjà reçue; la rétribution est en effet le résultat de 1'oeuvre accomplie; la grâce au contraire est le principe en nous de toute oeuvre bonne, nous l'avons dit plus haut. Et d'autre part, si l'on vient à mériter un autre don gratuit en vertu d'une grâce précédente, déjà ce don n'est plus premier. Il est donc manifeste que personne ne peut mériter pour soi la première grâce.

Solutions: 1. S. Augustin reconnaît lui-même qu'il s'est trompé en pensant que le commencement de la foi venait de nous, et que sa consommation nous était donnée par Dieu: il se rétracte à ce sujet. Cette conception ne semble pas étrangère à l'idée que « la foi mérite la justification ». Mais si nous posons en principe, comme l'exige la vérité catholique, que le commencement de la foi nous est donné par Dieu, l'acte de foi lui-même est une conséquence de la première grâce, et on ne peut donc la mériter. Donc, par la foi, l’homme est justifié, non pas en ce sens qu'en croyant il mérite la justification, mais pour cette raison que, quand il est justifié, il croit; et cela vient de ce que le mouvement de la foi est nécessaire à la justification de l'impie, nous l'avons déjà dit.

2. Dieu donne sa grâce seulement à ceux qui en sont dignes, non pas qu'ils soient dignes avant de recevoir la grâce, mais parce que Dieu, « qui seul donne la pureté à ceux qui furent conçus dans l'impureté » (Jb 14,4 Vg), les rend dignes par le moyen de la grâce.

3. Toute oeuvre bonne de l'homme procède de la première grâce comme de son principe. Elle ne procède pas d'un don humain quelconque. Il n'y a donc pas d'assimilation possible entre le don de la grâce et le don de l'homme.

ARTICLE 6: Peut-on mériter pour autrui la première grâce?

Objections: 1. Il semble que oui, car, à propos de cette parole de l'évangile selon S. Matthieu (9,2): « Jésus voyant leur foi... », nous lisons dans la Glose: « Quel n'est pas le prix de la foi personnelle devant Dieu, puisque déjà la foi d'autrui a pu obtenir de lui la guérison intérieure et extérieure d'un homme! » Mais la guérison intérieure de l'homme s'obtient par la première grâce. C'est donc qu'on peut la mériter pour autrui.

2. Les prières des justes ne sont pas vaines mais efficaces, selon cette parole de S. Jacques (5,16): « La supplication assidue du juste a beaucoup de puissance. » Il avait écrit précédemment: « Priez les uns pour les autres afin que vous soyez sauvés. » Et, comme le salut de l'homme ne s'obtient que par la grâce, il semble donc que l'on peut mériter à autrui la première grâce.

3. Nous lisons en S. Luc (16,9): « Faites-vous des amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'à votre mort ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. » Or cela ne peut se produire que par le moyen de la grâce qui, seule, permet de mériter la vie éternelle, ainsi que nous l'avons dit précédemment. Un homme peut donc, par son mérite, obtenir pour un autre la vie éternelle.

En sens contraire, Dieu dit en Jérémie (15,1): « Même si Moïse et Samuel se tenaient devant ma face, je n'aurais pas pitié de ce peuple. » Et pourtant c'étaient des hommes de très grand mérite devant Dieu. Il semble donc que nul ne peut mériter pour un autre la première grâce.

Page 358: Ia.-IIae (2)

Réponse: D'après ce que nous avons dit, on voit que ce que nous faisons a raison de mérite à deux titres: 1° En vertu de la motion divine qui fait qu'elles sont méritoires de plein droit.

2° Parce qu'elles procèdent du libre arbitre pour autant que nous agissons volontairement. De ce côté il y a un mérite de convenance: il convient en effet que lorsque l'homme fait bon usage de son pouvoir, Dieu agisse plus excellemment selon la surexcellence de son pouvoir.

On voit par là que personne, en dehors du Christ, ne peut mériter de plein droit pour autrui la première grâce. Chacun de nous en effet est mû par Dieu par le don de la grâce, afin de parvenir lui-même à la vie éternelle; et il s'ensuit que le mérite en justice ne s'étend pas au-delà de cette motion. L'âme du Christ au contraire fut mue par Dieu au moyen de la grâce non seulement afin de le faire parvenir lui-même à la gloire de la vie éternelle, mais afin d'y conduire les autres, comme tête de l'Église et auteur de notre salut. C'est ce qu'enseigne l'épître aux Hébreux (2,10): « Lui, l'auteur du salut, il devait conduire à la gloire un grand nombre de fils. »

Mais on peut mériter pour un autre la première grâce d'un méâce de Dieu accomplit la volonté de Dieu, il convient, selon la proportion fondée sur l'amitié, que Dieu accomplisse sa volonté du salut d'un autre. Pourtant il peut arriver qu'il y ait un obstacle de la part de celui dont un saint désire la justification. A un tel cas s'applique la parole de Jérémie citée plus haut.

