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Œil pour œil

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Œil pour œil

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En couverture : Emmurée # 11, photographie de Masaaki Toyoura

(poupée fabriquée par Yuriko Yamayoshi).

© 1998, Éditions La Musardine, 122 rue du Chemin vert, 75011 Paris.

ISBN 2-84271-023-1

Maquette : Dominique Dupré

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Virginie Lou

Œil pour œil nouvelles

La Musardine

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L'OGRE

Toutes les nuits maintenant je vais rejoindre l'ogre. J'enjambe la fenêtre. Mon père et ma mère sont dans la chambre à l'étage supérieur, côte à côte comme des gisants.

Je traverse le jardin dans l'odeur macabre des buis et j'ouvre le portillon sur le chemin de halage. L'ogre vit dans une cabane en planches au bord du fleuve. Il pue, une odeur de bête, de caverne, qu'aigrit celle de la pisse des chats.

Il trône dans un vieux Voltaire récupéré à la décharge, ses greffiers autour de lui comme des courtisans, assis au sommet du dossier déchiqueté par leurs griffes, poussant du museau au creux de son oreille, ou ronronnant sur ses genoux, ou dressés sur ses épaules, les accoudoirs.

La porte à peine ouverte, l'air croupi colle au visage et sur les mains. L'ogre sans se lever allu- me la lampe à gaz couverte de chiures de mouches.

— Te voilà, petite salope. C'est son bonsoir, des mots qui n'ont jamais

passé les murs de ma maison. Les chats sautent

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à terre et viennent flairer mes chevilles, se frotter à mes jambes.

— Ferme la porte. J'obéis en silence et prends ma place, debout

devant lui dans la lueur brunâtre de la lampe, sur une carpette usagée mais qu'il tient propre, sans tache ni poussière. Partout ailleurs la crasse luit. Sur le parquet, le buffet bancal, la table où s'em- pilent des assiettes mangées de moisissure.

— Qu'est-ce que tu me montres ce soir ? Il fait froid dans la cabane mais l'œil de l'ogre

brûle. Je détache les boutons du cardigan tricoté par maman (depuis toujours le même modèle, la même laine rouge, la taille seule a changé au fil des ans). L'ogre s'impatiente.

— Dépêche-toi, putain ! Je pose le gilet sur la chaise de paille, en pre-

nant bien soin de ne pas le salir. Sinon il fau- drait expliquer cette tache, chez moi tout est si propre.

— Enlève ça maintenant ! Je déboutonne aussi le chemisier, très lente-

ment. Lorsque j'ouvre les deux pans de soie, la chaleur bourdonne dans ma poitrine. L'ogre crie.

— Plus vite ! Tout ! Je veux tout ! Quand maman m'a acheté le soutien-gorge,

l'ogre s'est plié dans son fauteuil comme si ses vertèbres avaient cassé, tige de verre. Ses mains se tendaient. Autour de la colonne brisée ses chairs en tas enguirlandé de guenilles flageo- laient. Je ne me suis pas approchée malgré ses supplications.

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Je n'avais pas encore l'habitude de détacher l'agrafe. J'ai mis du temps, la première fois, à la défaire. L'ogre était devenu très rouge et gémis- sait — Plus vite ! Plus vite ! La peur mouillait mes doigts.

Depuis, je sais comment la dégrafer, sans me presser. Il faut attendre que l'ogre devienne rouge. À ce moment-là il se met à dire les mots que j'attends. Petite putain, chienne, femelle, salope, je vais te bouffer. Ses poings se referment, ses épaules se gonflent. Un spasme soulève du fauteuil l'amas de graisse, bloqué soudain par les deux bras arrimés aux accoudoirs comme des étais pour contenir la furie. Ses yeux à fleur de tête me mangent. La haine et l'envie perlent au coin des paupières.

Je ne bouge pas. Des gouttes de sueur casca- dent de ma nuque entre les fesses, de ma gorge entre les lèvres du sexe. Le fleuve roule au ras de la cabane, ronge la berge. La lampe à gaz chuinte. Dans la pénombre, les prunelles de l'ogre ont des reflets rougeoyants comme ceux des bêtes, la nuit.

Il se laisse retomber dans le fauteuil. — Enlève le reste. Chaque soir, je vais un peu plus loin, jusqu'où

je peux supporter. Le fracas du fleuve emporte le crissement de la fermeture éclair, le froisse- ment de la jupe.

