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Il suffit d'un regard

MARIE FERRARELLA

Titre original : TRAVIS'S APPEAL

Résumé :

Fasciné, Travis Marlowe est incapable de détourner le regard de la

jeune femme qui lui fait face et le fixe de ses grands yeux

interrogateurs. Avec ses cheveux longs et lisses comme des fils d'or et

son visage d'ange, Shana O'Reilly est tout simplement la plus belle

femme qu'il ait jamais vue. Une femme sexy, infiniment désirable,

mais qui, quand elle aura entendu la terrible nouvelle qu'il s'apprête à

lui annoncer, ne manquera pas de le détester...

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C'était un jour comme les autres au paradis.

Alors que les présentateurs des journaux informaient les

téléspectateurs qu'une alerte rouge avait été déclarée dans tous les

Etats situés à l'est et au nord du Nouveau Mexique à cause de violents

orages et autres tempêtes de neige, ici, à Bedford, une petite ville

nichée au cœur de la Californie du Sud, le soleil resplendissait avec

insolence.

A tout prendre, Travis Marlowe aurait préféré une journée grise et

pluvieuse à cet implacable rayonnement.

Outre que la pluie et la grisaille auraient été beaucoup plus

appropriées à son état d'esprit actuel, l'absence de lumière vive aurait

soulagé sa condition physique. Il se demandait comment son mal de

tête ne l'avait pas encore tué.

Ceux qui prétendaient que même les bonnes actions finissaient par

se payer n'avaient pas tort.

Bon, d'accord, il ne s'agissait pas exactement d'une bonne action.

C'était inhérent au poste qu'il occupait. En quelque sorte. Même s'il

était le seul membre du cabinet à le faire, et si rien ne l'y obligeait, il

estimait devoir travailler la nuit si le besoin était.

De furieux petits diables cognaient contre ses tempes avec des

marteaux de forgeron.

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C'est ce qu'il avait gagné pour avoir passé une grande partie de la

nuit à résoudre les problèmes liés au fidéicommis révocable de

Thomas Fielder, puis pour avoir décidé de s'allonger sur le canapé de

son bureau parce qu'il n'avait pas envie de rentrer chez lui à 5 heures

du matin.

Si le sofa en cuir rembourré était parfaitement adapté à la position

assise, il était loin d'être confortable pour dormir. Du coup, outre sa

migraine, il avait mal à la nuque, suite à la position étrange dans

laquelle il s'était réveillé ce matin. Il avait l'impression que son cou

était aussi tordu que le tuyau d'un aspirateur.

Pour ne rien arranger, chaque fois qu'il tournait la tête, des

élancements de douleur, surgissant de nulle part, transperçaient le haut

de son dos, lui faisant regretter de ne pas avoir rendu l'âme pendant

son sommeil.

Malheureusement, une belle journée ensoleillée venait de

commencer. Il allait devoir l'affronter, tout en feignant d'être

relativement content de vivre.

Espérant qu'une bonne douche lui remettrait les idées en place,

Travis prit la chemise et les sous-vêtements qu'il laissait toujours dans

le tiroir du bas de son bureau en cas d'imprévu et se dirigea vers la

salle de bains de la direction.

— Rentre chez toi, lui dit en guise de salutation son père,

principal associé du cabinet d'avocats familial où Travis travaillait. Tu

as une mine de déterré.

Bryan Marlowe n'avait jamais caché qu'il était plutôt content qu'au

moins un de ses quatre garçons ait choisi le même métier que lui. Il

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avait beau ne pas être du genre à se vanter, il était évident qu'il était

très fier de son fils. S'il lui conseillait de rentrer chez lui, songea

Travis, c'est qu'il devait vraiment avoir mauvaise mine.

— Ça ira mieux quand j'aurai pris une douche, promit-il.

Sur le point de montrer son linge de rechange d'un signe de tête, il

se contint juste à temps pour éviter une nouvelle attaque de douleur.

Bryan poussa un grognement tout en scrutant son fils.

— Il te faudrait plutôt un bain de jouvence. Pourquoi n'es-tu pas

rentré chez toi hier soir, comme tout le monde ?

Travis haussa les épaules. Sa chemise bleu ciel avait bien besoin

d'un coup de fer.

— Tu sais comment c'est. Tu te dis : Allez, juste une dernière

chose, et soudain, c'est le matin, ou presque.

Quelqu'un claqua la porte d'un des nombreux bureaux de l'étage.

Le son se répercuta dans le couloir et par la même occasion dans le

cerveau de Travis, qui tressaillit.

— Mal de tête ? fit Bryan.

Travis ne voyait pas pourquoi il mentirait.

— Ouais, carabiné.

C'était apporter de l'eau au moulin de Bryan.

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— Accorde-toi un jour de congé, Travis. Va donc prendre ta

douche dans ta propre salle de bains.

Mais Travis n'avait aucune envie de retrouver son appartement

vide, où il s'ennuyait.

— Je vais bien, je t'assure. Et puis je pourrai avoir vraiment

besoin de prendre quelques jours de congé. Mieux vaut les

économiser.

L'état de son fils préoccupait Bryan. Au diable le dossier urgent

qu'il avait à étudier avant de recevoir le premier client de la matinée :

Kate, sa femme, lui avait appris que la famille devait toujours passer

avant le reste.

— Si seulement tu t'arrêtais un peu. Tu sais, Travis, quand tu m'as

annoncé que tu avais décidé de te spécialiser dans le droit de la

famille, j'ai été l'homme le plus heureux du monde. Non que je n'aime

pas tout autant mes autres fils..., ou Kelsey.

Parce qu'elle était la petite dernière et sa seule fille, Bryan avait

tendance à placer cette dernière dans une catégorie à part, ce qui

irritait Kelsey au plus haut point.

— Je suis fier de vous tous, poursuivit-il, mais je t'avouerai avoir

été un peu déçu que Mike, Trevor et Trent ne souhaitent pas devenir

avocats. Je m'étais toujours imaginé que nous travaillerions ensemble,

tous les cinq.

Les coins de la bouche de Travis se relevèrent.

— Marlowe et Fils ?

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— Quelque chose dans ce goût-là. Mais bon, un seul vaut mieux

que rien, et tous tes frères se débrouillent très bien dans les métiers

qu'ils ont choisis.

Travis se souvenait vaguement qu'il avait un rendez-vous ce

matin, il ne savait plus trop à quelle heure. Il fallait absolument qu'il

se dépêche.

— Où veux-tu en venir, papa ?

Au lieu de le contrarier, la question parut amuser Bryan.

— Nous sommes des avocats, Travis. Nous adorons tourner

autour du pot.

Travis eut un sourire indulgent.

— Désolé, j'avais oublié.

— Ce que j'essaie de t'expliquer, c'est que tu me ressembles

davantage que je l'aurais cru possible.

Travis dévisagea son père avec perplexité. Son expression était

impénétrable.

— Dois-je le prendre pour un compliment ?

— Oui et non. Ton dévouement est admirable, mais le fait que tu

ne te consacres qu'à ton travail m'inquiète.

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Parce qu'il connaissait les conséquences d'une telle attitude, Bryan

avait bien l'intention de veiller à ce que son fils ne tombe pas dans les

mêmes pièges que lui.

— Je sais d'expérience, continua Bryan, qu'il est plus facile de se

laisser absorber par son travail que d'affronter ses problèmes

personnels. Jusqu'à ce que je rencontre Kate, et qu'elle me le fasse

remarquer, je ne m'étais jamais rendu compte que j'avais cette

tendance.

Tout comme ses frères, Travis mesurait tout ce que leur famille

devait à sa belle-mère. Dès son arrivée, elle avait assumé les tâches

que trois nounous successives avaient abandonnées en un temps

record... Pour autant, que son père en profite pour juger sa propre vie

l'exaspérait.

— Je ne travaille pas pour échapper à mes problèmes, papa, mais

parce que j'aime ça.

— Cette habitude t'a coûté Adrianne, fit remarquer doucement

Bryan.

Travis détourna brièvement le regard. Adrianne et lui avaient été

fiancés pendant environ deux mois. Puis elle lui avait lancé sa bague à

la figure.

— Adrianne et moi n'étions pas faits l'un pour l'autre. J'ai eu de la

chance que notre relation se termine ainsi. En fait, j'ai évité de justesse

la catastrophe. Il est préférable de rompre avant le mariage qu'après.

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Bryan ne put s'empêcher de se mettre à la place de la fiancée de

son fils, Kate lui ayant appris à voir les choses du point de vue des

autres.

— Je comprends qu'elle se soit lassée. Tu passes ta vie dans ton

bureau ou au tribunal.

Travis ne désirait pas s'étendre sur le sujet. Cette histoire

appartenait au passé et n'avait servi qu'à renforcer sa conviction que

toute relation sentimentale était vouée à l'échec et ne valait pas les

risques qu'on prenait pour elle.

— C'était mieux comme ça, papa. Nos caractères ne s'accordaient

pas. J'ai entendu dire qu'Adrianne fréquente à présent un homme qui

lui apporte toute l'attention dont elle a besoin.

« Travis est vraiment mon fils, songea Bryan. Bien plus qu'il ne le

croit. »

— Tu sais, après la mort de ta mère, répondit-il, se référant à Jill,

sa première épouse et la mère biologique de ses quatre fils, je me suis

plongé à fond dans le travail parce que je me sentais coupable d'être

vivant. Je me reprochais de n'avoir rien fait pour la sauver ni pour

l'empêcher d'entreprendre ce voyage. Du coup, je refusais de

m'impliquer émotionnellement avec quiconque, y compris mes

propres enfants, de crainte de devoir connaître de nouveau ce terrible

sentiment d'abandon. C'est grâce à Kate que j'ai compris qu'aimer

quelqu'un, rester ouvert à l'amour, valait largement tous les risques

qu'on pouvait prendre.

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Travis commença à hocher la tête et s'interrompit subitement en

sentant des milliers de flèches lui traverser les tempes. La journée

promettait d'être infernale...

— Je m'en souviendrai, promit-il. Maintenant, j'aimerais vraiment

aller prendre une douche.

Bryan s'écarta afin de laisser passer son fils.

— Règle l'eau à la température maximale, conseilla-t-il. La vapeur

te guérira peut-être de ton mal de tête.

— Je n'y manquerai pas.

Peu enclin à s'engager dans une nouvelle discussion, Travis n'avait

pas voulu contrarier son père. Mais il savait d'expérience que la seule

solution valable dans l'immédiat pour soigner sa migraine serait de

changer de tête. Il lui faudrait sinon attendre patiemment que la crise

s'atténue, de préférence allongé dans une pièce obscure.

Une fois dans la salle de bains, Travis verrouilla la porte et se

déshabilla rapidement. Quand il eut réglé la température de l'eau, il

entra dans la cabine de douche et laissa le jet frapper son dos tendu.

Il appréciait que son père se préoccupe de son bien-être. Vraiment.

Et, au fond de lui, il était presque prêt à reconnaître qu'il n'avait pas

tout à fait tort de supposer qu'il était terrorisé à l'idée de s'engager. Il

irait même jusqu'à concéder que cette peur trouvait ses racines dans le

décès prématuré de sa mère.

Mais Travis aimait vraiment beaucoup son travail. Adrianne, elle,

aimait le prestige dont elle jouissait en ayant un petit ami, et futur

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mari, avocat. Non qu'elle n'ait jamais abordé des sujets juridiques

pendant le temps qu'elle exigeait qu'il lui consacre — à n'importe quel

moment, dès lors qu'elle avait décidé qu'elle avait besoin de le voir.

Oui, il était bien mieux sans elle. En présence de ses frères, qui

s'étaient tous mariés dernièrement, il se sentait différent, une sorte

d'exception, mais il ne le montrait pas. Travis était heureux qu'ils

semblent avoir trouvé la personne qui complétait leur monde.

En ce qui le concernait, les choses n'étaient pas aussi simples. Non

parce qu'il n'en avait pas envie, mais parce qu'il considérait qu'il était

trop tôt pour s'investir avec quelqu'un sur du long terme. Si Adrianne

s'était révélée un mauvais choix, elle n'en était pas moins la preuve de

la justesse de sa théorie. Il était bien mieux tout seul, à travailler, à

faire valoir ses compétences.

L'analyse des sentiments enfouis dans le subconscient était le

domaine de Trent, pas le sien. A l'instar de Kate, Trent était

psychologue pour enfants. Il avait l'habitude de pénétrer les couches

protectrices de l'âme humaine afin d'en expliquer le fonctionnement.

Travis, lui, avait un esprit rationnel, pratique. Il aimait que tout soit

bien net.

Comme la loi.

Il s'attarda encore quelques instants sous la douche, l'eau brûlante

fouettant sa peau tandis que la vapeur s'accumulait sur les murs

carrelés de céramique noire. Une partie de sa tension abandonna peu à

peu ses épaules. Il se sentait mieux. Légèrement.

Il sortit avant d'être rouge comme une tomate.

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***

— Vos cheveux sont mouillés, fit observer Bea Bennett en

pénétrant dans son bureau à peine dix minutes après lui. Petite et

mince, la secrétaire de Travis avait un visage anguleux et affectionnait

les jupes longues, les chaussures à talons plats et les regards pleins de

sous-entendus.

— Le séchoir est cassé, marmonna-t-il.

L'appareil avait inopinément rendu l'âme entre ses mains. Du coup

ses mèches d'un blond tirant sur le roux paraissaient d'une teinte plus

foncée qu'à l'ordinaire.

Les sourcils épilés et soulignés au crayon de Bea se soulevèrent

au-dessus de ses yeux noirs.

— Celui qui est dans la salle de bains réservée à la direction ?

s'étonna-t-elle.

Sur le point d'opiner, Travis se contint. Il avait toujours mal à la

tête. Le court répit qui lui avait été accordé dans la douche avait pris

fin dès qu'il avait quitté la chaleur humide de la salle de bains.

— En effet.

— Je me demande comment vous vous débrouillez. Celui que j'ai

à la maison fonctionne sans problème depuis sept ans.

Comme tout le monde au cabinet, Travis était habitué au franc-

parler de Bea. La plupart du temps, il allait même jusqu'à l'apprécier.

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Mais pas aujourd'hui. Les jours où il avait la migraine, il tolérait

moins bien son sans-gêne.

— Tant mieux pour vous, Bea.

Il fouilla dans son tiroir à la recherche du tube d'aspirine

extraforte. Le médicament était totalement inefficace dans son cas, il

le savait. Mais peut-être que l'effet placebo remplirait son office...

Dans cet espoir, il fit tomber deux comprimés dans sa main et les

avala avec une gorgée de café.

— Bien, dit-il ensuite. Aviez-vous une raison précise de venir me

voir, Bea, ou bien était-ce uniquement pour me harceler, m'imposer

vos sarcasmes et votre troublante présence physique ?

Les yeux de Bea se réduisirent à deux fentes. Travis ne savait pas

si elle avait adopté cette habitude pour se donner un genre ou parce

qu'elle était vraiment myope.

— Le jour où je déciderai de vous harceler, monsieur Marlowe,

répliqua-t-elle, vous n'aurez pas besoin de vous poser des questions

quant à mes intentions. Votre rendez-vous de 10 heures est arrivé,

ajouta-t-elle, reprenant une attitude strictement professionnelle.

Ah, son rendez-vous était donc à 10 heures. Mais avec qui ?

Travis avait un trou de mémoire. Jetant un coup d'œil à son planning,

il vit un nom gribouillé dans la case réservée à cette plage horaire.

Malheureusement, il était illisible.

— Et comment s'appelle ce client ? demanda-t-il.

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— Ces clients, corrigea Bea en montrant d'un geste la réception.

Ils vous attendent.

Travis examina de nouveau le gribouillis inscrit sur son planning.

Il fallait vraiment qu'il améliore son écriture.

— Donnez-moi un nom, Bea.

Elle l'étudia attentivement, avec une sévérité qu'accentuaient, dans

son visage mince, les montures noires de ses lunettes. Quelqu'un avait

un jour affirmé qu'elle les portait par coquetterie plutôt que par

nécessité.

— Lequel désirez-vous ? fit-elle avec désinvolture.

Bea adorait jouer sur les mots. Travis aurait pu trouver ça drôle, si

des coups sourds n'avaient pas résonné dans son crâne.

— J'aimerais bien celui du client que je dois recevoir.

Elle contourna le bureau et posa des yeux incrédules sur le

planning.

— Qu'est-ce que c'est que ça ! s'exclama-t-elle en pointant l'index

sur le gribouillis inscrit dans la case 10 heures. On dirait qu'un poulet

trempé dans de l'encre a marché sur la page. Vos parents ne vous ont-

ils pas appris à écrire correctement ?

— Ils avaient des trucs plus importants à me transmettre, rétorqua-

t-il d'un ton dégagé. Par exemple, comment renvoyer une secrétaire

insubordonnée.

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Elle émit un petit bruit hautain.

— Vous ne pouvez pas me licencier.

Il fit appel à son sens de l'humour moribond et rassembla ses

forces.

— Et pourquoi donc ?

Travis s'attendait à ce qu'elle évoque une titularisation permanente

— elle occupait ce poste depuis si longtemps que personne ne se

souvenait de sa date d'entrée au cabinet. Mais il s'agissait de Bea

Bennett, et il aurait dû savoir qu'elle n'était pas du genre à répondre de

façon conventionnelle.

— On ne renvoie pas les esclaves, on les vend ! Au fait, vos

clients s'appellent O'Reilly. Shawn et Shana O'Reilly.

— Un couple marié ? s'enquit-il d'un air absent.

La sphère du droit de la famille était vaste et comprenait de

nombreux domaines. Chacun des douze avocats du cabinet avait sa

propre spécialité, subdivisée en plusieurs chapitres.

La secrétaire laissa échapper un rire bref.

— Ça m'étonnerait, dit-elle en souriant avant de reprendre son

sérieux. A moins que l'homme les prenne au berceau... Mais bon, de

nos jours, les riches pensent qu'ils peuvent tout acheter avec de

l'argent, même les femmes.

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— Ce n'est pas pire qu'une secrétaire qui se croit obligée de

donner son avis sur tout, fit-il remarquer non sans lassitude.

— Ma vie serait bien ennuyeuse si je n'avais pas d'opinion

personnelle.

Elle agita la main tout en le regardant d'un air dédaigneux, puis

son regard balaya la table et se posa avec réprobation sur le tube

d'aspirine.

— Si vous rentriez chez vous à des heures décentes comme tout

un chacun, vos sacrées migraines cesseraient peut-être de vous

importuner.

Largement plus efficace qu'un détective privé, Bea était au

courant de tout ce qui se passait dans les bureaux. Il rangea le

médicament dans son tiroir.

— Je ne savais pas que vous vous inquiétiez pour ma santé, Bea.

Elle gagna la porte, s'arrêtant sur le seuil pour tourner la tête et lui

sourire.

— J'ai toujours su que vous manquiez de clairvoyance, murmura-

t-elle avant prendre un air énigmatique. A propos...

La phrase inachevée plana dans l'air un instant, puis Travis rendit

les armes.

— Quoi? fit-il.

— Cramponnez-vous.

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Il cligna des yeux.

— Pardon?

— Vous comprendrez quand vous verrez.

Sur ces mots sibyllins, elle quitta la pièce.

Une demi-minute plus tard, les clients de Travis entraient dans son

bureau. Son rendez-vous de 10 heures : Shawn et Shana O'Reilly.

Bea ne s'était pas trompée. Travis s'agrippa aux accoudoirs de son

fauteuil et s'efforça de maîtriser les battements de son cœur.

Si Shawn O'Reilly ressemblait à une version modernisée, certes

légèrement pâle et fatiguée, des Pères Noël qu'on voit dans les grands

magasins, c'était à la jeune femme qui l'accompagnait, Travis le sut

aussitôt, que se référait l'avertissement de Bea. Shana O'Reilly, elle,

avait tout d'un cadeau que le Père Noël aurait laissé sous le sapin d'un

homme méritant — quelqu'un qui se serait montré exceptionnellement

bon, non seulement au cours de l'année écoulée, mais encore durant

toutes celles qui avaient constitué sa vie.

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Le souffle de Travis s'était bloqué dans sa gorge.

Il n'avait pas le souvenir — et Dieu sait qu'il avait été doté d'une

mémoire infaillible — d'avoir eu l'occasion dans sa vie de contempler

une femme aussi belle. Elle était svelte et élancée, à vue d'œil environ

un mètre soixante-quinze. Des cheveux longs et lisses, qui

ressemblaient à des fils d'or, encadraient un visage d'ange aux yeux

d'un bleu cristallin. Sa démarche était pleine de grâce quand elle

traversa la pièce.

Travis se souvint tardivement qu'il possédait une voix plutôt

agréable, qu'il savait s'exprimer et que le fait de rester pétrifié sur sa

chaise comme une statue de plâtre oubliée dans le recoin poussiéreux

d'un musée n'était pas la meilleure manière d'inspirer confiance à de

possibles clients.

Se secouant mentalement afin de sortir de sa transe, Travis se mit

debout et contourna son bureau. Ce geste brusque fut immédiatement

suivi par une salve de douleur aiguë qui lui vrilla les tempes.

Il se félicita d'avoir réussi à réprimer un tressaillement qui aurait

fait très mauvais effet. Les gens ne s'attendaient pas à ce que leur futur

avocat grimace le jour de leur première rencontre. Une telle attitude

n'aurait pas manqué de soulever de nombreuses questions quant à ses

capacités.

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— Bonjour, dit-il avec son plus beau sourire, tendant la main à

l'individu imposant qui se tenait en face de lui. Je suis Travis

Marlowe.

— Shawn O'Reilly, répondit cordialement l'homme avant

d'indiquer d'un signe de tête le rayon de soleil qui était à sa droite. Je

vous présente ma fille, Shana. O'Reilly, précisa-t-il fièrement, comme

s'il venait de s'en souvenir.

Même si, avec cinquante kilos et quelques doubles mentons de

moins, Shawn O'Reilly avait dû être séduisant dans sa jeunesse, sa

fille et lui, c'était le jour et la nuit. Travis et ses frères formaient un

mélange équilibré de leur défunte mère et de leur père ; sa sœur

Kelsey, elle, était une version miniature de Kate. Shana O'Reilly

devait certainement ressembler à sa mère. Mis à part ses yeux

chaleureux d'un bleu limpide, elle n'avait rien en commun avec son

père.

— Enchantée, dit Shana en lui tendant la main à son tour.

Sa voix basse et envoûtante évoquait l'intimité d'un blues. Un

accord parfait avec son anatomie, songea Travis avant de lui serrer la

main et de la garder une seconde de trop dans la sienne, parce qu'il

n'avait pas envie de la lâcher.

« Qu'est-ce que tu as, bon sang ? se reprocha-t-il. Tu es trop jeune

pour être victime d'une seconde jeunesse et trop vieux pour te

comporter comme un adolescent... »

Il en conclut que les gens qui prétendaient que personne ne

pouvait être au top de sa forme après une nuit blanche n'avaient pas

tort. Son esprit, à l'évidence, ne fonctionnait pas normalement.

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Du coin de l'œil, il remarqua que le père de Shana regardait une

des deux chaises disposées devant le bureau, comme s'il se demandait

si le siège résisterait sans dommage à sa corpulence.

— Prenez place sur le canapé, monsieur O'Reilly, proposa Travis.

Il est beaucoup plus confortable.

Ces paroles durent plaire à Shana, car un grand sourire étira ses

lèvres sensuelles. Travis en eut le souffle coupé : il lui sembla qu'il le

réchauffait comme les rayons d'un soleil matinal.

Il lorgna sa main gauche. Elle n'avait pas d'alliance.

Une étrange chaleur pénétra dans son cœur.

Acceptant la proposition d'un air ravi, Shawn se laissa tomber

dans le canapé, le cuir beige s'affaissant sous son poids. Shana prit

place à sa droite, se déporta légèrement sur le côté, puis croisa les

jambes. Sa jupe blanche moulait ses cuisses minces. Travis se força à

détourner les yeux. S'il continuait à la contempler, il risquait d'être

incapable de formuler une phrase cohérente.

Saisissant une des chaises placées devant le bureau, il la fit pivoter

et s'installa en face de ses clients potentiels. Une petite table basse au

plateau de verre les séparait.

— Désirez-vous boire quelque chose? demanda-t-il ensuite, son

regard passant de l'homme à sa fille. Un café, un thé, une boisson

fraîche ou bien un verre d'eau ?

— Nous ne voulons rien, merci, dit Shawn.

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— Très bien. Alors dites-moi en quoi je peux vous être utile.

Shawn se pencha légèrement en avant, comme s'il voulait lui faire

une confidence.

— J'ai entendu dire que vous êtes le meilleur professionnel à qui

je puisse m'adresser dans cette ville pour mettre au point un

fidéicommis.

Si chaque membre du cabinet avait sa spécialité, celles-ci se

recoupaient parfois. Plusieurs des collègues de Travis étaient à même

d'établir ce type de disposition testamentaire. Son ange gardien avait

certainement attiré ces gens vers lui.

— J'en ai rédigé un certain nombre, en effet.

Au lieu de le contenter, sa réponse sembla irriter Shawn : ses

sourcils gris et broussailleux se rejoignirent.

— Je n'ai pas besoin de fausse modestie, mon garçon. Je veux des

compétences.

Très bien, songea Travis. Si c'est de l'assurance que vous voulez,

vous l'aurez.

— Alors vous avez frappé à la bonne porte.

Un sourire ravi plissa les joues rebondies.

— Voilà qui est mieux, dit Shawn. Un homme doit être conscient

aussi bien de ses atouts que de ses faiblesses.

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L'homme n'était visiblement pas natif de Californie : forte et

tonitruante, sa voix avait un léger accent du Texas. Travis se surprit à

souhaiter qu'il baisse légèrement le ton. A chaque mot qu'il

prononçait, le son se répercutait dans son crâne comme dans une

caisse de résonance.

Posant les coudes sur ses larges genoux, Shawn se pencha un peu

plus en avant.

— Est-ce que ces trucs-là sont aussi efficaces qu'on veut bien le

prétendre ?

La question était ambiguë. Travis prit donc le parti de répondre

avec prudence, s'efforçant de ne pas offenser Shawn sans pour autant

passer pour un idiot :

— Et que prétend-on exactement, monsieur O'Reilly?

— Que si je lègue mes biens et mon argent au moyen d'un

fidéicommis, mes filles n'auront ni testament à homologuer ni droits

de succession à acquitter. J'ai déjà payé des impôts sur tout ce que je

possède et je trouve injuste que mes biens soient taxés de nouveau

juste parce que ce sont mes filles qui vont les administrer à ma place

quand je serai mort.

Travis avait souvent entendu des propos similaires. Il esquissa un

sourire et le sentit passer. Chaque mouvement qu'il effectuait, même le

plus infime, lui coûtait cher. Les cachets d'aspirine qu'il avait avalés

mettaient décidément du temps à agir.

— C'est la raison pour laquelle la plupart des gens choisissent

cette solution.

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L'homme hocha la tête d'un air satisfait.

— Mais entendons-nous bien, mon garçon, crut-il bon de préciser,

je ne suis pas à la tête d'une fortune colossale. Je ne m'appelle pas

Rockefeller !

— C'est le cas de la majorité de mes clients. Vous avez parlé de

vos filles. Sachez que ce sont les épouses qui bénéficient des

exonérations de droits de succession les plus importantes, les

descendants étant moins favorisés. Mais j'aurais besoin de plus

d'informations sur votre patrimoine et vos légataires avant de pouvoir

entamer des démarches auprès du service des impôts.

Travis étudia Shana avant de poursuivre. Apparemment, ni l'un ni

l'autre ne semblaient attendre l'arrivée de quelqu'un. Il en déduisit

donc qu'elle était celle sur laquelle son client pouvait compter. Belle et

digne de confiance, songea-t-il. Une combinaison idéale.

— Je suppose que quand vous vous référez à vos filles, vous

parlez de vos enfants.

— Evidemment, s'exclama Shawn en éclatant de rire. Je ne

possède pas une boîte de nuit avec des filles qui dansent ! Juste un

restaurant. L'établissement m'appartient depuis longtemps, bien avant

la naissance de Shana. Je voudrais qu'il soit inclus dans le

fidéicommis. Pensez-vous que ce soit possible ?

— Avec la formulation adéquate et un acte bien conçu, nous

pouvons inclure presque tout ce que vous voudrez. Mais je dois avoir

en main les documents nécessaires.

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Travis ne put s'empêcher de se demander si l'homme était disposé

à voir ses affaires, dont il était visiblement très fier, passées au crible

par un étranger. Il semblait ouvert et amical, mais de nombreuses

personnes se montraient réticentes à cette intrusion dans leur vie

privée, malgré la relation de confiance, si fréquemment vantée, qui

était censée unir un client à son avocat.

Shawn inclina la tête sur le côté d'un air pensif. Il rappela à Travis

une gravure ancienne qu'il avait vue petit. Elle représentait le Père

Noël étudiant une liste de noms d'enfants afin de décider qui avait été

assez gentil pour mériter des cadeaux.

— Vous parlez des titres de propriété du restaurant, je suppose ?

Travis eut l'imprudence de hocher la tête et le regretta aussitôt. Il

s'efforça, sans aucun résultat, de chasser la douleur sourde qui

martelait ses tempes.

— Oui. Ainsi que ceux de votre maison et les renseignements

relatifs à vos différents comptes en banque. J'aurais besoin d'une

évaluation précise de tous vos biens, si toutefois vous voulez les

inclure dans le fidéicommis.

— Bon sang, bien sûr que je le veux. Sinon je ne serais pas obligé

de supporter tout ce cirque, si ? dit Shawn d'un ton irrité, avant de se

racler la gorge. Pardonnez-moi, mais je ne porte pas spécialement les

avocats dans mon cœur.

— Je comprends, murmura Travis.

Ce n'était pas non plus la première fois qu'un de ses clients lui

faisait cette remarque. Entre-temps, sa migraine avait augmenté

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jusqu'à l'insoutenable. Il devait absolument prendre une nouvelle dose

d'aspirine.

— Excusez-moi un instant, s'il vous plaît.

Travis se leva. Il nota que Shawn échangeait un regard entendu

avec sa fille, mais il n'était pas en état de deviner ce qui se cachait

derrière. Pour y parvenir, il aurait fallu qu'il ait la tête claire. Or une

douleur intense lui transperçait le crâne de part en part.

Il contourna son bureau, sortit le tube d'aspirine du tiroir, en fit

tomber deux comprimés dans sa main, puis les avala avec le fond de la

tasse de café froid restée sur la table.

Lorsqu'il se retourna, il remarqua que Shawn l'observait avec

curiosité.

— Avez-vous abusé des bonnes choses la nuit dernière ? s'enquit-

il gentiment.

Shana le regarda avec réprobation, comme une mère dont le fils

s'est montré impoli.

— Papa, ce ne sont pas tes affaires, lui dit-elle à voix basse.

— Si Me Marlowe est destiné à devenir mon avocat, ce genre de

détails me regarde, décréta Shawn avant de plonger ses yeux bleus

perçants dans ceux de Travis.

— J'aurais plutôt abusé des assignations, corrigea Travis en se

rasseyant sur sa chaise.

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Les sourcils gris de Shawn se froncèrent.

— Des quoi ?

— J'ai travaillé tard. J'ai fini par somnoler sur ce canapé, qui n'est

pas vraiment confortable pour dormir.

— Passez-vous souvent vos nuits au bureau ?

L'expression du vieil homme était indéchiffrable.

Qu'avait-il envie d'entendre ?

— Seulement lorsque j'ai du travail à rattraper. Je déteste être en

retard..., répondit Travis.

Les mots moururent sur ses lèvres quand il vit que Shana se levait

et allait se poster quelque part derrière lui. Il tourna la tête pour la

regarder, une torsion qui déclencha un violent élancement de douleur.

— En quoi puis-je vous aider ? lui demanda-t-il.

— En rien, dit-elle. En revanche, moi je pourrais peut-être vous

aider.

— Je ne...

Les mots se bloquèrent dans sa gorge quand elle posa

délicatement les mains de chaque côté de son visage. Puis ses doigts

se mirent à tracer de petits cercles sur ses tempes, appuyant juste assez

pour créer le contact, mais pas suffisamment pour lui faire mal.

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— Que faites-vous ? articula à grand-peine Travis.

Ne recevant pas de réponse, il interrogea du regard le père de

Shana, qui était resté assis tranquillement sur le canapé.

— Elle vous soigne, expliqua celui-ci. Relaxez-vous, mon garçon.

Ma fille a de l'or dans les mains. Si vous saviez les miracles qu'elle

opère sur le dos d'un homme ! Après ses massages, je me sens rajeuni.

Bon, dans votre cas, ce n'est peut-être pas utile, mais pour une

personne de mon âge... Je préfère ne pas imaginer jusqu'où vont ses

talents, ajouta-t-il en s'interrompant pour rire sous cape. En tout cas,

elle a la faculté de vous régénérer complètement, conclut-il avec une

affection manifeste. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle.

— Tu t'en sortirais très bien, papa, assura-t-elle d'une voix douce.

— Sûrement pas. Susan ne se serait jamais occupée de moi

comme tu le fais.

Pour cette dernière phrase, le ton de sa voix avait changé.

— Qui est Susan ? s'enquit Travis. Est-ce une autre de vos filles

ou bien votre femme ?

— Mon épouse est morte il y a deux ans, dit Shawn avec raideur.

Susan est ma fille.

Le chagrin était perceptible dans les yeux du vieillard et Travis eut

la sensation qu'il luttait pour ne pas se laisser gagner par l'émotion.

Deux années s'étaient écoulées sans que l'homme parvienne à combler

le manque... Une preuve que l'amour pouvait parfois se prolonger au-

delà d'un simple week-end.

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— Combien avez-vous de filles ? demanda Travis, s'efforçant de

se concentrer sur la conversation et non sur la femme qui lui massait

délicieusement les tempes.

— Seulement Susan et Shana, répondit Shawn, maintenant que

Grâce est partie.

— Et qui est Grâce ?

— C'était mon épouse. Alors, le massage est-il efficace ?

— Très, mentit Travis.

Car hélas, rien ne pourrait apaiser sa douleur. La migraine devait

suivre son cours jusqu'au bout... Il prenait des aspirines parce qu'une

partie de lui-même s'obstinait à croire qu'il pourrait guérir le mal à

coup de médicaments ; mais il savait bien que cet espoir était vain.

— Je ne voudrais pas vous prendre votre temps, ajouta-t-il.

Sa remarque était destinée à Shana, et quand il voulut tourner la

tête pour la regarder, il le paya très cher. Un élancement fulgurant

partit du sommet de son crâne pour fuser dans sa mâchoire via son

nez.

Etonnamment, Shana ne retira pas ses mains. Elle continua son

massage, ses doigts gagnant peu à peu du terrain au-delà des tempes.

— Chut, dit-elle. Un peu de patience. Vous allez vous sentir

mieux bientôt, je vous le promets.

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Pas assez tôt au goût de Travis qui craignait de se liquéfier sur sa

chaise. Il avait de plus en plus de mal à se focaliser sur les propos du

père de la jeune femme qui, derrière lui, causait des ravages sur son

visage et le reste de son organisme. Son odeur, une senteur à la fois

légère, entêtante et sexy, avait enivré ses sens.

Normalement, vu son état, respirer n'importe quel parfum aurait

dû aggraver son mal de tête. Mais pour une raison étrange, pas le sien.

Au lieu de cela, il se sentait à la fois apaisé et excité.

Comment était-ce possible ?

— Papa, continue à parler avec M. Marlowe, reprit Shana.

Elle lui effleura le dos de son buste, provoquant en lui un long

frémissement de désir.

— Etes-vous déjà allé à mon restaurant ? lui demanda alors

Shawn.

Travis fit un effort pour redescendre sur terre.

— Je ne sais pas. Comment s'appelle-t-il ?

En cet instant précis, quel que soit le nom de l'établissement en

question, il ne lui dirait rien. Son cerveau avait pris des vacances. Non

seulement il luttait contre une migraine galopante, mais encore contre

une envie aussi soudaine qu'inattendue d'attirer Shana sur ses genoux

et de l'embrasser.

Ce qui n'était pas du tout son style.

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S'il n'aspirait pas à vivre en ermite ou à s'absorber dans son travail

au point d'oublier le reste, il avait acquis au sein de sa famille la

réputation d'un homme sachant se dominer et évaluant toujours

soigneusement les conséquences possibles de ses actes. La conduite

irréfléchie qu'il avait pu adopter dans sa jeunesse était dorénavant

morte et enterrée.

Alors pourquoi cette subite impulsion s'était-elle emparée de lui?

— Shawn's Li'l Bit of Heaven. C'est le nom de mon restaurant,

ajouta le vieil homme en voyant Travis le fixer d'un air absent. Je l'ai

appelé ainsi en hommage à ma fille.

— Est-ce Shana, votre petit coin de paradis ? demanda Travis,

songeant que le terme était approprié.

Shawn devint instantanément écarlate.

— Non, c'était en l'honneur de Susan. Ma fille aînée. Elle n'a pas

pu se déplacer, précisa-t-il afin de justifier son absence. Elle est

visiblement trop occupée pour accorder un peu de temps à son vieux

père.

Shawn s'interrompit, la ride entre ses sourcils se creusant tandis

qu'une expression désespérée se peignait sur ses traits. Puis son visage

retrouva brusquement sa jovialité.

— Vous auriez dû la voir quand elle n'était qu'un tout petit bout de

chou, reprit-il pensivement. Un véritable rayon de soleil sur pattes. Ou

plutôt, sur quatre pattes, plaisanta-t-il avec un petit rire. Mais dès

l'instant où elle a commencé à marcher et à parler, tout a changé. On a

su d'emblée qu'elle n'en ferait toujours qu'à sa tête... Bref, ajouta-t-il

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en s'éclaircissant la voix, comme pour chasser les pensées qui le

troublaient, avez-vous déjà entendu parler du restaurant?

S'il répondait par l'affirmative, Travis serait en butte à des

questions embarrassantes. Il opta donc pour la franchise, au risque de

froisser son client.

— Non, je ne pense pas.

Contre toute attente, Shawn lui sourit.

— Vous êtes franc et j'aime ça. Vous auriez pu mentir pour me

faire plaisir, mais vous avez répondu sincèrement.

Le vieil homme hocha la tête plusieurs fois, puis son regard

s'éclaira.

— Eh bien, mon garçon, affaire conclue. Vous avez gagné ma

confiance. Mais ne me décevez pas !

— Merci, répondit chaleureusement Travis. Vous pouvez compter

sur moi.

Sans se lever, il s'avança sur sa chaise et tendit la main au

restaurateur. Au même moment, Shana retira les doigts de ses tempes.

Pendant un court instant, il crut que la douleur avait cessé parce

qu'il s'était penché en avant.

Puis la lumière se fit dans son esprit.

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Incrédule, il suivit la jeune femme des yeux tandis qu'elle

rejoignait son père sur le canapé.

— Envolé, déclara-t-il avec l'expression d'un enfant qui vient de

voir un magicien faire disparaître son assistante. Mon mal de tête s'est

envolé. Ce n'est pas possible.

Travis était stupéfait. Le propre des migraines, quand elles

frappaient, ce qui était heureusement assez rare dans son cas, était de

durer une journée, voire davantage.

Shana lui sourit. L'expression de satisfaction qui se peignit sur son

visage le fascina.

— Ne vous avais-je pas dit qu'elle était fantastique ? s'écria Shawn

en gloussant.