Solutions: 1. La foi des autres peut procurer à un individu le salut par mérite de convenance, non par mérite de justice.

2. L'efficacité de la prière s'appuie sur la miséricorde; le mérite rigoureux s'appuie sur la justice. La prière tire son efficacité de la miséricorde, le mérite de plein droit de la justice, selon cette parole de Daniel (9,18): « Ce n'est pas en raison de nos oeuvres justes que nous répandons devant toi nos supplications, mais en raison de tes grandes miséricordes. »

3. On dit que les pauvres qui reçoivent les aumônes accueillent leurs bienfaiteurs dans les tabernacles éternels, soit qu'ils obtiennent leur pardon en priant pour eux; soit qu'ils méritent en convenance leur salut par d'autres bonnes oeuvres; soit enfin, à s'en tenir à la lettre du texte, que celui qui exerce des oeuvres de miséricorde auprès des pauvres, mérite d'être reçu dans les tabernacles éternels.

ARTICLE 7: Peut-on mériter pour soi-même son relèvement après la chute?

Objections: 1. Il semble bien, car ce que l'homme demande à Dieu en justice, l'homme doit pouvoir le mériter. Mais, selon S. Augustin, rien de plus juste que de demander à Dieu son relèvement après la chute, et nous lisons dans le Psaume (71,9): « Lorsque ma vigueur sera tombée, ne m'abandonne pas, Seigneur. » L'homme peut donc mériter son relèvement après la chute.

2. Les oeuvres qu'un homme accomplit sont beaucoup plus profitables à lui-même qu'à autrui. Mais l'homme peut mériter de quelque manière pour autrui le relèvement après la chute, tout aussi bien que la première grâce. A plus forte raison peut-il mériter pour lui-même le relèvement après la chute.

3. L'homme qui, à un moment donné, fut en grâce, a mérité par ses bonnes oeuvres la vie éternelle; cela ressort de ce que nous avons dit précédemment. Mais nul ne peut parvenir â la vie éternelle s'il n'est relevé par la grâce. Cet homme a donc mérité son relèvement par la grâce.

En sens contraire, il est dit dans Ézéchiel (18,24): « Si le juste se détourne de sa justice et commet le mal, on ne se souviendra plus de toute la justice qu'il a pratiquée. » Par conséquent ses précédents

Page 359: Ia.-IIae (2)

mérites n'auront aucune valeur pour son relèvement. Personne ne peut donc mériter d'avance, pour soi-même, de sortir du péché quand il y sera tombé.

Réponse: Personne ne peut mériter d'avance son relèvement, ni par un mérite de plein droit, ni par un mérite de convenance. Le mérite de plein droit en effet dépend essentiellement de la motion de la grâce divine, et cette motion est interrompue par le péché qui a suivi. Aussi tous les bienfaits que dans la suite le pécheur reçoit de Dieu, et qui lui permettent de réparer sa faute, ne sont-ils pas objet de mérite, car la motion de la grâce, reçue antérieurement, ne s'étend pas jusque-là.

Quant au mérite de convenance qui permet à un homme de mériter pour autrui la première grâce, il est empêché d'aboutir par l'obstacle du péché en celui pour qui on mérite. A plus forte raison l'efficacité de ce mérite est-elle entravée par l'obstacle qui se trouve et en celui qui mérite et en celui pour qui il mérite: ici la même personne. C'est pourquoi on ne peut aucunement mériter pour soi le relèvement après la chute.

Solutions: 1. Le désir par lequel on souhaite le relèvement après la chute est appelé juste, aussi bien que la prière qui l'exprime parce que l'un et l'autre tendent vers la justice. Mais ils ne s'appuient pas sur la justice à la manière du mérite; ils font seulement appel à la miséricorde.

2. On peut, d'un mérite de convenance, mériter pour autrui la première grâce, car dans ce cas il n'y a pas d'obstacle, du moins de la part de celui qui mérite. Mais il y a obstacle quand quelqu'un, après avoir eu le mérite de la grâce, s'éloigne de la justice.