— Enlève tout ! Le froid de la cabane sur la peau nue fait du

bien.

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— Fais-moi voir ton cul d'abord. Lorsque je me retourne, je vois par la fente,

entre les planches de la porte, les fenêtres du premier étage où mes parents gisent sans se toucher. J'aime le moment où l'ogre me com- mande de me pencher en avant. À cette hauteur j'aperçois les marches blanches qui montent au perron de ma maison, et luisant à la clarté des réverbères la plaque de cuivre ovale où est inscrit le nom de mon père, huissier de justice. L'ogre hurle.

— Ta chatte ! Montre-moi ta chatte. Le mot toujours me fait rougir. J'ai chaud.

Les courants d'air qui filtrent par toutes les fis- sures n'apaisent pas la sensation d'étouffement.

— Écarte tes jambes, je veux la voir plus près. Écarte encore.

J'obéis. Un peu plus chaque soir. L'ogre se redresse d'un bond. Le monceau de ses chairs se déploie et enfle démesurément. Sa tête frôle le plafond bas. Mon cœur saute. Il tend les bras.

— Écarte encore, salope ! La voix de l'ogre est un mugissement étouffé.

Il étire vers moi ses mains, tentacules trem- blants aux extrémités de corne cassée comme des débris de buccins vomis par le flot.

— Écarte avec tes doigts. Je veux tout voir. Je veux te voir jusqu'au trou du cul !

Les mots de l'ogre me saoulent. J'ai toujours peur que lui aussi, un soir, aille plus loin. Sa res- piration se mêle au bruit du fleuve, coulée sombre roulant sans détour ni suspension,

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arrachant tout sur son passage. — Je le dirai à ton putain de père ce que tu

fais chez moi. Il te tuera. Moi aussi je lui prends tout mais lui le sait pas. Écarte encore ! Mets tes doigts !

Le souffle de l'ogre coule avec la sueur sur mon ventre, descend jusqu'à la fente mouillée, entre en moi. Je rêve au jour de ma mort dans une débauche de tulle et des gerbes de confet- tis couleur de sang. Rouge et blanc sur fond d'azur, le drapeau de ma trahison. L'ogre ne s'avance pas encore, il se plaint.

— Caresse-toi. Montre-moi comment tu fais quand tu es toute seule.

— Non. Vite, je remets mes vêtements et m'en vais.

L'ogre retombe dans son fauteuil. Ses sanglots dominent un instant le bruit du fleuve et s'y engloutissent.

Je cours jusqu'à ma chambre, allume la lampe de chevet, une très belle lampe signée Lalique que mon père a saisie dans la maison de l'ogre, celle d'avant, son château, quand il lui a tout pris.

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t'enfoncerai dans ma bouche comme tu t'y enfonçais, avant, en criant ; ma salive gainera ta peau d'une douceur d'organe et je croirai entrer en toi, pénétrer ton dedans. Un soupir crèvera ta poitrine et tu murmureras distincte- ment son prénom.

Je n'aurai rien écouté. Je m'appliquerai à ton plaisir, tu me le devras. Les plaintes, les gémissements que tu lui offriras dans ton demi-sommeil, mes oreilles les recueilleront, ma mémoire les conservera. Malgré toi le désir soulèvera tes hanches ; malgré toi tu pousseras, de ton propre mouvement, ta queue plus pro- fond dans ma gorge. Quand la jouissance sou- dain t'arrachera un cri, tu repousseras ma tête à deux mains et tu te retourneras sur le ventre, pour me priver.

Comme chaque nuit maintenant. Je ne te toucherai plus. La douleur cran par cran resserrera la

sangle à ma taille. Je bondirai hors du lit et courrai au jardin, prête à des actes violents, ostentatoires. Hurler à la mort. Me branler sous le regard des voisins. L'hallucination de ma peau dans la boue me traversera comme une balle.

Je ne crierai pas, ne ferai pas un geste, rete- nue par une pudeur plus ajustée qu'un corset. Je marcherai en rond le long des murs, pieds nus dans l'herbe gelée.

Je rentrerai. Tu n'auras rien entendu. Je m'allongerai sur le dos les mains croisées sur

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la poitrine et me souviendrai que, dans la croyance populaire, on dort sur le ventre dans la première partie de sa vie, sur le dos dans la seconde.

Je me dirai : je suis dans la dernière partie de ma vie. Et jusqu'au matin l'avenir de mon corps séparé du tien aura la couleur du noir.