Sans l'ombre d'un doute, pensa Travis. Et pas seulement parce

qu'elle avait de l'or dans les mains.

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- 3 -

Quand la réunion se termina, Travis remit à Shawn O'Reilly la

liste des documents qu'il devrait réunir afin de placer ses biens sous la

protection d'un fidéicommis. Shawn l'invita alors à venir au restaurant

pour « un repas qu'il ne serait pas prêt à oublier. »

Peut-être par instinct, ou bien parce que la proximité de Shana

avait frappé de nullité ses capacités intellectuelles d'ordinaire

aiguisées, Travis s'abstint de mentionner qu'un de ses frères était

cuisinier et qu'il était le propriétaire du fameux Kate's Kitchen, un

restaurant trois étoiles avec vue sur l'océan, situé à Laguna Beach.

Trevor l'avait nommé ainsi afin de rendre hommage à leur belle-mère

et aux encouragements qu'elle avait prodigué à sa carrière au fil des

ans.

Travis prit la carte de visite vert clair que son nouveau client lui

tendait et la glissa dans son portefeuille.

— Quand puis-je prévoir notre prochain rendez-vous ? demanda

Shawn.

Travis feuilleta les pages de son agenda à la recherche d'une plage

horaire disponible.

— Pourriez-vous venir dans quinze jours, à 10 heures ?

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S'attendant à ce qu'il accepte sa proposition, Travis avait pris un

stylo et il était sur le point de noter le rendez-vous quand Shawn

O'Reilly l'arrêta.

— N'auriez-vous pas un petit moment à me consacrer avant ? Le

plus tôt sera le mieux. Il se trouve que je ne suis guère patient. Une

fois que j'ai pris une décision, j'aime que les choses avancent vite.

Vous savez comment c'est.

Cette impatience était une des conséquences du rythme de vie

ultrarapide de notre monde et il n'y avait rien là de bizarre ou

d'étonnant. Mais pour une raison étrange, Travis ne parvenait pas à se

débarrasser de l'idée que Shawn lui cachait certaines choses et que sa

requête, ainsi que sa hâte à la voir satisfaite, n'étaient pas uniquement

motivées par un manque de patience.

Travis choisit de ne pas creuser le sujet pour l'instant.

Mais sa curiosité fut éveillée.

A partir de l'endroit où il s'était arrêté, il tourna les pages de son

agenda dans le sens inverse. Toutes les cases étaient remplies. Les

affaires marchaient bien ! Ce succès le mettait pourtant dans

l'incapacité d'avancer le rendez-vous de son client.

Alors il décida de sauter un repas.

— Que diriez-vous de venir dans deux jours, à midi ? suggéra-t-il.

Cela vous conviendrait-il mieux ?

— N'est-ce pas habituellement l'heure de votre pause déjeuner ?

demanda Shana.

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Travis écarta la question d'un geste.

— Je mangerai un sandwich plus tard. Ce n'est pas un problème.

— Ou bien je pourrais vous faire préparer un plat dans la cuisine

du restaurant et vous l'apporter, proposa Shawn. Quoi qu'il en soit,

nous serons là à l'heure dite. En attendant, je compte sur votre

présence au restaurant ce soir. Disons, aux alentours de 20 heures. A

moins que vous n'ayez d'autres projets.

Quoique aimable, son expression semblait le défier de trouver une

excuse valable pour refuser l'invitation.

Travis avait effectivement un autre projet : avant de quitter la terre

pour rejoindre définitivement le monde des zombies, il avait un besoin

urgent de retrouver son oreiller et de s'accorder un petit somme bien

mérité. Mais il n'avait pas le cœur de refuser l'offre. Pour une raison

qu'il ignorait, sa venue au restaurant paraissait représenter beaucoup

pour Shawn O'Reilly.

Il se demanda si Shana serait présente.

— D'accord, je viendrai, promit-il.

Même s'il semblait évident que Shawn n'avait jamais douté un

instant que Travis accepterait l'invitation, la joie éclaira son visage.

— Parfait. Nous vous attendrons donc à l'heure du dîner.

Le cœur empli d'espérance, Travis reporta les yeux sur Shana

avant de demander :

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— Qui vous ?

— Shana est mon bras droit, expliqua O'Reilly avec fierté. Dans

tous les sens du terme.

Il termina sa phrase par un grognement, puis tenta de se lever.

Immédiatement, Shana glissa son bras sous le sien et l'aida à se mettre

debout.

— Vous voyez, sans elle je serais incapable de me redresser,

reprit-il en reprenant bruyamment son souffle, comme s'il venait de

gravir une pente escarpée. Ne devenez pas vieux si vous pouvez

l'éviter, mon garçon. On en perd toute sa dignité.

— Ne dis pas de bêtises, papa, intervint Shana d'une voix

réconfortante. De la dignité, tu en as à revendre. Tes jambes sont juste

un peu ankylosées, c'est tout.

Le bras toujours passé sous celui de son père, elle le guida vers la

porte, qu'elle ouvrit. Ils franchirent le seuil, mais, quand ils furent dans

le couloir, Shana fit brusquement demi-tour pour revenir dans le

bureau de Travis.

Celui-ci se préparait à les suivre. La jeune femme lui jeta un

regard de conspirateur. Elle avait fait exprès d'oublier son sac à main

sur le canapé, car elle voulait s'entretenir avec l'avocat en tête à tête.

— Vous n'êtes pas obligé de venir ce soir, au cas où vous auriez

d'autres projets, dit-elle en baissant la voix. Mon père a tendance à

solliciter exagérément les gens. C'est son côté texan, ajouta-t-elle en

riant.

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Son rire ressemblait à une musique, songea Travis. Et la mélodie

était si envoûtante qu'il eut du mal à recouvrer ses esprits.

— Aucune importance, assura-t-il. Je n'ai pris aucun engagement

ce soir.

Et même s'il en avait eu un, il n'aurait pas laissé passer

l'opportunité de la revoir. Pour rien au monde.

— Donc vous n'avez pas l'intention de passer une nouvelle nuit

blanche ? demanda-t-elle d'un air innocent.

Ses yeux bleus rieurs rehaussaient la beauté de son visage, le

rendant encore plus admirable.

— Je m'efforce de ne pas renouveler l'expérience deux soirs de

suite, dit-il en saisissant la tasse de café, maintenant glacé, qui était

restée sur son bureau. Quand je manque de sommeil, mon esprit a

tendance à fonctionner au ralenti durant toute la matinée.

— Ne vous inquiétez pas, je m'arrangerai pour que vous vous

couchiez tôt ce soir.

A ces mots, Travis avala de travers la gorgée de café qu'il venait

d'ingurgiter et se mit à tousser.

Aussitôt, Shana s'approcha de lui et lui tapa dans le dos. Tentant

de maîtriser sa quinte de toux, Travis leva la main pour indiquer qu'il

allait bien.

— Qu'avez-vous dit ? parvint-il finalement à articuler d'une voix

rauque.

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Shana répéta sa phrase, puis sourit. Si elle avait deviné son trouble

et la façon dont il avait interprété ses paroles, elle n'en laissa rien

paraître.

— Papa a des milliers d'histoires à raconter et il adore les partager

avec les clients du restaurant. Comme il lui arrive de ne pas savoir

s'arrêter, j'ai simplement l'intention de vous tirer de ses griffes afin que

vous rentriez chez vous à une heure décente et que vous puissiez

récupérer.

— Ah.

Il n'avait pu cacher sa déception. Son esprit s'était égaré un instant

; ses propos lui avaient évoqué des images à la fois infiniment

agréables et sacrement excitantes.

Mais bien sûr, sa phrase ne contenait aucun sous-entendu.

Qu'allait-il donc imaginer ?

— Ne vous faites pas de souci, ajouta-t-il. Je viens d'une grande

famille et je suis devenu expert dans l'art de filer à l'anglaise sans

blesser personne.

— Alors je me réjouis de vous voir ce soir, dit-elle. Le restaurant

est au milieu de la rue, impossible de le rater. Et il y a un trèfle,

symbole de l'Irlande, sur l'enseigne, précisa-t-elle avec un clin d'œil

accompagné d'un sourire.

Puis elle quitta la pièce pour rejoindre son père. Travis les

entendit s'éloigner, le son de leurs voix allant en s'atténuant tandis

qu'ils remontaient le couloir vers l'ascenseur.

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Le clin d'œil de Shana avait eu sur Travis un effet ravageur. C'était

encore une flèche qui l'atteignait : mais contrairement à celles qui

s'étaient fichées dans ses tempes un peu plus tôt, celle-ci lui alla droit

au cœur.

Il se laissa tomber mollement sur son siège.

D'aussi loin que Travis se souvienne, jamais une femme ne lui

avait fait un tel effet. Aucune des nombreuses filles belles et

séduisantes qui avaient croisé son chemin au fil des ans ne l'avait

autant impressionné. Il avait l'impression d'avoir été frappé par un

éclair éblouissant.

Glissant la main dans sa poche, il en retira son porte-feuille et

sortit la carte de visite que Shawn lui avait donnée. Il la contempla un

moment, gravant l'adresse dans sa mémoire, au cas où il l'égarerait

d'ici à ce soir. Il s'agissait d'un rendez-vous qu'il avait de bonnes

raisons de ne pas manquer. Et pas seulement parce qu'il voulait faire

plaisir à l'un de ses clients.

***

— Quoi, tu veux des renseignements au sujet d'un autre

restaurant? demanda avec incrédulité Trevor, le même jour en fin

d'après-midi.

A l'autre bout du fil, Travis devina à sa voix que son frère se

sentait trahi.

— Ne t'inquiète pas, je ne te fais pas d'infidélités. Il se trouve que

je dois m'y rendre afin d'y rencontrer un client, expliqua patiemment

Travis.

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— Pourquoi ne l'invites-tu pas à dîner chez moi ? Je te préparerai

ton menu préféré. Sur le compte de la maison, bien sûr, insista Trevor

d'une voix flagorneuse. Tu pourras faire semblant de payer pour

impressionner ton client, si tu veux, et je te rembourserai la prochaine

fois qu'on se verra. Une solution idéale, non ? D'autant que tu as été si

occupé ces derniers temps que je n'ai guère eu l'occasion de te voir,

frère indigne.

— Regarde-toi dans un miroir, railla Travis. Ça revient presque au

même.

— Nous sommes davantage que des images inversées dans une

glace, lui rappela Trevor.

Un bruit retentit et Travis entendit le son d'une main qui se posait

sur le combiné, puis la voix étouffée de Trevor demandant à son

assistant, Emilio, de s'occuper d'une livraison.

— Trent, toi et moi, reprit ensuite son frère, nous nous

ressemblons comme trois gouttes d'eau, c'est vrai. Mais peut-être,

ajouta-t-il en marquant une pause, préfères-tu éviter qu'il me rencontre

afin de ne pas semer le trouble dans son esprit... Car il s'agit bien d'un

homme, n'est-ce pas?

Travis jugea plus prudent de ne pas lui parler de Shana et encore

moins de l'étrange et irrésistible attirance qu'il éprouvait à son égard.

Depuis que ses frères s'étaient mariés, ils semblaient tous attendre

avec impatience qu'il suive leur exemple. S'il racontait à Trevor sa

rencontre avec Shana, celui-ci ne manquerait pas de se lancer dans des

supputations qui n'avaient pas de bases réelles.

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— En effet. Le restaurant dont je te parle lui appartient. Il m'a

demandé d'y aller ce soir.

— Pourquoi?

— Parce que je suppose qu'il en est aussi fier que tu l'es du tien.

— Mmm...

Trevor capitula.

— Comment as-tu dit que l'endroit se nommait ?

Ils étaient finalement parvenus dans le vif du sujet qui avait

motivé l'appel de Travis. Il avait présumé que, tout comme les avocats

et les médecins, les propriétaires de restaurants formaient une

corporation et qu'ils se maintenaient au courant des faits et gestes de

leurs confrères. Un membre de ce corps de métier, avait-il supposé,

serait donc davantage habilité à lui fournir des renseignements

concernant un concurrent que le commun des mortels.

— Shawn's Li'l Bit of Heaven, répondit Travis. En as-tu déjà

entendu parler ?

— Le nom me dit quelque chose, reconnut son frère en

s'interrompant une seconde pour réfléchir. Je crois qu'on y sert un

mélange de cuisine irlandaise et de spécialités tex-mex. Une curieuse

combinaison, si tu veux mon avis.

— Si tu connaissais le patron, tu comprendrais. Il est né au Texas

et s'appelle O'Reilly. Avec un nom pareil, il a certainement des

ancêtres Irlandais quelque part dans son arbre généalogique.

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— Merci d'éclairer enfin ma lanterne concernant ce mystère, railla

Trevor. Trêve de plaisanterie, je peux me renseigner autour de moi, si

tu veux. Que désires-tu savoir, exactement ?

— Eh bien, si l'affaire se porte bien, si l'établissement n'a pas eu

de problèmes avec les services de l'hygiène ces dernières années, ce

genre de choses. Je dois procéder à l'évaluation du patrimoine du

propriétaire.

— A-t-il l'intention de le vendre ? s'enquit Trevor.

Cette question n'étonna pas Travis. Son frère caressait en effet

l'idée d'ouvrir un second restaurant ; dans cette éventualité, il laisserait

la gestion de celui qu'il avait déjà à Emilio, son bras droit.

— Non, il souhaite l'inclure dans un legs, sous forme de

fidéicommis destiné à ses filles.

Un sifflement bas retentit à l'autre bout du fil.

— C'est gentil de sa part, commenta Trevor. Mais je ne

comprends pas pourquoi tu cherches à obtenir des informations par

des moyens détournés alors qu'il te suffit de demander à examiner les

comptes de ton client.

— J'en ai bien l'intention, mais je préfère voir de quoi il retourne

avant de me lancer dans la paperasse. O'Reilly semble en être

conscient, puisqu'il m'a invité à dîner là-bas ce soir. Une visite de

courtoisie, en quelque sorte.

— Très bien, je vais voir ce que je peux obtenir. Je demanderai

aussi à Venus de se renseigner. S'il y a des ragots qui courent sur

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l'endroit, ces gens de la haute société qu'elle fréquentait avant notre

rencontre seront les premiers au courant.

L'évocation de l'épouse de Trevor détourna momentanément la

conversation.

— A-t-elle vraiment décidé de continuer à se faire appeler Venus?

Travis trouvait plutôt l'idée amusante. Venus était le surnom que

son frère avait donné à la femme qui allait devenir son épouse, la nuit

où il l'avait sauvée de la noyade. Lorsque Trevor avait finalement

réussi à la ramener sur le rivage, il avait découvert qu'elle était

devenue amnésique. La rescapée avait oublié qui elle était et comment

elle avait atterri dans l'eau.

Toujours est-il que Trevor en était tombé éperdument amoureux,

et qu'ils avaient ensuite noué des liens durables. Petit à petit, la

mémoire de Venus était revenue ; il s'était avéré qu'elle n'était pas une

âme en détresse ayant eu un revers de fortune, mais une riche héritière

tombée accidentellement d'un yacht alors qu'elle tentait de fuir la

cérémonie de son mariage. Elle s'était brusquement rendu compte

qu'elle n'aimait pas l'homme qu'elle était sur point d'épouser.

— Pour moi, elle sera toujours Venus, déclara Trevor, une grande

tendresse perceptible dans sa voix.

Travis rit silencieusement.

— Pas de problème en ce qui me concerne.

— Sans vouloir te contrarier, frangin, cette donnée n'est pas d'une

importance capitale dans l'équation.

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Travis vit la lumière de son téléphone s'allumer. Bea l'informait

que son prochain client était arrivé... Il était temps qu'il raccroche.

— Vois ce que tu peux récolter comme informations, d'accord ?

— Quand en as-tu besoin ?

Travis jeta un coup d'œil à son agenda afin de connaître au moins

le nom de la personne qu'il allait recevoir. Des jours comme celui-ci,

tout avait tendance à se mélanger.

Et sans Shana, se souvint-il avec une profonde gratitude, la

situation serait aggravée par une terrible migraine...

— Le plus tôt sera le mieux.

Trevor rit.

— Ce que j'aime chez toi, Trav, c'est que tu n'es pas du tout du

genre pressé.

Trevor pouvait toujours parler, songea-t-il, choisissant pourtant de

rester en terrain neutre.

— Hé, comparé à Kelsey, je suis plutôt calme.

— Rien ne se compare à Kelsey. Elle est plus agitée qu'une

tornade ! Bon, je t'appelle bientôt.

— D'accord.

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Travis reposa le combiné sur son socle et rangea la carte de visite

de Shawn dans son portefeuille. Elle commençait déjà à s'user dans les

coins.

Venue de nulle part, une image de Shana surgit dans son esprit.

C'était sûrement le manque de sommeil qui l'avait mis dans un tel

état. Il ressemblait à un adolescent en proie à une libido exacerbée.

Bon sang, même du temps de sa jeunesse, il n'avait jamais réagi avec

autant d'intensité.

Il y avait une époque où Trent et lui échangeaient leurs identités,

sortant avec la petite amie de l'autre pour voir si les filles étaient

capables de les différencier. Un jour, Travis s'était si bien pris au jeu

qu'il était tombé amoureux de la copine de son frère. Il s'était senti

horriblement coupable, puis avait fini par confesser ses sentiments à

Trent. A son grand soulagement, celui-ci lui avait avoué que la fille ne

l'intéressait pas vraiment.

Le cœur de Trent appartenait déjà à Laurel Valentine, la femme

qu'il avait épousée quelques années plus tard.

La relation entre Travis et l'ex-petite amie de son frère n'avait pas

eu une issue aussi heureuse. Elle n'avait duré que trois mois. Tel un

feu de paille, leur idylle avait été torride, puis s'était éteinte

rapidement.

Mais même au plus fort de leur passion, il ne se souvenait pas

avoir été habité par une semblable ardeur.

Il est vrai qu'à l'époque, songea-t-il ironiquement, il dormait

suffisamment...

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L'agenda indiquait qu'il n'avait plus que deux clients aujourd'hui.

Et, contrairement à la veille, il n'était pas obligé d'assister à l'habituelle

audience de fin d'après-midi au tribunal.

Il décida de rentrer chez lui après le dernier rendez-vous. Avant de

se rendre au restaurant, il avait besoin de s'accorder un petit somme.

Heureusement pour lui, il avait la faculté de s'endormir facilement.

Après une ou deux heures de sommeil, Shana O'Reilly, aussi belle

soit-elle, cesserait de revêtir à ses yeux l'apparence d'un ange tombé

du ciel.

Il se pencha en avant et pressa le bouton de l'Interphone.

— Bea, dites à Mme Baxter de venir, s'il vous plaît.

Il crut l'entendre murmurer : « Il était temps », mais il n'en était

pas certain. Et il n'allait tout de même pas lui demander de répéter !

Les enfants que Kate avait élevés avaient un minimum de jugeote,

se dit-il avec un sourire en se levant pour accueillir sa cliente.

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- 4 -

La douce lumière du crépuscule enveloppait les lieux quand

Travis descendit de son véhicule et traversa le parking en direction de

l'entrée du Shawn's Li'l Bit of Heaven.

Il ne savait pas trop à quoi s'attendre.

En général, les restaurateurs cherchaient à se différencier par un

style et une décoration définissant l'image qu'ils désiraient donner à

leur clientèle.

Or, après avoir franchi la double porte en chêne massif du

Shawn's, Travis eut l'impression de se retrouver dans une énorme

cuisine de ferme.

Contrairement aux plats qui y étaient servis, l'ambiance du

restaurant n'était ni irlandaise ni mexicaine. L'endroit ressemblait

plutôt à la pièce commune où l'on se réunissait au temps jadis : celle

où se tenaient les discussions, où les enfants faisaient leurs devoirs, les

femmes leurs travaux domestiques, et où la nourriture était préparée et

dégustée en famille.

Ne suivant pas la mode de l'éclairage tamisé qui régnait dans la

plupart des restaurants, le Shawn's était brillamment éclairé. Les

convives pouvaient donc discerner les visages des gens avec qui ils

dînaient, ainsi que ceux des personnes installées aux tables voisines.

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Une belle expérience de repas convivial, songea Travis en

parcourant la salle des yeux à la recherche de Shawn ou de sa fille.

L'endroit était presque plein, ce qui était plutôt bon signe pour un

mardi soir, jour où la plupart des gens choisissaient de dîner chez eux.

— Vous êtes venu.

Les mots avaient été prononcés derrière lui. Il aurait reconnu cette

voix mélodieuse entre mille... Il se retourna, souhaitant de toutes ses

forces de ne pas trouver Shana aussi incroyablement belle que lors du

premier rendez-vous.

En vain. Elle était encore plus éblouissante.

Ses longs cheveux blonds retombaient souplement sur ses épaules.

Elle portait une blouse paysanne d'un blanc éclatant qui bouffait au-

dessus d'une jupe colorée froncée à la taille, une tenue qui

accommodait parfaitement les deux cultures associées au restaurant.

Sur le devant du chemisier était accroché un petit badge sur lequel

étaient calligraphiés son prénom et son titre d'hôtesse d'accueil.

— Vous travaillez ici ? s'étonna Travis.

Il ne l'avait pas imaginée exerçant une telle activité. Etait-il

possible qu'une princesse ait un emploi de ce genre ?

Semblant amusée par la question, elle inclina légèrement la tête

sur le côté.

— Je donne un coup de main quand je peux. Mon père étant tous

les soirs sur le pont, je m'occupe au lieu de rester simplement là à le

surveiller.

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Il n'était pas certain d'avoir compris ses paroles.

— Vous le surveillez ?

Son sourire s'accentua.

— Papa refuse de le reconnaître, mais il a besoin d'aide pour se

déplacer. Je suis là pour ça, répondit-elle simplement. Avez-vous une

préférence ?

Travis la dévisagea.

— Pardon?

— Pour votre table. Y a-t-il un endroit où vous préférez vous

asseoir ? Certaines personnes souhaitent s'installer aussi loin possible

de la cuisine, d'autres désirent être placées au centre afin de voir tout

ce qui se passe.

Pour Travis, dès lors qu'il la voyait, elle, l'endroit où il était assis

n'avait aucune importance.

— N'importe où fera l'affaire.

— Vous n'êtes pas difficile à contenter. J'aime ça, dit-elle en

prenant un menu sur le bureau de l'accueil et en le précédant dans la

salle.

La musique se mêlant aux conversations des clients formait un

fond sonore curieusement apaisant.

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Travis avait beau s'évertuer à se cantonner à son rôle d'avocat de

la famille, il avait beaucoup de mal à maîtriser son trouble. Lorsqu'elle

parlait, Shana avait tendance à s'animer et à gesticuler pour souligner

ses propos. Le décolleté de sa blouse paysanne bâillait alors

légèrement, lui offrant un aperçu fascinant de la naissance de sa

sublime poitrine, une vision qui effaçait de son esprit toute pensée

professionnelle.

— Cette table vous irait ? s'enquit Shana en lui en indiquant un

endroit situé à droite du centre de la salle.

— Parfait, répondit-il en la regardant.

Si elle le lui avait proposé, il aurait accepté de s'asseoir sur une

planche à clous.

« Reprends-toi, Trav, se dit-il. Sinon elle va croire que son père a

loué les services d'un attardé mental. »

Il s'installa sur une chaise et prit le menu qu'elle lui tendait. Travis

avait toujours considéré l'ambition comme une qualité. Ce qui lui fit

lui demander :

— Quel âge avez-vous, si je peux me permettre ?

Elle l'étudia durant un long moment avant de répondre :

— Ça dépend.

Il sentit son souffle se bloquer dans sa gorge et se força à expirer.

— De quoi ?

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— Est-ce notre avocat ou bien de l'invité de mon père qui pose la

question ?

Travis tenta de deviner la réponse qu'elle attendait et dans quel cas

elle accepterait d'y répondre. Il avait l'impression que les deux

n'étaient pas sur un pied d'égalité à ses yeux. Il opta pour la sécurité.

— Je vous la pose en tant qu'avocat.

— J'ai vingt-cinq ans.

Elle avait donc deux ans de moins que lui. Il se força à ne pas

perdre le fil.

— J'imagine que vous êtes diplômée ?

Elle semblait trop intelligente pour n'avoir pas entrepris d'études

après le lycée et pour s'être contentée de vivre aux crochets de son

père.

— En effet, répondit-elle d'un air amusé, comme si elle lisait dans

son esprit. Vous imaginiez que j'étais une sorte d'ambitieuse aux dents

longues lancée dans une quête avide de réussite professionnelle, n'est-

ce pas ?

La formulation était peut-être un peu trop exagérée, mais elle avait

saisi l'essentiel de sa pensée.

— Je n'emploierais pas exactement ces termes, mais j'aurais pensé

que vous seriez davantage motivée par votre réussite sociale. N'avez-

vous pas envie de vous lancer dans une carrière personnelle ?

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Elle ne parut pas s'offenser de la suggestion.

— Mais j'en ai déjà une, monsieur Marlowe. Je suis hôtesse

d'accueil ici. Ce travail me permet de rencontrer des tas de gens

intéressants, une opportunité que je n'aurais peut-être pas dans un

autre métier. Et par-dessus tout, je peux prendre soin de mon père.

Mieux vaut que ce soit moi qui l'assiste en cas de besoin qu'une

personne extérieure. De cette façon, il souffre moins de son infirmité.

Elle s'occupait d'un proche dépendant.

La sollicitude avec laquelle elle veillait sur son père lui était

familière. Dans sa propre famille on avait toujours porté très haut les

valeurs qui prescrivaient une telle attitude. Il trouva agréable de

découvrir qu'il y avait encore dans ce monde des gens attachés aux

liens du sang et à la solidarité.

Travis se sentait de plus en plus attiré par Shana. Un conflit

d'intérêt qui pouvait être dangereux...

— Il compte beaucoup pour vous, n'est-ce pas ?

— Il est tout pour moi, corrigea-t-elle. Il est mon père. Je

marcherais sur des braises pour lui et il ferait pareil pour moi. Nous

nous sommes beaucoup rapprochés depuis la mort de ma mère. Je

n'aurais pas pu le laisser se débrouiller seul, même si je l'avais voulu.

Ce qui n'est pas le cas, ajouta-t-elle, pour couper court à tout autre

commentaire au sujet de sa vocation.

En se lançant dans une carrière personnelle comme l'avait suggéré

Travis, elle aurait eu moins de temps à consacrer à son père. Et elle

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voulait profiter au maximum des moments qui lui restaient à vivre.

Shana pressentait que ses jours étaient comptés.

— Ce matin, j'ai remarqué qu'il avait du mal à sortir du canapé.

De quoi souffre-t-il exactement, si vous m'autorisez à vous poser cette

question ? dit Travis en baissant la voix, comme pour lui faire

comprendre qu'il savait que le sujet était intime et qu'elle n'était pas

obligée de lui répondre.

— Même si je refusais de vous répondre, vous prendriez

probablement vos renseignements à la source, dit-elle, devinant qu'il

n'était pas homme à renoncer facilement. Mon père a différents

problèmes de santé, expliqua-t-elle en prenant volontairement un ton

détaché — afin d'éviter de craquer devant cet homme qui, bien

qu'apparemment très gentil, n'était encore qu'un étranger. Il souffre

d'un emphysème pulmonaire dû à l'abus de tabac. Il a commencé à

fumer à l'âge de onze ans et n'a arrêté que lorsqu'il en a eu soixante-

cinq. De plus, il a une maladie coronarienne et prend des médicaments

pour le cœur. Sans parler d'autres petits maux qui font qu'il n'est plus

l'homme qu'il était auparavant.

— Eh bien, je ne sais pas, il m'a semblé plutôt dynamique. ..

Shana sourit avec tendresse.

— Si vous aviez vu l'énergie qu'il avait quand j'étais enfant... Il

paraissait capable de travailler pendant des jours et des nuits d'affilée

sans s'arrêter, raconta-t-elle, se souvenant à quel point elle avait

vénéré son père à l'époque. Lorsque je rentrais de l'école, je me

dépêchais de faire mes devoirs, puis je m'installais devant la fenêtre et

j'attendais son retour. Quand il arrivait — et que j'étais encore

éveillée...

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Elle se mit à rire. Combien de fois ne s'était-elle pas endormie sur

sa chaise !

— Il me soulevait dans ses bras, me faisait tourner en l'air, puis

galopait dans la maison en me portant sur son dos. Ses épaules me

semblaient alors assez fortes pour soulever des montagnes, poursuivit-

elle en soupirant avant de rougir légèrement, comme si cette

déclaration était en quelque sorte déloyale envers son père. En ce

temps-là, je pensais qu'il était immortel, ajouta Shana, une note de

tristesse dans la voix. J'ai l'impression que lui aussi le croyait.

— C'est une attitude commune à beaucoup de gens, dit-il,

songeant à ses nombreux clients qui avaient été forcés par leur famille

à mettre de l'ordre dans leurs affaires et à préparer leur testament.

Jusqu'à ce que l'un de nos proches décède.

Elle lui lança un regard acéré, comme si elle avait perçu quelque

chose dans sa voix.

— Parlez-vous en connaissance de cause ?

Il n'était pas là pour parler de lui.

— Je parlais des gens en général, éluda-t-il.

Shana plongea les yeux dans les siens et secoua lentement la tête.

— Ce n'est pas l'impression que j'ai eue, répliqua-t-elle

doucement.

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Ses yeux d'un bleu intense avaient-ils le pouvoir de pénétrer son

âme ? Il n'osait y croire. Toujours est-il qu'il ne vit pas pourquoi il la

contredirait. Il n'avait jamais été partisan du mensonge.

— Ma mère.

Sa réponse la surprit et la rapprocha de lui par la même occasion.

Ils avaient un point commun.

— Vous avez aussi perdu votre mère ? Quand ?

Pourquoi était-ce toujours aussi douloureux d'évoquer un passé

vieux de vingt-deux ans ? La blessure aurait dû cicatriser depuis

longtemps.

— Quand j'avais cinq ans.

Shana l'étudia avec sympathie. Deux ans auparavant, la mort de sa

mère l'avait anéantie. Elle imagina l'effet dévastateur qu'une telle perte

pouvait avoir sur un petit garçon de cet âge. Elle s'assit un instant à la

table, posant la main sur la sienne pour lui témoigner sa compassion.

— Vous avez dû beaucoup souffrir.

— En effet, reconnut-il d'un ton neutre, car il avait fait le vœu de

ne pas s'appesantir sur ce deuil et d'aller de l'avant, ce que, finalement,

la vie l'avait poussé à faire. Heureusement, après plusieurs tentatives

ratées, mon père a finalement trouvé la perle rare quand il a embauché

Kate pour s'occuper de nous.

Shana perçut de l'affection dans sa voix. Cette femme signifiait

visiblement beaucoup à ses yeux.

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— Qui est-ce ?

— Ma belle-mère depuis vingt ans. Avant même qu'elle épouse

mon père, Kate a changé la vie de mes frères et la mienne. Un ange

tombé du ciel. Si elle n'avait pas été là pour nous mettre au pas, nous

aurions certainement fini en maison de correction.

— Etait-elle très stricte en matière de discipline? demanda Shana,

qui tâchait d'imaginer l'homme qui était en face d'elle comme un

garçon au caractère difficile et n'y parvenait pas.

— Non, exactement le contraire. A l'époque, elle étudiait la

psychologie enfantine à l'université. Elle était dotée d'une patience et

d'un amour infinis...

Il laissa sa phrase en suspens en se rendant compte de ce qu'il

disait et la regarda avec étonnement.

— Comment en sommes-nous arrivés là? C'est moi qui suis censé

poser les questions.

Le sourire satisfait que Shana lui adressa révélait qu'elle avait

l'habitude de renverser habilement les rôles, sans que son interlocuteur

s'en aperçoive.

— Quelques petites confidences mutuelles ne font jamais de mal,

rétorqua-t-elle. En outre, le fait de vous livrer un peu vous rend plus

humain et davantage accessible.

Il n'avait jamais été autrement. Kate leur avait montré cet

exemple.

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— Je suis toujours accessible à mes clients.

Un petit sourire étira ses lèvres, comme si elle était davantage

intriguée par ce qu'il ne disait pas.

— Mais êtes-vous humain ?

— Tout dépend à qui je m'adresse.

Leur conversation fut interrompue. Shawn O'Reilly, élégamment

vêtu d'une veste bleu marine, d'un pantalon gris clair et d'une chemise

blanche, les avait rejoints. Sa présence imposante eut raison de

l'intimité qui naissait entre eux.

— Vous êtes venu !

Il gratifia Travis d'une petite tape dans le dos, puis, appuyant les

mains sur la table pour se soutenir, il se laissa tomber sur la chaise que

Shana venait de libérer.

— Je lui ai dit exactement la même chose, papa, releva tout

sourires Shana en déroulant la serviette de table vert bouteille qui

enveloppait les couverts pour placer ceux-ci de chaque côté de

l'assiette de son père.

— Et il n'est pas le seul, à être venu, fit remarquer Shawn dans un

clin d'œil, indiquant l'entrée d'un signe de tête. La queue qui s'est

formée devant le bureau de l'accueil commence à s'allonger

sérieusement.

Shana jeta un rapide coup d'œil par-dessus son épaule et grimaça.

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— Zut ! Je suppose que ma conversation avec M. Marlowe m'a

tellement absorbée que j'en ai oublié que j'étais encore de service... Je

te le laisse, papa. Je suis persuadée que tu sauras le divertir avec tes

histoires.

Puis elle leva la main pour attirer l'attention d'une serveuse qui

passait près d'eux. La femme la regarda et opina du chef.

— Becka prendra votre commande et vous servira votre repas,

conclut Shana.

— Elle se tracasse trop à mon sujet, déclara Shawn en la suivant

des yeux tandis qu'elle se dirigeait vers l'entrée. Mais je dois

reconnaître, ajouta-t-il, reportant le regard sur Travis, que j'apprécie sa

sollicitude. C'est agréable de savoir que quelqu'un s'inquiète de vous.

L'expérience avait appris à Travis à lire entre les lignes. Ce talent

lui permettait de poser les questions adéquates et d'amener ses clients

à lui révéler des choses qu'ils préféraient taire.

— Vous n'êtes pas très proche de votre autre fille, n'est-ce pas ?

Un court instant, le vieil homme eut l'air confus. Puis il sembla

comprendre la question.

— Oh, vous parlez de Susan. Non, en effet. Je le regrette, précisa-

t-il rapidement, une lueur de tristesse dans le regard. C'est elle qui a

décidé de prendre ses distances. Susan a suivi une voie qui m'a

toujours paru mystérieuse. Toute petite déjà, elle avait une tendance à

la rébellion et adorait revendiquer son indépendance. Il suffisait que je

lui demande de faire attention aux voitures pour qu'elle ramasse son

ballon et se précipite au milieu de la rue. Elle a toujours pris un malin

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plaisir à faire le contraire de ce que je lui disais, ajouta-t-il en

s'emparant de la miche de pain pour en couper une tranche sur la

planche à découper miniature. A cause d'elle, mes cheveux sont

devenus blancs avant l'heure.

Shawn fit glisser le morceau de pain sur l'assiette de Travis avant

d'en couper une seconde tranche.

Travis le remercia d'un signe de tête. Le pain était encore chaud

quand il le prit dans sa main.

— Qu'en est-il de Shana?

Toute trace de tristesse disparut instantanément du visage de

Shawn.

— Shana est ma planche de salut. Si ma vieillesse n'est pas un

cauchemar, c'est grâce à elle.

Parce qu'il estimait y avoir été implicitement invité, Travis

mangea un morceau de pain.

— Mmm, délicieux... Ce que je vous demandais, c'est si Shana

s'entendait bien avec sa sœur.

Un mélange de déception et de résignation se peignit sur les traits

de Shawn.

— Pas vraiment. Oh, elle n'irait pas jusqu'à chercher des noises à

Susan, si elle vivait avec nous, dit-il comme s'il voulait absoudre

Shana de tout blâme. Même si Susan a toujours aimé la mener à la

baguette. Mais Shana est incapable de garder rancune à quiconque.

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Avec ma fille aînée, c'est une autre histoire. Elle n'a jamais pris le

temps d'accorder de l'attention aux membres de sa famille. C'est

comme si le monde tournait uniquement autour d'elle. Jamais une

pensée pour personne. Elle a failli tuer sa mère quand elle...

Il s'interrompit abruptement. Il devait juger en avoir trop dit.

Il toussota et changea de ton.

— Susan venait dormir à la maison de temps en temps, quand elle

s'était disputée avec son petit ami du moment. Nous lui avions laissé

un trousseau de clés. Elle se couchait tard, s'écroulant au petit matin

dans son ancienne chambre, dormant jusqu'à midi. Puis elle se levait

et se baladait dans la maison comme si elle n'était jamais partie. Sa

mère s'efforçait de la convaincre de revenir vivre chez nous, mais elle

ne restait jamais longtemps. Soit parce qu'elle se raccommodait avec

son petit ami, soit parce qu'elle en trouvait un autre pour le remplacer,

elle disparaissait de nouveau sans laisser de traces.

Ils se portaient certainement beaucoup mieux sans elle, songea

Travis. Il garda cette pensée pour lui.

— Quel âge a-t-elle ?

Shawn sembla fouiller sa mémoire comme un père qui aurait

toujours laissé à sa femme le soin de se rappeler les anniversaires et

les âges des enfants.

— Elle a eu quarante-deux ans, finit-il par dire d'un air

triomphant, content d'être parvenu à se souvenir. Le dix-sept

décembre dernier, précisa-t-il pour faire bonne mesure.

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— Pas d'autres enfants ?

Ce n'était pas vraiment l'avocat qui posait cette question. Travis

devait reconnaître qu'il s'intéressait à l'histoire de cette famille.

Shawn secoua la tête d'un air sincèrement déçu. Travis fit un

rapide calcul mental. Il y avait dix-sept ans de différence entre les

sœurs.

— Vous avez laissé passer pas mal de temps avant d'avoir un

second enfant, n'est-ce pas ?

— Shana est arrivée par surprise. Sa naissance n'a pas été

programmée comme celle de Susan, répondit Shawn avec un rire

contrit. Mais ce sont parfois les projets les moins élaborés qui

s'avèrent les plus positifs.

Le rire du vieil homme se transforma en une toux violente qu'il

semblait incapable de stopper.

Becka, la serveuse, se dirigea d'un pas vif vers leur table, une

expression gênée et désolée sur ses traits.

— Veuillez m'excuser pour mon retard, dit-elle, mais les clients

de la table numéro trois ont changé d'avis alors que leur commande

était déjà prête. Désirez-vous que j'aille vous chercher un verre d'eau,

monsieur O'Reilly ? offrit-elle en regardant son patron avec

inquiétude.

La quinte de toux de Shawn était trop intense pour qu'il puisse

répondre.

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— Je pense que ce serait une excellente idée, dit Travis à sa place.

Mais Shawn congédia la serveuse en agitant la main au-dessus de

sa tête, tout en luttant pour maîtriser sa toux. Impuissant, Travis

attendit encore quelques instants, puis, à son grand soulagement, les

spasmes s'espacèrent peu à peu.

Shawn inspira une grosse bouffée d'air. Son souffle était saccadé

quand il expira.

— Navré, murmura-t-il à Travis avant de se tourner vers la

serveuse. Ça ira, Becka. J'ai avalé de travers, c'est tout. Apportez-moi

mon menu habituel.