3. Certains ont prétendu que, sauf par l'acte de la grâce finale, nul ne mérite la vie éternelle absolument, mais seulement sous condition, à savoir s'il persévère. Une telle manière de voir est déraisonnable; car quelquefois l'acte de la grâce finale n'est pas plus méritoire que celui d'une grâce antérieure; il l'est même moins que l'acte antécédent, en raison de l'accablement produit par la maladie. Il faut donc dire que n'importe quel acte de charité est méritoire absolument de la vie éternelle. Mais, par le péché qui suit, se trouve posé un obstacle au mérite précédent, qui empêche celui-ci de produire son effet; ainsi en est-il des causes naturelles qui manquent leurs effets, à cause d'un obstacle survenu.

ARTICLE 8: Peut-on mériter pour soi-même une augmentation de grâce ou de charité?

Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, lorsqu'un homme a reçu la récompense qu'il a méritée, on ne lui doit pas d'autre rétribution. Ainsi est-il dit en S. Matthieu (6, 5) à propos de certains hypocrites: « Ils ont reçu leur récompense. » Donc, si un homme méritait une augmentation de grâce ou de charité, il s'ensuivrait qu'une fois la grâce augmentée, il n'aurait plus à attendre d'autre récompense, ce qui est choquant.

2. Aucun être n'agit au-delà de ce qu'il est. Mais le principe du mérite, on l'a vu, c'est la grâce ou la charité. Donc personne ne peut mériter une grâce ou une charité plus grande que celle qu'il a.

3. Ce qui fait l'objet du mérite, l'homme l'acquiert par n'importe quel acte procédant de la grâce ou de la charité; comme par tout acte de ce genre on mérite la vie éternelle. Donc, si l'augmentation de la grâce ou de la charité est objet de méé, on mérite une augmentation de charité. Mais ce que l'homme mérite, il l'obtient infailliblement de Dieu, à moins que ne survienne l'obstacle du péché. C'est ce qui fait dire à S. Paul (2 Tm 1,12): « je sais en qui j'ai mis ma foi, et j'ai la conviction qu'il est capable de garder mon dépôt. » Il s'ensuivrait donc que la grâce ou la charité seraient accrues par n'importe quel acte méritoire. Or cela paraît impossible, car les actes méritoires ne sont pas toujours assez fervents pour suffire à accroître la charité. Cet accroissement n'est donc pas objet de mérite.

Page 360: Ia.-IIae (2)

En sens contraire, S. Augustin écrit « La charité mérite de croître, et, par cette croissance, elle mérite de se parfaire. » Donc l'augmentation de la grâce ou de la charité est objet de mérite.

Réponse: Nous l'avons dit, cela est objet d'un mérite de plein droit, à quoi s'étend la motion de la grâce. Mais l'impulsion donnée par un agent moteur ne se réfère pas seulement au terme du mouvement elle vise également tout le progrès réalisé par le mobile au cours du mouvement. Or, le terme du mouvement de la grâce, c'est la vie éternelle; le progrès dans ce mouvement se fait par l'accroissement de la charité ou de la grâce, selon cette parole des Proverbes (4,18): « La route des justes est comme la lumière de l'aube dont l'éclat grandit jusqu'au plein jour », qui est le jour de la gloire. L'augmentation de la grâce est donc bien objet de mérite en justice.

Solutions: 1. La récompense est le terme du mérite, mais il y a deux sortes de termes dans un mouvement: le terme ultime, et le terme intermédiaire qui est à la fois principe et terme; c'est ce terme intermédiaire qui est la récompense constituée par l'accroissement de la grâce. Mais la récompense de la faveur humaine, c'est comme le terme ultime de ceux qui l'ont prise pour fin, si bien que pour eux il n'y a pas d'autre rétribution.

2. L'accroissement de la grâce n'excède pas le pouvoir de la grâce qu'on a déjà, bien qu'il la fasse plus grande; c'est ainsi que l'arbre, qui est quantitativement supérieur à la semence, n'excède cependant pas le pouvoir de celle-ci.

3. Tout acte méritoire, quel qu'il soit, mérite à son auteur l'accroissement de la grâce, aussi bien que sa consommation, qui est la vie éternelle. Mais, de même que la vie éternelle n'est pas accordée immédiatement, mais en son temps, de même la grâce n'est pas augmentée aussitôt, mais au moment où l'homme se trouve suffisamment disposé à cet accroissement.

ARTICLE 9: Peut-on mériter pour soi-même la persévérance finale?

Objections: 1. Il semble que ce soit vrai. Car ce que l'on obtient par la prière peut être objet de mérite quand on possède la grâce. Mais, en demandant la persévérance, les hommes l'obtiennent; autrement, remarque S. Augustin. c'est en vain qu'on la demanderait dans l'oraison dominicale. La persévérance peut donc être objet de mérite quand on possède la grâce.

