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Il est temps de suivre un régime et d'apprendre à voler

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Présentation

Adam est écrivain public. Tous les après-midi, il écrit pour les habitants de sa petite ville posée au pied des montagnes de Dracula. Des lettres anonymes, des lettres d’amour, des lettres pour ceux qui sont tout près, ou bien ceux qui sont partis en France, partis et jamais oubliés. Dans sa maison où ne vivent plus depuis longtemps sa femme et sa fi lle, parties et jamais revenues, Adam héberge depuis l’hiver dernier Dragos, vieux, sale, gros et vendeur de poids de son état. Et Adam a fi nalement peu de temps pour penser à lui-même. C’est une bonne chose.Penser à lui, c’est penser à celles qui lui manquent. Il ne veut pas. Mais alors qu’Adam écrit des lettres en poste restante, des poèmes, des tes-taments, alors que chacun raconte son histoire et que les mots suivent leur chemin, le moment vient où les forces sont réunies, où les choses sont prêtes à basculer. Oui, il faut parfois vingt ans pour écrire une lettre, mais il est grand temps de suivre un régime et d’apprendre à voler, il est grand temps pour Adam, et pas seulement pour lui. Avec grâce, avec douceur et légèreté, Michelle Ballanger nous emporte dans un premier roman aussi chatoyant que le chapeau d’un magicien dont sortiraient un jeune homme qui tricote des écharpes, une femme qui a bien vécu de l’amour des hommes, une princesse qui fait la manche, et bien d’autres encore, chacun avec sa vie glissée dans celle des autres.

Auteure Michelle Ballanger vit dans le Territoire de Belfort.Elle est maîtresse d’école. Elle a publié un roman pour enfants, Le Bal des saisons aux éditions 00H00.com, en 2002. Il est temps de suivre un régime et d’apprendre à voler est son premier roman pour adultes.

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Graphisme de couverture : Cédric CailholIllustration de couverture : © Solange Gautier© Éditions du Rouergue, 2017www.lerouergue.com

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Michelle Ballanger

Il est temps de suIvre un régIme

et d’apprendre à voler roman

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les bagages

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MADAME RUSSESCO

– Et vous signez Le corbeau.– Les lettres anonymes ne se signent pas, madame. C’est

ceux qui lisent qui ajoutent « Le corbeau ». Comme il n’y a pas de signature et qu’ils ont besoin que quelqu’un écrive, ils ajoutent ce nom. C’est obligé.

– Oui, mais je ne veux pas que l’on sache.– C’est pour cela que votre lettre est anonyme, madame,

vous ne signerez pas.– Très bien, si vous le dites, c’est vous le spécialiste.– Je ne suis pas spécialiste des lettres anonymes, madame.

Je suis écrivain public.– Qu’importe. Les policiers ne me retrouveront pas. C’est

ça le principal. Ce sera votre ADN et votre sueur sur le papier, pas les miens. C’est vous qui irez en prison quand elle sera morte. Pas moi.

– Certainement.

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– Voilà, je vous ai préparé un lapin à la moutarde, un gâteau de semoule, je lui ai volé une bouteille de vin et voici quelques pommes et un sac de noix. Ça ira ?

Comme elle déballerait ses courses, madame Russesco sort de son cabas les boîtes dans lesquelles elle a tout rangé, empilé et transporté jusqu’ici. Elle avait bien lu sur le tableau accroché au grand portail :

Alors, elle a cuisiné le lapin qu’elle est allée chercher dans le jardin, un coup derrière la tête, l’œil arraché, le sang qui coule, la peau qui se retourne et les morceaux qui mijotent. Elle est descendue dans la cave, a choisi la bouteille la plus poussiéreuse, arguant que c’est la preuve d’un bon vieillisse-ment, le sac de noix bien rondes et bien charnues qui ont séché toute une saison. Elle a confectionné le gâteau, cinquante ans qu’elle le fait celui-là, elle ne peut pas le louper. Et puis, elle a dit qu’elle allait visiter son amie Dana à l’hôpital. Elle était sûre en disant cela que personne ne proposerait de l’accom-pagner à cause de l’hôpital, synonyme chez eux de mouroir, et de Dana, synonyme chez eux de morte, presque morte mais qui ne veut pas mourir. Un spectre. Bien pratique.

Voilà cinquante ans qu’elle réfléchit en repassant. Mais elle ne réfléchit qu’à une chose : comment tuer Stella ? Et aussi comment ne pas se faire prendre ? Elle ne veut pas aller en prison, ça c’est sûr, mais elle veut la mort de cette femme.