Elle hocha la tête sans prendre la peine de noter la commande,

puis reporta son attention sur Travis.

— Et pour vous, monsieur ?

Tous les plats proposés sur la carte semblaient délicieux. Travis

regarda Shawn.

— Vous me conseilleriez votre "menu habituel" ?

Shawn acquiesça avec chaleur, son visage rubicond rayonnant de

fierté.

— Et comment ! Seuls les meilleurs professionnels travaillent

dans ma cuisine. Habituel ne veut pas dire quelconque !

Travis referma le menu et le posa sur celui que Shawn n'avait pas

pris la peine d'ouvrir.

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— Alors ce sera deux menus habituels, dit-il à la serveuse.

Shawn sourit d'un air satisfait tandis que Becka filait vers la

cuisine.

— Voilà qui est bien, commenta-t-il. J'aime les hommes qui

savent prendre des risques.

En voyant la lueur amusée dans les yeux de Shawn, Travis ne put

s'empêcher de se demander s'il ne venait pas de commettre une erreur

que ses papilles risquaient de regretter à brève échéance.

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- 5 -

Le plat habituel de Shawn se révéla être le mariage incongru de

tortillas aux trois fromages et de corned-beef fait maison.

— Je n'ai jamais aimé les choux, confessa le propriétaire des

lieux, attaquant son dîner tout en scrutant intensément Travis comme

s'il guettait sa réaction au sujet de la nourriture. Mais je dois

reconnaître que le chef que j'ai choisi pour diriger ma cuisine le

prépare sacrement bien. Sa recette consiste à cuire les lanières de

choux dans la friture et à les servir avec des oignons et des cubes de

lard frits. Si vous voulez goûter, je peux vous en faire apporter.

Il suspendit un instant le mouvement incessant des couverts vers

sa bouche pour regarder Travis d'un air interrogateur. Celui-ci ne put

s'empêcher de se demander où l'homme mettait tout ce qu'il mangeait.

Il engloutissait son assiette comme s'il ne s'était pas sustenté depuis

dix jours. Travis, lui, avait déjà l'impression d'avoir l'estomac plein.

— Non, merci. Les plats sont copieux et je ne sais pas si je

réussirai à tout finir. Je vais devoir faire mettre les restes dans un sac

pour les ramener chez moi, reconnut-t-il en s'adossant contre le

dossier de sa chaise afin de contempler les reliefs de son repas. Je dois

dire que je n'ai pas l'habitude de manger dans des restaurants où les

portions sont aussi bien servies.

— Nous les Texans, nous faisons tout en grand, déclara fièrement

Shawn, même lorsque nous vivons hors du Texas. Mais sinon, vous

avez aimé ?

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Son expression ressemblait à celle de Trevor quand il leur faisait

goûter une recette qu'il venait d'inventer et attendait impatiemment de

savoir si l'expérience était réussie. Heureusement, Travis put répondre

sincèrement :

— Il s'agit probablement des meilleures tortillas et du corned-beef

le plus délicieux que j'aie jamais mangés.

Shawn sourit comme un enfant qui venait de recevoir une

récompense qu'il attendait depuis longtemps.

— Je savais que vous aimeriez, dit-il avant de jeter un œil vers

l'entrée du restaurant et de se pencher en avant. Puis-je vous demander

un service ?

Le métier que Travis exerçait lui avait appris à se montrer

circonspect avant d'accéder à une requête, d'autant plus quand elle

n'avait pas encore été énoncée. Mais — et il était conscient de cette

contradiction — ce qui subsistait en lui de l'enfant que Kate avait

élevé le poussa à se montrer ouvert et confiant.

— Bien sûr. Que puis-je faire pour vous ?

Shawn baissa le ton, comme s'il craignait qu'on surprenne ses

propos.

— Ne dites pas à Shana que j'ai mangé ça, s'il vous plaît, implora-

t-il tout en continuant à dévorer tel un homme qui craint qu'on lui

enlève son assiette. Si je l'écoutais, je me nourrirais uniquement de

légumes et de complexes vitaminés.

Travis ne put retenir un sourire.

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— Elle se préoccupe de votre santé. Shawn soupira.

— Je sais, mais la qualité de la vie qui nous reste à vivre est aussi

importante que sa longueur, ne croyez-vous pas ? Ce n'est pas parce

que je suivrai ses conseils que je vivrai plus longtemps, c'est juste une

impression.

Travis avait beau comprendre les intentions qui animaient Shana,

il éprouvait de la sympathie pour son père. La jeune femme, en ce

moment même, leur tournait le dos.

— Si vous ne voulez pas qu'elle soit au courant, ne feriez-vous pas

mieux de fréquenter un autre restaurant ?

— Vous n'avez pas tort, admit Shawn tout en continuant à

déguster son repas. Heureusement, elle finit toujours par me

pardonner. Après un bon sermon.

— Un sermon ?

Shawn gloussa.

— Une leçon de morale dans les règles. Comme quoi mes

habitudes alimentaires désastreuses risquent de m'enlever à elle avant

l'heure, et cetera. Mais nul n'est éternel, n'est-ce pas ? ajouta-t-il,

reprenant son sérieux.

— En effet, approuva prudemment Travis. Mais ce n'est pas pour

cela qu'on doit jouer à la roulette russe en s'adonnant à des pratiques

nuisibles à la santé.

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Abandonnant rapidement son air grave, Shawn enfourna un autre

morceau de corned-beef et sourit de contentement.

— Comment quelque chose d'aussi délicieux peut-il vous faire du

mal ? s'enquit-il pensivement. Ça fond dans la bouche, mon garçon.

Ça vous fond tout simplement dans la bouche.

Il avait à peine fini sa phrase que Shana, qui guidait un groupe de

six personnes vers une des grandes tables de la salle, passa devant eux.

Son regard fut instantanément attiré par l'assiette de son père. Travis

vit Shawn se préparer, par un léger tassement de ses épaules, à une

remontrance, mais si elle désapprouvait sa conduite, elle n'en laissa

rien paraître.

— J'ai l'impression qu'elle n'a pas remarqué, dit Travis dès qu'elle

fut hors de portée de voix.

— Alors là, j'en doute fort, rétorqua Shawn en mangeant de plus

en plus vite. Elle a un œil de lynx, cette petite. Rien ne lui échappe.

Travis sourit intérieurement. Ces mots lui rappelaient la première

impression que lui et ses frères avaient eue de Kate quand elle s'était

installée chez eux. Pendant longtemps, ils avaient été convaincus

qu'elle avait des yeux dans le dos, parce qu'elle parvenait toujours à

les prendre la main dans le sac lorsqu'ils faisaient des bêtises.

Ils n'eurent pas longtemps à attendre avant que les prédictions de

Shawn s'avèrent fondées. Deux minutes plus tard, après avoir placé le

groupe, Shana revint vers leur table. Les mains sur les hanches, elle

lança sèchement à son père :

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— Ne t'avais-je pas dit de ne pas manger aussi gras ? Shawn eut

l'air presque penaud.

— Pas devant un invité, Shana, s'il te plaît.

Mais Shana refusa de céder.

— Oh, non, mon petit père, ça ne se passera pas ainsi. Et puis M.

Marlowe n'est pas un invité. C'est ton avocat, papa. L'avocat de notre

famille. Ce qui signifie qu'il a besoin de tout savoir à ton sujet, y

compris tes défauts.

Elle se pencha et prit l'assiette du vieil homme.

— Hé, Shana, protesta-t-il, sans pour autant tenter de la lui

reprendre.

— Je vais demander à Becka de t'apporter une poêlée de légumes.

Mais je lui dirais de prier le chef d'y ajouter des petits lardons sautés,

concéda-t-elle d'une voix légèrement adoucie en jetant un coup d'œil à

l'assiette presque vide.

— Des petits lardons sautés, répéta Shawn d'un air méprisant.

Mais ce n'est pas du tout la même chose.

Puis il poussa un long soupir pour souligner sa déception.

— Il faudra que tu t'en contentes, dit-elle, refusant toujours de

céder, même si cette attitude lui brisait le cœur. Tu as ingurgité

suffisamment de graisses pour aujourd'hui.

Shana et Shawn se tournèrent alors vers Travis et dirent en chœur:

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— Vous voyez ce que je dois supporter?

Toute trace de tension s'évanouit instantanément.

Travis éclata de rire.

— Elle essaie de vous maintenir en vie plus longtemps, dit-il à

Shawn. Il n'y a rien de mal à cela.

Shana lui sourit chaleureusement.

— Je suis contente de voir que j'ai un allié, commenta-t-elle en

regardant brièvement Becka. J'ai eu beau interdire aux employés de lui

servir certains plats, ils n'osent pas dire non au patron.

— Encore heureux, répliqua Shawn, ravi. Ils craignent de perdre

leur emploi.

Shana eut un rire bref.

— Tu es incapable de renvoyer qui que ce soit. Il râle tout le

temps, ajouta-t-elle à l'intention de Travis, mais il a un cœur

d'artichaut.

— Un peu de respect pour les anciens, s'il te plaît, marmonna

Shawn en tâchant de prendre un air sévère.

— Lorsque tu commenceras à te conduire comme tel, je te

donnerai tout le respect que tu mérites, répliqua-t-elle en venant

l'embrasser sur la joue. Maintenant, sois gentil, papa, et mange

l'assiette de légumes que je vais te faire apporter.

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Shawn renifla bruyamment.

— Inutile, je n'ai plus faim.

Elle regarda de nouveau l'assiette qu'elle avait à la main, puis

soupira. Son père avait consommé plus de la moitié de l'énorme

portion qui lui avait été servie quand Travis avait mangé à peine un

quart de la sienne.

— Rien d'étonnant, fit-elle observer. D'accord, j'annule les

légumes. Je me contenterai de demander à Becka de vous servir du

thé. Déthéiné, bien sûr, précisa-t-elle avant que son père ait eu le

temps de se récrier.

Shana tendit l'assiette à un serveur qui passait par là, donna ses

instructions à la serveuse quand elle fut à sa portée, puis se dirigea

vers le comptoir d'accueil, s'arrêtant un instant pour regarder son père

par-dessus son épaule. Son sourire était légèrement las, mais aussi

plein de tendresse.

— Vous avez raison. Elle s'occupe vraiment bien de vous, dit

Travis.

— Peut-être un peu trop, si vous voulez mon avis, grommela

Shawn. En sa présence, je n'ai droit ni à la caféine ni à l’irish coffee.

Elle m'interdit l'alcool sous quelque forme que ce soit et, comme vous

avez pu le constater, elle exige que je me nourrisse correctement. Sauf

qu'elle ne se rend pas compte qu'elle ferme la porte de l'écurie une fois

que les chevaux ont déjà été volés, conclut-il à voix basse avec un

sourire énigmatique.

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Assez fort, cependant, pour que Travis l'entende. Il étudia

attentivement son client.

— Que voulez-vous dire ?

L'expression de Shawn révélait que les mots lui avaient échappé

par mégarde.

— Je vous l'expliquerai quand je vous apporterai les papiers que

vous m'avez demandés, répondit-il évasivement.

Décidément, songea Travis, Shawn O'Reilly lui cachait quelque

chose.

***

Peu de temps après avoir partagé une tasse de thé et un dessert

léger avec Shawn, Travis fit ses adieux à son hôte et nouveau client.

Auparavant, il ne manqua pas de faire l'éloge du chef cuisinier. Il

savait que Shawn y serait sensible, et il lui fit ce plaisir d'autant plus

volontiers qu'il n'eut pas à se forcer : il avait réellement fait un

excellent dîner.

En traversant la salle, il décida d'appeler son frère en arrivant chez

lui afin de lui suggérer de venir manger dans ce restaurant dès que

possible. La carte pourrait lui donner des idées pour son propre

établissement. Si Trevor était doué pour créer de nouvelles recettes, il

lui serait utile de s'ouvrir à une vision différente de la cuisine.

Son sac de restes à la main, Travis était sur le point de franchir la

porte quand Shana l'interpella. Tandis qu'il faisait demi-tour, elle

contourna le comptoir. Elle ne voulait pas qu'il s'en aille en gardant

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d'elle une mauvaise impression, même si elle ne savait pas pourquoi

l'opinion qu'il avait d'elle comptait autant à ses yeux.

Quand elle l'eut rejoint, elle posa la main sur son bras.

— Vous me prenez certainement pour un tyran.

Le terme le fit sourire.

— Croyez-moi, répondit Travis, c'est probablement le dernier des

mots que j'utiliserais pour vous qualifier.

Ses joues s'empourprèrent légèrement. De nouveau, il lui sembla

qu'elle avait la capacité de lire dans ses pensées et qu'elle devinait

l'attirance qu'il éprouvait pour elle, même si, pour des raisons

professionnelles, il s'efforçait de la dissimuler.

Il se remémora de vieilles légendes irlandaises et écossaises qu'il

avait lues. On y évoquait des êtres dotés d'un don de double vue, ce

qu'en termes modernes on nommait clairvoyance.

Shana aurait fait une merveilleuse diseuse de bonne aventure...

Malgré les protestations émises par Travis au sujet de sa conduite,

Shana désirait qu'il la comprenne et, surtout, qu'il ne pense pas qu'elle

était une femme castratrice ou, pire, une mégère.

— Le problème, c'est que mon père ne s'est jamais privé de rien

dans sa vie, ce qui n'a pas été sans conséquences. Son cardiologue lui

a recommandé de supprimer complètement les aliments frits et les

matières grasses en général. Il a déjà subi deux angioplasties. Il

s'agit...

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— Je sais ce qu'est une angioplastie, la coupa Travis.

— Désolée, je n'avais pas l'intention de vous prendre pour un

idiot, mais de nombreuses personnes ont déjà entendu ce mot sans

pour autant savoir ce qu'il signifie. C'était mon cas jusqu'à ce que mon

père se mette à avoir des douleurs dans la poitrine et que je sois

obligée de l'emmener consulter un spécialiste. Tout de suite après

l'avoir examiné, le médecin a insisté pour que papa se rende

immédiatement à l'hôpital afin de subir une intervention chirurgicale.

Il s'est même arrangé pour le faire passer devant tout le monde... Mais

la première angioplastie n'a pas réussi et mon père a été soumis à une

seconde opération le mois suivant. Celle-là, grâce à Dieu, a été

pratiquée avec succès.

Shana ferma un instant les yeux, tandis que remontait à la surface

le souvenir de l'angoisse qu'elle avait ressentie dans la salle d'attente,

les yeux fixés sur la porte du bloc opératoire, guettant un signe du

chirurgien. Il lui avait semblé que l'intervention avait duré une

éternité.

Elle rougit encore, puis poursuivit d'un air contrit :

— Mon père représente beaucoup pour moi et je désire le garder

le plus longtemps possible, quitte à lui confisquer son dîner de temps à

autre. Je suis prête à tout pour le maintenir en bonne santé. Enfin, dans

les limites de la légalité !

— Vous n'avez pas besoin de vous justifier, assura Travis en

souriant. Ma famille a aussi beaucoup d'importance pour moi, vous

savez.

— Mon père est le seul parent qui me reste.

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— Votre père a pourtant mentionné que vous aviez une sœur.

Susan.

Elle haussa les épaules. Le décolleté de la blouse paysanne se

creusa. Il dut mobiliser toute sa volonté pour reporter son attention sur

son visage.

— Je n'ai aucune idée de l'endroit où elle se trouve. Je ne l'ai pas

vue depuis plus de deux ans.

— A l'enterrement de votre mère, sans doute ? supposa-t-il.

Elle hocha la tête, puis chassa le souvenir de son esprit.

— Quelle est la taille de votre famille, monsieur Marlowe ?

— Je ne vous répondrai que si vous m'appelez Travis.

— D'accord. Quelle est la taille de votre famille, Travis ?

— J'ai trois frères et une sœur.

Shana imagina ce qu'aurait été sa vie si elle avait été membre

d'une fratrie, si elle avait eu des frères et des sœurs à aimer, avec qui

parler et se disputer. L'ambiance ne devait pas manquer d'être animée.

Dès lors qu'elle avait été en âge d'apprendre à connaître Susan, celle-ci

avait quitté la maison et n'était revenue qu'en de rares occasions,

lorsqu'elle avait besoin d'argent ou d'un logement temporaire entre

deux aventures amoureuses.

— Sont-ils plus jeunes ou plus vieux que vous ?

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La discussion étant bien engagée, Travis fit un pas de côté pour

s'écarter du chemin et laisser passer les clients qui entraient.

— Ma sœur, Kelsey, est la cadette de la famille, et j'ai un frère qui

est plus âgé que moi.

Elle émit la supposition qui coulait de source.

— Les deux autres sont donc plus jeunes ?

La nuit où lui et ses frères étaient nés, il y avait eu une coupure de

courant dans tout l'Etat de Californie. Seule l'heure approximative de

leur naissance avait pu être consignée.

— S'ils le sont, c'est seulement de quelques minutes. Ce point a

plus d'une fois donné lieu à des controverses...

Elle garda le silence un moment avant de parvenir à la conclusion

qui s'imposait.

— Ce qui signifie que vous et vos frères êtes des...

— Triplés, compléta Travis.

En général, les gens accueillaient la nouvelle soit avec incrédulité,

soit avec un certain scepticisme, comme s'ils croyaient qu'il

plaisantait. Il ne s'attendait donc pas le moins du monde au sourire

radieux dont elle le gratifia.

— Des triplés ! répéta-t-elle. Il me semblait bien que vous étiez

différent des autres.

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— Au contraire, répliqua Travis d'un ton pince-sans-rire, je

ressemble trait pour trait à au moins deux autres êtres humains.

Shana aimait son sens de l'humour. Contrairement à Jacob,

l'expert-comptable de son père qui ne souriait jamais, Travis ne se

prenait pas au sérieux. Heureusement qu'ils étaient tombés sur

quelqu'un comme lui pour les guider dans le dédale sinistre des

dernières volontés et des dispositions testamentaires. Elle répugnait ne

serait-ce qu'à évoquer ce sujet. Elle n'avait accepté de rencontrer un

avocat que parce que son père avait insisté et qu'il semblait attacher

beaucoup d'importance à cette démarche.

Shana s'était toujours considérée comme une personne

pragmatique, mais la réalisation pratique du testament de son père

l'obligeait à affronter une réalité qu'elle aurait préféré ne pas voir. Elle

détestait devoir envisager l'éventualité de sa disparition. Elle ne

voulait ni argent ni maison ni restaurant. Elle le voulait, lui.

Revenant sur terre, Shana essaya de s'imaginer comment était la

vie de quelqu'un qui avait deux sosies.

— J'aimerais beaucoup avoir l'occasion de vous voir tous les trois

ensemble, dit-elle.

Instinctivement, Travis eut envie d'inviter Shana et son père à un

des dîners que Kate organisait souvent le dimanche soir dans la

maison de ses parents. Où avait-il été chercher une telle idée ? Aucun

de ses clients ne l'avait jamais incité à lui lancer une invitation à un

repas de famille.

Sans l'ombre d'un doute, il avait vraiment besoin de sommeil.

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Mais comme le trio qu'il formait avec ses frères avait éveillé sa

curiosité, il sauta sur l'occasion de prolonger l'entretien.

— Attendez, vous allez voir.

Coinçant le sac contenant les restes de son repas sous son bras,

Travis saisit son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon. Le

cuir était usé et, les années aidant, l'objet avait pris une courbe qui

épousait exactement la forme de sa fesse. Il l'avait acheté du temps de

l'université, lorsque celui qu'il avait avant était littéralement tombé en

lambeaux. Travis était bien décidé à user celui-ci jusqu'à la corde

avant d'envisager d'en acquérir un autre.

Il l'ouvrit et passa en revue les photographies qu'il contenait, plus

ou moins préservées par des plastiques eux aussi tout fendillés.

— Voilà, j'ai trouvé !

Il lui tendit l'objet, lui montrant du doigt une photo sur laquelle

quatre garçons aux cheveux blonds et au sourire éclatant entouraient

un bébé.

Shana étudia l'image en souriant. La chaleur emmagasinée par le

cuir se communiqua à ses doigts, la troublant étrangement.

— Vous n'étiez encore qu'un gamin.

— C'était le jour du baptême de Kelsey.

— N'avez-vous pas de photos plus récentes ? demanda-t-elle en

lui rendant le portefeuille.

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Travis songea au mariage de Trevor. Kate et Brian s'étaient mis en

quatre pour que ce soit un succès, allant jusqu'à louer les services de

deux photographes et d'un caméraman, lesquels avaient mitraillé la

cérémonie et la réception du début à la fin. Travis avait donc posé sur

de nombreuses photos en compagnie des membres de la famille.

— Si, mais pas sur moi.

— Quel dommage ! Mais peut-être les aurez-vous sur vous jeudi,

quand nous nous verrons à votre cabinet.

— J'essaierai d'y penser. Si toutefois j'arrive à mettre la main

dessus.

Il avait depuis longtemps le projet de coller toutes ces photos dans

un album et d'y joindre celles du mariage de Mike. Si un proverbe lui

allait comme un gant, c'était bien celui selon lequel l'enfer est pavé de

bonnes intentions.

— Mon organisation laisse parfois à désirer, reconnut-il.

Shana aimait son attitude. Il parlait de lui avec modestie et une

bonne dose d'autocritique.

— C'est presque impossible de suivre le rythme à notre l'époque.

Tout va trop vite... Bon, je ferais mieux de retourner à mon poste

avant que les clients décident d'aller manger ailleurs.

— Les affaires semblent être plutôt bonnes.

Une nouvelle file s'était formée à l'entrée.

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— La cuisine est excellente, mais c'est l'accueil de papa qui fait

toute la différence. Il va de table en table et veille à ce que tout le

monde soit content. Il passe la soirée à se mélanger aux convives, à

mettre tout en œuvre pour que les gens se sentent chez eux. Cette

activité l'aide à oublier ses problèmes avec Susan.

— Je croyais qu'elle ne vivait plus ici.

— Là est le problème : elle brille par son absence. Papa ne peut

pas s'empêcher de se préoccuper à son sujet. Il se demande en

permanence où elle est, ce qu'elle fait, si elle va bien. Il est ainsi et on

ne le changera pas. Ma sœur n'est pas méchante, précisa-t-elle pour la

défendre, parce qu'il était un étranger et que Susan était, malgré tout,

un membre de sa famille. Mais un mauvais démon la pousse à tomber

inlassablement amoureuse d'hommes qui ne lui conviennent pas. On

dirait qu'elle s'efforce de se punir de quelque chose. Malheureusement,

c'est mon père qui finit par en faire les frais, tant il s'inquiète pour elle.

Elle s'interrompit brusquement, consciente qu'elle en avait déjà

trop dit.

— Vous avez le genre de tête qui donne envie de se confier,

conclut-elle en lui touchant de nouveau légèrement le bras, comme

pour cimenter un lien secret. Au revoir, à jeudi.

— Je m'en réjouis d'avance, dit-il en ouvrant la porte.

Il avait rarement été aussi sincère.

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- 6 -

— M. O'Reilly est arrivé, annonça jeudi à midi dans l'Interphone

la voix désincarnée de Bea.

Travis tenta d'ignorer l'accélération subite de son pouls et chassa

de la main une poussière imaginaire sur sa veste — aussi vainement

que, ces deux derniers jours, il s'était efforcé de chasser Shana de son

esprit. Son image hantait ses pensées pendant ses veilles et ses rêves

lorsqu'il dormait.

— Faites-les entrer.

Brusquement, il se rendit compte que sa secrétaire n'avait

prononcé qu'un seul nom : celui de son client. Entre-temps, Bea avait

repris la parole.

— M. O'Reilly est seul, maître Marlowe.

Peu après, le jovial et corpulent Shawn O'Reilly s'avança dans le

bureau.

— Me voici. A l'heure convenue.

— Bonjour, monsieur O'Reilly, dit Travis en se levant.

Traversant la pièce, il serra la main de l'homme et le conduisit

jusqu'au canapé. Puis il jeta un coup d'œil derrière lui, vers la salle

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d'attente. Personne. Il se sentit étrangement désappointé. Il fit de son

mieux pour dissimuler sa déception.

— Votre fille n'est pas venue ?

— Elle va arriver, répondit Shawn en ouvrant son attaché-case

pour en sortir une pile de papiers qu'il tendit à Travis. Je l'ai envoyée

chercher l'acte de propriété de la maison que j'ai oublié sur mon

bureau.

L'homme s'exprimait avec embarras. Travis en fut intrigué.

Prenant les documents des mains de son client, il s'installa à côté de

lui.

— Bon, d'accord, je l'ai oublié délibérément, reprit Shawn en

souriant piteusement. J'ai d'ailleurs dû déployer des trésors d'habileté.

Ce n'est pas facile d'échapper à l'œil acéré d'une jeune femme qui vous

surveille du matin au soir.

Travis n'avait pas eu cette impression, l'autre soir au restaurant.

Shana s'était montrée vigilante, sans pourtant consacrer exclusivement

son attention à son père.

— Pourquoi éprouve-t-elle ce besoin de vous surveiller ?

— J'ai fait une chute, il y a un an. Seul mon amour-propre a été

sérieusement blessé, mais Shana est terrorisée à l'idée que ça m'arrive

de nouveau et que, cette fois, je n'aie pas autant de chance.

Une attitude, songea Travis, qui ne manquait pas de bon sens. Puis

il posa la question qui s'imposait.

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— Et pour quelle raison avez-vous oublié ce document chez vous,

monsieur O'Reilly ?

Le sourire de Shawn plissa ses doubles mentons.

— Afin de pouvoir demander à Shana d'aller le chercher. Si je

l'avais priée de s'éloigner pour pouvoir m'entretenir avec vous en

particulier, elle se serait montrée soupçonneuse et m'aurait harcelé

jusqu'à ce que je lui dise la vérité.

— Et quel genre de vérité aurait-elle découverte ?

L'expression de Shawn se fit plus sérieuse.

— Celle que je suis sur le point de vous confier.

Travis se pencha pour saisir la carafe en argent couverte de givre

que Bea avait déposée sur la table basse. Il remplit deux verres d'eau

glacée, puis en tendit un à Shawn.

— Je suppose qu'il s'agit d'une information confidentielle et que

vous désirez que je garde le secret.

Shawn soupira profondément.

— Elle finira bien par découvrir le pot aux roses. Avec un peu de

chance, je serai déjà parti...

Il but une longue gorgée d'eau.

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— Lorsqu'elle l'apprendra, elle risque de m'en vouloir à mort. Au

point de ne pas me pardonner. Et ça, je ne pourrais le supporter. Ce

n'est pas moi qui ai pris la décision de lui cacher la vérité.

Shawn reposa son verre sur le bureau. A l'évidence, le vieil

homme était rongé par les remords. Travis attendit patiemment qu'il

continue à son rythme.

— C'était le choix de mon épouse. Mais au fur et à mesure que les

années se sont écoulées, le fardeau est devenu de plus en plus lourd à

porter et s'est transformé en sujet de discorde au sein de notre couple...

Shana aurait dû être mise au courant depuis longtemps. Si ma femme,

qui a toujours été bonne avec elle, le lui avait confié avant de mourir,

elle aurait peut-être compris, ajouta-t-il, le regard lourd de repentir.

Ainsi, elle ne nous en aurait peut-être pas voulu.

— Shana a-t-elle été adoptée ? hasarda Travis.

Il ne voyait pas d'autre raison plausible pour expliquer la

préoccupation de Shawn et sa répugnance à se confier. L'adoption

avait toujours été un thème délicat à aborder dans une famille. Mais si

on choisissait de se taire, plus les années passaient, plus les difficultés

s'accentuaient. Et au fil du temps, ce n'était plus le sujet en soi qui

devenait douloureux, mais le fait qu'il ait été tenu secret si longtemps.

— Oui, reconnut Shawn au bout d'un moment, en quelque sorte.

La gêne du vieil homme grandissait. Travis ne le pressa pas. C'eût

été le meilleur moyen de lui faire faire machine arrière.

Bien qu'ils soient seuls dans la pièce, Shawn se pencha et baissa la

voix pour poursuivre.

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— Il faut absolument que vous gardiez le secret sur ce que je vais

vous confier maintenant, sommes-nous bien d'accord ? Tout cela doit

rester entre nous.

Travis opina du chef.

— Je n'en soufflerai mot à personne, je vous le promets. De toute

façon, je suis tenu au secret professionnel.

— Vous ne direz rien à Shana ? insista Shawn. Elle est partie

prenante dans tout ceci...

Il désigna d'un geste circulaire de la main les documents qu'il avait

apportés, incluant également, supposa Travis, le fidéicommis qu'il

désirait mettre en place.

— C'est vrai, reconnut Travis, mais c'est vous qui me payez. Par

conséquent, vous êtes mon client. A ce titre, vous pouvez compter sur

ma discrétion. Quelles que soient les confidences que vous me ferez,

je n'ai ni le droit ni l'intention de les répéter.

Mais Shawn ne paraissait pas encore convaincu.

— Et si Shana devenait votre cliente, que se passerait-il?

— Cela ne changerait rien. Vous êtes deux personnes distinctes,

deux cas différents. Ce que vous me dites sous le sceau du secret, je ne

peux le lui répéter. A moins que vous m'y autorisiez.

— Hors de question ! s'exclama Shawn avec un rire sans joie. Je

n'ai pas envie qu'elle me haïsse.

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Ces mots évoquèrent un autre scénario à Travis, une sorte de

variation du premier qui aurait pu éveiller un tel sentiment de

culpabilité chez cet homme.

— Est-elle votre fille, monsieur O'Reilly ?

— Légalement et dans mon cœur, répondit Shawn avec chaleur.

Travis secoua la tête.

— Je voulais dire : Shana est-elle le fruit d'une liaison

extraconjugale ?

L'expression de Shawn lui apprit qu'il ne s'était pas trompé.

Ce passage aux aveux était visiblement très pénible pour le vieil

homme. Il gardait ce secret depuis si longtemps que même s'il avait

décidé de se débarrasser de son fardeau, la confession n'était pas aisée.

— Oui, répondit-il finalement. Mais ce n'est pas moi qui ai eu une

liaison.

Travis regarda l'homme avec surprise.

— Est-ce votre épouse ?

— Bon sang, non, grogna Shawn. J'ai épousé une femme

merveilleuse, mon garçon. Et je suis fier de vous certifier qu'elle m'a

été fidèle jusqu'au tombeau, même si je ne l'ai pas toujours mérité.

Non, celle qui a eu une liaison — si on peut appeler ainsi une aventure

d'une semaine —, c'est ma fille. Susan, précisa-t-il afin que nul doute

ne subsiste.

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Travis ne s'était pas attendu à ce revirement.

— Susan est donc la mère de Shana ?

— Oui, admit-il, le regard chargé de chagrin.

Travis mesurait peu à peu les implications d'une telle révélation.

— Ce qui fait de vous...

— Son grand-père, et non son père, acheva Shawn avec un long

soupir. Ma femme désirait venir en aide à Susan, mais elle refusait

d'entendre parler d'avortement ou d'adoption. Grâce avait un sens aigu

de la famille. Elle a donc décidé de lui proposer de mener sa grossesse

à terme et lui a promis que nous nous occuperions d'elle et du bébé.

Un sourire empreint de mélancolie passa sur ses lèvres, révélant à

quel point il lui en coûtait de révéler les travers de sa fille aînée.

— Susan n'avait que seize ans à l'époque, mais elle était

suffisamment intelligente pour savoir qu'elle n'avait aucun endroit où

aller. Cela ne l'a pas empêchée de nous menacer de s'enfuir avec le

vaurien qui l'avait mise enceinte. Heureusement pour nous, l'individu

en question a rapidement disparu dans la nature après avoir prétendu

ignorer qu'elle était mineure. Bref, Shana est née et nous l'avons

adoptée. Comme ma femme a beaucoup insisté, je lui ai promis de ne

raconter cette histoire à personne. Et j'ai tenu parole, jusqu'à

aujourd'hui.

Il s'interrompit pour dévisager intensément son avocat.

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— Ce que vous ferez après ma mort de l'information que je viens

de vous donner ne me concerne pas. Je vous demande juste de garder

le secret jusque-là. Je ne pourrais pas supporter que Shana me regarde

autrement. Cela me tuerait.

Travis éprouvait de la compassion à la fois pour Shawn et pour

Shana. Shawn avait agi pour le bien de sa petite-fille, dans le seul but

de la protéger. Pourtant, le jour où elle apprendrait la vérité, Shana

aurait sûrement le sentiment d'avoir été trahie. La personne qu'elle

aimait le plus au monde lui avait dissimulé une information capitale la

concernant. En outre, découvrir que sa sœur était en réalité sa mère

risquait de l'ébranler sérieusement, pour ne pas parler d'un grave

traumatisme.

— Eh bien, souhaitons que nous n'aurons pas à affronter cette

éventualité avant très longtemps, dit Travis.

Shawn secoua la tête avec résignation.

— Votre optimisme n'est pas de mise, mon garçon, repartit Shawn

tristement. Ma santé est fragile et je n'en ai plus pour longtemps à

vivre. C'est pour cette raison que je suis pressé de mettre au point ce

fidéicommis. Selon mon médecin, je souffre d'une grave défaillance

cardiaque et cette satanée maladie progresse rapidement. Shana n'est

pas au courant, précisa-t-il, confirmant les soupçons de Travis.

Comme vous pouvez le constater, il faut absolument que je mette de

l'ordre dans mes affaires. Quelqu'un d'autre que Susan doit être au

courant de ce secret. Je ne veux surtout pas qu'elle profite de la

situation aux dépends de Shana à un moment où elle sera vulnérable,

ajouta-t-il farouchement.

— Si je peux me permettre de vous donner mon avis, aussi

difficile que ce soit pour vous, je pense que c'est vous qui devriez lui

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dire la vérité, dit Travis, levant la main pour arrêter Shawn comme il

allait protester. Le choc sera certainement moins rude pour elle. Peut-

être même comprendra-t-elle ce qui vous a poussé à agir ainsi.

Shawn secoua de nouveau la tête.

— Je me suis toujours considéré comme un homme courageux. Je

ne crains pas la mort. Mais, franchement, je suis terrorisé à l'idée de

décevoir Shana, mon garçon, et d'être responsable de sa souffrance.

Travis n'en démordait pourtant pas : cette révélation serait plus

douloureuse à entendre venant de la bouche d'un étranger. Et que se

passerait-il si Shana devinait la vérité toute seule ? Cela serait

probablement encore plus difficile à accepter.

— Je persiste à penser que Shana le prendrait mieux si c'était vous

qui le lui disiez.

— Qu'est-ce que je prendrais mieux si c'était toi qui me le disais,

papa? s'enquit joyeusement Shana en pénétrant dans la pièce.

Surpris par cette apparition, les deux hommes se tournèrent

ensemble vers elle. Elle s'arrêta et son regard alla de son père au bel

avocat.

Avait-elle interrompu quelque chose ?

— Excusez-moi. Peut-être aurais-je mieux fait de frapper avant

d'entrer.

— Non, pas du tout. Ceci te concerne, répondit Shawn en tentant

de se ressaisir.

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Incapable de trouver une excuse plausible pour justifier ses dires,

il décida finalement de lui parler des dispositions qu'il avait prévu de

demander à l'avocat de stipuler dans l'acte de fidéicommis.

Shana s'assit à côté de son père et ouvrit son grand sac à main.

Elle en sortit un document timbré et légèrement jauni.

— Voici ce que tu m'as demandé. Le papier se trouvait

précisément à l'endroit que tu m'avais indiqué, dit-elle en posant le

document sur la table basse devant son père, puis en posant sur lui un

regard inquisiteur. Ce qui est étrange, c'est que tu m'as d'abord certifié

qu'il était dans ton attaché-case, quand je t'ai posé la question en

quittant la maison.

Shawn haussa les épaules.

— Je suis un vieil homme, Shana. Il m'arrive d'avoir des absences.

Ce n'est pas ma faute.

— Ne viens pas me raconter des histoires, répliqua-t-elle

affectueusement. Tu n'es pas vieux, papa. Tu prétends l'être quand ça

t'arrange, mais ta mémoire est meilleure que la mienne.

Jetant un coup d'œil à l'avocat de son père, Shana comprit qu'elle

n'obtiendrait rien de lui. Il était payé pour se taire. Elle revint alors au

point de départ et riva ses yeux à ceux de son père.

— Maintenant, que dois-tu me dire qui me concerne ?

Shawn se contenta de la fixer d'un air absent.

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— De quoi parlais-tu avec Travis quand je suis arrivée ? insista-t-

elle.

— Oh, ça, répondit-il évasivement pour gagner du temps.

S'il croyait pouvoir l'abuser, il se trompait. Il avait peut-être des

problèmes de santé, mais Shana savait bien que son esprit était aussi

aiguisé que jamais.

— Oui, ça.

Shawn prit alors le parti d'un demi-mensonge, en révélant la

disposition à laquelle il réfléchissait depuis deux jours et qu'il avait

envisagée à la suite d'un rigoureux examen de conscience.

— Je venais d'informer Travis, ici présent, que j'ai changé d'avis

au sujet de mes dernières volontés, déclara-t-il en se redressant. Je n'ai

pas l'intention de diviser mes biens en parts égales entre Susan et toi.

— Ah bon ? s'exclama Shana avec une surprise qui n'était

visiblement pas feinte.

Travis faillit avoir une réaction identique, mais il se contint à

temps. Lui non plus ne s'attendait pas à un tel aveu. Il était persuadé

que l'homme s'efforçait de rassembler son courage pour lui dire la

vérité.

Comme son père ne semblait pas décidé à lui fournir des

explications, Shana se tourna vers Travis.

— Que vous a-t-il dit, exactement ?

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Travis repassa la balle à son client.

— Il serait préférable que ce soit lui qui vous le dise.

Maintenant qu'il connaissait la vérité, il préférait éviter d'employer

le mot « père » pour parler de Shawn. Mieux valait se référer le moins

possible à cette filiation.

Shana reporta patiemment son attention sur son père.

— Papa, je t'écoute.

Shawn inspira profondément puis se lança.

— Bien, ma chérie. Je suis conscient qu'idéalement un père doit

aimer tous ses enfants de la même façon. Mais je ne suis pas un ange,

je suis un être humain. Et tu es celle qui a toujours été là pour moi,

celle qui a choisi de tout laisser tomber quand j'ai eu ce truc au cœur,

il y a cinq ans...

— Appelle un chat un chat, s'il te plaît. Tu as eu une crise

cardiaque.

Mais Shawn refusait de nommer son problème autrement. Il prit la

main de Shana. Parce qu'elle avait un cœur d'or, songea-t-il, elle ne

serait probablement pas d'accord avec les dispositions testamentaires

qu'il avait résolu de prendre. Mais maintenant que son choix était fait,

il était hors de question qu'il change d'avis.

— Et puis, c'est toi qui m'as soutenu après le décès de Grâce,

poursuivit-il. Tu es mon bâton de vieillesse, Shana. Ce ne serait pas

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juste que Susan, qui ne s'est jamais donné la peine de m'épauler dans

les moments difficiles, reçoive la même part que toi.

Shana n'était pas d'accord. Non seulement cette décision la mettait

dans une situation embarrassante, mais elle la trouvait injuste. Elle ne

voulait pas la part de Susan. Les biens matériels ne l'intéressaient pas.

Elle souhaitait juste profiter de la présence de son père encore de

longues années.