2. Ne pas pouvoir pécher est plus important que ne pas pécher. Mais l'impossibilité de pécher est objet de mérite, puisqu'on mérite la vie éternelle et que celle-ci implique nécessairement l'impeccabilité. A plus forte raison peut-on mériter de ne pas pécher en fait; ce qui est persévérer.

3. L'augmentation de la grâce l'emporte sur la persévérance dans la grâce qu'on possède. Or, nous le savons. l'homme peut mériter l'accroissement de la grâce. A plus forte raison peut-il mériter de persévérer dans la grâce qu'il possède.

En sens contraire, tout ce que l'on mérite, on l'obtient de Dieu, à moins que le péché n'y fasse obstacle. Mais beaucoup accomplissent des oeuvres méritoires, qui n'obtiennent pas la persévérance. On ne peut pas dire que la raison en est l'obstacle du péché, car ce qui s'oppose à la persévérance c'est précisément de pécher; de sorte que si quelqu'un avait mérité la persévérance, Dieu ne permettrait pas qu'il tombe dans le péché. La persévérance n'est donc pas objet de mérite.

Réponse: Puisque l'homme possède par nature le libre arbitre qui peut incliner au bien ou au mal, on peut obtenir de Dieu la persévérance dans le bien de deux manières. D'abord en ce que le libre arbitre se trouve déterminé au bien par la grâce achevée; c'est ce qui se produira dans la gloire. Puis en ce que la motion divine incline l'homme au bien jusqu'à la fin. Or, comme nous l'avons montré plus haut. ce qui est méritoire pour l'homme, c'est ce qui se présente comme un terme par rapport au mouvement du libre arbitre dirigé par la motion divine. Mais il n'en est pas ainsi pour ce qui se présente comme un

Page 361: Ia.-IIae (2)

principe par rapport à ce même mouvement. Aussi est-il clair que la persévérance dans la gloire, qui est au terme de ce mouvement, est objet de mérite, tandis que la persévérance d'ici-bas ne peut être méritée, car elle dépend uniquement de la motion divine, laquelle est au principe de tout mérite. Mais Dieu accorde gratuitement le bienfait de la persévérance, chaque fois qu'il l'accorde.

Solutions: 1. Même ce que nous ne méritons pas, nous pouvons l'obtenir par la prière. Car Dieu écoute les pécheurs quand ils demandent pardon pour leurs fautes, et pourtant ils ne méritent pas ce pardon. C'est ce que montre S. Augustin à propos de ce texte de S. Jean (9,31): « Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs. » Autrement, c'est en vain que le publicain aurait dit (Lc 18,13): « Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis. » Pareillement, par la prière, on peut obtenir de Dieu, pour soi ou pour un autre, le don de la persévérance, bien qu'il ne soit pas objet de mérite.

2. La persévérance que l'on aura dans la gloire représente, pour le mouvement méritoire du libre arbitre, le terme auquel il doit aboutir; mais il n'en est pas ainsi de la persévérance d'ici-bas; nous venons d'en donner la raison.

3. Il faut en dire autant de l'accroissement de la grâce (terme intermédiaire du mouvement méritoire): cela ressort de ce que nous avons exposé plus haut.

ARTICLE 10: Les biens temporels sont-ils objet de mérite?

Objections: 1. Il semble que oui, car ce qui est promis à certains individus comme une récompense de la justice, est objet de mérite. Mais dans l'ancienne loi les biens temporels ont été ainsi promis. On le constate dans le Deutéronome (28). Donc ces biens sont objet de mérite.

2. Est objet de mérite, semble-t-il, la récompense que Dieu accorde à un homme pour l'accomplissement d'un service. Mais parfois Dieu récompense ainsi les hommes en leur accordant certains biens temporels. Nous lisons en effet dans l'Exode (1,21): « Parce que les sages-femmes avaient craint Dieu, il fit prospérer leurs maisons », ce que la Glose de S. Grégoire commente ainsi: « La récompense de leur générosité aurait pu leur valoir la vie éternelle, mais, s'étant rendues coupables de mensonge, elles reçurent une récompense terrestre. » - Nous lisons encore dans Ézéchiel (29,18): « Le roi de Babylone a engagé son armée dans une entreprise grandiose contre Tyr; ... et il n'en a retiré aucun profit. » Et le texte ajoute: « Tel sera le salaire de son armée: je lui donnerai le pays d'Égypte, car il a travaillé pour moi. » Les biens temporels peuvent donc être objet de mérite.