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En cinquante ans, elle a tout imaginé et ce jour, elle se décide, son plan est prêt. La lettre anonyme est l’arme du crime, celle qu’elle cherche depuis si longtemps.

– Je sais bien que je vous ai déjà réglé, mais toute la semaine j’ai réfléchi et je me suis dit qu’un lapin et quelques noix ce n’était pas cher payé, quand même, pour un crime, alors je vous ai apporté quelques autres choses.

De son cabas madame Russesco extrait encore, une à une, des bouteilles très poussiéreuses. Elle les dépose, les unes à côté des autres, sur la table basse qui sert de point de rencontre avec l’écrivain public. Il en essuie un peu la poussière avec son index, souffle doucement, lit les noms, apprécie.

– Pourquoi pensez-vous que cette lettre va tuer cette femme ?

– Pourquoi ? Mais voyons à cause de la honte !– La honte ?– Comment pourrait-elle ne pas avoir honte de ce qu’elle

fait ? À moi et aux autres femmes ? Comment pourrait-elle survivre si elle savait que nous savons ? Toutes. J’ai beaucoup réfléchi et la honte est vraiment la meilleure arme du crime que je connaisse.

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Il tend la lettre à madame Russesco qui lit, attentivement.– Je rajouterais bien tu mourras salope. Ça finirait mieux je

trouve.– Madame Russesco, c’est une lettre anonyme ou une lettre

d’insultes que vous souhaitez ?– L’une n’empêche pas l’autre, voyons. Rajoutez s’il vous

plaît.– Mais vous ne vouliez pas être reconnue alors il ne faut

pas utiliser ces mots, trop reconnaissables, les insultes sont très personnelles.

– Vous croyez ?– Oui.– Oui mais j’ai quand même très envie de lui dire qu’elle

est une salope et depuis très longtemps.– Faites une deuxième lettre avec toutes les insultes que

vous voulez et puis gardez-la pour vous et quand vous en aurez envie, vous la lirez. Ça vous soulagera.

Madame Russesco bougonne, relit la lettre, renonce.– Par contre, le très chère, ça va pas.– Il faut qu’elle accepte de lire ce qui va suivre. Il faut

l’amadouer.– Oui, mais là c’est trop. Très chère, c’est trop.– Elle ne vous est pas chère, cette femme ?– Elle m’a coûté trop cher plutôt, oui. Mais là faut être plus

simple.– Chère madame ?– Madame ?! C’est pas une madame, c’est une salope.– Chère salope ?– Parfait… mais vous avez dit vous-même…Elle renonce.– Alors ?

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– Alors je ne sais pas, c’est vous qui devez savoir cela, pas moi. C’est vous l’écrivain public.

– Madame me semble juste.– Vite fait.– Je l’écrirai vite, ne vous en faites pas.Madame Russesco relit une dernière fois. Elle est satisfaite.

Elle jubile. Elle se sent forte, sûre d’elle-même. Elle se sent la plus forte, pour une fois, et puis, la plus intelligente, la plus brillante, elle tient sa revanche, enfin, cinquante ans plus tard. Cinquante années à grossir et à repasser du linge. Sans comp-ter ses jambes. Bousillées.

Adam l’observe se trémousser sur sa chaise. Les épais foyers de ses lunettes ne cachent rien du plaisir qu’il voit bouillonner dans le fond de ses pupilles.

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DRAGOS

– Viens manger, c’est prêt.Dragos écrase son mégot, ouvre la porte de la véranda,

entre dans la cuisine. Il pue. Adam se le dit chaque jour, au même moment. Cette odeur rance, sale, vieille, lui soulève l’estomac chaque jour avant de passer à table.

– Tu pues Dragos !– Je sais Adam, je sais. J’ai beaucoup travaillé aujourd’hui.– Combien de kilos ?– Quatre.– Ce n’est pas beaucoup, hier tu en as eu sept.– Hier madame Negresco est passée. Elle revenait de la

capitale, elle était en pleine forme et affichait moins trois kilos à elle toute seule, ça aide.

– Lave-toi les mains au moins.Dragos est vieux, sale, gros et vendeur de poids de son état.

Il a récupéré une balance un jour. Il était encore plus vieux,

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plus sale à cette époque et maigre en plus mais il avait eu cette idée : vendre le poids perdu.

Il s’était installé sur la place publique, sous l’arcade des halles, dans l’angle pour être vu, au centre, sans pour autant être à l’étalage. La plupart de ses clients n’aimaient pas trop se faire remarquer quand ils vérifiaient leur poids sur la balance.