Elle avait beau être brouillée avec Susan depuis des années et

désapprouver la façon dont celle-ci négligeait délibérément son père,

elle n'en était pas moins sa sœur. Elle s'imaginait aisément la douleur

qu'elle aurait ressentie si les rôles avaient été inversés. A une époque,

elle avait idolâtré Susan. Mais sa sœur, de son côté, n'avait jamais de

temps à lui consacrer. Cependant, l'indifférence qu'elle lui témoignait

n'avait pas entamé l'amour que Shana lui portait.

— Es-tu vraiment certain de vouloir prendre des mesures aussi

radicales, papa ?

— Absolument, dit-il en lui tapotant la main. Je désire que tu

saches à quel point je t'aime.

Son père était né pauvre. Dans sa jeunesse, il avait travaillé dur,

économisant à force de privations la somme nécessaire pour acheter

un restaurant ; il y avait par la suite investi judicieusement chaque

centime qu'il gagnait, jusqu'à ce que l'affaire devienne florissante. A

ses yeux, l'argent était le nerf de la guerre.

Shana avait de la vie une vision différente.

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— Je le sais déjà, papa, répondit-elle d'une voix douce et

convaincante. Tu n'as pas besoin de me léguer ta fortune pour me le

prouver.

Shawn réfléchit un instant. La décision qu'il avait prise avait un

côté pratique et il fallait qu'elle le comprenne.

— Bon, laisse-moi t'expliquer les choses autrement. Si je divise le

restaurant en deux parts égales, que crois-tu que Susan fera de la

sienne ?

Shana connaissait la réponse. L'argent fondait dans les mains de

Susan. Les rares fois qu'elle réapparaissait, c'était parce qu'elle en

manquait et venait en demander.

— Elle la vendrait.

— Exactement. Et comme tu n'auras pas assez d'argent pour lui

racheter sa part, l'établissement sera vendu au plus offrant. Un

étranger fera l'acquisition du restaurant dans lequel j'ai sué sang et eau,

ajouta-t-il sur un ton passionné. Je refuse que cela arrive. Ce sera

pareil avec la maison. Tu y es née, Shana, et Grâce y est morte.

Celle-ci avait été construite plus de cinquante ans auparavant. Le

bâtiment était solide mais d'apparence désuète, selon les critères

actuels. Toutefois il avait été bâti sur un terrain assez grand, ce qui

représentait un attrait certain, à une époque où les parcelles

constructibles avaient souvent la taille d'un timbre-poste.

— Je ne veux pas qu'un inconnu démolisse les murs de ma maison

et en modifie l'intérieur, reprit-il. Je désire qu'elle te revienne parce

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que tu as apporté dans ma vie, ou plutôt dans celle de ta mère et la

mienne, beaucoup de bonheur.

Shana cligna des yeux afin de chasser l'émotion qui l'avait gagnée.

— Papa..., voulut-elle protester.

Elle s'interrompit en voyant l'expression rétive qu'elle connaissait

bien briller dans le regard bleu clair de Shawn.

— Inutile d'insister, ma décision est prise.

Sur un coup de tête, ne put s'empêcher de penser Travis.

Shawn se tourna vers ce dernier.

— Voici ce que je voudrais, Travis, lui dit-il. Que seule une petite

somme prélevée sur un de mes comptes aille à Susan. Je n'ai pas

encore décidé du montant, mais la majeure partie des fonds, ainsi que

le restaurant et la maison, reviendront à Shana après ma mort.

Pour Travis, cette volonté était relativement simple à satisfaire.

— Nous pourrions laisser un des comptes en dehors du

fidéicommis. De cette façon, seul le nom de Shana apparaîtra sur les

documents. Cela nous évitera d'avoir à écrire noir sur blanc que vous

déshéritez Susan. De plus, je stipulerai dans l'acte que les dispositions

sont révocables. Ainsi, si vous changez d'avis plus tard, vous pourrez

les modifier.

Shawn prit le temps de réfléchir.

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— Je suis d'accord avec vous pour laisser un de mes comptes en

banque en dehors de l'acte, finit-il par répondre. Mais je veux qu'il soit

établi sans contestation possible que Susan n'héritera d'aucun des

biens énumérés dans le fidéicommis.

Susan avait toujours eu un esprit retors, et Shawn ne voulait pas

qu'elle puisse bloquer les fonds et priver Shana de l'héritage qui lui

était destiné.

— Papa, se récria Shana.

Mais Shawn camperait sur ses positions. Shana avait bon cœur,

mais on ne pouvait pas en dire autant de Susan. Si les rôles avaient été

inversés, Susan aurait à coup sûr accepté sans broncher d'hériter de la

part de sa sœur. Il était même convaincu qu'elle l'aurait encouragé à

concrétiser la chose au plus vite.

— Non, Shana, crois-moi, j'ai pris la décision qui s'imposait. Un

jour, tu le comprendras.

Travis savait que l'homme était poussé par le besoin de réparer le

mal qu'il avait fait. Cela dit, s'il préférait généralement éviter de

discuter les ordres de ses clients, il était en partie payé pour donner

son avis et se devait de le faire valoir.

— Monsieur O'Reilly, réfléchissez bien. Il ne s'agit peut-être pas

de la meilleure solution. Vous devriez prendre le temps d'y penser plus

longuement.

— J'ai déjà réfléchi, repartit Shawn. Longtemps. Et je suis satisfait

de la décision que j'ai prise. C'est la meilleure chose à faire. Point à la

ligne.

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Son ton indiquait clairement qu'il n'y avait pas matière à discuter

et personne ne s'y risqua.

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- 7 -

Travis n'exerçait pas le métier d'avocat depuis aussi longtemps

que les autres membres du cabinet, mais il avait assez d'expérience

pour avoir été témoin de l'étalage de sentiments peu glorieux de la part

de certains de ses clients. Il semblait que l'éventualité de recevoir un

héritage, tout comme celle de se le voir refusé, poussait les gens à

manifester les sentiments les plus vils. La convoitise prenait

généralement le pas sur tous les autres.

Il fut donc extrêmement surpris quand Shana se pencha vers lui,

dès que Shawn O'Reilly eut quitté la pièce, pour lui demander si elle

pouvait annuler la décision prise par son père.

Durant la majeure partie de l'heure qui venait de s'écouler, Shawn

et lui avaient passé en revue ses différents comptes, personnels et

professionnels, et examiné les documents concernant le restaurant et la

maison où il vivait avec Shana.

Travis apprit que Shana avait quitté son appartement environ un

an auparavant, à la suite de la seconde crise cardiaque qui avait frappé

O'Reilly. Préoccupée par la possibilité d'une troisième attaque, elle

n'avait plus jamais envisagé de reprendre son indépendance.

— Bien. Je pense que tout est au point. Il suffit à présent que je

demande à ma secrétaire d'effectuer les modifications et de

photocopier les documents. Ensuite, je pourrai vous libérer, conclut

Travis.

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Il appuya sur le bouton de l'Interphone pour appeler son assistante

qui, au lieu de répondre, apparut sur le seuil. Travis la rejoignit.

— Bea, ayez la gentillesse de me faire une copie de tous ces

papiers et d'effectuer les corrections apposées dans la marge. En outre,

je vous prie de bien vouloir inclure la liste et les spécifications des

biens qui constituent ce legs sous forme d'annexé au dossier.

L'expression de la secrétaire révélait clairement que l'idée lui

plaisait moyennement, mais qu'elle obéirait néanmoins aux ordres. Lui

prenant la pile de papiers des mains, Bea pivota sur ses talons plats et

se dirigea vers la photocopieuse.

— Attendez un peu, jeune femme, lui dit Shawn. Pourriez-vous

m'indiquer où se trouvent les toilettes des hommes ?

Bea, qu'on n'avait pas appelée ainsi depuis presque un demi-siècle,

lui fit signe de la suivre et il s'éloigna.

Ce fut à ce moment-là que Shana posa sa question à Travis.

Qui se demanda s'il avait bien compris.

— Que voulez-vous dire ?

— Si... s'il décédait...

Elle laissa sa phrase en suspens. Elle paraissait avoir du mal à

articuler les mots. Travis remarqua qu'elle avait utilisé le conditionnel,

comme si sa mort n'était qu'une hypothèse. Malgré la surveillance

rapprochée qu'elle exerçait sur lui, O'Reilly avait été assez malin pour

lui dissimuler certaines informations.

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— Euh..., serais-je obligée de respecter ses volontés ? acheva-t-

elle dans un souffle.

Une fois le document signé, tous les biens inclus dans le

fidéicommis lui appartiendraient après la mort de Shawn. Elle pourrait

donc les utiliser comme bon lui semblerait.

— Que désirez-vous faire, exactement? demanda-t-il avec

curiosité.

— Partager l'héritage à égalité entre Susan et moi.

Elle n'avait pas d'autre famille. Ni nièces ni neveux ni cousins, pas

même éloignés. Juste Susan et elle. Sa sœur s'était mariée plusieurs

fois — trois, si on considérait comme légitime une union consacrée

par un moine tibétain —, mais elle n'avait jamais eu d'enfants.

A la lumière du peu de renseignements qu'il avait à son sujet,

Travis s'efforça de deviner son raisonnement.

— Ne pensez-vous pas que vous méritez de recevoir une part plus

importante que la sienne ?

Shana leva les yeux vers lui. Son regard était indéchiffrable.

— Parce que je m'occupe de lui ?

Travis croyait dur comme fer que les bonnes actions devaient être

récompensées.

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— Oui. Et aussi, comme il l'a dit lui-même, parce que vous lui

prodiguez votre affection. Il n'y a pas que les enfants qui ont besoin

d'amour, les personnes âgées aussi.

— Il n'existe pas d'âge limite pour l'amour, répondit Shana. J'en

suis consciente. Mais Susan sera ulcérée quand elle apprendra que

papa a décidé de la léser à mon profit. Elle s'estime déjà si peu !

Pourquoi, sinon, s'acoquinerait-elle sans cesse avec des hommes qui

se servent d'elle ?

Travis était incapable de répondre à cette question. La psychologie

était le domaine de Trent et de Kate.

— Ne croyez-vous pas en ce vieil adage qui dit que l'on récolte ce

que l'on sème ?

— Susan n'a pas eu une vie facile. Je désapprouve son attitude vis-

à-vis de papa, mais je l'explique par le fait qu'elle n'ait jamais réussi à

structurer sa personnalité. Je sais que derrière sa colère et son

instabilité se cache un cœur d'or.

Travis lut dans son regard qu'elle était persuadée de ce qu'elle

avançait.

— Peut-être que si Susan était laissée en dehors de l'héritage, elle

réagirait. Peut-être qu'elle changerait.

Elle sembla déçue par sa réponse.

— Cela signifie que vous êtes d'accord avec mon père?

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Travis n'avait pas assez d'éléments en sa possession pour prendre

position en faveur de l'un ou de l'autre. Mais il était influencé par les

confidences que O'Reilly lui avait faites un peu plus tôt.

Elle attendait sa réponse avec une impatience non dissimulée.

Travis préféra éluder la question.

— Je pense qu'une personne a le droit de distribuer ses biens

comme bon lui semble. Même si nous préférerions croire le contraire,

nous ne sommes pas nés égaux. Nous avons seulement le devoir de

tenter d'être justes. Pour être plus précis, il est communément admis

que les parents sont censés aimer tous leurs enfants de façon

identique. Mais chacun d'eux a sa propre personnalité. Les parents

sont avant tout des êtres humains et ils ont le droit d'avoir d'avantage

d'affinités avec certains de leurs enfants. Je suis sûr que M. O'Reilly a

tiré Susan d'affaire plus d'une fois. Sans doute veut-il simplement vous

récompenser de n'avoir pas suivi le même chemin qu'elle.

Ce que sous-entendaient ces mots parut déplaire à Shana.

— Je vous signale que je ne veille pas sur mon père dans le but

d'être « récompensée. »

— Raison de plus pour que vous le soyez, fit observer Travis. En

délaissant vos occupations pour prendre soin de lui, vous avez fait

preuve d'une grande générosité.

Elle l'étudia un instant d'un air pensif.

— Dois-je en conclure que vous allez me mettre des bâtons dans

les roues ? demanda-t-elle. Le moment venu, lorsque je voudrai

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donner à Susan la moitié de l'héritage, essayerez-vous de m'en

empêcher ?

— Ce n'est pas en mon pouvoir, répondit-il sans détour.

Savait-elle à quel point elle était séduisante ? Travis ne parvenait

plus à réfréner l'attirance qu'il éprouvait. La façon dont ses lèvres

bougeaient quand elle parlait le fascinait, tout comme ses yeux qui

pétillaient. « Il faut que tu te ressaisisses », s'ordonna-t-il. Il lutta

contre l'envie de la toucher, de prendre son visage entre ses mains, de

s'imprégner de son parfum et d'enfouir le nez dans ses cheveux

soyeux...

— Mais le jour où le problème se posera, reprit-il, je vous

conseillerai de ne pas agir trop hâtivement et de vous accorder un

délai de réflexion. Tout finit par s'expliquer et je suis sûr que M.

O'Reilly souhaiterait que vous teniez compte de tous les aspects de la

situation.

Ces paroles la laissèrent perplexe. Quels étaient les aspects dont il

parlait et qu'est-ce qui se cachait derrière les apparences ?

— Vous êtes bien mystérieux, fit-elle remarquer.

Travis jugea préférable d'abandonner le sujet avant qu'il soit trop

tard.

— Désolé, je me suis mal exprimé.

Au même moment, Shawn pénétra dans la pièce, Bea sur ses

talons.

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La secrétaire posa les originaux et les photocopies en deux tas

bien distincts sur le bureau, y ajoutant plusieurs copies de l'acte

établissant le fidéicommis. Travis se mit debout, adressant au ciel des

remerciements muets pour l'avoir sauvé de justesse de la catastrophe.

— Monsieur O'Reilly, vous arrivez juste à temps pour relire et

signer les documents. L'annexe officielle contenant la liste précise des

biens que vous avez désiré inclure dans le fidéicommis vous sera

remise très prochainement.

L'entendant à peine, Shawn se força à sourire avant de reprendre

sa place. Shana, soudain inquiète, prit ses mains dans les siennes.

Elles étaient moites.

— Ça va, papa? fit-elle en le scrutant. Tu es tout pâle.

Le teint de l'homme était effectivement devenu livide et la

transpiration faisait luire son front.

Shawn agita la main pour balayer sa préoccupation. Il luttait pour

reprendre sa respiration. Puis ses forces revinrent peu à peu.

— Ce n'est rien. J'ai juste manqué de souffle l'espace d'un instant.

Shana et Travis échangèrent un regard.

— Désirez-vous que je vous conduise à l'hôpital ? s'enquit Travis.

Shawn saisit le bras de l'avocat et l'obligea à se rasseoir.

— Si je devais me rendre à l'hôpital chaque fois que j'ai du mal à

respirer, je n'aurais pas quitté le parking des urgences depuis deux ans.

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Je vais bien. Vraiment, insista-t-il en voyant le doute se peindre sur les

traits de Shana. Bon, où sont les papiers que je suis censé signer?

Travis lui présenta la petite pile et lui tendit un stylo. Après que

l'avocat lui eut indiqué les différentes dispositions de l'acte, Shawn

apposa sa signature aux endroits appropriés.

Mais Shana n'était toujours pas convaincue.

— Peut-être ferais-je mieux de téléphoner au Dr Darel, papa.

Shawn secoua la tête.

— Je l'ai vu la semaine dernière.

L'argument ne découragea pas Shana.

— Ce n'est pas grave si tu le revois aujourd'hui.

— Je préfère aller au restaurant, répliqua-t-il doucement mais

d'une voix ferme. C'est le meilleur remède qui soit.

Pourquoi ne parvenait-elle jamais à lui faire entendre raison ? Son

attitude était presque suicidaire !

— Papa...

— Cesse de te tracasser, Shana. Rien d'autre à signer ? demanda-t-

il à Travis quand il eut terminé, faisant glisser les documents vers lui

sur la table basse.

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Travis rassembla les feuillets, en forma une pile bien nette et

l'attacha au moyen d'un trombone.

— Non, ce sera tout. Il ne me reste plus qu'à placer les biens du

fidéicommis dans un fonds. Je vous en remettrai les copies officielles

sous peu.

Shawn parut rayonner.

— Vous êtes rapide.

— Vous me payez bien, monsieur O'Reilly. Cela vous donne droit

à un service de première qualité.

Shawn sourit de toutes ses dents, ses yeux bleus se réduisant à

deux fentes.

— J'apprécie votre attitude, mon garçon. Venez donc au restaurant

ce soir, proposa-t-il, s'appuyant sur Shana pour se lever péniblement,

puis posant la main sur l'épaule de Travis. Je demanderai au chef de

vous préparer un menu spécial.

— Merci, mais ce n'est pas la peine..., protesta Travis.

— Bien sûr que si, objecta Shawn sur un ton qui ne souffrait

aucune contradiction. Vous en profiterez pour m'expliquer en détail

toutes les dispositions du fidéicommis. Un échange de bons procédés,

en quelque sorte, ajouta-t-il avec un clin d'œil.

Travis rit en secouant la tête.

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— Bien, puisque vous présentez les choses ainsi, comment

pourrais-je refuser ?

— Vous ne pouvez pas refuser.

Shawn semblait à présent satisfait. Ses joues avaient repris leurs

couleurs.

Travis se faisait-il des idées ou bien l'homme avait jeté un coup

d'œil discret à sa fille avant de se réjouir du succès de sa manœuvre ?

« C'est probablement mon imagination qui me joue des tours »,

songea-t-il.

Shawn prit une profonde inspiration et expira lentement. Puis,

lâchant le bras de Shana, il se dirigea vers la sortie.

— Shana, je dois faire un saut à la maison avant d'aller au

restaurant.

Elle se précipita aussitôt vers lui.

— Je le savais. Tu ne te sens pas bien.

Elle se trompait. Il venait de se souvenir qu'il avait peut-être

oublié d'inclure un élément dans le fidéicommis.

— Mais non. Il y a juste un détail que je désire vérifier avant

d'aller travailler.

Shana n'en crut pas un mot. Elle aurait parié qu'il avait l'intention

de s'allonger un moment sur son lit.

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Quand il passa la main autour de sa taille, elle le regarda d'un air

suspicieux.

— Quoi ? demanda-t-elle.

Au lieu de lui répondre, Shawn regarda Travis par-dessus son

épaule.

— Evitez d'avoir des enfants, mon garçon. Ils commencent à vous

manipuler dès l'instant où ils n'ont plus besoin d'être langés.

Mais toute personne qui aurait assisté à la scène n'aurait pas

manqué de remarquer le regard attendri que le vieil homme posait sur

sa fille.

— Parfois même avant, compléta Shana en adressant un clin d'œil

à Travis.

— Je m'efforcerai de m'en souvenir, promit Travis avant de

refermer la porte derrière eux.

Il lui restait encore dix minutes avant son prochain rendez-vous.

Ce ne serait pas de trop pour maîtriser son pouls, qui s'était mis à

battre à une vitesse déraisonnable.

***

— Que fais-tu ce soir, Trav ?

Il avait décroché sans réfléchir. Bea s'était absentée deux heures

après le déjeuner, grommelant quelques vagues excuses au sujet d'un

rendez-vous chez le dentiste et d'une dévitalisation de racine. C'était

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donc lui qui avait accueilli les deux clients du début d'après-midi. Le

second venait juste de partir, et Travis était en train de ranger son

bureau tout en organisant mentalement sa journée du lendemain quand

le téléphone avait sonné.

L'esprit ailleurs, il mit un moment avant de mettre un nom sur la

voix.

— Mike?

— Ouais. Que fais-tu ce soir ? répéta son frère.

Ce soir. Shana. Une chaleur étrange se déclara au creux de son

ventre, pour se propager dans son corps telle une coulée de lave. Quel

pouvoir secret cette femme possédait-elle pour transformer un avocat

compétent en un pauvre type qui fondait rien qu'en pensant à elle ? Il

n'en avait aucune idée, mais il voulait en avoir le cœur net.

— En fait, je sors, répondit-il.

Mike eut un rire.

— Toi, sortir un jour de la semaine ? Je serais moins surpris si tu

me disais que tu avais changé de sexe.

Etait-il si prévisible ? Sans doute. Il ne sortait généralement pas en

dehors des week-ends. A l'instar de Trevor, il travaillait beaucoup et

ne voyait pas le temps passer.

— Très drôle.

— Ce truc que tu as prévu, ne peux-tu pas y échapper ?

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Travis sourit malgré lui. Puis il ne parvint plus à s'arrêter.

— Ce n'est pas exactement un rendez-vous auquel j'ai envie

d'échapper.

— Ah, s'exclama Mike sur un ton lourd de sous-entendus,

prolongeant la voyelle plus longtemps qu'il n'était nécessaire. Alors,

amène-la avec toi.

— Qu'est-ce qui te fait croire qu'il s'agit d'une femme ?

Mike eut un autre rire.

— Elémentaire, mon cher Watson. Tu n'as même pas pris la peine

de nier.

Parce qu'il considérait que les sentiments qu'il éprouvait étaient

dignes d'un adolescent, Travis préféra ne pas les partager avec son

frère aîné.

— Cela concerne un client.

— Alors reporte le rendez-vous.

Certainement pas.

— Et pourquoi, s'il te plaît, devrais-je le reporter ?

Mike poussa un long soupir.

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— Parce que je tente de réunir la famille, Trav. Nous nous

retrouvons tous, ce soir à 20 heures, chez papa et Kate. Tout le monde

a déjà accepté.

Travis sentait que son frère désirait sa présence, mais son ton

n'était pas pressant.

— Si je peux me permettre de te reposer la question, pourquoi ?

— Si je voulais que tu le saches, je te le dirais maintenant. L'idée

est de vous annoncer la nouvelle à tous en même temps.

Piqué par la curiosité, Travis commença à émettre des hypothèses

à voix haute :

— Ce n'est pas pour nous dire que tu vas te marier, puisque

Miranda et toi, vous êtes déjà mariés. Même si je me suis toujours

demandé ce qu'une femme aussi belle avait bien pu te trouver... Ce

n'est pas non plus pour nous annoncer ton divorce ; tu n'aurais pas l'air

aussi heureux si tu étais sur le point de laisser échapper une épouse de

la valeur de Miranda. A moins que... Oh, mon Dieu !

— Quoi ? fit Mike d'une voix suspicieuse et légèrement déconfite.

Il ne pouvait s'agir que d'une seule possibilité.

— Miranda est enceinte, n'est-ce pas ?

Mike prit une profonde inspiration.

— Je n'ai pas la moindre intention de confirmer quoi que soit. Si

tu veux en avoir le cœur net, viens ce soir.

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Travis était prêt à parier un an de salaire qu'il avait vu juste.

D'autant plus que Mike n'avait pas nié catégoriquement, ce qui

revenait presque à un aveu.

— Espèce de menteur. Que sont devenus les grands discours que

tu nous as servis, comme quoi tu jugeais primordial d'attendre cinq ans

et d'amasser davantage d'économies dans ton nid douillet avant

d'envisager d'avoir des enfants ?

— Il suffit parfois d'avoir le nid pour que ça arrive, répondit Mike

d'une voix partiellement radoucie. Si tu le dis à quiconque, menaça-t-il

ensuite, je te coupe la tête.

Travis éclata de rire.

— Si tu crois que personne d'autre ne va deviner de quoi il s'agit.

— Contente-toi d'apparaître ce soir et de faire semblant d'être

surpris, si tu tiens à rester en vie. Et, au fait, n'oublie pas d'amener ton

« client » avec toi.

Travis n'était pas certain d'apprécier le ton de son frère.

— Pourquoi ferais-je cela ?

— Parce que, mon cher Trav, je désire rencontrer la femme qui a

excité ton intérêt, voilà pourquoi.

L'habitude le poussait à rester sur la défensive. Il n'aimait pas

qu'on lise dans son jeu, surtout pas ses frères. Seule Kate avait ce

privilège.

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— Comment peux-tu être aussi sûr qu'elle m'intéresse ?

— Je l'ai deviné à ta voix, Trav. Tu devrais suivre tes impulsions.

Et pour l'amour du ciel, profites-en et sois heureux. On commençait

tous à se demander si tu ne suivais pas des cours du soir pour devenir

ermite. A ce soir, conclut Mike en raccrochant sans attendre sa

réponse.

Travis resta immobile sur sa chaise, le combiné dans la main,

perdu dans ses pensées.

Plusieurs minutes s'écoulèrent. Puis Bea fit son entrée.

— Je suis revenue ! annonça-t-elle avec un léger zézaiement dû à

sa lèvre inférieure ankylosée.

Ses yeux se plissèrent en le voyant. Elle ne fit aucune tentative

pour cacher sa réprobation.

— Allez-vous passer le reste de l'après-midi assis sur votre chaise

à regarder amoureusement le combiné ou bien avez-vous l'intention de

travailler pour gagner votre vie ?

Il raccrocha le téléphone.

— Vous n'êtes pas irremplaçable, vous savez ?

— Bien sûr que si, rétorqua-t-elle avec désinvolture. Le client

avec qui vous aviez rendez-vous à 15 heures est arrivé.

Sur ce, elle tourna les talons et quitta la pièce. La façon dont elle

balançait les hanches ressemblait à un défi.

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Travis sourit intérieurement. Il allait devenir oncle. Qui l'eût cru?

***

Tout en recevant son dernier client de la journée, Travis se livrait

à une partie de tennis mental, allant et venant sans cesse entre les

différents choix qui s'offraient à lui.

Il ne voulait pas se montrer mal élevé ni offenser O'Reilly en se

décommandant. L'homme s'attendait à ce qu'il vienne au restaurant ;

l'invitation qu'il lui avait lancée ressemblait presque à un ordre.

D'un autre côté, sa présence à la réunion impromptue organisée

par Mike coulait de source. Il avait beau être absolument certain d'en

avoir deviné la raison, il était hors de question qu'il prive sa belle-sœur

de la joie de leur annoncer la nouvelle. Les choses étaient ainsi dans

leur famille.

« L'éducation que tu nous as donnée a été efficace, Kate »,

songea-t-il.

Mais ce qui le déconcertait le plus, c'est le désir qu'il avait de

demander à Shana de l'accompagner. Pour tout dire, il en mourait

d'envie...

Or qu'arrivait-il ensuite ? Cette incertitude le retenait. Les

sentiments qui l'habitaient en ce moment étaient les plus intenses qu'il

ait jamais éprouvés. Pas même la femme avec laquelle il avait été

fiancé quelque temps ne lui avait fait une telle impression. Ce fait le

troublait profondément.

Et il n'aimait pas se sentir perturbé.

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Il avait pour habitude d'analyser les tenants et aboutissants de

chaque décision qu'il devait prendre avant de s'aventurer.

Mais là, la situation était différente.

Il pénétrait dans un monde inconnu, un univers où il n'y avait pas

de glissière de sécurité pour se protéger.

Il jeta un coup d'œil à la photo encadrée posée sur son bureau. Elle

avait été prise à l'époque où ses frères et lui avaient six et sept ans, lors

du mariage de leur père avec Kate. Au-delà du cliché, il voyait son

propre reflet...

— Tu as peur ? dit-il, défiant son image.

Brusquement, il saisit le téléphone. Il avait composé les premiers

chiffres communs à la localité quand il se rendit compte qu'il ne

connaissait pas le numéro du restaurant. S'interrompant, il feuilleta la

pile de papiers que Shawn lui avait laissés jusqu'à ce qu'il le trouve.

Ce fut Shana qui lui répondit.

Travis se força à prendre une voix professionnelle. Sans grand

succès.

— Shana? C'est Travis. Croyez-vous que votre père serait très

fâché si vous vous absentiez une soirée ?

Un silence s'installa. Bon ou mauvais présage ? Il n'aurait su le

dire.

— Non. Il insiste depuis longtemps pour que je prenne des jours

de congé. Il prétend que j'envahis son espace. A quoi songiez-vous ?

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— Mon frère aîné a organisé une réunion de famille impromptue à

laquelle je ne peux pas échapper.

— Je vois.

Comment pouvait-il aborder le sujet sans lui laisser croire qu'il

s'intéressait à elle ? Et comment pouvait-il s'intéresser sérieusement à

elle alors qu'ils n'étaient même pas sortis ensemble ? Quelle mouche

l'avait donc piqué ?

— J'aimerais bien que vous veniez avec moi.

Il y eut un nouveau silence à l'autre bout du fil. Si long qu'il était

sur le point de lui demander si elle était toujours là quand elle répondit

enfin.

Au son de sa voix, le cœur de Travis fit un bond dans sa poitrine

et il se traita d'idiot.

— D'accord. A quelle heure ?

— La même que celle à laquelle j'étais censé venir au restaurant.

20 heures. Je pourrais passer vous prendre à 19 h 30.

— Cela me semble parfait. Je vous attendrai.

— Bien.

Lui avait-il seulement dit au revoir? Le combiné lui échappa des

mains quand il coupa la communication, retombant bruyamment sur

l'appareil. Une seule et unique phrase résonnait encore et encore dans

son esprit.

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Je vous attendrai.

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- 8 -

D'ordinaire, Travis ne cédait pas à ses impulsions. De tous les

hommes de la famille Marlowe, y compris son père, il était le plus

pondéré, celui qui réfléchissait toujours à deux fois avant de prendre

une décision. Le métier d'avocat spécialisé dans les affaires familiales

lui allait donc comme un gant.

Il avait beau être amical, chaleureux et ouvert, impossible pourtant

de le qualifier d'extraverti et de fonceur.

Comme tous ses proches, Travis avait été affecté par la disparition

aussi subite qu'irrémédiable de sa mère, cinq ans après sa naissance.

Et plus de vingt-deux ans plus tard, la douleur liée à cette perte

affectait ses relations. Il avait une attitude méfiante. Peut-être pas au

début, mais dès que quoi que ce soit d'un peu sérieux se profilait à

l'horizon, il prenait soin d'examiner à fond la nature de ses sentiments

avant de songer à s'engager.

Par conséquent, tout le monde dans sa famille avait été étonné

d'apprendre qu'il viendrait à la réunion accompagné d'une jeune

femme. En dehors d'Adrianne, avec qui il n'avait eu qu'une brève

histoire, il n'avait jamais présenté ses petites amies à ses parents.

Lorsqu'il avait une aventure, ce qui était assez rare, il s'arrangeait pour

la passer sous silence. Le fait qu'il lui vienne une telle idée alors qu'il

connaissait Shana O'Reilly depuis à peine quelques jours ne faisait

D'ailleurs, les membres de sa famille n'étaient pas les seuls que

son comportement surprenait. Lui non plus n'en revenait pas.

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Et cependant, il était là, planté devant la porte du Shawn's Li'l Bit

of Heaven, sur le point de bouleverser sa petite vie si bien organisée

jusque-là.

La main posée sur la poignée, il ne parvenait toujours pas à se

décider à entrer.

— Hé, mon vieux, vous attendez quoi pour pousser la porte ?

demanda sans aménité une grosse voix derrière lui.

— C'est exactement la question que je me posais, murmura

Travis, comme s'il se parlait à lui-même.

Travis s'exécuta enfin et pénétra dans le restaurant. L'homme le

bouscula au passage et se dirigea à grands pas vers le bureau de

l'accueil en grommelant des commentaires peu flatteurs sur les gens

qui ne savent pas ce qu'ils veulent.

Shana attendait son arrivée.

Le regard irrésistiblement attiré vers la porte dès qu'elle s'ouvrait

pour laisser entrer des gens, elle l'attendait avec une impatience

grandissante. Chaque fois, son cœur se serrait d'appréhension.

Pareil quand le téléphone se mettait à sonner.

Elle était partagée entre le désir de le voir franchir le seuil et celui

qu'il appelle pour annuler le rendez-vous.

Et elle n'était pas certaine de savoir laquelle de ces deux envies

elle devait encourager.

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Jusqu'à ce qu'il pénètre dans le restaurant.

Shana inspira à fond pour se calmer. Mais la façon dont son pouls

s'était accéléré en le voyant lui disait assez que c'était le premier

penchant qui l'avait emporté. Elle avait beau s'efforcer d'éprouver de

l'indifférence, l'attirance qu'elle ressentait pour lui annihilait sa

volonté.

Cette constatation la contrariait.

Elle ne s'attendait pas à être attirée par un homme, pas avant très

longtemps. Et elle pensait aussi être capable de se dominer plus

facilement. Après tout, seuls quelques mois s'étaient écoulés depuis

qu'elle avait rompu avec son fiancé. Kevin, l'homme au sourire

éclatant et au charme ravageur, celui qui séduisait, sans aucun effort

de sa part, toutes les filles qui l'approchaient. Kevin, qui était persuadé

qu'il méritait d'être l'objet de l'attention exclusive de n'importe quelle

femme, plus particulièrement de celle qu'il avait choisi d'épouser.

L'existence de ce défaut s'était manifestée brusquement, alors

qu'elle lui avait donné son cœur et qu'elle commençait déjà à imaginer

pour de bon un avenir avec lui.

Leur couple avait volé en éclats le jour où il avait voulu la

convaincre de quitter la maison où elle vivait afin de louer son propre

appartement. Lorsqu'elle avait objecté que son père n'était pas en état

de rester seul et qu'il avait besoin de son soutien, Kevin avait froncé

les sourcils et l'avait regardée d'un air désolé, comme le présentateur

d'un jeu télévisé devant un candidat donnant une mauvaise réponse.

— Tu as tort de te sacrifier ainsi au détriment de ta propre vie,

avait-il déclaré. Ne le prends pas mal, je veux dire, ton père est un

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type formidable. Mais il a quand même une sacrée veine d'être assez

riche pour se payer une bonne gouvernante.

— Auxiliaire de vie, avait-elle corrigé automatiquement, tandis

qu'un dégoût étrange s'emparait d'elle, lui nouant l'estomac. Une

auxiliaire de vie à domicile.

— Ouais, peu importe. Le fond du problème, c'est que tu n'es pas

obligée de vivre comme une prisonnière, ni de te précipiter chaque

fois qu'il a besoin de quoi que ce soit.

— Je ne me précipite pas, avait-elle protesté, sur la défensive.

— Ce n'est pas l'impression que j'ai. Ton empressement ne me

gênait pas tant que nous n'étions pas trop liés. Mais maintenant que

nous allons nous marier, les choses doivent changer. Le fond du

problème, c'est que tu vas devoir choisir entre ton père et moi.

Kevin était un adepte de cette expression. Il l'employait

constamment, la plupart du temps sans même s'en rendre compte. Un

peu comme « tu sais? » un tic de langage qui ne voulait rien dire, mais

qui émaillait les propos de beaucoup de gens.

Elle l'avait utilisé pour lui renvoyer la balle.

— Le fond du problème, c'est que tu es un pauvre type, égoïste et

sans cœur. Je ne sais pas comment j'ai pu être assez aveugle pour ne

pas le remarquer avant, avait-elle répliqué sèchement, furieuse qu'il ait

osé lui lancer un tel ultimatum.

Son père ne l'aurait jamais traitée ainsi. Jamais il ne l'aurait

contrainte à faire un choix aussi cruel. Elle avait arraché de son doigt

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sa bague de fiançailles — qui valait plus de quinze mille dollars,

comme Kevin le lui avait glissé à l'oreille en la lui donnant. Et elle

avait dû mobiliser toute sa volonté pour ne pas céder à l'envie

pressante de la lui lancer à la figure.

Kevin l'avait fixée d'un air consterné, comme une demeurée. Puis

il avait pris la bague et était sorti de sa vie pour toujours, non sans lui

promettre qu'elle le regretterait.

— Ça, ça m'étonnerait, avait-t-elle murmuré en regardant la porte

qu'il venait de claquer derrière lui.

Ensuite, elle avait pleuré toutes les larmes de son corps. Parce

qu'il l'avait blessée, parce qu'elle s'était complètement trompée à son

sujet et que toutes les belles promesses qu'il lui avait faites s'étaient

avérées un tissu de mensonges.

Elle n'avait pas envie de pleurer de nouveau. Pas à cause d'une

déception infligée par quelqu'un qu'elle avait commencé à aimer, pour

découvrir ensuite qu'il n'en valait pas la peine.

Tout en regardant Travis s'approcher, Shana se jura que cette fois

serait différente. Avec lui, elle se contenterait de s'amuser.

Uniquement. Pas question de liens affectifs. Son corps se retrouverait

peut-être entraîné dans une petite aventure, mais son cœur resterait

enfermé à double tour dans sa forteresse. Elle réserverait son affection

à l'homme qui lui était destiné, si toutefois il existait.

Sa résolution bien en tête, elle ignora délibérément les palpitations

dans sa poitrine, plaqua un grand sourire sur ses lèvres et saisit son sac

à main derrière le bureau.

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— Amuse-toi bien.

Shana en eut le souffle coupé. Comment un homme qui pesait

plus de cent kilos, répartis sur un squelette plutôt râblé, pouvait-il se

glisser derrière elle aussi silencieusement ? Shana se le demanda tout

en pivotant sur ses talons pour faire face à son père.

Avec un mélange de fierté et de soulagement, elle constata qu'il

avait l'air en pleine forme. Pourtant, elle hésitait à le laisser seul. Si

elle n'avait pas été présente lors de son second infarctus, il ne serait

pas devant elle en ce moment. Cette idée la hantait, particulièrement

aux petites heures du matin.

— Tu es sûr que tout ira bien en mon absence ?

Shawn éclata de rire tout en saluant Travis de la tête.

— Oui, ma petite chérie. Aussi incroyable que cela puisse

paraître, je pense être en mesure de me tirer d'affaire sans toi pendant

une soirée. Je me débrouillais déjà seul avec ce restaurant avant que

ton joli minois illumine ma vie. Maintenant, vas-y et profites-en bien.

Il a l'air d'un gentil garçon, ajouta-t-il à voix basse en se penchant vers

elle. Dans le cas contraire, parle-lui de mon couteau de chasse, celui

que j'utilise pour dépouiller le gibier.

Réprimant un rire, Shana secoua la tête. L'accent texan de son

père ressortait quand il prenait un ton protecteur. Lorsqu'elle lui avait

raconté dans le détail l'histoire de ses fiançailles rompues, elle avait dû

déployer des trésors de diplomatie afin de l'empêcher de flanquer «

une bonne correction » à Kevin pour le punir de l'avoir fait pleurer. Il

avait été jusqu'à menacer de le désosser. En fin de compte, elle avait

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réussi à lui faire jurer d'oublier cette affaire. Kevin, avait-elle argué,

ne valait pas la corde pour le pendre.

— Je n'y manquerai pas, promit-elle en l'embrassant sur la joue.

Et toi, ne te surmène pas, tu m'entends ? Et si tu commences à te sentir

fatigué ou affaibli, tu...

— Je t'appelle, compléta Shawn avec lassitude.

Elle le scruta un long moment. Elle n'était pas dupe. Elle était

peut-être parvenue à lui faire dire ce qu'elle voulait, mais elle savait

qu'elle ne pouvait l'obliger à s'y conformer.

— Je sais que tu ne le feras pas.

Shawn se tourna vers l'avocat.

— Débarrassez-moi vite de cette jeune femme, mon garçon. Elle a

un instinct maternel plus développé que celui d'une poule avec sa

couvée.

— Je m'en charge, répondit Travis. On y va ?

— On y va.

— Amusez-vous bien, lança Shawn dans leur dos en souriant

intérieurement.

De son point de vue, les choses prenaient une tournure plutôt

encourageante. Il pouvait même dire que tout se déroulait selon ses

plans.

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Avec un peu de chance...