3. Ce que le bien est par rapport au mérite, le mal l'est par rapport au démérite. Or, parce qu'ils avaient démérité en péchant, Dieu a puni certains individus par des peines temporelles: ce fut le cas des habitants de Sodome (Gn 19). Les biens temporels sont donc objet de mérite.

En sens contraire, les biens qui sont objet de mérite ne sont pas également répartis entre tous. Or les biens et les maux temporels se rencontrent aussi bien chez les bons que chez les mauvais, selon cette parole de l'Ecclésiaste (9,2): « A tous un même sort, au juste et à l'impie, au bon et au méchant, au pur et à l'impur, à celui qui sacrifie et à celui qui méprise les sacrifices. » Les biens temporels ne sont donc pas objet de mérite.

Réponse: Ce qui fait l'objet d'un mérite est quelque chose de bon donné en récompense ou en rétribution. Or quelque chose est bon pour l'homme de deux manières: une absolument, l'autre relativement. Ce qui est absolument bon pour l'homme c'est la fin dernière selon cette parole du Psaume (73, 28): « Pour moi, être uni à Dieu, c'est le bien », c'est aussi, par voie de conséquence, tout ce qui est ordonné à obtenir cette fin. Ces biens-là sont purement et simplement objet de mérite. Par contre cela est bon pour l'homme relativement, non absolument, qui lui est bon présentement et sous un certain rapport. Les biens de ce genre ne sont pas objet de mérite, absolument parlant, mais seulement d'une façon relative.

Page 362: Ia.-IIae (2)

Cela posé, il faut dire que, les biens temporels si on les considère comme favorisant l'accomplissement des oeuvres vertueuses, lesquelles nous conduisent à la vie éternelle, ils sont objet de mérite directement et absolument, au même titre que l'accroissement de la grâce et tout ce qui permet à l'homme de parvenir à la béatitude, la première grâce une fois reçue. Aux hommes justes Dieu distribue biens et maux temporels autant qu'il leur est expédient pour parvenir à la vie éternelle en sorte que biens et maux temporels sont, sous ce rapport, purement et simplement des biens. De là cette parole du Psaume (34,11): « Ceux qui craignent le Seigneur ne sont privés d'aucun bien », et du Psaume (37,25): « je n'ai pas vu le juste abandonné. »

Mais si l'on considère les biens temporels en eux-mêmes, ils ne sont pas absolument bons pour l'homme, mais relativement. Sous ce rapport, ils ne sont objet de mérite qu'à certains égards, pour autant que Dieu meut les hommes à des actions d'ordre temporel et qu'il favorise la réussite de leurs projets. De même donc que la vie éternelle est d'une façon absolue la récompense des oeuvres de justice accomplies sous la motion divine, comme nous l'avons dit, de même les biens temporels, considérés en eux-mêmes, peuvent être regardés comme une sorte de récompense, eu égard à la motion divine qui porte la volonté humaine à les poursuivre, bien que parfois les hommes n'aient pas en cela une intention droite.

Solutions: 1. Comme dit S. Augustin: « Ces promesses temporelles furent la figure des biens spirituels à venir, qui s'accomplissent en nous. Ce peuple charnel s'attachait, en effet, aux promesses de la vie présente; et ce n'est pas seulement leur langage, mais leur vie elle-même, qui fut prophétique. »

2. Les rétributions dont il est question sont attribuées à Dieu en raison de la motion divine et non par rapport à la malice de la volonté. Cela est vrai surtout en ce qui concerne le roi de Babylone qui n'assiégea pas Tyr pour servir Dieu, mais pour y établir sa domination usurpatrice. De même, pour ce qui est des sages-femmes: si elles montrèrent une bonne volonté en sauvant les enfants, cependant cette volonté n'était pas moralement rectifiée puisqu'elles commirent un mensonge.

3. Les maux temporels sont un châtiment pour les impies, parce qu'ils n'y trouvent aucun secours pour gagner la vie éternelle. Pour les justes au contraire qui y trouvent une aide, ces maux ne sont pas des châtiments, mais plutôt des remèdes, nous l'avons dit précédemment.

4. Réponse à l'objection en sens contraire: Tout arrive également pour les bons et pour les méchants, si l'on considère la substance même des biens et des maux temporels. Mais il n'en est pas de même si l'on envisage leur finalité, car, par eux, les bons sont acheminés à la béatitude, et non pas les méchants.

Ici s'achève la morale générale.