Et il attendait. Les gens passaient, s’arrêtaient et puis se décidaient, montaient sur la balance. Suivant les chiffres qui s’inscrivaient sur le cadran, ils étaient heureux ou pas. Le paie-ment de ce service dépendait de ce bonheur. Plus les gens per-daient de poids et plus ils donnaient de pièces à Dragos qui vérifiait d’un coup d’œil. Il tenait les statistiques, faisait des corrélations. Il avait remarqué qu’à chaque nouvelle antenne parabolique correspondait un nouveau client. La télé devait lui faire de la pub, y a pas à faire.

– J’ai acheté des pommes. Quatre pommes. Deux rouges et deux vertes. Je ne me rappelais plus ta couleur préférée.

Dragos achetait à manger et partageait avec Adam. Il disait, malicieux, qu’il prenait les kilos abandonnés par ses clients dans le creux de sa main quand ils étaient satisfaits d’avoir maigri car il n’y a que ceux qui ont trop de quelque chose qui sont satis-faits de se délester. Lui, il était content de grossir. Depuis qu’il avait eu cette idée avec la balance et qu’il logeait avec Adam, il n’était plus maigre. Il avait fait du gras. Il était plus heureux, moins bringuebalant, moins vieux mais pas moins sale objec-tait Adam. Ça c’est pour la femme répondait Dragos. Quelle femme ? Celle qui viendra et pour laquelle je me laverai. Il faut attendre. Ce sera un beau cadeau, tu ne crois pas ?

Non Adam ne croyait pas. Il aurait aimé que Dragos ne pue plus. Pour mieux sentir les parfums des pommes, quelle que soit leur couleur…

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Ils mangent sans parler. C’est après qu’ils parlent, avec le café que Dragos prépare toujours très fort et très sucré. C’est lui qui l’achète, qui le prépare et qui le dépose sur la table.

Adam sort une feuille de papier et lit la lettre qu’il a écrite sur commande pour madame Russesco. Dragos écoute en fumant.

– Tu crois qu’elle va mourir ?– Certainement pas.– Moi non plus.– Peut-être même que c’est madame Russesco qui va

mourir.– Pourquoi ?– À cause de la honte. Voilà cinquante ans qu’elle vit avec

elle. Elle l’a grignotée peu à peu. Elle voudrait s’en débarrasser car elle se sent en danger et elle a bien raison. Seulement elle s’y prend mal. On ne tue pas la honte en la refilant à quelqu’un. Ça marche pas.

– On fait comment alors ?– On la tue en la nommant. On la regarde dans les yeux et

on lui dit ses quatre vérités. Y a pas d’autres solutions. Après ce n’est plus elle qui est la plus forte. On ne tue pas la honte avec une lettre anonyme. Faire ainsi c’est jeter de l’huile sur le feu.

Adam boit une gorgée du café fort et sucré de Dragos. Il n’aime pas le café habituellement mais il aime bien le moment de partage qu’il crée entre lui et Dragos.

Ça s’est passé à cause des chiens. Il n’était encore que prof, il rentrait du lycée et puis il avait vu Dragos qui se débattait au milieu d’une meute de chiens errants. Il y en a beaucoup par ici. Ils ne sont pas trop dangereux. Entre eux si mais avec

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les humains, il n’y a pas souvent de problèmes. Il était inter-venu à coups de talons et de sac de cuir pour chasser les bêtes et permettre à l’homme de se relever. C’était l’hiver dernier. Il faisait très froid, comme d’habitude. L’homme à terre lui avait semblé plus fatigué par la vie que blessé par les morsures et les griffures des chiens. C’était lui aussi un homme errant. Habituellement ils s’entendent bien avec les chiens, ces gens-là, mais là il y avait eu discorde. Peut-être une lutte de terri-toire pour une cage d’escalier, une cave au sec ?

Adam l’avait alors invité chez lui. Bien sûr il ne faut jamais faire cela mais il l’avait fait. Allez savoir pourquoi. Et hormis l’odeur tout allait pour le mieux.

Dragos s’était installé dans la salle à manger. Celle qu’Adam partageait avec sa femme avant qu’elle ne parte avec leur fille. De toute façon, il ne l’occupait plus. Depuis il n’y était même plus entré. Il vivait dans son bureau, dormait sur un fauteuil, n’ouvrait même pas les volets.

Dragos avait pris place, poussé juste quelques bibelots sur une étagère pour empiler ses tee-shirts, pulls et pantalons.