Shawn n'acheva pas sa pensée. La formuler pourrait lui porter la

poisse et il n'avait aucune envie d'attirer le mauvais sort sur ses

projets.

En se frottant les mains, il reporta son attention sur le restaurant et

la soirée qui l'attendait.

***

Shana passa la ceinture de sécurité avant de se tourner vers Travis.

— Vous ne m'avez toujours pas dit pour quelle raison cette grande

réunion familiale a été organisée.

Quand il l'eut imitée, Travis actionna la clé de contact. Le moteur

se mit à tourner sans bruit.

— C'est censé être un secret, répondit-il en regardant par-dessus

son épaule pour sortir de la place de parking. Mais en procédant par

élimination, j'en ai déduit que la femme de Mike était enceinte.

— Mike ? Je ne me souviens plus si c'est un des triplés...

Travis sourit à la jeune femme. Il appréciait qu'elle s'informe au

lieu de laisser les choses dans le vague.

— Non. C'est l'aîné. A propos, nous devrons manifester de

l'étonnement lorsqu'ils annonceront la nouvelle.

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— De l'étonnement? répéta-t-elle avant de hocher la tête. Je vois.

Je ne devrais pas avoir trop de mal, étant donné que je suis déjà assez

surprise.

— Ah bon, pourquoi ?

Il freina en douceur au feu rouge, lui lançant un rapide coup d'œil.

Etait-ce le fruit de son imagination ou bien son parfum emplissait déjà

l'intérieur du véhicule ?

— A cause de votre invitation. En général, il est plutôt rare qu'un

homme propose à une femme de rencontrer sa famille la première fois

qu'il sort avec elle.

Le feu passa au vert. Aussitôt, le conducteur qui était derrière lui

klaxonna. Travis l'aurait volontiers insulté... A la place, il appuya sur

la pédale d'accélération et traversa le carrefour.

— Ainsi, vous pensez que nous sortons ensemble? demanda-t-il

innocemment.

S'était-elle trompée ? Avait-elle mal interprété ses intentions ?

Elle tenta de dissimiler un embarras qui menaçait de lui faire monter

le rouge aux joues.

— N'est-ce pas le cas ?

— Je ne sais pas. Peut-être. En fait je voyais plutôt ça en

remplacement d'une invitation à dîner.

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Elle faillit le croire, puis l'ombre d'un sourire se dessina sur ses

lèvres. Il la taquinait. Ou bien peut-être avait-il autant de difficultés

qu'elle à admettre son attirance...

— Si c'était le cas, n'est-ce pas mon père qui devrait être assis à

ma place ? Il me semble que c'est lui qui vous a invité, non ?

Touché ! Travis eut un rire. Ils sortaient effectivement ensemble.

Autant appeler un chat un chat.

— N'avez-vous jamais envisagé de devenir avocate ?

— Non. Trop de choses à apprendre par cœur. Je n'aurais jamais

été admise au barreau.

— Vous y avez donc pensé.

— Très brièvement. Les domaines qui m'attiraient étaient

beaucoup moins pragmatiques.

Elle se mit à songer à Kevin. Travis était-il de la même trempe ?

Non. Impossible. Parce que, aussi mignon soit-il, elle n'avait pas la

moindre intention de tomber amoureuse de lui.

Elle voulait s'amuser, c'est tout. Rien d'autre. Un peu de piment

dans sa vie ne serait pas de trop. Une sorte de petite récréation sans

conséquence.

— Quoi, par exemple ? voulut savoir Travis.

— L'art. J'adore dessiner et peindre.

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D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle avait toujours eu un crayon

et un bloc de papier à dessin dans la main. Son père pouvait du reste le

prouver. Elle avait découvert récemment qu'il avait gardé tous les

gribouillages et barbouillages qu'elle avait réalisés dans sa vie.

Comment ne pas être entièrement dévouée à un tel homme ?

— Mais ce n'est pas exactement le meilleur moyen de gagner de

l'argent, ajouta-t-elle.

Son père s'était pourtant déclaré prêt à la soutenir dans cette

entreprise, quel que soit le temps qu'il lui aurait fallu pour parvenir à

vivre de son art.

Heureusement pour tout le monde, elle s'était contentée de limiter

ses penchants d'artiste à un hobby et avait travaillé au restaurant.

— Est-ce que ça vous arrive souvent ? s'enquit Travis. Je veux

dire : de peindre ?

Shana hésita à répondre. Elle craignait qu'il ne la juge imbue de sa

personne. Mais après tout, il avait posé la question, aussi repartit-elle

avec un haussement d'épaules indifférent :

— Toutes les peintures accrochées aux murs du restaurant sont les

miennes.

Non seulement son père l'avait encouragée à peindre, mais encore

il avait tenu à lui payer ses œuvres. « Ta présence à mes côtés est le

plus beau des cadeaux, lui avait-il dit, et tout travail mérite salaire. »

Comment Kevin avait-il pu espérer qu'elle tourne le dos à un être

qui l'aimait d'une manière si inconditionnelle, lui qui mettait dès le

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départ des conditions à son amour ? Enfin, ce qu'il appelait amour...

Dieu, qu'elle regrettait d'avoir perdu son temps avec un tel individu !

Elle observa Travis à la dérobée. Qui était-il ? Qu'y avait-il

derrière ce sourire chaleureux et ce costume soigneusement repassé ?

Travis se souvenait avoir remarqué que des tableaux ornaient les

murs du restaurant. Mais, malgré ses efforts, impossible de se rappeler

à quoi ils ressemblaient. S'il avait conscience de les avoir vaguement

appréciés, son esprit était à ce moment-là beaucoup trop absorbé par

Shana pour s'intéresser à autre chose.

— Je les regarderai avec plus de soin la prochaine fois que j'irai,

promit-il.

Voilà le problème résolu avec autant de diplomatie que de

désinvolture, songea-t-elle.

— J'espère bien...

Mais elle était persuadée que, selon toute probabilité, il ne se

donnerait jamais la peine de le faire.

***

La porte d'entrée de la maison de ses parents n'était pas fermée à

clé et Travis n'en fut pas étonné. Lorsque Kate recevait ses proches,

elle ne la verrouillait jamais. « Qui serait assez fou pour se frotter aux

hommes de la famille Marlowe ? » faisait-elle remarquer en riant. «

Ou à ses femmes », ne manquait pas de répliquer Kelsey.

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Travis s'effaça devant Shana. A peine eut-elle franchi le seuil

qu'elle fut attirée dans des bras chaleureux qui sentaient la lavande et

la vanille.

— Bonsoir ! je suis Kate Marlowe, déclara la femme blonde et

mince, quelques secondes avant de la lâcher et de faire un pas en

arrière.

Déconcertée, Shana mit un moment à recouvrer ses esprits. La

femme attendit en souriant.

— Shana O'Reilly, finit-elle par articuler.

Bien qu'elle connaisse son nom grâce aux renseignements

extorqués à Travis, Shana ne parvenait pas à cacher sa surprise. Selon

sa propre expérience, des parents n'étaient pas censés avoir l'air aussi

jeunes. Celle qui était devant elle, et qui l'accueillait si

chaleureusement, aurait parfaitement pu passer pour la sœur de Travis.

— Vous êtes sa mère ? ne put-elle s'empêcher de s'étonner.

— Elle est toujours aussi belle que le jour où je l'ai rencontrée,

intervint Bryan en les rejoignant devant la porte et en passant un bras

autour des épaules de celle qui l'avait ramené à la vie. Elle est bien

conservée pour son âge, n'est-ce pas ? Enchanté, je suis Bryan, le père

de Travis. Et vous devez être Shana, je suppose, ajouta-t-il en lui

tendant la main.

— En effet, confirma-t-elle en la serrant avec un sourire crispé qui

révélait sa nervosité.

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Travis ne se souvenait pas avoir dit à Mike comment elle

s'appelait. Par conséquent, quelqu'un avait pris l'initiative de fouiner

dans sa vie. Probablement Kelsey. Prenant la main de Shana, il la

serra brièvement avant de déclarer :

— Bon, finissons-en tout de suite.

Shana n'eut pas le temps de se demander ce qu'il voulait dire.

L'instant suivant, Travis élevait la voix et annonçait à la cantonade :

— Ecoutez-moi tous. Je vous présente Shana O'Reilly. Shana,

voici...

En commençant par ceux qui étaient les plus proches, il énuméra

les prénoms de chacun des membres de sa famille, y compris ceux des

épouses de ses frères.

Les noms tourbillonnaient dans sa tête tel un essaim d'abeilles

autour de leur ruche. Comment allait-elle réussir à les mémoriser tous

?

Comme si elle avait lu dans ses pensées, Kate se glissa derrière

elle et murmura :

— Ne vous inquiétez pas, il n'y aura pas de tests à passer à la fin

de la soirée. Au bout d'un moment, vous finirez par savoir qui est qui.

Shana en doutait. Elle considéra deux des hommes que Travis

avait cités. Heureusement, ils étaient — ainsi que Travis — habillés

différemment. Mais la similitude de leurs traits était vraiment

troublante.

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Travis les avait présentés comme « les deux autres triplés », Trent

et Trevor. Elle les avait fixés, avant de reporter son attention sur

Travis, cherchant désespérément un détail qui les différencie, hormis

leurs vêtements. Elle n'avait rien trouvé.

— Je n'en suis pas sûre, répondit-elle.

Kate eut un sourire assuré. Elle savait exactement ce que la jeune

femme ressentait : la plus totale confusion. Si Shana était destinée à

faire partie de la famille, songea Kate avec confiance, elle apprendrait

rapidement à les distinguer les uns des autres. Dans son propre cas,

elle y était parvenue moins d'une journée après son arrivée chez eux.

— Ne vous faites pas de souci, reprit gentiment Kate. Ça viendra

tout seul, vous verrez.

— Vous pouvez toujours tenter de les marquer. C'est ce que j'ai

fait moi-même, lui dit Kelsey, qui avait rejoint le petit cercle féminin.

— Les marquer ? répéta Shana avec curiosité. Comme le font les

ornithologues avec les cigognes ?

— Quelque chose dans ce goût-là. Moi, je distribuais à l'un un

bleu sur le bras, à l'autre un cocard sur l'œil. En plus, ça me permettait

de les mettre au pas, ajouta-t-elle, pince-sans-rire.

Kate éclata de rire en voyant l'expression stupéfaite de Shana.

— Elle ne plaisante pas. Avant que Kelsey vienne au monde,

j'étais persuadée que les garçons étaient plus durs à élever que les

filles. Mais je me trompais.

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— Quand elle était enfant, Kelsey n'avait strictement rien à voir

avec une petite fille modèle. Elle n'était ni précieuse ni fragile ni

délicate, dit Travis, revenant avec deux verres de punch à la main.

Il en tendit un à Shana avant de boire une gorgée du sien.

— Fais gaffe à ce que tu dis, mon vieux, menaça Kelsey. Sinon je

révèle tes secrets à Shana.

Shana grimaça.

— Oh oui, j'en meurs d'envie.

Kelsey sembla apprécier cette réaction.

— Je la trouve sympa, Travis, dit-elle à son frère avec un large

sourire. Vraiment sympa.

— Tant mieux. Maintenant, je peux mourir en paix.

— Pas question, objecta Kate. Du moins pas avant que Mike et

Miranda aient annoncé la grande nouvelle.

Se glissant entre Shana et Travis, elle leur prit chacun un bras et

les entraîna vers le reste du groupe.

Dans sa tête, Kelsey rédigea le faire-part annonçant le mariage de

Travis avec la femme qu'il venait de leur présenter.

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- 9 -

Shana se souvenait avec précision des sentiments qu'elle éprouvait

quand elle était enfant, notamment qu'elle souffrait en silence des

rebuffades incessantes de Susan. Elle s'imaginait alors à quel point sa

vie aurait pu être différente si elle avait fait partie d'une grande

famille, où la gaieté et la convivialité auraient été de mise et dont les

membres auraient été tous solidaires les uns des autres.

Bien sûr, elle adorait ses parents, les respectait et leur était

reconnaissante de tout ce qu'ils faisaient pour elle. Ils étaient à ses

yeux les êtres les plus merveilleux du monde. Mais au fur et à mesure

qu'elle grandissait, elle remarquait qu'ils étaient nettement plus vieux

que les pères et les mères des autres enfants de sa classe. Et à cause de

leur trop grande différence d'âge, ils étaient incapables de lui apporter

cette atmosphère jeune et dynamique dont elle avait si désespérément

besoin.

Alors, pour pallier ce manque, elle s'inventait une famille. Celle-ci

était peuplée de nombreux frères et sœurs, qui avaient toujours du

temps à lui consacrer et qui écoutaient tout ce qu'elle avait à dire.

Dans les rêves de son enfance, ses parents n'étaient jamais trop

fatigués ou trop occupés pour répondre à ses envies et à ses besoins.

Cette famille imaginaire, se rendait à présent compte Shana,

ressemblait trait pour trait à celle qu'elle avait rencontrée ce soir.

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Même s'ils avaient tous atteint l'âge adulte, Travis, ses frères et sa

sœur passaient leur temps à se chamailler. A une ou deux reprises au

cours de la soirée, les garçons s'étaient tous ligués contre leur sœur.

Shana avait constaté avec plaisir que Kelsey résistait

farouchement, rendant coup pour coup, même si ses frères avaient

largement l'avantage du nombre. Tous ces échanges étaient empreints

de bonne humeur et d'amour.

Elle aurait réagi de la même manière, si elle avait eu cette famille

au lieu de la sienne.

Peu de temps après leur arrivée, Mike et Miranda avaient annoncé

la grossesse de Miranda au groupe. Shana avait fait de son mieux pour

manifester un étonnement sincère, mais elle à sa stupéfaction le reste

de l'assemblée avait accueilli la nouvelle par des huées et des rires,

comme si tout le monde était déjà au courant depuis longtemps.

Elle secoua le bras de Travis jusqu'à ce qu'il lui accorde son

attention, puis lui glissa à l'oreille :

— Je croyais qu'on était censé se montrer surpris.

En sentant son souffle chaud balayer sa peau, Travis fut parcouru

par un frisson qui démarra au bas du dos pour se propager dans sa

nuque avant de redescendre le long de son échine. Il garda le silence

quelques instants, savourant la sensation, puis s'efforça de ne pas

paraître affecté.

— Pour l'instant, vous êtes encore l'étrangère. En tant que telle,

vous n'étiez pas censée être au courant. Et puis, j'ai oublié de vous

parler du mauvais esprit qui régnait au sein de ma famille... Même si

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tout le monde avait effectivement ignoré que la grossesse de Miranda

était le motif de cette réunion, ce n'est pas pour autant que cette bande

de plaisantins se serait comportée différemment.

— Et vous ? Le saviez-vous déjà ou l'aviez-vous seulement

deviné?

— Eh bien, répondit Travis d'un ton hésitant, je m'en suis douté.

Et en général, je me trompe rarement quand j'ai des intuitions. De

plus, Mike ayant compris que j'avais deviné, c'eût été ridicule de

prétendre le contraire.

Shana se demanda comment elle aurait réagi si on lui avait volé la

vedette lors de l'annonce d'une nouvelle aussi sensationnelle. L'espace

d'un instant, elle eut de la peine pour Miranda.

— Vous auriez au moins pu faire un effort pour faire plaisir à

l'épouse de votre frère, objecta-t-elle.

— Miranda est compréhensive, répondit Travis. Elle est des

nôtres, à présent, ajouta-t-il, comme si cela expliquait tout.

Une affection sincère était perceptible dans sa voix quand il parlait

de sa belle-sœur. Shana se surprit à envier la position de Miranda dans

la famille.

***

Au bout d'une heure en compagnie de ces gens, toute trace d'envie

avait disparu du cœur de Shana. Sans aucun effort de sa part, elle avait

été intégrée au sein de la famille Marlowe. Rapidement, ils avaient

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cessé de faire la différence entre « elle » et « eux. » Elle adorait

l'ambiance chaleureuse qui régnait dans cette maison.

Du reste, elle s'était sentie à l'aise en leur compagnie presque dès

le début. En retour, tous les membres du clan l'avaient traitée avec une

égale bienveillance.

Son père n'aurait eu aucun mal à s'intégrer dans la famille

Marlowe. Des deux, c'est lui qui avait toujours maîtrisé l'art de

l'hospitalité.

Shana souhaita qu'il ait un jour l'occasion d'être invité chez eux,

pour changer.

A son grand regret, arriva le moment de se séparer. Shana

consulta sa montre. Le temps s'était écoulé à toute vitesse !

Il était déjà 22 h 10. Or, excepté Kelsey, qui était encore étudiante,

tout le monde travaillait le lendemain.

Elle n'avait jamais eu autant envie de rester quelque part et eut

encore plus de mal à les quitter après que tous les membres de la

famille de Travis l'eurent serrée dans leurs bras pour lui dire au revoir.

Elle avait l'impression de les connaître depuis toujours.

— Merci de m'avoir reçue, dit Shana à Kate tandis qu'ils se

dirigeaient finalement vers la sortie.

— Merci à vous d'être venue, répondit Kate en l'embrassant

rapidement sur la joue, avant de prendre ses mains dans les siennes.

La prochaine fois, j'espère que vous viendrez avec votre père.

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Prise au dépourvu, Shana regarda Kate d'un air surpris avant de

jeter un coup d'œil à Travis. Elle ne se souvenait pas d'avoir cité son

père au cours de la soirée.

— J'ai parlé à Kate de son restaurant, expliqua Travis.

— Il pourrait échanger des recettes avec Trevor, suggéra Kate en

riant doucement. Ce serait peut-être intéressant pour tous les deux.

— En plus de tous ses autres merveilleux talents, ma femme a raté

sa vocation de directrice des relations sociales, intervint Bryan en les

rejoignant devant la porte et en glissant le bras autour de la taille de

Kate, qu'il serra affectueusement.

— J'aimerais bien savoir ce que vous auriez fait sans moi, tous

autant que vous êtes, fit remarquer Kate.

Un soupçon de l'accent irlandais qu'elle s'était efforcée de corriger

au fil du temps teintait sa voix.

— Sans toi, mon amour, nous aurions été perdus, reconnut Bryan

avec sincérité, pressant les lèvres sur sa tempe. Complètement perdus,

cela ne fait aucun doute.

— Hé, vous deux, trouvez-vous une chambre pour vous

embrasser, s'exclama Kelsey depuis le bas de l'escalier.

— C'est ce qu'ils ont fait, répliqua Trevor. Et tu en es le

malheureux résultat.

Il se baissa pour éviter le dessous de verre que sa sœur lui envoya

à la figure.

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— Bien, fit Travis, il est vraiment temps qu'on s'en aille.

Il embrassa Kate, puis, prenant la main de Shana en entrelaçant

leurs doigts, il la conduisit le long de l'allée.

Shana se retourna, agitant sa main libre pour dire au revoir au

couple qui les regardait partir depuis le seuil. Elle emboîta ensuite le

pas à Travis.

— Ils vont si bien ensemble, dit-elle. Vos parents, précisa-t-elle en

se rendant compte que, hormis Kelsey, tous ceux qui étaient présents

ce soir étaient en couple. Ils s'aiment visiblement énormément.

Pendant des années, l'amour qui unissait ses parents lui avait

toujours semblé normal. La réflexion de Shana l'obligea à prendre

conscience de la chance qu'il avait.

— Oui, en effet, approuva-t-il.

En arrivant près de la voiture, Travis sortit ses clés de sa poche et

appuya sur le bouton du déverrouillage automatique. Le véhicule

répondit par un bip étouffé. Il se pencha en avant pour ouvrir la

portière côté passager.

A une époque où les femmes revendiquaient leur indépendance,

Shana n'avait pas l'habitude qu'on lui témoigne une telle courtoisie.

Elle n'aurait toutefois aucun mal à s'y faire... Réprimant un sourire,

elle grimpa dans la voiture.

Après avoir posé son sac à main sous la boîte à gants, elle saisit la

ceinture de sécurité et la boucla.

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— Vous savez, ce sont exactement les parents que j'aurais rêvé

d'avoir. Jeunes, disponibles. Oh, ne vous méprenez pas, s'empressa-t-

elle d'ajouter comme Travis soulevait un sourcil interrogateur. Les

miens étaient merveilleux, je les aimais profondément et je n'aurais

pas voulu en changer. C'est juste qu'à l'époque de l'école primaire,

quand ils apparaissaient à une réunion ou bien lorsqu'ils venaient me

chercher à la fin des cours, il arrivait souvent qu'on les confonde avec

mes grands-parents, avant que je rétablisse la vérité.

— Et ça vous embarrassait.

— En effet, ça m'embarrassait, répéta-t-elle en rougissant

légèrement, tandis qu'il s'éloignait du trottoir. Je n'avais guère de

courage à cet âge-là.

Travis ne voyait pas les choses de cette façon.

— A cet âge-là, les enfants ont envie de se fondre dans la masse,

répondit-il gentiment. Tout ce qui les différencie des autres leur est

pénible. Vous auriez voulu avoir des parents qui ressemblent à ceux

de vos camarades.

Elle émit un petit sifflement.

— Quelle brillante analyse !

— La fréquentation de ma belle-mère et de mon frère, tous deux

psychologues, m'a appris quelques petits trucs par-ci, par-là, répondit-

il avec nonchalance.

Shana aimait sa modestie. Travis ne se donnait pas de grands airs ;

même si c'était le cas, il ne se considérait pas comme un être

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exceptionnel. Et cette attitude ne faisait que le rendre encore plus

attirant.

— Qu'avez-vous appris d'autre grâce à votre belle-mère et à

Trent?

Il prit le temps de réfléchir pendant qu'il tournait à droite au bout

de la rue, pratiquement vide à cette heure.

— J'ai appris qu'élever des enfants est une tâche ardue. Mais bon,

ça je l'ai su très tôt... Je me souviens d'une époque où mon père était

au bord de la dépression nerveuse. Mes frères et moi faisions tourner

en bourrique toutes les nounous les unes après les autres et il n'avait

pas le temps de s'occuper de nous. D'ailleurs, je crois qu'il en aurait été

incapable, à ce moment-là. Il avait déjà assez de mal à affronter le

chagrin lié à la mort de ma mère. Cela dit, qu'il ne nous ait pas

expédiés à l'autre bout du pays chez un innocent parent éloigné est

tout à son honneur.

— Cela vous a-t-il ôté l'envie d'avoir des enfants ?

La question était personnelle et elle en avait conscience.

En temps normal, Shana ne se serait jamais autorisée à la poser,

mais la curiosité la dévorait. Elle voulait à tout prix en savoir plus,

connaître la vie de cet homme à qui pourtant elle prétendait refuser de

s'attacher.

— Pas du tout. Mais pour en avoir, il faudrait d'abord que je

trouve la personne qui accepterait de se lancer dans cette aventure

avec moi. C'est la partie la plus difficile...

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— Vous semblez considérer le mariage comme une opération à

haut risque.

Excepté dans sa famille, l'ambiance n'était pas forcément toujours

au beau fixe parmi les couples qu'il connaissait ; et il avait découvert,

des années après la mort de sa mère, que ses parents, qui semblaient si

bien s'entendre, avaient été sur le point de divorcer. Raison pour

laquelle sa mère était montée dans cet avion... Elle partait prendre des

vacances en solitaire afin de réfléchir à ce qu'elle voulait — et ne

voulait pas — dans sa vie.

— De nos jours, beaucoup de mariages échouent.

— Croyez-vous que ce soit une fatalité ?

Travis haussa les épaules. Il ne voyait pas l'intérêt de lui raconter

l'histoire de ses parents, d'autant moins que son père était à présent

parfaitement heureux avec Kate.

— Mes trois frères ont fait des mariages heureux, alors il me serait

difficile de ne pas croire que ce soit possible. Mais je pense que pour

maintenir un couple dans la durée il faut se donner sacrement

beaucoup de mal.

— C'est le cas de toutes les choses qui méritent d'être conquises et

conservées.

Le silence s'installa quelques instants. Puis Travis effectua un

nouveau virage à droite avant de regarder Shana du coin de l'œil.

— Et vous, que pensez-vous du mariage ?

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— Rien du tout. Je n'ai pas vraiment le temps d'y penser, répondit-

elle évasivement.

Après sa rupture avec Kevin, elle avait délibérément enfoui ses

émotions au plus profond d'elle-même, refusant de revenir sur un

épisode de sa vie qui l'avait rendue vulnérable.

« Et je sais tirer parti de mes erreurs », ajouta-t-elle

intérieurement. Elle s'était investie à fond dans sa relation avec Kevin.

Jusqu'à ce qu'il anéantisse à la fois ses rêves et sa confiance en elle.

En arrivant au milieu de la rue, Travis ralentit devant la maison de

style Tudor que la jeune femme partageait avec son père. Après avoir

coupé le contact, il ne bougea pas, se contentant de la regarder avec

attention. Sa réponse l'avait légèrement amusé, mais surtout beaucoup

intrigué.

Le visage ainsi éclairé par la lune, elle ressemblait à une déesse.

Quel goût le baiser d'une divinité pouvait-il avoir ? Cette pensée

avait surgi de nulle part, mais elle ne manquait pas d'attrait. Il la

retourna dans sa tête. Lentement.

— Le seul problème, dit-il en l'étudiant intensément, c'est que

nous avons échangé des idées concernant les enfants et le mariage

avant même d'avoir échangé un baiser.

Comment allait-elle réagir ? Le cœur de Travis se serra

d'appréhension.

Shana, quant à elle, fut envahie par une émotion si intense qu'elle

parvint à grand-peine à retrouver sa voix.

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— Je connais la façon d'y remédier, répondit-elle, heureuse d'avoir

réussi à parler presque normalement.

Il souleva un sourcil étonné.

— Ah bon?

— Oui.

Et avant de perdre son courage, Shana se pencha vers lui. Posant

ses longs doigts délicats sur ses joues, elle pressa ses lèvres sur les

siennes. Instantanément, elle eut l'impression que ses sens revenaient à

la vie.

Une chaleur étrange l'envahit et elle fut soudain incapable de

bouger. Le rythme de son cœur s'accéléra au fur et à mesure que

Travis approfondissait son baiser. La situation lui échappait. C'est elle

qui avait commencé, mais il avait sauté sur l'occasion sans hésiter.

En l'espace d'une seconde, elle était passée de l'initiative à la

soumission. La force de lui résister lui manquait. Elle n'avait plus

qu'une seule envie : se fondre dans ses bras.

Alors elle s'abandonna.

Sa bouche avait un goût irrésistible. Elle en voulait plus.

Un petit gémissement s'échappa de sa gorge. La caresse de ses

lèvres provoquait en elle des sensations qu'elle croyait ne plus jamais

éprouver. Des émotions auxquelles elle s'était juré de ne plus jamais

céder.

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Mais elle s'était de nouveau laissé prendre au piège. Elle se

retrouvait une nouvelle fois tel un pion sur l'échiquier d'un jeu qu'elle

ne contrôlait plus.

Il était préférable qu'elle se rafraîchisse la mémoire. Elle voulait

s'amuser, rien d'autre. Parce que, si par hasard les sentiments

intervenaient dans cette histoire, que resterait-il de son cœur après leur

rupture ? Et ce serait inévitablement l'issue de leur relation. Aucun

homme ne pourrait accepter qu'elle fasse passer son père avant lui, ce

qu'elle était obligée de faire en ce moment. L'amour-propre masculin

ne le permettrait pas.

Cependant, malgré ces bonnes résolutions, Shana fut déçue quand

Travis abandonna sa bouche. Tandis qu'elle s'efforçait de recouvrer

ses esprits, elle vit un sourire se dessiner sur ses lèvres.

— Bon, maintenant que nous avons résolu ce problème. ..

Il laissa sa phrase en suspens et plongea les yeux dans les siens. Il

y brillait une lueur malicieuse. Ce fut en cet instant qu'elle s'empara de

son cœur.

Si elle voulait contrôler la situation, songea Shana, il fallait qu'elle

reprenne l'initiative.

— Il me semble, murmura-t-elle d'une voix séductrice, qu'il reste

encore un ou deux détails à régler.

— Vos désirs sont des ordres, souffla-t-il en refermant ses bras

autour d'elle.

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Leur seconde étreinte fut encore plus merveilleuse que la

première. Travis se sentit prit d'ivresse, comme s'il avait bu quatre

verres d'alcool de suite. Son goût était sucré, délicieux, enivrant. Il dut

lutter contre une envie pressante de pousser plus loin, que son corps

l'implorait de satisfaire. Tous ses sens étaient en alerte maximale.

Il inspira profondément, puis expira lentement, tâchant de se

dominer. Enfin il ébaucha un sourire courageux.

— Je ferais mieux de te raccompagner jusqu'à la maison, dit-il.

Dans le cas contraire, il ne répondait plus de rien.

— La tienne ? répliqua-t-elle.

Sa voix à la fois rauque et veloutée eut sur lui un effet dévastateur,

le faisant frémir jusqu'au moindre recoin de sa peau. Grand Dieu ! Il

n'avait jamais réagi ainsi de sa vie.

— C'est toi qui sais, murmura-t-il en la dévisageant intensément.

Shana ne s'attendait pas à ça. Il aurait dû insister, tenter de la

convaincre, de la séduire. Un profond sentiment de déception

l'envahit.

— D'une manière ou d'une autre, tu t'en fiches ?

— Oh non, pas du tout. Mais le choix ne me revient pas. C'est à

toi de décider.

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Faisait-il preuve de grandeur d'âme ou bien voulait-il éviter de

prendre l'initiative afin de se protéger le jour où la relation tournerait à

l'aigre ?

— Refuses-tu d'avoir la moindre responsabilité dans ce choix ?

Travis commençait à se demander quel genre d'hommes elle avait

fréquenté avant lui. L'avaient-ils effrayée ? Lui avaient-ils fait perdre

confiance en elle et en ses sentiments ? N'avaient-ils pas correspondu

à ses attentes ?

Et la pire de toutes les interrogations : comment réagirait-elle en

apprenant qu'il était au courant d'un secret capable d'ébranler les

fondations de son existence ? Une information confidentielle qu'il

n'avait pas le droit de lui révéler, même s'il avait fait son possible pour

inciter l'homme qu'elle croyait être son père à lui dire la vérité.

Chassant ces pensées indésirables de son esprit, il décida de

s'abandonner pour l'heure à la magie de ce moment.

— Je ne veux pas que tu aies l'impression que je te pousse à faire

une chose à laquelle tu n'es pas prête, reconnut-il.

Shana prit une profonde inspiration, comme quelqu'un qui est sur

le point de se jeter du haut d'une falaise.

— La décision dépendra donc uniquement de moi ? demanda-t-

elle.

La peur au ventre, il croisa les doigts mentalement.

— Oui.

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Elle riva son regard au sien, le troublant au plus profond de son

être.

— Et si j'exigeais que tu me donnes ton avis ?

Bon sang, elle allait le rendre fou. Travis mobilisa toute sa volonté

pour ne pas l'attirer dans ses bras et la couvrir de baisers jusqu'à ce

qu'il n'y ait plus de place pour les mots, plus moyen de reculer.

Mais on lui avait appris à traiter les femmes avec le plus grand

respect et à donner toujours la priorité à leurs besoins et leurs désirs.

Pourtant, puisqu'elle insistait, il lui devait la vérité.

— Oh, chérie, dit-il en écartant une mèche de cheveux de son

front. Je pense que tu as déjà deviné le choix que je préfère.

Quand elle se rapprocha de lui de nouveau, il crut qu'elle allait

l'embrasser. A la place, elle murmura :

— Dis-le-moi.

Son souffle chaud balaya sa bouche, causant des ravages sur sa

libido.

— Je veux t'emporter chez moi et te faire l'amour toute la nuit, ou

du moins jusqu'à ce que nous soyons tous les deux tellement épuisés

que nous ne puissions plus remuer un orteil.

Elle hésita. Travis en déduisit qu'elle avait retrouvé son bon sens.

L'heure était venue de se souhaiter une bonne nuit, chacun de son

côté...

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Mais elle le surprit en déclarant :

— Allons chez toi.

— Tu en es sûre ? fit-il, le cœur battant à tout rompre.

Elle serra les lèvres, les yeux fixés sur sa bouche, s'obligeant à se

vider la tête et à se consacrer au moment présent. Et à ceux qui, avec

un peu de chance, allaient suivre.

— Certaine.

Le trajet qu'ils parcoururent entre le moment où il tourna la clé de

contact et celui où ils passèrent la porte du garage ne laissa aucune

trace dans l'esprit de Travis.

Mais il avait dû conduire vite car ils arrivèrent chez lui en un

temps record.

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Shana dut mobiliser toute sa volonté afin de dominer le

tremblement de ses mains. Elle y parvint à grand-peine, mais elle

frémissait encore intérieurement quand Travis lui ouvrit la portière

passager et l'aida à descendre.

Elle avait les doigts glacés.

Il lisait dans ses yeux des émotions qu'il avait du mal à analyser.

Puis il se rendit compte qu'elle avait peur. De qui, de lui ?

C'était absurde. Il n'avait jamais impressionné personne. La nature

ne l'avait pas doté de ce charme sulfureux dont étaient dotés certains

hommes et qu'il s'était parfois laissé aller à envier.

Peut-être était-ce d'elle-même qu'elle avait peur.

Voilà qui était plus probable. Le fruit de l'expérience lui avait

appris qu'il pouvait être extrêmement perturbant de découvrir qu'on

était prisonnier de ses désirs et de ses émotions. En cet instant, il

constata qu'il éprouvait lui-même des sentiments similaires.

Il la désirait. De toute son âme. Mais malgré l'appel de ses sens, il

ne voulait pas que la crainte s'immisce dans leurs relations.

Refermant la main sur la sienne, il la serra fort dans l'espoir de la

rassurer. Elle l'interrogea du regard.

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— Je ferais peut-être mieux de te ramener chez toi, proposa-t-il

d'une voix douce.

Shana écarquilla les yeux, la confusion se peignant sur ses traits.

— Pourquoi?

Il sourit et lui caressa la joue.

— Parce que tu ressembles à une gamine à qui on va faire une

prise de sang : tu t'efforces d'avoir l'air brave, mais en fait tu es

terrorisée.

Shana redressa les épaules et releva le menton.

— Je n'ai pas peur, protesta-t-elle.

Travis n'en croyait pas un mot.

— Alors pourquoi as-tu le souffle aussi court ?

Etait-ce vraiment de la grandeur d'âme ? Si oui, elle était tombée

sur un cas rare. L'espace d'un instant, elle reconsidéra sa décision

récente de ne pas s'attacher, puis résolut de s'y tenir, histoire de

protéger son cœur. Laisser libre cours à la passion tout en gardant ses

distances, voilà la solution qui lui éviterait de souffrir.

— Peut-être est-ce toi qui m'affoles autant, répondit-elle

finalement.

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Il était sur le point de lui dire qu'il était flatté, mais les mots ne

purent franchir ses lèvres. Elle lui cloua le bec, pressant sa bouche

soyeuse sur la sienne.

Elle est déchaînée, songea Travis. Le baiser sembla canaliser tous

les courants sauvages et indomptables capables de créer des étincelles

entre un homme et une femme. L'énergie fusait autour d'eux avec une

force indescriptible.

Si Shana était affolée, il avait quant à lui complètement perdu la

tête. En un rien de temps, son habituelle attitude raisonnable et pleine

de bon sens s'envola en fumée, et il se retrouva réduit à un bloc de

désir et de passion, d'envies et de besoins.

Le feu qui l'habitait monta en intensité, attisé par la chaleur qui

émanait du corps de Shana, jusqu'à ce qu'ils soient sur le point de

fusionner sur place, au beau milieu du garage de l'immeuble, dans un

lieu public.

Une voiture passa à côté d'eux et le conducteur klaxonna,

manifestement en leur honneur.

Grâce à un effort surhumain, Travis réussit à se décoller d'elle,

sans parvenir pour autant à dominer le désir explosif que cette femme

lui inspirait. Il ne pouvait quand même pas se donner ainsi en

spectacle à ses voisins, tel un adolescent incapable de dominer ses

pulsions.

Il se contraignit à reprendre son souffle.

— J'en conclus que tu n'as pas envie de rentrer chez toi, murmura-

t-il.

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Shana sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine.

Encore, suppliait en elle une petite voix. Encore.

— Non, chuchota-t-elle. Aucune.

Il sourit et Shana se sentit fondre. Avait-elle irrémédiablement

perdu toute maîtrise d'elle-même ? Que lui arrivait-il ?

— Alors sortons de ce parking avant que tu en finisses avec moi.

Sa vision des choses fit sourire Shana. Il semblait sous-entendre

que c'était elle qui menait la danse. Rien n'était moins sûr ; mais dans

son état présent, Shana aurait été bien incapable d'analyser la force qui

les poussait l'un vers l'autre, ni de dire d'où elle venait.

Sa bouche étant devenue sèche, elle acquiesça d'un signe de tête et

lui emboîta le pas.

La résidence où il vivait était constituée de petits immeubles bas

de construction récente. Même dans l'obscurité, l'endroit dégageait

une impression de gaieté et de fraîcheur. Situé au rez-de-chaussée,

l'appartement de Travis se trouvait à moins de dix mètres de sa place

de parking.

Ils eurent pourtant l'impression de parcourir des kilomètres.

Pendant ce court trajet, Travis tâcha de se ressaisir, tout en

s'émerveillant de la rapidité avec laquelle cette femme superbe au

sourire radieux l'avait envoûté. En un clin d'œil, elle l'avait fait

régresser au stade primal.

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Après avoir ouvert la porte d'entrée, Travis passa la main à

l'intérieur, alluma la lumière et la poussa dans la pièce.

Il y avait des journaux partout. Quelques magazines économiques

mélangés à des prospectus de toutes sortes étaient éparpillés sur le

comptoir de la cuisine et sur la table basse du salon, dont on voyait

apparaître le dessus de marbre noir légèrement éraflé.

— Ce n'est pas très bien rangé, mais je ne m'attendais pas à

recevoir de la visite, confessa-t-il en refermant la porte.

S'obligeant à redescendre sur terre, Shana inspecta les lieux. Le

désordre qui y régnait était révélateur : apparemment, il y avait

longtemps qu'une femme n'avait pas mis les pieds dans cet

appartement. Cette pensée la réjouit étrangement.

Le fait qu'il n'ait pas pris la peine de ranger indiquait également

qu'il ne l'avait pas invitée dans l'intention de la séduire. Sinon, il aurait

certainement mis un peu d'ordre chez lui. « La première impression est

souvent la bonne », se dit-elle pour se rassurer.

Puis elle cessa d'observer la pièce et un sourire étira ses lèvres.

Il lui était venu naturellement. Elle voulait qu'il en soit ainsi.

Spontanéité égale liberté et absence d'attachement. Maintenir les

rapports sur ce plan pour survivre, se répétait-elle encore. Sans attente

de ta part, pas de risque d'être déçue ou blessée, ni de désillusion en

perspective. Evite cette fois de voir tes sentiments piétines par un

homme censé les placer au-dessus des siens — du moins au même

niveau.

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Shana se tourna vers lui. Il semblait guetter sa réaction. Son

sourire s'agrandit.

— J'aime beaucoup ton appartement.

Comme s'il revenait à lui, Travis rassembla les journaux éparpillés

sur le canapé et posa la pile sur la table basse.

— Veux-tu t'asseoir ? demanda-t-il en désignant le sofa d'un signe

de tête.

« Je veux que tu m'embrasses, songea Shana. Maintenant. Avant

que j'y regarde à deux fois, que je cède à la panique et que je prenne

mes jambes à mon cou. »

A la place, elle secoua la tête, sans le quitter des yeux.

Le pouls de Travis s'accéléra. Comme elle ne développait pas sa

pensée, il renonça à jouer les hôtes attentionnés et décida de suivre

son instinct. Il ne pouvait pourtant pas s'empêcher d'éprouver une

certaine appréhension en songeant aux implications que leur relation

pourrait avoir.

En règle générale, Travis ne croyait pas qu'il soit possible d'avoir

des relations sexuelles sans sentiments. Et dès que ceux-ci entraient en

jeu, venait forcément dans leur sillage un besoin de franchise et

d'honnêteté.

Et il comprit soudain pourquoi il était mal à l'aise. Il ne jouait pas

franc-jeu en lui dissimulant une information capitale la concernant. Il

était le dépositaire d'un secret qui lui avait été confié par un client et il

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était obligé de se taire car la loi et le code de déontologie de sa

profession l'y obligeaient.

Malheureusement, un jour ou l'autre, en même temps que la vérité,

elle apprendrait qu'il était au courant de tout et qu'il ne lui avait rien

dit. Et cette révélation porterait un coup fatal à leur histoire.

Son bon sens lui dictait d'interrompre le processus. Il avait la

sensation de mal agir, d'abuser d'elle. Mais quand elle le regardait de

cette façon, sa bouche chaude et son corps sensuel offerts à lui,

comment pouvait-il trouver la force de lui résister?

Oubliant ses doutes, Travis n'eut plus qu'une seule idée en tête :

lui faire l'amour. Lentement et passionnément. Des heures et des

heures d'affilée. Impossible désormais de dominer le désir brûlant qui

s'était emparé de lui.

— Shana, commença-t-il, ignorant complètement ce qu'il allait

dire ensuite.

Aucune importance, car il ne termina jamais sa phrase.

La lueur de sensualité qui brillait dans les yeux de Shana le poussa

à l'action. Les ondes qui émanaient d'elle l'attiraient irrésistiblement.

Alors il l'embrassa.

Il y mit toute sa passion, comme si sa vie en dépendait.

Et dès l'instant où il s'abandonna au désir qui avait pris possession

de lui, Travis sut qu'il lui appartenait. Elle lui apportait ce dont il

rêvait depuis longtemps, peut-être même depuis toujours. Le proverbe

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« Une de perdue, dix de retrouvées » n'était pas du goût de Travis, qui

trouvait qu'il réduisait les femmes à des créatures interchangeables.

Pourtant, il avait déjà payé pour apprendre que trouver la

partenaire idéale était une tâche difficile et que, même quand on

croyait y être parvenu, il s'avérait souvent que ce n'était pas le bon

choix.

Sauf qu'il n'arrivait plus à réfléchir, ni à résister au besoin de

satisfaire le désir brûlant qui le consumait de l'intérieur. Plus il

l'embrassait, plus il avait envie de l'embrasser. Plus il touchait son

visage, son cou ou ses épaules, plus le besoin d'explorer le reste de son

corps grandissait. Il aurait préféré mourir que s'arrêter maintenant.

Court et saccadé, le souffle de Shana ne cessait de se bloquer dans

sa gorge. L'air avait un mal fou à sortir de ses poumons. Ce

phénomène étrange se produisait chaque fois que Travis posait les

mains sur elle.

Il la touchait presque avec déférence, comme un objet précieux et

fragile. Sa chair s'enflammait au fur et à mesure que son désir

s'intensifiait. La seule et unique préoccupation qu'elle avait désormais

était de sentir sa peau nue contre la sienne, sans l'obstacle des

vêtements.

La bouche toujours contre la sienne, elle ondulait sous ses doigts.

Le pouls à mille à l'heure, elle fit glisser rapidement sa veste le

long de ses bras, puis la lança au loin. A peine cette barrière enlevée,

elle ouvrit à tâtons les boutons de sa chemise, puis en écarta les pans.

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Ses mains purent enfin palper les muscles de ses bras. Leur dureté

l'excita au plus au point, attisant le feu qui couvait au cœur de son être.

Un long frisson la parcourut quand il lui retira son chemisier avec des

gestes aussi lents et mesurés que les siens avaient été vifs et

désordonnés.

Shana s'immobilisa, chérissant chaque caresse, chaque

effleurement de ses doigts.

Elle ne put s'empêcher de gémir quand ses paumes épousèrent la

rondeur de ses seins.

Mais ce n'était qu'un début.

Haletante, elle renversa la tête en arrière en sentant sa bouche

descendre le long de sa gorge, créant une nouvelle profusion de

sensations divines, l'entraînant vers une extase étourdissante qui la

secoua de la tête aux pieds.

Pendant ce temps, les vêtements continuaient à pleuvoir sur le sol,

ceux de Travis se mêlant aux siens. Une sorte de partie de strip poker

silencieuse et improvisée où il y avait bien plus à gagner qu'une

simple somme d'argent.

Quand l'effeuillage fut terminé, leurs membres s'entremêlèrent

aussi frénétiquement que leurs bouches s'embrassaient.

Travis parcourut son corps de baisers, n'en négligeant aucun

recoin, anéantissant tout sens du temps et de l'espace et la plongeant

dans un océan de sensations merveilleuses.

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Au prix d'un suprême effort de volonté, elle parvint à s'arracher à

son plaisir afin de lui retourner ses faveurs, l'entraînant lui aussi vers

les cimes. Elle lui rendit chaque caresse, chaque baiser.

Lorsque les mains de Shana commencèrent à effleurer sa peau en

feu, Travis eut le plus grand mal à se contenir pour ne pas exploser.

Mais il était hors de question qu'il jouisse avant elle, qu'il succombe à

la tentation sans qu'elle l'accompagne. Il voulait aussi, avant de songer

à s'abandonner à son propre plaisir, qu'elle puisse savourer tous les

délices des préliminaires.

Il la souleva dans ses bras, l'allongea sur le canapé et les combla

l'un et l'autre en rendant honneur à son corps merveilleux. De ses

lèvres, de ses dents, de sa langue, il la titilla, la taquina, l'émoustilla...

Shana s'arc-bouta sur ses talons, se souleva à sa rencontre et cria

son nom tandis qu'un premier orgasme la submergeait, la propulsant

vers un ailleurs éblouissant.

Epoustouflée, emplie d'un mélange d'admiration et de respect, elle

aurait été incapable de dire ce qu'il lui avait fait exactement. Tout ce

qu'elle savait, c'est que jamais de sa vie elle n'avait rien éprouvé

d'aussi intense. Et qu'elle voulait à tout prix recommencer.

Envahie par une langueur délicieuse, elle se colla contre sa

bouche, comme pour le supplier de lui donner un autre aperçu de son

talent, une nouvelle explosion de plaisir à savourer avant que le rêve

s'achève.

Shana perçut que les lèvres de Travis s'étiraient en un sourire

contre son ventre, mais avant qu'elle ait pu lui demander si c'était

d'elle qu'il se moquait, la question fut balayée de son cerveau. Car il se

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mit à accéder lentement, puis de plus en plus rapidement, à sa requête

silencieuse... Elle décolla en direction des sommets, haletant sous

l'effet d'une nouvelle vague de plaisir quand sa langue fouilla

profondément son intimité, enflammant ses sens.

Semblant déjà connaître le chemin, le second orgasme fut encore

plus violent que le premier. Il la laissa pantelante.

S'efforçant de reprendre son souffle, le cœur battant à tout rompre,

Shana émergeait à peine lorsque Travis s'allongea sur elle.

Elle se sentait vivante, depuis la pointe des cheveux jusqu'au bout

de ses orteils.

Il avait le visage juste au-dessus du sien, mais elle le voyait à

travers un brouillard blanc. Elle avait l'impression de flotter au milieu

d'un nuage de sensualité.

Il mêla ses doigts aux siens et se souleva sur ses bras avant de

s'enfoncer en elle. Ils semblaient faits l'un pour l'autre, comme les

deux moitiés d'un tout qui s'assemblaient pour la première fois depuis

l'aube de l'humanité. Puis, les yeux rivés aux siens, Travis commença

à bouger en rythme.

Shana l'accompagna, son propre désir la poussant à donner le

meilleur d'elle-même. Elle crut que son cœur allait exploser lorsque

leur danse amoureuse s'accéléra, toujours plus près de la jouissance

suprême. Un cri prit naissance dans sa gorge, mais elle parvint de

justesse à l'étouffer, se plaquant contre lui avec une telle frénésie que

leurs corps parurent fusionner.

Ils ne faisaient plus qu'un. Enfin.

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Puis, tout aussi rapidement qu'elles étaient venues, les sensations

refluèrent.

Le brasier qui l'avait consumée perdit de son intensité et le rythme

de son cœur diminua pour se transformer en un roulement de tambour

tranquille et déclinant.

Travis s'écarta d'elle. Ils gardèrent le silence durant un long

moment. Seul le bruit de leurs halètements résonna dans la pièce

pendant ce qui sembla durer une éternité.

Incapable de reprendre son souffle, Shana craignait de ne plus

jamais respirer normalement. Puis son pouls se calma, marquant le

retour à la réalité. Et elle se sentit submergée par une étrange

nostalgie.

C'était fini, mais elle en voulait encore.

Elle serra les dents et se tourna vers lui.

— Dis-moi, qu'est-ce que ta mère a mis dans le gâteau ? demanda-

t-elle.

Travis était trop occupé à admirer ses seins qui se soulevaient

pour prêter attention à la question. A chaque inspiration qu'elle

prenait, son désir pour elle se ranimait. En entendant sa voix, il releva

la tête.

— Pardon?

Elle haussa une épaule et répéta la phrase en s'efforçant de prendre

un air décontracté.

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— Une piètre tentative d'humour, ajouta-t-elle.

Et brusquement, faisant taire sa conscience qui ne cessait de lui

répéter de ne pas s'attacher, de ne rien attendre de cette relation, elle se

sentit obligée de lui confier un détail la concernant.

— Je ne suis jamais allée au lit avec un homme que je connaissais

à peine.

Il détourna les yeux et fixa le coussin sur lequel elle avait posé la

tête.

— En réalité, tu ne connais pas encore mon lit.

Jouait-il avec les mots ? Pourquoi ne se sentait-il pas aussi

désorienté, hébété et émerveillé qu'elle ? Une note d'exaspération

pointait dans sa voix quand elle répliqua :

— D'accord, je ne me suis jamais couchée sur un canapé avec un

homme que je connaissais à peine.

Travis se souleva sur un coude pour l'observer. Il fit courir un

doigt le long de son cou jusqu'au sillon qui séparait ses seins. Sa peau

frémit à ce contact. Cette réaction réveilla instantanément son désir.

— S'agit-il d'un compliment? s'enquit-il.

Ce n'était pas l'intention qu'elle avait eue, du moins pas

consciemment. Mais maintenant qu'il lui posait la question, elle se dit

que c'était peut-être le cas. Et que même si elle tentait désespérément

de se trouver des excuses, aucun homme avant lui ne l'avait poussée à

se transformer en cette créature désinhibée qu'elle venait d'entrevoir.

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— Non, c'est une confession, répondit-elle finalement.

— Seuls ceux qui ont commis une faute se confessent, lui dit-il

doucement en lui caressant le visage. Ce n'est pas ton cas, Shana.

Le sentiment de culpabilité qu'il éprouvait lui-même était déjà

bien assez lourd à porter. Inutile d'y ajouter le sien, songea-t-il, avant

de chasser ces pensées de son esprit.

— Tu n'as aucune raison de te sentir coupable, ajouta-t-il.

— Je ne me sens pas coupable, protesta-t-elle sincèrement. Mais

je voulais que tu saches que je ne termine pas la soirée sur un canapé

chaque fois qu'un homme m'invite à une réunion de famille !

Il se pencha au-dessus d'elle, la main reposant dans le creux de sa

taille, et effleura ses lèvres de la bouche.

— Je sais.

Shana retint son souffle. Puis son cœur se mit à marteler

furieusement un autre solo de batterie qui fit puiser le sang dans ses

veines.

— Pas d'attaches, parvint-elle à articuler.

Travis ne pensait qu'à se perdre de nouveau en elle.

— Pas d'attaches, répéta-t-il, sans prêter attention à ce qu'il disait.

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La seule chose qui occupait son esprit, c'était le désir qu'il

éprouvait pour elle. Tout aussi intense et sauvage que la première fois,

il le troublait jusqu'au tréfonds de son être.

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- 11 -

— Quelque chose ne va pas ? demanda Bryan à son fils au bout de

presque deux mois d'hésitation quant au bien-fondé d'une intervention.

Le cabinet ouvrait dans une heure, mais Bryan était venu plus tôt

afin d'étudier un dossier. S'attendant à trouver les locaux vides, il avait

été surpris de découvrir que la porte du bureau de Travis était ouverte

et qu'il s'y trouvait. Curieux, Bryan avait passé la tête par l'ouverture.

Travis était installé derrière sa table, mais au lieu de travailler, il avait

le regard dans le vague et une expression songeuse, voire soucieuse,

sur les traits.

Perdu dans ses pensées, Travis ne perçut la présence de son père

que lorsqu'il entendit sa voix.

— Est-ce que je peux t'aider en quoi que ce soit ?

Travis cligna des yeux et secoua rapidement la tête, non en

réponse à la question qu'il n'avait pas comprise, mais pour chasser de

son esprit les pensées qui l'assaillaient.

— Je te demande pardon ?

Bryan prit ces paroles pour une invitation à entrer et franchit le

seuil. Il prit soin de refermer la porte derrière lui. Travis pourrait avoir

besoin de se confier.

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— Je suis loin d'être aussi doué que Kate pour lire dans l'âme

humaine, commença-t-il prudemment. Mais j'ai remarqué que tu étais

encore plus silencieux que d'habitude, depuis quelque temps. Ta

charge de travail n'ayant pas été modifiée, j'en suis venu à me

demander s'il n'y avait pas quelque chose qui te tracassait.

Bryan marqua une pause, attendant une réponse. Il se souvenait

qu'à l'époque où il avait plus ou moins l'âge de Travis, il détestait

qu'on se mêle de ses affaires. Oui, il était autrefois un homme secret

qui détestait s'épancher... jusqu'à ce que l'arrivée providentielle de

Kate dans sa vie lui prouve à quel point il avait tort. Elle lui avait

appris que les membres d'une famille qui s'aimaient étaient censés

partager à la fois leurs joies et leurs chagrins.

— Est-ce à cause de cette fille qui t'a accompagné lors de la soirée

de Mike et Miranda ? hasarda Bryan.

— Shana?

— Oui. Est-ce à cause d'elle que tu sembles si soucieux ?

Même si ce n'était pas dans son caractère, Travis prit aussitôt une

attitude défensive.

— Qu'est-ce qui te fait croire ça, papa ?

La question en elle-même — ainsi que la façon dont Travis l'avait

posée — révéla à Bryan qu'il avait vu juste.

— Tu n'as jamais été un grand séducteur et tu as toujours été plus

discret que tes frères en ce qui concernait tes relations amoureuses. Tu

ne nous as présenté Adrianne qu'après vos fiançailles. Par conséquent,

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lorsque tu as invité Shana à la maison, nous avons naturellement

pensé...

Bryan s'interrompit, décidant de changer de tactique. Il n'était pas

rompu à ce genre d'exercice. Dans la famille, c'était Kate qui se

chargeait de résoudre la plupart des problèmes émotionnels.

Malheureusement, elle n'était pas là pour l'aider, alors il s'efforça de

faire de son mieux.

— Y a-t-il des soucis entre vous ? s'enquit-il finalement.

— Comment ça, des soucis ? demanda Travis pour gagner du

temps.

Il lui fallait démêler la confusion de ses pensées. La réponse était

oui, dans un sens, et non, dans l'autre. Non, parce qu'ils s'étaient vus

presque tous les soirs depuis les deux mois qu'ils se connaissaient, ne

serait-ce que pour passer un petit moment ensemble. Et en général, ils

avaient fini dans les bras l'un de l'autre, faisant l'amour avec un

enthousiasme intact.

Leur relation aurait pu être idyllique si Travis n'avait pas éprouvé

un sentiment de culpabilité qui devenait chaque jour plus lourd à

assumer.

Faisant fi de ses conseils, Shawn s'était abstenu d'informer Shana

qu'elle était sa petite-fille et non sa fille. Il n'avait pris aucune

disposition concrète afin de la préparer au choc que cela lui causerait.

D'une manière ou d'une autre, elle découvrirait inévitablement que

Susan n'était pas sa sœur, mais sa mère. La vérité finit toujours par

s'imposer, souvent quand on s'y attend le moins et au plus mauvais

moment qui soit.

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Il avait bien tenté de convaincre Shawn de parler à une autre

occasion, mais Shana était entrée inopinément dans la pièce et il avait

été obligé d'abandonner le sujet.

Définitivement, semblait-il.

Pour ne rien arranger, la santé de Shawn déclinait à vue d'œil.

Bien qu'il refuse de rester éloigné un seul instant de son cher

restaurant, il était chaque jour un peu plus pâle, sa démarche un peu

plus pesante, sa respiration clairement audible, parfois même difficile.

Travis ne pouvait s'empêcher d'éprouver une sourde appréhension à

l'idée que son temps était compté. Non seulement le sien, mais aussi

celui de tous ceux qui l'entouraient.

Sentant le regard scrutateur de son père peser sur lui, Travis

poussa un long soupir. Il avait besoin d'aide. D'un conseil. D'une

planche de salut, en quelque sorte. Dans l'état actuel des choses, il se

sentait incapable de s'en sortir tout seul.

Inspirant profondément, Travis se lança.

— Papa, as-tu déjà divulgué un secret ?

Bryan se dirigea lentement vers le bureau et s'installa sur une

chaise en face de son fils.

— Personnel ou professionnel ? demanda-t-il sans cesser d'étudier

Travis avec attention.

— Les deux, répondit Travis avec lassitude en songeant que

l'affaire était difficile à expliquer. Je suppose que tu pourrais

commencer par le côté professionnel.

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— Non, mais j'ai été tenté de le faire plus d'une fois, reconnut

honnêtement Bryan. Dans tous les cas, tu dois te conformer à ce qui

est moralement juste. Nos clients comptent sur nous pour garder leurs

secrets. Si, pour une raison ou une autre, nous trahissons leur

confiance, ils cesseront de se confier à nous et de nous dire la vérité.

Dans ce cas, nous aurons les mains liées et nous ne pourrons plus leur

apporter les conseils appropriés.

— Et si le fait de garder un secret est moralement condamnable ?

— Selon quels critères ? Les tiens ?

— Oui. Mais il y a d'autres éléments qui entrent en ligne de

compte, ajouta Travis, sachant qu'il ne s'agissait pas d'un jugement

sans fondement.

Bryan lui énuméra les règles qui l'avaient toujours guidé dans ses

décisions.

— Les gens qui viennent nous consulter s'attendent à ce que nous

les protégions. Nous leur offrons notre expérience, notre compétence

et nos conseils, mais en dernière instance, c'est à eux de décider de

révéler ou non au monde — ou à leur famille — les confidences qu'ils

nous ont faites sous le sceau du secret. Nous ne pouvons pas nous

permettre de nous attribuer ce pouvoir, ni les forcer à adopter les

valeurs qui sont les nôtres contre leur gré.

Bryan se rendait compte qu'il débitait des platitudes. Travis, il le

voyait, était angoissé. S'il ne possédait ni la sensibilité ni le talent de

sa femme pour communiquer avec ses enfants, il était inquiet de voir

l'un d'entre eux souffrir ainsi.

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— Désires-tu m'en parler ?

Si seulement je le pouvais, songea Travis. Mais il n'avait pas le

droit de révéler certaines choses, pas même à son père. Et il était de

ceux qui se conformaient au strict respect des règles de sa profession.

Il secoua la tête.

— Tu sais que je ne peux pas.

— Imaginons une situation hypothétique, alors, suggéra Bryan.

Travis le regarda d'un air interrogateur.

— Je pourrais émettre quelques suppositions générales et tu te

contenterais de m'indiquer si je me trompe ou pas, expliqua-t-il.

Admettons par exemple que tu détiennes une information qui, selon

toi, aurait sur la vie de quelqu'un que tu connais des conséquences

fâcheuses si cette personne venait à l'apprendre.

Bryan n'avait pas besoin d'un gros effort d'imagination pour

deviner que cette affaire concernait Shana.

— J'irais jusqu'à dire que les conséquences de cette révélation

seraient dévastatrices, corrigea Travis.

Enregistrant l'information, Bryan opina du chef.

— Par conséquent, tu crains que le jour où elle découvrira le pot

aux roses et apprendra que tu étais au courant depuis le début et que tu

le lui avais caché, une faille se crée dans votre couple.

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Une faille ! Un terme bien faible pour qualifier l'abîme qui risquait

de se creuser dans les relations uniques et précieuses qu'ils

entretenaient, songea Travis. Car Shana avait beau continuer à

affirmer ne pas vouloir s'attacher, il avait la quasi-certitude qu'elle

était aussi éperdument amoureuse de lui que lui d'elle.

Il rit sous cape en regardant son père.

— Tu es bien le seul de la famille à employer des euphémismes.

Bryan le considéra pendant un long moment.

— A quel point cette fille est-elle importante à tes yeux?

— Je n'en sais rien, répondit trop rapidement Travis.

Son instinct de conservation l'avait poussé à proférer ce vague

démenti, mais il fallait qu'il soit sincère, aussi bien vis-à-vis de son

père qu'envers lui-même.

— En fait, elle a beaucoup d'importance pour moi.

Il leva les yeux vers son père, guettant sa réaction. Espérant

secrètement que l'homme qui lui avait enseigné tout ce qu'il savait

serait en mesure de le décharger de ce fardeau.

Mais la réponse de son père devait le surprendre.

Kate ne s'est pas trompée, songea Bryan. Entre Travis et cette

jeune femme, c'est du sérieux... Ses quatre garçons convolaient les uns

après les autres. Au moins lui restait-il sa fille. Kelsey, que Dieu la

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bénisse, était pour l'instant aussi légère avec les hommes qu'une

comédie de boulevard.

— Si elle a une telle importance à tes yeux et qu'elle est digne des

sentiments que tu éprouves pour elle, elle devrait être capable de

comprendre que tu n'as pas le droit de violer le serment que tu as prêté

devant Dieu et l'Etat de Californie. Ton intégrité est en jeu. N'oublie

pas qu'il existe des gens qui vont en prison afin de protéger le secret

professionnel qui les lie à leurs clients. Face à une institution assez

importante pour mériter qu'un avocat brave la justice, elle devrait finir

par admettre que tu n'as pas agi ainsi de gaieté de cœur, mais par

respect du code de déontologie et de la loi.

Travis eut un rire sans joie. Il avait espéré que son père serait

capable de se mettre à sa place. Après tout, il avait eu la chance que

Kate lui apprenne à se comporter dans la vie.

— Papa, les femmes ne réagissent pas de la même façon que nous,

fit remarquer Travis avec diplomatie. Et si l'intelligence est une

qualité commune aux deux genres, elles ont une manière de raisonner

qui est différente de celle des hommes.

Bryan n'était pas d'accord. Il se plaisait à penser que certaines

attirances balayaient tous les obstacles.

— Pas si elle t'aime. Il s'agit bien de cela, n'est-ce pas ? D'amour ?

Travis avançait sur des œufs. Son manque de certitude quant aux

sentiments de Shana le faisait hésiter. Il craignait de se tromper et

d'avoir à en subir les conséquences. Il jugea donc préférable d'éviter le

sujet.

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— Oui. Du moins de ma part. De son côté, je ne sais pas ce qu'il

en est. Elle ne cesse d'affirmer qu'elle ne désire pas s'attacher.

Content de lui, Bryan sourit. Là aussi, il avait une réponse.

— Des années auparavant, j'avais le même discours. Crois-moi, si

elle te répète trop souvent au cours de vos conversations qu'elle ne

veut pas s'impliquer, c'est qu'elle a envie exactement du contraire.

Travis était sur le point d'approuver quand l'Interphone se mit à

bourdonner.

Il décrocha le combiné. Bea l'informa alors qu'elle avait Mlle

O'Reilly au téléphone et que celle-ci semblait bouleversée.

Shawn lui a dit la vérité, songea immédiatement Travis, envahi

par un mélange de soulagement et d'anxiété. Sait-elle que je suis au

courant ?

Travis regarda son père dans les yeux.

— Il faut absolument que je prenne ce coup de fil, papa, dit-il, le

doigt en suspens au-dessus de la touche allumée sur le cadran de

l'appareil.

Bryan s'était déjà mis debout. Juste avant de sortir de la pièce, il se

retourna pour lancer :

— Je suis à ta disposition si tu as encore besoin de parler.

Travis attendit que son père ait refermé la porte derrière lui pour

répondre.

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— Allô?

— Travis, c'est papa.

En percevant l'affolement dans sa voix, Travis sut immédiatement

que son appel n'était pas lié à une révélation de son père, mais à son

état de santé. Il bondit sur ses pieds, se tenant prêt à partir.

— Où es-tu?

— A la maison. J'attends le SAMU. Travis... il est à peine

conscient..., dit-elle d'un ton saccadé, des sanglots dans la voix.

— J'arrive aussi vite que possible, promit-il. Tiens le coup.

— Dépêche-toi, implora Shana avant de raccrocher.

Travis se précipita hors de son bureau.

— Bea, s'il vous plaît, téléphonez à tous les gens que je suis censé

recevoir aujourd'hui et reportez les rendez-vous à une date ultérieure,

ordonna-t-il en passant en trombe devant sa table.

— Que dois-je leur dire ? cria-t-elle dans son dos en se levant d'un

bond de sa chaise.

— Dites-leur que j'ai un cas urgent à résoudre, se contenta-t-il de

répondre avant de disparaître.

***

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Travis conduisit jusque chez Shawn dans un état second. Il se

rappelait à peine être monté dans sa voiture. Il avait parcouru les rues

à toute vitesse, sans voir ce qui l'entourait, grillant une bonne demi-

douzaine de feus à l'orange, faisant crisser les pneus à chaque virage.

Il arriva chez elle en un temps record.

Le hayon arrière grand ouvert, une ambulance était garée dans

l'allée qui menait à la maison. La porte d'entrée s'ouvrit au moment où

Travis se garait le long du trottoir. Deux urgentistes solidement

charpentés sortirent de la maison en poussant un lit roulant sur lequel

Shawn O'Reilly était sanglé. Shana courait à côté de la civière, tenant

la main de son père en lui parlant.

Mais Shawn ne répondait pas. Il était inconscient.

La vision du visage accablé de douleur de Shana déchira le cœur

de Travis.

— Shana?

Elle se tourna vers lui, tout en essuyant du dos de sa main libre les

larmes qui coulaient sur ses joues. Elle faillit se remettre à pleurer en

le voyant.

— Oh mon Dieu, Travis, j'ai si peur.

Avec une grande douceur, l'homme qui était le plus près d'elle

détacha sa main de celle de son père afin de charger le lit dans

l'ambulance.

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Travis l'entoura de ses bras, souhaitant de toutes ses forces être en

mesure de la soustraire à la souffrance qu'elle endurait.

— Tout ira bien...

Il était conscient qu'il n'avait pas le droit de faire une telle

promesse, mais il voulait à tout prix lui donner un espoir auquel se

raccrocher, même si son optimisme était bien peu fondé.

Après que les deux hommes eurent chargé Shawn et sa civière

dans le véhicule, celui qui semblait être le chef se tourna vers Shana.

Ses traits ciselés s'adoucirent en découvrant la détresse peinte sur ses

traits.

— Vous pouvez accompagner votre père, si vous voulez, proposa-

t-il gentiment.

Un souffle saccadé s'échappa de ses lèvres.

— Travis?

Lui demandait-elle ce qu'elle devait faire ou si elle voulait qu'il

vienne avec elle ?

— Vas-y, lui répondit-il. Je vous suivrai dans ma voiture.

En état de choc, Shana hocha vaguement la tête en signe

d'approbation. Elle attendit que le lit soit solidement fixé à l'intérieur,

puis se précipita à l'arrière de l'ambulance sans attendre que quelqu'un

l'aide à monter.

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Un des deux hommes referma les portes derrière elle. Quand elle

le regarda par la vitre, Travis trouva qu'elle avait l'air perdue.

— Dans quel état est-il ? s'enquit Travis.

— Il n'a pas l'air bien, mais on ne sait jamais, repartit le médecin

évasivement.

Puis il se dépêcha de rejoindre l'avant du véhicule et de prendre

place derrière le volant.

Travis piqua un sprint jusqu'au trottoir et sauta dans sa voiture.

Lorsque l'ambulance sortit de l'allée, il était juste derrière.

Alertés par le gyrophare et le hurlement aigu de la sirène, les

automobilistes s'écartèrent pour leur laisser le passage jusqu'au Blair

Mémorial Hospital.

Croisant les doigts mentalement, Travis pria pour ne pas tomber

sur une voiture de police. Etant donné la vitesse élevée à laquelle il

roulait, il ne manquerait alors pas d'être arrêté ; et il risquait de perdre

un temps précieux à expliquer ses raisons à un représentant de la loi.

Un temps qui serait involontairement volé à Shana.

Il ne voulait pas qu'elle arrive à l'hôpital sans qu'il soit là, ni, en

mettant les choses au pire, qu'elle affronte seule la mort de son père.

Finalement, la chance fut de son côté. Ils atteignirent sans

encombre l'hôpital. Au lieu de trouver lui-même une place de

stationnement, il s'arrêta devant la cabine du voiturier, proche de

l'entrée des urgences. Bondissant hors de la voiture, il lança ses clés à

l'employé du parking, un grand jeune homme mince et blond, qui le

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regarda d'un air ahuri se précipiter vers l'endroit où l'ambulance s'était

garée.

— Votre nom, monsieur, s'il vous plaît, cria l'homme dans son

dos.

— Marlowe. Travis Marlowe, avec un E, répondit Travis sans

tourner la tête ni ralentir l'allure.

Travis rejoignit le véhicule au moment où le conducteur ouvrait

les portières arrière. Il fut là à temps pour aider Shana à descendre

après que les hommes eurent déchargé le lit roulant. A temps pour

remarquer que ses yeux étaient rouges et gonflés à force de pleurer.

Sans lâcher la main de Shana, Travis regarda un des urgentistes,

une question muette dans les yeux. L'expression du médecin était

préoccupée, mais son partenaire et lui continuaient à tenter de ranimer

le patient inconscient.

Ce fut finalement Shana qui le mit au courant.

— Son cœur s'est arrêté, dit-elle en étouffant un sanglot. Il s'est

tout simplement arrêté de battre pendant le trajet... Mais le médecin a

réussi à le faire repartir.

Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Shana y planta les dents,

s'efforçant désespérément de se maîtriser. Si elle perdait le contrôle

d'elle-même, elle ne pourrait pas apporter son aide à son père. Il avait

plus que jamais besoin d'elle. Il faudrait répondre à des questions

concernant son état, rendre compte de son historique médical, et elle

était la seule personne à connaître le nom de ses médecins et celui des

différents médicaments qu'il prenait. La seule qui soit au courant de la

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suite d'incidents malheureux qui avaient précédé l'arrivée de son père

aux urgences ce matin.

Comment allait-elle parvenir à demeurer forte alors qu'elle était

complètement bouleversée ? Elle n'avait qu'une seule envie : pleurer,

hurler, exiger de savoir pourquoi il lui faisait un tel coup. Il n'était pas

censé mourir. Pas encore. Pas aujourd'hui. Pas maintenant.

Jamais.

Elle n'était pas prête à devenir une orpheline, ni une adulte

indépendante qui ne serait plus la fille de personne. Elle avait encore

besoin de son père pour continuer à vivre.

Toutes les fois que j'ai affirmé que tu étais trop vieux, je ne le

pensais pas. Jamais. Tu n'es pas trop vieux, tu es plus jeune que moi.

Dans ton cœur. Celui qui te donne à présent tellement de soucis.

Respirant profondément, Shana redressa les épaules. Ils allaient

devoir surmonter les difficultés, elle et son père. Il n'existait pas

d'autre alternative.

Elle cligna des yeux en sentant le bras de Travis lui entourer les

épaules.

— Je vais bien, lui dit-elle d'une voix distraite.

Puis elle se libéra pour suivre la civière poussée par les deux

hommes tandis que la double porte automatique du service des

urgences du Blair Mémorial s'ouvrait pour les laisser passer.

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- 12 -

Les membres du clan Marlowe ne perdirent pas de temps pour

entourer Shana et lui apporter un soutien identique à celui qu'ils

auraient accordé à l'un des leurs.

Jamais de sa vie Travis ne s'était senti aussi reconnaissant envers

sa famille. Pour déclencher le processus, il avait suffi qu'il explique la

situation à Kate. Elle l'avait appelé sur son portable moins d'une heure

après leur arrivée aux urgences. Exactement cinquante minutes après

que Shawn O'Reilly eut rendu l'âme sans avoir repris connaissance.

Quand il avait entendu à l'autre bout du fil Kate lui demander des

nouvelles de Shawn d'une voix préoccupée, il n'avait eu aucun mal à

deviner comment elle avait appris la nouvelle. Bea avait dû dire à son

père qu'il était sorti comme un bolide du cabinet après avoir reçu un

coup de fil de Shana. Ce dernier en avait tiré les conclusions qui

s'imposaient et avait prévenu Kate. Celle-ci, grâce à sa légendaire

intuition, avait pressenti un malheur et lui avait immédiatement

téléphoné.

Mais sa belle-mère ne s'était pas contentée d'exprimer sa

sollicitude et de lui demander de transmettre ses sincères

condoléances à Shana. Moins de vingt minutes après avoir coupé la

communication, elle était arrivée à l'hôpital. Prenant toute la mesure

du désespoir de la jeune femme, elle lui avait alors tendu

silencieusement les bras, et offert le soutien d'une mère.

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Surprise, Shana avait résisté l'espace d'un instant empli d'émotion,

puis avait fondu en larmes et s'était abandonnée contre la poitrine de

Kate.

Travis entendait à présent Kate lui murmurer à l'oreille des paroles

affectueuses, la plupart en anglais, certaines dans cet étrange dialecte

du pays dont elle était originaire. Toutes étaient destinées à apaiser, à

réconforter.

Au bout de quelques minutes, Shana s'écarta. Elle s'en voulait de

se comporter comme une gamine, alors que dorénavant elle n'était

plus l'enfant de personne.

— Vous devez me prendre pour une idiote, dit-elle, s'adressant

aussi bien à Kate qu'à Travis, ses joues rouges d'embarras ruisselant

de larmes.

— Non, nous te prenons juste pour quelqu'un qui souffre, répondit

Travis. Bon, je m'absente quelques minutes afin de m'occuper des

formalités..., dit-il ensuite à Kate.

Shana se tenait à côté de la civière où gisait Shawn. Les infirmiers

n'avaient pas eu le temps de le transférer dans la salle des urgences.

Son cœur avait cessé de battre une seconde fois au moment où il

franchissait le seuil de l'hôpital. Des médecins urgentistes s'étaient

regroupés autour de lui et avaient tenté par tous les moyens de lui

sauver la vie, hélas sans succès.

Puis tous étaient retournés à leurs occupations et seules deux

infirmières étaient restées dans le secteur après que l'heure de la mort

eut été consignée. Censées s'occuper du défunt, elles interrogèrent

Travis du regard.

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Celui-ci jeta un coup d'œil à Shana. Son attention était entièrement

tournée vers son père.

— Je pense que vous devriez lui laisser encore un peu de temps,

dit-il à la plus âgée des deux femmes.

Celle-ci hocha la tête et répondit à voix basse :

— La pauvre. Dites-lui qu'elle peut rester avec lui aussi longtemps

qu'elle le désire. Avez-vous une idée du nom de l'entreprise de

pompes funèbres qu'elle compte contacter ?

Lorsqu'il lui avait dicté les termes de son testament, Shawn,

sentant sans doute instinctivement que son heure était proche, s'était

également montré très précis en ce qui concernait les modalités de ses

obsèques. Il avait pris le soin de choisir le type de cercueil qu'il

voulait, ainsi que l'endroit où la cérémonie devrait se tenir. Il avait tout

payé à l'avance. Travis acquiesça donc à la question de l'infirmière.

Tandis qu'il donnait à la femme le nom du funérarium où il fallait

transporter le corps, Shana murmurait un dernier adieu au seul père

qu'elle ait jamais connu.

Travis se retourna et la vit prendre la main de Shawn dans la

sienne.

— Je te pardonne, papa, murmura-t-elle. Je ne t'en veux pas de

m'avoir quittée. Mais la vie va être bien triste sans toi et moi bien

seule.

Se penchant au-dessus du corps sans vie de son père, Shana pressa

les lèvres sur sa joue, luttant pour ne pas se mettre de nouveau à

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pleurer. Une larme s'échappa malgré elle, glissant de son visage sur

celui de Shawn.

Travis la rejoignit. Posant les mains sur ses épaules, il la fit

pivoter face à lui. Elle étouffa un sanglot, puis appuya le front contre

son torse et resta là, s'efforçant de trouver un sens à ce monde froid et

solitaire dans lequel elle se retrouvait brusquement plongée.

— Tu viendras dormir chez moi ce soir, lui dit Travis. Je ne te

laisserai pas seule.

Shana commença à se dérober, mais le cœur n'y était pas. Elle

n'avait aucune envie de se retrouver dans le silence de la maison

qu'elle avait partagée avec ses parents. C'était trop tôt. Elle ne le

supporterait pas.

— Vous venez à la maison avec moi, annonça Kate.

Travis la considéra avec étonnement. Il ouvrit la bouche pour

protester, mais Kate l'interrompit aussitôt.

— Il n'est pas question que vous refusiez, alors économisez votre

salive, tous les deux, répliqua-t-elle en prenant le menton de Shana

dans sa main et en la forçant à la regarder dans les yeux. Travis est là

pour témoigner qu'une fois que j'ai décidé quelque chose, rien ne peut

me faire changer d'avis.

— C'est vrai, dit-il à Shana. Papa affirme qu'il n'existe pas de

femme plus entêtée sur la terre entière. Du moins était-ce ce qu'il

croyait jusqu'à ce que Kelsey se mette à devenir insolente.

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Shana leur était reconnaissante de leur générosité. Pour le prouver,

elle mobilisa toute sa volonté pour sourire...

Mais la douleur avait creusé dans son être un trou béant et sans

fond dans lequel elle avait l'impression de tomber en chute libre ; alors

elle se contenta d'approuver d'un signe de tête et se laissa entraîner.

Plus tard, elle trouverait la force de se comporter comme la femme

volontaire et courageuse que son père avait élevée. Pour l'heure, elle

était juste une petite fille qui souffrait de l'avoir perdu à jamais.

***

Shana était censée dormir une nuit chez eux. Elle y resta une

semaine.

Chaque fois qu'elle évoquait l'éventualité de rentrer chez elle,

quelqu'un — que ce soit Travis, Kate, Bryan, Kelsey, et même ses

frères et leurs femmes — lui opposait une bonne raison pour rester où

elle était, c'est-à-dire avec eux. Les frères de Travis et leurs épouses

avaient beau ne pas vivre sur place, ils mirent un point d'honneur à

venir la voir fréquemment, histoire de parler, de s'attarder une heure

ou deux, de lui demander comment elle allait et si elle n'avait besoin

de rien. Et ils furent tous présents pour la soutenir lors de l'épreuve

déchirante de la veillée mortuaire.