Dans l’appartement, il y avait deux salles de bains. Un très grand luxe dans une ville où beaucoup s’en faisaient instal-ler une première. Chacun une et Dragos tenait la sienne bien propre. Au cas où. Pour le jour où. On ne sait jamais.

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STELLA

Adam a son bureau de professeur à l’intérieur du lycée. L’après-midi il n’y a pas cours, il est seul, ou presque, dans l’établissement. Il y fait froid et les élèves gardent leur bon-net et leur manteau durant la classe. Ce n’est pas grave. Tout le monde a appris à supporter le froid et le manque de chauffage.

Ce sont les bougies qui réchauffent un peu. Adam en met plusieurs dans la pièce, sur le bureau, sur les étagères. Leur lumière crée une chaleur qu’il apprécie dans cette petite pièce où il reçoit ses clients chaque jour de cette vie. Même durant les vacances.

Pour prendre rendez-vous, ses clients écrivent leur nom sur le tableau noir cloué au portail de l’établissement. De 14 heures à 19 heures, il les reçoit. Après il est temps de ren-trer retrouver Dragos. Avant il travaille en écoutant les rires, les cris, les pas des élèves et des professeurs dans les couloirs. Durant toutes ces journées Adam a finalement peu de temps

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pour penser à lui. C’est une bonne chose. Penser à lui c’est penser à d’autres que ceux qui viennent s’asseoir autour de la table basse. Il ne veut pas. Il trouve qu’il se doit aux présents et non aux absents. Les lettres sont pour les absents. Mais pas les siens, ceux des autres.

La femme qui pénètre dans son bureau s’appelle Stella, c’est le nom qui est écrit sur le tableau. Adam s’est imaginé, avec ce nom, une jeune femme énergique et maladroite dési-rant une lettre d’amour ou peut-être un poème. Adam aime beaucoup les poèmes et il y a bien longtemps qu’il n’en a pas écrit. L’envie le prend et peut-être cette Stella va-t-elle lui don-ner l’occasion qu’il attend.

Mais Stella n’est pas une jeune femme romantique, Adam le voit tout de suite. D’abord elle n’est pas jeune mais pas vieille non plus. C’est une vieille femme encore jeune ou une jeune femme déjà vieillie. Son visage supporte quelques rides, ses mains sont tachées, mais sa courte jupe laisse voir de lon-gues jambes fines, musclées, dorées. Elle est chaussée d’escar-pins à talons hauts. Stella est très belle, très femme. Adam la regarde s’asseoir sur le fauteuil qui lui fait face de l’autre côté de la petite table basse. Il attend, il sait que pour bien écrire il faut commencer par bien écouter. Stella sort une feuille de papier de son sac et la lui tend.

– Lisez, s’il vous plaît. C’est une lettre anonyme que j’ai reçue la semaine dernière.

Il a tout de suite reconnu cette feuille. Il la prend, la déplie et la lit. Il ne guette pas les mots, il les connaît, c’est son travail, il guette ce que les mots peuvent lui faire, ce qu’ils peuvent bouleverser en lui. Quand il arrive à la dernière ligne, il est content, il n’aurait pas pu mieux faire, comme s’il était vrai-ment madame Russesco.

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Stella sort un paquet de cigarettes de son sac. Des blondes. Des vraies. De vraies cigarettes occidentales et très chères, pas ces ersatz que vendent ici les épiciers, qui ont l’appa-rence des vraies mais pas le goût. Elle fume sans demander la permission.

– Je souhaiterais que vous m’écriviez une réponse à cette lettre. Cette anonyme ne sait pas de quoi elle parle, je voudrais que vous le lui expliquiez. Elle mérite de savoir. Je vais vous dire et puis vous écrirez. C’est ainsi que ça marche, non ?

– Oui, tout à fait.– Je peux vous donner de l’argent, j’en ai. J’ai beaucoup

aimé les hommes qui m’ont donné beaucoup d’argent. C’est ainsi que je n’ai jamais manqué de rien. Aujourd’hui encore, j’ai soixante-seize ans, mon plus jeune client en a quarante-trois mais je ne peux plus faire l’amour que deux fois par semaine. Au-delà je suis trop fatiguée. Il comprend et il paie quand même. Il fait commerce de revues pornographiques et gagne de l’argent à profusion. Il m’en donne, de toute façon il ne sait plus quoi en faire. Sa femme a tout ce qu’elle veut : les enfants, la grande maison, l’électroménager, les vacances au bord de la mer l’été, l’hiver elle va skier chez Dracula. Lui, il vient cher-cher un peu d’amour. Je le lui donne. Il paie, je peux vous payer.