Shana n'avait jamais rencontré de famille à l'image des Marlowe.

Ils s'arrangeaient pour qu'elle se sente à l'aise et la traitaient comme

une des leurs. La chaleur de leur accueil rendait petit à petit sa douleur

plus supportable.

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Shana avait préféré fermer le restaurant cette semaine, bien que

Kate, Travis et même Trevor et sa femme, qui avaient pourtant leur

propre établissement à gérer, lui aient proposé leur aide afin de

maintenir le Shawn's Li'l Bit of Heaven ouvert en attendant qu'elle se

remette.

La veillée mortuaire — Dieu merci, Travis avait tout organisé —

dura les trois jours traditionnellement prévus. Chaque soir, la chambre

où son père était étendu était pleine à craquer. Shana fut très touchée

de voir combien étaient nombreux les gens qui l'avaient aimé. Mais

malgré toutes les personnes venues lui témoigner leur sympathie, lui

offrir leurs condoléances et lui raconter des anecdotes concernant son

père, elle ne parvenait pas à se faire à l'idée de sa scandaleuse et

définitive absence.

A la fin du troisième jour, comme la veillée était sur le point de se

terminer, Shana se mit à regarder fixement la porte, espérant contre

toute attente que la personne qui lui importait le plus finirait par

apparaître.

La tension qui l'habitait était perceptible. Travis se glissa derrière

elle et lui serra brièvement mais tendrement l'épaule, afin de lui

montrer qu'il était là pour l'aider.

— Elle ne viendra pas, murmura Shana comme si elle se parlait à

elle-même. Je me suis arrangée pour mettre des annonces dans les

rubriques nécrologiques de tous les journaux de l'Etat, ajouta-t-elle en

se tournant vers lui pour le regarder. Quel que soit l'endroit où elle se

trouve, Susan a forcément dû en lire une. Comment a-t-elle pu ne pas

venir? demanda-t-elle, pour une fois sans tenter de cacher sa colère.

Travis ne voulait pas qu'elle croie qu'il cherchait à défendre Susan

alors qu'il désirait seulement atténuer son angoisse.

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— D'après ce que tu m'as dit, ton père et ta sœur ne se sont pas

quittés en bons termes la dernière fois qu'ils se sont vus. Peut-être se

sent-elle coupable à présent de n'avoir pas tenté de renouer les liens

avant sa mort. Si c'est le cas, il doit lui sembler insupportable de le

voir ainsi.

— Peut-être, admit Shana. Il n'empêche qu'elle aurait pu se

déplacer pour lui rendre un dernier hommage. C'était quand même son

père.

— La culpabilité pousse les gens à adopter des comportements

bizarres, tu sais.

Travis avait lui-même de plus en plus de mal à porter le fardeau

de la sienne. Il aurait préféré mille fois que Shawn ne partage pas son

secret avec lui ou bien qu'il ait eu le temps de le révéler à Shana avant

de mourir.

— Elle a peut-être peur que tu la haïsses, ajouta-t-il.

Shana secoua la tête. Ce n'était pas son genre.

— Je déteste la façon dont elle s'est comportée, mais je n'éprouve

aucune haine envers Susan.

Travis passa un bras autour de ses épaules.

— Il reste encore une chance qu'elle apparaisse demain à

l'enterrement...

— Hum, fit Shana, qui n'en croyait rien.

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***

— Peut-être n'a-t-elle pas vu l'annonce, suggéra Travis tandis

qu'une limousine les ramenait du cimetière. Généralement, les gens ne

lisent les rubriques nécrologiques que lorsqu'ils sont assez vieux pour

en faire partie.

— Tu as sans doute raison, dit Shana d'une voix rauque. Bon sang,

si seulement je savais où la trouver !

Bien sûr, il était inutile qu'elle s'inquiète exagérément à cause de

sa sœur, mais il fallait pourtant qu'elle lui apprenne un jour ou l'autre

le décès de leur père.

Pour l'instant, Travis se sentait plutôt soulagé de la situation. Au

moins, la confrontation fatale serait-elle repoussée provisoirement.

D'après le peu que Shawn lui en avait dit, il se faisait une idée assez

désagréable de cette femme.

Shana referma lentement la porte derrière elle puis alluma la

lumière de l'entrée, bien qu'on soit encore en début d'après-midi.

Le silence des lieux était horriblement pesant. Elle s'attendait à

chaque instant à entendre le rire de son père ou le bruit de ses pas sur

le sol en marbre...

La veille au soir, la réouverture du restaurant avait été

douloureuse. Heureusement, il y avait eu assez de monde et de bruit

pour remplir le vide qu'il avait laissé et l'empêcher de penser.

Mais le fait de revenir ici, sachant qu'elle n'entendrait plus jamais

le son de sa voix, qu'elle ne le verrait plus assis devant la télévision,

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suivant en riant une série idiote, lui était presque insupportable. Un

profond accablement s'empara d'elle.

Travis avait refusé de la laisser revenir seule dans cette maison et

Shana lui en était sincèrement reconnaissante. Même si elle avait

affirmé être capable de passer cette épreuve en solo — et si le fait de

manquer de force et ne pas être à la hauteur de l'image qu'elle avait

d'elle-même la tracassait — , elle savait au fond d'elle-même qu'elle

était encore trop bouleversée pour l'endurer.

Travis et sa famille, que Dieu les bénisse, avaient balayé ses

tentatives hésitantes de se montrer courageuse.

— C'est une force que de savoir laisser libre cours à son chagrin,

lui avait dit avec autorité Travis, tâchant de l'apaiser. Il est normal que

tu passes par une période de fragilité avant de retrouver ton équilibre.

Et sache qu'il est hors de question que je te laisse pénétrer de nouveau

dans cette vieille maison sans que je t'accompagne.

C'était la première fois qu'elle remettait les pieds ici depuis la mort

de son père, Travis ayant discrètement demandé à sa sœur de venir

chercher les vêtements et les objets dont elle avait besoin pendant son

séjour chez ses parents. Il désirait la ménager autant que possible en

attendant le coup fatal.

Shana se tourna vers lui et noua les bras autour de sa nuque. Il y

avait quelque chose dans son expression qu'il ne parvenait pas à

déchiffrer. Une sourde appréhension s'empara de lui.

— Tu sais, je me demande comment j'aurais survécu à la semaine

qui vient de s'écouler si tu n'avais pas été là.

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Il écarta une mèche de cheveux de ses yeux. Combien Shana avait

pris de l'importance dans sa vie ! Le destin empruntait parfois des

voies étranges. Si Shawn O'Reilly n'était pas venu le consulter, il

n'aurait jamais soupçonné qu'il puisse exister sur terre une femme

aussi fantastique que Shana.

Et par la même occasion, il ne porterait pas sur la conscience le

poids d'un secret de famille qui pouvait très bien détruire tout ce qui

existait entre eux.

— Tu t'en serais très bien sortie. Je n'ai aucun doute à ce sujet.

Mais je suis content que ma présence ait pu rendre cette épreuve un

tout petit peu moins pénible.

Bon sang, il l'aimait tant qu'il était incapable d'imaginer la vie sans

elle.

— Pas seulement un tout petit peu...

Il y avait toujours cette sensation de vide, cette brûlure au fond de

sa poitrine, mais grâce à Travis, elle ne se laisserait pas anéantir par la

douleur. Elle survivrait et, un jour, elle finirait par cicatriser.

Elle n'était plus la petite fille de personne. Cette réalité était

encore très dure à accepter. Mais Travis était à son côté pour la

soutenir.

— Il t'aimait bien, tu sais. Il t'appréciait vraiment beaucoup.

Elle sourit en songeant aux allusions transparentes que son père

avait laissé échapper. Il était persuadé que Travis était l'homme qui lui

convenait. Et elle savait d'expérience qu'il se trompait rarement.

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— Je crois qu'il avait l'espoir d'avoir trouvé quelqu'un pour

s'occuper de moi..., dit-elle avant de s'interrompre brusquement,

s'apercevant trop tard que Travis pourrait mal interpréter ses propos.

Non que je veuille suggérer..., reprit-elle, décidée à s'expliquer, afin

qu'il n'aille pas s'imaginer qu'elle élaborait secrètement des projets de

mariage.

Il posa un doigt sur ses lèvres. Il ne voulait pas qu'elle gâche ces

instants en prétendant que rien ne les liait, même s'il avait la sensation

que ses protestations n'auraient pas été sincères.

— Chut, dit-il, adorant la façon dont ses yeux s'écarquillèrent. Tu

ne suggères peut-être rien, mais moi j'ai bien l'intention de te faire des

propositions. Dès que tout sera rentré dans l'ordre... nous pourrons

commencer à envisager l'avenir, dit-il avec prudence, sans la quitter

des yeux, guettant sa réaction. Notre avenir, précisa-t-il en retenant

son souffle.

Le cœur de Shana fit une embardée.

— Ensemble?

L'ahurissement qu'elle affichait l'aurait fait sourire, s'il n'avait pas

eu peur qu'elle s'imagine qu'il se moquait d'elle. Elle était encore trop

vulnérable. Tout comme lui d'ailleurs. Bon sang, il ne s'était jamais

senti aussi fragilisé de sa vie.

— C'est le but du jeu.

Mais Shana craignait d'avoir mal compris ou de se faire des idées.

Il fallait absolument que les choses soient bien claires.

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— Ensemble dans quel sens ?

Travis se demanda si elle se rétractait ou si elle tâtait le terrain. La

seule façon de s'en assurer était de se jeter à l'eau le premier.

-— Ensemble, comme deux personnes peuvent l'être. Tu sais, les

alliances, l'église, la robe de mariée, tout ça. Et l'entrée dans une belle-

famille casse-pieds, incapable de ne pas mettre son grain de sel dans

les affaires des autres.

— Ne dis pas de mal de ta famille. Je les adore tous, affirma-t-elle

avec sincérité avant de prendre une profonde inspiration. Et je t'aime,

toi. Alors, si tu me demandes de t'épouser...

— Peut-être que je suis juste fan des robes de mariées, la taquina-

t-il, en tentant sans grand succès de garder un visage impassible.

Elle éclata de rire.

— ... Si tu me demandes de t'épouser, acheva-t-elle, la réponse est

oui. Mille fois oui !

Elle se mit sur la pointe des pieds pour l'enlacer. Il la serra plus

près, savourant la sensation de son corps contre le sien.

— Nous allons donc pouvoir nouer des liens, maintenant ?

demanda-t-il innocemment, se référant à la position qu'elle avait

maintenue depuis le début.

Shana se sentit brusquement prise de vertige et la tête lui tourna.

Oh, papa, si seulement tu avais été là pour l'entendre, songea-t-elle.

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Puis il lui vint à l'esprit que, selon la foi qu'on lui avait instillée quand

elle était enfant, son père pouvait très bien être témoin de cet entretien.

Cette pensée en la faisant sourire lui apporta la paix.

— Nous allons ouvrir une usine de liens en tous genres, répondit-

elle en riant.

Puis elle resserra l'étreinte de ses bras autour de sa nuque et

l'embrassa de toutes ses forces, lui offrant son cœur en même temps

que sa promesse.

Perdu dans les délices de leur baiser, Travis ne s'aperçut que

Shana pleurait que lorsqu'il sentit que sa joue était humide.

Il se recula.

— Je t'en prie, ne pleure pas... Je suis complètement démuni face

à une femme en pleurs.

Il était capable de gérer n'importe quelle situation, mais les

sanglots féminins le désarmaient. Pourquoi les filles éprouvaient-elles

le besoin de pleurer lorsqu'elles étaient heureuses ?

Encore fallait-il qu'elle soit heureuse, se dit-il, envahi par un

vague désespoir.

Mais Shana balaya vite les doutes de son esprit.

— Alors embrasse-moi, fit-elle en lui tendant sa bouche.

Le sourire qui étira les lèvres de Travis venait droit du cœur.

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— A tes ordres.

Travis se pencha et l'embrassa de toute son âme. Elle avait dit oui!

Plongés dans cet instant merveilleux, rêvant à la vie qui les

attendait, une vie où ils seraient réunis à jamais, ni l'un ni l'autre

n'entendirent la serrure cliqueter.

Ils ne s'avisèrent que quelqu'un était entré dans la maison que

lorsque la porte se referma en claquant.

Le cœur de Shana battait à tout rompre quand elle releva la tête et

regarda vers l'entrée.

L'espace d'une fraction de seconde, elle crut que c'était son père

qui était arrivé.

Si sa raison savait que c'était impossible, sa sensibilité avait

encore du mal à s'y conformer.

Malheureusement, il ne s'agissait pas de son père.

— Eh bien, je dois reconnaître que tes goûts en matière d'hommes

se sont améliorés, déclara la femme qui se tenait dans l'entrée. Et pas

qu'un peu.

Ses yeux d'un bleu profond parcoururent Travis de la tête aux

pieds d'un long regard appréciateur, comme si elle était persuadée qu'il

n'attendait qu'elle. Elle avait l'habitude d'être la plus jolie, celle qui

attirait l'attention des hommes dès qu'elle entrait dans une pièce.

Shana avait toujours joué les utilités.

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Mais ces derniers temps, sa vie dissolue avait laissé des marques

peu flatteuses sur son apparence. Elle paraissait lasse, comme une

femme consciente que son temps était compté et qui cherchait

désespérément à se raccrocher aux souvenirs d'un passé révolu.

Le sourire qui se dessina sur ses lèvres était presque cruel tandis

qu'elle tendait sa main, ses ongles couverts de vernis écarlate

recourbés comme des griffes.

— Bonjour, je suis...

— Susan, murmura Shana, stupéfaite.

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— Bonjour, petite sœur, dit Susan d'une voix moqueuse.

La femme grande et un peu trop mince regarda autour d'elle

comme si elle tentait de se repérer. Ou peut-être, tout comme Shana

quelques instants auparavant, Susan cherchait-elle involontairement la

présence de leur père dans la maison...

Elle rejeta ses cheveux bruns striés de mèches blondes par-dessus

son épaule et redressa la tête avec arrogance. Un petit sourire ironique

étira ses lèvres.

— Alors, il est parti pour de bon, hein ?

Ce ton irrévérencieux fit se raidir Shana ; elle chercha néanmoins

des excuses à sa sœur. Susan se sentait-elle mal parce qu'elle avait

laissé passer sa chance de se réconcilier avec leur père ? Désormais, il

n'y aurait plus de trêve, plus d'espoir d'arriver à un arrangement. Juste

une blessure inguérissable.

Shana rassembla son sang-froid avant de répondre :

— Oui, pour de bon.

Susan émit un bruit désobligeant et secoua la tête. Puis un sourire

énigmatique plissa sa bouche.

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— Je parie que ça a dû lui faire un sacré choc. Papa a toujours été

persuadé qu'il vivrait éternellement.

Elle avait disparu tout ce temps et maintenant qu'elle était

revenue, elle se montrait sarcastique et irrespectueuse. Shana se sentit

offensée au nom de son père.

— Il était malade depuis longtemps, Susan. Tu aurais été au

courant si tu t'étais donné la peine de lui rendre visite de temps à autre.

— Ouais. Eh bien, quoi qu'il en soit, tout ça c'est du passé, n'est-ce

pas ? fit Susan en haussant ses épaules minces avec dédain. La seule

chose qui m'intéresse, c'est de savoir si j'ai loupé la lecture du

testament.

Les yeux de Shana lancèrent des éclairs. Est-ce donc tout ce que

leur père représentait pour elle ? Un héritage ?

— En tout cas, tu as raté les funérailles, Susan, répliqua-t-elle,

s'efforçant de contenir son ressentiment.

Chaque fois qu'elle avait critiqué la façon dont Susan le traitait,

son père lui avait rappelé que sa sœur affrontait de nombreux

problèmes et qu'il ne fallait pas être trop sévère avec elle. Pourtant

Shana savait que le comportement de Susan, le peu d'intérêt qu'elle lui

portait sinon pour lui demander de l'argent, le blessaient

profondément. Mais en cet instant, elle avait du mal à ne pas lui en

vouloir de son attitude passée.

— Oui, mais ai-je aussi raté la lecture du testament ? insista

Susan.

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Comment cette femme pouvait-elle être la mère de Shana ? se

demanda Travis.

— Non, lui dit-il.

Susan le considéra avec un regain d'intérêt.

— Faites-vous partie des bénéficiaires ?

— J'étais l'avocat de votre père, répondit-il d'une voix égale. Il

m'avait demandé de placer ses biens, c'est-à-dire l'argent qui est sur

ses comptes, le restaurant et la maison, sous la protection d'un

fidéicommis.

Susan hocha la tête pour montrer qu'elle approuvait la décision.

— Bonne idée, ainsi il échappait aux impôts. Mon père était un

vieux malin, du moins en ce qui concernait la gestion de son argent...

Que diriez-vous de nous installer tranquillement quelque part afin de

découvrir ce que contient ce satané testament ? offrit-elle avec un

sourire enjôleur. A moins, bien sûr, que les biens soient partagés à

parts égales entre Shana et moi... Dans ce cas, donnez-moi la moitié

qui me revient et vous serez débarrassé de moi.

Ses propos étaient destinés à Travis, mais c'était Shana qu'elle

fixait en parlant.

Shana se préparait à détromper sa sœur, mais il l'arrêta d'un

regard. Ce rôle lui revenait.

— Le patrimoine de votre père n'est pas divisé en parts égales, lui

fit savoir calmement Travis.

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Le regard bleu foncé de la femme se teinta de suspicion et son

expression se durcit.

— Ah bon ? Et comment est-il divisé, alors ?

Travis tira une carte de visite de la poche de sa veste et la tendit à

Susan.

— Pourquoi ne venez-vous pas me voir à mon cabinet afin que je

puisse vous expliquer la situation ?

Elle repoussa sa main et ses yeux se plissèrent méchamment.

— Finissons-en maintenant !

— Me Marlowe n'a pas les papiers avec lui, Susan, intervint

Shana.

Susan eut un sourire mauvais.

— Peut-être, mais j'ai comme l'impression que cet avocaillon a

tout mémorisé. N'est-ce pas, mon joli ? Tu t'es associé avec Shana

pour comploter contre moi, hein ? Tu as forcé mon père à signer un

nouveau testament ? Peut-être même que tu as tenu sa main afin

qu'elle ne tremble pas !

A mesure qu'elle parlait, la colère déformait ses traits.

— Ne sois pas ridicule ! s'insurgea Shana, défendant non

seulement son père, mais aussi Travis. Personne n'a obligé papa à

signer quoi que ce soit. Il a eu l'idée tout seul. Si tu avais daigné lui

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rendre la moindre visite au cours de ces dernières années, tu aurais pu

constater de tes propres yeux qu'il a gardé la tête claire jusqu'au bout.

Susan n'en croyait pas un mot.

— Mais tu lui as soufflé des choses à l'oreille, n'est-ce pas, Shana

? Tu ne t'es pas gênée pour lui seriner que j'étais un monstre de le

négliger et de ne pas jouer les nounous comme toi. Le rôle de la petite

sainte te revient toujours.

Shana se hérissa. Elle n'avait pas dressé son père contre sa sœur !

Au contraire, celui-ci s'était toujours efforcé de l'encourager à faire

preuve de clémence envers Susan.

— Je ne lui ai jamais dit de mal de toi.

— Oui, bien sûr, la gentille petite Shana, si parfaite ! lança Susan

d'une voix pleine de mépris. Elle doit être plutôt ennuyeuse, non ?

jeta-t-elle ensuite en regardant Travis avec pitié.

Travis avait désormais de la peine à dominer sa colère.

— Vous feriez mieux de vous taire, mademoiselle O'Reilly, dit-il

froidement. Vous risquez de vous repentir d'avoir trop parlé.

Susan éclata de rire.

— Moi ? Sache que je ne regrette jamais ce que je dis, avocaillon,

rétorqua-t-elle, son sourire disparaissant aussi vite qu'il était apparu.

Bien, à présent dis-moi, en quoi ce satané partage est-il inégal ?

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Shana leva une main. C'était à elle d'annoncer la nouvelle à sa

sœur.

— Papa m'a légué l'ensemble de ses biens, mis à part un compte

en banque. Mais...

Elle était sur le point de lui dire que malgré l'indifférence de

Susan vis-à-vis de leur père, elle voulait que le partage soit plus

équitable ; mais qu'elle aurait besoin d'un peu de temps pour

rassembler les fonds nécessaires afin de lui donner davantage d'argent.

Shana n'en eut pas le loisir, car Susan proféra un juron grossier.

— Je n'en crois pas un mot, fulmina-t-elle, le visage tordu par la

rage. Papa ne m'aurait jamais fait ça !

— Il a beaucoup souffert par ta faute, Susan.

La femme émit un petit bruit de bouche méprisant et jura de

nouveau à voix basse.

— Il a de la chance de ne pas être là, parce c'est maintenant qu'il

aurait compris sa douleur, répliqua Susan, rejetant ses cheveux en

arrière d'un mouvement de tête. Il n'avait pas le droit de me déshériter.

Je te préviens que je vais contester cette succession. Je suis sa seule et

unique fille. C'est moi qui dois hériter de tout. Il n'avait pas le droit de

me faire ça ! répéta-t-elle furieusement.

Travis sentit l'angoisse nouer ses entrailles.

Shana, elle, en avait le souffle coupé. Elle n'y comprenait plus

rien.

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— De quoi parles-tu ? demanda-t-elle à sa sœur.

Susan la toisa.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu es sourde, maintenant, en plus d'être

une intrigante ?

Elle se tut brusquement en voyant la confusion se peindre sur les

traits de Shana. Puis la vérité la frappa avec la rapidité de la foudre.

Alors elle éclata d'un rire discordant.

— Oh là là, elle est bonne celle-là ! Vraiment trop bonne, dit-elle

en collant son visage contre celui de Shana. Tu ne savais pas, hein ?

Et voilà, songea Travis, l'instant fatidique est arrivé. Tentant une

diversion, il saisit le bras de Susan et l'écarta de Shana.

— Ce n'est ni le moment ni l'endroit de faire un scandale, lui dit-il

d'une voix blanche. Si vous voulez résoudre ce problème, nous

pouvons aller jusqu'à mon bureau et...

Cette fois ce fut Shana qui refusa catégoriquement sa proposition.

Elle riva son regard à celui de cette sœur qu'elle avait jadis idolâtrée.

— De quoi parles-tu ? Qu'est-ce que je ne savais pas ?

Susan semblait presque se réjouir de révéler un secret qu'elle avait

autrefois insisté pour cacher.

— Je suis sa seule enfant. Sa seule fille.

Shana était confuse. Susan délirait-elle ? Se moquait-elle d'elle?

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— Alors et moi, qui suis-je ? demanda-t-elle avec feu.

Elle ne croyait rien de ce que racontait Susan. Sa sœur avait été

plus d'une fois prise en flagrant délit de mensonge. Elle mentait

comme elle respirait, si naturellement qu'elle était probablement

persuadée de dire la vérité.

Susan semblait prendre plaisir à prolonger le supplice.

— Oh oui, elle est vraiment bonne, celle-là ! Alors, il ne t'a rien

dit du tout, hein ? Qui l'eût cru ? Ce vieux bonhomme a tenu sa parole

jusqu'au bout. Mais il te l'a dit à toi, n'est-ce pas, l'avocaillon ? Les

hommes aiment confier à leur avocat des secrets qu'ils préfèrent

cacher à leur famille.

Une peur panique envahit Shana, lui comprimant le cœur et lui

soulevant l'estomac. Son regard passa de Susan à Travis.

Etait-ce de la culpabilité qu'elle lisait sur ses traits ? Savait-il de

quoi parlait Susan ? Et s'il était au courant, pourquoi ne lui avait-il rien

dit ? Cette histoire la concernait et elle avait le droit d'en être

informée. Alors pour quelle raison aurait-il gardé le silence ?

— Que raconte-t-elle, Travis ? s'enquit-elle d'une voix tendue.

— Oui, Travis, fit Susan, l'imitant d'une voix chantante, explique

donc à Mlle Parfaite ici présente de quoi je parle.

Mais Shana n'avait pas le temps de se livrer à ces petits jeux. Sans

attendre, elle avança la seule hypothèse qui lui semblait couler de

source, étant donné les circonstances.

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— J'ai été adoptée, n'est-ce pas ?

Comme si elle se délectait de la détresse de Shana, Susan rit de

nouveau.

— Tu as gagné l'étoile du mérite pour avoir deviné la moitié de

l'énigme !

Shana se demanda pourquoi son père le lui avait caché. Il n'y avait

pourtant pas de honte à ça.

— Dans ce cas, je n'en reste pas moins sa fille.

La malveillance du sourire de Susan s'accentua.

— C'est là que la situation se complique, petite sœur.

— S'agit-il encore d'une de tes manœuvres, Susan ? dit Shana en

secouant la tête. Sache que ça ne marche pas avec moi. Tu ne réussiras

pas à me déstabiliser aussi facilement que papa. Je suis loin d'être

aussi compréhensive que lui.

— Alors là, tu te trompes, ma petite, répliqua suavement Susan. Je

parie que je peux te déstabiliser complètement, Shana, affirma-t-elle

en approchant de nouveau son visage du sien. Tu n'as jamais été la

fille de Grâce et de Shawn, ma belle. En réalité, tu es ma fille.

Travis sentit que Shana perdait pied en la voyant vaciller sur ses

jambes. Mais elle se ressaisit et retrouva rapidement son équilibre.

— Tu mens.

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La main à plat sur sa poitrine, Susan incarnait l'innocence.

— Moi ? Pourquoi mentirais-je ?

— Parce que tu fais cela en permanence, Susan. Toutes les fois

que tu t'es retrouvée le dos au mur parce que papa avait découvert ce

que tu manigançais, tu lui as menti.

Susan regarda Travis d'un air suffisant.

— Mais là, je dis la vérité, n'est-ce pas, l'avocaillon ? Tu le sais,

non ?

A son tour, Shana reporta son regard sur Travis. Il y vit de la

panique et de l'angoisse.

— Est-ce vrai, Travis ?

Désirant en finir, Susan agita la main avec lassitude.

— Si tu ne me crois pas, va chercher ton acte de naissance.

Bien sûr. Pourquoi n'y avait-elle pas songé avant ? Un semblant

de paix l'envahit. Susan s'efforçait seulement de la perturber.

— J'ai déjà vu mon acte de naissance et il y était stipulé que Grâce

et Shawn O'Reilly sont mes parents.

La naïveté de Shana fit rire Susan.

— Pas celui-là, espèce d'idiote. C'est un faux que papa a fait

établir au cas où tu demanderais à le voir. L'original est en sécurité

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dans un coffre à la banque. Mais ne lui en veux surtout pas, ajouta-t-

elle, magnanime. C'est moi qui l'ai obligé à se taire. Maman et moi, en

fait. C'était le seul moyen pour que j'accepte de te garder.

Le ressentiment teintait la voix de Susan tandis qu'elle poursuivait

le récit qui allait bouleverser la vie de Shana.

— Papa aurait voulu te dire la vérité, mais j'aurais été obligée

d'assumer le travail de mère qui est beaucoup trop contraignant pour

moi. D'ailleurs, comme papa me l'a souvent répété, élever un enfant

aurait été incompatible avec le genre de vie que je menais... Alors,

quand maman a proposé de s'occuper de toi, je lui ai dit de ne pas se

gêner. Et pour éviter de compliquer les choses, je lui ai permis de

prétendre qu'elle était ta mère. Je leur ai donné une seconde chance de

réussir leur rôle de parents et ils m'ont rendu ma liberté. Du donnant-

donnant, en quelque sorte.

Le cœur de Shana battait si fort qu'elle avait l'impression qu'il

allait exploser dans sa poitrine.

— Je ne te crois pas.

Susan montra par un haussement d'épaules ce qu'elle pensait des

protestations de sa sœur.

— Crois ce que tu veux, mais si j'étais toi, j'irai fouiller dans ce

coffre-fort. Donc, ma petite fille, on se retrouvera au tribunal, devant

un juge, dit-elle, un sourire méchant sur les lèvres.

Shana la fixait, bouche bée. Susan l'imita avant d'ajouter

rageusement :

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— Il est hors de question que je te laisse faire main basse sur ce

qui m'appartient légalement.

Se tournant ensuite vers Travis, qui tenait toujours sa carte de

visite à la main, elle la lui arracha, la glissa entre ses seins par

l'ouverture de son corsage, puis se tapota la poitrine d'un air supérieur.

— Vous entendrez parler de moi, l'avocaillon, promit-elle.

Leur tournant résolument le dos, Susan se dirigea vers la sortie, le

son de ses talons hauts sur le sol en marbre se répercutant dans le

silence.

Shana resta clouée sur place, hébétée, un long moment après que

la porte se fut refermée.

Inquiet, Travis lui entoura les épaules du bras.

— Shana...

Ce geste agit comme un détonateur. Elle se libéra brutalement. Ses

yeux étaient impénétrables quand elle les plongea dans les siens.

— Est-ce vrai ? Tout ce que Susan vient de raconter, est-ce la

vérité ? Est-ce que mon père, euh, Shawn...

Bon sang, elle ne savait plus comment l'appeler. S'il n'était pas son

père, il était donc son grand-père ; mais elle avait du mal à penser à lui

en ces termes, à concilier ce qu'elle venait d'apprendre avec ce qu'elle

avait toujours ressenti.

— Est-ce qu'il t'avait dit que Susan était ma mère ?

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L'instant fatal était venu. Ce qu'il appréhendait avec terreur depuis

que Shawn lui avait confié son secret allait se produire. Travis maudit

intérieurement le vieil homme. Pourquoi n'avait-il pas dit la vérité à sa

fille de son vivant, comme il le lui avait conseillé ?

Il ne savait pas par où commencer, ni comment il allait parvenir à

recoller les morceaux tout en lui faisant comprendre les raisons qui

l'avaient obligé à agir ainsi. Il tenta une nouvelle fois de la prendre

dans ses bras.

— Shana...

Bouleversée, se sentant trahie et abandonnée au-delà du possible,

Shana s'écarta vivement de lui.

— Réponds-moi ! T'avait-t-il dit que Susan était ma mère?

Travis hésitait. Lui laisserait-elle le temps de s'expliquer s'il

répondait par l'affirmative ? Rien n'était moins sûr.

— Shana...

Une note d'excuse perçait dans sa voix. Alors Shana comprit.

Elle aurait moins souffert si on lui avait enfoncé un poignard en

plein cœur. Elle en aurait pleuré.

— Il te l'avait dit. C'est la vérité. Susan est bien ma mère, dit-elle,

fermant les yeux pour tenter de maîtriser la douleur qui la

submergeait. Oh mon Dieu !

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Quand elle souleva les paupières, Travis était sur le point de

l'enlacer. Mais son contact lui était devenu insupportable. Il lui avait

menti. Par omission, peut-être, mais menti quand même.

— Pourquoi as-tu gardé le silence ? cria-t-elle avec rage. Ne crois-

tu pas que j'avais le droit de savoir?

— Je ne pouvais pas te le dire, répondit-il simplement. Je suis

tenu au secret professionnel. Shawn était mon client. Il m'a demandé

de ne pas divulguer ce fait et j'ai été obligé de me soumettre à sa

volonté.

Mais elle interpréta ses propos à sa manière.

— Tu as préféré te montrer loyal envers lui et me trahir.

C'est une femme intelligente, songea Travis. Elle va finir par

comprendre ma position.

— Non, Shana, ce n'est pas ce qui s'est passé.

Si, exactement, pensa-t-elle avec colère. Ses yeux se réduisirent à

deux fentes.

— Ah bon? Alors, quoi? Nous avions une relation intime, Travis,

poursuivit-elle sans attendre sa réponse, doutant qu'il en ait une à lui

fournir. Pour l'amour du ciel, tu viens juste de me demander en

mariage ! hurla-t-elle. Je croyais que tu avais des sentiments pour moi.

Ce qu'il éprouvait pour elle n'avait rien à voir avec ses obligations

morales. N'était-elle pas capable de le comprendre ? Pour la première

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fois depuis qu'il avait embrassé cette carrière, il regretta d'être devenu

avocat.

— J'en avais. J'en ai. Je...

— Si c'était le cas, pourquoi as-tu gardé le silence ? Pourquoi ne

m'as-tu pas avertie au lieu de me laisser prendre un tel coup sur la

figure par surprise ? Normalement, les gens qui s'aiment se tiennent

les coudes, ils se protègent mutuellement. On n'abandonne pas la

femme qu'on aime au milieu d'un champ de mines sans la prévenir du

danger.

Si seulement il avait pu agir différemment... Il aurait vendu son

âme au diable afin de lui éviter de souffrir ainsi.

— Sur le plan de l'éthique, j'avais les mains liées.

Que pouvait-il dire pour se défendre, à part la vérité ?

— L'éthique aux dépens de la moralité, incroyable ! s'exclama

Shana qui se demandait s'il se rendait compte que les bases mêmes de

sa vie venaient de s'écrouler autour d'elle. N'as-tu pas pensé un seul

instant à moi ? Est-ce que tu t'es moqué de moi chaque fois que je

l'appelais papa ?

— Ce n'est pas vrai et tu le sais. Le jour où il m'a confié ce secret,

j'ai conseillé à ton père, euh, à ton grand-père, de te dire la vérité lui-

même, plaida-t-il en voyant qu'elle ne le croyait pas. Mais cette idée le

terrorisait. Il avait juré à sa femme de ne pas t'en parler, et il avait

mauvaise conscience. Il me l'a avoué. Et plus le temps passait, plus il

avait peur que tu lui en veuilles à mort le jour où tu apprendrais la

vérité.

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Mais le plaidoyer de Travis n'atténua pas sa colère.

— Tu viens de me fournir ses excuses, mais j'aimerais bien savoir

quelles sont les tiennes.

La situation était encore pire qu'il ne l'avait redoutée. Il fallait

qu'elle comprenne qu'il avait les mains liées par les règles qu'il avait

fait le serment de respecter.

— Shana, j'étais son avocat.

— Et tu étais aussi mon amant, objecta-t-elle. Mais à présent, je

sais de quel côté tu te situes. Pas étonnant que personne n'aime les

avocats.

Travis se fichait bien du reste du monde. C'était elle qu'il aimait.

— Shana...

Elle ne voulait plus rien entendre, surtout pas des excuses.

Jusqu'au son de sa voix lui faisait horreur.

— S'il te plaît, va-t'en, dit-elle d'un ton froid et distant.

Travis n'était pas décidé à l'abandonner. Il devait absolument

tenter de limiter les dégâts avant qu'il soit trop tard.

— Je pense qu'il vaudrait mieux que tu ne restes pas seule en ce

moment.

Elle posa la main à plat sur son torse et le repoussa fermement.

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— Je me fiche de ce que tu peux penser.

En voyant son expression désespérée, Shana faillit s'effondrer,

mais elle se maîtrisa.

— Pars, tout de suite, répéta-t-elle.

Travis n'avait pas le choix, il fallait qu'il s'en aille. Elle était trop

furieuse, trop mortifiée pour entendre raison.

— D'accord.

Travis quitta la maison. Il ne s'était jamais senti aussi mal de sa

vie.

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- 14 -

Ce soir-là, Shana se tourna et se retourna dans son lit. Aucune

position ne lui convenait. Elle avait la sensation d'avoir reçu un double

coup de poing dans l'estomac. Son ventre était douloureux. Elle se

sentait perdue, désorientée. Malade. Impuissante à analyser ses

sentiments et à réfléchir.

Comme si ce n'était pas déjà assez difficile d'avoir perdu son père,

elle avait dû le perdre une seconde fois. La mort le lui avait enlevé,

puis les révélations fracassantes de Susan. Elle ignorait lequel des

deux événements lui avait porté le coup le plus terrible.

Toute sa vie, elle lui avait accordé une confiance aveugle, absolue.

Il ne lui avait jamais menti, elle en aurait mis sa main à couper.

Comment avait-il pu lui cacher la vérité pendant toutes ces

années, et pourquoi ? Elle ne l'en aurait pas moins aimé. En revanche,

elle ne lui pardonnait pas de lui avoir menti — et d'avoir persisté dans

son mensonge durant tout ce temps.

Etait-ce possible de prétendre aimer quelqu'un tout en le trompant

de cette façon ?

Et puis, celle qu'elle croyait être sa mère était en réalité sa grand-

mère. Comment était-elle censée digérer une telle chose ?

Son monde était sens dessus dessous et le désordre de ses pensées

révélait sa confusion.

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Toutes ses certitudes étaient devenues sans fondement ; l'univers

soigneusement construit dans lequel elle évoluait se fissurait de toutes

parts. Les défenses qui la protégeaient tombaient une à une, se

dissolvant comme des flocons de neige au contact de l'eau.

Qui était-elle, désormais ?

Sa mère, la vraie, la détestait. La haine irradiait des yeux de Susan

quand elle la regardait. Bon sang, comment pouvait-elle l'appeler

autrement que Susan, au bout de toutes ces années ? Susan, la sœur

qui n'avait jamais de temps à lui consacrer.

Sans parler du plus grand de tous les points d'interrogation. Son

père. Son vrai père. Qui était-il ? Susan connaissait-elle au moins son

identité ? Aurait-elle un jour l'occasion de le rencontrer ?

Cela avait-il encore la moindre importance ?

Shana se sentait vidée, hébétée.

Elle s'assit dans son lit, replia les jambes sur sa poitrine et enlaça

ses genoux. Trop abasourdie pour pleurer, elle se demanda encore une

fois pourquoi aucun de ses proches n'avait eu le courage de lui dire la

vérité. Leur manque de franchise reflétait-il le peu d'intérêt qu'ils

avaient pour elle ? Etait-elle si insignifiante aux yeux des gens avec

qui elle avait vécu toute sa vie ?

Travis.

Dire qu'elle avait cru qu'elle aimait Travis et que ses sentiments

étaient réciproques. Quelle idiote !

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Pourquoi ne lui avait-il pas révélé ce secret quand il l'avait appris

? Comment avait-il pu garder une information aussi cruciale ? Avait-

elle aussi peu d'importance à ses yeux aussi ? Avait-il le droit de la

trahir ainsi ?

Epuisée par tant de questions sans réponse, Shana se laissa

retomber sur son lit. Saisissant l'oreiller, elle le serra dans ses bras. Il

n'en fallut pas plus pour qu'elle se remette à pleurer.

Elle pleura toutes les larmes de son corps. Jamais de sa vie elle ne

s'était sentie aussi mal, aussi seule et abandonnée.

Elle sanglota pendant des heures, longtemps après que sa chambre

eut été plongée dans la lumière grise du crépuscule, puis dans une nuit

noire et sans lune. Trop abattue pour faire l'effort d'allumer la lumière,

elle laissa les ténèbres l'envelopper.

Priant pour obtenir l'oubli, elle finit par sombrer dans un sommeil

agité et sans rêves.

***

En se réveillant le lendemain matin, Shana était toujours dans un

état lamentable. Vidée de sa substance, elle effectua tant bien que mal

les gestes routiniers qui lui avaient été inculqués afin de se rendre

présentable. Elle prit une douche, se lava les dents et s'habilla

machinalement.

Entre-temps, elle avait décidé de la conduite qu'elle allait tenir.

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Une heure plus tard, assise derrière le volant de sa voiture, elle

prenait la direction du cabinet de l'avocat de feu son père — ou plutôt

de feu son grand-père.

Elle risquait de mettre du temps à s'habituer à cette idée. Dès son

entrée à l'école, elle s'était rendu compte que ses parents avaient plutôt

l'âge d'être ses grands-parents, mais elle avait fini par accepter cette

différence et par la considérer comme un symbole de courage. Parce

que Dieu leur avait accordé sur le tard le bonheur d'avoir un enfant, ils

s'étaient engagés sur une voie normalement réservée aux plus jeunes.

Sauf que ce n'était pas Dieu, mais Susan qui leur avait fait ce

cadeau, se dit amèrement Shana. Une femme qui changeait d'amants

comme de chemise.

Tout en se faufilant au milieu de la circulation, Shana fouillait sa

mémoire, en quête d'un épisode au cours duquel Susan aurait eu le

moindre geste maternel à son égard.

Aucun ne lui vint à l'esprit.

Elle se souvenait en revanche des remarques narquoises, des

rebuffades. Quant aux mots gentils, ils étaient si rares qu'on pouvait

facilement les qualifier d'inexistants. En général, quand par hasard

elles se côtoyaient, Susan finissait toujours par faire comprendre à

Shana qu'elle était de trop. Pour Susan, elle n'était apparemment rien

d'autre qu'une source de contrariété qu'elle préférait ignorer.

Maintenant, Shana comprenait pourquoi elle avait toujours eu

l'impression de représenter une gêne dans sa vie.

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Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et se sermonna

silencieusement. Elle avait tellement pleuré la nuit dernière que le

réservoir aurait dû être à sec, pourtant... « Inutile de te lamenter, se

dit-elle résolument. Cela ne changera rien. Contente-toi de t'adapter à

la situation et continue à aller de l'avant. Tu n'as pas d'autre option.

Shana avait toujours été une femme organisée, qui aimait l'ordre et

s'efforçait de ne rien laisser au hasard. Elle avait donc tout

naturellement choisi d'expliquer à Bryan pourquoi elle avait décidé de

se passer des services de son cabinet d'avocats. En réalité, c'est à

Travis qu'elle aurait dû annoncer sa décision, mais elle avait trop peur

de le revoir. Une telle confrontation ne ferait que rouvrir sa plaie. La

seule idée qu'il ait joué un rôle dans cette histoire lui était intolérable.

Il aurait dû être loyal envers elle, or il l'avait trahie.

Conclusion, malgré ce qu'il avait pu affirmer hier, il ne l'avait

jamais aimée. Elle s'était bercée d'illusions du début à la fin.

Tu devrais commencer à avoir l'habitude des trahisons, songea

Shana avec ironie, en serrant le volant de toutes ses forces.

Les liens qu'elle avait si désespérément essayé de ne pas nouer

l'étranglaient à présent. C'est tout ce qu'elle avait gagné à se laisser

prendre dans leur filet.

***

Bryan traversait rapidement le hall d'entrée pour rejoindre son

bureau quand la responsable de la réception l'informa que Shana

désirait le voir.

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— Ne me passez aucun appel, dit-il à la standardiste en entraînant

Shana par le bras. Je ne veux être dérangé sous aucun prétexte.

Un petit soupir s'échappa des lèvres de Shana quand la porte se

referma derrière elle. De peur de chanceler, elle serra les jambes et

resta vissée sur place.

— Je suppose que Travis vous a tout dit, annonça-t-elle.

— Il ne s'est pas vraiment étendu sur le sujet, mais il m'a confié

qu'un problème était survenu.

Travis s'était montré encore plus réservé que d'habitude lorsqu'il

l'avait vu ce matin. Il s'était contenté de l'informer qu'une action en

justice serait peut-être engagée afin de contester le testament de

Shawn O'Reilly.

Bryan observa la jeune femme qui avait réussi à capturer le cœur

de son fils et lut un profond désarroi dans ses yeux.

— A en juger par votre expression, le problème est de taille. Je

dirais même qu'il est plus grave que celui représenté par le procès à

venir.

Les mots de Bryan eurent du mal à atteindre le cerveau perturbé

de Shana.

— Quel procès ?

— Une action en justice. Votre sœur entend contester la

succession de votre père. Elle prétend qu'il n'était pas sain d'esprit

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lorsqu'il a dicté ses dernières volontés et qu'il l'aurait déshéritée sous

la contrainte.

— Oh, ça, dit Shana avec un vague haussement d'épaules.

C'était bien le dernier de ses soucis, une goutte d'eau dans un

océan d'angoisses torturantes.

Et puis, soudain, elle s'avisa que Bryan avait parlé de Susan

comme de sa sœur de Shawn comme de son père. Ces étiquettes lui

étaient si familières qu'elle ne s'était même pas aperçue de l'erreur.

— Mon père ? répéta-t-elle, d'une voix mal assurée.

Bryan ne comprenait pas pourquoi elle réagissait ainsi.

— Oui.

Elle plissa les yeux tout en étudiant le visage de l'avocat. Se

montrait-il diplomate ? Mentait-il ? Après tout ce qui lui était arrivé,

elle commençait à douter d'être capable de démasquer un menteur.

— Donc, vous ne savez pas.

— Quoi donc ? demanda-t-il doucement.

— Que Shawn O'Reilly n'était pas mon père, mais mon grand-

père. Et que Susan n'est pas ma sœur, mais ma mère. J'en conclus

donc que Travis ne vous a pas mis dans la confidence, ajouta-t-elle en

constatant la surprise authentique qui s'était peinte sur les traits de

Bryan.

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— Eh bien, non. Si Shawn lui avait demandé de garder le secret, il

n'avait pas le droit de le partager avec quiconque. Je suppose qu'il ne

vous a rien dit non plus et que c'est pour cette raison que vous êtes si

bouleversée, lui dit-il ensuite, abandonnant le rôle d'avocat pour celui

de père.

Il se montrait trop attentionné à son égard. Elle ne voulait pas

qu'on lui témoigne de la gentillesse. Son attitude la désarmait,

s'insinuant au travers des barrières qu'elle avait bâties pour se protéger

et menaçant de les faire tomber.

— Ne le seriez-vous pas aussi, si vous étiez à ma place ?

— Probablement

Elle parut étonnée par son aveu. Bryan trouvait difficile de garder

des distances avec une femme qui ressemblait à sa fille comme deux

gouttes d'eau. Lui prenant le bras, il la guida gentiment de l'autre côté

de la pièce, jusqu'au canapé adossé au mur.

— Tenez, installez-vous ici. Vous y serez plus à l'aise.

Shana s'assit sur le bord du siège, comme si elle se tenait prête à

se lever à la moindre alerte.

— Je suis venue vous dire que je n'aurai désormais plus besoin

des services de votre cabinet, articula-t-elle avec difficulté.

— J'avais envisagé cette possibilité, répondit-il, tâchant pour

l'instant d'en appeler à son côté pratique. En raison du futur procès.

Shana agita la main en signe de dénégation.

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— Je me fiche complètement de ce procès, monsieur Marlowe.

Susan, ma mère, enfin soi-disant mère, peut tout avoir si ça lui chante.

Pourvu que son état émotionnel troublé ne la pousse pas à

commettre une imprudence, songea Bryan.

— Je ne crois pas que votre père, enfin votre grand-père, aurait

approuvé cette décision. S'il avait voulu que Susan hérite de la totalité

de ses biens, il aurait rédigé son testament en conséquence. Il a

certainement jugé que vous étiez la plus apte des deux à conserver le

patrimoine qu'il a laissé. Que vous étiez la seule capable d'apprécier à

leur juste valeur les sacrifices qu'il a dû faire pour monter son

restaurant. Il a dû craindre que Susan le vende à la première occasion

et dilapide le produit de la vente. Et à en croire son attitude passée,

c'est, semble-t-il, sa façon habituelle de se conduire.

Shana serra les dents. Elle en était consciente.

— Donc, Travis vous a tout dit.

Bryan secoua la tête.

— Uniquement ce qui était de notoriété publique, corrigea-t-il en

l'étudiant avec attention, se souvenant de la détresse de Travis quand il

lui avait fait part de son dilemme la semaine passée. Si un client lui

fait part d'une information confidentielle, Travis est obligé de garder

le secret afin de respecter l'éthique. S'il le divulgue pour une raison ou

pour une autre sans la permission de son client, il risque d'être radié de

l'ordre des avocats. Votre grand-père lui avait accordé sa confiance.

Elle le regarda d'un air de défi, les yeux brillant de larmes.

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— Et ma confiance à moi, ne compte-t-elle pas ?

— Si, bien sûr. Mais sa loyauté ne mériterait d'être remise en

question que si vous appreniez que Travis n'a pas respecté son

serment de ne pas divulguer les confidences de ses clients. Parce que

si un homme manque à sa promesse une fois, comment pouvez-vous

être certaine de pouvoir lui accorder votre confiance par la suite ? Il

subsistera toujours le doute qu'il puisse recommencer un jour.

Shana eut un rire bref.

— Pardonnez-moi, monsieur Marlowe, mais vos arguments sont

typiquement ceux d'un avocat.

— Vous trouvez ? fit-il d'une voix basse et profonde. Songez-y,

Shana. Essayez d'inverser les rôles et de vous mettre un instant à la

place de votre grand-père. Imaginez que ce soit vous qui ayez eu un

secret à protéger et que, pour une raison ou pour une autre, vous l'ayez

confié à votre avocat — Travis, en l'occurrence. Un secret qui vous

aurait rongée et qui, une fois révélé au grand jour, aurait affecté la vie

de votre grand-père. Qu'auriez-vous éprouvé si Travis vous avait

trahie en lui révélant la vérité ?

Shana serra les lèvres.

— Vous déformez la situation.

Bryan lui prit les mains, créant un lien qui dépassait ses

attributions professionnelles. Cette femme, il en avait l'intuition,

pouvait très bien devenir sa belle-fille. Si seulement il parvenait à

toucher son cœur...

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— Non, je me contente d'inverser les rôles. Est-ce que cela vous

consolerait de savoir que Travis m'a avoué, la semaine dernière, qu'il

était confronté à un terrible cas de conscience lié au respect des règles

de la déontologie ?

Elle tressaillit et le regarda d'un air étonné.

— C'est vrai?

Bryan hocha la tête.

— Il m'a présenté le cas sous forme d'hypothèse, sans donner de

noms ni entrer dans les détails. Mais j'en ai déduit que Travis avait

appris quelque chose qu'il avait beaucoup de mal à ne pas révéler. Je

suppose qu'il s'agissait du secret de Shawn..., conclut-il avec un

sourire chaleureux pour l'encourager à parler.

Que ce soit possible ou non, son état actuel ne permettait pas à

Shana d'en débattre.

Mais parce que le père de Travis avait été franc avec elle, elle

décida de lui faire part de ses sentiments. Peut-être que le fait de

s'épancher atténuerait la confusion de son esprit.

Elle leva les yeux vers lui.

— Avez-vous la moindre idée de ce qu'on peut éprouver en

découvrant que tout ce à quoi on croyait est en réalité un mensonge ?

-— Non, reconnut Bryan. Mais je sais ce que c'est que de perdre

ses illusions.

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Il pensait à son premier mariage. Une union qu'il avait crue

heureuse, jusqu'au jour où il s'était aperçu que sa femme — que Dieu

ait son âme — se sentait prise au piège à cause de lui et de leurs quatre

fils. Lorsqu'elle avait fini par lui avouer ce qu'elle éprouvait et qu'elle

lui avait annoncé qu'elle avait besoin de partir, peut-être

définitivement, il avait eu l'impression que le monde s'écroulait autour

de lui.

Il pouvait facilement concevoir que Shana était la proie d'un

sentiment similaire.

Bryan tenta de susciter en elle le même genre d'espoir que celui

que Kate lui avait offert en arrivant dans sa vie. L'amour accomplissait

des miracles et il n'y avait rien de tel pour aider les blessures à

cicatriser.

— Travis a beaucoup de mal à exprimer ses sentiments, mais je

suis persuadé qu'il est très attaché à vous, Shana. S'il ne vous a rien

dit, c'est parce qu'il ne le pouvait pas et uniquement pour cette raison.

Renoncez à vous débarrasser de lui, aussi bien personnellement que

professionnellement. Si ce procès a bien lieu, Travis est l'homme idéal

pour plaider votre cause. Non seulement il connaît votre histoire dans

ses moindres détails, mais encore il serait capable de déplacer des

montagnes pour vous défendre, vous et la mémoire de Shawn

O'Reilly. Travis s'investit toujours à fond dans les affaires dont il

s'occupe.

Shana hésitait. Si elle considérait les choses avec logique, elle

devait admettre que Bryan Marlowe avait raison. Mais elle n'était pas

sûre d'être capable de supporter émotionnellement la confrontation.

Elle se sentait toujours aussi perturbée, d'autant plus qu'au fond de son

cœur, elle aimait encore Travis.

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— Je ne sais pas, dit-elle lentement.

— Réfléchissez-y, insista Bryan, lui serrant de nouveau la main,

les yeux toujours rivés aux siens. C'est tout ce que je vous demande.

Prenez le temps de méditer mes paroles.

Bryan et sa famille lui avaient toujours témoigné de la

bienveillance. Elle ne pouvait pas se permettre de l'éconduire

purement et simplement. Une telle attitude aurait semblé ingrate. En

outre, il n'avait pas tort : en abandonnant l'héritage à Susan, elle

déshonorait la mémoire de son père, zut, de son grand-père. Susan

dilapiderait à coup sûr tout le patrimoine et se retrouverait exactement

au même point. Ce n'était qu'une question de temps. Après tout,

Shawn O'Reilly avait pris soin d'elle. Il n'y était pas obligé, or il avait

assumé cette tâche. Elle supposa qu'elle lui devait bien ça.

— D'accord. Je vais écouter vos conseils, dit-elle en se levant, se

forçant à sourire. Merci de m'avoir reçue.

— Ce fut un plaisir, assura-t-il en la conduisant vers la porte.

Une fois dans le couloir, Shana redressa les épaules et pivota en

direction des ascenseurs.

Elle s'arrêta net, manquant de peu de se jeter sur Travis.

Muet de surprise, Travis resta un long moment à la fixer.

— Je ne m'attendais pas à te trouver ici.

— Tu n'es pas le seul.

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Travis sauta sur l'occasion pour tenter de lui faire entendre raison.

— Shana, je ne pouvais pas te le dire parce que...

Shana leva la main pour l'interrompre. Inutile de revenir sur le

sujet. La douleur était toujours présente et il lui faudrait du temps pour

la surmonter. Mais elle y parviendrait. Un jour.

— Je viens d'avoir une discussion avec ton père.

— Mon père ? Qu'a-t-il à voir dans cette histoire ?

— J'étais venue lui dire qu'à l'avenir je n'aurais plus besoin des

services de son cabinet, ni des tiens, d'ailleurs, précisa-t-elle, un petit

sourire énigmatique flottant sur ses lèvres. Mais ton père a réussi à me

convaincre de renoncer à cette idée. A cause du procès.

Dieu soit loué ! songea Travis.

— Pourquoi n'allons-nous pas dans mon bureau ? Nous y serons

plus tranquilles.

La matinée n'était pas trop chargée, son premier client n'arrivant

qu'à 11 heures. Il lui restait donc plus d'une heure pour tâcher de se

raccommoder avec Shana.

Il voulut lui prendre le bras, mais elle se dégagea vivement,

marchant devant lui jusqu'à ce qu'elle ait franchi le seuil de son

bureau. Elle se tourna ensuite vers lui.

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— Va-t-il y avoir une action en justice ? demanda-t-elle avec

incrédulité. Est-ce que Susan a vraiment l'intention de contester le

testament ?

— A ton avis ? Tu la connais mieux que moi.

— Elle n'a jamais pensé qu'à elle, reconnut tristement Shana. Tu

parles d'une mère !

Il lui indiqua d'un geste la chaise disposée devant la table et, au

lieu de prendre place derrière son bureau, s'assit à côté d'elle.

— La mienne s'est enfuie parce qu'elle ne supportait plus d'être la

mère de quatre enfants. Si elle n'était pas morte dans un accident

d'avion, elle ne serait sans doute jamais revenue.

Shana s'installa sur la première chaise.

— Mais tu as eu Kate pour s'occuper de toi.

— Et toi, tu as eu Grâce, répliqua-t-il, se souvenant du prénom de

sa grand-mère.

— C'est vrai, admit Shana.

Sa grand-mère avait été merveilleuse. Tout comme son grand-

père... Elle n'aurait pas pu rêver mieux et elle le savait.

— J'aurais juste souhaité qu'ils me fassent suffisamment confiance

pour me dire la vérité.

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— La confiance n'a peut-être rien à voir dans l'histoire. Peut-être

désiraient-ils seulement éviter que tu souffres... Ce n'est jamais facile

de découvrir que la personne qui est censée t'aimer le plus te rejette.

— Sans doute.

Elle semblait plus calme, moins ébranlée. Travis l'observa

quelques instants. Etait-elle toujours fâchée ?

— Alors... nous sommes réconciliés ?

— Pas encore, répondit sincèrement Shana. Mais j'y travaille.

Un immense soulagement s'empara de Travis. Tout allait

s'arranger. Il fallait juste lui laisser le temps. Apparemment, il devait

une fière chandelle à son père.

— Je sais être patient, dit-il en se levant pour contourner son

bureau et saisir le dossier de Shawn. Bon, je dispose d'environ une

heure de libre, alors nous pourrions examiner ensemble les détails de

cette affaire...

Shana n'avait nulle part où aller et, livrée à elle-même, elle

finirait, elle le savait, par replonger dans la déprime. Mieux valait

s'occuper l'esprit à des choses concrètes et éviter de penser à celles qui

l'avaient gardée éveillée une partie de la nuit.

— Bon, vu que je suis là, autant en profiter.

Un point pour l'équipe familiale, jubila Travis, tout en s'évertuant

à dissimuler son soulagement et son allégresse.

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— Parfait, dit-il sur le ton le plus professionnel possible. Parce

que nous avons du pain sur la planche.

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- 15 -

Menacer quelqu'un pour arriver à ses fins était un procédé que

Shana n'avait jamais utilisé. A ses yeux, l'éventualité d'un procès

représentait l'équivalent d'une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

Une dispute devant la justice lui évoquait une situation dans laquelle

des gens réglaient leurs désaccords en se livrant à un combat acharné

duquel il ne pouvait sortir qu'un seul vainqueur. Elle n'avait aucune

envie de régler ses différends devant un tribunal.

En outre, l'idée que Susan ait l'intention de prouver publiquement

que Shawn O'Reilly n'avait pas toute sa tête lorsqu'il avait modifié son

testament lui faisait horreur.

Shana considérait comme le dernier des péchés de vouloir

discréditer et déshonorer un homme qui s'était toujours efforcé

d'aplanir les difficultés au sein de la famille. La perspective d'avoir à

affronter la suspicion des gens qui l'avaient connu et les rumeurs qui

s'en suivraient lui sapait le moral.

Pour couronner le tout, les relations cordiales mais uniquement

professionnelles qu'elle entretenait avec Travis mettaient sa patience à

rude épreuve. Quand ils devaient se retrouver pour discuter de

l'affaire, Shana n'avait qu'une seule envie : se jeter dans ses bras et se

mettre à pleurer. Ou alors laisser libre cours à son irritation.

Elle ne savait pas si elle allait réussir à se contenir encore

longtemps. Ni même si elle voulait faire l'effort d'y parvenir. Leur

complicité lui manquait trop.

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Hasard heureux ou malheureux, la date de l'audience au tribunal

fut avancée. Le mouvement se précipita et ils durent se préparer à se

présenter devant la cour le lendemain.

Shana était donc dans un état de nervosité extrême avant même de

recevoir le coup de téléphone de Travis lui demandant de venir sur-le-

champ à son cabinet. Elle avait déjà revu son rôle dans le détail à de

nombreuses reprises et croyait sincèrement qu'une nouvelle répétition

n'aurait pour résultat que de lui brouiller définitivement les idées.

Mais elle garda cette réflexion pour elle jusqu'à ce qu'elle arrive

au cabinet.

Travis l'accueillit dans le hall d'entrée. Sans lui laisser le temps de

lui parler de ses préoccupations, il la détrompa : il ne lui avait pas

demandé de venir pour revoir les détails de la plaidoirie, ni pour

vérifier les témoignages des gens qu'il avait convoqués. Tous

pouvaient attester que Shawn O'Reilly était en pleine possession de

ses facultés jusqu'à sa mort.

Shana le dévisagea, interloquée.

— Alors, pourquoi m'as-tu demandé de venir ?

Voulait-il tenter de recoller les morceaux entre eux ? Elle avait

retourné le problème dans sa tête des centaines de fois, regrettant

d'avoir rompu, sans pour autant trouver le moyen d'arranger les

choses. Au stade où elle en était, elle était prête à accepter le premier

rameau d'olivier qu'il lui tendrait.

C'est en mettant en marche qu'il se mit à lui répondre. Elle lui

emboîta le pas, bien qu'il ne prît pas le chemin de son bureau.

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— J'ai estimé qu'il subsistait une chance de résoudre ce problème

sans l'aide du tribunal.

Shana s'immobilisa.

— Est-ce que Susan et son avocat sont ici ?

Travis posa la main sur son dos et la poussa gentiment, l'incitant à

avancer.

— Ils nous attendent dans la salle de réunion.

Shana n'avait pas revu Susan depuis le coup de théâtre dans la

maison de Shawn, plus d'un mois auparavant. L'idée d'affronter sa «

mère » sans la moindre préparation psychologique ne lui plaisait pas

du tout.

— Je n'ai pas envie de la voir.

— De toute façon, si nous ne parvenons pas à un accord

aujourd'hui, il faudra que tu la rencontres au tribunal demain, fit

judicieusement remarquer Travis.

Shana aurait préféré que ce soit demain plutôt que maintenant,

mais si elle songeait à la terreur que lui inspirait l'idée de témoigner

devant la cour...

— Risquons-nous de perdre le procès ?

Il décida de répondre avec honnêteté.

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— Nous avons quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent de

chances de gagner. Il reste néanmoins zéro virgule un pour cent

d'incertitude. Après tout, quel mal y a-t-il à faire une dernière tentative

pour convaincre Susan de renoncer à ses poursuites ? Je sais que tu

redoutes plus que tout que le nom de ton grand-père soit traîné dans la

boue et rien ne prouve qu'elle n'ait pas l'intention d'user de la calomnie

en dernier recours.

Shana ne parvenait toujours pas à croire que Susan puisse être

aussi malveillante.

— Penses-tu qu'elle en soit capable ?

— J'en suis persuadé. Alors on y va ? fit-il, la main sur la poignée

de la porte.

Shana prit une profonde inspiration et rassembla son courage. Elle

aurait aimé être ailleurs, mais puisqu'elle devait subir cette épreuve,

elle était soulagée que Travis soit là pour l'épauler.

— On y va.

***

Grand et mince, les cheveux soigneusement coupés et habillé d'un

costume de prix, l'avocat de Susan affichait une attitude aussi calme

que prudente. Au grand étonnement de Shana, car Susan n'avait pas

l'habitude de tenir sa langue, sa cliente le laisse s'exprimer en son

nom.

L'homme, qui s'appelait Harry Wilkinson, étudiait à présent avec

attention la liste des témoins à décharge présentée par Travis. Il y en

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avait une bonne vingtaine, sans compter ceux, dix fois plus nombreux,

qui étaient prêts à déposer en cas de besoin.

Wilkinson plongea ses yeux d'un brun profond dans ceux de son

confrère.

— Sont-ils tous décidés à jurer sous serment que Shawn O'Reilly

était sain d'esprit quand il a rédigé son testament ? s'enquit-il sans

émotion.

— Tous sans exception, répondit Travis. Ces dépositions vont

anéantir toutes vos chances de gagner ce procès.

— Mais je suis sa seule fille, protesta Susan en se tournant vers

Shana.

C'était la première fois qu'elle parlait. Son ton était plus implorant

qu'agressif et son regard trahissait un certain désespoir.

— Je suis certain que M. Wilkinson vous a déjà expliqué que cela

n'influence en rien la situation, répondit patiemment Travis. Votre

père aurait aussi bien pu décider de laisser son argent et ses biens à un

fonds caritatif dédié à la préservation des grues cendrées. S'il était sain

d'esprit quand il a modifié son testament, il ne sera pas possible de

contester légalement ses volontés. Il était libre de léguer ses biens à

qui il voulait.

— Est-ce vrai ? demanda avec virulence Susan à son avocat.

Celui-ci s'abstint de répondre, mais son expression en disait long.

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— A quoi servez-vous, alors ? Peu importe, dit-elle avant qu'il ait

pu répondre en se levant d'un bond et en faisant racler sa chaise sur le

tapis d'Orient. J'ai besoin de sortir d'ici.

Saisissant son sac à main, elle le serra dans ses bras et se rua vers

la sortie.

— La moitié.

La main sur la poignée de la porte, Susan s'arrêta net et se

retourna lentement. Elle contempla la fille qu'elle n'avait jamais

voulue.

— Quoi?

— La moitié, répéta Shana. Tu peux avoir la moitié de tout ce

qu'il m'a laissé.

— Shana, intervint Travis, réfléchis, s'il te plaît.

Elle leva la main pour lui imposer le silence et il se le tint pour dit.

Susan repartit vers la grande table rectangulaire où se tenaient les

négociations. Elle fixait Shana avec stupéfaction.

— Bien, dit-elle d'une voix traînante.

— Moyennant deux conditions, ajouta Shana une fois que Susan

eut repris sa place.

Susan eut un soupir rageur.

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— Ça m'aurait étonné. Lesquelles, dis-moi ? Veux-tu que je porte

une couronne d'épines, que je t'écrive trente pages d'excuses ou bien

que je compose une chanson pour vanter tes mérites ?

Shana ignora ces sarcasmes.

— Premièrement, nous conserverons la maison pendant encore six

mois. Si l'une de nous désire acheter la part de l'autre à la fin de cette

période, l'autre devra s'incliner.

L'une et l'autre savaient que, si cette occasion se présentait, ce

serait Shana l'acheteuse. Avec l'aide de Dieu, elle aurait assez d'argent

d'ici là.

Mais Susan n'était pas dupe. Les enjeux ne concernaient pas

seulement cette horrible maison où elle avait passé son enfance.

— Et le restaurant, que devient-il ?

Shana jeta un coup d'œil à Travis et lut dans ses yeux de

l'admiration. Elle en fut réconfortée et trouva le courage de

poursuivre.

— C'est lié à la seconde condition, répondit-elle. Nous ne

vendrons pas le restaurant.

— Quel avantage y a-t-il à le garder?

— Les bénéfices, répondit simplement Shana. Cet endroit avait

beaucoup de valeur aux yeux de ton père. Il en aurait le cœur brisé si

nous nous en débarrassions.

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Susan eut un geste d'impatience.

— Selon les dernières informations, ma chère, il est mort et

enterré.

Shana la considéra durant un long moment.

— Seulement si tu ne crois pas au paradis, répliqua-t-elle en

souriant, avant de redevenir sérieuse. Nous partagerons les bénéfices

entre nous. C'est à prendre ou à laisser. Si tu n'es pas d'accord, nous

nous retrouverons au tribunal. Souviens-toi juste que je suis celle qui

est la plus susceptible d'attirer la sympathie du jury, ajouta-t-elle d'une

voix neutre.

« Un point pour toi », songea Travis. La détermination nouvelle

dont Shana faisait preuve le surprenait et l'enchantait en même temps.

— Elle a raison, dit-il à Wilkinson, lui assénant le coup fatal.

Surtout si vous jouez la carte des liens familiaux. Si le juge apprend

que Susan est la mère de Shana et qu'elle l'a abandonnée à ses parents

à la naissance, vos arguments risquent de tomber à plat. Il n'y a pas

mal de cadavres dans les placards de la famille, vous savez. Surtout

dans celui de votre cliente.

La colère brilla dans les yeux de Susan. Elle prenait conscience de

sa défaite.

— O.K., tu as gagné, concéda-t-elle sans cacher sa rancœur.

Comme d'habitude. Tu obtiens toujours ce que tu veux.

— Il ne s'agit pas d'une compétition, Susan, objecta Shana.

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Elle ne pouvait se résoudre à l'appeler "maman". Celle-ci lui lança

un regard surpris.

— De quoi s'agit-il, alors ?

— De former une famille, intervint Travis, attirant l'attention des

deux femmes. Ainsi que Shawn et son épouse l'auraient souhaité.

Puisque vous n'étiez pas capable d'assumer le rôle de mère, vous

auriez au moins pu jouer celui de la sœur dont elle avait besoin. Voilà

ce que vos parents auraient aimé, que vous fassiez partie du groupe.

Toutes les deux, ajouta-t-il en les regardant alternativement.

— Joli discours, l'avocaillon, jeta Susan avec un rire méprisant.

Est-ce qu'elle vous paye au mot ? Mes parents ne voulaient pas que je

fasse partie de quoi que ce soit. Tout le monde était ravi dès que je

disparaissais dans la nature.

Cette fois, ce fut Shana qui la contredit.

— C'est l'impression que tu avais, parce que tu t'ingéniais à leur

déplaire. Chaque fois que tu te lançais dans une relation sans

lendemain, ils souffraient le martyre. Un jour, papa a tout de même

décidé d'intervenir, raconta Shana face à l'air sceptique de Susan. Trop

tard. Tu t'étais déjà enfuie avec ce type qui travaillait comme roadie

dans un groupe de rock. Il s'en est voulu à mort d'avoir attendu trop

longtemps et d'avoir peut-être raté l'occasion de te ramener sur la

bonne voie. Cette histoire l'a travaillé pendant des années. Elle lui

pesait douloureusement sur le cœur.

Susan ouvrit la bouche pour répliquer, puis la referma aussitôt.

Une expression étrange se peignit sur ses traits, comme si les mots

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qu'on lui avait si souvent répétés pénétraient pour la première fois sa

conscience.

Mais elle se reprit bientôt et agita dédaigneusement la main.

— Bref, tu as gagné. Je renonce aux poursuites.

Shana retint un soupir de soulagement

— N'oublie pas les conditions, dit-elle à Susan.

— Ouais, nous en reparlerons, éluda l'intéressée d'un ton moins

arrogant que d'habitude. Allons-y, Harry.

Ce disant, elle tirait sur la veste de l'homme, l'obligeant à se

mettre debout.

— Oui, nous en reparlerons, répéta Shana dans son dos en la

regardant s'éloigner d'un air pensif.

Peut-être avait-elle rêvé, mais Shana avait eu l'impression que le

visage de l'avocat s'était légèrement empourpré lorsque Susan avait

noué son bras autour du sien pour l'entraîner hors de la pièce.

Susan et Wilkinson auraient-ils une aventure ? Elle en émit le

vœu. L'homme semblait avoir sur Susan une influence apaisante, ce

dont elle avait grand besoin. Tout comme d'un compagnon qui lui

apporte stabilité et équilibre.

Il arrive parfois qu'un miracle se produise.

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— Bien, c'est la fin de l'histoire, dit Travis. Tu as gagné. Tu as

échappé au tribunal.

Shana respira profondément. Elle devait retrouver son sang-froid.

Elle venait de se rendre compte qu'elle était tendue comme un arc.

— Est-ce vraiment fini ? s'entendit-elle demander d'une voix

incrédule.

Il lui sourit.

— Oui, vraiment. La fin de l'histoire.

Est-ce que tout était fini ? Le silence plana durant quelques

instants tandis que Shana cherchait ses mots — tout en se demandant

si elle ne ferait pas mieux de se taire.

Mais c'était le moment ou jamais. Si elle laissait passer l'occasion,

elle risquait de le regretter toute sa vie. Shana ayant déjà eu son lot de

chagrin et de déceptions, elle ne voulait pas s'encombrer en plus de

regrets.

— Est-ce également la fin de notre histoire ?

Interdit sous l'effet de l'émotion, Travis cessa de rassembler ses

papiers pour la regarder, son cœur bondissant dans sa poitrine.

Conscient qu'il pouvait tout gâcher, il réfléchit avec soin avant de

répondre.

— C'est à toi de décider.

— N'as-tu pas d'opinion sur le sujet ?

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Elle s'était trompée. Il était devenu indifférent. Tout était fini. Par

sa faute.

— Tu connais la réponse. Mais je n'ai pas l'intention de te forcer,

si c'est ce que tu me demandes.

Ses mots semblaient étrangement mesurés, comme s'il les avait

pesés avant de les prononcer.

Quelle idiote ! Elle venait de laisser échapper un bien précieux

avant même de se rendre compte qu'il était à elle.

— Je voudrais savoir si ma décision, quelle qu'elle soit, t'intéresse.

De la tristesse assombrit soudain son visage.

— Si ça m'intéresse ? se récria-t-il en la regardant comme si elle

était devenue folle. Bon sang, Shana, bien sûr ! Je ne comprends

même pas que tu te poses la question. Il y a des jours que je me retiens

pour ne pas prendre ta maison d'assaut et t'obliger à me pardonner. Si

je ne l'ai pas fait, c'est parce que je savais que cela n'aurait servi à rien.

C'est impossible d'obliger une femme qui n'a pas de sentiments pour

vous à en avoir. Alors, on s'en remet à Dieu et on prie le ciel pour

qu'un miracle avec notre nom dessus soit programmé le plus tôt

possible.

Ne voyait-elle pas qu'il avait vécu ces journées comme une

épreuve ? N'avait-elle pas remarqué que son amour était devenu si

intense que c'était une véritable torture de devoir la fréquenter en

feignant l'indifférence ?

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— Un miracle ? répéta bêtement Shana, trop émue pour avoir une

autre idée. Je ne saurais le dire. Mais ce que je sais, c'est que j'aimerais

qu'on fasse un nouvel essai, tous les deux.

Qu'elle l'aime encore après tout ce qu'elle venait de subir, c'était ça

le miracle. Craignant de perdre courage si elle s'arrêtait, elle reprit son

souffle avant de conclure :

— Tu m'as terriblement manqué, Travis. Je déteste que tu me

traites comme une de tes clientes.

Travis sourit en secouant la tête.

— Je ne t'ai jamais considérée ainsi, Shana. C'est impossible, dit-

il, passant les doigts dans ses cheveux et plongeant son regard

enflammé dans le sien. Je suis quelqu'un qui a les pieds sur terre, tu

sais. Tu peux demander aux gens qui travaillent ici et aux membres de

ma famille, ils te le confirmeront. Pourtant, quand je t'ai vue pour la

première fois, j'ai eu l'impression d'atteindre le paradis. Et j'ai vécu

l'enfer le jour où tu m'as repoussé. J'ai souffert le martyre d'avoir à

travailler avec toi ces derniers temps, sachant que tu m'étais

inaccessible. Je t'aime, Shana. Que tu veuilles de moi ou pas ne

changera rien à mes sentiments. Je t'ai aimée dès l'instant où je t'ai vue

et je continuerai à le faire jusqu'au jour de ma mort. Ai-je répondu à ta

question ?

Elle lui sourit, puis hocha longuement la tête, non en signe

d'assentiment, mais pour exprimer son admiration.

— Tu es un véritable avocat. Tu sais exposer tes idées jusque dans

les moindres détails, expliqua-t-elle en voyant son air étonné.

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— Je ne veux laisser aucune place à une interprétation erronée ou

à des doutes, répondit-il en prenant son visage dans ses mains, envahi

par un désir irrépressible de l'embrasser.

— Est-ce mon tour de m'exprimer, à présent ?

« Seulement si tu dis ce qu'il faut », songea-t-il.

— Si tu veux.

— Moi aussi, je t'aime.

Travis attendit qu'elle poursuive, mais elle resta figée sur place,

les lèvres serrées, le regardant avec espoir.

— C'est tout? demanda-t-il.

— C'est tout, répéta-t-elle, et parce qu'elle venait juste de déposer

son cœur à ses pieds, elle ajouta : Ce n'est pas rien.

— En effet. C'est loin d'être rien.

Les mains de Travis passèrent de ses cheveux à ses épaules avant

de descendre jusqu'à sa taille et de l'attirer à lui.

Et parce qu'il n'y tenait plus, il posa la bouche sur ses lèvres, se

laissant submerger par ce baiser dont il avait tant rêvé au cours des

nuits qu'il avait passées loin d'elle.

L'absence avait eu le mérite de lui prouver que sans elle, il perdait

tous ses moyens. Et il ne voyait qu'un seul remède à ce mal.

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Un petit coup sec retentit sur la porte. Ils interrompirent leur

baiser, sans pour autant s'écarter l'un de l'autre.

Regardant par-dessus l'épaule de Shana, Travis vit son père

entrouvrir la porte et passer la tête par l'ouverture.

Un seul regard suffit à Bryan pour éclairer sa lanterne. Kate serait

aux anges lorsqu'il lui annoncerait la nouvelle ! Cette année, les fêtes

de Noël promettaient d'être joyeuses.

Jetant un coup d'œil à sa montre, il effectua un rapide calcul

mental avant d'annoncer :

— Vous pouvez disposer de la salle de réunion pendant une heure.

Mais j'aurai du mal à garder le reste du personnel à distance après ce

temps.

Sans attendre une réponse, Bryan cligna de l'œil puis referma la

porte derrière lui.

Shana aurait dû éprouver de la gêne, mais elle nageait dans le

bonheur. Son regard passa de la porte à Travis.

— Pourquoi crois-tu que ton père a laissé cet endroit à notre

disposition ?

Bryan s'imaginait-il qu'ils allaient faire l'amour sur la table de la

salle de réunion ? Que Dieu lui pardonne, mais l'idée avait tout pour la

séduire.

Travis, lui, était pratiquement sûr d'avoir deviné ce que son père

avait en tête.

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— J'ai comme l'impression que c'est pour que je te demande en

mariage.

Shana mobilisa toute sa volonté pour refermer sa bouche, que la

stupeur avait ouverte en grand. La pire des choses serait de ressembler

à une demeurée.

— Excuse-moi, mais je crois que je n'ai pas bien entendu. Aurais-

tu parlé d'une demande en mariage ?

Travis la tenait toujours étroitement enlacée et il n'était pas près de

la lâcher. Du moins pas de sitôt.

— C'est le cas, en effet.

Rêvait-elle ou lui avait-il demandé sa main, malgré la façon dont

elle l'avait traité ?

— Est-ce à moi que tu demandes ça ?

Travis feignit d'inspecter les alentours.

— Y a-t-il quelqu'un d'autre dans cette pièce ?

Comment un homme pouvait-il avoir un air innocent et

incroyablement sexy en même temps ?

— Non, murmura-t-elle.

Il pressa les lèvres sur sa tempe gauche avant de passer à la droite.

Son souffle balaya sa peau quand il dit :

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— Alors je suppose que tu as obtenu le poste faute d'autres

candidates sérieuses.

— La faute, dit-elle en souriant, n'a absolument rien à voir là-

dedans.

Se dressant sur la pointe des pieds, Shana se colla contre lui et

resserra les bras autour de son cou. La température de son corps

grimpait en flèche.

— Alors tu acceptes ? reprit Travis.

Elle pencha la tête sur le côté.

— Laisse-moi dix minutes pour me donner l'illusion de ne pas être

une femme facile.

Il déposa un petit baiser tendre sur ses lèvres.

— Je t'en donne vingt, si tu veux.

Le cœur de Shana battait déjà la chamade.

— Non, dix suffiront amplement.

Il rit, puis l'embrassa encore.

Attendre dix minutes se révéla beaucoup trop long pour Shana.

— Oui, j'accepte ! cria-t-elle au bout de dix secondes.

Et elle fondit avec délices entre ses bras.