– Mais à qui voulez-vous envoyer une réponse ? Cette lettre est anonyme, il n’y a pas d’adresse.

– Je ne l’enverrai pas. Je la laisserai ici. Les lettres anonymes passent bien par chez vous non ? Elle sera en poste restante jusqu’à ce que l’anonyme vienne la chercher.

Adam sourit et remarque un joli pli au coin de l’œil droit de Stella.

– Peut-être les choses peuvent-elles arriver ainsi. C’est vrai. Quelquefois ça arrive.

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– Bon, très bien.Stella se redresse et Adam peut voir ses jambes, ses genoux.

Beaucoup de femmes ont de jolies jambes mais peu ont de jolis genoux. Les siens sont ronds, doux, lisses. Adam a envie de les dessiner. Il lui arrive aussi, parfois, de prendre son crayon et de tracer des traits de dessin quand les traits des lettres lui semblent insuffisants pour montrer une force. La force du désir. Surtout celle-là. C’est vraiment elle la plus difficile à montrer.

– Ce qu’a écrit cette femme anonyme est juste. J’ai couché avec tous ces hommes. Et beaucoup d’autres aussi. Je veux qu’elle le sache, qu’elle le comprenne. Peut-être perdra-t-elle ainsi sa méchanceté… peut-être pas remarquez mais, pour une fois que l’occasion de dire m’est donnée, je souhaite en pro-fiter. Si une seule lettre peut être lue par toutes ces femmes, qui – soi-disant – savent, alors la boucle sera bouclée. Je veux dire et que vous écriviez, avec de vrais mots, pas des mots de vipère, ce qu’il en est.

Adam se retire dans le fond de son fauteuil, le dos calé, les mains ouvertes, il écoute cette belle femme.

– Le seul homme que je n’aie pas aimé a été mon mari. C’est ainsi. Pas de chance. Nos parents nous ont mariés, c’était le fils du voisin. Il était très bête, très gentil mais vraiment stu-pide. J’avais dix-huit ans lorsque nous nous sommes mariés, à vingt j’avais deux enfants et j’en attendais un troisième. Ma vie était écrite. C’était bien. Je n’étais pas malheureuse, je n’avais pas le temps de l’être, entre les enfants, les terres et la maison j’étais bien occupée. Et puis j’ai chopé un sale virus qui a tué mon enfant, celui qui était dans mon ventre, et m’a laissée pour morte moi aussi. Tout un hiver au lit à récupérer un peu de forces. Je n’aurais plus jamais d’enfants, la maladie m’avait

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trop abîmée. Je n’en ressentais pas de chagrin, mon envie de maternité était satisfaite, ce n’était pas grave.

Stella allume une autre cigarette. Elle fume doucement. Elle regarde la fumée monter vers le plafond. Elle aime fumer. Elle porte une grosse bague mauve et rose à son annulaire droit. Une bague stylée.

– Et puis mon mari est mort écrasé par son tracteur. C’est ainsi. Pas de chance. Mes relations avec nos familles se sont alors dégradées jusqu’à devenir irrespirables. Un jour, j’ai pris mes enfants dans ma valise et je suis venue en ville. Vous comprenez, dans nos campagnes, nous allions peu à l’école, je n’étais pas instruite, je n’avais pas d’autre choix que de travail-ler à l’usine, derrière le pont, celle qui fabrique des objets en verre. Il y a les produits qui donnent mal à la tête, et puis les heures et les heures de travail. Sans arrêt. Je voulais que mes enfants soient éduqués et qu’ils aillent à l’école. Les hommes me regardaient. Comme je refusais, ils ont commencé à me proposer de l’argent. D’abord j’ai persisté à refuser et puis j’ai réfléchi et j’en suis arrivée à me dire qu’il serait moins difficile, pour le corps comme pour l’esprit, de vivre de l’amour que du verre soufflé. J’ai eu raison. Mes enfants ont une belle vie aujourd’hui. Les hommes ont tous compté pour moi, d’une manière ou d’une autre. J’ai fait bien attention à prendre le bon de chacun, à adoucir leurs travers, à les câliner, à les ser-vir. Souvent ils n’en demandaient pas plus. Quelques-uns sont venus me voir des années durant, jusqu’à leur mort des fois. On passait un moment ensemble, on ne faisait même plus l’amour mais on se voyait. Ils m’ont aimée aussi, je le sais et leurs femmes… leurs épouses… parlons-en. C’est cela que je veux que vous écriviez.